L’Islam, perspectives historiques et défis actuels
Roger FOEHRLE*
I. Le Coran et les dogmes chrétiens
Au début de la prédication de Muhammad, dans les premières années du VIIe siècle après Jésus-Christ, le christianisme dominait le Proche-Orient, sauf en Arabie, mais sous diverses formes. Le monophysisme, considérant le Christ de nature uniquement divine, était présent en Syrie, Egypte, Nubie, Ethiopie. Le nestorianisme, voyant au contraire dans le Christ simplement un homme, se rencontrait dans le nord-est de la Syrie et en Irak. En Arabie même, on trouvait ces deux doctrines, condamnées par les conciles œcuméniques du Ve siècle: une communauté monophysite, en rapport avec l’Ethiopie, existait dans le Yémen; des nestoriens, favorisés par l’Empire perse, vivaient sur les côtes du golfe Persique. Il faut ajouter qu’il y avait de puissantes communautés juives dans d’importantes oasis du Hedjaz. Et parmi les Arabes polythéistes vivaient des ermites monothéistes, ni tout à fait juifs ni tout à fait chrétiens. Toutes ces tendances se côtoyaient et se connaissaient grâce au commerce caravanier dont La Mekke était le centre.
A) Muhammad et les croyances chrétiennes.
Son affirmation principale est l’unicité de Dieu: c’est la shahada (37,35; 20,14; 38,14; 40,3; 44,8). C’est le Dieu de la Bible, celui des juifs et des chrétiens (2,136)1.
L’islam est une religion révélée par l’intermédiaire des prophètes bibliques et de Muhammad (20,99; 45,16) et cette révélation a un caractère œcuménique (6,90). Dieu est transcendant, non engendré, sans descendance, éternel (112). Il est créateur, étant tout-puissant (59,24). Il a créé le monde en six jours et l’a soumis à l’homme (16,12; 31,20).
Les musulmans sont tenus de croire à l’existence des anges (2,177), créés pour glorifier Dieu (16,49). A certains, Dieu a confié la mission de porter la révélation divine en ce monde (48,51): par exemple, Gabriel et Michel (2,97; 66,4) et notamment à Marie (19,17; 3,42). Muhammad assimile l’ange à un esprit.
Mais il y a des anges rebelles: les satans, c’est-à-dire, les adversaires. La sourate 7 raconte la chute des anges et la tentation d’Ada: notons qu’Eve n’est jamais mentionnée dans le Coran. Dieu a pardonné à Adam (26,121). Cependant, tout enfant, à sa naissance, est touché par le diable, mais l’homme peut faire son salut en suivant la voie de Dieu. Muhammad croit également aux djinns, êtres mi-humains mi-démoniaques, inconnus de la tradition judéo-chrétienne (41,25).
Après l’unicité de Dieu, le Jugement dernier est le thème essentiel de la prédication de Muhammad (4,162). Il en donne une description apocalyptique, sans en fixer la date (69,13; 81,1-14). Dieu ressuscitera alors les hommes (80,22) et les rassemblera (4,172; 64,9-10); tous leurs actes auront été enregistrés (17,14; 45,29); les croyants seront à droite et les impies à gauche (56,8-9). Muhammad sera présent et témoignera contre les incroyants (4,41). Notons qu’Origène2 et les Eglises monophysites admettent l’intercession des anges en faveur des bons, enseignée par Muhammad (53,26). Mais l’islam rejette la croyance juive d’une punition sévère par le feu; dans l’attente du jugement, les hommes, selon le Coran , seront groupés dans un lieu distinct, sans punition. Cette sorte de sommeil de l’âme entre la mort et le Jugement se trouvait dans l’enseignement des Nestoriens.
L’enfer est une fournaise (56,42-43; 69,30-31), conformément à l’Ancien Testament, repris sur ce point par le Nouveau. Mais le paradis est un jardin superbe où se déroule un éternel banquet; les élus y jouissent de houris jeunes et vierges (56,15-23, 35-38). On rencontrait des descriptions analogues (hormis les houris) chez Origène, Papias, saint Irénée et chez Ephrem le Syrien, dans un langage plus ou moins symbolique. Et Muhammad a déclaré se servir d’allégories et de métaphores (2,26); pour lui, la béatitude parfaite, c’est la vision de Dieu (75,22-23; 89,30).
Mais Muhammad n’a pas été sensible au problème de la grâce. Il enseigne que Dieu donne la foi à qui il veut.
B) Muhammad et les grands personnages du christianisme
a) Personnages de l’Ancien Testament
Muhammad s’assimile aux prophètes en se considérant comme un envoyé (en arabe: rasul) et un annonciateur (nabi) de la parole qui lui a été adressée par Dieu; ce message, Muhammad le qualifie de “bonne nouvelle” (27,2). Les prophètes, dont Jésus est l’avant-dernier avant Muhammad, ont annoncé la Torah et l’Evangile, messages véridiques (3,3-4). Il faut noter que Muhammad ne cite pas Esaïe, Jérémie, Ezéchiel ni Daniel: on soupçonne ici une influence ébionite, car cette secte judéo-chrétienne ne prenait pas ces quatre prophètes en considération.
