Charles NICOLAS – La Revue réformée https://larevuereformee.net Sun, 16 Feb 2014 13:45:17 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 Dialogue autour de « qui est mon prochain ? » https://larevuereformee.net/articlerr/n266/dialogue-autour-de-qui-est-mon-prochain Sun, 16 Feb 2014 15:45:17 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=855 Continuer la lecture ]]> Dialogue autour de « qui est mon prochain ? »

Daniel HILLION et Charles NICOLAS*

I. Amour fraternel et action sociale

Daniel HILLION

Est-il possible d’édifier, d’approfondir et de défendre une doctrine et une pratique sociales évangéliques ? Sur quelles bases ?

Le pasteur Charles Nicolas a récemment écrit un article pour avertir contre la tendance à amalgamer l’amour fraternel et l’action sociale ou l’aide humanitaire[1]. Il y défend la thèse selon laquelle, sous le terme de « prochain », l’Ecriture désigne exclusivement des membres du peuple de Dieu et, éventuellement, des personnes en train de se rapprocher de ce peuple[2]. Il affirme que, toujours ou presque, « les pauvres dont parle la Bible sont les pauvres en Israël ou de l’Eglise[3] ». Son propos n’est pas de contester la légitimité d’une implication sociale de la part des chrétiens : il l’affirme au contraire très nettement[4]. Il s’agit, néanmoins, de souligner fortement la priorité de la solidarité entre chrétiens et de contester que l’action sociale et politique fasse partie de la vocation de l’Eglise en tant que telle.

C. Nicolas met en lumière des vérités bibliques trop souvent oubliées aujourd’hui et nous aurons l’occasion d’y revenir dans la dernière partie de cet article. Je crains, néanmoins, qu’une systématisation trop rapide de certaines idées, un manque de « tact » dans l’approche de certains textes bibliques et une discussion insuffisante des thèses de chrétiens d’autres opinions que la sienne[5] ne fragilise les conclusions auxquelles parvient C. Nicolas, au risque de faire perdre, pour beaucoup de lecteurs, les bons fruits que l’on pourrait retirer de sa réflexion sur un sujet important.

Je proposerai donc – sans chercher à répondre systématiquement à l’ensemble de l’article de C. Nicolas – de poser quelques questions pour parvenir à des distinctions supplémentaires et, si possible, apporter une pierre à l’édifice d’une doctrine sociale évangélique.

1.  Le compatriote de l’Ancien Testament est-il l’équivalent du frère en Christ du Nouveau Testament ?

C. Nicolas énonce le principe selon lequel, dans l’Ecriture, lorsque le terme de frère « ne désigne pas le frère de sang », il « désigne toujours un membre du peuple de Dieu[6] ». Attardons-nous sur cette distinction : elle mérite d’être précisée.

 

a. Frères de sang, frères en humanité ?

La fraternité charnelle peut s’entendre à des niveaux différents et ne devrait pas être restreinte à la relation avec celui qui a le même père et la même mère que moi : le sens le plus fort est celui de la famille nucléaire ; puis vient la famille élargie (Lot, neveu d’Abram, est appelé son « frère » en Gn 14.14) et divers autres cercles plus larges encore (membre d’une même tribu, par exemple en Nb 16.10) ; ensuite, vient le peuple et même les relations entre peuples aux origines ethniques communes (l’Edomite est le « frère » de l’Israélite d’après Dt 23.6) et, enfin, l’humanité entière.

C. Nicolas admet « l’égalité de condition ‹en humanité›[7] », mais il se montre réticent devant l’utilisation de l’expression « frère en humanité[8] ». A moins de nier qu’Adam soit le père[9] de tous les humains, je ne comprends pas très bien comment quelqu’un qui explique que « dans la Bible, sont frères ceux qui ont le même père[10] » puisse avoir un problème avec le fait de désigner l’ensemble des humains comme frères en humanité. C’est bien dans ce sens que l’Ecriture dit : « (…) je réclamerai à chaque homme la vie de l’homme qui est son frère. » (Gn 9.5)

Le souci principal de C. Nicolas semble être de nier que Dieu soit le Père de tous les humains : « Dieu est bien le créateur de tous les hommes, mais il est le père de ceux qui, en Christ, ont reçu l’Esprit d’adoption. »

Il n’est pas nécessaire d’affirmer que Dieu est le Père de tous les humains pour retenir la notion de « frères en humanité » : l’unité du genre humain issu d’Adam suffit pour cela. Néanmoins, on peut aussi risquer la thèse d’une paternité universelle de Dieu sans tomber, le moins du monde, dans la « confusion » que redoute C. Nicolas. Un catéchisme réformé nous met sur la voie[11] :

D. Comment le nom de Père est-il attribué à Dieu, dans l’Ecriture Sainte ?

R. De deux façons, en général à toutes les trois Personnes, et en particulier à la première Personne seulement. (…)

D. Pourquoi les trois Personnes en général portent-elles le nom de Père ?

R. Elles le portent à l’égard de toutes les créatures, lesquelles en ont reçu leur être, qui sont conservées par ces trois Personnes, et qui en reçoivent encore tous les jours, tout ce qui leur est nécessaire. (…)

D. A quel égard la première Personne est-elle appelée Père ?

R. A deux égards, premièrement à l’égard de notre Seigneur Jésus-Christ. Secondement, à l’égard de tous les fidèles.

Cette distinction me semble satisfaisante[12]. En tout cas, on ne peut pas lui reprocher de faire le moindre pas en direction de l’universalisme ou d’introduire la moindre confusion entre le sens dans lequel Dieu est le Père des fidèles et celui dans lequel il l’est de ses créatures.

b. La fraternité spirituelle

C. Nicolas utilise la notion de « membre du peuple de Dieu » pour regrouper l’appartenance à l’Israël de l’Ancien Testament et celle à l’Eglise du Nouveau Testament. C’est à ces personnes que s’appliquent les termes de « prochain » ou de « frère ». Il faut, certes, distinguer entre Israël et l’Eglise : « La nouveauté, c’est que des hommes et des femmes extérieurs au peuple d’Israël pourront être comptés, en plus grand nombre qu’auparavant, comme saints, frères, sœurs, prochains. Non par proximité géographique, mais par proximité spirituelle[13]. » Le « passage entre la réalité du peuple d’Israël et celle de l’Eglise » implique un jugement au sein du peuple de Dieu et une ouverture aux païens[14].

Ces considérations sont-elles suffisantes pour déterminer la distinction entre l’Israël de l’Ancien Testament et l’Eglise du Nouveau ? Il faudrait en ajouter une autre : Israël était un peuple au sens ethnique et politique du terme, tandis que l’Eglise est un peuple dispersé parmi tous les peuples dont tous les membres connaissent le Seigneur (cf. Jr 31.31-34). Des discussions ont, certes, lieu entre chrétiens évangéliques sur l’appartenance des enfants des croyants à l’Eglise visible et sur la question de savoir dans quelle mesure le peuple de Dieu pourrait aujourd’hui encore être désigné comme un corpus mixtum[15]. Sans ouvrir ce débat, on pourra s’accorder sur le fait que le Nouveau Testament marque, au minimum, une étape dans la purification du peuple de l’alliance et sur le fait que l’Eglise n’est pas un peuple exactement dans le même sens qu’Israël dans l’Ancien Testament.

Quel rapport avec notre sujet ? Voici : si les chrétiens sont spirituellement frères et sœurs, les Israélites de l’Ancien Testament étaient frères, aussi et d’abord, dans le sens naturel du terme. Il n’est pas correct de considérer que ce soit uniquement en tant que membres du peuple de Dieu que les enfants d’Israël sont nommés « frères » dans l’Ecriture. C’est en premier lieu en tant que descendants d’un même ancêtre : Israël.

On peut même aller plus loin : dans l’Ancien Testament, Dieu est le Père du peuple en tant que peuple (Ex 4.22) et les Israélites sont ses fils (Dt 14.1) ; il est Père du roi (2S 7.14) ; il l’est des pauvres (Ps 68.6) ; l’ensemble des fidèles peuvent être appelés ses enfants (Ps 73.15). Ce vocabulaire reste assez rare et on peut se demander s’il est permis de considérer que les fidèles de l’Ancien Testament jouissaient du privilège de l’adoption au sens du Nouveau Testament. Rien n’est moins sûr[16]. Il est donc nécessaire d’être particulièrement prudent avant de spiritualiser l’usage du mot « frère » dans l’Ancien Testament. La fraternité en Israël était avant tout charnelle[17].

C. Nicolas reproche à certains d’oublier « qu’Israël est la figure du peuple de Dieu et non celle d’une nation comme les autres[18] ». Mais pourquoi ne serait-il pas les deux, puisqu’il est évident qu’il est aussi une nation au sens ethnique et politique du mot et, à cet égard, une nation comme les autres ?

L’application des textes de l’Ancien Testament aujourd’hui est donc complexe. Dans la ligne de ce que nous venons de voir et en anticipant la suite de cet article, je proposerai le modèle suivant : l’application première des textes régissant la vie d’Israël, peuple de Dieu, concerne les relations à l’intérieur de l’Eglise[19]. Mais parce que Israël était aussi une nation comme les autres à laquelle Dieu avait donné une loi tenant compte de la dureté du cœur de l’homme, les textes traitant de la vie sociale de ce peuple ont une application seconde et légitime à nos sociétés contemporaines[20].

Lorsque l’Ecriture enseigne à l’Israélite comment se conduire envers son compatriote, cela doit, d’abord, me montrer ce que Dieu attend de moi dans mes relations à l’intérieur de l’Eglise et aussi, en second lieu, comment vivre avec mes compatriotes ; quand l’Ancien Testament parle de l’immigré, nous en tirons, en premier lieu, une application ecclésiale (il faudrait discuter laquelle), mais nous y trouvons, en second lieu, une instruction sur notre attitude à l’égard des étrangers dans notre pays. Nier que cette application seconde soit légitime et nécessaire, c’est aplatir la différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament et spiritualiser à outrance ce qui est dit d’Israël.

Il y a un rapport important entre le compatriote de l’Ancien Testament et le frère en Christ du Nouveau, mais les deux ne sont pas équivalents. Par conséquent, l’application de ce qui est dit du compatriote de l’Ancien Testament au frère en Christ n’épuise pas le sens des textes pour nous aujourd’hui.

2. Le pauvre doit-il être secouru en tant que pauvre ou en tant que membre du peuple de Dieu ?

Nous avons signalé que C. Nicolas estimait que, dans l’Ecriture, le mot « pauvre » désigne toujours ou presque un membre du peuple de Dieu ou quelqu’un qui lui est plus ou moins assimilé (l’immigrant de l’Ancien Testament). Il ne conteste pas la légitimité, pour les chrétiens, de s’engager dans une action humanitaire, mais les indications bibliques pertinentes lui semblent peu nombreuses.

C. Nicolas admet, néanmoins, une exception à sa compréhension du discours biblique sur la pauvreté : il s’agit de l’enseignement du livre des Proverbes dont les sentences ont un « caractère universel[21] ».

La concession est de taille.

Pour celui qui sait la place que le thème de la pauvreté occupe dans le livre des Proverbes[22], reconnaître à ses enseignements sur le sujet une portée universelle donne à l’action sociale une assise très solide.

On pourrait sans difficulté étendre la concession à quelques autres textes : on reconnaîtra, par exemple, que le reproche adressé par Dieu à Sodome de ne pas avoir fortifié la main du malheureux et du pauvre (Ez 16.49) ne pouvait guère désigner des membres du peuple de Dieu et que la sentence d’Ecclésiaste 5.7 dépasse le cadre du peuple de Dieu.

Et que dire du livre de Job ? Son histoire se situe en dehors du contexte du peuple de Dieu. Or la question de la pauvreté y trouve une place non négligeable : le chapitre 24 dresse un tableau saisissant (et tellement actuel !) de l’exploitation des pauvres (vv. 1 à 12). L’accusation d’Eliphaz de Témân attaque Job sur son attitude à l’égard des pauvres (22.5-11) et la réponse de Job est tout aussi vigoureuse (29.11-17 et 31.16-23 ; cf. aussi le verset 32 pour l’étranger qui ne peut guère être considéré comme un prosélyte).

Si l’on se souvient de ce que nous avons vu plus haut concernant le caractère « naturel » et non pas seulement « spirituel » des relations au sein du peuple d’Israël, il n’y a pas de raison pour ne pas considérer qu’un bon nombre de textes de la loi et des prophètes concernant les pauvres ont aussi une application tout à fait légitime lorsqu’on aborde le problème de la pauvreté de manière générale. Cette remarque vaut aussi pour l’enseignement de Jésus sur l’aumône.

Quand la loi, les prophètes et Jésus parlent des pauvres, ils les voient comme des êtres humains créés en image de Dieu et pas uniquement comme des membres du peuple de Dieu. Par conséquent, même si ce qu’ils disent s’applique aujourd’hui, en premier lieu, à notre attitude envers les chrétiens pauvres, cela s’applique aussi, au moins dans un bon nombre de cas et dans un second temps, à notre attitude envers les pauvres quels qu’ils soient[23].

Lorsque l’on examine les passages qui ont certainement une portée universelle, on remarque que le contenu de ce qui est demandé envers le pauvre en général ne paraît pas si différent de ce qui concerne le membre du peuple de Dieu. En quoi le souci de Job envers la veuve, l’orphelin et l’étranger se démarque-t-il de ce qui est demandé à Israël pour les relations à l’intérieur du peuple élu ?

Plus difficile : C. Nicolas souligne, à juste titre me semble-t-il, que la parabole de Matthieu 25, qui évoque l’attitude envers « les plus petits de mes frères », désigne par cette expression des disciples du Christ[24]. « (…) ce que l’on fait à un membre (du corps) de Christ, on le fait à Christ[25]. » Oui certes. Mais, dans des « sentences à caractère universel » du livre des Proverbes, on lit aussi :

« Qui opprime l’indigent déshonore celui qui l’a fait ; mais qui a pitié du pauvre lui rend grâce. » (14.31)

« Qui se moque du pauvre déshonore celui qui l’a fait ; qui se réjouit d’un malheur ne sera pas tenu pour innocent. » (17.5)

« Celui qui a pitié de l’indigent prête à l’Eternel, qui lui rendra ce qui lui est dû. » (19.17)

Ce qu’on fait à une créature en image de Dieu, on le fait au Dieu Créateur… Le même type de raisonnement joue pour le meurtre et pour les paroles mauvaises (Gn 9.5-7 ; Jc 3.9). L’action envers le membre du peuple de Dieu et celle envers tout homme répondent à une logique assez proche.

Qu’un pauvre soit membre du peuple de Dieu nous donne donc une raison supplémentaire pour l’aider, mais nous ne manquons pas de raison pour l’aider indépendamment de cela. Les relations à l’intérieur du peuple de Dieu renforcent considérablement nos obligations à l’égard de l’autre. Mais ces obligations existaient déjà du fait de notre humanité commune et de la création en image de Dieu.

3. La Bible a-t-elle pour vocation unique de nous instruire de ce qui touche à notre rédemption ?

« (…) la vocation principale sinon unique de la révélation biblique est de nous instruire de ce qui touche notre rédemption[26]. » Cette thèse de C. Nicolas demande à être précisée et nuancée. Il ajoute : « Cela explique sans doute que de nombreux passages peuvent donner l’impression que ‹ceux du dehors› sont comme ignorés. » Même là où l’on voit généralement un non-croyant (comme dans la mention de l’ennemi dans le Sermon sur la montagne), C. Nicolas nous invite à reconsidérer notre compréhension[27].

Malgré ces affirmations un peu massives, C. Nicolas cherche à montrer l’importance du rôle du chrétien dans la cité et il mentionne plusieurs textes pertinents pour ce sujet (1P 2 ; Rm 13 ; Ph 2, etc.). Il affirme que « les Dix Commandements donnés au peuple de Dieu ont aussi une valeur universelle[28] ». Il ne semble pas se rendre compte à quel point cette concession fragilise sa thèse principale sur le prochain comme étant uniquement le membre du peuple de Dieu. En effet, selon Romains 13.8-10, la deuxième table du Décalogue se résume dans le commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

De deux choses l’une :

–  Soit les Dix Commandements traitent de nos relations avec tous les hommes et, dans ce cas, le commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » les concerne également et tout homme peut être notre prochain indépendamment de son appartenance au peuple de Dieu.

–  Soit le commandement de l’amour du prochain concerne uniquement la relation avec les membres du peuple de Dieu et, dans ce cas, les Dix Commandements ont les mêmes limites.

Dans les deux cas, C. Nicolas est en difficulté.

Mais à celui qui serait tenté par la deuxième branche de l’alternative, on ne pourrait que rappeler les vigoureuses paroles de Saint Augustin commentant Romains 13 :

Qui pensera donc que les commandements de l’Apôtre ne concernent pas tous les hommes devra admettre (quoi de plus absurde et de plus criminel ?) qu’aux yeux de l’Apôtre il n’y a pas de péché si l’on commet l’adultère avec la femme d’un non-chrétien ou d’un ennemi ou si on le tue ou si l’on convoite son bien ; si ce sont là propos de fou, il est clair qu’il faut considérer tout homme comme son prochain, puisqu’il ne faut mal agir envers personne[29].

La réflexion sur la « règle d’or » – « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes. » (Mt 7.12) – confirme une portée vaste pour le mot « prochain ». C. Nicolas explique que cet appel de Jésus a « vraisemblablement » une « valeur universelle »[30]. Pourquoi « vraisemblablement » ? Si la règle d’or a une valeur universelle (ce dont on ne peut guère douter), cela entraîne au moins deux conséquences :

–  Non seulement Jésus se soucie de nos rapports avec tous les humains, mais il affirme que c’est, là, « la loi et les prophètes », autrement dit un concentré d’enseignement biblique et pas du tout une considération restreinte, à la marge. Reconnaître une valeur universelle à Matthieu 7.12 valide donc une application des injonctions de la loi et des prophètes qui dépasse le cadre des relations à l’intérieur du peuple de Dieu.

–  Cette règle d’or, dont Jésus dit que « c’est la loi et les prophètes », peut se rapprocher du sommaire de la loi, l’amour de Dieu et du prochain, dont le Seigneur affirme : « De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes. » (Mt 22.40) Combien il devient difficile, si Matthieu 7.12 a une portée universelle, de dénier au commandement sur l’amour du prochain la même portée universelle.

La Bible a bien pour vocation principale (mais non unique) de nous instruire de ce qui concerne notre rédemption. Mais il faut immédiatement préciser que la rédemption restaure (en la dépassant) la création originelle. Cela implique une attention particulière de la part des chrétiens à tout ce qui touche à la création. Une doctrine sociale évangélique trouvera ses racines, en premier lieu, dans la doctrine de la création.

Il faut, ensuite, relever que si la rédemption a été acquise une fois pour toutes, elle est appliquée de manière progressive. C’est en espérance que nous avons été sauvés (Rm 8.24). En attendant, la grâce de Dieu nous enseigne comment vivre dans le siècle présent (cf. Tt 2.12) et sa parole a beaucoup à nous dire sur la vie au sein de la société humaine. C. Nicolas cite lui-même plusieurs des passages pertinents du Nouveau Testament. Nous venons de voir que les commandements de l’Ancien s’y appliquent aussi largement.

4. Proposition : faire de Galates 6.10 un texte clé pour l’ensemble de la réflexion sur le lien entre action sociale et amour fraternel

Et pourtant… si les affirmations de C. Nicolas appellent des nuances et des révisions, elles devraient interpeller l’Eglise d’aujourd’hui. Il est vrai que certains chrétiens engagés dans l’action sociale citent parfois l’Ecriture sans grande rigueur, en établissant des parallèles rapides avec des situations contemporaines ou en injectant, dans des mots bibliques, un sens dont on n’a pas suffisamment vérifié qu’il était bien celui que les auteurs sacrés avaient voulu leur donner.

Plus important : l’Eglise n’est plus suffisamment aimée aujourd’hui comme elle devrait l’être, elle qui est, à la fois, la Sainte Eglise universelle et la « pauvrette Eglise » ; celle qui a reçu les promesses les plus grandes et celle qui souffre, « militante », sur la terre. Ce peuple est une réalité sacrée et certains de ses membres sont atteints plus durement que d’autres sur le plan matériel. Savons-nous prendre cela suffisamment à cœur ?

On ne peut nier l’accent que l’Ecriture fait porter sur les relations à l’intérieur du peuple de Dieu. Cet accent est même plus fort dans le Nouveau Testament que dans l’Ancien.

Je propose de prendre Galates 6.10 comme principe de base permettant d’ordonner l’ensemble des données bibliques : « Ainsi donc, pendant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien envers tous, et surtout envers les frères en la foi. » Quel est le sens du double accent sur l’universalité sans restriction et sur la priorité affirmée ? Comment peut-on faire pleinement justice aux deux ?

Dans son ouvrage sur le début de la Genèse, Henri Blocher affirme[31] :

Que la première compagnie donnée par Dieu à l’homme pour briser sa solitude ait été de l’autre sexe rappelle que Dieu n’institue pas d’altérité abstraite : il donne un prochain et non pas seulement un « autre » ; il donne une présence concrètement qualifiée, dans l’ordre qu’il a disposé, et non pas dans le vide.

Le commandement d’aimer son prochain comme soi-même ne représente pas une maxime abstraite qui établirait un devoir à l’égard de tous les individus qui peuplent la planète terre. Il faudrait nuancer les formulations qui énoncent que le prochain, c’est « tout le monde », « tous les hommes ». Le prochain ce n’est pas, abstraitement, l’« autre ». C’est celui que Dieu met sur mon chemin.

Dieu place chaque personne dans un réseau de relations complexes et non interchangeables. Il a mis, entre tous les hommes, un lien d’humanité qui fait que je peux être amené à reconnaître en chaque être humain que Dieu place sur mon chemin un prochain. Mais il a aussi mis des liens particuliers entre certains humains qui créent des devoirs particuliers[32]. Enfin, il a mis entre les chrétiens un lien surnaturel en les baptisant tous dans un seul Esprit pour qu’ils forment tous un seul corps[33] (1Co 12.13). Ce corps est aussi la nouvelle humanité : ceci explique que, pour un chrétien, l’autre chrétien soit le prochain par excellence. C. Nicolas souligne, à juste titre, que les mots « frère » et « prochain » sont à plusieurs reprises employés de façon parallèle. Il n’est pas nécessaire d’exclure le frère en humanité du commandement de l’amour du prochain, mais le frère en Christ est bien le prochain par excellence.

La théologie chrétienne doit être « anormaliste », pour utiliser un terme qu’affectionnait Auguste Lecerf : nous ne sommes ni dans l’état d’intégrité, ni dans l’état de gloire. Ne pas vouloir que le non-chrétien puisse être mon prochain, c’est faire comme si le jugement dernier avait déjà eu lieu. Un jour viendra où s’accomplira la terrifiante prophétie d’Esaïe : « Et quand on sortira, on verra les cadavres des hommes criminels à mon égard ; car leur ver ne mourra pas, et leur feu ne s’éteindra pas ; et ils seront pour toute chair un objet d’horreur. » (66.24) Ce jour-là, l’humanité, ce sera l’Eglise et les perdus ne pourront plus d’aucune manière entrer dans la catégorie du « prochain ». Mais ce jour-là n’est pas encore arrivé ! Ne confondons pas le décret éternel de Dieu et sa réalisation et ne confondons pas les différentes étapes de la réalisation du décret divin entre elles. Cet état d’« intérim » marqué par le déjà et le pas encore de la venue du Royaume explique en partie la tension (irréductible) que l’on peut ressentir à l’étude de notre sujet.

D’autre part, ne pas vouloir reconnaître de priorité à la relation avec les frères en la foi, c’est nier l’importance objective de la chute et de la division de l’humanité, ainsi que de la rédemption. C’est faire comme si nous étions dans une situation suffisamment normale ou perfectible pour que l’action sociale soit prioritaire et réduire l’incorporation dans l’Eglise à une simple affiliation religieuse. Entrer dans la communion des saints est pourtant tellement plus !

Nous pouvons ainsi conclure en reprenant nos trois questions : ce qui est dit de l’amour pour le compatriote israélite de l’Ancien Testament peut s’appliquer à nos relations envers tous et surtout à celles envers nos frères en la foi ; nous devons secourir le pauvre en tant que pauvre quel qu’il soit, et surtout les pauvres qui sont nos frères dans la foi ; la Bible nous instruit de tout ce que Dieu veut nous communiquer et de nos relations avec tous les hommes, et surtout de la rédemption et de nos relations avec nos frères en la foi.

A celui qui se préoccupe de l’Eglise et des relations fraternelles, il est nécessaire de rappeler que l’Eglise vit au milieu du monde et que nous devons aimer nos frères en humanité : pratiquons le bien envers tous ! C’est l’un des principes fondamentaux de l’éthique biblique. Sur cette base, il est possible d’édifier une doctrine et une pratique sociales évangéliques. Cet appel à faire le bien, Paul l’adresse à des Eglises (celles de la Galatie) et il faut se garder d’être trop strict sur la distinction entre ce qui relève du chrétien individuellement et ce qui relève de l’Eglise communautairement[34].

A celui qui se préoccupe d’action sociale, il est nécessaire de rappeler que notre citoyenneté principale est céleste et que la société dont nous devons nous préoccuper en premier est l’Eglise : pratiquons le bien surtout envers les frères en la foi !

Dans toutes les situations, recherchons la grâce de Dieu pour apprendre à vivre dans le siècle présent d’une manière sensée, juste et pieuse. L’expérience de la réalité de la grâce est, en effet, la source de l’énergie nécessaire pour vivre aussi bien l’amour fraternel que l’action sociale.

