Jean-Marc DAUMAS – La Revue réformée https://larevuereformee.net Sat, 27 Aug 2011 16:26:12 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 Les origines du réveil au XIXe siècle https://larevuereformee.net/articlerr/n194/les-origines-du-reveil-au-xixe-siecle Sat, 27 Aug 2011 18:26:12 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=702 Continuer la lecture ]]> Les origines du réveil au XIXe siècle

Jean-Marc DAUMAS*

Le Réveil est une réaction contre le rationalisme qui avait envahi les Eglises au cours du XVIIIe siècle.

Les revivalistes cherchent à remettre en honneur les principales affirmations doctrinales des Réformateurs. Mais beaucoup plus que par la Réforme elle-même, ils sont marqués par une forte tendance individualiste et aussi par la sentimentalité romantique, issue en partie du « piétisme » du siècle précédent. Ils affirment, avec force, que le christianisme est une vie avant d’être une doctrine[1] .

Le mouvement apparaît en Grande-Bretagne, berceau de la révolution industrielle, et réussit particulièrement bien en Ecosse, mais aussi en Angleterre. En Allemagne, le Réveil est beaucoup moins populaire, beaucoup moins orienté vers l’action pratique. Il se fait plutôt littéraire et intellectuel.

Dans les pays francophones, la pensée théologique n’est pas autonome; elle dépend de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne[2] .

Le Réveil a revêtu des formes très diverses. Il convient de parler des Réveils (au pluriel) plutôt que du Réveil. L’historien Emile Léonard (1891-1961) en a distingué trois[3] :

* Le premier est le « Réveil piétiste »[4] à la poursuite du Dieu-vie avec Robert Haldane, H.-L. Empeytaz, Ami Bost, puis les méthodistes.

* Le second est un « Réveil orthodoxe » illustré par César Malan, Félix Neff, Adolphe Monod, le dogmaticien Louis Gaussen, Jean de Visme, le restaurateur des Eglises du Nord, avec une théologie plus ferme.

* Le troisième est un « Réveil intellectualiste », ou libéral, représenté par Samuel Vincent, Louis-Ferdinand Fontanes, Timothée Colani, professeurs à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg, et les membres de « l’Ecole de Strasbourg ». Pourtant, pour cette troisième forme, le mot de « Réveil », à notre avis, ne convient pas. Car ce terme, marqué historiquement, exprime un renouveau de ce qui a été aux origines.

En vérité le Réveil est un ressurgissement dans la vie de l’Eglise de quelque chose que l’on suppose avoir déjà existé autrefois. Il faut respecter ce terme. Cependant, d’aucuns pourraient plaider en ce qui concerne Colani qu’étant de « l’école de Strasbourg », influencé par Edouard Reuss, il fut un descendant de Sébastien Castellion (1515-1563) qui avait écrit De l’art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir .

I. LES PREMIERS SIGNES DU RÉVEIL

Au seuil du XIXe siècle, l’Académie de Genève et la Compagnie des pasteurs de cette ville restent fidèles au libéralisme. Mais il s’agit, le plus souvent, d’un libéralisme qui est le fils du rationalisme du XVIIIe siècle. Jusqu’en 1850, tout au moins, il n’est guère influencé par les théologiens libéraux:

– qu’il s’agisse de Friedrich Schleiermacher (1768-1834) pour qui la religion est essentiellement le sentiment d’une dépendance à l’égard de l’Absolu (réinterprétant toute la doctrine chrétienne, il fait de la subjectivité la règle de la théologie);

– ou qu’il s’agisse des membres de l’école historico-critique. Pour David-Friedrich Strauss (1808-1874), les évangiles rapportent des mythes et pour Ferdinand-Christian Baur (1792-1860), ils doivent être relus et datés à la lumière de la dialectique hégélienne[5] .

La théologie de l’Eglise de Genève n’est plus celle de Calvin. Du christianisme du Réformateur, on a passé insensiblement au rationalisme le plus desséchant[6] .

Or, un mouvement latent éclate parmi les étudiants en théologie de Genève. Notons l’influence sur eux de quelques pasteurs fidèles comme Cellerier père (1753-1844), Demellayer (1765-1839) et Moulinié (1757-1836), qui les réunit chez lui pour des leçons bibliques ayant pour but de contrebalancer et tempérer les insuffisances de l’enseignement offert par la Faculté de théologie. Ami Bost, qui entre dans celle-ci en 1809, dénoncera, dans ses Mémoires , un relâchement presque incroyable:

La Bible était inconnue dans les auditoires. On n’y ouvrait l’Ancien Testament que pour apprendre un peu d’hébreu et le Nouveau-Testament n’y paraissait jamais.

Quelques jeunes s’agrègent entre 1802 et 1805 à une humble réunion d’inspiration morave, animée par le père d’Ami Bost, chantre de l’Eglise de la Madeleine. Notons parmi eux: Emile Guers, étudiant en théologie, Henri-Louis Empeytaz (1796-1853), Jean-Guillaume Gonthier; plus tard, Henry Pyt (1796-1835). Ils y goûtent ce qu’ils ne trouvent pas dans les temples.

Un sermon du pasteur Moulinié sur les moeurs des premiers chrétiens, à la fin novembre 1812, pousse Guers, Empeytaz et Pyt à fonder la Société des amis. Celle-ci est en liaison avec les moraves suscités par le comte de Zinzendorf (1700-1760). Elle a comme but de « secourir les pauvres et les affligés par tous les moyens ».

On rencontre à la Société des amis les Bost père et fils, Gonthier – qui, trop scrupuleux face à la dignité du ministère, abandonnera ses études de théologie -, le calligraphe John Boissonas, François Roget, le futur professeur à la Faculté des lettres… Quel est leur programme? Ils sont avides d’un renouveau spirituel. Ils souhaitent ramener dans les familles le culte domestique et la piété des ancêtres.

La vénérable Compagnie voit d’un mauvais oeil cette société, dont l’existence même est une accusation contre son enseignement académique. Les étudiants en théologie, les Amis se rendent souvent chez le pasteur Moulinié, lisent l’Imitation de Jésus-Christ , Le catéchisme de Heidelberg , Les sermons de Jean-Frédéric Nardin (1687-1728), pasteur du Pays de Montbéliard. Une école du dimanche et du jeudi s’ouvre. Les étudiants en théologie sont tentés par le catholicisme et par un mysticisme illuministe.

La vénérable Compagnie proclame que ceux qui fréquentent les moraves ne peuvent être admis au saint ministère. Guers veut passer outre. Empeytaz, à qui Moulinié conseille la soumission, trouve appui auprès de la fameuse baronne de Krüdener. Cette Balte mitigée slave, ayant d’abord mené une vie aventureuse dans la plus haute société, a ensuite beaucoup voyagé, prêchant « aux têtes couronnées comme aux laboureurs l’amour du Christ »[7] . Empeytaz organise, alors, des réunions chez lui, sans aucune idée séparatiste. La Compagnie l’exclut du ministère. Il rejoint, à ce moment-là, sa protectrice Julie de Krüdener, qui l’entraîne dans ses voyages missionnaires. Etrange et attirant personnage que cette mystique qui stimula le Réveil.

Le 10 mars 1814, Ami Bost et Louis Gaussen sont consacrés au saint ministère. Bost commente: « Deux sociniens[8] signèrent mon diplôme d’aptitude. Ils s’en repentirent plus tard. »

On confie à Louis Gaussen le service de trois heures, comprenant des lectures bibliques et, normalement, les Réflexions d’Osterwald. Il remplace ces dernières par des méditations de son cru. L’assistance passe de quatre ou cinq personnes à dix, vingt, soixante, cent, deux cents auditeurs. La Compagnie intime l’ordre à Gaussen d’en revenir aux Réflexions d’Osterwald. En dépit de tout, Louis Gaussen voit sa théologie renouvelée par une lecture assidue de Calvin et par des contacts répétés avec le pasteur de Satigny: Jean-Isaac Cellérier.

Il y a, dans le Réveil, un courant et même un terreau autochtones. Mais il y a aussi le rôle des agents venus de l’étranger. La pensée théologique n’est pas autonome. Elle dépend de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. Comme au XVIe siècle, il y a l’influence de trois laïcs britanniques.

II. RICHARD WILCOX, UN CALVINISTE

1. R. Wilcox est un homme d’affaires, un négociant, un disciple de George Whitefield (1714-1770), calviniste comme lui. En 1816, il organise, dans sa maison, des réunions. On y retrouve J.-G. Gonthier, H. Pyt, qui sera grand orateur et apologète, E. Guers, A. Bost, A. Porchat, qui sera plus tard pasteur en France. R. Wilcox multiplie les entretiens avec ce groupe de jeunes théologiens. Il insiste avec force sur la doctrine de l’assurance du salut. Il appuie surtout « sur l’éternel amour et la compassion du Père et sur la certitude et l’immuable fermeté du salut accompli par le Fils ».

2. Pendant le séjour de Wilcox se passe un événement très remarquable. Le 6 août 1816, le Genevois H.-L. Empeytaz – à qui l’on doit l’hymne solennel « Grand Dieu nous te bénissons » – écrit du lieu de « sa retraite », en Allemagne, un pamphlet contre la Compagnie des pasteurs de Genève. La brochure lancée, telle une bombe, paraît en novembre 1816, publiée à Lyon (pour Léonard, c’est à Paris, p. 190). Elle aura un retentissement international puisqu’elle sera traduite en anglais et en néerlandais. L’irritante Alice Wemyss, dans son Histoire du Réveil [9] , suppose gratuitement qu’elle est de la plume de l’abbé Jean-François Vuarin.

Le titre du pamphlet est Considérations sur la divinité de Jésus-Christ, adressées à Messieurs les étudiants de l’auditoire de théologie de l’Eglise de Genève , avec cette épigraphe:

Ceux qui nient la divinité de Jésus-Christ renversent de fond en comble tout le plan de la religion chrétienne.

La Compagnie des pasteurs de Genève est alors un pouvoir clérical dans l’Eglise. L’ouvrage est une mise en accusation violente et pluriforme.

i) Accusation par les sermons

Empeytaz avait dépouillé les sermons imprimés en français au XVIIIe siècle. Il affirme:

Dans 197 sermons prêchés par nos pasteurs depuis plus d’un demi-siècle, pas un seul où l’on trouve une profession de foi sur la divinité du Sauveur.

Il accuse la Vénérable Compagnie des pasteurs de ne plus professer le dogme de la divinité de Jésus-Christ.

Chacun, disent-ils, peut adopter sur ce point l’opinion qui lui convient. Si les chefs de la Réformation ont professé le dogme de la divinité de Jésus-Christ, c’est un tribut qu’ils ont payé aux idées généralement reçues dans leur siècle. Depuis cette époque, la raison et les Lumières ont fait des progrès et des découvertes.

Ne suffit-il pas d’ailleurs de prêcher une bonne morale sans s’inquiéter du dogme?

Commençons pas faire les gens bons; nous en ferons des chrétiens quand nous le pourrons. (p. 3)

ii) Accusations par le catéchisme

Il y a le silence absolu sur la divinité du Christ dans le Catéchisme [10] consacré à l’instruction chrétienne de la jeunesse et de tous les fidèles. (p. 5)

iii) Accusation par la liturgie

Silence également dans La liturgie ou la manière de célébrer le service divin dans l’Eglise de Genève [11] . Jésus-Christ n’y est désigné que par les qualificatifs de Fils de Dieu, Sauveur, Rédempteur, Maître, Roi, Législateur. La Confession de foi de La Rochelle n’est plus imprimée à la suite de la Bible ou de la liturgie, à partir de 1802.

iv) Accusation par la traduction de la Bible

Dans la nouvelle traduction de la Bible, publiée en 1805 par la Compagnie des pasteurs, plusieurs passages relatifs à la divinité de Jésus-Christ ont été altérés… (p. 10)

v) Accusation des philosophes eux-mêmes

a) D’Alembert dans L’Encyclopédie (1758, tome VII), article « Genève »:

Il s’en faut de beaucoup (disait-il) que les ministres pensent tous de même sur les articles qu’on regarde ailleurs comme les plus importants à la religion. Plusieurs ne croient plus à la divinité de Jésus-Christ, dont Calvin leur chef était si zélé défenseur… Pour tout dire, en un mot, plusieurs pasteurs de Genève n’ont d’autre religion qu’un socinianisme parfait, rejetant tout ce qu’on appelle mystères… La religion dans Genève est presque réduite à l’adoration d’un seul Dieu, du moins chez presque tout ce qui n’est pas peuple: le respect pour Jésus-Christ et pour les Ecritures est peut-être la seule chose qui distingue d’un pur déisme le christianisme de Genève. (p. 12)

La Compagnie avait publié, le 10 février 1758, une déclaration faible et vague.

b) Sur quoi Jean-Jacques Rousseau, dans La seconde lettre de la montagne (1767):

On demande, écrit-il, aux ministres de Genève, si Jésus-Christ est Dieu; ils n’osent répondre. On leur demande quels mystères ils admettent; ils n’osent répondre… Un philosophe jette sur eux un coup d’oeil rapide, il les pénètre, il les voit ariens, sociniens; il le dit et pense leur faire honneur… Aussitôt, alarmés, effrayés, ils s’assemblent, ils discutent, ils s’agitent, ils ne savent à quel saint se vouer; et après force consultations, délibérations, conférences, le tout aboutit à un amphigouri[12] où l’on ne dit ni oui ni non… Ce sont, en vérité, de singulières gens que Messieurs vos ministres! On ne sait ni ce qu’ils croient, ni ce qu’ils ne croient pas; on ne sait pas même ce qu’ils font semblant de croire; leur seule manière d’établir leur foi est d’attaquer celle des autres. (p. 13)

c) Voltaire écrivait en 1768 à M. le marquis de Villevieille qu’il « n’y a pas dans Genève vingt personnes qui n’abjurent Calvin autant que le pape »[13] .