Muhammad vénère Abraham, fondateur du monothéisme pur et père d’Ismaël, ancêtre des Arabes (16,120). Le Coran reprend toute l’histoire biblique de ce patriarche, en particulier le sacrifice de son fils dont la commémoration est la plus grande fête de l’islam: l’Aïd el Kebir. Abraham est le premier musulman (muslim: soumis à Dieu; 3,97). C’est lui et Ismaël qui ont fondé La Kaaba de La Mekke, et Abraham a demandé à Dieu d’envoyer un prophète dans cette ville (2,129).
Le Coran raconte aussi les grands épisodes de l’histoire de Moïse, dans lequel Muhammad se retrouve comme chef de peuple, avertisseur et législateur (7,145-154; 20,9-98; 28,7).
b) Personnages du Nouveau Testament
L’annonciation divine de la naissance de Jean le Baptiste, présenté comme un futur prophète, a été transmise à son père Zacharie par des anges (3,38-41): ce qui est conforme à Luc (1,1-25, 29) et à l’évangile apocryphe de l’enfance (3,4).
Marie est le seul nom propre féminin figurant dans le Coran. Quand Muhammad la mentionne pour la première fois, c’est pour exposer la naissance miraculeuse de son fils Jésus, conçu sans intervention d’un homme et annoncé par les anges (3,47) Par la suite, à Médine, Muhammad rattachera la famille de Marie à la descendance de Moïse (66,12). Il exposera que Marie fut choisie par Dieu dès sa naissance afin “de faire d’elle et de son fils un signe pour le monde” (21,91) et c’est pourquoi l’enfance de Marie fut illustrée de faits miraculeux ; Muhammad souligne le fait qu’elle garde sa virginité (3,35-37; 19,20; 66,12).
Tout ceci présente beaucoup d’analogies avec les évangiles apocryphes, qui rejoignent Luc et les “évangiles de l’enfance”, en particulier le plus ancien de ceux-ci: le Protévangile de Jacques, écrit en grec vers le milieu du IIe siècle, ainsi que le Pseudo-Matthieu. Nous avons ici un élément essentiel de ressemblance entre l’islam et le christianisme et, sur ce point, Muhammad s’opposa de façon véhémente aux juifs, qui accusaient Marie d’adultère (4,156; 19,27).
c) Le personnage de Jésus
Jésus est souvent cité dans le Coran. Mais il n’y est jamais qualifié de Fils de Dieu; c’est toujours le fils de Marie. Dès sa naissance, Jésus fut protégé contre le démon (3,36). Il parla de suite de façon normale, déclarant notamment être nabi (19,30). Ce miracle et d’autres sont tirés des apocryphes, en particulier des évangiles de l’enfance et du Pseudo-Matthieu. C’est ainsi qu’à la demande des apôtres, Jésus fait descendre du ciel une table servie (5,112-115): réminiscence à la fois de la multiplication des pains et de la cène. Et Muhammad a repris au moins une parabole, celle du bon grain (48,29).
Jésus guérit les sourds-muets, les aveugles, les lépreux; il ressuscite les morts (5,110). Il est pur (19,19), non violent (19,60), saint (3,46; 6,85), béni de Dieu (19,31). Il assistera au Jugement dernier (4,159). Sa mission est donc liée à celle des autres prophètes: il a continué la Torah par l’Evangile, qui contient “direction et lumière” (3,4; 5,46). Mais aucun prophète ne naquit d’une vierge. Et dans la période médinoise, Muhammad qualifie Jésus de “parole de Dieu” (3,39-45), “d’esprit de Dieu” (4,171), “d’esprit de sainteté” (2,87.253; 5,110). Par esprit (ruh), il faut entendre “souffle”, car Jésus émane de l’esprit divin de l’ange Gabriel insufflé en Marie.
Neuf fois, Jésus est appelé al Masih, Messie. Mais ce terme, d’après Si Hamza Boubakeur, ne signifie pas “le Messie”, mais “l’oint” et viendrait de l’éthiopien.
Muhammad reproche aussi aux chrétiens d’avoir commis des “erreurs” sur la personne de Jésus:
Première erreur: l’incarnation. Dieu, unique, “n’a pas engendré et n’a pas été engendré” (112,3). Sur la fin de sa vie, Muhammad attaque les chrétiens plus directement: “Ils ont dit ‹Le Messie est le fils d’Allah›… Qu’Allah les tue.” (9,30)
Deuxième erreur: la crucifixion. Jésus n’est pas mort au sens où les hommes l’entendent ordinairement; sitôt qu’il eut accompli sa mission, Dieu l’a “élevé” à lui (3,55; 5,117). C’est un “sosie” que Dieu lui a substitué sur la croix, trompant les juifs et les premiers chrétiens (4,156-158). Denise Masson pense que Muhammad a pu subir ici l’influence du docétisme, hérésie du IIe siècle qui enseignait que Jésus avait seulement l’apparence d’un homme, et qui a inspiré les Actes de Jean, apocryphe composé probablement dans la deuxième moitié du IIe siècle.
