Donald COBB – La Revue réformée https://larevuereformee.net Wed, 08 Feb 2023 15:51:19 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.10  Sommaire N° 293 – 2020/1 – JANVIER 2020 – TOME LXX https://larevuereformee.net/articlerr/n293 Wed, 08 Feb 2023 17:49:36 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1184 Continuer la lecture ]]> Que ton règne vienne !
Le royaume de Dieu dans l’Eglise et la société
Carrefour 2018 de la Faculté Jean Calvin
Première partie

Editorial


Rodrigo DE SOUSA
L’articulation entre rois et dieux
dans le Proche-Orient ancien et l’Ancien Testament


Donald Cobb
Evangile du royaume et Evangile de la grâce :
quelle articulation ?


Michel Johner
L’Eglise et l’Etat dans le calvinisme politique : les deux bras exécutifs de la royauté terrestre du Christ


La Revue réformée, en texte intégral, en format pdf

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Le combat spirituel dans les lettres de Paul – Qu’est-ce que la vie chrétienne normale ? https://larevuereformee.net/articlerr/n290/le-combat-spirituel-dans-les-lettres-de-paul-quest-ce-que-la-vie-chretienne-normale Wed, 09 Jun 2021 17:02:17 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1122 Continuer la lecture ]]> Le combat spirituel
dans les lettres de Paul
« Qu’est-ce que la vie chrétienne normale ? »

Donald COBB
Professeur de grec et de Nouveau Testament
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Pour de nombreux chrétiens, les évangiles synoptiques constituent le point de départ logique pour définir les contours du combat spirituel. En effet, autant Matthieu que Marc et Luc sont marqués, du début à la fin, par une forte opposition de la part des puissances spirituelles et, du côté de Jésus, des exorcismes ou délivrances liées à une emprise démoniaque. Ce que nous voyons dans les Actes va dans le même sens : ce livre relatant les premiers temps de l’Eglise montre, à plus d’une reprise, les apôtres agir à l’instar du Christ en chassant les esprits impurs et en opérant des miracles spectaculaires. Il pourrait sembler évident que les récits contenus dans ces différents livres indiquent une démarche normale pour les croyants par la suite et fournissent ainsi le modèle du combat spirituel qu’ils ont à mener dans leurs propres vies.

Une démarche méthodologique plus sûre consiste toutefois à s’appuyer en priorité non sur les évangiles et les Actes, mais sur les épîtres. En effet, si les évangiles décrivent comment Jésus et l’Eglise naissante ont pu agir dans une situation et à une époque précises, les épîtres ont le souci de mettre en avant comment les chrétiens doivent vivre. Autrement dit, les évangiles et les Actes, dans ce domaine, sont avant tout descriptifs. Les épîtres sont de nature beaucoup plus prescriptive. Il s’agit donc de cerner comment les auteurs inspirés appellent, de façon explicite, leurs lecteurs à agir et à vivre dans le monde présent et, notamment, vis-à-vis des puissances « invisibles ». Dans le présent article, nous allons passer en revue les principales indications sur le combat spirituel dans les épîtres de Paul. Dans un second temps, nous nous pencherons sur un passage particulier, Ephésiens 6.10-20, qui représente le texte paulinien le plus développé sur ce sujet.

1. Quelques indications générales

A. Une réalité vaincue mais active

Nous pouvons commencer par un constat général de nature assez évidente : en accord avec son judaïsme natal, Paul reconnaît l’existence du monde surnaturel et des esprits néfastes qui le peuplent. Le vocabulaire qu’il utilise suggère déjà une première orientation : « Satan » (Satanas) revient dix fois dans ses lettres1, « le diable » (ho diabolos)2 et « démons » (daimonia) cinq fois chacun, ce qui nous donne une vingtaine d’occurrences dans huit des treize épîtres. A ceci il faut ajouter des expressions comme « Bélial »3, « le dieu de ce siècle »4, ou encore « les puissances, autorités et principautés dans les lieux célestes »5. Le statut de ces dernières est parfois discuté : s’agit-il de réalités spirituelles personnelles, de tyrannies humaines ou simplement de tendances supramondaines impersonnelles ?6 Là-dessus, il existe une certaine variété de positions, mais la plupart des commentateurs préfèrent très nettement la première interprétation (ou, pour Ephésiens 1.21, une combinaison des deux premières)7. Ainsi, si la question des puissances surnaturelles ne fait pas systématiquement partie des enseignements de Paul, elle y est néanmoins régulièrement présente.