3. Suite à la bombe d’Empeytaz, une partie de l’opinion s’émeut. Les étudiants en théologie, sous la présidence de Jean-Henri Merle d’Aubigné (1794-1872), se réunissent dans la salle du Consistoire pour défendre la Compagnie. Ils protestent solennellement contre les « attaques odieuses » dont la Compagnie a été l’objet et l’assurent de leurs sentiments absolus de confiance et de dévouement. La Compagnie les félicite.

Deux d’entre les étudiants, Pyt et Guers, membres de la Société des amis, jugeant arienne la Compagnie, ne signent pas avec leurs condisciples et se solidarisent avec Empeytaz. La Compagnie, suite à ce qui s’est passé, exige leur confession de foi écrite. Ceux-ci recopient, simplement, une partie de La Confession de foi de La Rochelle . Ils collationnent ainsi les articles mettant l’accent sur la chute et le relèvement de l’homme, la justification par la foi, de la Confessio Gallicana . Curieusement, le texte n’a pas été reconnu (aux deux sens du mot). Il n’est pas accepté, car il ouvrirait la porte à toutes les licences. Il n’est pas reconnu, car le professeur qui a demandé cette confession de foi – pourtant professeur d’histoire ecclésiastique – ne discerne pas l’origine de ces morceaux choisis. Il déclara que « c’étaient là des doctrines propres à faire des hommes des brigands ».

En janvier 1817, après un an de séjour, Richard Wilcox s’en va.

III. ROBERT HALDANE, « LA MAIN DE DIEU »

1. C’est lui, un laïc écossais, qui remplace Wilcox. Né à Londres en 1764, mort à Edimbourg en 1842, Robert Haldane, d’abord marin, puis cultivateur, traverse une crise religieuse à l’occasion de la Révolution française, à laquelle il était très attentif. Un peu secoué, il se convertit, subit l’influence du théologien calviniste Charles Simeon (1759-1836) et devint évangéliste en Ecosse[14] .

Après vingt ans de ministère dans son pays, il entreprit, en 1816, à 50 ans, une tournée d’évangélisation sur le continent. Il a passé par Paris, il est à Genève, et il s’apprête à quitter une ville où il n’a que faire, lui semble-t-il, quand le pasteur Molinié, malade la veille de son départ, le met en rapport avec un étudiant, James, pour qu’il lui fasse visiter la ville. Haldane se rend compte, au cours de sa visite, de la totale ignorance de l’étudiant quant à la Bible. Aussi décide-t-il de rester.

Les condisciples de l’étudiant de la Faculté de théologie rencontrent Haldane. Et le 6 février 1817, devant une vingtaine d’étudiants, il commente l’épître aux Romains, insistant sur la justification par la foi seule. A ceux déjà nommés, il faut ajouter Frédéric Monod, le frère d’Adolphe, qui le traduit et, par la suite, J.-H. Merle d’Aubigné, qui deviendra célèbre grâce à sa majestueuse Histoire de la Réformation au XVIe siècle et au temps de Calvin , en treize volumes, et à son influence, par ses sermons à La Haye, sur le Réveil ou deuxième Réformation des Pays-Bas, par la conversion de Groen van Prinsterer.

2. Ecoutons les témoins de ces premières heures:

i) Jamais, dira un étudiant, depuis François Turretin et Bénédict Pictet, de sainte et vénérée mémoire, (jamais) docteur n’avait exposé le conseil de Dieu avec cette pureté, cette force, cette plénitude; jamais si vive lumière n’avait resplendi dans la Cité de Calvin.

ii) Il connaissait les Ecritures, note H. Pyt, comme peut les connaître un chrétien qui a eu pour maître le Saint-Esprit qui les a dictées.

iii) E. Guers, pour sa part, déclare: « Robert Haldane fut la main de Dieu pour ouvrir la porte du sanctuaire. »[15]

iv) Frédéric Monod (1794-1863), le futur grand pasteur de l’Eglise libre de Paris, rend aussi un témoignage reconnaissant à celui qui l’a « engendré en Christ par l’Evangile »:

Ce qui me frappa beaucoup et nous frappa tous, ce fut sa manière solennelle de procéder. Il était évident qu’il s’occupait sérieusement de nos âmes, et des âmes de ceux qui pourraient être placés sous nos soins pastoraux. De tels sentiments nous paraissaient à tous bien nouveaux. Ensuite la débonnaireté, la patience à toute épreuve avec laquelle il prêtait l’oreille à nos sophismes, à nos ignorantes objections, aux essais que nous faisions de l’embarrasser par des difficultés de notre invention, et ses réponses à tout et à nous tous.

Mais ce qui m’étonna et me fit réfléchir plus que toute autre chose, ce fut sa connaissance pratique de l’Ecriture, sa foi implicite à la divine autorité de cette parole, dont nos professeurs étaient presque aussi ignorants que nous, et qu’ils citaient, bien moins pour en référer à la source unique et infaillible de la vérité religieuse que pour relever leurs propres enseignements. Nous n’avions jamais rien vu de semblable.

Maintenant encore, ajoute Monod, après un si grand nombre d’années, je me représente cet homme de haute taille, plein de dignité, environné d’étudiants, sa Bible anglaise à la main, maniant la seule arme de la Parole qui est l’épée de l’Esprit, réfutant chaque objection, écartant chaque difficulté, répondant promptement à toutes les questions par des citations variées, au moyen desquelles il abordait et éclaircissait convenablement ces objections, ces difficultés et ces questions, et concluait bientôt d’une manière pleinement satisfaisante.

Il ne perdait jamais son temps à argumenter contre nos prétendus raisonnements; il montrait immédiatement la Bible avec son doigt, ajoutant ces simples paroles:

– Regarde ici, comment lis-tu? Cela est écrit ici avec le doigt de Dieu.

Il était, au sens parfait de ce mot, une concordance vivante.

Les premières réunions nous préparèrent à écouter, avec une plus grande confiance, les enseignements plus didactiques qu’il commença bientôt, en nous expliquant l’épître aux Romains, que plusieurs d’entre nous n’avaient probablement jamais lue, et qu’aucun ne connaissait.

En suivant régulièrement cette épître, il eut l’occasion de nous mettre sous les yeux un corps complet de théologie et de morale chrétienne. Cet enseignement, par la bénédiction de Dieu qui s’y fit puissamment sentir, atteignit la conscience et le coeur de plusieurs de ses auditeurs qui, comme moi, font remonter à ce vénérable et fidèle serviteur de Dieu leur première connaissance de la voie du salut et de l’Evangile de vérité. J’envisage comme l’un des plus grands privilèges de ma vie, maintenant avancée, d’avoir été son interprète presque durant tout le temps qu’il expliqua cette épître, étant presque le seul qui connût assez bien l’anglais pour être honoré de cet emploi… Le nom de Robert Haldane est inséparablement lié à l’aurore du réveil de l’Evangile en Suisse et en France[16] .

C’est un grand moment de l’histoire du protestantisme. Ces explications de l’épître aux Romains ont été publiées en français.

Chez Haldane, la foi implicite en l’autorité de l’Ecriture va de soi. Dans son exposition, le gentilhomme écossais se montre nettement calviniste. Au chapitre 9, il y expose la doctrine de l’élection de grâce, sans aucun égard pour les oeuvres. Sa lettre au professeur Jean-Jacques Chenevière (1793-1871) prouvera aussi, sans hésitation possible, son adhésion à la foi réformée. Toutefois, Haldane avait des vues baptistes concernant le baptême, mais il ne les a jamais mises en avant.

v) César Malan, étant déjà consacré pasteur, n’assistait pas aux études bibliques de Haldane, mais il lui rend, à son tour, ce beau témoignage:

Cet homme grave et profondément versé dans la connaissance de la sainte Bible, vint séjourner quelques mois à Genève… Je le vis chez un ami, et je lui rendis visite le premier; car c’était un homme retiré, très modeste, et qui ne cherchait ni à se faire connaître, ni à se faire écouter. Vous ne pouvez vous former une idée trop belle de la merveilleuse douceur, de la prudence réservée qui accompagnait toutes les paroles, toutes les actions de ce vieillard (en fait de « vieillard », il n’avait que 53 ans, mais il portait la perruque et les cheveux poudrés comme les Anglais de sa classe).

Son visage était paisible et serein. Il y avait dans son regard une charité si profonde, qu’il était impossible devant lui de juger, de condamner personne… Pour l’ordinaire, le sage Haldane attendait que je lui fisse une question et je n’allais chez lui que pour écouter ses réponses! Souvent il me la faisait répéter, afin de s’assurer qu’il avait bien compris.

– Que pensez-vous là-dessus? me disait-il.

Alors il me demandait de l’appuyer sur l’Ecriture. C’est ainsi qu’il me convainquait d’ignorance ou de faiblesse; et quand il me voyait arrêté par mon défaut de connaissance de la Bible, il commençait à m’établir la vérité en question, par des passages si clairs, si formels, qu’il était impossible que je ne me rendisse pas à l’évidence. Si l’un de ces passages ne me paraissait pas concluant, il en produisait aussitôt quatre ou cinq autres, qui appuyaient ou expliquaient le premier, et mettaient le vrai sens hors de doute. Dans toute cette discussion, il ne disait que quelques mots. C’était son index qui parlait; car à mesure que sa Bible, usée, à la lettre, à force d’avoir été lue et relue, s’ouvrait ici ou là, son doigt se posait sur le passage et pendant que je lisais, lui me fixait, comme s’il eût voulu démêler l’impression que l’épée de l’Esprit faisait sur mon âme… Jamais il ne m’a produit une seule opinion qui ait pu me faire supposer qu’il fût « séparatiste », comme on dit. Il témoignait, et avec justice, une grande horreur pour l’hérésie; mais je n’ai rien vu chez lui qui annonçât des idées étroites ou particulières[17] .

3. Haldane ne poussait pas à la séparation. Pourtant, la Vénérable Compagnie s’inquiète. A Noël 1816 déjà, Jean-Isaac-Samuel Cellérier, depuis deux ans retraité, a prêché sur la divinité de Jésus-Christ.

En mars 1817, c’est le sermon de César Malan (1787-1864) sur le salut par grâce. Malan était pasteur de l’Eglise de Genève depuis 1810. Mais c’est, d’après son témoignage, en 1816, « l’année de la délivrance » que la lecture des épîtres pauliniennes, et en particulier Ephésiens 2, l’amena à la certitude personnelle du salut par grâce.

Un jour je lisais l’Evangile à mon pupitre, dans la classe, pendant que les écoliers faisaient un devoir… Je lus le deuxième chapitre des Ephésiens, et quand j’arrivai à cette parole: « Vous êtes sauvés par la grâce et non par la loi; cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu », le livre m’a semblé lumineux et je sortis dans la cour du collège où je marchais en m’écriant:  » Je suis sauvé! je suis sauvé! »

Dès lors, il se mit à lire des ouvrages de doctrine calviniste: La théologie , de Bénédict Pictet (1655-1724), la Confession de foi du synode de Dordrecht .

Malan fait la connaissance de Haldane. Les deux hommes étaient faits pour s’entendre. Malan a décrit lui-même dans son traité sur Le conventicule de Rolle l’impression faite sur lui par le pieux Ecossais, qui le confirma dans ses certitudes. C’est alors que, le 15 mars 1817, Malan fut invité à prêcher au temple de la Madeleine, l’un des plus grands temples de la ville. Devant une église bondée, il médita sur « l’homme ne peut être sauvé que par la foi »[18] . Emporté par son éloquence, comparant Genève à la Babylone de Nabuchodonosor, il s’écria:

Si cette main s’avançait et qu’elle traçât sur cette muraille l’histoire de votre vie… Si ces signes véridiques révélaient ici ce que vous avez fait et pensé loin des regards des hommes et dans le secret de vos coeurs!… Quel est celui de vous qui oserait y porter les yeux? Cette supposition seule ne vous fait-elle pas frémir?