II. Amour fraternel et action sociale

Réponse de Charles NICOLAS

Je remercie Daniel Hillion d’avoir pris le temps de rédiger des remarques constructives sur un sujet qui mérite à la fois du courage et de la précaution. Je n’ai pas caché, me semble-t-il, que ma réflexion était en cours et, si j’ai accepté qu’elle soit publiée, c’est parce que j’ai considéré qu’elle avait besoin du regard des autres pour progresser. Je mentionne le courage, car le courant « universaliste » est aujourd’hui quasi général, s’imposant dans tous les milieux… chrétiens comme non-chrétiens. Oser affirmer que tous les hommes ne sont pas frères dans le sens biblique et spécialement néotestamentaire du terme, c’est au mieux prendre le risque de n’être pas compris, au pire de se faire de sérieux ennemis. Je mentionne aussi la précaution, car les questions théologiques concernées ne sont pas toutes simples, D. Hillion le relève et je le reconnais bien volontiers.

Le risque que j’ai cherché à éviter – mais peut-être n’y suis-je pas totalement arrivé – c’est celui de prendre le contre-pied d’un courant de pensée estimé erroné. Prendre le contre-pied fait rarement avancer les choses. Par contre, il y a un tel désir de consensus aujourd’hui, de tenir compte de tout ce qui a été écrit (on trouve toujours une citation qui exprime fortement ce que l’on croit juste), que finalement tout devient possible ou relatif, la voie de la sagesse étant la voie médiane, la voie qui concilie tout le monde… Or, cette voie-là ne permet pas, non plus, d’aller tellement loin, finalement.

Pour plus de clarté, je reprends les quatre points retenus par D. Hillion.

1. Le frère dans l’Ancienne et dans la Nouvelle Alliance

Le juste rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testament fait partie de ces questions sensibles qui ont donné lieu, au cours de l’histoire de l’Eglise, à des positions diverses qui, pour certaines, ont pu être jugées hérétiques. Dans la pensée calviniste, sans nier qu’il y a une progression dans la révélation du dessein de Dieu, on affirme l’unité de cette révélation et de ce dessein : la grâce et la foi sont présentes dès les premières pages de la Bible, la loi n’est pas abolie par l’Evangile. Et cependant un accomplissement majeur s’opère avec la venue du Sauveur. Sur ces points, je pense que nous serons pleinement d’accord. Nous serons d’accord aussi pour reconnaître que l’Ancien Testament doit être éclairé par le Nouveau, bien que tout ce qui est dans le Nouveau soit déjà contenu ou du moins préfiguré dans l’Ancien. Il reste à trouver la juste mesure de la différence et de la continuité et la juste utilisation des instructions de l’Ancien Testament.

Ce qu’écrit D. Hillion dans la quatrième partie de sa réflexion répond en grande partie – et de manière excellente, je trouve – à la question. Quand il rappelle que nous ne sommes « ni dans l’état d’intégrité, ni dans l’état de gloire », cela vaut pour l’Ancien comme pour le Nouveau Testament, finalement. Le déjà et le pas encore sont donc repérables tout au long du récit biblique. Abraham, par la foi, a déjà vu le Christ et la bénédiction des nations, et il s’en est réjoui. Rahab la prostituée de Jéricho, Ruth la Moabite et la veuve de Sarepta sont déjà ces brebis « qui ne sont pas de cette bergerie » et nous, qui avons beaucoup plus reçu, ne sommes pas encore parvenus à la perfection. Israël en tant que nation constituait bien une réalité temporelle et donc provisoire, au sein de laquelle étaient contenus la promesse, le germe et déjà une mesure d’accomplissement du salut de Dieu. Mais ne peut-on pas dire la même chose de l’Eglise visible ? Ainsi, quand D. Hillion dit que « la fraternité en Israël était avant tout charnelle », je me demande si cela n’occulte pas la vocation de ce peuple, affirmée dès le départ, comme il le reconnaît lui-même dans sa note 18.

Certes Israël était une nation, une race, et les Israélites constituaient la postérité d’Abraham « selon la chair » pour reprendre l’expression de Paul aux Galates. Il n’en est plus de même aujourd’hui pour l’Eglise de Jésus-Christ. C’est une différence de taille. Ainsi, quand les Edomites sont appelés « frères » (Dt 23.6, 7 ou 8 selon les traductions), c’est à cause d’Esaü leur père, frère de Jacob. Ils n’étaient pas membres du peuple de Dieu mais ne pouvaient pas non plus être considérés comme des étrangers au même titre que les autres peuples. Mais, contrairement à ce que semble dire D. Hillion, je ne vois nulle part que le terme « frère » soit utilisé dans un sens universel. Adam est bien désigné comme la tête de l’humanité tout entière, mais c’est pour affirmer la servitude du péché et la condamnation qui s’ensuit (Rm 5.17-18). Paul affirme bien que nous sommes tous issus « d’un seul sang » (Ac 17.26) et cela n’est pas rien, mais jamais Adam n’est appelé « père de tous les humains ». De même, jamais il n’est question de « fraternité en humanité » dans la Parole de Dieu. Cette notion est, de mon point de vue, étrangère à la mentalité biblique et cela devrait nous contraindre à une certaine réserve.

Je ne nie pas qu’en certaines circonstances l’unité du genre humain doive être rappelée. Ce sera le cas dans le domaine social, éthique, juridique et politique notamment. Cela aurait dû être le cas en Afrique du Sud au moment de l’apartheid, par exemple. La Bible n’est sans doute pas indifférente à ces dimensions (ce sera le sujet du troisième point abordé), mais force est de reconnaître que ce n’est pas son propos central. Je maintiens que l’expression « frère en humanité » devrait être évitée, car elle suppose fondamentalement une autre révélation que celle qui est annoncée à Abraham, un autre Evangile et une autre espérance que ce qui nous est accordé en Jésus-Christ. En conséquence, je m’étonne que D. Hillion plaide pour le maintien de cette notion équivoque alors qu’il reconnaît – à la fin de ses notes – les dérives auxquelles elle donne accès. Quand l’apôtre Jean écrit qu’un chrétien doit ouvrir ses entrailles pour « son frère dans le besoin » (1Jn 3.17), il n’empêche pas de le faire aussi pour les non-chrétiens, mais il commande de le faire pour les autres chrétiens, cela devrait être clair. Je reconnais que cela n’est pas aisé à affirmer dans le contexte actuel. Pourtant, c’est l’identité du peuple de Dieu qui est en jeu, avec le témoignage qui lui est attaché.

Si Israël en tant que nation a si souvent failli dans la mission qui lui était confiée, c’est qu’il a oublié qu’il n’était pas une nation comme les autres. Des mises en garde solennelles lui avaient été formulées : ne pas oublier l’alliance, les commandements et la promesse, se garder des compromis avec les autres peuples et notamment de l’idolâtrie, se garder des fausses alliances… Cela demeure actuel pour nous. Les Psaumes mentionnent souvent les justes, « ceux qui craignent l’Eternel et espèrent en sa bonté » (Ps 33.18) : c’était déjà le format du peuple de Dieu qui est manifesté en Jésus-Christ, avec sa portée eschatologique. Redisons ici que l’Eglise de Jésus-Christ a aussi – et bien plus encore – le caractère d’un peuple eschatologique. A force de dire que les chrétiens sont comme tout le monde (ce qui ne peut être entièrement nié), on a mis en oubli cette dimension qui pourtant conditionne la vision et l’équipement chrétiens. Quand Paul écrit à l’Eglise qui se trouve ici ou là, il écrit aux élus, même s’il n’ignore pas qu’il se trouve « beaucoup de loups dedans et beaucoup de brebis dehors », comme le dira Jean Calvin plus tard[35]. Il manque aujourd’hui au peuple de Dieu la conscience qu’il devrait avoir d’être le peuple des derniers temps. Chrétiens et non-chrétiens semblent avoir aujourd’hui la même espérance…

A vrai dire, je me retrouve assez exactement dans ce que D. Hillion écrit à la fin de cette première partie : « L’application première des textes régissant la vie d’Israël, peuple de Dieu, concerne les relations à l’intérieur de l’Eglise. Mais parce que Israël est aussi une nation comme les autres à laquelle Dieu avait donné une loi tenant compte de la dureté du cœur de l’homme, les textes traitant de la vie sociale de ce peuple ont une application seconde et légitime à nos sociétés contemporaines. » Il n’est donc pas si étonnant que cela que j’accorde aux Dix Commandements cette double portée également. Il me semble seulement que, aujourd’hui, le sens second est devenu premier pour beaucoup, pour diverses raisons dont beaucoup me paraissent suspectes.

2. Le pauvre en tant que pauvre ou en tant que frère pauvre ?

J’entends bien les remarques de D. Hillion sur la préoccupation en faveur des pauvres dans les livres de Job, des Proverbes ou de l’Ecclésiaste, c’est-à-dire dans une perspective qui paraît (plus) universelle. Elles ne me gênent nullement. Je crois cependant que le style littéraire (et donc l’intention) de ces livres les situe sur un plan qui n’est pas identique à celui qui touche l’accomplissement du dessein de salut[36]. Je tente une comparaison qui, je l’espère, ne choquera personne. Matthieu et Luc rapportent les propos de Jésus concernant le prix des petits oiseaux : ils ne valent presque rien. Cependant, chacun d’eux a une valeur véritable aux yeux de Dieu. Ce n’est pas rien. Personnellement, cela me touche beaucoup. C’est une véritable information qui pourrait nourrir un programme de préservation de l’environnement. Je ne m’y opposerais pas le moins du monde ! Mais est-ce là la pointe de ce que Jésus veut dire ? Non. Son intention est d’exhorter ses disciples à ne pas craindre les hommes mais Dieu seul, et de placer en Dieu une totale confiance. Il y a donc deux enseignements contenus dans ces paroles de Jésus, mais ils ne peuvent en aucun cas être placés sur le même plan[37].

De même, quand Dieu reproche à Sodome de ne pas avoir secouru les malheureux (Ez 16.49), il dénonce le péché tout simplement, les cœurs endurcis, idolâtres, notamment, comme on le voit en Romains 1.18ss. Bien que corrompus et sans révélation, les habitants de Sodome auraient dû avoir des égards pour leurs pauvres, de même que les parents, même incroyants, prennent soin de leurs enfants. Ici, la pointe du message, c’est qu’Israël n’a pas agi différemment qu’eux. Ils ont même été pires. Ce passage ne parle pas de la responsabilité d’Israël envers les pauvres d’une manière générale, mais du mauvais usage de la grâce au sein du peuple de Dieu.

Je veux bien croire, comme D. Hillion le demande, que lorsque la Bible parle des pauvres, elle les voit comme des êtres humains créés à l’image de Dieu et pas uniquement comme des membres du peuple de Dieu. C’est assez évident d’ailleurs. Mais, comme cela a été rappelé plus haut, les deux plans ne sont pas d’égale importance. D. Hillion en convient quand il introduit l’expression « dans un second temps ». Je ne demande rien de plus. Les deux plans sont importants, mais pas de manière égale. Il est bien vrai que l’ordre de la création n’est pas le moins du monde aboli : nul ne peut s’en abstraire le moins du monde (!). Et cependant, l’ordre du Royaume de Dieu l’emporte dans le message chrétien : à cause de la chute et de ses conséquences, à cause de la rédemption et de l’espérance qui y est attachée. Cela, il est vrai, est irrecevable en dehors de la foi[38].

Quand D. Hillion écrit que nous avons une raison supplémentaire d’aider le pauvre qui est membre du peuple de Dieu, je souscris. Sans cette raison, il y a déjà beaucoup à faire, il est vrai. Mais cette raison-là, c’est toute la dimension prophétique de notre témoignage ! Cette raison-là, c’est Christ ![39] Cette raison-là, c’est l’espérance qui la crée, la nourrit et lui donne son sens. Cette raison-là est en rapport avec les choses éternelles. On ne la soulignera donc jamais suffisamment, quelles que soient l’incompréhension ou l’opposition que nous pourrions rencontrer – dans l’Eglise et hors d’elle.

3. La perspective biblique touche-t-elle autre chose que le salut ?

J’apprécie le tact et le désir d’objectivité dont fait preuve D. Hillion dans le traitement de ma position et du sujet lui-même. Difficile de reprendre chaque point de son argumentation de manière lapidaire. Ces questions ne sont pas simples.

La notion de salut, par exemple, peut revêtir plusieurs dimensions. On peut être sauvé devant un ennemi (Ps 33.16 ; 44.4, 7) ou de la détresse (Ps 4.2 ; 34.7). Dans un même chapitre, Paul écrit que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (1Tm 2.4) et que la femme sera sauvée en devenant mère (2.15). Dire cela ne relativise pas le salut opéré par Jésus-Christ à la croix, mais cela révèle que Dieu prend en compte la réalité du monde pécheur dans la diversité de ses situations globalement dramatiques.

Il me semble que la juxtaposition des deux alliances (l’alliance traitée avec Noé et celle qui est traitée avec Abraham) peut nous aider à comprendre. Ces deux alliances coexisteront jusqu’au dernier jour. L’une ne remplace pas l’autre. Ce sont deux alliances de grâce puisque, en aucun cas, l’homme ne mérite quoi que ce soit. En un sens, l’alliance avec Noé concerne le salut de l’humanité. C’est un salut dans un sens existentiel, temporel, dans le registre de la patience de Dieu et de la survie de l’homme (et de tout ce qui vit). C’est un salut par rapport au jugement qui pourrait s’exercer contre le péché, par rapport à la capacité de l’homme de s’autodétruire, et ainsi de suite. Dieu freine les effets du mal, comme le dit Calvin. C’est une forme de salut pour laquelle nous rendons grâce, pour laquelle tout homme devrait rendre grâce ! Mais c’est un salut sans réconciliation, sans espérance – et j’ai envie de dire sans amour[40]. C’est aussi un salut (l’alliance avec Noé) en ce sens qu’elle va rendre possible l’annonce et l’accomplissement dans le temps de l’autre alliance, celle avec Abraham et sa descendance, ce qui comprend Jésus-Christ et ceux qui lui appartiennent.

Ainsi, il n’est pas étonnant que le texte biblique, en maints endroits, donne le reflet de ces deux dimensions du salut. Romains 12.13 dit : Pourvoyez aux besoins des saints et 12.18 : Soyez en paix avec tous les hommes. Romains 13 s’adresse aux membres d’une Eglise et parle de soumission aux autorités civiles. C’est bien une sorte de salut qui est en cause avec le ministère d’un magistrat intègre et cela vient aussi de Dieu. C’est pourquoi cela justifie de la part du chrétien une soumission, de la reconnaissance et son intercession. Mais aussi importante que soit cette dimension, qui dira que c’est là une préoccupation majeure ou centrale du message apostolique ? Le message apostolique n’est pas sans cette dimension des relations temporelles avec le monde qui nous entoure, mais cette dimension ne constitue qu’un aspect de l’engagement chrétien. Je vois une preuve à cela dans le fait que des tensions graves sont annoncées avec les autorités et avec les impies – non pas du fait de l’infidélité du peuple de Dieu mais, au contraire, du fait de sa fidélité[41].

A plusieurs reprises, D. Hillion met des textes en parallèle pour tenter de démontrer – le texte le plus explicite éclairant celui qui l’est moins – que la dimension universelle de l’amour chrétien est bien présente, notamment dans le sommaire de la loi. C’est une bonne méthode mais qui a ses limites, comme toutes les méthodes et tous les raisonnements. Pour ma part, je crois pouvoir confirmer que les Dix Commandements ont bien été donnés au peuple de Dieu à cause de la sainteté morale que ce peuple devait préserver, en plus de sa sainteté rituelle. La finalité n’est pas principalement le bon ordre ou la félicité : la génération qui a reçu cette loi est morte dans le désert. La finalité, c’est la préservation du peuple d’où sortira le Messie. Dire cela n’empêche aucunement que cette loi bonne pour Israël soit aussi bonne pour tous les hommes. Déduire de cela que le mot prochain doit donc désigner tout homme quel qu’il soit me paraît abusif. Par le même type de déduction, les universalistes concluent que tous les hommes seront sauvés, Israël constituant le prototype ou les prémices de l’humanité tout entière.

La question se pose de la même manière avec la fameuse règle d’or : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes. » (Mt 7.12) Je reconnais une difficulté ici. Si, comme Matthieu 22.40 le dit, le sommaire de la loi résume « la loi et les prophètes », on peut déduire que le terme « prochain » pourrait s’étendre à tous les hommes. Mais pour en arriver là, il faudrait être sûr de bien comprendre la véritable portée de cette règle d’or. Or, à mes yeux, c’est elle le texte difficile, malgré les apparences, et c’est donc elle qui doit être éclairée par les textes parallèles plutôt que le contraire[42]En effet, les passages bibliques qui confirment cet impératif de faire du bien à tous les hommes me paraissent beaucoup plus rares que les passages qui en imposent l fapplication au sein du peuple de Dieu, Israël, puis l fEglise. Que faire de tous les passages où le sort des autres peuples semble compter pour peu de chose ?[43]Que faire des passages où le terme « prochain » désigne explicitement les frères en la foi (Rm 15.2 ; Ep 4.25 c) ? Dira-t-on que la raison invoquée (en vue de l fédification, « car nous sommes membres les uns des autres ») vaut aussi pour tous les hommes ? Il est indéniable aussi que l fexpression « les uns les autres » s fapplique toujoursaux relations au sein du peuple de Dieu. Pourtant, en elle-même, cette expression semble bien englober les hommes en général. Il en est de même pour d fautres expressions encore, qui ne se comprennent qu fen prenant en compte la vision christocentrique et donc « ecclésiocentrée »[44]des apôtres.

Je voudrais illustrer mon propos avec un exemple simple. En Romains 13.8, nous lisons : « Ne devez rien à personne si ce n’est de vous aimer les uns les autres. » La première partie du verset semble bien avoir une portée universelle, et cela d’autant plus qu’on vient de parler du rôle du magistrat dans la cité. Mais la fin du verset nous montre que la préoccupation de Paul est encore et toujours la santé spirituelle au sein de l’EgliseQuelqu’un cependant pourrait dire : il est évident que la première partie a une dimension universelle ; donc l’expression « les uns les autres » concerne tous les hommes. Or, il est clair que l’expression les uns les autres désigne toujoursles membres du peuple de Dieu. Cela signifie que, contrairement à l’apparence, la première partie du verset doit se situer aussi dans ce cadre-là. Notons que ce verset peut aussi être lu et compris de manière profane ! On pourrait, par exemple, l’écrire sur le fronton d’une mairie. Mais sa portée ne serait alors plus la même, chacun le comprend.

La question n’est donc pas seulement : que semble dire ce texte ? A quoi pourrait-il servir ? Mais que dit-il exactement dans le contexte biblique ? Or, le contexte biblique impose un sens qui diffère grandement de celui qui prévaut généralement.

4. La notion de « priorité fraternelle » constituerait-elle la clé de la question ?

J’accepte la proposition de D. Hillion de faire de la notion de priorité fraternelle contenue en Galates 6.10 une clé pour l’ensemble de cette réflexion. « Ainsi donc, pendant que nous en avons le temps, pratiquons le bien envers tous et surtout envers les frères en la foi. » On retrouve une pensée similaire en 2 Corinthiens 1.12.

Quelques remarques à ce sujet.

Il semble clair qu’ici le mot tous désigne les hommes en général – alors qu’en maints autres passages il désigne les frères dans la foi : tous mais eux seulement. Dans ce même sens, 2 Corinthiens 1.12 dit « dans le monde, et surtout à votre égard ». Voir 1 Pierre 2.15 (mais aussi Tt 2.7-8), qui parle de « réduire au silence les hommes ignorants et insensés en pratiquant le bien ».

L’expression « pratiquer le bien » pourrait être entendue de diverses manières quand on considère les passages similaires. On pourrait la limiter à la paix préservée, comme en Romains 12.18 « être en paix avec tous », ou au « bon témoignage », comme en 2 Corinthiens 1.12, Philippiens 2.15 (se préserver pour être irréprochable et pur), 1 Pierre 2.12 (avoir une bonne conduite, ne rien faire qui contredise le témoignage) ou encore 1 Timothée 3.7 (recevoir un bon témoignage de ceux du dehors). Il semble que l’expression dise davantage et parle d’actes produits volontairement au bénéfice des autres. Je ne reprendrais pas à mon compte, cependant, ce qu’écrivit John Wesley sur ce verset : « Fais tout le bien que tu peux, à tous les gens que tu peux, aussi longtemps que tu peux. » Notamment parce que l’expression traduite par « tant que nous en avons l’occasion » comporte en grec le mot kairos, qui désigne l’occasion que Dieu montre et qu’il convient de discerner[45].

Philippiens 2.12 emploie une expression semblable (« Mettez en œuvre votre salut ») avec cet éclairage : « Car c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire selon son bon plaisir. » Voilà qui nous rappelle l’impératif d’entrer dans « les œuvres préparées d’avance » (Ep 2.10) plutôt que de chercher à répondre à tous les besoins qui peuvent se présenter autour de nous. J’espère que personne ne verra dans mes propos une quelconque invitation à la passivité.

Le mot grec traduit par « le bien » (« pratiquer le bien ») est agathos, qui évoque les œuvres de la grâce, le fruit de l’Esprit qui agit dans l’être intérieur – et pas seulement « du bien » (en grec : kalos). Cela nous renvoie au début de 1 Corinthiens 13 avec sa fameuse expression : « donner tous ses biens pour la nourriture des pauvres… sans amour ».

Le mot traduit par « surtout », nous l’avions dit, est malista, qui a un sens fort : avant tout, principalement. Je crois que tout se trouve dans la portée que l’on donnera à cette priorité. A mes yeux, elle rejoint les deux plans évoqués plus haut : l’alliance avec Noé et l’alliance avec Abraham. Deux alliances de grâce qui se côtoient et même se superposent, mais deux alliances de nature différente et ayant une portée… sans commune mesure ! Elles sont toutes les deux provisoires, en quelque sorte, mais l’une a pour fin le jugement et la mort, et l’autre la rédemption et la vie éternelle. Cette différence de perspectives considérable est contenue et préservée par ce « avant tout ». En d’autres termes, ce n’est pas à nous de trancher de manière définitive entre ces deux administrations de la grâce de Dieu (car nous sommes solidaires de ce que vit l’humanité présente de multiples manières ; et puis, parmi les hommes en général, il se trouve beaucoup d’élus que nous ne connaissons pas), mais ce serait mentir que de donner à penser qu’il n’y a plus de différences (la même destinée pour tous les hommes), comme cela est suggéré de plus en plus souvent[46].

Voilà pourquoi le discernement évoqué ci-dessus me paraît si important, discernement impensable dans le cadre de la mentalité laïque ou républicaine dans laquelle nous baignons.

J’accepte la proposition de D. Hillion, mais je pense que d’autres clés devraient compléter le trousseau. Et je propose, ici, celle qui nous est donnée en 1 Pierre 2.17 : « Honorez tout le monde ; aimez vos frères ; craignez Dieu ; honorez le roi. »

Ce verset a la particularité d’avoir une structure simple, facile à explorer. Je ne veux pas en faire l’exégèse ici, mais simplement suggérer une ou deux pistes de réflexion.

Nous retrouvons chez Pierre la juxtaposition des deux horizons : les hommes en général, les frères dans la foi. Il faut donc les garder et les rappeler tous les deux[47]. Les hommes en général, dans les milieux tentés par un séparatisme excessif ou une attente excessive des temps de la fin ; les frères en la foi, dans les milieux tentés par la vision humaniste.

Honorer, ce n’est pas rien, c’est reconnaître la valeur. Bien que déchu, objet de colère et de condamnation, l’homme (tout homme) conserve une valeur inestimable. Cette valeur (cet honneur) est inconditionnelle[48]. Il y a là, je crois, une indication pour discerner « le bien » qu’il convient de pratiquer envers les hommes d’une manière générale. Cette pensée est actuellement partagée par la quasi-totalité des hommes sur la terre.

Aimer, c’est autre chose (le verbe agapaô désigne l’amour qui vient de Dieu). Pierre aurait pu dire : Aimez tous les hommes et surtout les frères en la foi. Mais il utilise deux verbes différents et le verbe aimer est réservé aux chrétiens. C’est un constat. En un sens, honorer, c’est aimer aussi, si on veut. Mais le texte utilise intentionnellement deux mots différents pour éclairer ces deux types d’engagements qu’on ne peut pas confondre. Je crois que l’enjeu est très grand et qu’il n’est pas convenable de le relativiser.

Dieu est amour, de manière absolue, parfaite, continue. Mais ceux que Dieu aime, ce sont ceux qu’il sauve d’une manière certaine. Il n’y a personne qui soit aimé par Dieu et qui puisse se perdre. L’amour de Dieu est un amour électif (Ep 5.25). Les écrits de Jean (particulièrement) développent cela de manière trop évidente et trop abondante pour citer tous les passages concernés. Je reconnais que c’est une vérité qui ne peut se concevoir en dehors de la foi. Mais Dieu nous a donné la foi pour la recevoir. Notre manière d’aimer ne devrait pas différer de celle de Dieu. Elle différera en ce que Dieu est parfait et connaît ceux qui lui appartiennent ; mais elle ne doit pas différer en ce sens qu’elle ne doit pas transmettre un autre message que celui que Dieu a révélé[49]. La fidélité au message de l’Evangile est en jeu. Jean écrit que « celui qui aime son frère demeure dans la lumière » (1Jn 2.10). Cette expression désigne le cœur de la marche des disciples, la spécificité même du Royaume de Dieu. Elle ne peut souffrir aucune atténuation. Si on lit ce verset en imaginant que tous les hommes sont frères, on perd le message initial et on en invente un autre. C’est ce à quoi on assiste aujourd’hui d’innombrables fois[50].

Alors, oui : la notion de « priorité fraternelle » constitue bien une clé, davantage encore qu’on pourrait le penser, et je suis reconnaissant que D. Hillion retienne ce principe. Et 1 Pierre 2.12 confirme ce principe et y ajoute même celui d’une distinction significative. Cette distinction est une odeur de mort pour les uns et une odeur de vie pour les autres, car, comme le message de l’Evangile lui-même, elle a une dimension prophétique. Oui, l’Eglise n’est pas assez aimée, car l’Eglise et Christ, c’est un tout. Oui, l’Eglise, c’est l’ensemble des rachetés et c’est aussi la « pauvrette Eglise » qui doute d’être aimable.