Ne croyant ni à l’incarnation ni à la crucifixion, Muhammad ne parle jamais de la rédemption, d’autant plus qu’il n’admet pas la notion hébraïque de péché originel.
Il est certain que Muhammad fait une place à part à Jésus. L’islam, basé sur la séparation très nette entre Dieu et la création, fait exception pour Jésus, dont la nature, sans être divine, est par certains côtés surhumaine. Au reste, Muhammad a varié suivant les circonstances: quand il s’est opposé aux juifs, il a insisté sur les privilèges particuliers de Jésus; quand il a critiqué les chrétiens, il a mis l’accent sur la nature humaine de Jésus. Et pourtant, Muhammad se déclare annoncé par Jésus: tous deux sont des prophètes de la communauté universelle créée par Dieu.
d) La notion de Trinité
La pensée de Muhammad est plus complexe sur ce point précis. L’on doit reprendre un par un les versets du Coran qui en parlent, dans l’ordre chronologique.
Dans 4,171, Muhammad déclare: “Le Messie, Jésus fils de Marie, est un esprit émanant de lui… Ne dites point Trois.” L’homme Jésus est donc un “verbe” et un “esprit” émanant de Dieu: Muhammad n’a jamais explicité cette affirmation; de même, il reste muet sur la troisième personne de la Trinité. Il reste seulement ferme sur la non-divinité de Jésus, prouvée par le fait qu’il absorbait des aliments (5,73.75).
Dans 5,116, Muhammad condamne une secte d’origine chrétienne pour qui la Trinité se composait de Dieu, Jésus et Marie. Cette croyance était voisine du trithéisme professé par l’école d’Edesse, selon laquelle, dans la triade Père-Fils-Esprit, chaque personne est une déité: l’initiateur de cet enseignement était un monophysite condamné par le Concile de Constantinople de 557. Marie a été substituée à l’esprit par des sectes marianites nées en Arabie au IVe siècle et disparues rapidement. Origène, dans son commentaire de saint Jean, cite un “Evangile des Hébreux”, écrit en araméen, selon lequel la mère de Jésus fait un avec l’Esprit Saint: cet évangile était surtout connu chez les Ebionites.
C) L’évolution de Muhammad vis-à-vis du christianisme
Il est possible que Muhammad ait connu certaines régions où le christianisme était répandu, la Syrie par exemple, pendant son enfance peut-être, en compagnie de son oncle caravanier, plus probablement après son mariage avec Khadidja, quand il partit lui-même sur les routes des caravanes mekkoises, où il put rencontrer des ermites chrétiens (24,35-36). Et lorsque Muhammad eut confié ses premières révélations à Khadidja, celle-ci l’emmena chez un de ses cousins, Waraqua ibn Nawfal, frère d’une femme qui avait eu des relations avec le père de Muhammad. Or Waraqua était un hanif, “homme docile à Dieu”, qui connaissait très bien la Bible.
A La Mekke, Muhammad n’a rien dit contre les chrétiens. C’est à la fin de la période mekkoise qu’il adopta la croyance en la virginité de Marie et qu’il proposa Jésus comme exemple (43,57). A ce moment, il annonça que les divergences entre musulmans, juifs et chrétiens s’effaceraient un jour, tous devant revenir à Dieu (21,92-93; 98,5).
Après l’Hégire (622), à Médine, Muhammad continua d’abord d’affirmer que les juifs et les chrétiens seraient sauvés comme les musulmans (2,2). Mais il ne tarda guère à s’opposer aux juifs en insistant sur la virginité de Marie et le caractère exceptionnel de la nature de Jésus, et jamais, ensuite, Muhammad n’abandonna cette opposition. Toutefois, dans les premiers mois de son séjour à Médine, il commença aussi à se méfier des chrétiens (2,11). C’est sans doute en 624 qu’il décréta le changement d’orientation de la prière: au lieu de la direction de Jérusalem, le priant dut désormais se tourner vers La Mekke.
De plus, en 631, Muhammad reçut à Médine une ambassade d’une soixantaine de chrétiens monophysites de Najran, ville commerciale importante du Yémen; parmi ces notables figuraient des théologiens et cette délégation était conduite par un évêque. Muhammad permit à l’un d’entre eux de célébrer la messe dans sa propre mosquée. Mais il ne fut pas convaincu par les arguments religieux de ses interlocuteurs (2,120). Il signa cependant avec eux un traité leur laissant la liberté de culte moyennant le paiement d’une taxe particulière; cet accord servit de modèle pour le statut de “protégés” en terre d’islam: juifs, sabéens, chrétiens.
Muhammad poursuivit une polémique vigoureuse contre les juifs de Médine, qu’il finit par expulser, prolongea ses attaques en critiquant de plus en plus les chrétiens: aux uns et aux autres, il reprochait de suivre des Ecritures falsifiées (2, 68146); il lui arriva même de vouer les chrétiens au feu de la géhenne (5,65.73; 98,6). Mais, dans l’ensemble, il resta plus indulgent pour les chrétiens que pour les juifs (3,55; 5,102; 61,4).