Et aussi ces fortes paroles contre les bonnes oeuvres:

Si vous prétendez, gens de bien selon le monde, vous rendre agréables à Dieu et finalement sauver vos âmes par votre propre justice et vous passer ainsi du Sauveur Jésus-Christ crucifié, vous êtes des orgueilleux, des insensés qui, volontairement, ne voyez pas que tout ce que vous pouvez faire de bien, s’il n’est pas fait avec foi et dans l’unique dessein de plaire à Dieu votre Sauveur, loin de lui être agréable, n’est que péché devant lui.

Ce sermon fut accueilli avec stupeur, puis avec irritation. Il rentra chez lui « couvert de mépris et accablé ». Mais sur le seuil de sa porte, il rencontra R. Haldane qui lui dit, en lui serrant les mains avec infiniment de bienveillance: « Bénis soit Dieu! L’Evangile est de nouveau prêché à Genève. » La prédication souleva des tempêtes.

4. Le 3 mai 1817 paraît alors le Règlement émané de la Compagnie des pasteurs de Genève, pour mettre fin aux polémiques. Tous les proposants devront le signer:

La Compagnie de l’Eglise de Genève, pénétrée d’un esprit d’humilité, de paix et de charité chrétienne, est convaincue que les circonstances où se trouve l’Eglise confiée à ses soins exigent de sa part des mesures de sagesse et de prudence, arrête, sans prétendre porter un jugement sur le fond des questions suivantes, et sans gêner en aucune manière la liberté des opinions, de faire prendre, soit aux proposants qui demanderont à être consacrés au saint ministère, soit aux ministres qui aspireront à exercer dans l’Eglise de Genève des fonctions pastorales, l’engagement dont voici la teneur: « Nous promettons de nous abstenir, tant que nous résiderons et que nous prêcherons dans les Eglises du canton de Genève, d’établir, soit par un discours entier, soit par une partie de discours dirigée vers ce but, notre opinion:

1. sur la manière dont la nature divine est unie à la personne de Jésus-Christ;

2. sur le péché originel;

3. sur la manière dont la grâce opère ou sur la grâce efficiente;

4. sur la prédestination. »

Il faut promettre aussi de ne pas combattre les opinions des autres pasteurs:

« Nous promettons aussi de ne point combattre, dans des discours publics, l’opinion de quelques pasteurs ou ministres sur ces matières. Enfin, nous nous engageons, si nous sommes conduits à émettre notre pensée sur l’un de ces sujets, à le faire sans abonder dans notre sens, en évitant les expressions étrangères aux saintes Ecritures, et en nous servant autant que possible des termes qu’elles emploient. »

Texte choquant s’il en est que celui de cette bulle, de cet ukase de haute politique dans la Cité de Calvin. Ce « genevianisme »[19] de la Compagnie repousse la divinité essentielle du Christ, car ne nous y trompons pas, en interdisant l’union des deux natures en Christ, c’est cette union même que l’on interdit d’affirmer – le péché originel et la prédestination.

Comme on l’aura remarqué, la Compagnie, véritable néo sanhédrin, proscrit les grandes doctrines pauliniennes, augustiniennes et calvinistes pour se contenter d’un vague déisme christianisé. Elle sape la base dogmatique du christianisme.

Ce texte est soumis aux étudiants pour qu’ils puissent se présenter aux examens. Guers refuse son adhésion et n’est pas admis. Il est renvoyé dans la dissidence. Plusieurs pasteurs refusent d’approuver le règlement funeste: Cellérier (père), Moulinié, Demellayer, Malan. Certains étudiants cèdent pour pouvoir passer leurs examens ou désertent la Faculté, comme Pyt.

Un groupe d’étudiants décide, le 18 mai 1817, un dimanche, de constituer un noyau de vrais croyants. Il s’agit de Pyt, Porchat, Gonthier, Guers, Privat, Coulin… Haldane ne prend aucune part à ces décisions. Il s’est contenté d’enseigner. Il a voulu susciter la foi. Comme Wilcox, il ne prêche pas la dissidence. Ils parlent tous deux de fidélité à l’Eglise établie. La prédication de Haldane a toujours été, volontairement, donnée à une heure différente de celle du culte officiel. Il a su maintenir l’exigence de la catholicité.

Haldane quitte Genève le 20 juin 1817 pour Montauban, afin d’y gagner quelques étudiants en théologie à ses idées. Après son départ, le groupe biblique cesse à Genève. Haldane participera encore à l’édition de la Bible de Montauban (en 1817). Il collecte des fonds. Le doyen de la Faculté de théologie de Montauban le désignera comme « un météore désastreux parmi les étudiants ». Il retournera en Ecosse, en passant par Paris, où il organisera La Société continentale de Londres , dont le but principal était l’évangélisation de la France.

IV. HENRY DRUMMOND, L’ORGANISATEUR

Un autre Anglo-Saxon, le troisième, Henry Drummond (1786-1860), arrive à Genève au moment où Haldane en part.

1. Jeune, riche et généreux, ancien membre du Parlement, il s’installe à la campagne, à Sécheron (canton de Genève)![20] Fin, distingué, très dandy, le gentleman possède tout pour séduire les jeunes étudiants romantiques. Ce mécène leur vient en aide par son hospitalité et par son argent.

2. Le Consistoire envoie à H. Drummond le physicien Marc-Auguste Pictet, conseiller d’Etat, et Chenevière, pasteur, pour lui demander s’il avait l’intention d’exposer aux étudiants une doctrine semblable à celle de Haldane. Drummond adresse le 21 août une lettre à la Compagnie, dans laquelle il précise que tout l’amour que l’on éprouve pour les fidèles de telle ou telle Eglise n’empêche pas, si celle-ci s’éloigne des fondements du christianisme, de se séparer d’elle:

Que ceux qui professent la doctrine de la divinité de Jésus-Christ tenaient les ariens pour des blasphémateurs de Jésus-Christ, et qu’il était inévitable que les ariens, de leur côté, regardassent les orthodoxes comme des idolâtres.

3. C’en fut trop. La Compagnie demande au Conseil d’Etat que Drummond soit expulsé. Celui-ci se réfugie à Ferney-Voltaire, sur territoire français.

Les étudiants, influencés par l’esprit séparatiste de Drummond, fondent le 25 août 1817 une première Eglise indépendante. Elle élit, d’abord, comme pasteur, César Malan, qui se récuse. Le 22 septembre, H. Pyt, J.-G. Gonthier et le Français Pierre Méjanel sont désignés comme conducteurs spirituels.

4. Drummond fonde La Société continentale de Londres pour réévangéliser l’Europe. Elle est organisée sur un plan interecclésiastique. Haldane y prend une large part. Elle limite moins la liberté des ouvriers que d’autres sociétés. Guers en fut le premier agent central. En cette qualité, il publia de 1818 à 1822 Le Magazine évangélique , qui apportait des nouvelles missionnaires du monde entier. En furent les agents: Ami Bost, l’un des premiers missionnaires de cette société en Alsace, Henri Pyt, Antoine Porchat ainsi que Jean-Frédéric Vernier, évangéliste en Isère.

Aidé de Marc Dejoux, Drummond fait réimprimer L’Institution chrétienne de Calvin. Il fait aussi rééditer, à ses frais, la Bible David Martin. Cette Bible est la révision en 1707, puis en 1723, de la version d’Olivétan de 1535. La réédition au XIXe siècle de la Bible Martin a pour but de remplacer la version publiée en 1805 par la Compagnie, que Drummond a attaquée avec violence, en l’appelant « ce livre que la Compagnie a publié en 1805, sous le nom de la Bible ».

Les conseils du professeur Verne d’utiliser une langue « mâle et verte » n’ont point été suivis. On a trop cédé au beau langage. On avait même demandé conseil à Montesquieu pour l’emploi du « tu » ou « vous » à l’égard de Dieu. Montesquieu avait conseillé « vous ».

Méjanel est expulsé en janvier 1818, comme étranger. Il est remplacé à la tête de l’Eglise naissante par Empeytaz, revenu de Saint-Pétersbourg, et par Guers. C’est au Bourg-de-Four qu’en septembre 1818 se fixe l’Eglise indépendante. Elle sera connue dès lors, et jusqu’en 1839, sous le nom d’Eglise du Bourg-du-Four (non loin du temple saint-Pierre). En 1824, l’Eglise compte environ trois cents membres. L’insuffisance des locaux du Bourg-de-Four engage l’Eglise à construire, en 1839, une chapelle rue de la Pélisserie.

Remarquons, en passant, que César Malan, restant éloigné des principes séparatistes en matière ecclésiale, s’est tenu à l’écart de l’Eglise indépendante. Il s’est fait construire, en 1820, dans son jardin, une chapelle qui subsistera jusqu’en 1863, appelée chapelle du Témoignage.

5. Louis Gaussen demande que la Compagnie publie une confession de foi. En fait, Genève n’a plus de confession de foi depuis 1705. La décision avait été prise, à cette date, par la Compagnie. Mais le gouvernement avait accepté, par prudence, seulement en 1725, l’abrogation de la signature des pasteurs au bas de La Confession helvétique postérieure , de 1566, rédigée par Henri Bullinger[21] .

Au XIXe siècle, Genève professe ouvertement ne pas avoir de confession de foi. « Notre Eglise, a dit quelqu’un, a pris le silence pour symbole. »

Devant le refus de la Compagnie de publier une confession de foi, Gaussen publie en 1819, avec Cellerier père, une nouvelle édition de la Confession helvétique postérieure . Ces deux hommes, restés fidèles au sein de la Compagnie à la pensée des Réformateurs, insistaient dans leur préface sur la nécessité des confessions de foi. Ils protestaient aussi, énergiquement, contre le Règlement du 3 mai – les quatre points du « genevianisme » -, sans toutefois le mentionner expressément. Les deux orthodoxes Cellerier et Gaussen justifient cette réédition parce que la Confession helvétique postérieure 

est celle des Eglises de la Suisse notre chère patrie, parce qu’il n’y en a jamais eu qu’on n’ait plus soigneusement examinée, ni plus généralement approuvée; parce qu’elle nous a paru l’une des plus simples et des plus propres à rallier les esprits. (p. XI)

Cette réédition entendait montrer que, dans ses décisions, la Compagnie n’était plus fidèle à la confession de foi et s’était éloignée des dogmes de la Réforme. La Compagnie embarrassée fait des observations à Cellérier et Gaussen concernant cette publication, leur parlant des « dangers qu’ils font courir à la religion » en faisant « paraître leur confession de foi »: ce sont les propres termes de Chenevière.

Cette publication sera extrêmement reprochée à Gaussen et sera à l’origine des dissentiments qui amèneront, en 1830, sa séparation d’avec la Compagnie, sur la question du catéchisme officiel, qu’il avait remplacé par une instruction uniquement biblique. César Malan affirme:

Si mes supérieurs m’eussent désigné telle ou telle confession de foi déjà connue ou bien établie par eux, qu’ils m’eussent prescrit de la suivre, que je m’y fusse soumis, et que je l’eusse ensuite repoussée dans mes enseignements, je serais coupable sans doute. Mais comme cela n’a pas eu lieu, qu’au contraire la vénérable Compagnie a publiquement déclaré n’admettre aucune confession, ne suis-je pas en droit, selon le principe fondamental de la bienheureuse Réformation, de suivre dans mes enseignements celle des confessions de foi que ma conscience préfère, savoir la Confession de foi des Eglises helvétiques, admise et jurée dans nos cantons protestants, et à laquelle, dans des temps meilleurs, Genève avait souscrit?

En 1818, Chenevière, l’adversaire le plus décidé du Réveil, est promu au rang de professeur à la chaire de dogmatique.

Un avocat original, Jacques Grenus, accuse la Compagnie d’avoir illégalement abandonné le terrain des Ordonnances de Calvin et d’avoir ainsi transgressé les lois constitutives de la République:

Ainsi, tout à la fois, ils sont parjures et (pour ne pas dire le mot propre) usurpateurs du bien d’autrui, de l’argent de la République, qui n’est destiné qu’à ses pasteurs chrétiens[22] .

Conclusions

1. Bilan de l’influence de ces étrangers:

* L’Evangile est répandu dans le peuple. Les étrangers ont apporté une impulsion, un enthousiasme, par leur ministère direct et indirect.

* Cette action eut une grande étendue sociale vers tous les milieux; par exemple, à Genève, le milieu étudiant est atteint par Haldane.

* Ils contribuent à rééditer des classiques protestants comme Calvin.

* La caractéristique commune de l’action de ces étrangers est leur effacement volontaire dans bien des cas.

2. Souvenons-nous qu’un Réveil ne dépend pas plus de nous que les autres affaires du monde, et qu’en cela comme en toutes choses, le fait survient où, quand et comme Dieu le veut, puisque c’est de lui seul que la grâce de la foi descend dans le coeur des hommes. La force de persuasion de ses ministres fidèles et l’exemple même de leur conviction ne sont que les instruments par lesquels il éclaire les croyants pour susciter en eux une réponse vraie.