Cependant, je ne dirai pas que « je reconnais en chaque être humain un prochain ». Je m’attends à ce qu’il le soit, je guette le signe qui pourrait me donner de croire qu’en effet telle rencontre n’est pas fortuite, en dépit de toutes les apparences. Je n’exclus personne, mais personne n’y est inclus d’emblée.

Merci à Daniel d’avoir écrit que « le frère en Christ est bien le prochain par excellence ». Le texte biblique nous a permis de nous trouver en réelle proximité, je crois. Et cette proximité nous permet de donner à l’action sociale un sens qui n’est pas équivalent à celui qu’a l’amour fraternel. Important sans aucun doute, mais en aucun cas équivalent. Oui, il y a un lien entre les deux, mais ils ne devraient pas être confondus. Oui, « entrer dans la communion des saints est tellement plus », et cela ne se réduit pas à chanter des cantiques ensemble le dimanche matin !

Je suis pleinement d’accord avec les derniers paragraphes de D. Hillion, sauf pour ce qui est de l’expression « frères en humanité » ! Est-ce un détail ? Je crois que cette belle expression est la porte ouverte à un autre Evangile, dans le monde sécularisé qui est le nôtre.


[1]C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? Action sociale et amour fraternel… », La Revue réformée 73 (2012/2-3), 1-42. – <http://larevuereformee.net/articlerr/n262/qui-est-mon-prochainaction-sociale-et-amour-fraternel>

[2] Ibid ., 2. Voir 13-15, une section sur l’étranger dans l’Ancien Testament.

[3] Ibid ., 12.

[4] Voir, en particulier, ibid., 29-34, les pages sur l’Eglise dans la cité.

[5] Il est étonnant qu’un article de plus de 40 pages ne comporte guère plus de six ou sept références bibliographiques. C. Nicolas aurait pu confronter son interprétation des textes bibliques avec celle d’autres commentateurs ou se demander pourquoi, dans la tradition calviniste dont il se réclame, on trouve sans difficulté une définition du prochain bien différente de la sienne. Le Catéchisme de Genève (écrit par Calvin), 32e dimanche, question 221, définit les prochains comme étant « non seulement nos parents et amis, ou ceux qui ont accointance avec nous, mais aussi ceux que nous ne connaissons pas, et même nos ennemis ». La question suivante précise en évoquant la conjonction « que Dieu a mise entre tous les hommes de la terre » (je souligne). Cf. Confessions et catéchismes de la foi réformée, sous dir. O. Fatio, Genève, Labor et Fides, 1986, 2005, 72. F. Turretin, qu’on a appelé le Thomas d’Aquin réformé, s’emploie à montrer que dès l’Ancien Testament le mot « prochain » vise tous les hommes : il ne semble pas imaginer qu’on puisse contester que ce soit le cas dans le Nouveau ! Il convient d’enregistrer ces positions incompatibles avec la thèse de C. Nicolas dans des « monuments » d’orthodoxie réformée. Cf. Institutes of Elenctic Theology, trad. G.M. Giger, ed. J.T. Dennison Jr., Phillipsburg, Presbyterian and Reformed Publishing, 1994, volume 2, loc. XI, qu. III, § XX, 25.

[6] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 11.

[7] Ibid ., 26.

[8] Ibid ., 10-11, notes 13 et 26, note 46.

[9] On sait que, dans la Bible, le mot « père » peut désigner très largement un ancêtre (voir Jn 8.53) et que l’expression « fils de » peut vouloir dire « descendant de » (voir Mt 1.1).

[10] Ibid ., 10.

[11] Catéchisme de Heidelberg avec une courte explication par demandes et par réponses, ajoutée à chaque article, pour lever les principales difficultés, et pour étendre davantage les matières les plus importantes , cinquième édition, augmentée et corrigée, avec privilège du souverain, Berne, dans l’imprimerie de Leurs Excellences, 1753, 69-70. J’ai légèrement modifié l’orthographe de certains mots et la typographie.

[12] Il faudrait discuter les textes bibliques pertinents pour parler d’une paternité universelle de Dieu. Le catéchisme cité en mentionne deux : Deutéronome 32.6 (le texte porte 33 par erreur) et Malachie 1.6. Henri Blocher se réfère plutôt à Actes 17.28s, Jacques 1.17, Malachie 2.10, Ephésiens 3.15 et Luc 3.38 : voir La doctrine du péché et de la rédemption, Vaux-sur-Seine, Edifac, coll. Didaskalia, 2001, 298, note 1. H. Blocher commente également la liste de textes cités par J. Murray.

[13] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 17.

[14] Ibid ., 11 et 23.

[15] Sur ce sujet, cf. H. Blocher, « Old Covenant, New Covenant », in Always Reforming, Explorations in Systematic Theology, IVP, 2007, 240-270 (en particulier 248).

[16] Et même si on voulait l’admettre, cela ne concernerait que les fidèles au sein du peuple et non pas tous les membres du peuple, eux qui sont pourtant tous « frères ».

[17] Cette thèse, qui porte sur la fraternité en Israël, ne remet absolument pas en cause le fait qu’Israël était un peuple saint au milieu duquel Dieu résidait.

[18] Ibid ., 14.

[19] Cf.  E. Nicole, « Israël comme modèle ? », in Laïcités, Enjeux théologiques et pratiques, Cléon d’Andran et Vaux-sur-Seine, Editions Excelsis, coédition avec Edifac, coll. Terre Nouvelle, 2002, 33-46.

[20] Le plus étonnant est que Charles Nicolas arrive très près de cette thèse lorsqu’il écrit que « les Dix Commandements donnés au peuple de Dieu ont aussi une valeur universelle » (« Qui est mon prochain ? », 33). S’il s’en tenait à cette logique, il resterait très peu de désaccords entre nous.

[21] Ibid ., 13, note 18.

[22] Pour une petite liste, on peut consulter Proverbes 13.7, 8 ; 14.20, 31 ; 17.5 ; 18.23 ; 19.1, 4, 7, 17, 22 ; 21.13 ; 22.2, 9, 16, 22 ; 28.3, 11, 27 ; 29.13 ; 31.9, 20.

[23] Inversement, il est tout à fait admissible de considérer que les sentences à caractère universel des livres sapientiaux trouvaient leur première application à l’intérieur du peuple de Dieu (à qui ces livres étaient destinés). Mais ce qu’elles enseignaient était d’abord un devoir d’humanité et n’avait donc pas à être limité de quelque façon que ce soit.

[24] Il ne faut cependant pas oublier que l’autre interprétation a des défenseurs évangéliques compétents. Cf. S. Bénétreau, « Ces plus petits de mes frères. Etude de Matthieu 25.31-46 », Ichthus (1970/8), 21-27.

[25] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 6.

[26] Ibid ., 27.

[27] C. Nicolas soutient que l’appel à aimer son ennemi pourrait concerner un membre du peuple de Dieu, parce que Jésus a parlé, un peu plus haut, de l’appel à se réconcilier avec son frère (voir ibid., 15). Certes, il peut (hélas !) arriver que nous ayons un ennemi à l’intérieur du peuple de Dieu et C. Nicolas a raison de souligner que « le peuple de Dieu est tout sauf un rassemblement d’amis ». Mais il est impossible de restreindre l’application des paroles du Christ à ces situations. Jésus vient de parler de la non-résistance au méchant. L’un des exemples qu’il donne est le suivant : « Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. » (V. 41) L’allusion est aux réquisitions forcées par les occupants romains (donc, pas du tout des membres du peuple de Dieu) qui étaient très certainement considérés, par les auditeurs de Jésus, comme les ennemis par excellence. Le Seigneur continue en parlant de Dieu qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » et « fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (v. 45). Il serait quand même un peu violent de restreindre cela aux méchants et aux injustes membres du peuple de Dieu… (Cf. Ac 14.15-17) Jésus demande même explicitement : « (…) si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? » (V. 47)

[28] Ibid., 33. 

[29] S. Augustin, Enseigner le christianisme, § 32. Cité d’après Saint Augustin, Philosophie, catéchèse, polémique, Œuvres III, édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, 25-26. Romains 13.8-10 présente une difficulté d’interprétation : le passage commence par exhorter à s’aimer les uns les autres, expression qui nous place dans le cadre de l’Eglise. A ne considérer que la structure logique du texte, on s’attendrait à ce qu’il s’en tienne à cette perspective. Néanmoins, le contenu n’encourage pas cette interprétation. Outre les remarques de Saint Augustin, on retiendra le commentaire de Samuel Bénétreau, qui pense que Paul commence par l’Eglise au début du verset 8, puis va plus loin : « (…) l’amour déborde les frontières ; le cadre de l’Eglise est dépassé par la mention de l’amour de l’autre (v. 8b), du prochain (v. 9) (…). » L’épître de Paul aux Romains, tome II, Commentaire évangélique de la Bible, Vaux-sur-Seine, Edifac, 1997, 192. Il mentionne, dans le même sens, le grand exégète calviniste J. Murray : « Si l’amour dont il parle est l’accomplissement de la loi, alors l’amour doit être aussi large que la loi elle-même et la loi concerne nos relations avec tous les hommes. »

[30] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 33.

[31] H. Blocher, Révélation des origines, Le début de la Genèse, Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1979, 1988, 91.

[32] Cf . C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 27, note 47, pour une remarque pertinente sur la famille.

[33] Ce lien n’existait pas entre les Israélites de l’Ancien Testament.

[34] Même si l’on peut discerner dans le Nouveau Testament un noyau dur indiquant ce qu’est censée faire l’Eglise rassemblée. Actes 2.42 me semble en donner une synthèse.

[35]  J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, IV, i, 8, citation libre.

[36] Cela sera repris dans le point suivant : la question du salut est-elle la seule qui compte ?

[37] Pour revenir sur les livres sapientiaux (Pr, etc.), une question peut se poser : étaient-ils lus avec une pensée universelle ou leur horizon (malgré des formules qui semblent universelles) correspondait-il aux limites du peuple élu ? J’avoue ne pas pouvoir répondre très précisément à cette question. Nous l’avons aussi évoquée pour ce qui est des Dix Commandements. J’aime lire le Ps 33 (12-18), qui semble attester (si les traductions habituelles sont correctes) que ces deux dimensions se côtoient sans se confondre : Dieu observe tous les habitants de la terre ; son œil est sur ceux qui le craignent, sur ceux qui espèrent en sa bonté. Est-ce contradictoire ? En un sens, Dieu aurait donc deux regards, conformément aux différentes alliances par lesquelles il s’est engagé.

[38] Je crois à la pertinence de ces trois motifs principaux que sont la création, la chute et la rédemption. Toute la théologie dépend du maintien et de la juste articulation qui leur sont accordés. Mon sentiment est que les conséquences de la chute sont trop souvent minimisées aujourd’hui, ce qui affecte la portée de l’œuvre de la rédemption.

[39]  En écrivant cela, je ne nie pas que Christ soit aussi en rapport (et comment !) avec l’ordre de la création.

[40] Car l’amour de Dieu est un amour électif. Il ne sauve pas temporellement seulement. Il élit, rachète et sauve pour toujours. C’est là le sujet d’une prochaine étude.

[41] Voir par exemple Actes 4.19-21, 5.29-32, qui parlent de priorité et de rupture.

[42] La même précaution s’impose avec la parabole du bon Samaritain et celle du jugement dernier dont on s’est servi – à partir d’une apparente évidence – pour soutenir un sens contraire à celui dont le texte est porteur. Le risque est constant d’interpréter la Bible à partir d’évidences qui ne sont pas bibliques.

[43] Ils sont très nombreux, dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament.

[44] Je crois que je viens d’inventer un terme. Il me paraît dire quelque chose d’important et donc être utile !

[45]  Dans ce même sens, on a souvent compris le « rachetez le temps » d’Ep 5.15 comme une invitation à faire le maximum possible… alors que le mot kairos, là aussi, réclame que l’on traduise plutôt : saisissez l’occasion. Cette compréhension est très nettement confirmée par le contexte : « Prenez garde de vous conduire avec circonspection et non comme des insensés, comprenez quelle est la volonté du Seigneur… » Il ne s’agit pas de « faire le maximum » au risque de tomber dans un activisme insensé, mais de se laisser conduire pour suivre la direction que Dieu indiquera selon son dessein souverain. Le contexte de ce passage montre d’ailleurs l’importance de se préserver tout autant que de s’impliquer activement. Voir dans ce sens Jc 2.27, qui présente un résumé de l’engagement chrétien avec ces deux axes : se préserver et soutenir les membres fragiles de la communauté chrétienne (je crois que c’est d’eux qu’il est, en effet, question).

[46] Dans les milieux évangéliques, cela est assez rarement suggéré… mais assez rarement démenti aussi.

[47]  C’est sans doute ce qu’a voulu réaliser la Déclaration de Lausanne en 1974. Mais c’était peut-être sous-estimer l’influence de la pensée humaniste de la fin du XXe siècle.

[48] Cela est particulièrement vrai pour les parents que tout enfant est appelé à honorer, quels qu’aient été leurs mérites ou leurs défaillances. Il semble qu’il en est de même pour le roi. Disons qu’honorer n’implique pas nécessairement approuver. On pourrait dire : même un prisonnier, même un condamné à mort devrait encore être honoré.

[49] En amont de cette compréhension se trouve la doctrine de l’expiation définie : Christ a aimé les siens (Jn 13.1, 17.23) et a offert sa vie pour ceux que le Père lui a donnés (17.6), pour son peuple (Lc 1.77).

[50] En réalité, je me demande s’il existe un texte biblique qui suggère que Dieu aime tous les hommes dans le sens plein et fort du verbe aimer.

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Charles NICOLAS*

En demandant à Jésus quel est le plus grand commandement de la loi, le pharisien de Matthieu 22 ne semblait pas hypocrite et Jésus lui a répondu directement. Directement, mais avec un décalage cependant, car Jésus cite deux commandements, distincts et semblables, qui mettent presque sur le même plan l’amour pour Dieu et l’amour pour le prochain. C’était là une manière on ne peut plus claire de souligner la très grande importance de ce second commandement, inséparable du premier, plusieurs fois cité dans le Nouveau Testament comme étant l’accomplissement de la Loi (Rm 13.8).

Comment cela se fait-il, alors que beaucoup voient dans cet appel évangélique une des marques principales de la vie chrétienne, qu’il soit si difficile de s’accorder sur la compréhension du terme « prochain » ? Comment obéir à un commandement dont le sens demeure flou, équivoque ? Comment, dans ces conditions, donner un enseignement qui ne soit pas approximatif ? Comment s’assurer que l’on demeure bien dans la ligne de la révélation, que l’on considère la pensée de Dieu et la réalité qui nous entoure avec cette intelligence que Jésus a rencontrée chez le centenier de Matthieu 8, et qu’il a admirée ?

Le fruit de la réflexion que nous proposons, nous l’énonçons ici comme point de départ : quand la Bible parle des « frères », des « saints », du « prochain », elle parle des mêmes personnes. Nous n’ignorons pas que cette affirmation est susceptible de surprendre, voire de choquer, mais nous la croyons juste, avec toutes les précautions qui s’imposent dans la manière de la dire et de la vivre. Nous croyons qu’elle est simplement inacceptable… en dehors de la foi, à la lumière des seules considérations humaines, mais nous constatons aussi qu’elle a de nombreuses incidences, en lien avec des sujets aussi importants que notre relation à Jésus-Christ, l’édification de l’Eglise et le témoignage du Royaume de Dieu dans ce monde.

I. Christ et son Eglise, c’est tout un

A. La finalité, c’est Christ !

Quand Paul dit que la prédication chrétienne est une folie pour les incrédules, ce n’est pas seulement une manière de parler. Christ n’est pas seulement un modèle, il est le chef ; il n’est pas seulement le Sauveur dont nous avions besoin, il est aussi Seigneur du ciel et de la terre ; il n’est pas seulement la porte, le chemin, le berger, il est aussi le but du chemin, le roi dont nous reconnaissons l’autorité et à qui nous apportons nos hommages. L’apôtre Paul ne résume-t-il pas ainsi son ministère : prêcher Christ !

A bien y regarder, c’est là l’entière et unique préoccupation des écrits apostoliques : Christ ! « En lui ont été créées toutes choses… Tout a été créé par lui et pour lui… Il est la tête du corps de l’Eglise… afin qu’il soit avant tout le premier. » (Col 1.16-18) C’est là la « même pensée » qui doit nous habiter et nous mobiliser, qui doit se voir fortement parmi nous, avec une double implication : la sanctification des croyants et l’appel adressé à ceux du dehors[1]  « afin qu’au nom de Jésus, tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre » (Ph 2. 10).

B. La tête et le corps

« Je suis Jésus que tu persécutes ! » (Ac 9.5) En faisant cette déclaration à Saul de Tarse qui persécutait des chrétiens, Jésus révèle l’unité corporelle qui le lie à ses disciples[2]. C’est là une révélation proprement stupéfiante qui est à même de bouleverser notre regard et notre attitude envers nos frères et sœurs chrétiens, quels qu’ils soient. Ainsi, nous voyons que le mot « Christ » peut désigner la tête ou… la tête et le corps : Christ et les saints, c’est tout un ! « Comme tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps, ainsi en est-il de Christ. » (1Co 12.12) Nous déduisons de cela que ce n’est pas le corps seulement qui est uni directement à la tête, mais bien chaque membre.

C. Le corps et les membres

« Nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps et nous sommes tous membres les uns des autres. » (Rm 12.5 ;  cf. 1Co 12.27) Il ne s’agit pas là d’une image seulement, mais bel et bien d’une réalité dont on ne prend conscience que par la foi[3]. Prendre conscience de cette réalité fait apparaître d’innombrables applications immédiates qui constituent une part majeure de la vocation chrétienne. Prendre conscience de cette réalité, c’est rendre indissociables les dimensions personnelle et communautaire de la vie chrétienne. « L’œil ne peut pas dire à la main : Je n’ai pas besoin de toi… » « Si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; si un membre est honoré, tous les membres se réjouissent avec lui. » (1Co 12.21, 26) Cette forte dépendance des membres et du corps est marquée à plusieurs reprises par l’alternance des mots « chacun » et « tous » dans les lettres de Paul.

Trois implications pratiques

a. Les ministères sont donnés par Christ pour l’Eglise. Y compris celui d’évangéliste. Cela est dit très clairement au chapitre 4 de la lettre aux Ephésiens. Ils sont donnés « pour l’équipement des saints, en vue du ministère [de l’Eglise] et de l’édification du corps de Christ, jusqu’à ce que nous soyons tous parvenus… » (Ep 4.11ss). L’apôtre Paul le dit ailleurs encore : « Présentement, je vais à Jérusalem, pour le service des saints. » (Rm 15.25) On pourrait traduire ainsi : Christ édifie et prend soin de son Eglise par les ministères (et par les dons répartis entre l’ensemble des membres) ; par son Eglise, Christ rend présents son témoignage et son appel dans le monde. C’est ainsi que l’on peut parler des ministères dans l’Eglise et du ministère de l’Eglise dans le monde, en tant que peuple saint.

b. La notion biblique d’édification est toujours communautaire[4]. Edifier, c’est construire un édifice. Le mot a la même racine que le mot maison. « Edifiez-vous pour former une maison spirituelle… » (1P 2.5 ; cf. Ep 4.16, 25) Il est évidemment nécessaire que chacun « s’édifie » personnellement, comme on l’entend habituellement, en tant que « pierre vivante », mais ce n’est pas la finalité. La finalité, c’est le corps, c’est-à-dire Christ ! Paul le dit ainsi : « En effet, nul de nous ne vit pour lui-même… car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur. » (Rm 14.7-8)

c. L’amour et l’entraide fraternels ont pour cadre l’Eglise. En réalité, c’est le même principe, mais traduit autrement. « … afin que les membres aient également soin les uns des autres, de telle sorte qu’il n’y ait pas de division dans le corps. » (1Co 12.24-25) Nous reconnaissons là le souci du Seigneur pour son Eglise. Nous notons qu’il ne s’agit pas ici de division doctrinale, mais d’une division due au fait que certains parmi les frères sont négligés et donc attristés. La communion est en jeu… Par exemple, des chrétiens prennent la cène ensemble, puis certains vont se retrouver dans l’abondance matérielle ou relationnelle, tandis que d’autres vont se retrouver démunis ou seuls. Si cela engendre de la souffrance, l’unité spirituelle de l’Eglise est en danger, ainsi que sa croissance et son témoignage. C’est pourquoi nous voyons l’apôtre, qui est plutôt un enseignant, consacrer beaucoup de temps aux soins à apporter aux membres faibles des Eglises. « Les disciples résolurent d’envoyer, chacun selon ses moyens, un secours aux frères qui habitent la Judée. Ils le firent parvenir aux anciens par les mains de Barnabas et de Saul. » (Ac 11.29-30) 

Cette focalisation de l’amour du Seigneur pour son Eglise étonne ou trouble certains. Elle est simplement comparable à celle de l’amour qu’un homme porte à son épouse, d’une manière exclusive. Cela ne signifie pas que cet homme n’a pas aussi de la considération, du respect et des obligations envers les autres femmes, mais en aucune manière il ne leur devra ce qu’il doit à sa femme et à elle seulement. « C’est ainsi que les maris doivent aimer leur femme comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime lui-même. Jamais personne n’a haï sa propre chair ; mais il la nourrit et en prend soin, comme Christ le fait pour l’Eglise, parce que nous sommes membres de son corps[5]. » (Ep 5.25-31 ; cf. Os 2.18, 21-22)

II. Ce que l’on fait à un membre de Christ…

On pourrait dire qu’il s’agit là d’une quatrième implication : ce que l’on fait à un membre du peuple de Dieu, on le fait à Dieu ! C’est, en réalité, un principe repérable dans toute l’Ecriture, dès la formation du peuple saint. « Je bénirai ceux qui te béniront, je maudirai ceux qui te maudiront », dit Dieu à Abram (Gn 12.3). Nous comprenons que le regard que Dieu porte sur son peuple n’est pas identique au regard qu’il porte sur les autres peuples, et cela indépendamment des  mérites. C’est là une réalité permanente, dès l’ancienne alliance. « Qui vous touche touche la prunelle de mon œil », dit Dieu en s’adressant à Israël (Za 2.8).

Dans les évangiles, nous voyons Jésus et ses contemporains appliquer cette règle. Du centenier romain dont le serviteur était malade, les anciens des juifs disent à Jésus : « Il mérite que tu lui accordes cela, car il aime notre nation[6]. » Il y a ainsi une sorte de piété qui se traduit par des égards manifestés – par des croyants ou par des incroyants – en faveur de ceux qui appartiennent à Dieu[7].

C’est là le sens de la fameuse parabole dite « du jugement des nations », en Matthieu 25, si souvent entendue pour justifier on ne sait quel salut par les œuvres : « Toutes les fois que vous avez fait ces choses à un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. » (V. 40) Qui sont les frères de Jésus ? Les textes parallèles le montrent sans ambiguïté : « donner un verre d’eau à un de ces petits parce qu’il est mon disciple » (Mt 10.42) ; « donner un verre d’eau en mon nom parce que vous appartenez à Christ » (Mc 9.40). Le mot « frère », dans la Bible, désigne toujours les membres du peuple de Dieu : Israël, l’Eglise. Ces textes démontrent la permanence de cette réalité révélée : ce que l’on fait à un membre (du corps) de Christ, on le fait à Christ. « En péchant de la sorte contre les frères et en blessant leur conscience faible, dit l’apôtre Paul, vous péchez contre Christ ! » (1Co 8.12)

Les références bibliques attestant ce principe sont innombrables, évoquant des gestes négatifs : « Lorsque quelqu’un [du peuple] péchera et commettra une infidélité envers l’Eternel en mentant à son prochain… » (Lv 5.21) Ou positifs : « Dieu n’est pas injuste pour oublier votre travail et l’amour que vous avez montré pour son nom, ayant rendu et rendant encore des services aux saints. » (Hé 6.10)[8]

Trois implications pratiques

a. L’unité spirituelle. Le chapitre 17 de l’évangile de Jean nous autorise à comparer l’unité qui existe entre les chrétiens à celle qui unit les trois personnes de la Trinité. Cela laisse songeur. Encore une fois, Jésus ne parle pas de cela comme d’une image mais comme d’une réalité. Cette unité est tout à la fois acquise et appelée à être manifestée. Elle concerne précisément tous ceux qui se réclament de Christ comme leur Sauveur et Seigneur. Elle se traduit, elle aussi, de manière pratique, exigeante, quotidienne. « Va d’abord te réconcilier avec ton frère. » (Mt 5.24)[9]

Le même souci est exprimé par cette expression de Romains 12 : « Par honneur, usez de prévenances réciproques. » (Rm 12.10) Une transcription imagée de cette phrase donnerait ceci : « A cause du prix élevé que vous avez, usez de précaution dans vos contacts ; comme des vases de porcelaine délicats, veillez à ne pas vous ébrécher les uns les autres en vous entrechoquant. Agissez avec douceur. » Le contexte immédiat montre que ce prix élevé n’est pas seulement lié à l’humanité de chacun, mais bien à sa qualité de membre (du corps) de Christ (vv. 4-5).