Nous connaissons la suite: après la mort de Muhammad, l’islam se répand de manière fulgurante à travers toute la terre connue et le monde chrétien, bien implanté, va devoir affronter cette nouvelle religion qui dit vouloir abroger toutes les autres, puisqu’elle est l’ultime révélation de Dieu au monde.
Jetons donc maintenant un coup d’œil sur l’histoire des relations islamo-chrétiennes depuis l’origine de l’islam jusqu’au temps des dialogues que nous vivons aujourd’hui.
II. Islam et christianisme en débat
En ce qui concerne les débats entre christianisme et islam, il s’agit d’un débat structurel dans lequel une religion plus tardive adresse certains reproches à une religion antérieure. Les arguments utilisés portent souvent sur la légitimité du “schisme” de la nouvelle religion vis-à-vis de l’ancienne, et du statut à accorder à une “révélation” inconnue précédemment. Dans ce débat, la religion la plus ancienne s’en prendra à l’existence même de la nouvelle religion, de ses doctrines et de ses pratiques différentes. Afin de maintenir sa position, la religion ancienne se défendra contre cette religion nouvelle en niant notamment le caractère révélé de la foi nouvelle.
C’est bien pour comprendre les innombrables débats qui ont eu lieu entre chrétiens et musulmans au cours du XXe siècle qu’il a fallu remonter à l’époque de Muhammad et aux circonstances dans lesquelles la discussion avec le christianisme s’est amorcée, à La Mekke d’abord, entre 610 et 622, puis à Médine, de 622 à 632.
Nous l’avons vu, plusieurs versets du Coran font référence à des pratiques chrétiennes qui existaient en Arabie à l’époque. Le Coran alterne louanges et reproches, cite la Bible presque littéralement ou cherche ses sources ailleurs, reprend des dogmes bien établis pour soit les contredire soit les déformer… C’est ainsi que par le biais de cette réinterprétation du christianisme, l’islam entre dans un débat religieux fondamental avec le christianisme historique, orthodoxe ou non.
A) La période des polémiques: VIIIe au XVIIIe siècle
Au cours des siècles qui suivirent la mort de Muhammad, notamment à la grande époque de la civilisation musulmane entre 750 et 1350, une large littérature polémique musulmane antichrétienne s’est développée. Elle reprend les points de contestation soulevés dans le Coran et les développe. Parmi les polémistes les plus brillants, nous pouvons citer Ibn Hazm (994-1064) et Ibn Taimiyya (1263-1328).
A l’opposé, les polémistes chrétiens, qu’ils soient arabes, grecs ou latins, ont cherché à réfuter les doctrines et les pratiques musulmanes. Durant les deux premiers siècles de l’islam, les débats ont eu un caractère vif et novateur; puis ils perdent de leur fraîcheur et commencent à se répéter. La riposte musulmane aux Croisades a donné lieu à un renouveau de la polémique contre le christianisme.
Nous disposons de nombreux textes rédigés par des auteurs chrétiens “orientaux” entre 750 et 1350, qui nous indiquent leur prise de position face à l’islam. A leur lecture, nous voyons les difficultés éprouvées par les auteurs chrétiens à situer et définir la religion de l’adversaire. Un grand nombre de chrétiens considéraient les musulmans comme les membres d’une secte chrétienne hérétique; d’autres, aussi nombreux, interprétaient l’islam et son pouvoir terrestre comme un signe précurseur de la fin des temps. Ce n’est qu’exceptionnellement que l’on percevait en elle une nouvelle religion.
A l’opposé, les Arabes musulmans voyaient le christianisme comme une religion dépassée. Entre 850 et 1350, des polémiques innombrables se sont succédé. Des événements politiques comme les Croisades, l’arrivée et la conversion des Mongols, la Reconquista de la Sicile et de l’Espagne ont crispé le débat. Et depuis le XIVe siècle, avec l’œuvre d’Ibn Timiyya, jusqu’au XIXe, les arguments polémiques n’ont quasiment pas évolué.
Dans l’Europe occidentale médiévale, la littérature polémique anti-islamique, d’abord assez rudimentaire, connut un regain d’intérêt dès le XIe siècle. Elle prit un tour plus militant et se dégrada en calomniant la personne de Muhammad ainsi que sa prédication. En Europe, le développement de cette littérature s’insérait dans l’offensive idéologique accompagnant la Reconquista en Espagne (prise de Tolède en 1085) et les Croisades en Palestine (prise de Jérusalem en 1099).
De tels projets exigeaient des connaissances de l’islam supérieures à celles disponibles jusqu’alors. Il est à noter que c’est à cette date que remonte l’initiative de Pierre le Vénérable (environ 1092-1156), abbé de Cluny depuis 1122, de faire traduire certains textes islamiques arabes en latin. Ainsi le Coran fit-il l’objet d’une traduction latine (très imparfaite) par le bénédictin anglais Robert de Ketton. La connaissance de l’islam en Europe est néanmoins restée très lacunaire pendant bien des siècles. Toutefois, les chrétiens, au travers de l’étude de certains textes arabes, en connaissaient davantage sur l’islam que les musulmans n’en savaient sur le christianisme, car ces derniers ne pratiquaient ni le grec, ni le latin ni l’hébreu.