Si les hommes du Réveil attendent et espèrent le repentir des pécheurs, ils savent bien que la prédication de leurs pauvres bouches humaines n’aura d’efficacité qu’autant que, par l’effet de la grâce divine, elle sera scellée en nous du sceau de l’Esprit saint.

A l’exemple de nos frères persécutés des premiers temps de l’Eglise, il ne nous reste plus, pour recevoir encore cette grâce, et toujours, qu’à nous tourner vers le Seigneur[23] .


* J.-M. Daumas est professeur d’histoire à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

[1] Sur le XIXe siècle, voir les travaux d’André Encrevé, en particulier Les protestants en France de 1800 à nos jours. Histoire d’une réintégration (Paris: Stock, 1985).

[2] Sur le Réveil, l’ouvrage classique, pénétrant, gardant toute sa valeur reste: Léon Maury, Le Réveil religieux dans l’Eglise réformée à Genève et en France (Paris, 1892), 2 vol.

[3] « 1848 et l’essai de réorganisation du protestantisme français », Revue de théologie et d’action évangéliques (Aix, n 1, janvier-mars 1948), 50. Mais E. Léonard se borne à en distinguer deux formes – « le Réveil piétiste » au sein duquel il reconnaît Malan et Gaussen comme représentant une ferme théologie et le « Réveil intellectualiste » avec S. Vincent – dans sonHistoire du protestantisme (Paris: PUF, Que sais-je?, n° 427 ancien), 103-104; sans doute simplifie-t-il en s’adressant au grand public.

[4] E. Léonard, Histoire générale du protestantisme , tome III « Déclin et renouveau  » (Paris: PUF, 1964), 193.

[5] K. Barth, La théologie protestante au XIXe siècle (Genève: Labor & Fides, 1969).

[6] Baron H. von der Göltz, Genève religieuse au XIXe siècle , traduit de l’allemand par César Malan fils (Genève, 1862).

[7] F. Ley, Madame de Krüdener, 1764-1824. Romantisme et Sainte-Alliance (Honoré Champion, 1995), 470 p.

[8] Le socinianisme est la doctrine opposée au dogme de la Trinité par l’Italien protestant Socin (1525-1562). La forme actuelle de cette pensée est l’unitarisme.

[9] (Paris: Les Bergers et les Mages, 1977.)

[10] (Chez J.-J. Paschoud, 1814.)

[11] (Chez J.-J. Paschoud, 1807.)

[12] N. m. Ecrit ou discours sans suite et inintelligible.

[13] Recueil des Lettres de Voltaire , tome IX, Lettre 331.

[14] A. Haldane,The Lives of Robert and James Alexander Haldane (1852; Edinburgh: The Banner of Truth Trust, 1990, réédition). Robert et James Haldane, leurs travaux évangéliques en Ecosse, en France et à Genève (Lausanne, 1859, traduit par Petitpierre), deux volumes. J.A. Haldane, Journal of a Tour (Edinburgh, 1798). Dudley Reeves, « James Haldane: The Making of a Christian », ] The Banner of Truth (juillet-août 1971), 18. Id. « James Haldane : The Making of an Evangelist », The Banner of Truth (avril 1972, n°103).

[15] E. Guers, Histoire du premier Réveil à Genève , 1871.

[16] Robert et James Haldane, leurs travaux évangéliques en Ecosse, en France et à Genève (Lausanne, 1859, traduit par Petitpierre), tome II, 24ss.

[17] C. Malan, Conventicule de Rolle , 62ss.

[18] Des fragments de ce sermon ont été publiés dans C. Malan junior, La vie et les travaux de César Malan par un de ses fils (Genève: Cherbuliez,1869), 57-59.

[19] Néologisme du même type que l’arianisme.

[20] Sécheron est devenu un quartier de Genève, connu actuellement pour son église catholique romaine sphérique (une bulle).

[21] Cf. l’article de P. Sanders dans le numéro précédent de La Revue réformée .

[22] Correspondance de l’avocat Grenus avec M. le professeur Duby, vice-président de la Société biblique (Genève, 1818), 87.

[23] Cf. l’article de J.-M. Daumas, « Des principaux facteurs du renouveau dans l’histoire de l’Eglise « , La Revue réformée , 154 (1988-2), 12-21(n.d.l.r.) .

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Flash sur l’Édit de Nantes https://larevuereformee.net/articlerr/n202/flash-sur-ledit-de-nantes Fri, 26 Aug 2011 15:46:24 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=611 Continuer la lecture ]]> Flash sur l’Édit de Nantes

Jean-Marc DAUMAS*

L’Edit de Nantes n’est pas le premier édit de tolérance promulgué par le pouvoir royal: cinq ou six autres l’ont précédé, que la postérité n’a guère retenus parce qu’ils restaient tous lettres mortes, les plus efficaces d’entre eux n’ayant pas excédé deux ans d’application.

Dans le dessein et dans l’esprit, cet édit est semblable aux autres. Il s’en différencie cependant par plusieurs aspects:
 

  • D’abord, par la longue période nécessaire à son élaboration: cinq ans de discussions, de tractations, de négociations avec les députés des Eglises réformées. On imagine combien il fut malaisé de parvenir à ce consensus.
  • Autre différence, la tonalité de cet édit précisément, parce que, nous venons de le voir, il était en quelque sorte le premier contrat entre les protestants et la couronne; ce caractère contractuel n’était pas celui des précédents édits, comme nous allons le voir à propos de celui de Poitiers, datant de 1577.

Suivons donc ce lent cheminement de la conversion de Henri IV, en 1593, à l’an 1598 qui vit la proclamation de l’Edit de Nantes.

Avant sa conversion, Henri, monarque protestant, car héritier du trône à l’assassinat de son cousin Henri III en 1582, est soutenu stratégiquement et financièrement par les protestants. Après sa nécessaire conversion, pour tout dire, sa conversion de circonstance, Henri ne l’oublie pas.

En 1593, sous le choc traumatique de cette toute récente conversion, les protestants tiennent à Nantes leur première assemblée politique de l’histoire du protestantisme français. Ils rédigent un cahier de doléances, à quoi le roi répond par la promesse vague de remettre en vigueur le Traité de Poitiers signé par Henri III en 1577.

Voilà précisément un de ces précédents traités demeurés inefficaces parce que établis sans collaboration des divers partis: traités à sens unique, que les protestants ne devaient qu’au bon plaisir du roi et présentés comme émanant de sa mansuétude, mais ne répondant nullement aux aspirations des religionnaires. Ainsi, si le Traité de Poitiers leur octroyait la liberté de culte, il les excluait explicitement de « la patrie de France ».

Aussi, lors de leur deuxième assemblée politique tenue l’année suivante à Sainte-Foix, rejetèrent-ils résolument ce traité fluctuant dont on avait cru les contenter. Les protestants se jugeaient en droit, assurément à juste titre, d’attendre davantage de Henri IV, leur ancien coreligionnaire qu’ils avaient si longtemps et si fidèlement soutenu, que de Henri III. Il appartenait au premier Bourbon du trône de France de ne pas se montrer ingrat.

Les protestants voulaient carrément un nouvel édit, fruit d’une vraie concertation entre le pouvoir royal et eux, et non point un vague accommodement des anciennes mesures qui ne les avaient jamais satisfaits. Et ce fut l’honneur de Henri IV d’avoir su établir un compromis durable entre les exigences des protagonistes et les réalités telles qu’elles se présentaient.

En 1595, à Saumur, une troisième assemblée politique vit tant bien que mal se poursuivre le dialogue; refus en injections, de points litigieux en pierres d’achoppement, on avançait. Mais c’est essentiellement à partir de 1596, dans une assemblée politique permanente entre les protestants et les représentants du roi, que fut négocié l’ensemble des dispositions de l’édit.

Enfin ce grand texte vit le jour et fut signé à Nantes le 13 avril 1598.

L’édit rétablissait dans tout le royaume le catholicisme romain dont l’antériorité était reconnue, le protestantisme n’apparaissait que comme une seconde religion au droit de culte limité. Ainsi, le catholicisme est la religion première de l’Edit de Nantes, pourtant si lié à l’idée de protestantisme.

Voyons donc ce qui valut tout de même au texte l’aval des protestants:
 

  • L’édit leur accordait pour huit ans une centaine de places fortes, villes dont le gouvernement leur était confié; parmi elles, Montpellier. Leurs gouverneurs étaient payés par le trésor royal.
  • L’égalité civile entre catholiques et protestants était, enfin, non seulement reconnue, mais protégée par la loi; désormais, les huguenots étaient reconnus comme français à part entière. On était loin du Traité de Poitiers et de la bienveillance mesurée de Henri III: encore qu’il faille lui en être reconnaissant comme d’un grand progrès, si l’on songe que son prédécesseur Charles IX s’en était tenu aux massacres de la Saint-Barthélemy.
  • Le roi apparaissait comme l’arbitre entre les deux religions, étant au-dessus d’elles comme on dira demain que le roi sera au-dessus des partis politiques.
  • L’irrévocabilité de l’édit engageait le roi et ses successeurs: la parole royale et dynastique était donnée. « La tromperie est partout odieuse, déclarait Henri, mais elle l’est davantage aux princes, dont la parole doit être immuable. »

On voit bien là la volonté farouche politique de Henri IV. D’ailleurs, l’édit ayant été porté au Parlement le 2 janvier 1599, le roi apprit le 5 que cette chambre avait des objections à faire; il convoqua les parlementaires au Louvre le 7 janvier et leur adressa un discours dont je cite quelques passages essentiels. On y percevra son adresse dans la graduation du ton et l’évolution des propos.

Il évoque en quelques mot pathétiques les massacres de la Saint-Barthélemy. On baisse la tête. Sur quoi, tout de bonhomie, il leur dit:
 

Vous me voyez en mon cabinet, où je viens parler à vous, non point en habit royal, comme mes prédécesseurs, ni avec l’épée et la cape, ni comme un prince qui vient parler aux ambassadeurs étrangers, mais vêtu comme un père de famille, en pourpoint, pour parler franchement à ses enfants.
Ce que j’ai à vous dire est que je vous prie de vérifier l’édit que j’ai accordé à ceux de la Religion. Ce que j’en ai fait est pour le bien de la paix. Je l’ai faite au dehors, je la veux en dedans.

Puis, il s’anime:
 

Vous me devez obéir, quand il n’y aurait autre considération que de ma qualité… si l’obéissance était due à mes prédécesseurs, il m’est dû autant et plus de dévotion, parce que j’ai rétabli l’Etat.

Après les prières, le commandement et, pour lui donner plus de poids enfin, la menace; le roi durcit le ton, évoquant l’agitation de la Ligue, il avertit:
 

Je couperai la racine à toutes factions, faisant raccourcir tous ceux qui les suscitent. J’ai sauté sur des murailles de ville, je sauterai bien sur des barricades.

Alors, se tournant vers le conseiller Sillery, le souverain l’avertit que le zèle inconsidéré de son frère, le capucin Brulart, mérite châtiment. Personne ne prend l’avertissement à la légère! Poussant plus loin son avantage, le Béarnais raille:

Ceux qui ne voudraient pas que mon édit passe veulent la guerre; je la déclarerai à ceux de la Religion, mais je ne la ferai pas: vous irez la faire, vous, avec vos robes et ressemblerez à la procession des capucins qui porteraient le mousquet sur leur habit. Il vous fera bon voir.

Enfin, l’ordre tombe:

« Je suis roy maintenant, et parle en roi, et veux être obéi. » Désormais, les magistrats comprennent qu’il serait vain de vouloir s’opposer à la volonté du souverain.

Ainsi le texte de l’édit, sous forme de serment, possède toute la force d’un traité entre deux puissances étrangères, et devient une loi fondamentale du royaume.

J’entends dire ici et là qu’il ne faut pas mystifier l’Edit de Nantes; certes, car le souci de vérité doit nous être primordial, mais ce même souci de vérité nous gardera aussi de minimiser l’édit.

On peut se plaindre qu’il accorde la préséance au catholicisme romain, au lieu d’établir l’égalité entre les deux cultes. Mais on doit se réjouir de ce qu’il autorise un culte jusqu’alors interdit et donne le jour à la liberté de conscience.
L’Edit de Nantes, c’est quatre-vingt-sept ans de cette liberté, quatre-vingt-sept ans de cohabitation paisible et fructueuse entre Français des deux confessions. Trois ou quatre générations de protestants ont vécu leur religion en paix avant que s’amoncellent, à partir de 1661, les premiers nuages annonciateurs de la Révocation.

Une parenthèse 1661: l’année même où, avec la mort de Mazarin, commence le pouvoir personnel de Louis XIV, âgé de vingt et un ans.