Quelle menace ces réalités représentent-elles pour les croyants ? Paul souligne que Jésus-Christ lui-même en est le créateur et le chef8. Elles ne constituent donc nullement un pouvoir qui puisse rivaliser avec son règne. De plus, ces « puissances et autorités » ont été vaincues à la croix9. Par la mort du Christ, Dieu a « […] dépouillé les dominations et les autorités, et les a livrées publiquement en spectacle, en triomphant d’elles par la croix » (Col 2.15). Cette victoire est encore scellée par le tombeau vide : selon Ephésiens 1.21, en ressuscitant le Christ, Dieu l’a élevé « au-dessus de toute domination, de toute autorité, de toute puissance, de toute dignité, et de tout nom qui peut être nommé, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir ». Tous ces textes soulignent sans ambages la supériorité du Christ sur le monde spirituel. Ils mettent en évidence, comme le rappelle Jean-Noël Aletti, « le paradoxe d’un homme élevé, par sa résurrection-exaltation, plus haut que toutes les puissances célestes, preuve absolue, indépassable, de la puissance divine »10. Il convient d’ailleurs de reconnaître la visée éminemment pastorale de ces affirmations : puisque Jésus-Christ est le Seigneur et chef de toute la création, des choses invisibles autant que des choses visibles11, les chrétiens n’ont pas à vivre dans la crainte ou à se laisser obnubiler par les forces cachées de l’univers.

Cela étant dit, le domaine invisible exerce encore une activité avec laquelle il faut compter. En écrivant à l’Eglise de Rome, Paul assure ses lecteurs que « le Dieu de paix écrasera bientôt Satan sous vos pieds » (Rm 16.20), ce qui laisse entendre que cet événement n’a pas encore eu lieu. Dans le même sens, il dit aux Corinthiens que Christ ne remettra son règne au Père que lorsqu’il aura « réduit à l’impuissance toute domination, toute autorité et toute puissance » (1Co 15.24). C’est pourquoi, comme il le rappelle encore en Ephésiens 6.12 – passage sur lequel il nous faudra revenir –, nous avons à lutter, non « […] contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les pouvoirs, contre les dominateurs cosmiques des ténèbres présentes, contre les esprits du mal dans les lieux célestes ». Le terme qui se traduit ici par « dominateurs cosmiques » (kosmokratores) – littéralement « princes universels » ou « seigneurs du monde » – est particulièrement intéressant. On le trouve plusieurs fois dans L’histoire d’Alexandre le Grand du Pseudo-Callisthène, au iie ou iiie siècle de notre ère, comme titre royal appliqué, entre autres, au Souverain grec que l’auteur tient pour héros et prince indomptable12. Ailleurs, il désigne des divinités grecques ou des puissances astrologiques13. Le moins que l’on puisse dire est que ce vocable ainsi que les autres dans ces versets insistent sur la force réelle – et réellement redoutable – des êtres spirituels que renferme le monde invisible. Il y a donc un combat qui se poursuit après la croix et, à un titre ou à un autre, ce combat concerne le chrétien.