La littérature polémique et apologétique, chrétienne ou musulmane, bien qu’en principe destinée aux croyants de l’autre camp, était lue principalement sinon exclusivement par les coreligionnaires de l’auteur. Toute cette littérature devenait de plus en plus redondante voire ennuyeuse.
Le seul auteur, de ce point de vue différent, fut le franciscain Raymond de Lulle (environ1235-1315), qui cherchait à démontrer rationnellement les vérités chrétiennes de manière à ce qu’elles tombent sous le sens pour les musulmans. Ceux qui, parmi ces derniers, étaient vraiment intelligents devaient alors reconnaître les vérités chrétiennes et se convertir. Lulle envisageait un dialogue rationnel entre les adhérents des différentes religions. Bien qu’il ait changé d’avis vers la fin de sa vie, il a joué un rôle décisif dans le développement de l’apprentissage des langues orientales en Europe et dans la formation des missionnaires chrétiens capables d’entrer en débat avec des musulmans.
L’idée d’une mission chrétienne paisible en terre musulmane a été lancé par Pierre le Vénérable comme une alternative aux Croisades prônée par son contemporain Bernard de Clairvaux. Les idées missionnaires de Pierre le Vénérable placent leur confiance dans la prédication et le travail de l’esprit plutôt que dans l’action militaire.
Au XVIe siècle, le débat entre christianisme et islam entra dans une nouvelle phase qui dépassa largement le domaine religieux, et cela non seulement en Espagne. Lorsque les Turcs déferlèrent sur la Hongrie et l’Autriche, l’Europe réagit idéologiquement par la multiplication des pamphlets hostiles à un islam bien souvent considéré, toutes confessions confondues, comme l’Antéchrist. Il est intéressant de voir qu’entre partisans de la Réforme et de la Contre-Réforme, l’adversaire chrétien était volontiers assimilé à cet ennemi terrible qu’étaient les Turcs et leur islam. Dans ce contexte de guerres de religions et de guerres contre les Turcs, le débat entre christianisme et islam se traduisait par un repli sur des positions intransigeantes et figées.
Au début du XVIIIe siècle, deux mouvements ouvrirent cependant des voies nouvelles au débat religieux. D’abord, l’Eglise catholique manifesta un intérêt accru aux chrétiens d’Orient: installation de couvents, création d’Eglises uniates, fondation de la Congrégation de la foi en vue d’encourager les missions. Rome comprit aussi que le débat entre islam et christianisme devait être conduit sur le terrain. Un second mouvement, animé par l’esprit des Lumières et davantage représenté par les protestants, prônait des recherches scientifiques sur des sujets controversés comme Muhammad, le Coran et l’histoire de l’islam. Adrien Reland (1705) et Georges Sale (1734) publièrent des études remarquables, fidèles aux sources, de l’histoire de l’islam, du Coran et de la vie de Muhammad.
Puis, une fois le danger islamique et turc écarté, les polémiques perdirent leur âpreté pour ne réapparaître qu’au XIXe siècle avec le développement des missions chrétiennes.
B) Le temps des missions: XIXe siècle et début du XXe siècle
Le XIXe siècle fut le siècle des missions. Les missions catholiques faisaient preuve d’innovation. Mentionnons simplement la création de la congrégation des Pères Blancs, par le cardinal Lavigerie, tournée vers l’Afrique et plus spécialement vers l’islam maghrébin avec comme consigne pour les missionnaires de s’intégrer au maximum dans la vie de la société du lieu d’action. Il y eut la mission des jésuites au Liban; d’autres ordres s’installèrent au Proche-Orient et dans l’Afrique du Nord.
Chez les protestants, on peut parler d’une véritable explosion d’activités missionnaires dans le cadre des différentes sociétés de mission fondées durant ce siècle. Partir en mission devint une vocation accessible à tous s’exprimant dans une ferveur extraordinaire grâce à laquelle les missionnaires réalisaient non seulement une œuvre de terrain extrêmement difficile, mais parvenaient à susciter des vocations auprès d’étudiants et de jeunes Occidentaux. Toutes ces missions ne se limitaient pas à la simple prédication: on s’occupait aussi d’éducation, de santé, d’assistance sociale. Le but final de toutes ces activités était la réalisation du Royaume de Dieu par la conversion au Christ.
Durant ce XIXe siècle, la connaissance de l’islam augmenta considérablement et les missionnaires surent en profiter. Les missionnaires catholiques étaient rattachés à des couvents et développèrent ce qui fut appelé un orientalisme “chrétien” étudiant l’islam dans une perspective chrétienne catholique. En général, les missionnaires protestants, ignorant la région dans laquelle ils seraient nommés, étaient moins bien préparés. Quelques-uns purent bénéficier d’une formation universitaire, notamment pour l’étude de l’arabe et d’autres langues orientales. Un domaine privilégié de tous les missionnaires fut l’enseignement.