La Révocation de 1685 ne peut apparaître comme l’acte d’un roi faible et vieillissant, comme on le dit parfois, et agissant sous la coupe de Madame de Maintenon (Louis a quarante-sept ans, il est au faîte de sa grandeur), mais comme le point d’aboutissement d’une longue politique d’hostilité à l’égard du protestantisme.
Mais revenons à notre sujet: l’Edit de Nantes amorce la séparation de la chose religieuse et de la chose laïque. Ni le culte public, ni le culte domestique ne sont traqués.

L’Eglise réformée sera très forte et très vivante sous le régime de l’édit. Ainsi près d’un siècle de libre célébration va façonner une sensibilité protestante, peut-être même une manière de culture encore largement perceptible aujourd’hui.

L’Edit de Nantes porte en lui des fruits savoureux, car la liberté de culte est pour l’homme de foi la condition sine qua non de toutes les autres libertés. La Révocation, pour le malheur de notre pays, allait n’en donner que de trop de preuves.

En attendant, grâce au régime de l’Edit de Nantes, les huguenots peuvent agir, ils peuvent créer, inventer, commercer librement, et contribuer par leur esprit d’innovation et d’entreprise à la prospérité de la France.

Les Académies protestantes de Saumur et Sedan deviennent des hauts lieux intellectuels et théologiques favorisant la circulation et le brassage des idées. Les protestants brillent dans le domaine des lettres et des arts. Signalons ainsi l’architecte Salomon de Brosse (1571-1626), à qui nous devons le Palais du Luxembourg à Paris, l’aqueduc d’Arcueil, etc., et Valentin Conrart (1603-1675) dont le salon parisien, lieu habituel de rencontre de tous les grands esprits du temps, fut à l’origine de la création de l’Académie française, dont Conrart lui-même fut le premier secrétaire perpétuel.

Voilà pour les avantages politiques de l’édit de 1598. Cependant, ces grands avantages n’empêchent pas qu’il soit vulnérable sous le rapport de la religion; il n’est pas hélas le dernier mot du débat confessionnel.
Sous Louis XIV, le clergé catholique romain ne pourra plus souffrir l’exception protestante, et ce sera le patient travail de sape des juristes catholiques que de persuader au roi que l’Edit de Nantes n’était qu’un texte de circonstances, circonstances si éloignées des actuelles que ce texte qu’elles avaient suscité n’avait alors plus de raison d’être. Ils argumentaient ainsi:

Dans le contexte de ruine générale et de guerre fratricide qui suscita son élaboration, l’Edit de Nantes était justifié. En nos temps de paix civile et de commerce florissant, il n’a plus de raison d’être.
Arguments terriblement fallacieux, car cette paix et cette prospérité étaient dues à l’Edit de Nantes. Cette intégration harmonieuse des protestants au sein de la nation fit sous-estimer au souverain sinon leur nombre, car sa police était bien faite, du moins peut-être leur influence dans les affaires et leur détermination dans la foi.
Ainsi, après qu’ils eurent durant quatre-vingt-sept ans contribué à la prospérité de la France, la mort ou l’exil des plus grands comme des plus humbles d’entre eux allait entamer le déclin du pays.

Que de talents, que de sciences, que de cerveaux comme on dit aujourd’hui, allèrent enrichir leurs pays d’accueil. D’après Samuel Bastide, on disait couramment à Dublin:

« Rien de bon ne se fait dans la ville sans qu’un réfugié n’y ait mis la main. »[1]

Et comment ne pas méditer cette ironique réflexion du roi Frédéric Guillaume de Prusse, déclarant que l’Edit de Révocation avait surtout profité à son pays! Ils firent bien ceux qui allèrent exercer ailleurs les dons que Dieu leur avait donnés! Quant à ceux qui demeurèrent, ceux qui furent emprisonnés, torturés, exécutés, leur mérite est dans leur constance, et dans l’exemple tout de grandeur qu’ils nous ont laissé.


* J.-M. Daumas est professeur d’histoire à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

[1] S. Bastide, L’exode des huguenots (Valence, 1959), 36.

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Des Pères de l’église – Leur intérêt et leur actualité https://larevuereformee.net/articlerr/n205/des-peres-de-l%e2%80%99eglise-leur-interet-et-leur-actualite Thu, 18 Aug 2011 15:56:42 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=579 Continuer la lecture ]]> Des Pères de l’église
Leur intérêt et leur actualité

Jean-Marc DAUMAS *

Quelles raisons peuvent pousser un protestant à lire les Pères de l’Eglise? Quels fruits peut-il retirer de leurs textes?

On sait que poser cette problématique ne va pas dans un naturel réflexe réformé, car dans son désir de soumission, sans médiation, à l’autorité de la Bible, à la Sola Scriptura en tant que source et norme de foi, le huguenot risque de trop discréditer la « Tradition » de l’Eglise. Or, aucun homme ne peut se couper totalement de son passé sous peine de renier son identité. Dans cette perspective, le passé n’est pas mort, sa sève nous nourrit encore; bien sûr, il faut distinguer l’essentiel de l’accessoire, rejeter la paille et engranger le blé.

Mais le protestant, homme de dialogue immédiat avec l’Ecriture, doit ne pas oublier qu’il y a, entre la Bible et nous, une épaisseur historique.

Le refus de principe d’accorder aux Pères une valeur normative n’implique aucunement la négation de leur autorité. Cette dernière est simplement relativisée car soumise au critère de la sainte Ecriture.

Ainsi donc, nous irons, par ces lignes, à la recherche de quelques raisons qui peuvent nous pousser à lire les Pères de l’Eglise encore aujourd’hui.

A) Les Pères sont nourris de l’Ecriture

Ils nous aident à lire l’Ecriture et à pénétrer les richesses de la Révélation. Ils ont une étonnante connaissance de l’Ancien Testament. Les Pères font leur le mot de Jérôme: « Ignorer les Ecritures, c’est ignorer le Christ. »

Qu’il s’agisse des catéchèses – l’enseignement très simple pour la formation des catéchumènes –, des homélies ou des commentaires, des traités comportant des élaborations d’ordre philosophique ou théologique, des écrits apologétiques en vue de contrecarrer, de réfuter les hérétiques, ces élaborations s’appuient toujours, avant tout, sur l’Ecriture. Le remarquable, c’est que cet enseignement des Pères, tout en se situant en continuité avec l’Ecriture abondamment citée, dépasse la seule lettre grâce à cette intelligence que donne l’Esprit saint dans l’Eglise. C’est particulièrement lumineux chez un homme comme Irénée de Lyon. Il se méfie de la spéculation, car il en constate les excès dans la pseudo-gnose. C’est pourquoi il est habité du souci de se rattacher à la tradition – transmission des apôtres. Mais s’appuyant sur l’Ecriture, il en a une pénétration lui permettant de choisir des axes de lecture, de faire jaillir du texte son sens profond.

Non seulement les Pères nous stimulent par leur exemple à lire et à méditer la Bible, mais ils nous aident par leurs écrits à approfondir l’enseignement de l’Ecriture.

Pour ne donner que quelques exemples, il est certain que quand on relit la première épître de Jean par-dessus l’épaule d’Augustin, grâce à son commentaire, on y perçoit toutes sortes de richesses (on pourrait dire la même chose de ses commentaires des Psaumes qui sont absolument magnifiques).

Notre saisie du sens de l’Ecriture se trouve enrichie grâce à la fréquentation des Pères. Qu’il s’agisse du sens littéral, auquel notre sensibilité moderne est accoutumée1, ou qu’il s’agisse du sens allégorique qui n’est pas forcément à dédaigner, quand on a lu un peu Origène ou Grégoire de Nysse dans leurs commentaires des livres de l’Exode ou des Nombres, avec tout ce qu’ils évoquent du cheminement spirituel de l’âme, les textes reçoivent une profondeur incomparable. Dans ce domaine, c’est une question d’expérience à faire.

B) Les Pères ont une vision unifiée du mystère chrétien

Chez eux, tout consonne et converge. La pensée des Pères est vraiment centrée sur le cœur même du message chrétien, à savoir le mystère trinitaire, l’incarnation du Sauveur, l’Eglise – communion dans l’Esprit saint.

Avec les Pères, nous sommes d’emblée confrontés avec les grandes perspectives théologiques (trialogiques, diraient les orthodoxes), à savoir la théologie trinitaire, christologique, pneumatologique, ecclésiologique et eschatologique. Bref, toutes ces grandes perspectives qui sont proclamées dans les grands symboles de foi: celui dit des apôtres et, surtout, celui de Nicée-Constantinople. Ces grands thèmes que l’on retrouve célébrés dans les anaphores – la prière eucharistique dans l’Eglise d’Orient, par exemple dans le rite byzantin, l’anaphore de Jean Chrysostome – de l’Eglise d’Orient.

Les Pères ont une vision unifiée, parce qu’elle vient avant les développements qui ont parfois morcelé la présentation du mystère chrétien. Ainsi, lorsqu’ils parlent de justice sociale ou d’assistance aux pauvres, Basile ou Jean Chrysostome ont le souci de rattacher leurs enseignements aux commandements d’amour du Seigneur, bien sûr, mais également à la dignité de l’homme comme image de Dieu. Et ces liens ne sont pas artificiels ou plaqués; il s’agit vraiment de l’enseignement social reçu comme une conséquence même du mystère chrétien. On pourrait prendre d’autre exemples encore; je pense à Maxime le confesseur dans son Discours ascétique: l’ascèse est vraiment resituée dans l’économie du salut, elle prend une dimension tout autre parce qu’elle s’inscrit dans le cadre de la restauration de l’image de Dieu en l’homme.

C’est là une chose que nous avons à goûter chez les Pères: cette manière d’aborder le mystère chrétien sous ses différents aspects, mais d’une manière profondément unifiée. Nous avons à les rejoindre.

C) Chez les Pères, il n’y a pas de séparation entre doctrine et spiritualité

Ils nous apprennent à maintenir l’unité entre les deux. Pour ne parler que de l’Eglise latine, l’Occident médiéval a connu, tardivement, une sorbonisation de la théologie qui a abouti à une certaine séparation entre doctrine et spiritualité. La scolastique latine a introduit dans la théologie l’usage de la dialectique. Il suffit de prendre connaissance des débats entre Abélard et Bernard pour mesurer combien cette entreprise risquée a été, au XIIe siècle, très controversée. La scolastique a, certes, porté des fruits admirables. Qu’on pense à Thomas d’Aquin ou à Bonaventure! Pourquoi? Parce qu’il y a chez eux un sens du mystère et un génie qui leur ont permis de se servir de la dialectique comme d’un instrument, sans se laisser asservir par elle. C’est important de pouvoir maîtriser l’instrument dont on se sert. Il s’en est suivi un authentique progrès de la réflexion théologique. Mais aux XIVe et XVe siècles, cette introduction de la dialectique a abouti à des résultats déplorables. Il existe un adage scolastique qui dit corruptio optimi pessima: la corruption de ce qui est le meilleur engendre le pire! Avec cette période de la fin du Moyen Age occidental, on assiste à une certaine séparation entre la théologie et la spiritualité. Je dis bien « séparation ». Je ne critique pas la distinction entre les deux; elle est légitime. C’est la séparation qui est néfaste.

Quel a été le résultat? La théologie, d’une part, s’est développée comme une sorte d’en-soi devenant une construction intellectuelle, rationnelle, extrêmement spéculative, plutôt desséchée et, d’autre part, la spiritualité coupée de ses bases doctrinales a souvent viré dans ce qu’on a appelé la devotio moderna, dans une dévotion intimiste, dans un quiétisme sentimental.

Chez les Pères, il n’y a pas ce divorce. Pour les Pères, le mystère trinitaire n’est pas seulement objet de foi proposé à notre intelligence croyante, il est vraiment le mystère d’une communion de personnes divines, dans laquelle nous devons entrer et vivre.

C’est le dogme vécu au point que la vie chrétienne est trinitaire ou elle n’est pas. Il suffit de penser à Grégoire le théologien, Grégoire de Nazianze, qui est non seulement le théologien de la Trinité mais le chantre de la Trinité! Il va jusqu’à dire: « ma Trinité ».

Un autre exemple pris, cette fois, en Occident: Augustin dans son Traité sur la Trinité. Il faut voir comment son effort intellectuel est sous-tendu par une sorte de quête spirituelle qui se développe tout au long du traité. La fin du livre 15 est absolument magnifique. Il en arrive à constater que toutes les analogies qu’il a pu découvrir restent bien en-deçà du mystère trinitaire. Et il attend la vision bienheureuse pour pouvoir enfin connaître ce mystère. Il y a vraiment un lien entre théologie et spiritualité, théologie et prière. Il y a une intégration de la vie spirituelle dans la réflexion théologique.

On pourrait citer, ici, le mot d’Evagre le Pontique2 – un homme devenu moine durant la deuxième moitié du IVe siècle: « Est théologien celui qui prie vraiment »3. Avec la réciproque: celui qui prie vraiment est théologien.