Plus précisément, ces réalités spirituelles continuent d’être à l’œuvre dans le monde. En Ephésiens 2.2, l’apôtre évoque les péchés dans lesquels, dit-il, « […] vous marchiez autrefois, selon le train de ce monde, selon le prince de la puissance de l’air, de l’esprit qui agit maintenant dans les fils de la rébellion »14. Le lieu premier de l’activité de Satan est la sphère d’existence que Paul appelle le siècle présent, qui n’est pas un simple synonyme du monde matériel mais l’histoire humaine et l’humanité marquées par la révolte contre Dieu15. C’est même de cette puissance (exousia) que ceux qui sont en Christ ont été délivrés (Col 1.13). Si, à deux reprises, Paul dit avoir « livré à Satan » tel ou tel membre de l’Eglise, c’est certainement avec l’idée qu’il les place à nouveau dans le monde non chrétien où Satan a encore une activité et un pouvoir réel16.

Paul est également conscient de l’influence néfaste que ces puissances peuvent avoir sur les chrétiens : Satan a la capacité de tenter les croyants, il peut « prendre l’avantage sur nous »17. Cela peut même, par moments, prendre la forme d’empêchements matériels : en 2 Corinthiens 12.7, l’apôtre affirme qu’un ange de Satan s’est présenté « pour me souffleter », dit-il, probablement en lien avec sa condition physique. En écrivant aux Thessaloniciens, il les informe qu’il avait voulu se rendre chez eux par deux fois « mais Satan, poursuit-il, nous en a empêchés » (1Th 2.18). Enfin, il avertit Timothée que les responsables d’Eglise peuvent courir le danger de « tomber […] dans les pièges du diable » (1Tm 3.7). L’expression revient en 2 Timothée 2.26, où l’apôtre exprime l’espoir que ceux qui s’y sont ainsi fait prendre pourront se dégager « des pièges du diable, qui s’est emparé d’eux pour les soumettre à sa volonté »18. Très clairement, la dimension invisible, spirituelle, de la réalité – entendre par là l’influence de Satan et de ses serviteurs – est, pour Paul, une réalité qui exerce encore à présent une influence dangereuse. Si cela vaut pour ceux qui appartiennent au monde non chrétien, ce n’est pas moins vrai pour les croyants, qui ont placé leur confiance en Christ.

B. Activité démoniaque et religions païennes : 1 Corinthiens 8-10

1 Corinthiens 8-10 illustre ce point de façon particulièrement forte. Dans ces chapitres, Paul se heurte à un problème concret : certains membres de l’Eglise de Corinthe n’avaient pas de scrupule à prendre part aux festins organisés dans des temples païens où une partie de la viande était offerte au dieu auquel appartenait le lieu et une autre partie consommée sur place par les convives19. Dans la perspective de l’Antiquité, cette participation au repas partagé avec le dieu établissait un lien avec lui et mettait ceux qui mangeaient sous sa protection. Or, le raisonnement des chrétiens corinthiens semble avoir été le suivant : puisque – « comme on le sait » (8.1) – les dieux auxquels sont dédiés ces temples ne sont que des idoles muettes, la participation aux fêtes célébrées en leur honneur ne pose pas de problème de fond (8.4-6). De plus, le chrétien bénéficie du baptême, marque de l’appartenance au Christ, et de la cène par laquelle il est mis en communion avec lui. Fort d’une telle connaissance et de cette protection sacramentelle du Seigneur, le croyant est donc à l’abri de toute influence néfaste (10.1-5).

Il ne faut pas sous-estimer la difficulté pratique que ce genre de situation créait pour l’Eglise, sans doute plus sournoise qu’il n’y paraît. En effet, dans le monde gréco-romain, toute sortes d’événements à caractère social s’organisaient autour de tels banquets : repas d’affaires, anniversaires ou rencontres entre amis et connaissances. Parmi les témoignages à ce sujet, nous pouvons citer l’invitation suivante, datant du iie siècle après J.-C. et provenant d’Oxyrhynque, ville importante en Egypte à l’époque : « Diogène t’invite à prendre un repas autour du premier anniversaire de sa fille, dans le temple de Sérapis, demain […] à partir de la huitième heure. »20 La banalité même de l’invitation confirme le caractère habituel de la pratique. Il devait être considéré de bon ton de participer à de tels banquets en tant que citoyen, membre de telle ou telle guilde ou, tout simplement, voisin, le contraire passant logiquement pour une attitude antisociale et pouvant même être préjudiciable pour la réputation ou les affaires. Notons tout de même que, dans ces banquets, il n’y avait pas que de la nourriture ; le repas était régulièrement suivi, surtout pour les hommes, de beuveries, lesquelles pouvaient s’accompagner de divertissements ou autres activités d’ordre sexuel21. Paul pouvait craindre à juste titre qu’en voyant les membres « forts » de l’Eglise fréquenter les « hauts lieux » de l’idolâtrie païenne, d’autres chrétiens – les « faibles » – ne soient tentés d’en faire autant et ne finissent par retourner dans le paganisme dont ils venaient de sortir (1Co 8.10-11)22.