Ces recommandations, il est vrai, pourraient aussi être entendues dans le cadre des rapports humains en général ; nous y reviendrons plus loin. Mais la visée de l’apôtre, ce sont bien les rapports entre chrétiens, comme le montre aussi le chapitre 14 de cette même lettre : « Mais toi, pourquoi juges-tu ton frère ou pourquoi le méprises-tu ? Si pour un aliment ton frère est attristé, tu ne marches plus selon l’amour : ne cause pas, par ton aliment, la perte de celui pour lequel Christ est mort. » (Rm 14.10, 15)

Dans sa première lettre aux chrétiens de Corinthe, Paul traite de manière très pratique la question de l’unité spirituelle, en évoquant les querelles qui pouvaient exister entre frères (et sœurs) chrétiens. « Un frère plaide contre un frère, et cela devant des infidèles ! Pourquoi ne vous laissez-vous pas plutôt dépouiller ? Mais c’est vous qui commettez l’injustice et qui dépouillez, et c’est envers des frères que vous agissez de la sorte ! » (1Co 6.6-8) Paul s’étonne et déplore cet état de fait, comme s’il y voyait une négation de l’identité chrétienne. Dans ce passage, comme en beaucoup d’autres, il marque la différence de statut qui existe entre les chrétiens et « ceux du dehors », « les injustes », ceux « dont l’Eglise ne fait aucun cas », « les infidèles » (vv. 1 à 6).

b. L’amour fraternel. « Comme je vous ai aimés, vous aussi aimez-vous les uns les autres. » (Jn 13.34 ; 1Jn 3.16, 4.11) Comme beaucoup d’autres paroles « célèbres » de Jésus, celle-ci a souvent été comprise sur un mode universaliste, comme une manière de préfigurer la Déclaration des droits de l’homme. Qu’il suffise pourtant de se rappeler que l’expression « les uns les autres » s’applique toujours aux relations au sein du peuple de Dieu, Israël ou l’Eglise[10]. D’autre part, le « comme » qui introduit ce verset n’indique pas une imitation mais une conséquence de la grâce reçue. On pourrait transcrire ainsi : « Puisque je vous ai aimés, de cet amour-là aimez-vous les uns les autres, maintenant. » Ou encore : « Démontrez que vous avez reçu mon amour en vous aimant les uns les autres de cet amour-même. » C’est ce qui fait de la vie chrétienne une expérience de la grâce reçue et transmise, une démonstration de la vie de Christ et non une simple morale.

Cela est largement développé par l’apôtre Jean dans sa première lettre : le fait d’aimer les frères chrétiens n’est rien de moins – avec l’obéissance aux commandements – qu’une preuve, une démonstration de la vie nouvelle, de la vie de Christ dans le cœur du chrétien. « Celui qui aime son frère demeure dans la lumière… Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons les frères. Si quelqu’un n’aime pas son frère, il demeure dans la mort. » (1Jn 3.10, 14, 23-24, 5.1-4) C’est ainsi que nous retrouvons le principe énoncé dans le sommaire de la loi : l’amour pour Dieu et l’amour pour ceux qui lui appartiennent sont  indissociables. « Nous avons de lui ce commandement : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. » (1Jn 4.21) En un sens, ces « deux » amours n’en forment qu’un !

Enfin, il apparaît qu’il ne peut s’agir là de sentiments seulement ou encore d’intentions, mais bien d’une démonstration visible de quelque chose qui a sa source dans le cœur, par la vertu du Saint-Esprit : « Si quelqu’un possède les biens du monde et qu’il voie son frère dans le besoin et qu’il lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu demeurera-t-il en lui ? » (1Jn 3.17)[11] C’est le propre des relations fraternelles : c’est une des vocations primordiales que Dieu accorde aux membres de son peuple ; c’est un des signes actuels les plus tangibles de la réalité du Royaume de Dieu. « A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » (Jn 13. 35) Quand j’aime mon frère chrétien, c’est Christ qui l’aime à travers moi ; et c’est Christ que j’aime à travers lui ! Cela est grand !

c. La sainteté de vie. Ne rien faire qui puisse attrister Dieu ou un frère ; ne pas être pour le frère une occasion de chute. C’est la devise des infirmières : « Premièrement ne pas nuire ! » Ce qui implique de se laver les mains en entrant dans la chambre, par exemple. Paul le dit ainsi, toujours dans le contexte des relations entre chrétiens : « L’amour ne fait pas de mal au prochain. » (Rm 13.10) « Nous sommes membres les uns des autres… [en conséquence] qu’il ne sorte de votre bouche aucune mauvaise parole… Que l’impudicité, qu’aucune espèce d’impureté, et que la cupidité ne soient même pas nommées parmi vous, ainsi qu’il convient à des saints. » (Ep 4.29, 5.3-5 ; cf. Ph 2.1-4)

Le chapitre 6 de la première lettre aux Corinthiens met en évidence les implications communautaires de la conduite personnelle de chacun. En somme, l’inconduite n’est recommandable pour personne ; mais pour ceux qui ont été rachetés, elle devrait être inenvisageable. « Ne savez-vous pas que vos corps sont des membres de Christ ?… Fuyez l’impudicité… Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit ? » (1 Co 6.15, 18-19) Là encore, la raison n’est pas morale seulement, elle est liée à une appartenance, à une sainteté, c’est-à-dire à une mise à part et à une consécration. C’est dans ce contexte que l’on pourrait comprendre l’exhortation de l’épître aux Hébreux : « Vous n’avez pas encore résisté jusqu’au sang en luttant contre le péché. » (12.4)

Nous avons aussi maintes recommandations à trouver notre frère quand il pèche : « Mes frères, si quelqu’un parmi vous… » (Jc 5.19-20 ; cf. Mt 18.15ss) Qui voudrait appliquer cela à l’ensemble des hommes ?[12] 

III. Frères, pauvres, petits…

Quand la Bible parle des saints, nous voyons assez précisément de qui il s’agit. Mais de qui parle-t-on quand il est question des frères, des petits, des pauvres, des étrangers ? Pour beaucoup, dans les Eglises de multitude particulièrement, la question ne se pose pas : il s’agit des hommes d’une manière générale, sans distinction, et spécialement des plus pauvres parmi eux. Beaucoup considèrent même que c’est précisément cela l’Evangile : considérer que tous les hommes sont frères, quelles que soient leurs différences, et surtout les plus petits.  Est-ce sérieux ?

Les frères 

Dans la Bible, sont frères ceux qui ont le même père ! Un certain nombre de fois, il s’agit du frère de sang, par exemple quand Dieu demande à Caïn : « Où est ton frère ? » (Gn 4.9)[13] Quand il ne désigne pas le frère de sang, le terme frère désigne toujours un membre du peuple de Dieu : Israël dans l’Ancien Testament, dans les évangiles et le livre des Actes ; l’Eglise dans le reste du Nouveau Testament. Il n’y a pas d’exception à cette règle.

Dans les évangiles et dans le livre des Actes, une transition s’opère progressivement, avec le mot quiconque par exemple. Ainsi, le Prologue de Jean annonce la possibilité, pour ceux qui reçoivent la Parole (le Messie), de « devenir enfants de Dieu, (…) lesquels sont nés de Dieu. » (Jean 1.12-13)[14] On comprend qu’il y a à la fois un jugement qui s’opère au sein de ceux qui se considéraient comme le peuple de Dieu (seuls ceux qui croiront parmi eux seront enfants de Dieu) et une ouverture qui s’opère au bénéfice de ceux qui n’étaient pas le peuple de Dieu (tous ceux qui croiront deviendront enfants de Dieu). L’apôtre Paul dira de ceux-là que Dieu les a « prédestinés dans son amour à être ses enfants d’adoption par Jésus-Christ » (Ep 1.5 ; cf. Rm 8.15-16). A ses disciples, parce qu’ils n’ont qu’un seul Maître qui est le Christ et parce qu’un seul est leur Père, Jésus dira : « Vous êtes tous frères. »  (Mt 23.8-9) Rappelons-nous que même quand il parle à « la foule » ou « au peuple », c’est aux enfants d’Israël que Jésus parle[15] ; et ce sont eux que l’apôtre Pierre appellera tour à tour « hommes juifs », « hommes israélites » et « hommes frères » en Actes 2.14, 22, 33.

Le livre des Actes témoigne du passage entre la réalité du peuple d’Israël et celle de l’Eglise, comme on le voit, par exemple, au verset 23 du chapitre 15 : « Les apôtres, les anciens et les frères, aux frères d’entre les païens. » Enfin, nous voyons ce terme frère être pleinement attribué aux chrétiens, comme synonyme du mot saint : « Paul et le frère Timothée, aux saints et fidèles frères en Christ… » (Col 1.2)

Le pauvre, l’indigent

Si le mot frère désigne toujours le membre du peuple de Dieu, il est assez facile de remarquer que les pauvres dont parle la Bible sont les pauvres en Israël ou de l’Eglise. « Les pauvres de mon peuple en jouiront. » (Ex 23.11) « Si ton frère devient pauvre… » (Lv 25.25) Nous tenterons plus loin de voir ce qu’il en est des autres, mais le fait est que la préoccupation des auteurs bibliques est toujours ou presque le peuple de Dieu et lui seul. « Malheur à ceux qui… refusent justice au pauvre, qui ravissent leur droit aux malheureux de mon peuple », dit le Seigneur (Es 10.1-2 ; cf. 14.32, 49.13).

Concernant la première Eglise, nous lisons qu’« il n’y avait parmi eux aucun indigent » (Ac 4.34), ce qui renvoie à l’injonction du Deutéronome : « Il n’y aura pas d’indigent au milieu de toi. » (15.4, 7) Ce qui est en jeu, c’est la communion qui se trouverait compromise si certains parmi les frères étaient dans l’abondance, tandis que d’autres manquaient du nécessaire[16]. C’est là toute l’importance du ministère diaconal dont l’objectif est, en lien étroit avec le ministère pastoral, de maintenir et de développer l’unité spirituelle et donc l’édification (la stature) de l’Eglise comme un corps vivant. Nous reviendrons sur ce point plus loin.

C’est la raison pour laquelle nous voyons les apôtres consacrer beaucoup d’attention à cette question qui semble ne pas avoir de rapport direct avec l’enseignement ou la direction des communautés[17]. « Je vais à Jérusalem, dit Paul, pour le service des saints… En faveur des pauvres parmi les saints. » (Rm 15.25-26 ; cf. 12.13) « Si un frère ou une sœur sont nus et manquent de la nourriture de chaque jour… » (Jc 2.14-15)

Toutes les fois que le mot « pauvre » est employé, même sans autre précision, il s’agit du pauvre au sein du peuple de Dieu, du frère pauvre, qu’il s’agisse de la pauvreté matérielle ou pas[18]. Il en est de même avec les « petits » et les « faibles ».  

Le petit, le faible

C’est le contexte ou encore les passages parallèles qui permettent de comprendre qui est désigné par ces termes. Quand Jésus parle de celui qui « donnera un verre d’eau à un de ces petits parce qu’il est (son) disciple » (Mt 10.42) ou quand il parle de quelqu’un qui scandaliserait un de ces petits qui croient en (lui) (Mt 18.6), il confirme que sa préoccupation n’est pas sociale dans le sens moderne du terme, mais bel et bien en rapport avec la foi et le Royaume de Dieu.

Enfin, nous voyons l’apôtre Paul consacrer beaucoup de temps à convaincre de l’importance de ne pas être une occasion de trouble pour celui qui est faible dans la foi (1Co 8.9-13), c’est-à-dire pour le frère dont la conscience est plus faible, « celui pour lequel Christ est mort » (Rm 14.10-16).

L’étranger 

De qui le Seigneur parle-t-il quand il recommande à son peuple d’accueillir les étrangers, en se souvenant que lui aussi « a été étranger sur une terre qui n’était pas la sienne » (Ex 22.21) ? De nombreux passages montrent qu’il est question des étrangers qui se sont ou ont été volontairement intégrés au sein du peuple de Dieu, adoptant ses usages et ses lois[19]. Le cadre, c’est Israël comme peuple de Dieu. « Tu ne délaisseras pas l’étranger, l’orphelin et la veuve qui sont dans tes portes. » (Dt 14.27, 29 ; Jos 8.24-25, 35) « Tu abandonneras la grappe restée dans la vigne au pauvre et à l’étranger. Vous n’userez pas de mensonge les uns envers les autres. Tu n’opprimeras pas ton prochain. Tu ne répandras pas de calomnie parmi ton peuple. Tu ne haïras pas ton frère dans ton cœur ; tu pourras reprendre ton prochain, mais tu ne te chargeras pas d’un péché à cause de lui. Tu ne garderas pas de rancune contre les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Lv 19.10-18) La juxtaposition de ces termes montre qu’ils sont pratiquement (ou parfaitement) synonymes. Cela fait apparaître que la donnée majeure, c’est l’appartenance – à un titre ou à un autre – au peuple saint, ce qui impose des devoirs d’égalité (Lv 20.2ss), de soutien et de réciprocité en accord avec la grâce de l’élection, avec le sacerdoce, avec la présence même de Dieu.

« Vous traiterez l’étranger en séjour parmi vous comme un indigène au milieu de vous ; vous l’aimerez comme vous-mêmes. » (Lv 19.34) Il est tentant, à première lecture, de donner à ce texte une dimension humanitaire, en oubliant qu’Israël est la figure du peuple de Dieu et non celle d’une nation comme les autres. L’application de cette injonction, pour aujourd’hui, est donc ecclésiale et concerne l’accueil de prosélytes dans l’Eglise, quelle que soit leur origine. Dire cela ne contredit pas l’importance d’accueillir les étrangers avec égards dans notre pays, bien entendu ; mais il s’agit là d’une autre dimension, qui n’est pas précisément dans l’intention du texte.

Il apparaît donc que, si la distinction entre le peuple saint et les autres peuples est et demeure capitale, les frontières sont poreuses : non pas pour les alliances ou les usages (Ex 23.32-33 ; Dt 7.2-3 ; Esdras 9.12…), mais pour l’accueil de ceux qui désireront trouver place parmi ce peuple particulier. Ce constat permet d’affirmer que l’attachement au peuple de Dieu, même pour des motivations qui pourraient paraître profanes, s’apparente à une forme de piété envers Dieu – cela conformément à ce principe déjà évoqué : l’attitude manifestée envers le peuple de Dieu touche Dieu directement[20]. L’attitude de Rahab, à cet égard, ou encore celle de Ruth sont particulièrement éloquentes (Jos 2.8-14; Rt 1.15-18).

Dans ce sens, Esaïe parle de « l’étranger qui s’attache à l’Eternel, qui marche au milieu de vous » (Es 56.6-8). Dans ce sens encore, nous avons maints exemples dans les évangiles d’étrangers qui ne sont pas présents en Israël, « par accident », mais par une sorte de piété qui n’est plus très loin de la foi véritable[21]. Ainsi le centenier de Luc 7, dont Jésus admire la foi et dont les pharisiens disent : « Il aime notre nation » (v. 4) ; ainsi le craignant-Dieu Corneille, dont il est dit qu’« il priait Dieu continuellement et faisait beaucoup d’aumônes au peuple » (Ac 10.2).

L’ennemi, l’adversaire 

Il s’agit là d’une catégorie de personnes qui pourrait sembler plus difficile à situer. Jésus ne dit-il pas que nous devons aimer non seulement nos amis, mais également nos ennemis ? « Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis. » (Mt 5.44) Ne s’agit-il pas de ceux qui ne nous aiment pas, de ceux qui s’opposent à nous, de ceux du dehors ? Ne concluons pas trop rapidement ; cette question, elle aussi, doit trouver sa réponse dans le texte biblique. Que lisons-nous dans ce même chapitre 5 de Matthieu ? « Quiconque se met en colère contre son frère… Si tu présentes ton offrande à l’autel et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi… Accorde-toi promptement avec ton adversaire. » (Mt 5.21-25) Le contexte, c’est le culte et l’unité spirituelle requise pour se présenter devant Dieu. N’excluons pas que l’adversaire dont il est question soit aussi un membre du peuple de Dieu.

Il est probable que ce soit dans ce sens-là qu’il faille entendre le fameux « Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un te prend ton anneau, ne l’empêche pas de prendre encore ta tunique… » (Lc 6.27-30) Ce quelqu’un, ce n’est pas n’importe qui ; ou plutôt, c’est n’importe qui appartenant à Dieu comme toi. Nous avons un propos parfaitement semblable au début de 1 Corinthiens 6, où Paul recommande de « se laisser dépouiller » plutôt que d’avoir « des querelles entre frères ». L’enjeu, c’est la communion !

Ce que nous devons comprendre, c’est que le peuple de Dieu est tout sauf un rassemblement d’amis ! Il y a, dans ce peuple, des personnes qui ne se seraient jamais choisies, tellement leurs personnalités, leur éducation, leurs goûts diffèrent. Mais, par vocation, elles doivent manifester l’unité spirituelle et l’amour, au prix de sacrifices si nécessaire, y compris quand de l’inimitié ou des tensions se manifestent. « C’est déjà certes un défaut chez vous que d’avoir des procès les uns envers les autres. Pourquoi ne vous laissez-vous pas plutôt dépouiller ? Mais c’est vous qui commettez l’injustice, et c’est envers des frères que vous agissez de la sorte ! » (1Co 6.7-8)

La recommandation de Jésus concernant « la paille qui est dans l’œil de ton frère »  (Lc 6.41) confirme l’importance que revêtent les relations délicates au sein du peuple de Dieu. Notons encore ce que dit Paul au sujet des adversaires : « Le serviteur de Dieu ne doit pas avoir des querelles… il doit avoir de la condescendance pour tous, redresser avec douceur les adversaires… » (2Tm 2.24-25) Il est évident dans ce passage qu’il s’agit de relations à l’intérieur de l’Eglise.

IV. Et le prochain ?

Le bon sens commun associe immédiatement le mot « prochain » à l’homme ou la femme qui se trouve là (ou ailleurs), quel qu’il soit. Le prochain, c’est l’autre. Est-ce si simple que cela ?[22] 

Il n’est pas besoin d’effectuer une recherche très savante pour se rendre compte que, dans les textes fondateurs du peuple d’Israël, le prochain est le concitoyen, membre du même peuple. En d’autres termes, la proximité qui fait de quelqu’un un prochain n’est pas seulement géographique : elle est aussi, et même d’abord, liée à l’appartenance. Cela apparaît dès le pays d’Egypte, après que Moïse eut tué un Egyptien qui maltraitait un Hébreu. Voyant, ensuite, deux Hébreux se disputer, il dit à l’un des deux : « Pourquoi frappes-tu ton prochain ? »  (Ex 2.11-14) Au verset 11, nous voyons ce mot associé au terme frère… L’Hébreu était le prochain de l’autre Hébreu, pas l’Egyptien.

La loi révélée plus tard confirmera ces dispositions. « Aucun créancier ne pressera son prochain et son frère. Tu te relâcheras de ton droit pour ce qui t’appartient chez ton frère. Il n’y aura aucun indigent chez toi. » (Dt 15.2-3, 23.19, 24, 24.10) Les prophètes agissent de même : « Vous direz, chacun à son prochain, chacun à son frère : qu’a dit l’Eternel ? » (Jr 23.35, 31.34, 34.9-17) Retenons que tous ceux qui étaient comptés comme appartenant au peuple de Dieu partageaient les privilèges et les devoirs, y compris les étrangers assimilés. Tous, mais seulement eux[23].

Le chapitre 19 du Lévitique, qui mentionne pour la première fois l’amour du prochain (v. 18), prend en compte tous ceux qui vivent en Israël avec l’impératif de sainteté qui s’y attache : « Vous serez saints car je suis saint. » (V. 2) Sont compris le pauvre et l’étranger au milieu de vous (vv. 10, 34), le mercenaire (v. 13), le sourd et l’aveugle (v. 14), les enfants de ton peuple (v. 18), la personne du vieillard (v. 33) et, enfin, le prochain assimilé au frère (v. 17) avec l’expression les uns les autres (v. 11) qui caractérise les relations au sein du peuple saint.

Mais que dit le Nouveau Testament ? Il nous semble que le Nouveau Testament conserve cette compréhension du mot « prochain », équivalente au mot « frère ». La nouveauté, c’est que des hommes et des femmes extérieurs au peuple d’Israël pourront être comptés, en plus grand nombre qu’auparavant, comme saints, comme frères, sœurs, prochains. Non par proximité géographique, mais par proximité spirituelle. L’association des termes se retrouve, confirmant la proximité de sens. « Abstiens-toi de ce qui peut être pour ton frère une occasion de chute… Que chacun de nous complaise au prochain pour ce qui est du bien en vue de l’édification. » (Rm 14.21, 15.2, 7) « Ne parlez pas mal les uns des autres, frères, car celui qui parle mal d’un frère ou qui juge son frère juge la loi… Et toi, qui es-tu qui juges le prochain ? » (Jc 4.11-12 ; cf. Jc 2.14-16)

L’utilisation de l’expression « les uns les autres » est également significative. « C’est pourquoi, que chacun de vous parle selon la vérité à son prochain, car nous sommes membres les uns des autres. » (Ep 4.25) Membres les uns des autres ! Peut-il ici être question d’autres personnes que celles qui constituent le corps de Christ ? Assurément pas. La préoccupation de l’apôtre, c’est l’Eglise et elle seulement, et c’est dans ce contexte-là qu’il continue à utiliser le mot « prochain », comme l’ont fait Moïse et les prophètes avant lui.

Les références suivantes nous permettent d’effectuer un pas de plus : « Ne devez rien à personne si ce n’est de vous aimer les uns les autres… Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Rm 13.8-10) « Rendez-vous, par l’amour, serviteurs les uns des autres, car toute la loi est accomplie par cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Ga 5.13-15, 26) Nous retrouvons donc le sommaire de la Loi et ce second commandement, second mais semblable au premier et indissociable de lui. La vérité qui sous-tend ces deux commandements est bien celle-ci, exprimée explicitement par l’apôtre Jean : « Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur ; car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Et nous avons de lui ce commandement : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère. Quiconque croit que Jésus est le Christ est né de Dieu, et quiconque aime celui qui l’a engendré aime aussi celui qui est né de lui. Nous connaissons que nous aimons les enfants de Dieu lorsque nous aimons Dieu et que nous pratiquons ses commandements. » (1Jn 4.20 à 5.1)

Ce qui apparaît ici, c’est que l’amour pour Dieu et l’amour pour ceux qui appartiennent à Dieu constituent pratiquement une seule et même attitude, révélant l’une et l’autre l’expérience de la grâce, le don de la vie nouvelle, la dimension du Royaume de Dieu. « Celui qui dit qu’il est dans la lumière et qui hait son frère est un menteur. Celui qui aime son frère demeure dans la lumière… Mais celui qui hait son frère est dans les ténèbres. » (1Jn 2.9-11) « Quiconque ne pratique pas le bien n’est pas de Dieu, non plus que celui qui n’aime pas son frère… Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie quand nous aimons les frères. » (1Jn 3.10, 14)

Jean est-il le seul auteur à établir cette équivalence de l’amour pour Dieu et de l’amour pour ceux qui appartiennent à Dieu ? Non. Paul cite le sommaire de la Loi avec les mêmes présupposés (Rm 13.8-10 ; Ga 5.13-18), de même que Jacques (2.5-8). Quant à l’auteur de la lettre aux Hébreux, il associe également l’amour manifesté aux frères et l’amour pour Dieu lui-même : « Dieu n’est pas injuste pour oublier votre travail et l’amour que vous avez manifesté pour son nom en ayant rendu et en rendant encore service aux saints. » (6.10) Les frères, les saints, le prochain sont les uns et les autres dans la sphère de l’amour de Dieu et de l’amour pour Dieu.

V. Tous, quels tous ?

La France est marquée par la philosophie humaniste et par la République laïque qui entendent appliquer à la communauté humaine dans son ensemble les privilèges de la fraternité. Elle est également marquée par le catholicisme romain, qui a confondu communion des saints, paroisse et village… Un réel effort est nécessaire pour s’approcher de la mesure biblique, qui est à la fois vaste et précisément définie, comme l’est le dessein de Dieu.

Pour cela, il est utile de nous pencher sur un certain nombre de mots qui, dans le texte biblique, n’ont pas nécessairement le sens que nous leur donnons dans le langage courant. Les notions de communion et de sainteté s’accommodent mal, en effet, de l’approximatif.

Tous[24] 

« Que le Seigneur augmente de plus en plus parmi vous, et à l’égard de tous, cette charité que nous avons nous-mêmes pour vous, afin d’affermir vos cœurs pour qu’ils soient irréprochables dans la sainteté devant Dieu notre Père, lors de l’avènement de notre Seigneur Jésus-Christ avec tous ses saints. » (1Th 3.13) Quels tous ? Le premier réflexe consiste à donner à ce terme son sens immédiat : tous les hommes. Or, le contexte démontre que c’est rarement le cas dans le Nouveau Testament. Presque toujours, le mot tous s’applique aux membres de l’Eglise, à ceux qui appartiennent à Christ : tous, mais eux seulement. « Ceux qui pèchent [parmi les anciens], reprends-les devant tous [l’Eglise]. » (1Tm 5.20)[25] « Enfin, soyez tous animés des mêmes pensées, des mêmes sentiments, pleins d’amour fraternel, de compassion, d’humilité. » (1P 3.8) « Saluez-vous les uns les autres par un baiser fraternel. Que la paix soit avec vous tous qui êtes en Jésus-Christ. » (5.14, TOB)[26]

Dans la lettre aux Romains, le mot tous est bien englobant, mais deux humanités différentes sont concernées : une en Adam et une en Christ, qui ne sont pas identiques. « Par un homme, le péché est entré… et tous ont péché ; par un homme, la justice s’étend à tous… Par un seul, beaucoup sont morts ; par un seul, la grâce a été répandue sur beaucoup ! » (Rm 5.12 et 15) Ces versets démontrent que la logique du texte biblique ne correspond pas d’emblée à la nôtre : les mots tous et beaucoup, dans ce même passage, indiquent, tous les deux, un grand nombre de personnes, mais pas les mêmes personnes. Il s’agit bien d’une totalité, mais dans deux ordres distincts : l’ensemble des  hommes en Adam, l’ensemble des élus en Christ.