Il y a vraiment continuité vitale, profonde, entre le mystère cru et révéré par la foi, le mystère proclamé et célébré dans la liturgie et le mystère intériorisé dans la vie spirituelle de chacun.

D) Les Pères nous ouvrent, par leur diversité, à la catholicité de l’Eglise

Une catholicité faite d’unité et de diversité, d’unité profonde au sein d’une réelle diversité. Il y a vraiment une diversité au niveau des mentalités et des cultures, d’où la pluralité des expressions de la foi au niveau des théologies, des liturgies, des spiritualités, des disciplines. Les Pères d’Occident ne sont pas les Pères d’Orient. Et l’Orient lui-même est diversifié: Antioche n’est pas Alexandrie et n’est pas Byzance. Et l’Occident lui-même est également diversifié. La Gaule et l’Espagne ne sont pas l’Italie ou l’Afrique. Il y a un très beau texte d’Irénée de Lyon, au livre I de l’Adversus Haereses, contre les hérésies, dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, où il considère l’Eglise et la diversité des peuples qui en font partie. Il parle de la Germanie des Celtes (c’est nous), des Ibères; il envisage l’Orient, l’Egypte, la Libye et puis le milieu du monde, c’est-à-dire l’Italie et la Grèce. Et Irénée de s’émerveiller parce que c’est bien une même foi qui unit ces peuples si divers:

Car si les langues diffèrent à travers le monde, le contenu de la Tradition est un et identique. Et ni les Eglises établies en Germanie n’ont d’autre foi ou d’autre tradition, ni celles qui sont chez les Ibères, ni celles qui sont chez les Celtes, ni celles de l’Orient, de l’Egypte, de la Libye, ni celles qui sont établies au centre du monde; mais, de même que le soleil, cette créature de Dieu, est un et identique dans le monde entier, de même cette lumière qu’est la prédication de la vérité brille et illumine tous les hommes qui veulent parvenir à la connaissance de la vérité. Et ni le plus puissant en discours parmi les chefs des Eglises ne dira autre chose que cela – car personne n’est au-dessus du maître –, ni celui qui est faible en paroles n’amoindrira cette tradition: car, la foi étant une et identique, ni celui qui peut en disserter abondamment n’a plus, ni celui qui n’en parle que peu n’a moins4.

Il faut être sensible à la fois à la diversité des Pères et à l’unité profonde. Le contact avec les Pères d’Orient et d’Occident apprend à ne pas identifier la foi avec un certain langage qui reste toujours partiel et limité. On le voit en Orient au Ve siècle; entre Antioche et Alexandrie, il y a de grandes difficultés d’entente. Evidemment, entre Occidentaux et Orientaux, il y a également de grandes difficultés à s’entendre sur des questions de terminologie trinitaire.

C’est Grégoire de Nazianze qui notait: « Il est inconvenant de se quereller comme si notre piété se trouvait dans les mots et non dans les réalités. » Il est extrêmement profond de savoir que, parfois, nous n’utilisons pas les mêmes mots, mais que nous désignons les mêmes réalités; ou que, parfois, nous utilisons certes les mêmes mots, mais pour désigner des réalités différentes. Avec les Pères, nous apprenons à ne pas identifier la foi avec une tradition particulière, marquée par une culture.

On assiste, dès l’époque des Pères, à une certaine séparation entre l’Occident latin et l’Orient grec byzantin. Et l’on voit combien ces questions de culture et d’histoire peuvent conditionner les théologies. L’étude des Pères apprend à percevoir l’unité qui peut exister à l’intérieur de formulations différentes. Ils nous donnent une certaine ouverture d’esprit, un sens de ce qui est essentiel.

E) La pensée des Pères présente un grand intérêt du point de vue de l’œcuménisme

Il est évident que la pensée des Pères présente un grand intérêt dans le dialogue avec l’orthodoxie. Il est important, pour nous, de connaître les Pères grecs.

La connaissance des Pères latins et grecs constitue une bonne base pour le dialogue à l’intérieur de la tradition occidentale. Le catholicisme des Pères est plus acceptable pour le protestant que le catholicisme médiéval ou post-tridentin. Les protestants retrouvent chez les Pères des valeurs catholiques non durcies par la période médiévale (la théologie scolastique) ou par la contre-Réforme.

Les anglicans peuvent trouver chez les Pères une via melia entre les excès du catholicisme romain et du protestantisme continental.

F) Les Pères sont des témoins privilégiés de la tradition de l’Eglise

Le père Congar aime à dire que les Pères sont des organes (ou des témoins) privilégiés de la tradition de l’Eglise5. Pourquoi sont-ils des témoins privilégiés de la tradition de l’Eglise? Parce qu’ils ont vécu à une période capitale, une période unique de la tradition de l’Eglise. Si l’on prend la comparaison avec un bouton de fleur, on peut dire que la période des Pères de l’Eglise représente la période de l’éclosion: tout est déjà donné, instauré par la venue du Christ, par son œuvre salvifique prolongée par la mission des apôtres et par l’édification de l’Eglise.

Tout est déjà donné, mais il y a éclosion

– du point de vue doctrinal: c’est la formulation des dogmes trinitaires et christologiques;

– du point de vue liturgique: c’est à cette époque que se constituent les différentes liturgies, les différentes familles liturgiques;

– du point de vue ecclésiologique, les structures ecclésiales se mettent en place avec les conciles provinciaux, œcuméniques;

– du point de vue de la vie religieuse, on sait comment les moines prennent le relais des ascètes et des martyrs lorsque se termine la période des persécutions;

– du point de vue de la discipline, toutes les collections de canons se constituent et vont réglementer la vie de l’Eglise.

Les Pères qui ont vécu à cette époque ont été les instruments de cette éclosion.

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Les Pères de l’Eglise apparaissent comme un patrimoine de l’Eglise indivise, une base pour un dialogue théologique. Il ne faut pas trop « presser » ce terme de l’Eglise indivise. Dès les IVe et Ve siècles, il y a des divisions. Par exemple, l’Eglise de Perse au IVe siècle, ceux qui, au Ve siècle, refuseront les décisions du concile de Chalcédoine. Mais, malgré tout, les Pères ont vécu à une période où l’Eglise était fondamentalement unifiée. Ainsi, nous avons tous, en commun, les Pères.

Il existe un rôle de paternité spirituelle des Pères de l’Eglise. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelle « Pères de l’Eglise ». Ils sont sources d’une véritable fratrie, fraternité. Le père Congar définissait brièvement la paternité spirituelle comme le fait d’engendrer des frères dans la vie spirituelle, dans la vie de foi. Les Pères jouent ce rôle, aujourd’hui encore, à notre égard. A leur contact, on peut vraiment puiser un sens de l’Eglise, de la foi de l’Eglise, de la tradition de l’Eglise. Ce sont là des choses qui, aujourd’hui, ont énormément de prix. Les Pères nous aident à enraciner notre foi.


* J.-M. Daumas est professeur d’histoire de l’Eglise à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence. Ce texte est un extrait d’un polycopié du cours « Histoire et théologie de l’Eglise ancienne ».

1 Notre époque est plus accrochée à l’exégèse du type littéral de l’école d’Antioche qu’à celle, allégorique, d’Alexandrie.

2 Environ 346-399.

3 Traité de la prière, pensée 60.

4 Paris: Cerf, 1986, 66 (I, 10, 2).

5 M.-J. Congar, « Les saints Pères, organes privilégiés de la Tradition », Irénikon, n° 4, 1962.

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Troubles et attentes millénaires

Jean-Marc DAUMAS*

Sommes-nous parvenus à la fin imminente du monde? La seconde venue du Christ-Jésus aura-t-elle lieu autour de l’an 2000 (le grand deux et triple zéro)? Y a-t-il eu un incendie millénariste autour de l’an mille? Les croyances sont-elles un phénomène de fin de millénaire?

Essayons d’esquisser, d’abord, une définition du millénarisme. Le millénarisme est l’affirmation selon laquelle le retour du Christ sera suivi de mille ans d’un règne de paix sur la terre1.

I. L’erreur naïve de Papias et ses répercussions

Papias (vers 130) est un grec, un auditeur de Jean (selon Irénée), l’évêque de Hiérapolis, en Asie mineure, en Phrygie, au sud-est d’Ephèse. Il est un compagnon de Polycarpe. C’est Irénée qui nous le dit dans l’Adversus Haeresis2:

Voilà ce que Papias, auditeur de Jean, familier de Polycarpe, homme vénérable, atteste par écrit dans le quatrième de ses livres, car il existe cinq livres composés par lui.

Ces cinq livres constituaient un recueil qui avait pour titre: «Explication des sentences et discours du Seigneur.» Or, de cet ouvrage, il ne reste que de très rares fragments cités par Irénée de Lyon et par Eusèbe de Césarée.

En dépit des relations de Papias de Hiérapolis avec les princes de la foi, il semblerait qu’ils ne lui ont pas octroyé le génie. Eusèbe de Césarée qui nous parle de Papias reconnaît sa grande influence , mais il est très sévère pour lui. Pourquoi? Parce que Papias est un millénariste, adepte de la doctrine selon laquelle il y aurait un règne de mille ans après la résurrection finale sur la terre. C’est ce que cite Eusèbe dans son Histoire ecclésiastique3:

Papias dit qu’il y aura mille ans après la résurrection des morts et que le règne du Christ aura lieu corporellement sur cette terre. Je pense qu’il suppose tout cela après avoir compris de travers les récits des apôtres et qu’il n’a pas saisi les choses dites par eux en figure et d’une manière symbolique.

Autrement dit, Eusèbe soupçonne Papias d’avoir interprété d’une manière tout à fait littérale, alors qu’il s’agissait d’expression symbolique. Eusèbe poursuit:

En effet, il paraît avoir été tout à fait petit par l’esprit, comme on peut s’en rendre compte par ses livres.

Eusèbe avait-il à sa disposition le vrai texte ou des livres qui avaient été interpolés?

«Cependant, il a été cause qu’un très grand nombre d’écrivains ecclésiastiques, après lui, ont adopté les mêmes opinions que lui, confiants dans son antiquité: c’est là ce qui s’est produit pour Irénée et pour d’autres qui ont pensé les mêmes choses que lui.»

Le millénarisme se retrouve, sous différentes formes, dans la lettre du Pseudo-Barnabas (vers 130), dont l’eschatologie très forte soutient que le royaume à venir sera précédé d’un règne millénial.

Justin Martyr (110-165) tient beaucoup au millénarisme qui, pour lui, représente l’orthodoxie intégrale. Il déplore que certains chrétiens de son époque n’admettent pas le millénarisme. A son avis, ceux qui professent intégralement le christianisme se doivent de reconnaître le millénarisme.

Irénée de Lyon (né en 135) croit en un royaume temporel du Christ qui sera le prélude à l’immortalité. Ce règne des justes, durant mille ans avec le Christ, les préparera à la vision bienheureuse.

Tertullien (155-220) est lui aussi millénariste. A la fin du monde, pour lui, les justes ressusciteront plus ou moins tôt, selon leurs mérites, et participeront au règne de mille ans avec le Christ dans la Jérusalem qui doit descendre du ciel. Et ensuite viendront la destruction du monde, la conflagration du jugement ainsi que la résurrection: les uns pour le salut éternel et les autres pour la damnation éternelle.

Augustin (354-430) qui avait, lui-même, professé le millénarisme pendant un temps, l’a ensuite combattu. Pour lui, les mille ans de l’Apocalypse sont le règne présent du Christ sur la terre, durant l’existence terrestre de l’Eglise. Les mille ans, c’est maintenant; c’est le temps qui nous sépare de la parousie4.

II. Le mythe du choc de l’an mil

Malgré le revirement de saint Augustin et de son militantisme contre la croyance millénariste de Papias et de ses successeurs, l’idée de ce règne terrestre du Christ demeure forte et entraîne la vision effrayante du nouveau millénaire, sinon comme la fin de toutes choses, du moins comme celle de l’organisation du monde tel que les hommes l’avaient connu jusqu’alors.

A) Une atmosphère inquiète

Les Xe et XIe siècles sont la grande époque – et c’est évidemment significatif – des représentations iconographiques de scènes apocalyptiques. C’est une période de peur et de réflexion eschatologique, surtout dans deux grandes représentations qui nous sont parvenues:

– L’apocalypse de Reichenau, ce monastère bénédictin sur une île du lac de Constance, œuvre qui nous est préservée dans un célèbre manuscrit de Bamberg.

– L’apocalypse de saint Sever, en Provence. Cette apocalypse est conservée dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale de Paris.

Cette époque baigne dans une atmosphère inquiète, un temps de paroxysme. L’Apocalypse parle de l’achèvement des mille ans, mais encore faut-il savoir quand faire commencer le millénaire? Cette incertitude originelle entraîne un certain flou dans la pensée des contemporains. Faut-il envisager les fin du millénaire en l’an 1000 ou en l’an 1033? L’important étant moins la naissance que l’anniversaire de la passion du Christ. Grandes discussions là-dessus. En réalité, c’est toute la période entre 980 et 1050 qui est prise de grandes émotions, comme on disait à l’époque, et secouée de grands troubles: psychologiques, sociaux et ecclésiaux.