Relevons simplement deux éléments de la réponse de Paul : premièrement, l’apôtre s’accorde avec les « forts » pour dire qu’il n’y a, en effet, qu’un seul Dieu et un seul Seigneur, Jésus-Christ (8.4-6). Cependant – second point –, l’activité que ces chrétiens s’autorisent n’est pas seulement une pierre d’achoppement potentielle pour les « faibles ». Elle représente un danger tout aussi grand pour « les forts » eux-mêmes. Cela est vrai sur le plan des mœurs (10.1-13), mais aussi au niveau proprement spirituel, car, derrière les idoles, il n’y a pas rien. Paul le souligne en 10.20-21 :

Ce qu’on sacrifie, on le sacrifie à des démons et non à Dieu ; or je ne veux pas que vous soyez en communion avec les démons. Vous ne pouvez boire la coupe du Seigneur et la coupe des démons ; vous ne pouvez avoir part à la table du Seigneur et à la table des démons. Voulons-nous provoquer la jalousie du Seigneur ? Sommes-nous plus forts que lui ?

Paul reprend ici une conviction courante dans le judaïsme de l’époque : derrière les dieux des nations se cachent des puissances démoniaques23. L’idolâtrie n’est pas une pratique vide d’activité spirituelle et les idoles ne renvoient pas qu’à des personnages fictifs et impuissants. Loin d’être un lieu neutre, l’idolâtrie – et les religions païennes de façon générale – sont un terrain fertile pour une activité démoniaque insoupçonnée, notamment lorsque cela s’accompagne de comportements moralement douteux.

C. Mise en perspective des données

Faisons ici une première mise en perspective : pour Paul, le diable et la sphère spirituelle représentent un danger réel. Satan est capable de séduire les non-croyants24 mais il peut aussi tenter les croyants et il forme des desseins contre l’Eglise. Le domaine surnaturel, démoniaque, est une réalité avec laquelle il faut compter. Toutefois, à ces constats il faut immédiatement ajouter que, en dehors des passages que nous venons de passer en revue, il en est relativement peu question chez l’apôtre. Cela est vrai notamment en ce qui concerne la vie chrétienne « normale » ; Paul n’exhorte jamais ses lecteurs à entreprendre des activités pour lier l’activité du diable ou à engager un combat avec les démons. De plus, face aux tentations par lesquelles Satan cherche à séduire les chrétiens, la réaction que Paul attend de ceux-ci est toujours indirecte ; il ne dit jamais à ses lecteurs de diriger leur action contre Satan mais uniquement contre leur propre conduite et, positivement, de rechercher une attitude de foi et d’obéissance. Pour Paul, Satan peut profiter des « failles » ou « brèches » déjà ouvertes : des comportements qui rendent les croyants vulnérables à ses attaques, des domaines où, par un manque de vigilance ou une nonchalance face au péché, ils donnent une prise à son influence. Mais la solution se trouve dans une attention portée non contre Satan, mais contre leurs propres faiblesses spirituelles. L’exhortation que Paul donne aux chrétiens de Thessalonique est tout à fait typique de ce que l’on voit dans l’ensemble de ses épîtres :