D’autre part, la finalité du dessein de Dieu concernant l’ensemble des rachetés, dans de très nombreux cas, le mot tous, finalement, les désigne eux et eux seuls. « De même que tous meurent en Adam, tous revivront en Christ : Christ comme prémices, puis ceux qui lui appartiennent. » (1Co 15.22).  Des autres, il n’est plus question…

S’appliquant à l’Eglise, le mot tous a souvent un sens qualitatif. Il désigne la diversité : petits et grands, riches et pauvres, maîtres et serviteurs. « … ainsi, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps en Christ et nous sommes tous membres les uns des autres. » (Rm 12.5)[27]   

Le chapitre 12 de la première lettre aux Corinthiens développe ce principe en alternant les mots tous et chacun, et en faisant apparaître cette règle de grâce et de responsabilité au sein du peuple de Dieu : pas d’exclusion, pas d’esprit de clan, pas de préférence… Chacun compte ; tous ! « A chacun Dieu donne, pour l’utilité commune. » (1Co 12.7, cf. 1Co 10.1, 12.12, 18).

Dans d’autres passages, le mot tous signifie : Juifs et Grecs ou, plus précisément, chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine grecque. Cela n’allait pas de soi ! « Quelques Grecs étaient montés pour adorer… Et moi, quand j’aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les hommes à moi. » (Jn 12.20, 32) Le sens est qualitatif et pas seulement quantitatif : des hommes de toutes origines, d’entre toutes les nations, sans distinction de race[28].

Ainsi, plusieurs passages apparemment universalistes trouvent-ils leur sens véritable : le tous qui constitue l’accomplissement des promesses comprend l’ensemble des rachetés, au- delà de toutes barrières. Tous, mais eux seulement[29].

Dans ce sens, nous pouvons comparer ces deux versets : « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance, pour faire miséricorde à tous. » (Rm 11.32) « L’Ecriture a tout enfermé dans le péché afin que ce qui avait été promis fût donné en Jésus-Christ à ceux qui croient. » (Ga 3.22) Le texte de Galates 3 précise le sens du deuxième « tous » de Romains 11.32 : il  est bien englobant mais également sélectif. Tous, ce n’est pas tout le monde[30].

Quiconque 

Le mot quiconque a exactement le même sens. Il signifie : n’importe qui, dès lors que cette personne croit ! « Quiconque fait la volonté de mon Père, celui-là est mon frère… » (Mc 3.35 ; cf. 6.10-11) Ce mot annonce à la fois un jugement (au sein du peuple de Dieu) et une ouverture (aux païens), ce qui constitue la grande révélation (révolution !) de la nouvelle alliance et du Royaume de Dieu. Quiconque, c’est n’importe qui, mais en relation avec la porte étroite.

Les païens, les nations

Quand la Bible dit « les païens », elle désigne parfois tous les païens et parfois les chrétiens d’origine païenne. « Ce mystère, c’est que les païens sont cohéritiers, forment un même corps et participent aux mêmes promesses en Jésus-Christ par l’Evangile. » (Ep 3.6)[31]  Voilà donc, une fois encore, un mot qui doit recevoir un éclairage spécifique, si nous ne voulons pas appliquer à la Bible une vision qui n’est pas la sienne.

Il en est de même avec « les nations » ou « les peuples ». « Ce sont ceux qui ont la foi qui sont fils d’Abraham. Ainsi, l’Ecriture, prévoyant que Dieu justifierait les païens par la foi, a d’avance annoncé cette bonne nouvelle à Abraham : « Toutes les familles de la terre seront bénies en toi ! » (Gn 12.3) En sorte que ceux qui croient sont bénis avec Abraham le croyant. » (Ga 3.6-9)[32]     

En un sens, la totalité des païens et les nations…  est comprise en ceux qui croient (cf. Rm 15.10-12). Cela peut nous surprendre, mais que l’on songe seulement que si le commandement laissé aux disciples par Jésus : « Faites de toutes les nations des disciples… » (Mt 28.19) avait été correctement compris, l’annonce de l’Evangile en Amérique latine et ailleurs aurait été davantage respectueuse des hommes qu’elle rencontrait… et du plan de Dieu.

L’autre… 

Un certain nombre de passages utilisent des termes ou des expressions qui peuvent paraître incertaines. « Un homme » en Luc 10.30, « l’autre » en Philippiens 2, etc.  Pour chaque cas, le contexte permettra de déterminer de qui il s’agit. Dans la majorité des cas, il apparaîtra qu’il est question d’un membre du peuple de Dieu.  Le début du chapitre 2 de l’épître aux Philippiens en donne un exemple. « Que l’humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes. Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ… » (Versets 3-5) Nous reconnaissons que les recommandations exprimées ici peuvent avoir un caractère universel ; mais quelle est l’intention de l’auteur ? Paul parle de la relation que les chrétiens doivent développer entre eux. Entre eux seulement ? En un sens, oui[33], et cela revêt une grande importance. Par extension, cela touchera aussi l’attitude envers les non-chrétiens, bien que dans une autre mesure.

VI. Diaconie et diaconat

Les ministères bibliques ne sont pas une institution humaine facultative ou « modulable » à loisir. Ils correspondent à des dons et des vocations attribués par Dieu, pour les besoins de son Eglise. Les ministères manifestent la sollicitude et les soins du Seigneur lui-même pour son peuple[34]. Nous l’avons déjà dit, les ministères sont pour l’Eglise ; c’est l’Eglise qui a un ministère dans le monde, si l’on peut dire[35].

Avec les réformateurs, nous pouvons retenir que les ministères reconnus sont de nature pastorale ou diaconale. Les ministères de nature pastorale sont attachés à l’enseignement ou à la proclamation de la Parole de Dieu, publics ou privés (les anciens parmi lesquels se trouvent le ou les pasteurs, les docteurs, les évangélistes…). Le ministère diaconal est un ministère de soutien des membres les plus faibles de l’Eglise[36], dont la tâche spécifique est de veiller à ce que ne soit jamais négligée « l’assistance destinée aux saints »[37]. Ces deux types de ministère sont spirituels dans la mesure où ils contribuent à promouvoir ou à préserver l’unité spirituelle, la communion, et donc l’édification et le témoignage de l’Eglise[38].

Ces deux types de ministère sont distincts et indissociables. Il est impossible que, l’Evangile étant proclamé, enseigné, appliqué en paroles et portant des fruits dans les vies, le soutien diaconal ne se mette pas en place immédiatement comme une démonstration que l’on n’aime pas « en paroles seulement, mais en action et avec vérité » (1Jn 3.18). De même, l’action diaconale est impossible sans les soins et la discipline de nature pastorale. Il ne s’agit pas là d’un marchandage ou d’une question de mérites, mais d’une cohérence liée au témoignage du Royaume de Dieu, de discernement, de salutaire exercice de l’autorité ; il s’agit aussi de la survie de l’Eglise en tant que communauté fraternelle et solidaire.

Cette définition du diaconat établit donc une nette distinction entre l’action sociale ou humanitaire et les devoirs fraternels en ceci qu’elle oriente ce ministère prioritairement (peut-être faudrait-il dire exclusivement) vers les membres de l’Eglise et qu’elle se développe en lien étroit avec le ministère pastoral. Cette association apparaît clairement dans le Nouveau Testament[39], et laisse supposer que la discipline pastorale est une nécessité à côté du soutien diaconal. En effet, l’exigence d’assistance est telle parmi les chrétiens[40] qu’elle serait impraticable à l’échelle de la cité[41]. Certes, une œuvre sociale ou humanitaire use également d’une discipline, mais sa nature diffère inévitablement.

Le diaconat comme la diaconie ont pour particularité de constituer un précieux soutien au ministère pastoral[42], de susciter des actions de grâce (ce qui n’est pas sans rapport avec le culte)[43], d’être une manière de servir le Seigneur lui-même[44]. Le service (mutuel) des saints est une preuve de maturité spirituelle de l’Eglise[45].

VII. Et ceux du dehors ?

Et les autres ? Les veuves et les orphelins de la terre ne méritent-ils pas tous la même considération ? Et les étrangers, et les malades, et les sans-abri, et ceux que nous croisons dans la rue ? Chacun n’a-t-il pas sa souffrance qui vaut bien celle des autres ? Chacun n’attend-il pas d’être secouru ? A bien des égards oui, bien sûr. Sous le rapport humain, les chrétiens ne sont ni meilleurs, ni plus méritants que les autres hommes. Sous le rapport des droits de l’homme et de la citoyenneté, aucune différence ne devrait être faite. Sous le rapport du Royaume de Dieu, cependant, d’autres considérations doivent être prises en compte, incompréhensibles pour l’intelligence naturelle, mais capitales dans le cadre de la foi.

Soyons clairs : l’égalité de condition « en humanité » peut et doit être rappelée sans restriction, comme le fait Paul à Athènes[46] : « Dieu a fait que tous les hommes, sortis d’un seul sang, habitent sur toute la terre. » (Ac 17.26) Il est important de rappeler que tous les hommes, sans exception, sont créés à l’image de Dieu et sont, à ce titre, dignes d’honneur, c’est-à-dire estimés à un grand prix. « Honorez tout le monde, aimez les frères, craignez Dieu, honorez le  roi. » (1Pi 2.17)  

Si cette dernière exhortation indique que personne n’est oublié, elle rappelle en même temps que des regards appropriés sont requis, qui correspondent à des situations (on pourrait dire des sphères d’existence ou d’identité) qui ne sont pas équivalentes, à des engagements distincts… à des espérances différentes[47].

De nombreux textes bibliques, par exemple, introduisent la notion dynamique de priorité[48]. « … nous nous sommes conduits avec sainteté et pureté devant Dieu, dans le monde et surtout [malista = principalement] envers vous… » (2Co 1.12) « Pratiquons le bien envers tous, surtout  envers les frères en la foi. » (Ga 6.10)[49] 

Nous ne pouvons ni dissocier ni confondre l’ordre de la création et l’ordre du salut, ou encore l’humanité en Adam et l’humanité en Christ. De même, la grâce générale (pour tous les hommes) et la grâce particulière de la rédemption (qui concerne les élus) ont bien la même source, mais pas la même finalité. Une est pour le temps ; l’autre est éternelle. Nous remarquons que l’ordre de la création est rappelé sans cesse : le Dieu qui nous sauve est celui qui a créé le ciel et la terre. Cependant, la vocation principale sinon unique de la révélation biblique est de nous instruire de ce qui touche notre rédemption[50]. Cela explique sans doute que de nombreux passages peuvent donner l’impression que « ceux du dehors » sont comme ignorés. « Ce sont des gens dont l’Eglise ne fait aucun cas que vous prenez pour juges. » (1Co 6.4)[51]

La préoccupation principale de Dieu est et demeure son peuple, que celui-ci soit rassemblé ou dispersé, Israël ou l’Eglise. Cela est visible, paradoxalement, dans deux textes bibliques souvent cités pour attirer l’attention sur la dimension sociale de notre responsabilité. Au peuple de Dieu exilé à Babylone, le prophète donne cette recommandation : « Recherchez le bien de la ville où je vous ai menés en captivité et priez Dieu en sa faveur, car votre bonheur dépend du sien. » (Jr 29.7) A Timothée, l’apôtre Paul demandera de « faire des prières pour tous les hommes, pour les rois et pour ceux qui sont élevés en dignité, afin que nous menions une vie paisible et tranquille, en toute piété et honnêteté. » (1Tm 2.1-2) Dans ces deux passages, nous remarquons que la finalité n’est pas le salut ni même le bien-être des hommes en général, mais la tranquillité… du peuple de Dieu !

Et les pauvres ? Nous avons observé déjà que les pauvres dont il est question, dans la très grande majorité des cas, sont ceux qui appartiennent ou se trouvent assimilés au peuple de Dieu. « Refuser justice aux pauvres, ravir leur droit aux malheureux de mon peuple, pour faire des veuves leur proie et des orphelins leur butin… » (Es 10.2) « Ayez l’un pour l’autre de la bonté et de la miséricorde. N’opprimez pas la veuve et l’orphelin, l’étranger et le pauvre, et ne méditez pas l’un contre l’autre le mal dans vos cœurs. » (Za 7.10)[52] Si cela nous paraît surprenant aujourd’hui, nous ferons bien d’en chercher la raison, car, pendant la période apostolique, la chose paraissait si évidente qu’il était superflu de la préciser, comme on le voit encore dans la lettre de Jacques : « La religion pure et sans tâche, devant Dieu notre Père, consiste à visiter les orphelins et les veuves dans leurs afflictions, et à se préserver des souillures du monde. » (Jc 1.27) Ainsi, nous pourrons nous poser la question des causes de cette évolution actuelle : progrès ou apostasie ?[53]

VIII. L’Eglise dans la cité

Quelqu’un demandera peut-être s’il n’y a pas un risque à circonscrire ainsi notre vision au point de la rendre étriquée, frileuse, exclusive. Le risque existe, bien sûr, et cela constituerait un mauvais témoignage, vu que si l’enseignement de Jésus ou de Paul nous paraissent sévères parfois, ils ne donnent jamais pour autant l’impression d’être étroits.

La Bible nous donne de très nombreuses preuves du souci que Dieu a pour tout ce qui vit, hommes et animaux ![54] Nous voyons également de nombreux exemples d’ouverture à ceux qui n’appartiennent pas au peuple de Dieu et cela dès le tout début de la révélation biblique. Jésus le rappelle clairement : « Il y avait plusieurs veuves en Israël du temps d’Elie, lorsque le ciel fut fermé trois ans et six mois, et qu’il y eut une grande famine sur toute la terre ; et cependant Elie ne fut envoyé vers aucune d’elles, mais vers une femme veuve, à Sarepta, dans le pays de Sidon. Il y avait aussi plusieurs lépreux en Israël du temps d’Elisée le prophète ; et cependant aucun d’eux ne fut purifié si ce n’est Naaman le Syrien. » (Lc 4.25-27) Cela ne semble-t-il pas contredire ce qui a été avancé plus haut ? Que devons-nous en déduire ? 

Nous l’avons rappelé déjà, les « quiconque » de l’Evangile constituent tout à la fois un jugement pour le peuple de Dieu et une ouverture pour ceux qui ne sont pas (encore) du peuple de Dieu[55]. L’Eglise dans la ville, ce n’est ni la population tout entière ni un club d’amis. L’Eglise, c’est à la fois le petit reste fidèle et la multitude innombrable de ceux qui confessent le nom de Jésus. Et à ceux-là, nous pouvons associer ceux qui croiront un jour et que nous ne connaissons pas, car cela ne se voit pas encore ; mais Dieu, lui, les connaît !

L’intercession d’Abraham pour Sodome, suscitée par Dieu lui-même, témoigne de la place qu’une ville, aussi incrédule ou corrompue soit-elle, a dans le cœur de Dieu. S’il y a dix justes, Dieu ne détruira pas la ville. Mais ce même épisode démontre la distinction forte que Dieu établit entre son peuple et la ville, car Lot et les siens sont comme contraints de sortir, in extremis. Au sujet de Lot et de sa famille, on peut dire avec l’apôtre Pierre : « Et si le juste se sauve avec peine, que deviendront l’injuste et le pécheur ? » (1 P 4.18)

Oui, Dieu prend les villes en considération comme en témoignent aussi les interpellations nombreuses de la part de prophètes, de Jésus lui-même : Ninive, Jérusalem, Tyr, Sidon, Capernaüm, Bethsaïda… mais aucune de ces mentions n’autorise à attribuer à une ville les promesses adressées au peuple de Dieu.

Comment devons-nous considérer, alors, l’action sociale ou politique et les œuvres humanitaires ? Nous le ferons à la lumière des indications tirées de l’Ecriture, celles qui ont été rappelées ci-dessus et quelques autres encore sans doute. Ces indications sont à la fois restrictives et vastes.

Elles sont restrictives dans la mesure où elles sont peu nombreuses : la grande majorité, la quasi-totalité des commandements bibliques concerne, en effet, les relations au sein du peuple de Dieu, Israël et l’Eglise, cela dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament. Elles sont restrictives dans la mesure où l’Evangile attire notre attention sur la personne de Jésus et sur la rédemption qu’il a opérée, rédemption dont les implications sont nombreuses et pour une part immédiates, mais dont la finalité n’est « pas de ce monde ». A aucun moment, nous ne voyons Jésus se soucier de questions sociales ou politiques, ni les apôtres après lui. En réalité, il n’apparaît nulle part que l’Eglise en tant que telle ait reçu un mandat de Dieu pour s’investir dans le domaine social, politique ou humanitaire.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas de dire que ces domaines sont sans importance et doivent nous laisser indifférents. Mais tout aussi légitimes et importants qu’ils soient, comme « le manger et le boire » par exemple (Rm 14.17), ou encore comme la recherche médicale ou l’alphabétisation ou quelque autre engagement professionnel, culturel ou social, ils ne font pas l’objet d’un appel spécifique pour l’Eglise en tant que telle.

A quel titre serons-nous concernés alors ? Il nous semble que la réponse pourrait être double : à titre individuel tout d’abord, en lien avec les circonstances particulières que Dieu permet dans nos lieux de vie et d’activité, le chrétien ne se désolidarisant pas de ce (ni de ceux) qui l’entoure(nt), dans son quartier, sa ville, son lieu de travail, son pays, dans le temps qui est le sien. Ensuite, en fonction de vocations spécifiques que Dieu confie aux chrétiens comme aux non-chrétiens, pour s’investir dans des domaines particuliers, pratiquement sans exception. Ces vocations peuvent être apparentées ou pas à des vocations professionnelles : éducation, soins médicaux ou autres, musique et autres formes d’art, recherche, technologie, action sociale et réinsertion, vie associative, préservation de l’environnement, et ainsi de suite.

La particularité du chrétien, c’est qu’il agira en chrétien dans ces différents domaines, de manière irréprochable, comme un enfant de Dieu irrépréhensible (Ph 2.15), à côté de non-chrétiens, autant que cela sera possible. Des engagements professionnels, sociaux, humanitaires, sanitaires, culturels entre chrétiens sont-ils envisageables ou souhaitables ? C’est une question vaste, délicate, qui touche à ce que nous appelons « les œuvres » de l’Eglise ou à certaines associations[56] ou mouvements politiques. Il nous semble que cela est possible pour constituer un soutien aux chrétiens qui peuvent se trouver isolés dans tel ou tel milieu, ou encore pour mieux pénétrer tel ou tel domaine ou sphère d’activité. Cela est possible et sans doute souhaitable, mais il s’agira là de l’engagement de chrétiens, avec des risques et des limites dont il faudra être conscients, et pas d’une œuvre ou d’un engagement de l’Eglise en tant que telle. Non pas que l’Eglise soit au-dessus de cela, mais ce n’est pas sa vocation.

Ainsi, toutes restrictives qu’elles soient, les implications concernant l’engagement social et humanitaire (ou culturel ou sanitaire, etc.) sont vastes également. Elles sont vastes car elles reflètent la fidélité de Dieu envers sa création tout entière, fidélité qui n’est pas à salut mais qui s’inscrit dans le cadre de sa patience et de sa miséricorde. Ce n’est pas là le tout du Royaume de Dieu et de notre espérance, mais ce n’est pas rien non plus ! Cette fidélité-là, les chrétiens en sont bénéficiaires également, et cela crée une solidarité de condition avec l’ensemble des hommes, qu’il serait insensé de nier. « Votre bonheur dépend du sien. » (Jr 29.7)

Ainsi, il n’est pas vain de parler, comme Martin Luther l’a fait, d’une « double citoyenneté » du chrétien dans ce monde. Qu’il suffise de rappeler que les deux identités du chrétien (membre de l’humanité présente et membre du peuple des rachetés) ne sont pas d’égale importance, qu’elles sont susceptibles de se contrarier mais qu’elles ne le feront pas nécessairement. En d’autres termes, le chrétien ne trahit pas sa vocation de chrétien quand il s’investit dans des domaines strictement terrestres et temporels, tant qu’il n’oublie pas son autre vocation, celle d’enfant de Dieu[57]. Ce chrétien se dira que si cette terre et ce temps sont destinés à cesser d’exister dans leur forme actuelle un jour, ils n’en demeurent pas moins la terre et le temps de Dieu. Il se souviendra que son Sauveur n’a pas prié pour qu’il soit ôté du monde mais préservé du mal et sanctifié (Jn 17.15, 17), ce qui n’est pas la même chose. Il n’y a là aucune autorisation pour la compromission ; il y a là un appel à être sel de la terre et lumière du monde, « au milieu d’une génération perverse et corrompue, parmi laquelle [il est appelé à] briller comme [un] flambeau dans le monde » (Ph 2.14-15).

Ce chrétien n’est pas appelé à quitter son conjoint non chrétien, par exemple (1Co 7.12-16), car le mariage est aussi une disposition créationnelle qui concerne l’ensemble des hommes. Ce chrétien paiera ses impôts (« Rendez à César ») et regardera les magistrats comme serviteurs de Dieu, qu’ils soient chrétiens ou pas, car il n’y a pas d’autorité qui n’ait été instituée par Dieu (Rm 13.4-6). Ce chrétien se souviendra qu’il doit honorer tout le monde (1P 2.17), ce qui signifie, notamment, que les Dix Commandements donnés au peuple de Dieu ont aussi une valeur universelle ; en conséquence, il saisira les occasions qui se présenteront pour rappeler que les indications morales que présente l’Ecriture sont appropriées et, à certains égards, vitales pour tous les hommes. Il se souviendra de cet appel de Jésus, qui a vraisemblablement aussi une valeur universelle : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes. » (Mt 7.12) Ainsi, l’action sociale, l’aide humanitaire sont-elles non seulement possibles mais souhaitables, étant porteuses de la générosité de Dieu lui-même.

Qu’il suffise que ce chrétien ne confonde pas cet engagement avec celui qui le lie  à ses frères et sœurs dans la foi, car c’est le témoignage du Royaume de Dieu qui est en question dans cette distinction. Qu’il  considère que parmi ces hommes et ces femmes qui l’entourent et qui ne croient pas en Dieu, il s’en trouve qui croiront un jour et qui sont, d’ores et déjà, comptés par Dieu comme des rachetés ; qu’il s’en trouve également qui sont chrétiens mais qui n’en ont pas l’apparence, pour de multiples raisons.         

IX. Le débordement de la grâce

Plusieurs craindront que l’Eglise se replie sur elle-même si l’accent est mis sur les relations fraternelles (les droits et les devoirs spécifiques et réciproques des membres du peuple de Dieu) ; ils craindront qu’en se distinguant nettement de la société, l’Eglise se trouve dans l’impossibilité d’accueillir de nouveaux membres et de grandir. Notre constat est plutôt contraire à cela : les Eglises qui ont un discours humaniste et qui investissent dans le social ont sans doute beaucoup de contacts, mais l’assemblée des croyants ne grandit pas réellement. A l’inverse, les Eglises qui grandissent sont celles qui osent dévoiler la spécificité – pour ne pas dire la radicalité – de la vocation et du message chrétiens. Ce n’est pas une preuve, mais c’est un indice intéressant.

La croissance numérique de l’Eglise est en partie conditionnée par sa croissance en maturité, comme cela apparaît dans le livre des Actes. « Les Eglises se fortifiaient dans la foi et augmentaient en nombre de jour en jour. » (Ac 16.5) Cette maturité se démontre notamment par l’attachement à ces trois dimensions de la vie du chrétien et de celle de l’Eglise que nous avons déjà mentionnées :

L’unité spirituelle : « Qu’ils soient un afin que le monde croie. » (Jn 17.21)

L’amour fraternel : « A l’amour que vous aurez les uns pour les autres, tous sauront… » (Jn 13.35)

La sainteté de vie : « Ayez au milieu des païens une bonne conduite, afin qu’ils remarquent vos bonnes œuvres et glorifient Dieu le jour où il les visitera. » (1P 3.12)

Il est facile de constater que ces trois thèmes occupent la majeure partie (quasiment l’intégralité) des écrits apostoliques. La première lettre de Jean en fait le triple signe de la vie nouvelle. On observe également qu’à chacune de ces trois réalités est attachée une promesse : « à cela, tous verront » ; « afin que le monde croie » ; « afin qu’ils glorifient Dieu »[58]. Il apparaît ainsi que si l’expérience chrétienne authentique est susceptible d’étonner, voire de heurter bien des personnes, elle constitue également une démonstration convaincante pour beaucoup d’autres, disons pour ceux qui ont soif et que Dieu appelle.

En outre, la Bible montre clairement que l’amour n’est pas une vertu naturelle, immanente, qui peut être dissociée de la foi et de l’espérance, c’est-à-dire de l’expérience de l’amour de Christ[59]. Quant à l’amour fraternel, il n’est pas dissociable de l’unité spirituelle et de la sainteté de vie[60]. L’apôtre Jean, en effet, nous révèle que l’unité et l’amour qui existent entre le Père, le Fils et l’Esprit caractérisent les relations entre les chrétiens. L’amour du chrétien, c’est l’amour de Christ pour lui et au travers de lui. Quand j’aime mon frère chrétien, c’est Christ que j’aime à travers lui, et c’est Christ qui l’aime à travers moi ! C’est la raison pour laquelle le mot « communion » peut être appliqué à ces deux niveaux de relation.

La croissance par débordement est un fruit naturel de la communion de chaque chrétien avec Dieu et avec ses frères et sœurs dans la foi. Tout chrétien « en bonne santé » désire ardemment cette double communion et se rend immédiatement compte quand elle est « abîmée ».

Si chaque chrétien, aimé de Dieu, aime ses frères et sœurs chrétiens de cet amour et si, en vertu de la réciprocité propre au peuple de Dieu, il est aussi aimé de cet amour, alors une sorte de perfection de la grâce se manifestera, qui sera la démonstration de la présence vivante et agissante du Seigneur au milieu de son peuple[61]. Par une telle démonstration, beaucoup seront touchés à salut, « en aussi grand nombre que le Seigneur notre Dieu les appellera » (Ac 2.39).