B) Hasard ou destinée?

Ce sont moins les événements de cette époque qui nous intéressent que l’atmosphère générale, l’attente, la peur, l’horreur qui semblent habiter les gens. Autrement dit, nous suggérons de distinguer la réalité littéraire et psychologique, les faits et les événements et aussi le mythe historique qui va s’emparer de cette grande peur de l’an mil. Mythe développé par l’histoire humaniste et, plus précisément encore, l’histoire romantique qui aime beaucoup s’emparer de ce genre de choses. Jules Michelet ne disait-il pas:

Malheur sur malheur, ruine sur ruine, il fallait bien qu’il vînt autre chose et on attendait. Le captif attendait dans le noir donjon, dans le sépulcral in pace; le serf attendait sur son sillon, à l’ombre de l’odieuse tour, le moine attendait dans les abstinences du cloître, dans les tumultes solitaires du cœur, au milieu des tentations et des chutes, des remords et des visions étranges, misérable jouet du diable qui folâtrait cruellement autour de lui et qui, le soir, tirant sa couverture, lui disait gaiement à l’oreille: «tu es damné!»5

Nous avons, en effet, fort peu de textes de l’époque qui nous parlent de cette peur qui, pourtant, est un lieu commun littéraire et historiographique. L’on se fie communément à deux auteurs.

i) Le premier est Sigebert de Gembloux (actuellement en Belgique) qui, dans un petit texte de sa Chronographie (chronique), dit ceci:

L’an 1000 de l’Incarnation, de violents tremblements de terre ont ébranlé l’Europe entière détruisant partout des édifices solides et magnifiques. Cette même année a paru une horrible comète; beaucoup qui la virent crurent que c’était l’annonce des derniers jours.

Le problème est que la Chronographie de Sigebert a été composée au début du XIIe siècle. Ce texte n’est pas tellement horrible pour nous. Nous croyons qu’il y a un indice beaucoup plus significatif pour relativiser cette peur de l’an mil, un indice indéniable, toujours caractéristique dans toute l’histoire, et qui est l’indice démographique. Lorsque la démographie ne baisse pas, et c’est le cas, c’est un signe de vitalité sociale, le sursaut de reproduction. Apparemment, pas de pessimisme ambiant dans le taux de fécondité: la natalité n’a pas diminué, bien au contraire.

ii) Le deuxième témoin qui nous intéresse davantage, car il a détaillé, en témoin, les quelques éléments du prétendu choc de l’an mil, c’est Raoul Glaber (c’est-à-dire le chauve), un des historiens du Moyen-Age, un moine bourguignon de sainte Bénigne de Dijon, qui écrivit avant sa mort en 1047 des Histoires6en cinq livres traitant des années 900 à 1044. L’ouvrage est dédié à l’abbé de Cluny Odilon.

Que nous disent Sigebert, Glaber et les Annales de Hirsau7de ce qui se serait passé autour de l’an mil?

Nous avons vu, d’après Sigebert, des phénomènes naturels jugés très impressionnants qui correspondent aux signes dans le ciel de l’Apocalypse, d’après la lecture qu’en font les contemporains. On prête une attention craintive et on donne un sens aux signes énigmatiques observés dans le ciel. Au nombre des phénomènes prémonitoires, on signale:

  • une comète en 1014,

  • des tremblements de terre (probablement pas plus que d’habitude),

  • deux éclipses de soleil: l’une en janvier 1023, l’autre le 20 juin 1033. Quelle coïncidence! Raoul, à Cluny, l’a observée et la trouve «vraiment terrible»: le soleil devient bleu saphir et «porte à sa partie supérieure l’image de la lune à son premier quartier»; une «vapeur couleur de safran» baigne toutes choses.

  • l’apparition étonnante d’une baleine immense dans la Manche qui est quand même étroite, en 1004, et qui évoque bien entendu le Léviathan du livre de Job, la bête de l’Apocalypse, la baleine de Jonas. Baleine qui a donc dû émigrer en Ecosse avec le monstre du Loch Ness de notre présent millénaire.

  • plus sérieux car plus terrifiants dans la quotidienneté, sont les épidémies, notamment de 987 à 1045, le «mal des ardents», maladie terrible provoquant des plaies qui rongent le corps, et la grande famine, très dure, de 1033, dont la description en Bourgogne nous est donnée par le moine: «On a pu craindre, dit Glaber, la disparition du genre humain presque entier.»

Un phénomène qui a beaucoup frappé les contemporains est, en effet, effrayant: on signale même des cas d’anthropophagie. Qu’on se souvienne de cet homme surpris en train de vendre de la chair humaine – de la viande d’homme toute cuite – au marché de Tournus, bourg de Saône-et-Loire qui possède une église romane avec un narthex du Xe-XIe siècles.

Autre exemple de cannibalisme: cet homme qui sévissait dans la forêt du Châtenet, au pays de Mâcon. Il avait établi son repaire près d’une église isolée, mais apparemment fréquentée. Ceux qui faisaient halte chez lui ou ceux qui passaient simplement à sa portée étaient perdus. Il avait déjà dévoré quarante-huit victimes, dont les têtes coupées pourrissaient dans sa cabane, quand un visiteur plus robuste que les autres réussit à se sauver de ses griffes.

Glaber théologise sur ces événements et y voit un châtiment divin pour les péchés commis par les hommes. Mais ce sont là des phénomènes plus ou moins naturels. Cependant, il y a les maux spirituels qui sont considérés comme nouveaux, étonnants. Historiquement, on considère de cette manière-là le saccage de Saint-Jacques-de-Compostelle, en 997, par le calife de Cordoue, Al Mansour. Donc une incursion de l’islam dans une région de l’Espagne qui n’avait pas été islamisée. Ce n’est qu’un passage, mais Al Mansour détruit la ville de Compostelle, en respectant d’ailleurs le tombeau de saint Jacques.

En 1009, autre élément du même type, le calife fou Al Hakim détruit la basilique du Saint-Sépulcre à Jérusalem. Donc, atmosphère de l’incursion de l’islam et peur pour les contemporains que ce soit l’annonce de l’anté-Christ. C’est quelque chose de très courant au Moyen-Age que l’anté-Christ; c’est Mahomet. Dans tous les commentaires de l’Apocalypse – qui sont relativement nombreux – l’anté-Christ est désigné, et c’est une obsession à l’époque que nous traitons, comme étant Mahomet. Nous voyons bien comment va naître de cette grande peur le phénomène de la croisade. Le Saint-Sépulcre va être reconstruit à partir de 1027 par un accord entre l’Empereur byzantin Constantin VIII et un sultan qui obtient, en contrepartie, la restauration de la mosquée de Constantinople.

L’Eglise elle-même est gagnée par la maladie. Les maux spirituels non plus extérieurs mais intérieurs sont: la simonie, c’est-à-dire l’achat des dignités ecclésiastiques – ce terme est qualifié par Raoul Glaber de peste de l’Eglise –, le don gratuit de Dieu, le sacrement, converti en trafic de cupidité. Et puis aussi l’hérésie, essentiellement l’hérésie manichéenne qui apparaît un peu partout et, en particulier, dans des communautés religieuses, comme les chanoines de Sainte-Croix à Orléans, qui sont brûlés comme manichéens (au début du Xe siècle).

Raoul Glaber parle beaucoup de l’activité de Satan, qu’il affirme avoir rencontré et qu’il décrit de façon imagée. Au IIIe siècle, quand les Pères du Désert étaient en proie au diable, il leur apparaissait sous la forme d’une jolie femme ou d’un jeune homme au sourire ensorceleur. Ce Satan qui apparaît à Raoul Glaber est bien différent:

Une nuit, avant l’office de matines, se dresse devant moi, au pied de mon lit, une espèce de nain horrible à voir. Il était, autant que j’en pus juger, de stature médiocre avec un cou grêle, un visage émacié, des yeux très noirs, le front rugueux et crispé, les narines pincées, la bouche proéminente, les lèvres gonflées, le menton fuyant et très droit, une barbe de bouc, les oreilles velues et effilées, les cheveux hérissés, des dents de chien, le crâne en pointe, la poitrine enflée, le dos bossu, les fesses frémissantes…

Les terreurs de l’an mil n’ont été que les fantasmes personnels du moine Glaber. Les recherches d’Edmond Pognon8, de Georges Duby9et de leurs successeurs10ont démontré que la peur panique de l’an mil n’a jamais existé. C’est un mythe en faveur d’un Moyen-Age obscurantiste, orchestré par les historiens romantiques du XIXe siècle (dont Michelet) et des écrivains populaires (comme Eugène Sue).

III. La crise de l’Eglise vue comme un signe de fin des temps

Mais les craintes de l’an mil anticipaient de cinq siècles les événements qui les auraient justifiées. Il y a tout lieu de croire que la crainte de la fin du monde et du jugement dernier a été plus forte au XVe et au XVIe siècles qu’à n’importe quel autre moment de l’histoire antérieure de l’Occident. La très grande crise d’autorité est, à l’évidence, l’aspect le plus frappant du drame que vit l’Eglise latine depuis le XIVe siècle et dont les contrecoups sont immenses pour comprendre le XVe et le XVIe siècles. Avec le grand schisme d’Occident (1378-1415), l’Eglise a donné le spectacle d’une division, sans équivalent, dans son histoire, déjà pourtant très mouvementée, en particulier dans le premier millénaire. A aucun moment, on n’a vu s’affronter trois papes avec chacun, plus ou moins, son concile, qui divisent l’Europe, les pays, les ordres religieux et les diocèses en diverses obédiences rivales soutenues et entretenues par les monarchies nationales. Le grand schisme a provoqué comme un traumatisme: l’Eglise, qui se conçoit une, est déchirée.

Car, derrière le grand schisme d’Occident, il y a, bien entendu, la grande mutation de la chrétienté médiévale avec l’avènement des nationalités. C’est ce qui se passe dans la dernière partie du Moyen-Age, surtout avec la monarchie française et avec la montée de ce que l’on appelle, classiquement, la pensée laïque: une pensée qui se veut et se rend autonome par rapport au sacré. En châtiment de la démesure pontificale que l’on trouve, par exemple, dans un document comme la bulle Unam sanctam de Boniface VIII, au début du XIVe siècle qui affirme, sans nuance, la prépondérance papale sur l’univers, ce que l’on appelle d’un terme plus ou moins heureux, la théocratie. La papauté est tombée presque immédiatement – en une sorte de retour des choses que l’historien se plaît à souligner – en servitude auprès des rois français, ce qui aboutit à son exil en Avignon qui jouxte le royaume, lequel exil en est le symbole le plus parlant.

La crise morale du XVe siècle paraît avoir aussi son origine dans une immense tentative pour se rapprocher tout simplement de l’existence dans un temps où règnent, et de façon tragique, la mort plus proche, la famine et la guerre. Faut-il rappeler qu’une véritable hécatombe s’est abattue sur l’Europe dans la seconde moitié du XIVe siècle dans une série continue, bien avant Camus, d’épidémies de peste? Phénomène récurent, obsédant, la mort par la peste est devenue une angoisse collective qui change les représentations, les réflexes et les pratiques. D’autant que la solidité traditionnelle de l’Eglise, comme nous l’avons vu, est venue à manquer au moment où elle était la plus nécessaire. L’homme du XIVe et du XVe siècles se retrouve avec sa solitude et avec la menace omniprésente de la mort. La mort davantage présente joue un rôle important dans l’inconscient religieux. Tous les maux de l’époque donnent lieu à des réactions contrastées:

  • La spiritualité se lance dans de grandes méditations sur la mort. L’homme-pourriture en est le thème essentiel. Le chrétien essaiera de bien mourir en luttant contre la crainte de l’agonie, l’angoisse de la damnation.

  • La proximité de la mort mène à certains excès; ainsi c’est la flambée du macabre avec ses danses.

  • L’omniprésence de la mort entraîne une véritable frénésie de vie s’emparant des survivants qui savent qu’ils sont des cadavres en sursis. Il faut profiter de la vie, conjurer la mort.

  • Comme toujours la crise morale se traduit par un amour délirant, sans mesure, de l’argent sonnant et trébuchant. La cour pontificale de Rome n’est pas la dernière dans cette course à l’argent, et ces excès sont dénoncés de tous côtés.

Cette atmosphère de crise, bien décrite par J. Huzinga11, trouve des échos millénaristes avec l’approche de l’année 1500, où certains annoncent l’arrivée de l’antéchrist. C’est aussi la crainte de la fin du monde et du jugement dernier, dont les représentations se multiplient dans l’art. Divers travaux, en particulier ceux de Jean Delumeau12, ont mis en évidence la peur des hommes du Moyen-Age finissant. Cette peur est aussi suscitée par l’image du Dieu-Juge.