Ce que Dieu veut, c’est votre sanctification ; c’est que vous vous absteniez de l’inconduite ; c’est que chacun de vous sache tenir son corps dans la sainteté et l’honnêteté, sans se livrer à une convoitise passionnée comme font les païens qui ne connaissent pas Dieu ; que personne, en affaires, n’use envers son frère de fraude ou de cupidité : le Seigneur fait justice de tout cela, nous vous l’avons déjà dit et attesté. Car Dieu ne nous a pas appelés à l’impureté, mais à la sanctification. (1Th 4.3-7)

L’apôtre fait appel, ici comme ailleurs, à un comportement éthique visant directement les croyants, engageant leur responsabilité à l’égard de l’obéissance, et il les exhorte pour cela à s’appuyer sur le secours de l’Esprit qui agit en eux. En d’autres termes, le champ d’action des chrétiens, sur le plan personnel, est leur propre vie et leur propre conduite. De même, lorsque Paul proclame l’Evangile, sa pratique habituelle – pour autant que nous puissions la restituer d’après les Actes – n’est pas de « prendre possession des lieux » ou de « proclamer la domination du Christ sur les pouvoirs » de telle région mais de laisser l’Evangile faire son œuvre dans la vie de ceux qui l’entendent. Autrement dit, de façon générale, la proclamation de la bonne nouvelle de Jésus-Christ est suffisante pour fonder l’Eglise et la vie chrétienne.

Nous pouvons donc formuler une première conclusion : les épîtres pauliniennes nous invitent à une perspective équilibrée sur le combat chrétien et la lutte contre les puissances invisibles. Les croyants doivent être conscients de la dimension spirituelle de la réalité, y compris en ce qui concerne leurs propres actes. Pour autant, la vie chrétienne « normale » ne se caractérise pas par une préoccupation particulière vis-à-vis de cette question mais par un attachement toujours renouvelé à Dieu en Christ et à sa volonté de sanctification.

2. Le combat spirituel d’après Ephésiens 6.10-20

Ephésiens 6.10-20 constitue le passage où Paul développe le plus le combat en lien avec les puissances invisibles. Il importe de dire quelques mots sur le contexte littéraire de ce passage, car cela aura des répercussions pour la suite : rappelons tout d’abord la distinction, bien connue, entre la partie « indicative » de l’épître, où l’apôtre rappelle et approfondit ce que les chrétiens ont en raison de leur appartenance au Christ (les chapitres 1-3), et la partie « impérative », où il développe les activités et comportements qui doivent en découler (les chapitres 4-6). Cette structure est confirmée par les modes des verbes. En Ephésiens 1-3, un seul verbe est à l’impératif, qui est significativement « souvenez-vous » (2.11) : Paul rappelle aux non-Juifs ce qu’ils avaient été autrefois et ce qu’ils ont maintenant reçu en Christ. En revanche, à partir du chapitre 4, les impératifs abondent : pas moins de quarante ! Ephésiens 6.10-20 constitue ce que l’on appelle en termes rhétoriques la peroratio, la « péroraison » ou conclusion littéraire de la partie parénétique et, plus généralement, de l’ensemble de la lettre. Il résume ainsi certains aspects essentiels de l’épître, tout en livrant une exhortation finale25. C’est dans ce contexte que Paul dit, aux versets 10-12 :

Au reste, fortifiez-vous dans le Seigneur et par sa force souveraine. Revêtez-vous de l’armure de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les machinations du diable. Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les pouvoirs, contre les dominateurs cosmiques de ces ténèbres, contre les esprits du mal dans les lieux célestes26.

Paul a déjà fait référence à ces pouvoirs dans les chapitres précédents. C’est sur eux que Dieu a imposé sa domination en ressuscitant le Christ d’entre les morts et en le faisant asseoir à sa droite27. Tout en continuant à être actifs dans le monde, ils ont dû reconnaître la sagesse de Dieu révélée en Christ28. Si Paul y revient ici, c’est pour souligner que la vie chrétienne comporte réellement un conflit dans ce domaine. Calvin fait remarquer, à juste titre, qu’en précisant que la lutte se situe « non contre la chair et le sang », mais contre les puissances célestes, Paul met en évidence la gravité du combat. L’apôtre, en effet :

[…] exprime encore mieux le danger en montrant quelle est la nature de notre ennemi ; et même il amplifie la chose par comparaison, quand il dit que nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang. Car il déclare qu’il y a beaucoup plus de difficulté que s’il fallait combattre contre les hommes. Car on peut résister à un homme par la force humaine : il y a épée contre épée, et l’homme a affaire à un homme ; c’est force contre force, et ruse contre ruse. Mais il est bien ici question d’une autre chose : car ce sont des ennemis contre lesquels la force humaine ne se peut défendre, quelle qu’elle soit29.