L’attitude qui prévalait chez tous ces missionnaires était une confiance totale dans l’avenir du christianisme et de son expansion rapide, confiance qui reposait sur un esprit de supériorité matérielle et culturelle, mais aussi sur le fait d’un colonialisme dynamique. A l’époque médiévale, les débats religieux souffraient de l’orgueil des musulmans qu’ils tiraient de leur position dominante; en ce XIXe siècle, le déséquilibre du pouvoir tourna à la faveur des chrétiens qui, un peu prématurément, furent même tentés de prédire la disparition progressive de l’islam.
Au début du XXe siècle, on est à l’apogée des missions chrétiennes. On n’hésitait pas à considérer qu’une attaque spirituelle frontale contre l’islam serait finalement le meilleur moyen pour vaincre sa résistance à l’Evangile. Pourtant, quand on se penche sur les documents historiques des missions chrétiennes auprès des musulmans, on réalise qu’il s’agit là d’une histoire de vocations particulières et d’efforts uniques mais très humains. Tout en reconnaissant la ferveur des missionnaires, on ne peut manquer d’être frappé par un certain manque d’intérêt culturel et social pour l’histoire, le développement et les structures des sociétés musulmanes au sein desquelles ils vivaient, structures qu’on croyait permanentes et immuables. Toute l’attention allait aux personnes individuelles ou à des groupes d’idées.
C) 1950-2000: en route vers quel dialogue?
Des années 1950 à 1970, on note un net recul de l’esprit de controverse. Les attitudes deviennent plus ouvertes et plus pragmatiques. Pour la majorité des Européens, même pour ceux ayant pris part à l’aventure coloniale, l’islam n’apparaissait plus comme un danger. Chez les musulmans, les positions s’assouplissaient également et l’idée selon laquelle la foi chrétienne n’est pas nécessairement synonyme de colonisation devenait envisageable.
En matière des rapports entre christianisme et islam, les recherches d’orientation spirituelles et intellectuelles se multipliaient et favorisaient une diversification des interprétations de la tradition religieuse héritée. Enfin, la situation des relations entre chrétiens et musulmans subit une évolution importante due à l’émigration de musulmans vers l’Europe et l’Amérique du Nord. Cette situation permit d’ouvrir une nouvelle voie, celle du dialogue où les enjeux ne se déclinent pas en termes de vérité chrétienne ou de vérité musulmane, mais où prévaut la communication dans le respect de la foi et de l’identité de l’autre. L’époque ressentait le besoin de cette nouvelle forme de communication, basée sur le respect mutuel.
Nous ne pouvons faire état de toutes les formes de dialogue existant, cela pourrait faire l’objet d’une autre conférence tellement le sujet est vaste et complexe. Retenons qu’il y a plusieurs niveaux de dialogue, depuis les dialogues “au sommet”, débats entre les autorités des Eglises et les dirigeants des communautés musulmanes, en passant par les dialogues au niveau de l’enseignement dans les facultés de théologie ou dans les universités, pour aboutir aux dialogues les plus fréquentés, et il faut le dire, les plus “utiles”, de ces multiples rencontres formelles ou informelles qui se créent dans les quartiers, dans les paroisses, dans les associations.
A noter, en passant, que la demande de dialogue a été longtemps le fait des chrétiens et non celui des communautés musulmanes.
III. Le dialogue avec l’islam
Il faut avouer et constater, dès le départ, que le chemin est difficile, car il y une différence essentielle entre islam et christianisme. D’un côté, une révélation centrée sur la grandeur et l’unicité de Dieu, transmise dans un livre, une loi, de l’autre une révélation centrée sur la kénose de Dieu, c’est-à-dire son immersion dans le destin de l’homme, immersion médiatisée par la personne de Jésus-Christ. D’un côté un Dieu tout-puissant, de l’autre une force qui s’exprime dans le paradoxe de la croix, de l’amour sacrificiel.
Mais ces différences ne gomment pas pour autant les continuités, les convergences et les proximités. Chrétiens et musulmans ont besoin de se convertir ensemble à Dieu à partir non de ce qui les sépare ou les différencie, mais au contraire de ce qui les unit, des valeurs qu’ils possèdent en commun tant au plan de leur vie individuelle que collective, religieuse ou séculière.
Le dialogue entre chrétiens et musulmans signifie une véritable révolution spirituelle dans toutes les dimensions de notre vie. Ce dialogue, loin de s’opposer à la mission de l’Eglise, signifie son véritable accomplissement dans l’aujourd’hui du monde. Les raisons? J’en vois quatre:
• Dieu veut sauver l’humanité en et par Jésus-Christ même si tous ne seront pas sauvés. Le salut de Dieu a un aspect tant collectif qu’individuel, il embrasse tous les aspects de l’existence humaine et Christ est à l’œuvre dans le cœur de tout homme. L’Eglise est le lieu où se manifeste consciemment, ouvertement la réponse de l’homme à cette œuvre divine de salut.