Conclusion

Nous nous sentons saisi par le vertige de l’histoire à l’idée de voir surgir, non seulement un nouveau siècle, mais un nouveau millénaire. Un nouveau siècle, c’est une chose dont on parle aisément, le mot est à notre mesure, il ne dépasse guère le cercle des mémoires familiales; aussi reste-t-il familier…

Un millénaire, c’est au contraire un horizon immense, indistinct, silencieux. Il semble qu’à l’approche d’un autre millénaire, nous ayons plus d’appréhensions, que nos méditations soient plus graves et nos examens de conscience plus rigoureux.

Nous parlons du siècle proche avec la croyance naïve et impudente qu’il sera vaille que vaille dans la continuation du XXe siècle; le troisième millénaire, lui, impose une perspective mystique, même aux esprits les moins portés à la spiritualité. Cela ne va point sans crainte et tremblement, et il faut bien reconnaître que les temps nouveaux sont peu rassurants, que, pour tout dire, le futur millénaire s’annonce sous d’effrayants aspects.


* J.-M. Daumas est professeur d’histoire de l’Eglise à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

 

1 L. Gry, Le millénarisme dans son origine et ses développements (Paris, 1904).

2 Adversus Haeresis, livre V, 33, 4.

3 Histoire ecclésiastique, III, 39, 12-13.

4 A. Luneau, L’histoire du salut chez les Pères de l’Eglise (Paris: Beauchesne, 1964).

5 J. Michelet, Histoire de France, livre IV (Paris: Hachette, 1833), tome 2, 134-135.

6 R. Glaber, Opera (Oxford: J. France, 1989).

7 Elles se sont révélées être un apocryphe du XVIe siècle.

8 E. Pognon, L’an mil (Paris; 1947) et La vie quotidienne en l’an mille (Paris: Hachette, 1981).

9 G. Duby, L’an mil (Paris: Gallimard-Julliard, 1980, réédition Folio-Histoire, 1983).

10 H. Focillon, L’an mil (Paris: Armand Colin, 1952); D. Barthélémy, La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu? (Paris: Fayard, 1997) et L’an mil, prélude à la paix de Dieu (Paris: Fayard, 1999).

11 J. Huzinga, Le déclin du Moyen-Age (Paris: Payot, 1948); réédition, L’automne du Moyen-Age (Paris: Payot, 1979).

12 J. Delumeau, La peur en Occident (Paris: Fayard, 1978) et Le péché et la peur, la culpabilisation en Occident des XIII-XVIIIe siècles (Paris: Fayard, 1983).

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La famille comme lieu de promesses https://larevuereformee.net/articlerr/n220/la-famille-comme-lieu-de-promesses Wed, 15 Dec 2010 15:04:50 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=421 Continuer la lecture ]]> La famille comme lieu de promesses

Jean-Marc DAUMAS*

En ce millénaire commençant, dans l’hiver éthique que traverse la famille, nous avons à maintenir courageusement le cap. Nous refusons le nivellement moral par le bas. Loin du cri d’André Gide, « Famille! Je vous hais! Foyer clos; portes fermées, possessions jalouses du bonheur »1, je crois en la famille, si importante dans la pensée de Dieu.

Nous tenterons de relever sept éléments essentiels:

– L’importance du cœur, où nous verrons que l’acte fondateur de la famille n’est pas un acte consanguin.

– Des consanguins se haïssent.

– Des « étrangers » sont aimés comme des consanguins; nous aborderons la fraternité spirituelle, la paternité spirituelle et l’adoption.

– La famille bénie de Dieu est celle qu’unissent également sang et cœur ainsi que la spiritualité.

– On se succède, on se rejoint: les caveaux de famille.

– La diachronie: la transmission dans le temps.

– L’héritage matériel et spirituel.

Comment définir la famille? La famille n’est pas une institution sociale quelconque créée par les hommes. Elle est une structure créationnelle qui trouve sa norme dans la famille divine trinitaire. La famille s’enracine dans la famille céleste. Elle est reliée au mystère de la vie même de Dieu, qui est unité et trinité.

Dieu veut utiliser les familles pour faire fonctionner et progresser l’alliance et pour en réaliser les promesses. Sous la nouvelle disposition de l’alliance, les parents peuvent être l’instrument pour conduire leurs enfants vers une nouvelle naissance. Désormais, les parents procréent et initient. Dieu collaborant avec eux afin que les enfants lui appartiennent (1 Co 7:14). Les époux leur donnent Dieu afin de le connaître et de le servir. « Dieu, dit Dietrich Bonhoeffer, fait participer les hommes et les femmes à son acte créateur continu. Les parents accueillent les enfants de la main de Dieu, et doivent les mener à lui. »2

La culture ambiante de notre aujourd’hui émousse cette doctrine biblique. Des problèmes dans le couple font obstacle à l’unanimité dans l’éducation et à l’élaboration d’une ligne de conduite commune.

En Christ, Dieu est venu habiter les échecs de la famille. Il en prend sur lui toutes les obscurités jusqu’à l’abandon le plus complet sur la croix: le lieu de la douleur, des plus grandes ruptures.

L’union avec le Seigneur-Christ permet de surmonter les difficultés de la vie de couple et de la famille. Les épreuves sont des appels à mettre Dieu en premier, à n’avoir d’autre bonheur que lui.

Famille: le père, la mère et les enfants; toutes les personnes d’un même sang, dit le Larousse, comme enfants, frères, neveux, etc.; ou encore: groupe d’êtres et de choses présentant des caractères communs; exemple: famille spirituelle. Lien du sang ou lien du cœur?

Cet exemple convient parfaitement à notre réflexion car, si sous le rapport de l’état civil, la notion de famille repose sur les liens du sang, elle ne prend tout son sens qu’à travers des liens encore plus forts.

Nous montrerons donc, d’abord, l’importance de ces liens, leur caractère essentiel à la famille selon la volonté de Dieu, avant d’aborder les divers aspects de cette dernière, qui est une grâce que tout le monde ne se voit pas accorder.

1. L’importance du cœur

Au départ, il n’y a pas de lien du sang: la famille naît d’un acte d’amour, le mariage, entre deux êtres jusqu’alors étrangers l’un à l’autre. L’amour et non le sang est donc à l’origine de tout. L’émerveillement réciproque est le secret d’une vie de couple réussie. Il fait s’éveiller à la présence cachée de Dieu en l’autre. C’est la dimension mystérique du couple: la plus belle chose que l’on puisse donner à son conjoint, c’est lui offrir Dieu. Le Cantique des cantiques ne s’est pas achevé. Il continue. Dans l’état de mariage, le plus grand bien est de faire, à chaque instant, la volonté de Dieu.

Mais, à partir de cet acte d’amour, le lien du sang s’impose à l’humanité en tant qu’objectif, incontestable et irrévocable, comme en témoigne l’abomination dans laquelle est fort justement tenu l’inceste ou la méfiance à l’égard des mariages jusqu’à un certain degré de cousinage.

Le mariage est donc l’acte fondateur de la famille, et nous garderons pour une autre fois la question de savoir de quoi relève exactement le phénomène de l’union libre tellement à la mode aujourd’hui. Le monde des couples non mariés continue d’augmenter: 2,4 millions en 1998, contre seulement 1,5 million en 1990, soit près d’un couple sur six.

Revenons au mariage et aux enfants qu’il donne. Le lien du sang est naturel, et il est normal qu’il ait sa force; aussi voyons-nous ordinairement les gens aimer leurs enfants, leur père et mère, leurs frères et leurs sœurs, et au-delà.

2. Des consanguins se haïssent

Mais, enfin, la règle n’est pas absolue, et nous connaissons tous des cas de mésentente pouvant aller jusqu’à la haine. Restaurons, sous la miséricorde et l’aide de Dieu, la famille ruinée par le péché.

A l’inverse, combien d’exemples voyons-nous de personnes chez qui une parfaite convergence de vue en matière idéologique, intellectuelle, spirituelle, enrichie d’une sympathie réciproque, a suscité des liens affectifs si forts que l’addition des liens du sang ne les augmenterait pas!

3. Des « étrangers » sont aimés comme des consanguins

Et l’on parle alors de fraternité spirituelle, s’il s’agit de gens d’une même génération, ou de paternité spirituelle, s’il s’agit de gens d’âges différents.

Le généreux principe de l’adoption ne relève-t-il pas de ce phénomène, même si, le plus souvent, il est la conséquence d’une volonté préalable et non celle des hasards de la vie?

Joseph, dans la société de son temps, a, gentiment, décidé d’adopter Jésus, le Fils de Dieu. Le Seigneur Jésus, fils de deux pères, tient de son Père des cieux la fraternité spirituelle élargie à sa famille mondiale: l’Eglise. Joseph et Marie sont les premiers à vivre la promesse mystérique d’Emmaüs: la révélation de la présence de Jésus au milieu des couples (Lc 24:13-35).

4. Sang et cœur et spiritualité

Bénie est la famille où les liens du sang sont confirmés par les liens de l’amour, où nul désaccord ne vient jeter son ombre, où les cœurs et les esprits vivent à l’unisson; où les principes des parents sont recueillis par les enfants, où l’harmonie a sa demeure, où chaque bouche dit « Amen » à la prière du repas.

Celle-ci est digne de s’ouvrir à d’autres et de partager avec eux ses trésors, pour, de famille de sang, devenir famille spirituelle.

Elle est ainsi la continuation de la souche d’Abram/Abraham. Abram à qui le Seigneur a dit: « Je ferai de toi l’ancêtre d’une grande nation; je te bénirai… et tu deviendras une source de bénédictions pour d’autres. » (Gn 12:2) Dieu établit son alliance avec Abraham et sa postérité. Grâce à Abraham, Isaac fut béni. La circoncision fut pour l’enfant le sceau de la foi de son père.

Telle est la famille accomplie. Car si les liens du sang s’amenuisent dans le temps et dans l’espace, les liens spirituels peuvent se transmettre et s’étendre sans altération.

Pourquoi les liens du sang ne sont-ils pas éternels? Parce que l’acte fondateur que constitue le mariage est précédé d’une double rupture. Comme Dieu dit à Abram: « Va, quitte… la maison de ton père » (v. 1), l’homme et la femme quittent leur foyer natal, leur sang, pour créer par leur union une combinaison nouvelle.

Et, de descendants en collatéraux, la consanguinité s’estompe au point que le sentiment de parenté finit par reposer sur la mémoire, sur la généalogie: quelle joie teintée d’émotion que de découvrir, dans un document jauni, la trace d’un ancêtre!

5. On se succède, on se rejoint

De ce même souci de permanence relève la tradition des caveaux de famille.

Dans de vastes sépultures viennent se rejoindre, génération après génération, les ossements de gens qui ne se sont jamais connus, et cependant les vivants s’y savent promis et ils voient là l’aboutissement normal de leur destinée terrestre.

Etre enterrés ailleurs leur apparaît comme une suite d’exil, de spoliation.

6. La diachronie: la transmission dans le temps

Dans notre époque où l’homme perd tous ses repères, on ne doit pas s’étonner de la grande vogue des recherches généalogiques.

Moins on sait où l’on va, plus on se rassure, on compense, en cherchant à savoir d’où l’on vient.

Et plus on remonte dans le temps, plus on a le sentiment de se rapprocher de la souche originelle, ce qui est à la fois vrai et dérisoire; c’est le sentiment d’avoir la tête plus près du soleil débout qu’assis.

Mais on prend conscience qu’on est l’aboutissement d’une longue chaîne, et heureux ceux à qui la grâce est faite de la continuer, et de contribuer à la perpétuation de leur lignée de la souche d’Abraham jusqu’au jugement dernier.

7. L’héritage matériel et spirituel

Encore insisterai-je, ici aussi, sur la prédominance des liens spirituels.

Je vous laisse deviner de qui le huguenot que je suis se sent le plus proche: d’un ancêtre éventuel qui – Dieu garde! – avait à un moment ou à un autre renié la foi réformée, ou de la valeureuse Marie Durand dont mon arbre généalogique ne s’honore point.

Aussi la voie de l’enseignement est-elle le meilleur recours du célibataire car, puisqu’il ne lui est pas donné de rien transmettre par des enfants de sa chair, du moins peut-il participer à la perpétuation de la famille spirituelle en communiquant à de jeunes esprits qui, à leur tour, le transmettront à d’autres, le message du Seigneur qui donne sens à nos vies.

La famille est dans la main de Dieu. Elle est la source primordiale de l’avenir. Lord Robert Baden-Powel (1857-1941), le fondateur du scoutisme, ne disait-il pas: « Famille, deviens ce que tu es »?


* J.-M. Daumas est professeur d’histoire et de théologie de l’Eglise à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 A. Gide, Les nourritures terrestres.

2 D. Bonhoeffer, prédication à l’occasion d’un mariage dans la prison de Berlin-Tegel, mai 1943.

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