Annexe 1

La communion des saints, d’abord en Dieu

Au lieu de partir « d’en bas », n’est-il pas judicieux de partir « d’en haut » où les réalités premières sont établies, qui doivent ensuite se refléter sur la terre ? C’est ce que nous affirmons avec le Symbole des apôtres : « Je crois la communion des saints. » 

a. Dans le Père

Au commencement Dieu. Ce n’est pas seulement la révélation du salut et du Royaume de Dieu  qui « descend d’en haut, du Père des lumières », mais c’est leur réalité même, préexistante et manifestée au temps convenable. L’apôtre Paul l’affirme : « En Christ, nous avons été élus avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints et irrépréhensibles devant lui. » (Ep 1.4)

Jésus déjà avait relié les événements présents à une réalité qui existait dans l’intimité qui était la sienne avec son Père, avant le commencement des temps : «Je t’ai glorifié sur la terre, j’ai achevé l’œuvre que tu m’as donnée à faire. Et maintenant, toi Père, glorifie-moi de la gloire que j’avais auprès de toi avant que le monde fût. J’ai fait connaître ton nom aux hommes que tu m’as donnés du milieu du monde. Ils étaient à toi, tu me les as donnés ; et ils ont gardé ta parole. » (Jn 17.4-6)  

Remarquons l’ordre des verbes de la dernière phrase. C’est d’abord en Dieu ! C’est une œuvre si haute, si parfaite, qu’elle ne laisse rien au hasard, qu’elle ne peut être que l’œuvre de Dieu lui-même[62]. « Nous vous écrivons ces choses afin que vous soyez en communion avec nous. Or, notre communion est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ », dit l’apôtre Jean[63].

b. En Christ 

Ces deux mots « en Christ » définissent le lieu de résidence, la position présente du chrétien et de l’Eglise[64]. Plus qu’un lieu, c’est l’identité du chrétien et de l’Eglise qui est ainsi désignée. Plus même qu’une identité ou une appartenance, c’est d’une double in-habitation qu’il s’agit : lui en nous et nous en lui ! (Jn 15.4). L’évangéliste Jean nous donne le vertige en osant comparer (assimiler peut-être) l’unité spirituelle qui unit les chrétiens entre eux, dès maintenant, à celle qui les unit au Fils et à celle qui unit le Père et le Fils (Jn 17.20-23).

Nous remarquons que cette unité spirituelle – cette communion – est à la fois acquise, établie, assurée, mais qu’elle doit aussi être préservée, et qu’elle est également appelée à se manifester et à grandir de plus en plus par la grâce de Dieu et par l’engagement fidèle et persévérant de chacun. Le « demeurez en moi » de Jean 15 indique bien qu’il s’agit tout à la fois d’une position acquise et à préserver.

c. En Esprit

Le « en Christ » ne peut s’envisager sans l’action et sans la présence de l’Esprit Saint, qui en est à la fois l’agent et le garant. « Que l’amour de Dieu, la grâce de Jésus-Christ et la communion du Saint-Esprit soient avec vous. » (2Co 13.13) Ainsi sont confirmées la dimension établie de notre communion et sa dimension sensible, voire fragile. Le même Esprit, par qui nous sommes « scellés pour le jour de la rédemption », peut également être attristé (Ep.4.30). La présence de Dieu est bien promise et accordée dans le cœur du chrétien racheté comme au sein de la communauté rassemblée ; cependant cette présence ne peut jamais être considérée comme allant de soi, comme si elle n’était liée qu’à une éducation, à un lieu donné,  à un rite ou à une formule liturgique. « Si deux ou trois sont assemblés en mon nom… », ce n’est pas seulement être « assis là » le dimanche à 10 h 30 ! Sommes-nous sensibles aux conditions qui permettent à la présence de Dieu d’être manifeste et pas seulement symbolique ?[65]

Notons que la communion dont nous parlons est faite de tout autre chose que des liens de  parenté charnelle, d’amitié, d’affection, d’affinité humaine, même si tout cela est bon et jusqu’à un certain point compatible ! « Qui est ma mère, mon frère, ma sœur. Quiconque fait la volonté de mon Père… », a dit Jésus (Mc 3.33). Nous sommes généralement très sentimentaux et Paul qualifie de « psychique » cette dimension commune à l’ensemble des hommes, bien insuffisante au regard de Dieu[66].  

Annexe 2

Le Bon Samaritain

Comme la parabole du jugement des nations en Matthieu 25 (« Toutes les fois que vous avez fait ces choses à un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait », v. 40), la parabole du Bon samaritain (Lc 10.25-37) a servi d’innombrables fois à justifier l’amalgame entre amour fraternel et action sociale ou aide humanitaire, ou encore une sorte de salut par les œuvres sans la foi. Que faut-il en penser ?

Les tendances libérale ou moderniste accentuent tellement l’importance du contexte socioculturel des récits bibliques que ces récits n’ont plus grand-chose à nous dire aujourd’hui, si ce n’est quelques rappels moralisateurs. Les évangéliques sont souvent tentés par une autre erreur : ils donnent d’emblée aux récits une portée universelle en oubliant le contexte dans lequel se situe le rédacteur. Dans les deux cas, la Bible est approchée avec des présupposés extérieurs à elle-même, ce qui conduit à donner un sens qui n’est pas réellement celui du texte. C’est dans la Bible que nous devons trouver les clés pour interpréter correctement la Bible !

Une de ces clés, c’est la centralité du peuple de Dieu, Israël-Eglise, indissolublement liée à la centralité de la personne de Jésus-Christ. Genèse 12 le montre déjà : il y est question des étoiles du ciel et du sable sur le bord de la mer, mais c’est la descendance d’Abraham ! Les nations de la terre qui seront bénies en lui, ce sont ceux et celles qui, au sein des nations, manifesteront la foi d’Abraham : il s’agit encore de la descendance d’Abraham. La descendance d’Abraham, ce sont ceux qui croient : c’est l’Israël fidèle, c’est l’Eglise de Jésus-Christ parmi les nations.

Quand, dans l’Ancien ou le Nouveau Testament, il est question de « la foule », ou du « peuple », ou  quand nous lisons le mot « tous », nous sommes tentés de le comprendre d’une manière générale, alors que – sans qu’il soit besoin de le préciser dans le texte – il s’agit du peuple de Dieu et de lui seul (Lc 1.77 ; Ac 10.2). Il en est de même quand nous lisons « quelqu’un » (comparer Mc 11.25 et Mt 5.23-24), ou encore au début de la parabole du Bon Samaritain, quand il est question d’un « homme », sans précision (le blessé, ici). Le Samaritain, lui, est en voyage (v. 33), hors de sa contrée, c’est-à-dire en Israël (les lévites et les sacrificateurs ne circulaient qu’en Israël).

Quand le docteur de la loi qui interroge Jésus cite le sommaire de la loi (v. 27), il sait bien qu’il s’agit d’une loi interne au peuple saint, selon Lévitique 25. Quand il demande qui est son prochain, Jésus lui montre au travers de la parabole que ceux qui devraient le savoir et le pratiquer le négligent, et que celui qui n’est pas directement concerné (car étranger au peuple de Dieu) démontre une sensibilité étonnante. Cette sensibilité, ce n’est pas seulement « faire du bien à quelqu’un », mais « c’est montrer de l’égard à un membre du peuple de Dieu » (comme l’ont fait Rahab, Ruth,  etc.). Cela apparaît maintes fois dans les évangiles, avec les pierres qui peuvent devenir la descendance d’Abraham (Mt 3.7), la femme samaritaine, le lépreux samaritain, le centenier de Luc 7.2-5, celui de Luc 23.47, la femme syro-phénicienne, le centenier d’Actes 10.2…

A plusieurs reprises, cette attitude accueillante ou bienveillante vis-à-vis du Royaume de Dieu se manifeste par un attachement des « craignant-Dieu » au peuple de Dieu ou à un de ses membres : « Il aime notre nation et c’est lui qui a bâti notre synagogue. » (Lc 7.4-5) « Il faisait beaucoup d’aumônes au peuple et priait Dieu continuellement. » (Ac 10.2) « Il a exercé la miséricorde envers lui. » (Lc 10.37)

Une autre clé se révèle ici : ce que l’on fait au peuple de Dieu, c’est à Dieu qu’on le fait ! D’innombrables passages le montrent tout au long de la Bible[67]. Le lien entre Dieu et son peuple est tel que c’est exercer une forme de piété que de servir son peuple. Jean le souligne dans sa première lettre : le double signe de la vie nouvelle, c’est garder les commandements et aimer les frères. Quand on lit 1 Jean 4.20 à 5.2 (« Que celui qui aime Dieu aime aussi son frère »), on retrouve, avec d’autres mots, le sommaire de la Loi : aimer Dieu et son prochain !

Jésus montre, en outre, qu’en Israël le prochain n’est pas seulement celui qui est aimé comme un frère, mais c’est aussi celui qui aime de cette manière propre au peuple de Dieu. « Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé entre les mains des brigands ? Va et toi, fais de même. » En « exerçant la miséricorde » envers un enfant d’Israël, le Samaritain montre que son cœur est préparé pour le Royaume de Dieu. Il est déjà proche de la communion des saints.

Annexe 3

Dieu aime-t-il tous les hommes ?

Il ne s’agit pas ici de traiter cette question, mais seulement de la poser ; d’oser la poser bien qu’elle paraisse choquante au premier abord. Mais pourquoi est-elle choquante, finalement ? Il ne s’agit pas de demander si « Dieu est amour », car cela est affirmé explicitement dans la Bible. Mais que Dieu doive ou même puisse aimer tous les hommes dans la condition de rébellion qui est la leur, cela va-t-il de soi ? L’homme serait-il réellement aimable devant Dieu ?

Trois schémas de pensée existent dans les Eglises aujourd’hui, qui peuvent être présentés succinctement.

Le schéma humaniste moderne – très présent dans l’Eglise romaine et l’Eglise réformée de France – considère que Dieu aime tous les hommes, ce qui implique le salut de tous les hommes[68]. Il y a là une certaine logique. Comment un homme aimé de Dieu pourrait-il être rejeté par Dieu ?

Le schéma « évangélique » classique – appelé arminien en théologie[69] – considère lui aussi que Dieu aime tous les hommes et que Christ est mort pour tous les hommes, mais cet amour manifesté en Jésus-Christ ne trouve son aboutissement que pour ceux qui accepteront de croire en lui. Les autres « rendent nul à leur égard le dessein de Dieu », pour reprendre ce que Jésus a dit des Juifs incrédules. Dans ce schéma, l’amour de Dieu et le salut sont en quelque sorte dissociés, puisque les arminiens ne croient pas que tous les hommes seront sauvés.

Le troisième schéma, que l’on pourrait appeler « calviniste », garde l’association amour de Dieu ‒ salut (ceux que Dieu aime, il les sauve), mais aussi le principe selon lequel tous les hommes ne seront pas sauvés. L’implication logique est la suivante : Dieu aime et sauve les élus. Le salut n’est pas accompli pour tous et reçu par certains seulement, ceux qui en veulent bien ou qui ont eu la chance de faire une bonne rencontre ; il est accompli entièrement et efficacement pour ceux que Dieu a choisis dans sa grâce pour être ses enfants.

Présentée comme cela, cette compréhension de l’amour de Dieu peut sembler  réductrice et difficile à accepter pour la raison. Remarquons que chacun des trois schémas peut paraître réducteur. Le premier fait le choix de l’amour inconditionnel et passe sous silence les exigences de la sainteté et de la justice de Dieu, c’est-à-dire une partie importante de la révélation biblique[70]. Dans le second, c’est la souveraineté de Dieu qui est amoindrie, l’amour de Dieu se heurtant au bon vouloir de l’homme, ce qui revient à accorder une part considérable à un être regardé comme corrompu, incapable de faire le bien. Dans le troisième schéma, la difficulté semble être celle-ci : comment un Dieu d’amour pourrait-il ne pas aimer tous les hommes ? Et s’il aime certains hommes et pas d’autres, pourquoi ceux-ci et pas ceux-là ?

Pour ce qui est de cette dernière question, nous ne sommes pas sans réponse, car elle est posée explicitement dans la Bible, notamment dans le chapitre 9 de la lettre aux Romains : l’homme n’est tout simplement pas en position d’évaluer et encore moins de contester le choix souverain de Dieu. Que Dieu laisse le pécheur sous la condamnation ou qu’il le gracie, il est juste et nul reproche ne peut lui être adressé.

Quant aux destinataires de l’amour de Dieu, il n’est pas difficile de montrer qu’ils sont déterminés, sans rapport avec les mérites, en fonction d’un dessein d’élection arrêté par avance (Ep 1.3-12). En parlant des disciples présents et à venir, Jésus dit à son Père : « Ils étaient à toi, tu me les as donnés, ils ont gardé ta parole. » A la fin de sa prière, Jésus nous fait découvrir que l’amour du Père pour ses disciples est le même que l’amour du Père pour le Fils (Jn 17.23). Le Père aime le Fils et ceux qui sont « en lui »[71].

Il nous semble, en effet, remarquer que le verbe aimer, dans l’Ecriture, n’est jamais utilisé qu’en rapport avec le peuple de Dieu[72]. Ce verbe a toujours un sens fort, lié  à une appartenance, un don de soi, comme cela est vécu dans l’union conjugale, entre parents et enfants, ou encore entre le berger et son troupeau : une alliance les lie[73].

Cet amour particulier ne nie pas qu’il y ait aussi des promesses pour l’ensemble des hommes, comme on le voit en Genèse 9, dans le cadre de la grâce générale et de la patience de Dieu (Ac 14.17). Cette disposition autorise-t-elle à affirmer que Dieu aime tous les hommes ?[74] Pas sans définir ce que nous entendons par le mot aimer[75].

C’est ainsi qu’il est demandé à ceux qui ont été ainsi aimés de s’aimer les uns les autres (de l’amour même dont ils ont été aimés, Jn 13.34-35 ; 1Jn 4.11) et de se conduire de manière irréprochable vis-à-vis de ceux du dehors, ce qui n’est pas exactement la même chose[76]. Les implications de cette réflexion, on le voit, sont nombreuses et importantes.


* C. Nicolas est pasteur ; après avoir été aumônier aux armées, il est depuis 2004 aumônier en hôpital à Alès.

[1] 1Co 2.2, 14.24-25 ; 2Co 4.4 ; Col 2.8, 3.24 ; Ap 1.5, 8, 11.15, 12.10, 20.4.

[2] Comparer avec Jean 17.20-21, où Jésus associe l’unité entre les disciples, l’unité entre les disciples et lui et l’unité entre le Père et lui. 

[3] « Je crois la sainte Eglise universelle », dit le Symbole des apôtres, après avoir dit : « Je crois en Jésus-Christ. »

[4] Noter que ce qu’un chrétien vit quand il est seul, même en secret, affecte positivement ou négativement la communion des saints, autrement dit la vie de l’Eglise.

[5] Voir l’annexe 3 : Dieu aime-t-il tous les hommes ?

[6] Luc 7.4. En Actes 10.1-2, nous voyons un autre officier romain, Corneille, démontrer sa piété et sa crainte de Dieu par ses prières et ses aumônes au peuple (de Dieu). Deux indices révélateurs de quelque chose qui s’apparente de près à la foi.

[7] En 1Tm 5.4, le mot piété est employé pour parler des relations que les enfants doivent développer envers leurs parents. Notons l’affirmation surprenante de Mt 10.40 et Jn 13.20 : « Qui vous reçoit me reçoit… »

[8] Nous savons que la tendance actuelle, présente dans tous les milieux ou presque, est d’appliquer ce principe à l’ensemble des hommes, faisant souvent de cette application universaliste le cœur même de l’Evangile. Je pense  à l’opération récente de la Fédération protestante de France (FPF) : « Qu’as-tu fait de ton frère ? » au sujet des migrants, ou au slogan du Défi Michée, le 10 novembre 2010 : « Souvenez-vous des pauvres », appliquant cette injonction aux pauvres du monde, quand le texte biblique cité vise les pauvres au sein des communautés chrétiennes (Ga 2.10, cf. Ac 11.29-30).

[9] Cf. Mt 18.19 ; 1Co 1.10, 12.24-26 ; Ep 4.1-3 ; Ph 2.1-2 ; Col 2.2, etc.

[10] Il en est de même pour les expressions les uns les autres, réciproquement, mutuellement, qui s’appliquent toujours aux relations au sein du peuple de Dieu. Appliqués à l’ensemble des hommes, ces principes deviennent utopiques ; appliqués aux disciples de Christ, ils sont impératifs. « Par amour fraternel, soyez pleins d’affection les uns pour les autres. » Rm 12.10, cf. Ep 4.25, etc.

[11] Nous avons l’équivalent de cette mise en garde quand Jésus avertit que ce ne sont pas ceux qui disent « Seigneur ! Seigneur ! » qui entreront dans le Royaume de Dieu, mais ceux-là seuls qui font la volonté de son Père (Mt 7.21).

[12] Exigences et grâce vont ensemble : c’est au frère qui a offensé que Jésus recommande de pardonner soixante-dix fois sept fois (Mt 18.21).

[13] Certains pourraient considérer qu’en Actes 17.26 nous avons une autorisation pour considérer tous les hommes comme frères… en humanité. L’idée est belle, mais est-elle judicieuse ?

[14] On peut lire 1Jn 4.21 à 5.1, où le terme frère est précisément celui qui est « né de Dieu ».

[15] Mt 1.21, 9.36 ; Lc 14.25 ; Ac 4.1-2…

[16] 1Co 11.21, cf. 2Co 8.13-15 ; 1Jn 3.17.

[17] Nous avons vu les responsables du Défi Michée, en octobre 2010, utiliser comme un slogan cette expression de la lettre aux Galates : « Souvenez-vous des pauvres » (2.10) en omettant de préciser que le contexte de ce passage indique clairement la préoccupation de l’apôtre pour « les frères de la Judée » (Actes 11.29-30).

[18] On peut excepter le livre des Proverbes, dont les sentences ont un caractère universel.

[19] Et soumis à une même discipline. Lv 17.8, 10, 18.26-29, 19.8, 20.2, cf. 1R 8.41-43.

[20] Cela est illustré par l’attitude de Rahab. Rahab n’est pas seulement accueillante par simple pitié ou bienveillance : elle a entendu parler du peuple d’Israël et de ce que Dieu a fait pour lui. Par la foi, elle accueille ces émissaires et invoque leur bienveillance en termes de salut.

[21] Voir en annexe l’interprétation que nous proposons de la parabole du Bon Samaritain.

[22] Voir l’annexe 2 sur la parabole du Bon Samaritain.

[23] La règle d’interprétation à suivre, quand deux termes sont ainsi associés, consiste à éclairer le sens du terme le moins facile à comprendre (prochain) par le sens du terme le mieux défini (frère).

[24] Cf. article de H. Blocher dans Ichthus : « Quels tous ? », n° 92, et son cours sur Le péché et la rédemption.

[25] Comparer avec Mt 18.17 : « S’il ne t’écoute pas, dis-le à l’Eglise. »

[26] Remarquer le risque d’un certain usage liturgique (notamment pour les mariages, les obsèques, mais pas seulement) qui conduit à s’adresser à des assemblées composées en grande partie d’incroyants comme s’il s’agissait de croyants. Cela n’édifie pas. Cela est contraire à la vision du Réveil. Deux écueils à éviter :  

– garder les meilleurs (tous = les forts et les faibles dans la foi !) ;

– faire croire aux incroyants qu’ils sont croyants (tous = les croyants !).  

[27] Dans ce sens encore : « Mes frères, que votre foi en notre glorieux Seigneur Jésus-Christ soit exempte de toute acception de personnes. Supposé qu’il entre dans votre assemblée un homme avec un anneau d’or et un habit magnifique, et qu’il y entre aussi un pauvre misérablement vêtu… » (Jc 2.1-2) Notre réflexe pourrait facilement nous conduire à faire de cela un principe moral universel, ce qui ne serait pas entièrement sans fondement ; nous pourrions aussi être tentés de considérer que le riche est nécessairement un homme du monde et le pauvre un chrétien ! Mais le texte se situe bien, comme l’ensemble des lettres apostoliques, dans le cadre de la communauté chrétienne : il s’agit de deux chrétiens appartenant l’un et l’autre au Seigneur, mais l’un est riche et l’autre pauvre, et c’est pour cela qu’il importe de les regarder l’un et l’autre de la même manière, comme le fait le Seigneur lui-même.

[28] Sur la dimension qualitative du mot « tous », deux versets apportent un éclairage intéressant.  Comment, en effet, devons-nous comprendre 1Co 13.7 : « L’amour excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout » ? L’amour a beau être le lien de la perfection, il est bien difficile de penser qu’il conduit à croire tout… et n’importe quoi ! Le tout indique bien une totalité, qu’il faut comprendre ainsi : l’amour ne fait pas le tri dans ce qui est juste et vrai (voir le v. 6) ; il croit entièrement tout ce qui est juste et vrai. De même en Ep 4.6, nous lisons qu’il y a « un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous et parmi tous et en tous ». Le principe de l’analogie de la foi nous contraint à appliquer cette affirmation à l’ensemble des enfants de Dieu et à eux seuls, même si une partie du verset semble pouvoir être appliquée à l’ensemble des hommes.

[29] « Je rassemblerai le reste de mes brebis de tous les pays où je les avais chassées… Elles n’auront plus de crainte, plus de terreur, et il n’en manquera aucune. »  (Jr 23.3-4) Sur la notion de totalité appliquée au peuple de Dieu, voir aussi les paraboles de la brebis et de la drachme perdues (Lc 15.3-10), Jn 10.16 ; Ap 6.10.

[30] Bien des textes bibliques nous contraignent à retenir cette dimension « englobante et sélective » du plan de Dieu et de ce mot « tout » ou « tous ». Voir par exemple 1Co 13.7 où nous lisons que « l’amour croit tout » : le contexte indique qu’il s’agit de « tout ce qui est vrai et juste », et pas tout et n’importe quoi ! Voir encore Ep 4.6 où il est question d’« un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous et parmi tous et en tous ». Pour la réflexion, comparer Ps 33.13 et 18, qui associent sans les confondre les dimensions universelle et sélective du regard de Dieu.

Un autre passage qui peut poser une question : « Tout genou fléchira et toute langue confessera » (Ph 2.10) trouve un éclairage intéressant avec un texte parallèle en Rm 14.10-11, où cette mention est appliquée aux frères en la foi.

[31] Cf. Ac 13.48, 28.28 ; Rm 15.9, 16, 21, 27, 16.4 ; Ep 3.6 ; 1Tm 2.7 ; 2Tm 1.11…

[32] « Oui, Dieu aime les peuples ; tous les saints sont dans sa main. » (Ps 33.3)  C’est également ainsi que l’on comprend toutes les mentions des peuples qui louent l’Eternel et proclament ses hauts faits (Ps 117.1, etc.). Tous les hommes le font-ils ? Non. Ses saints seulement, dispersés parmi les peuples.

[33] Comme l’atteste le début de 1Co 6.

[34] Ac 20.28 ; Ep 4.10-16 ; 1Tm 3.1-13 ; 1P 5.1-3. Même le ministère d’évangéliste est, strictement parlant, pour l’Eglise.

[35] Ep 4.12 ; Ph 2.14-15 ; 1P 2.11-12, 3.14-17.

[36] Ainsi sont définis les ministères dans la Discipline des Eglises réformées évangéliques (EPREF).

[37] Rm 12.13, 15.25 ; 2Co 8.4, 9.1, 12… Remarquer les deux communions mentionnées en Rm 12.12-13 : « Priez sans cesse. Pourvoyez aux besoins des saints. »

[38] Il importe de rappeler que les ministères agissent pour et avec l’Eglise ; jamais à sa place. Leur objectif est que chaque chrétien soit équipé pour accomplir son propre ministère de chrétien, dans sa vie personnelle, dans sa maison, dans sa vie de tous les jours, dans l’Eglise, et que l’Eglise en tant que communauté accomplisse son ministère communautaire d’accueil et de témoignage. Nous appelons pastorat mutuel le soin d’édification que les membres ont les uns envers les autres. Nous appelons diaconie l’assistance et le soutien que les membres vivent les uns envers les autres (1Jn 3.17). Nous appelons diaconat le ministère des diacres organisé dans l’Eglise en lien avec la tâche pastorale (Ac 6.3-4; Ph 1.1; 1Tm 3.1, 8).

[39] Ac 6.3-4 ; 1Co 12.28 ; Ph 1.1 ; 1Tm 3.1, 8.

[40] 2Co 8.13, 15.

[41] Ac 4.34.

[42] Cf. 1Jn 3.18.

[43] 2Co 9.11-15.

[44] Hé 6.10.

[45] Rm 16.1-2.

[46] Pour autant, l’expression « frère en humanité », nous l’avons dit, introduit un risque de confusion : Dieu est bien le créateur de tous les hommes, mais il est le père de ceux qui, en Christ, ont reçu l’Esprit d’adoption.

[47] Ces distinctions pourraient être contredites par l’appel à « ne pas faire acception de personnes » (Jc 2.1), si nous oubliions que cette dernière obligation trouve son application au sein du peuple de Dieu, c’est-à-dire « en Christ ». Une autre sphère d’existence importante est signalée dans la Bible, c’est celle de la famille avec, là aussi, des devoirs spécifiques (1Tm 5.8).

[48] Ce principe paraît, pour beaucoup, contraire à l’amour. Il est pourtant conforme au principe des alliances par lesquelles Dieu s’engage envers les hommes : l’alliance avec Noé, pour tous les hommes (on parle alors de grâce générale), et l’alliance avec Abraham et sa descendance, c’est-à-dire avec ceux qui croient (au bénéfice de la grâce particulière du salut). Cette distinction paraît discriminante, il est vrai ; en réalité, elle introduit une dimension dynamique responsabilisante. Voir Mt 7.5 ; 1Tm 3.4-5 ; 2Tm 2.2…

[49] Voir l’annexe 3.

[50] Comparer Ps 33.13 et 18.

[51] En 1Co 15.22, une même phrase emploie le mot « tous » pour désigner l’ensemble des hommes sous le registre du péché et de la mort, et pour désigner ceux qui ont part à la résurrection de Christ. Des autres, il n’est plus question. Cette  attitude est explicitement celle de Jésus en Jean 17.9 : « Je ne te prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés. »

[52] Cf. Ac 6.1ss ; 1Tm 5.9, 16. 