Ceci dit, la question se pose : de quelle lutte s’agit-il ? Relevons, en guise de réponse, trois choses en rapport avec ce passage.

1. D’abord la métaphore de l’armure. Le terme panoplia, aux versets 11 et 13, est souvent traduit par « armes », ce qui pourrait donner l’idée d’une action essentiellement offensive contre Satan30. Le terme se réfère pourtant, plus globalement, à l’armure. Les armes à proprement parler en font partie mais comme une composante de l’ensemble31. Ici, à l’exception de « l’épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu », il s’agit de ce dont les croyants sont appelés à se revêtir : « la ceinture » qu’est la vérité, « la cuirasse de la justice » (ton thôraka tês dikaiosynês), « les chaussures » représentant « les bonnes dispositions que donne l’Evangile de paix », « le bouclier de la foi » et « le casque du salut (tên perikephalaian tou sôtêriou) » (v. 14-17). C’est l’armure nécessaire pour « tenir ferme » et « résister » aux attaques de Satan (v. 11, 13)32. Significativement, l’imagerie développe celle du livre d’Esaïe où elle représente les attributs de Dieu lui-même :

[Le Seigneur] vit qu’il n’y avait pas un homme ; il regarda et il n’y avait personne pour venir en aide. Alors, il les a défendus par son bras, il les a établis par sa miséricorde et il s’est revêtu de la justice comme d’une cuirasse (kai enedysato dikaiosynên hôs thôraka), il a mis sur sa tête le casque du salut (perikephalaian sôtêriou) ; il s’est revêtu de son habit de vengeance et de sa tunique, comme celui qui devait rendre le reproche aux adversaires. (Es 59.16-18)33

Paul approfondit l’image du prophète par l’ajout d’autres éléments34, mais les aspects communs aux deux textes suggèrent que ce dont les chrétiens sont appelés à « se revêtir » doit se comprendre dans une même perspective. En d’autres termes, la « cuirasse de justice » – par exemple – ne concerne pas tant le comportement ou les attitudes justes des croyants que la justice de Dieu lui-même. Cette mise en avant de l’origine divine de l’armure est évidente lorsque l’apôtre exhorte ses lecteurs à prendre sur eux « le casque du salut » (v. 17) ; il s’agit de trouver leur protection dans le salut en Christ. Mais cela vaut aussi pour la vérité (v. 14) : celle-ci n’est pas d’abord les dispositions sincères du chrétien mais la vérité de Dieu. De même, l’unique arme dont il est question – « l’épée » (v. 17) – ne tient pas son efficacité de la force personnelle de celui qui la brandit : sa puissance se trouve en ce qu’elle est la parole de l’Evangile portée par l’Esprit. Les « chaussures » représentant les « bonnes dispositions que donne l’Evangile de paix » méritent une explication à part (v. 15)35. L’expression est discutée. Pour certains, il faudrait lui donner le sens d’« équipement », sens que le mot hetoimasia a d’ailleurs en grec moderne36. Pour ce qui est des chaussures elles-mêmes, l’image semble évoquer les calligae, chaussures cloutées que portaient les soldats afin de tenir fermement le terrain sans risque de déraper37. Mais même s’il faut retenir l’idée de « préparation » (Darby), de « zèle » (Bible de Jérusalem) ou d’« élan » (TOB), ce qui reflète probablement l’idée générale de Paul, il s’agit bien d’un enracinement dans l’Evangile.