• Il y a une identité essentielle de tous les hommes qui sont tous créés à l’image de Dieu et englobés dans un destin historique universel. Le chrétien a besoin de devenir plus conscient de cette solidarité qui le lie à tous les autres hommes Cette co-humanité fonde le dialogue que nous devons avoir avec tous.
• Dialoguer signifie, d’abord, être prêt à écouter celui avec qui nous voulons parler et partager notre foi. Dans ce dialogue, nous croyons que Christ est présent et qu’il peut nous parler à travers notre frère comme il parle à ce frère à travers nous. Le dialogue est un moyen de parvenir à une compréhension plus profonde de la vérité par la prise de conscience mutuelle des convictions et du témoignage de chaque partenaire. Il implique la possibilité non seulement d’influencer les autres, mais de changer soi-même et de vivre des situations nouvelles.
• Le dialogue n’est pas une simple communication verbale; c’est aussi une manière de vivre et d’exister ensemble avec les autres et pour les autres.
Mais d’autres voix s’élèvent qui hésitent à entreprendre cette démarche. L’opposant le plus connu à ce dialogue reste sûrement Jacques Ellul. Il écrivait en 1985:
“On ne peut plus ouvrir un livre ou un journal, protestant ou catholique, sans y trouver de profondes études sur l’excellence de l’islam, sur la nécessité de dialoguer avec lui, d’écouter ses questions, de prendre au sérieux ses revendications. (…) Alors, c’est la joyeuse ouverture à l’islam, à la pensée, à la piété musulmane…”
Et de reprocher aux chrétiens de se passionner pour ces pauvres musulmans alors que l’islam est une puissance colossale qui se sert de ses pauvres sans vergogne… Et de reprocher aux musulmans leur esprit belliqueux qui, d’après lui, est inscrit au cœur même de leur religion…3
Peu de chrétiens ont souscrit à ces propos et Jacques Ellul, malgré sa haute tenue philosophique et ses ouvrages sans nul doute de très grande valeur, est resté un homme seul dans ce combat contre le dialogue islamo-chrétien.
Mais d’autres voix se sont élevées, et je dirai là avec raison, contre une forme de dialogue qui éviterait toutes les interrogations essentielles, qui voudrait cacher les différences réelles de ces deux religions, qui voudrait faire l’économie d’aborder une confrontation réaliste de tout ce qui nous sépare. Ces voix sont, à l’origine, celles des Eglises dites évangéliques, qui ne cessent de proclamer qu’il faut annoncer Jésus-Christ en tous temps et en tous lieux, que les chrétiens n’ont pas à mettre leur drapeau dans la poche, et qu’un véritable dialogue ne peut se passer de l’annonce directe de l’Evangile.
Permettez-moi de citer juste deux noms qui illustrèrent ce combat: le pasteur Georges Tartar et le missionnaire anglais Charles Marsh, qui ont tous deux vécu de longues années en Algérie pendant la période coloniale. En un sens, les approches de ces deux hommes (qui ne sont pas isolés) sont très différentes puisque le premier préconise un dialogue au niveau des textes de la Bible et du Coran en vue d’une recherche de la vérité contenue dans ces textes et donc d’une confrontation théologique, alors que le second préconise essentiellement un dialogue et un partage de vie en vue d’amener les musulmans à se convertir à la foi en Jésus-Christ. Ces deux démarches ont ceci de commun qu’elles ne cherchent nullement à dissimuler la supériorité de la révélation biblique sur la révélation coranique et soulignent la nécessité de ne pas renoncer à témoigner ouvertement sans aucune compromission de Jésus-Christ.
Le pasteur Tartar et ses amis ont certainement raison de dire que pour nous chrétiens la personne de Jésus-Christ doit être placée au centre du dialogue et que nous ne pouvons, pour notre part, renoncer à témoigner de Jésus-Christ. Mais pouvons-nous entreprendre ce dialogue de manière aussi directe et agressive?
Une question fondamentale se pose: quelle est la tâche la plus urgente que les chrétiens ont à entreprendre à l’égard de l’islam? Est-ce ouvrir un dialogue en vue d’une meilleure compréhension mutuelle et dans le but de réparer toutes les violences, incompréhensions, ignorances accumulées dans le passé, ce qui semble être le souci majeur de l’Eglise romaine et du COE? Ou est-ce ouvrir un dialogue pour évangéliser les musulmans d’une façon plus vraie, plus fidèle que par le passé?
On ne saurait à vrai dire purement et simplement abandonner cette seconde perspective. Toutefois ce qui me paraît faire problème chez G. Tartar, chez M. Marsh et leurs amis est cette recherche constante de la conversion. Notre témoignage vis-à-vis des musulmans doit être désintéressé. Nous devons devenir capables de leur donner Jésus-Christ sans pour autant nous préoccuper des résultats. La seule chose nécessaire doit être, pour nous, de communiquer la vérité et la vie nouvelle qui se trouve en lui, la puissance de libération qui est contenue dans le nom de Jésus. Et laisser à l’Esprit Saint le soin de convertir les cœurs et de rassembler l’humanité en un seul corps.