[53] Le mot apostasie peut sembler trop fort. Nous voyons cependant que le principe de sainteté qui distingue le peuple de Dieu des autres est loin d’être un détail de la foi. Cette distinction est hautement significative, porteuse de sens, dans une perspective pédagogique et prophétique. De ceux qui ignorent ou méprisent ce principe de distinction ou de priorité, Paul dira qu’ils sont pires que des infidèles (1Tm 5.8). En d’autres termes, la foi elle-même implique de reconnaître le sens et l’importance des distinctions que Dieu établit lui-même.  

[54] Gn 8.1, 9.8-17 ; Ps 36.7-8 ; Jon 4.11 ; Mt 6.26, 10.29…

[55] Jn 3.18-21.

[56] Je mentionne, à titre d’exemples, le Comité protestant pour la dignité humaine (CPDH), qui milite pour la préservation des valeurs chrétiennes dans la société, le milieu politique et les médias, ou encore A Rocha, qui veut promouvoir (dans l’Eglise et dans la société) une vision chrétienne de l’environnement.

[57] Disons que la vocation d’enfant de Dieu prime et qu’elle éclaire les autres sans les remplacer. Cf. 1Co 10.31 ; Col 3.17 ; Hé 13.14. Nous nous souvenons que Luther parlait de chaque profession ou engagement en termes de vocation, c’est-à-dire comme une réponse à un appel, en fonction de besoins concrets et avec des dons reçus de Dieu.

[58] Jn 13.35, 17.21 ; 1P 2.12. On peut d’ailleurs se demander qui sont ces « tous » qui verront, ou que faut-il entendre par « afin que le monde croie ». Une certaine logique voudrait que l’on voie là « ceux qui sont prédestinés à la vie éternelle », selon l’expression d’Actes 13.48.

[59] Rm 5.1-5 ; 1Co 13.13 ; 1Th 3.6 ; 2P 1.3-7…

[60] 1Th 4.9-12…

[61] L’amour fraternel est une des marques visibles de la régénération.1Jn 3.10, 4.7, 21-5.1 ; 1Th 3.12-13 ; 1P 4.8-10.

[62] Nous trouvons une application concrète de cela avec les paraboles de la brebis et de la drachme perdues en Lc 15.3-10. Ce berger, cette femme ne cherchent pas au hasard une brebis ou une pièce de plus : il lui manque une brebis, il lui manque une pièce pour faire le chiffre exact, le nombre complet !

[63] Le risque n’est pas nul d’envisager l’être et le fonctionnement de l’Eglise… sans Christ : avec des statuts, une assemblée générale, des membres inscrits, un budget et même des réunions… mais sans communion. 

[64] La doctrine de l’expiation définie affirme que Christ est mort pour les élus, « pour ses brebis » (Jn 10.11, 14-15, 17.3), « pour ses amis » (15.13-15) ; cf. Ap 5.9. Le pasteur et évangéliste suisse César Malan (1787-1864) a exposé cet enseignement dans un livre intitulé Elle est à moi, je l’ai rachetée. Ed. Europresse, 1998.

[65] « Qu’il survienne quelque incroyant ou homme du peuple, il est convaincu par tous, il est jugé par tous, les secrets de son cœur sont dévoilés, de telle sorte que, tombant sur sa face, il adorera Dieu et publiera que Dieu est réellement au milieu de vous. » 1Co 14.24-25.

[66] Voir à ce sujet Marc 3.31-35 ; 2Co 5.16 : « Nous ne connaissons personne selon la chair. »

[67] Mt 10.40, 42, 25.40 ; Mc 9.41 ; Hé 6.10. Cf. Za 2.8.

[68] Jacques Duquesne a achevé de répandre cette pensée qui confond, si on peut dire, Dieu et l’amour : « Dieu est amour, tout amour. »

[69] Du nom du théologien hollandais Jacob Arminius (1560-1609).

[70] Cf. l’article de W. Edgar : « L’hérésie de l’amour et la discipline de l’Eglise », La Revue réformée, n° 137, 1984/1.

[71] Ces remarques sont conformes à la doctrine réformée dite de l’« expiation définie » défendue par le Synode de Dordrecht (1618-1619), selon laquelle Christ est mort pour les élus et pour eux seulement. Cette affirmation ne nie pas la dimension cosmique de l’œuvre de la croix, selon Col 1.20.

[72] On peut lire dans ce sens Jn 13.1 ; Rm 9.10-16, 24-26…

[73] « Comme un père a compassion de ses enfants, l’Eternel a compassion de ceux qui le craignent. » Ps 103.13, 147.11.

[74] Jean 3.16 peut aussi être lu dans ce sens, en appliquant au mot « monde » ce qui a été dit plus haut sur « les nations » ou « les païens ». En d’autres termes, le monde, ce n’est pas « tout le monde », de même que le mot « tous » ne désigne pas toujours tous les hommes. Il en est sans doute ainsi en Jean 13.35 (« Tous connaîtront… ») où le « tous » pourrait bien désigner les élus (cf. Ac 13.48), à comparer avec Jean 17.21, « afin que le monde croie ». Y a-t-il un passage biblique qui laisserait penser qu’un jour tous les hommes croiront ?

[75] Il est intéressant de remarquer que, dans le Nouveau Testament, l’amour est pratiquement toujours associé à la foi, de telle sorte que ces deux réalités paraissent indissociables (Rm 5.1-5 ; 1Co 13.13 ; Col 1.4-5 ; 1Th 1.3, 5.8 ; 1P 1.21-22).

[76] Rm 12.18 ; 2Co 1.12 ; Ga 6.10, déjà cités, mais aussi Ph 2.15 ; 1P 2.12, 3.14-17. Comparer avec 1Co 6.1-6. Cf. 1P 2.17 : « Honorez tout le monde, aimez les frères… »

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« Sacerdoce commun des croyants et ministères » ou « ministère de l’Eglise et ministères dans l’Eglise » https://larevuereformee.net/articlerr/n213/sacerdoce-commun-des-croyants-et-ministeres-ou-ministere-de-l%e2%80%99eglise-et-ministeres-dans-l%e2%80%99eglise Wed, 17 Aug 2011 16:31:15 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=481 Continuer la lecture ]]> « Sacerdoce commun des croyants et ministères » ou « ministère de l’Eglise et ministères dans l’Eglise »

Charles NICOLAS*

Le double écueil du cléricalisme et de l’anticléricalisme

Les réformateurs ne nous ont pas seulement rendu l’Ecriture sainte et l’accès à la Parole de Dieu, les doctrines de la grâce et l’accès au salut; ils nous ont aussi rendu l’Eglise avec les deux doctrines complémentaires des ministères et du sacerdoce commun des croyants.

Comment les vivons-nous? Ce que nous observons ou vivons ne donne-t-il pas souvent une impression de tâtonnements, d’immaturité, de conflits non apaisés qui coûtent beaucoup d’énergie là où un puissant dynamisme devrait se développer? Pourquoi avons-nous tant de mal à trouver l’ordre que Dieu veut?

Certaines personnes, écrit John Stott, estiment que le clergé est de plus en plus marginalisé par la société séculière, et elles se réjouissent que l’on remette à jour la vision paulinienne du sacerdoce universel dans le corps du Christ. Elles se demandent si les ministres consacrés sont vraiment encore utiles et si l’Eglise ne se porterait pas mieux sans eux.

D’autres expriment un avis opposé. Que ce soit pour des raisons théologiques ou pragmatiques, ils mettent le clergé sur un piédestal ou, du moins, acquiescent quand il s’y place lui-même. Quand toutes les rênes du ministère sont entre ses mains, il en résulte deux conséquences pratiquement inévitables: le surmenage des responsables attitrés, ou la frustration des laïcs, ou les deux.

Tout au long de son histoire, l’Eglise a oscillé entre ces deux extrêmes, entre le cléricalisme (domination du clergé sur les laïcs) et l’anticléricalisme (le mépris des laïcs pour le clergé). Le Nouveau Testament nous met en garde contre ces deux tendances opposées.1

I. Le sacerdoce commun des fidèles

La notion de sacerdoce n’évoque certainement pas quelque chose de très clair dans l’esprit de nos contemporains – ni même, peut-être, chez beaucoup de chrétiens… Si l’un des objectifs de cet exposé est de souligner l’importance d’une participation commune de tous les chrétiens au sacerdoce, il importe d’en avoir une idée assez précise.

A) Un principe général

Tout ce qui existe sur la terre et, à plus forte raison, tout ce qui a été institué par Dieu, même si cela est provisoire, fait écho à quelque chose qui préexiste dans le ciel. Le soleil, par exemple, est un reflet créé de la lumière éternelle de Dieu. Un jour, il n’y aura plus de soleil… (Ap 21:23) C’est pour cette raison que tout a un sens, même si une part de mystère demeure (cf. le rapport entre le couple et l’union de Christ avec l’Eglise, en Ep 5:32).

Ce principe fonde, à la fois, le caractère second et passager (seul Dieu est éternel et absolu), mais aussi la valeur profonde de tout ce qui est créé ou institué.

Ainsi, avant d’être confié à des hommes particuliers (les lévites, puis les chrétiens), le sacerdoce appartient, éternellement, au Christ Jésus. « Demeurant pour l’éternité, Jésus possède un sacerdoce immuable » (He 7:24), sacerdoce préfiguré dans l’histoire par celui de Melchisédek, Roi de Justice, Roi de Salem, apportant du pain et du vin à Abram et recevant de lui la dîme de tout (Ps 110:4; Gn 14:18ss).

B) Qu’est-ce que le sacerdoce?

Le sacerdoce est, en rapport avec la nature de Dieu, un office nécessaire (un service, un ministère) de médiation et de sacrifice, la notion de sacrifice n’étant pas seulement liée à l’expiation mais aussi l’offrande cultuelle, à l’adoration (He 13).

Cette définition convient à la double dimension éternelle et temporelle du sacerdoce. Elle explique aussi le caractère universel du phénomène, observable, sous une forme ou sous une autre, dans toutes les religions.

En hébreu cohen, en grec hiéreus, le prêtre de l’ancienne alliance est attaché au service du culte et du temple (il offre les divers sacrifices); il est médiateur (entre Dieu et les hommes, entre les hommes et Dieu, Nb 3). Une fois par an, le grand prêtre apparaît dans son rôle de médiateur suprême, en officiant, le jour de l’expiation, pour le pardon des fautes du peuple (Lv 16).

Remarquons que le prêtre, sans pour autant être confondu avec le prophète, est chargé aussi de consulter Dieu par le maniement de l’éphod (1 S 30:7s), de l’urim et du tummim (1 S 14:36-42; Dt 33:8), pour connaître sa pensée. Il est donc aussi serviteur de la parole (Ex 4:16), chargé de répondre aux consultations des fidèles, d’instruire. « Les sacrificateurs, les lévites, fils de Tsadok, qui ont fait le service de mon sanctuaire… enseigneront à mon peuple à distinguer ce qui est saint de ce qui est profane, ils lui feront connaître la différence entre ce qui est impur et ce qui est pur. » (Ez 44:15, 23) Ils ont en plus le rôle de juge. « Ils seront juges dans les contestations, et ils jugeront d’après mes lois. » (V. 24)

Il est possible de dire que cette fonction était exclusive et revêtue d’une grande autorité. « Tu sépareras les lévites du milieu des enfants d’Israël, et les lévites m’appartiendront. » (Nb 8:14, 19, 23-24; Ex 39:27ss)

C) Déjà tout le peuple

Et cependant le prêtre est considéré comme un serviteur qui, s’il est proche de Dieu, demeure aussi et surtout proche du peuple puisqu’il doit aussi offrir des sacrifices pour lui-même.

« Que les sacrificateurs qui s’approchent de l’Eternel se sanctifient aussi, de peur que l’Eternel les frappe de mort. » (Ex 19:22) « Les souverains sacrificateurs devaient offrir chaque jour des sacrifices, d’abord pour leurs propres péchés, ensuite pour ceux du peuple. » (He 8:27)

Ainsi, tout en exerçant une fonction exclusive, le prêtre est associé au peuple et le peuple, sanctifié par lui,est aussi sanctifié avec lui; c’est tout le peuple d’Israël qui est saint parmi les peuples!

C’est dans cette perspective que, très tôt, le peuple d’Israël tout entier est appelé à être un royaume de sacrificateurs, d’une manière qui préfigure nettement le peuple de la nouvelle alliance.

« Maintenant, si vous écoutez ma voix, et si vous gardez mon alliance, vous m’appartiendrez entre tous les peuples, car toute la terre est à moi; vous serez pour moi un royaume de sacrificateurs et une nation sainte. Voilà les paroles que tu diras aux enfants d’Israël. » (Ex 19:5-6) « Puisse tout le peuple être composé de prophètes et veuille l’Eternel mettre son Esprit sur eux! » (Nb 11:29) Ces passages et leur contexte montrent la différence et la parenté qui existent entre la prêtrise et la prophétie.

Le prophète Esaïe annonce également le règne messianique avec la participation du peuple tout entier à la prêtrise.« Mais vous, on vous appellera sacrificateurs de l’Eternel, on vous nommera serviteurs de notre Dieu. »(Es 61:6; cf. 54:13)

D) L’unicité du Christ

L’unicité du Christ, le Saint de Dieu, est le fondement du sacerdoce commun des croyants. C’est le UN qui fonde le TOUS.

L’unicité de Dieu est déjà fortement affirmée dans l’Ancien Testament, et la personne de Moïse préfigure le conducteur unique du peuple. Le Psaume 23, mais aussi de nombreux passages où Dieu est comparé à un père (ou à une mère) parlent de la relation personnelle de Dieu avec chacun et donc, potentiellement au moins, avec tous.

« Ainsi parle l’Eternel: Voici, j’aurai soin moi-même de mes brebis et j’en ferai la revue… J’établirai sur elles un seul pasteur, qui les fera paître, mon serviteur David; il les fera paître, il sera leur pasteur. » (Ez 34:11, 23).

Cette proximité, cette attention personnelle trouveront leur accomplissement dans la personne du Christ Jésus, le bon berger qui vient pour chaque brebis que le Père lui donne, qu’il connaît, qu’il appelle par son nom. Il estle grand pasteur des brebis (He 13:20). « Vous étiez comme des brebis errantes, mais maintenant, vous êtes retournés vers le pasteur de vos âmes. » (1 P 2:25; cf. 5.4) Soulignons le caractère précis (chacun) et ample (tous) de cette œuvre. « J’ai fait connaître ton nom aux hommes que tu m’as donnés du milieu du monde… » (Jn 17:6)

E) Du un au tous

C’est donc parce qu’il y a un seul Seigneur pour tous que tous ont le même accès, la même participation, le même rang.

« Il y a un seul corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés à une seule espérance par votre vocation; il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous, et en tous. » (Ep 4:4-6)

Ce chapitre 4 d’Ephésiens est important pour notre sujet; nous y reviendrons2.

Il n’y a pas d’autre prêtrise aujourd’hui, écrit Calvin, que celle de Jésus-Christ et celle de tous les croyants unis à lui. Il est notre pontife, lequel étant entré au sanctuaire du ciel nous en ouvre l’accès. Il est notre autel, sur lequel nous mettons nos offrandes. En lui, nous osons tout ce que nous osons. En somme, il est celui qui nous fait rois et prêtres pour le Père3.

Cette forte affirmation s’appuie bien sur le témoignage des apôtres:

Approchez-vous de lui, pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie et précieuse devant Dieu; et vous-mêmes, comme des pierres vivantes, édifiez-vous (construisez-vous) pour former une maison spirituelle, un saint sacerdoce, afin d’offrir des sacrifices spirituels, agréables à Dieu par Jésus-Christ… Vous, vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis afin que vous annonciez les vertus de celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière, vous qui autrefois n’étiez pas un peuple, et qui maintenant êtes le peuple de Dieu. (1 P 2:4-5, 9 citant Ex 19:6).

Dans sa Théologie pastorale, Alexandre Vinet écrit: « Il peut y avoir des prêtres (hiéreus) dans les religions qui attendent le vrai et souverain prêtre; il n’y en a point dans la religion qui l’a reçu et qui croit en lui. Là, personne n’est prêtre parce que tout le monde est prêtre, et il est remarquable que ce mot ne soit appliqué qu’aux chrétiens en général. »4

F) Implications

Le sacerdoce commun des croyants devient une réalité par l’union avec Christ (signifiée par le baptême), et uniquement à cette condition. Il est porteur d’un grand nombre d’implications, propres au peuple de Dieu, parmi lesquelles on peut citer:

1. La liberté pour tous de s’approcher de Dieu, non seulement pour être secourus (He 4:15-16), mais aussi pour demeurer en sa présence (10:19-22) et s’offrir à son service: offrande et consécration de l’être tout entier (Rm 12:1ss).

2. Tous sont appelés à la sanctification, comme l’étaient les sacrificateurs (Lv 21:6; Jn 17:14, 19; 1 Co 1:2; 1 Jn 2:6).

3. Tous peuvent être appelés serviteurs de Dieu et se regarder comme tels. Esaïe déjà l’annonçait (Es 61:6). Les lettres apostoliques l’affirment sans équivoque. « Frères bien-aimés, soyez fermes, inébranlables, travaillant de mieux en mieux à l’œuvre du Seigneur. » (1 Co 15:58) « Agissez comme des serviteurs de Dieu. » (1 Pi 2.15-16)

4. L’engagement de tous dans l’intercession: pour les frères dans la foi (Ep 6:18), pour les autorités et pour le monde (1 Tm 2:1-2)5.

5. La participation de tous à un certain ministère (service) de la parole, par la louange, le témoignage, la prophétie qui ont pour vocation de sanctifier le nom de Dieu et de participer à l’édification commune. « Vous êtes… un peuple acquis afin que vous annonciez les vertus de celui qui vous a appelés. » (1 P 2:9; cf. 3:15)

6. La participation de tous, d’une certaine manière, à la direction de l’Eglise, associés aux orientations, aux décisions. « Les apôtres, les anciens et les frères… » (Ac 15:23)

7. Remarquons, enfin, que le tous sous-jacent à cette doctrine est clairement porteur d’une double dimension: individuelle, tous impliquant chacun pour sa part, et communautaire, tous indiquant l’engagement solidaire, l’unité du corps. Ces deux dimensions doivent constamment être rappelées.

Martin Luther a fortement appuyé cet enseignement si important:

Tous les chrétiens appartiennent vraiment à l’état ecclésiastique: il n’existe entre eux aucune différence, si ce n’est celle de la fonction, comme le montre Paul en disant que nous sommes tous un seul corps, mais que chaque membre a sa fonction propre, par laquelle il sert les autres. Cela provient de ce que nous avons un même baptême, un même Evangile et une même foi, et sommes chrétiens de la même manière…6

C’est ainsi que doit se justifier et se développer la vision du ministère de toute l’Eglise, et c’est à cette fin que Dieu a aussi institué des ministères dans l’Eglise.

G) Le ministère de l’Eglise

Ce n’est pas en taisant le ministère de l’Eglise tout entière qu’on va sauver les ministères institués! Si la vision du ministère de toute l’Eglise est oubliée ou négligée, que devient celle des ministères qui sont établis précisément en vue de l’équipement des croyants pour leur ministère commun? Echapperait-on alors au risque de réduire l’Eglise aux seuls ministères reconnus?

Il faut donc rappeler, ouvertement, que l’Eglise de Jésus-Christ a un ministère à accomplir, en tant qu’Eglise: par l’unité qu’elle démontre, par la diversité de ses membres, par l’amour fraternel entre ses membres, par sa louange, par sa sainteté (cf. Jn 13:35; 17:21; Ep 3:10; 1 Tm 3:15; 1 P 2:4-9…).

Trois remarques peuvent accompagner ce point:

1. Le ministère de l’Eglise par son unité (Jn 17:21): il s’agit de l’unité spirituelle en Christ plus que d’une unité formelle ou institutionnelle (« tous parvenus à l’unité de la foi », Ep 4:13). On peut rappeler que la responsabilité de tous implique aussi celle de chacun, à la manière de Jn 15 (le cep et les sarments). C’est une réelle exigence.

2. Servir avec les dons que Dieu a accordés (1 P 4:10). Alain Schwartz démontre que les Eglises qui se développent le mieux sont celles où sont encouragés le service selon les dons et la formation de chacun dans sa tâche7. Il affirme que la réalité du sacerdoce universel n’est réellement vécue que si les chrétiens sont conscients du ou des dons qu’ils ont reçus de Dieu pour le servir. A ce sujet, il critique les deux tendances technocratique ou spiritualiste dans l’Eglise (p. 25): celle qui ne voit que par les structures et les projets établis et celle qui refuse toute forme d’organisation, tout engagement régulier ou planifié.

3. Nous avons entendu le professeur Kallemeyn critiquer l’ecclésiologie traditionnelle (romaine, ou celle des réformateurs) à cause de la part qu’elle ôte au ministère de l’Eglise tout entière, dans sa lecture d’Ephésiens 4:11.

• Compréhension traditionnelle:

– le perfectionnement des saints ministères établis, pour

– l’édification du corps;

– l’œuvre du ministère.

• Compréhension biblique:

– l’édification du corps.

Ministères établis, pour

– le perfectionnement des saints, pour

– l’œuvre du ministère.

L’édification du corps, cependant, pourrait être considérée comme étant, à la fois, la responsabilité des ministères établis d’une manière particulière et celle de tous les membres de l’Eglise8.

II. L’importance des ministères

« Ce sont choses grandement diverses et différentes, que la prêtrise et le ministère. Car la prêtrise est commune à tous les chrétiens, mais non pas le ministère. Aussi, n’avons-nous pas ôté les ministères dans l’Eglise quand nous avons rejeté la prêtrise telle qu’elle est en l’Eglise romaine. »9

« Le Nouveau Testament déclare sans ambages, dit Richard Baxter, que Dieu a voulu que certaines personnes veillent sur l’Eglise. Il ne fait pas de doute que la condition de l’Eglise dépend en grande partie de la qualité de ses ministres. »10

Dans sa Théologie pastorale, Alexandre Vinet s’attache, lui aussi, à démontrer la pérennité des ministères institués:

Les hommes inspirés (ceux de la Bible ou de l’histoire de l’Eglise?) qui ont reconnu ce ministère universel des croyants l’exerçaient eux-mêmes d’une manière spéciale, et ils n’ont pas été en contradiction avec eux-mêmes

A) Une double justification

1. Pragmatique

Les citations ci-dessus justifient l’existence des ministères dans l’Eglise par une sorte de nécessité qui s’observe. Dans l’histoire du peuple d’Israël, dans le Nouveau Testament, dans l’histoire de l’Eglise, il y a toujours eu des hommes choisis et établis parmi leurs frères. Le principe, à la fois pragmatique et philosophique, qui se trouve derrière ce constat est que l’Eglise, tant qu’elle sera sur la terre, aura besoin de ministères, de la même manière que les enfants ont besoin de parents (1 Tm 3:4), et les peuples de gouvernants. Ce principe combat l’idée progressiste selon laquelle l’Eglise et les hommes en général peuvent aspirer à s’émanciper de toute tutelle, de toute subordination, de toute discipline.

« Si quelqu’un aspire à la charge de surveillant, il désire une œuvre excellente. » (1 Tm 2:1) « Obéissez à vos conducteurs, et ayez pour eux de la déférence… » (He 13:17)

Ainsi, les ministères dans l’Eglise sont signes:

– de la faiblesse de l’Eglise et de ses multiples besoins;

– de l’amour et des soins attentifs que Dieu veut lui prodiguer.

Les reconnaître, c’est faire preuve:

– de sagesse, par prudence;

– de reconnaissance envers Dieu pour ses soins.

2. Fondamentale

L’importance des ministères dans l’Eglise semble tenir aussi d’une autre raison. La faiblesse de l’Eglise est durable, mais temporelle. En revanche, les soins pastoraux de Dieu pour son peuple semblent devoir durer jusque dans le Royaume de Dieu accompli, alors même qu’il n’y aura plus de mal ni de souffrance.

C’est pour cela qu’ils sont devant le trône de Dieu, et le servent jour et nuit dans son temple. Celui qui est assis sur le trône dressera sa tente sur eux; ils n’auront plus faim, ils n’auront plus soif et le soleil ne les frappera point, ni aucune chaleur. Car l’agneau qui est au milieu du trône les paîtra et les conduira aux sources des eaux de la vie, et Dieu essuiera toute larme de leurs yeux. (Ap 7:16-17)

En d’autres termes, le verbe paître, porteur à lui seul de toute la vocation des ministères, n’est pas seulement lié à la nécessité de pallier les dangers ou de répondre aux besoins temporels; il est aussi le reflet de l’amour éternel de Dieu. Ce dernier point confère une signification encore plus grande aux ministères que Dieu donne à l’Eglise. Nous avons dit que le sacerdoce exercé sur la terre était un reflet du sacerdoce éternel exercé dans le ciel. Il en est de même pour les ministères!

B) La portée du verbe « paître »

Paître, c’est plus que donner de la nourriture. C’est prendre soin, comme on le fait pour ses enfants, pour les préserver, et les faire grandir (1 S 17:34-35; Ph 1:22-24; 1 Th 2:7-8). Et le premier berger, c’est Dieu lui-même (Ps 23).

Voici, le Seigneur, l’Eternel vient avec puissance, et de son bras il commande. Comme un berger, il paîtra son troupeau, il prendra les agneaux dans ses bras et les portera sur son sein. (Es 40:10-11)

C’est donc par délégation, c’est de la part de l’Eternel et en référence à lui autant que pour le peuple que des hommes seront chargés de veiller pastoralement sur ceux que Dieu aime. Dans l’Ancien Testament, les prêtres forment une caste attachée au service cultuel, mais leur fonction a aussi, nous l’avons vu, une dimension pastorale. De plus, il y a des anciens, établis par Moïse, et maintenus tout au long de l’histoire du peuple de Dieu.