Je suis convaincu que notre témoignage doit être avant tout celui de notre vie entière. En effet, pour l’immense majorité des musulmans, vivant en France et en Europe, tous les Français ou Européens sont considérés comme chrétiens, de même que, pour nous, toutes les personnes venant du Maghreb, ou de la Turquie, ou de l’Iran sont considérées comme des musulmans. Il y a pour eux, comme pour nous, une quasi-identité entre la nationalité et la religion. Inutile de dire que l’image qu’ils ont des chrétiens est bien loin de celle du Christ lui-même: elle est souvent une image de relâchement moral, de licence sexuelle, d’attachement à l’argent, de rejet à leur égard. Il y aussi, pour nous, cette image de musulmans fanatiques, commettant des attentats, déstabilisant les pays en voie de développement, créant des systèmes peu dignes de la nature humaine, tel celui des taliban en Afghanistan. Tout ceci ne doit pas effacer le témoignage fort et fidèle des nombreux chrétiens qui cherchent à témoigner réellement de Jésus-Christ dans leur vie, ni le témoignage de nombreux musulmans qui subissent davantage qu’ils ne vivent ces lois obsolètes qui leur sont imposées et qui, malgré elles, portent en eux une foi réelle. Nous ne savons pas à l’avance ce que le partenaire musulman recevra de notre témoignage, mais nous serons sans doute les premiers bénéficiaires de cet échange, car bien des chrétiens qui ont pris au sérieux l’islam et les musulmans ont été conduits à une foi chrétienne plus profonde et plus authentique.
Conclusion: Les limites du dialogue
1. Il y a d’évidentes similitudes entre le Dieu des chrétiens et le Allah des musulmans, qui vont bien au-delà du seul monothéisme. Ensemble, nous croyons en un Dieu créateur de tout ce qui existe, un Dieu saint, tout-puissant et miséricordieux qui se situe au-delà de toute représentation. Nous croyons en un Dieu qui communique par sa Parole et à travers le témoignage des prophètes dont les noms sont les mêmes: Abraham, Isaac et Ismaïl, Jacob, Moïse, Jean-Baptiste et Jésus. Ce qui nous rapproche aussi, c’est que nous croyons que Dieu a un projet pour l’humanité, que son message de salut s’adresse à tous sans exception et que notre destinée est de nous retrouver dans la proximité de Dieu par delà la mort.
2. Ces similitudes ne doivent pas cacher les différences réelles entre la foi en Dieu des chrétiens et des musulmans. Très souvent, nous ne mettons pas la même chose derrière les mêmes mots, que ce soit des noms propres comme Abraham, Moïse, David ou Jésus, ou bien des noms communs comme prophète, prière, foi ou jugement dernier. Nous ne sommes pas davantage d’accord sur la forme ou le contenu du message de la Torah de Moïse ou de l’Evangile de Jésus. Mais ce qui nous divise le plus fondamentalement, c’est assurément le caractère décisif et définitif que les chrétiens reconnaissent à Jésus, et les musulmans au Coran, sans oublier le statut, reconnu ou non, de Muhammad comme prophète postbiblique.
3. Dès lors, je serai tenté de dire que certainement chrétiens et musulmans ont le même Dieu si tant est que l’on peut avoir un Dieu, mais notre compréhension de Dieu diverge sur des points décisifs dans l’exacte mesure où notre accès à Dieu, à sa Parole et à sa volonté est différent: dans un cas Jésus-Christ auquel rend témoignage la Bible et dans l’autre le Coran dont Muhammad est le témoin.
Au regard de nos certitudes, islam et christianisme sont incompatibles, mais au regard de l’infini de Dieu qui ne se laisse enfermer dans aucune représentation et aucun discours, il n’est pas interdit de penser que le dialogue entre la foi chrétienne et la foi musulmane peut nous inciter actuellement à un approfondissement de la connaissance de la vérité. En effet, quel que soit le respect d’un musulman pour Jésus, le Coran reste le critère dernier de la Parole de Dieu, ou alors il n’est pas musulman. Et de la même manière, quelle que soit l’appréciation d’un chrétien pour le message du Coran ou de la vie de Muhammad, son critère dernier restera la Bible et son témoin par excellence: Jésus.
La question étant en dernière analyse, me semble-t-il, de savoir si ces divergences nous contraignent à nous exclure mutuellement en tant que seuls détenteurs de la vérité, ou si elles peuvent nous servir d’émulation dans la quête et le service de Dieu qui nous dépasse infiniment.
C’est cette dernière voie qui se trace au verset 48 de la cinquième sourate du Coran:
“Si Dieu l’avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais il a voulu vous éprouver par le don qu’il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns et les autres dans les bonnes actions. Votre retour, à tous, se fera vers Dieu; il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends.”
* R. Foehrlé est pasteur de l’Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine (E.C.A.A.L.).
1 Références au Coran, sourate et verset.
2 C C 5,4.
3 Par ces propos, J. Ellul visait surtout le dialogue avec l’islam qui ne se soucie guère d’annoncer la bonne nouvelle de l’Evangile aux musulmans. (N.D.L.R.)