Revenez, enfants rebelles, dit l’Eternel ; car je suis votre maître. Je vous prendrai, un d’une ville, deux d’une famille, et je vous ramènerai dans Sion. Je vous donnerai des bergers selon mon cœur, et ils vous paîtront avec intelligence et avec sagesse. (Jr 3:14-15)

Le roi lui-même est vu comme un berger. Les anciens venus oindre David déclarent: « L’Eternel t’a dit: Tu paîtras mon peuple d’Israël et tu seras le chef en Israël. » (2 S 5:1-3) On comprend la portée messianique de ces propos (cf. Ps 78:70-72), le Christ lui-même étant présenté comme un berger: « De toi, Bethléhem, sortira un chef qui paîtra Israël, mon peuple. » (Mt 2:6; cf. Jn 10)

C’est encore par délégation que les apôtres sont établis par le Seigneur: « Pais mes agneaux (…) Pais mes brebis » (Jn 21:15-17), que les anciens (ou évêques = sur-veillants) sont établis dans chaque Eglise, au fur et à mesure qu’elles naissent:

Prenez garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques (= surveillants), pour paître l’Eglise du Seigneur, qu’il s’est acquise par son propre sang (Ac 20:28)11.

C) Des ministères pour quoi?

« Etant donné qu’il ne peut y avoir de communauté chrétienne sans la Parole de Dieu, il en découle avec suffisamment de force qu’il faut avoir des docteurs et des prédicateurs qui s’adonnent à la Parole. » Cette citation est tirée d’un écrit de Luther intitulé: Qu’une assemblée chrétienne a le droit de juger toutes les doctrines, d’appeler, d’instruire et de destituer des prédicateurs12.

Nous avons déjà en partie répondu à cette question:

1. pour répondre à la faiblesse de l’Eglise;

2. pour manifester concrètement l’amour éternel de Dieu pour les siens;

3. en vue du ministère de toute l’Eglise.

Il faut maintenant insister sur ce troisième objectif et, pour cela, revenir au chapitre 4 de la lettre aux Ephésiens. Dans ce chapitre, les versets 10 à 16 apportent un éclairage précieux sur les ministères dans l’Eglise dans leur rapport avec le ministère de toute l’Eglise.

Nous pouvons affirmer ceci: bien que revêtant une extrême importance, bien que donnés par Christ et investis d’une partie de son autorité et de son ministère propre, les bergers et serviteurs de la Parole ne sont qu’un moyen en vue d’un objectif plus grand: le ministère de toute l’Egliseen tant que corps de Christ,ministère qui implique son unité (4:3-6, 13) et sa maturité (4:1-2, 14s), dans l’amour et dans la vérité.

C’est dans ce but que Christ a donné des ministères particuliers à son Eglise (4:11). On ne peut faire, ici, l’exégèse de tout ce passage, mais il faut souligner l’importance du verbe katartizô (v. 12), souvent traduit par perfectionnement, mais rendu plus justement par équipement: « … pour l’équipement des saints »13.

III. Ministère de tous et ministères particuliers: dépasser les blocages

L’équipement des saints en vue de leur propre ministère, individuel et communautaire, voilà la raison d’être des ministères institués.

Trois risques peuvent être repérés assez facilement:

– nier le ministère de l’Eglise, celui de tous les chrétiens;

– contester les ministères donnés dans l’Eglise, pour l’Eglise;

– oublier qu’ils ont une même source et un même but, Christ, et que, sans être confondus, ils sont étroitement associés.

Tel enseignant veut rétablir la vision du sacerdoce commun des croyants; mais pour cela, il conteste les ministères d’enseignement ou de direction. Tel autre veut défendre ces ministères établis, mais en niant toute participation des membres de l’Eglise à l’édification commune14.

A) La portée du vocabulaire

Il peut arriver que les mots utilisés dans nos traductions ne nous permettent pas de reconnaître à quel point les membres de l’Eglise se trouvent associés aux ministères établis.

En revenant sur ce passage important d’Ephésiens 4:11-12, nous lisons que le Seigneur a donné les ministères principaux (apôtres, évangélistes, prophètes, pasteurs et docteurs) « … pour l’équipement (katartismos) des saints, en vue de l’œuvre du ministère (diakonia), en vue de l’édification (oïkonomia) du corps ». Remarquons ces trois mots clés et examinons-en la portée.

1.Ministère(diakonia)

Ce mot, qui a donné « diaconat », implique une notion de service, dans le sens le plus simple et le plus pratique. Il est intéressant de constater qu’il s’applique de manière particulière (technique) aux diacres (Ac 6:3; Rm 16:1; Ph 1:1; 1 Tm 3:8), mais aussi à Christ (Rm 15:8; He 8:2), aux apôtres et aux autres ministères établis (Rm 15:16; 1 Co 3:5; 2 Co 6:3; Ep 3:7; Col 1:23; 1 Tm 1:12; 4:6).

Ce même mot est également appliqué à l’ensemble des chrétiens. Dans notre texte, Ephésiens 4:12, quand nous lisons: « en vue de l’œuvre du ministère », il s’agit bien du ministère global de tous les chrétiens, de l’Eglise servante de Dieu. Il y a aussi un ministère exercé par les membres du peuple de Dieu envers les membres peuple de Dieu: « Mettez-vous chacun au service (diakonia) les uns des autres… » (1 P 4:10, 11; 1 Co 16:15). Ce ministère-là est simplement celui de l’amour fraternel, propre au peuple de Dieu, distinct de l’amour que l’on doit à l’ensemble des hommes (Jn 13:34-35; 2 P 1:5-7)15.

Remarquons que le terme doulos (esclave) est lui aussi appliqué à Christ (Ac 3:13; Ph 2:7), aux apôtres (2 Co 4:5; Ga 1:10; Ph 1:1; 1 P 2:16), comme à tous les chrétiens (1 P 2:16).

2. Edification (oïkonomia)

Notons que le mot grec oïkia signifie la maison. La tâche désignée est celle de construire et de faire marcher la maison, avec tout ce que cela suppose de générosité, de constance, de dévouement, d’expérience. Il est possible, ici, d’associer à l’idée de ministère la charge des parents dans une maison. N’est-il pas demandé aux anciens de bien diriger leur maison (1 Tm 3:4)? Telle est la charge qui est confiée aux ministères dans l’Eglise, qui est la maison de Dieu16.

Dans le chapitre 4 de la deuxième lettre aux Corinthiens, Paul défend son apostolat, et demande: « Qu’on nous regarde comme des serviteurs (upérétas = subordonnés) de Dieu, des gérants (oïkonomos) des mystères de Dieu. » (4:1-2)

Mais ce qui est présenté comme une prérogative toute particulière se trouve appliqué par l’apôtre Pierre à tous les chrétiens: « Comme des pierres vivantes, édifiez-vous (oïkonoméô) pour former une maison… » (1 P 2:5) En d’autres termes, les chrétiens ne sont pas des pierres passives: elles sont assemblées et elles s’assemblent elles-mêmes pour former un édifice vivant! Comment le feront-elles? « Que chacun mette au service (diaconia) des autres le don qu’il a reçu, comme de bons intendants (oïkonomoï) des grâces variées de Dieu. » (1 P 4:10)Paul lui-même a écrit: « Encouragez-vous et édifiez-vous (oïkonoméô), fortifiez-vous mutuellement dans la foi. » (1 Th 5:11).

3.Equipement (katartismos)

Avec le verbe « paître » (poïmeneuô), le verbe « équiper » (katartizô) est un de ceux qui définissent le mieux la fonction propre des ministères principaux que Dieu donne à son Eglise. Nous avons déjà souligné ce que ce verbe a de dynamique: il s’agit à proprement parler de préparer en vue d’un service.

Ce principe permet d’introduire la notion dynamique de modèle. « Vous êtes les modèles du troupeau », dit Pierre aux anciens (1 P 5:3-5); tout modèle étant à la fois capital et … provisoire. « Le serviteur n’est pas plus grand que le maître, mais tout serviteur accompli(katartizô = équipé) sera comme son maître. » (Lc 6:40)

Ce mot « équiper » apparaît en Hébreux 13:21 où Dieu lui-même est celui qui rend apte, qui met en état (katartizô) en vue de pratiquer sa volonté (cf. 1 P 5:10).

En 1 Thessaloniciens 3:10, les apôtres se présentent comme ceux qui ont complété (katartizô) ce qui manquait à la foi des frères. C’est exactement ce que feraient le responsable d’une équipe d’ouvriers ou le chef d’une section, complétant l’équipement de leurs hommes avant le travail, avant le combat.

Il est intéressant de voir le même mot en Marc 1:19, où les disciples réparent (katartizô) leurs filets, avant de les lancer dans la mer: réparer, préparer, c’est le travail des ministères donnés par Dieu dans l’Eglise, parmi les saints!

Enfin, et à cause de cela, ce même verbe est aussi utilisé pour souligner la responsabilité de chaque chrétien, de tous! En 2 Corinthiens 13:9, nous lisons: « Ce que nous demandons dans nos prières, c’est votre équipement (katartisis) »: votre perfectionnement en vue du service. Et au verset 11: « Au reste, frères, équipez-vous (katartizô) et encouragez-vous »; le professeur Peter Jones propose: « travaillez à votre rétablissement ». Nous voyons clairement que ce qui fait l’objet de la préoccupation toute particulière des apôtres, des pasteurs, est aussi de la responsabilité de chacun.

Cela est confirmé par Galates 6:1: « Frères, s’il arrive que quelqu’un soit pris en faute, vous qui êtes spirituels, redressez-le (katartizô) avec un esprit de douceur. » Remettez-le en état de poursuivre sa route et de remplir sa mission. Il s’agit en réalité d’un prolongement dans l’Eglise du ministère de Christ lui-même et de celui des pasteurs.

C’est ce constat qui nous permet d’utiliser l’expression « pastorat mutuel »: tous ne sont pas pasteurs dans l’Eglise; mais tous sont appelés à développer une attitude pastorale.

B) Le pastorat mutuel

La réalité du pastorat mutuel, loin de nier le pastorat confié aux pasteurs et aux anciens, le confirme et le prolonge. Il en est, à la fois, le fruit et le soutien. Nous en trouvons la trace chaque fois qu’apparaissent les expressions: mutuellement, réciproquement, les uns les autres, expressions qui s’appliquent, faut-il le rappeler, aux membres du peuple de Dieu. Nous pouvons l’illustrer aussi par quelques termes qui sont « techniquement » liés à la vocation pastorale:

1.Exhorter(parakaléô), dans le sens de consoler, d’encourager

Nous avons vu ce verbe ci-dessus (2 Co 13:11), associé au verbe équiper! Nous le trouvons aussi en 1 Th 4:18: « Consolez-vous – ou encouragez-vous – les uns les autres par ces paroles », c’est-à-dire dans le prolongement des paroles que moi, Paul, je vous adresse. En Hébreux 3:12-13, nous lisons: « Exhortez-vous les uns les autres, chaque jour, aussi longtemps qu’on peut dire: aujourd’hui! » et, en 10.25: « N’abandonnons pas nos assemblées, mais exhortons-nous réciproquement… »

Tout ne passe pas par la chaire! Tout ne se réduit pas à l’activité des docteurs, des pasteurs, des anciens, même si celle-ci demeure nécessaire et très importante.

2. Instruire (didaskô)

L’instruction est une tâche confiée en premier lieu aux ministères de la parole. En Actes 18:11, nous voyons Paul rappeler qu’il a instruit (didaskô) les Corinthiens pendant un an et six mois. Mais dans sa lettre aux Colossiens, il écrit: « Que la parole de Christ habite parmi vous abondamment; instruisez-vous (didaskô) et exhortez-vous (avertissez-vous, nouthétéô) en toute sagesse. » (Col 3:16) Ici encore, nous constatons une réelle responsabilité collective, non pas confondue mais étroitement associée à celle des ministères établis17.

3. Avertir ou reprendre (nouthétéô)

Il s’agit là d’une prérogative des ministères pastoraux. L’apôtre Paul écrit aux anciens: « Durant trois ans, je n’ai cessé d’exhorter (nouthétéô) avec larmes chacun de vous. » (Ac 20:31) Observons que l’apôtre, en écrivant cela, présente son ministère comme un exemple pour les anciens à qui il dit, dans le même verset: « Veillez! », c’est-à-dire: faites dans l’Eglise ce que j’ai fait pour vous.

Nous retrouvons ce verbe dans un autre passage intéressant pour notre sujet, car cette fois, c’est à toute l’Eglise que l’apôtre s’adresse (1 Th 1:1): « Nous vous exhortons (parakaléô), frères: reprenez (nouthétéô) ceux qui sont paresseux(les déréglés, les négligents), encouragez (paramuthéô) les timides, soutenez (antéchéô) les faibles, soyez patients envers tous. » (1 Th 5:14) Ce seul verset suffirait à justifier la notion de pastorat mutuel qui est un des objectifs principaux des ministères institués, lesquels seront toujours nécessaires!

C) Distingués et associés

« Le ministère ecclésiastique, écrit Alexandre Vinet, serait la consécration, faite sous certaines conditions, de quelques membres du troupeau chrétien à s’occuper spécialement, mais non à l’exclusion d’aucun autre, de l’administration du culte et de la conduite des âmes… Que fait le ministre ? Il fait, mais habituellement, ce que doivent faire tous les chrétiens. Il le fait avec un degré d’autorité proportionné à ce qu’on peut supposer de connaissance et d’aptitude à un homme qui se consacre uniquement à cette œuvre. Mais il n’a aucune révélation particulière. »18

Les distinctions sont importantes, mais elles ne sont pas absolues. Ce principe est apparent, en maints endroits, dans le Nouveau Testament.

Nous avons déjà évoqué l’importance du service selon les dons que Dieu a accordés à chacun (1 Co 12; cf. 1 P 5:10). Paul insiste sur l’équipement spirituel de tous en vue de l’édification commune (12:7), tout en rappelant que tous ne sont pas prophètes, ou apôtres, ou enseignants (12:29). Le chapitre 13 sur l’amour parfait n’établit, lui, aucune distinction entre les chrétiens, qu’ils soient pasteurs ou pas!

Nous avons remarqué (Ac 15:1-2, 4:22-23…) que le Nouveau Testament associe à plusieurs reprises les apôtres, les anciens et toute l’Eglise aux décisions prises.

D’autres indices importants peuvent être relevés:

1. La lettre à l’Eglise de Philippes est adressée « aux évêques (= aux anciens), aux diacres et aux saints (= aux chrétiens) ». La même lettre adressée à tous, cela est extrêmement significatif, en matière de responsabilisation!

2. Pierre est apôtre, mais, quand il s’adresse aux anciens, il se dit lui-même « ancien comme eux » (1 Pi 5:1). Distingué et associé.

3. Dans le même passage, il adresse des recommandations spécifiques aux anciens, avant d’ajouter: « et tous, dans vos rapports mutuels, revêtez-vous d’humilité » (1 P 5:5). Tous, c’est-à-dire les anciens comme les autres.

4. Il est également intéressant de noter le passage du vous au nous, dans la première lettre de Jean: « Petits enfants, je vous écris afin que vous ne péchiez pas. Si quelqu’un a péché, nous avons un avocat… »(1 Jn 2:1) Distingués au niveau du ministère, associés au niveau du salut.

5. Il est touchant, enfin, de voir l’apôtre Paul se comparer à une nourrice ou à un père, dans ses rapports avec les chrétiens de Thessalonique, chrétiens qu’il appelle peu après frères,indiquant alors la mesure d’égalité (1 Th 2:5-12). Là aussi, distingués et associés.

Alexandre Vinet indique avec justesse que les distinctions existent, mais qu’elles ne sont pas absolues.

« Si Paul trouve juste que les fidèles lui obéissent comme à leur conducteur spirituel (He 13:17), le sens où il l’entend laissent intactes la liberté et la responsabilité de ceux qui obéissent. »

De même, Calvin, traitant de la fidélité aux doctrines, écrit:

« Chaque membre est tenu d’apporter ce qu’il pense juste, à condition que cela se fasse décemment et par ordre, sans troubler ni la paix ni la discipline. »

Il est remarquable que les réformateurs aient su préserver l’honneur dû aux ministères établis tout en soulignant leurs limites et la part de responsabilité importante qui revient à chaque fidèle.

Conclusion

« Le ministère constitue-t-il un ordre dans l’Eglise? demande Alexandre Vinet; un ordre, oui; pas une caste… Les hommes inspirés qui ont reconnu le ministère universel (de tous) l’exerçaient eux-mêmes d’une manière spéciale. Ils ont aussi reconnu que le fidèle est directement enseigné de Dieu et que par conséquent il a son souverain pasteur dans le ciel… Ce sont là les vrais adorateurs du Père. » Il ajoute: « Les attributions du ministère (pastoral) sont distinctes mais n’ont rien d’absolument exclusif. On ne doit pas s’en passer s’il est là ou si l’on peut se procurer sa présence. Mais si l’on allait jusqu’à prétendre qu’il y a un acte, un seul acte, qui, nécessaire ou urgent, ne peut être accompli que par l’homme qu’on appelle pasteur, au point où, exercé par un autre membre du troupeau, le même acte fut nul de plein droit, alors on aurait virtuellement réintégré au sein du protestantisme le sacerdoce divin et, sous le modeste nom de ministres, nous aurions des prêtres. »19

Puisque Dieu lui-même sert son peuple, les ministères qu’il donne sont à la fois importants et seconds.

« Tous les titres honorifiques leur sont attribués. Ils sont appelés gardiens des âmes, pasteurs, docteurs, maîtres, conducteurs, serviteurs ou ministres de Dieu, dispensateurs des mystères de Dieu, sentinelles, hérauts, mais jamais prêtres… C’est un des cas où le silence des Ecritures en dit long. »20

Seconds et importants, c’est ce qui apparaît aussi au travers de cette citation de Richard Baxter:

« Si Dieu réformait seulement ceux qui dirigent l’Eglise et leur rappelait la nécessité de s’acquitter de leur tâche avec zèle et fidélité, le peuple chrétien serait certainement réformé lui aussi. Les Eglises prospèrent ou déclinent selon que ceux qui exercent le ministère sont à la hauteur ou chutent; il ne s’agit pas de richesses matérielles ou de renommée, mais de connaissance, de zèle et de capacité à accomplir l’œuvre. »21

La logique de ce principe est celle, si dynamique, de 2 Timothée 2:2: « Ce que tu as entendu de moi, confie-le à des hommes fidèles qui soient capables de l’enseigner aussi à d’autres. » C’est la logique de l’enfantement, c’est la logique du développement. N’aurons-nous pas soif de la voir se démontrer au milieu de nous?

Il importe donc que chacun prenne au sérieux la vocation que Dieu lui adresse. Chacun, c’est-à-dire tous!


1* C. Nicolas est pasteur de l’Eglise réformée évangélique de Vauvert (Gard). Cet article reproduit l’exposé fait à la Pastorale de Dijon en avril 2000.

J. Stott, Le chrétien à l’aube du XXIe siècle (Québec: Ed. La Clairière, 1995), vol. 2, 62.

2 Remarquons la portée du mot tous qui ne doit pas nous échapper: elle est, à la fois, englobante (il s’agit bien de tous) et restrictive (il s’agit du peuple de Dieu, et non pas de l’ensemble des hommes). Cette ampleur et cette précision sont une caractéristique des lettres du Nouveau Testament (cf. 1 Co 1:1-3).

3 I.C. IV 13; 17.

4 Une étude serait utile sur la portée du terme tous dans le Nouveau Testament, en rapport avec « le mystère caché de tous temps, et maintenant révélé ». « Ce mystère, c’est que les païens sont cohéritiers, forment un même corps et participent à la même promesse en Jésus-Christ, par l’Evangile ». (Ep 3:6) Ici, le mot tous n’apparaît pas, mais la même question se pose: quand nous lisons les païens, de qui s’agit-il? De l’ensemble des païens, comme une lecture rapide semble le suggérer? Ou des chrétiens qui sont appelés parmi les païens? Il est évident que la seconde réponse est la bonne, comme le confirment d’innombrables textes portant sur la même vérité. Lire, par exemple 1 Corinthiens 12:11-13.

Ce sens universel du mot tous correspond à la réalité du corps de Christ. Il ne doit pas être confondu avec le sens universaliste qui impliquerait tous les hommes. La pensée de l’apôtre est focalisée sur le corps de Christ et sur rien d’autre, comme cela apparaît aussi en 1 Corinthiens 15:22: « De même que tous meurent en Adam, tous revivront en Christ: Christ comme prémices, puis ceux qui appartiennent à Christ. »

Cette remarque est importante car si – comme c’est souvent le cas – on entend le mot tous – ou le mot frère – d’une manière universaliste, on détruit du même coup la notion même d’Eglise, celle du sacerdoce commun des croyants, celle des ministères avec leur nature propre et leur vocation…

5 Une étude serait utile à partir de Jn 17:9…

6 M. Luther, A la noblesse de la nation allemande, 1518.

7 A. Schwartz, Le développement de l’Eglise, 24.

8 De manière plus théologique, se pose la question de toute une série de textes du Nouveau Testament qui mandatent des hommes en vue d’un ministère donné, sans qu’il soit facile de déterminer qui est ainsi désigné: les seuls apôtres? les pasteurs? tous les fidèles? Il sera, sans doute, sage d’appliquer ici le principe: distinguer sans séparer, qui permet de reconnaître des ministères différents mais associés. Remarquer, par exemple, H. Kallemeyn contre L. Schummer, ce dernier appliquant 2 Corinthiens 5:20 (ambassadeurs pour Christ) aux apôtres et aux pasteurs seulement (La Revue réformée, n° 186); ou R. Barilier qui attribue également aux seuls apôtres un grand nombre de textes: Mt 4:21; 18:18; 28:19 et même le v. 20; Jn 15:16; Ac 1:8!

9 Confession helvétique postérieure, ch. 18.

10 The Reformed Pastor, 1656.

11 De ce qui vient d’être rappelé, nous pouvons déduire que les ministères principaux émanent de Dieu lui-même tout autant que de l’Eglise. Parlant de ces ministères, l’apôtre dira: « Christ les a donnés… » (Ep 4:11)

« Nous devons nous comporter selon l’Ecriture, écrit Luther, appeler et établir nous-mêmes parmi nous ceux que nous trouvons aptes à cette tâche et que Dieu a doués d’intelligence et ornés de dons à cet effet. » Calvin a aussi montré que les ministères de la Parole sont nécessaires à la vie de l’Eglise, qu’ils font partie de son être (et pas seulement de son bien-être…). Pour lui, il y a Eglise là où se trouvent des ministres fidèles à la Parole de Dieu! « Et même Dieu se fait en quelque mesure présent à son Eglise par eux, écrit-il, donnant efficace à leur ministère par la vertu du Saint-Esprit. » (IC IV, 2, 3).

12 M. Luther, Œuvres, tome IV.

13 Le mot perfectionnement a l’inconvénient d’avoir une connotation individualiste et d’attirer l’attention sur l’intérêt personnel de chacun. Remarquons que le mot édification, qui apparaît dans le même verset, a aussi pris un sens individualiste, alors que dans l’original il implique nettement une construction d’ensemble: « pour l’édification du corps ». Voir aussi 1 P 5:5: « Edifiez-vous pour former une maison spirituelle. »

14 Le pasteur Roger Barilier, par exemple, n’emploie pas l’expression « ministère de toute l’Eglise », car son souci est de préserver la prééminence des ministères d’autorité qu’il sent contestés. Il dit: « Les membres de l’Eglise concourent à l’exercice de cette fonction, chacun pour sa part, selon ses forces, ses dons, sa foi, mais cette fonction n’est pas la leur en particulier. Cela les préserve de se rengorger du titre de prêtre qui leur serait donné personnellement… » (La Revue réformée, n° 186, 50). On comprend son souci: l’individualisme protestant, l’esprit de contestation, l’orgueil spirituel. Mais cette approche semble faire de l’Eglise l’appui des ministères établis, et non l’inverse…

La préoccupation de l’historien Gabriel Mützenberg est différente car, pour lui, le risque est celui du cléricalisme. Dans sa Lettre ouverte à Jean-Paul II (brochure de l’APEB, 2000, 4), il écrit: « C’est dire que je suis, selon l’ordre divin du sacerdoce universel, prêtre et sacrificateur »; ce qu’il justifie en rappelant que, dans la nouvelle alliance, il n’y a qu’un seul souverain sacrificateur, Jésus-Christ.

Une recherche d’équilibre apparaît dans une autre brochure de l’APEB, Appel pour un Réveil (p. 5): « Chrétiens réformés, nous nous appuyons sur la grâce de Dieu qui a fait de nous un peuple qui lui appartient. Par Christ et la proclamation de son Evangile, Dieu nous fait entrer dans la communion de ceux qu’il appelle à lui. Il nous appelle à le servir, avec tous les croyants, dans sa fonction de prophète, de roi, de prêtre, pour sa seule gloire. Ainsi formée, son Eglise n’est pas une réalité spirituelle insaisissable. Christ a désigné des apôtres et, par leur intermédiaire, a donné à l’Eglise une forme visible, dans le monde présent. »

15 Une étude montrerait à quel point l’amour fraternel est spécifique, nécessaire pour édifier l’Eglise et porteur d’un puissant témoignage.

16 Calvin rappelle aux parents qu’ils doivent bien diriger leur maison, comme une petite Eglise. Les parents sont les pasteurs de leur maison!

17 En 1 Timothée 3:2, Paul réclame que les anciens soient capables d’enseigner, d’instruire (didastikô). Il est clair que cette attitude, nécessaire pour les anciens, est souhaitée pour tous les membres de l’Eglise, à des niveaux différents.

18 A. Vinet, Théologie pastorale.

19 Vinet, cité par Léonard, Histoire du protestantisme (Paris: PUF III), 207.

20 Charles Hodges, Systematic Theology (1875).

21 R. Baxter, The Reformed Pastor (1656).

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