Sans doute faut-il éviter, dans cette description de l’armure, de tout « objectiver » ; la foi, qui est le « bouclier » dans le combat (v. 16), est plutôt la foi subjective des croyants que le contenu de la foi. Mais l’idée d’ensemble est claire : ce qui permettra aux chrétiens de tenir bon n’est pas leur force propre. C’est celle du Seigneur qui les protège, tout comme l’armure protège un soldat qui, sans elle, serait exposé, vulnérable aux attaques. C’est ce que suggère déjà le verset 10 : « Fortifiez-vous dans le Seigneur et par [ou ‹dans›] sa force souveraine38. » C’est en Christ que le chrétien puisera ses ressources pour le combat. La tournure précise de ce verset le confirme, puisque nous la retrouvons en Ephésiens 1.19 – et là seulement – où Paul parlait de « la grandeur surabondante de sa puissance envers nous qui croyons selon l’action souveraine de sa force39 ». En définitive, l’expression « revêtir l’armure du Seigneur » est, suivant la formulation de A.T. Lincoln, « l’équivalent fonctionnel de ‹revêtir l’homme nouveau » (Ep 4.24)40. Revêtir l’armure pour le combat, c’est revêtir le Christ lui-même.

2. Malgré sa proximité avec la description des versets 14-17, la prière (v. 18) ne fait pas partie, à proprement parler, de l’armure que les chrétiens doivent endosser ; à la différence des autres éléments, Paul ne la présente pas par le biais d’une image. La prière sous-tend en réalité l’ensemble de la métaphore41. D’une certaine façon, nous pourrions dire que c’est elle l’apport « subjectif » du chrétien. Cependant, même là, il convient de nous rappeler que la prière n’est pas une force en soi ; c’est le cri du croyant pour que le Seigneur intervienne, qu’il protège et que – dans des situations précises – il fasse valoir la victoire du Christ.

3. La question reste pourtant posée : où se manifestent précisément les « machinations du diable » dont il est question au verset 11 et en quoi consistent-elles ? Revenons ici au contexte littéraire. Nous avons vu plus haut que ces versets constituent la peroratio, ou partie conclusive de l’épître et notamment de la partie parénétique. Ils résument et reformulent, dans une autre perspective, ce qui a été présenté dans les chapitres précédents. Comme l’écrit encore Lincoln :

La place de la péricope dans la lettre est évidemment en rapport avec sa fonction de peroratio, servant à résumer quelques-uns des thèmes généraux de la lettre de façon percutante, par le biais d’une imagerie différente42.

D’où la question : si Paul résume ce qu’il a déjà dit, que résume-t-il exactement ? En Ephésiens 4.1-5.2, il a donné des exhortations en rapport avec l’Eglise, corps du Christ ; d’abord de façon générale (4.1-16), puis en se concentrant sur les aspects pratiques de cette vie communautaire (4.25-5.2). En 5.3-20 il a traité de la vie personnelle des croyants. Enfin, en 5.21-6.9 il a passé en revue les relations au sein de la maisonnée chrétienne, présentée comme ecclesia domestica.

Or, si Ephésiens 6.10-20 résume et reformule les exhortations précédentes, il en découle que Paul ne parle pas d’autre chose dans ces versets que de ce qu’il a déjà développé dans le corps de la lettre. En d’autres termes, la lutte contre les pouvoirs spirituels se fait dans le contexte de la vie chrétienne normale, telle qu’elle est décrite, notamment, dans les chapitres 4 et suivants. Là où Satan dirige ses attaques contre les chrétiens, c’est avant tout au sein des relations dans l’Eglise et dans la vie familiale ou professionnelle, comme aussi dans la conduite éthique des chrétiens. Cela a des conséquences pour le conflit spirituel. En soulignant que l’armure du chrétien se trouve en Christ, dans sa parole, dans l’appropriation toujours renouvelée de son salut et en lien avec les situations habituelles de la vie quotidienne, Paul laisse entendre que le croyant livrera ce combat non en se concentrant sur les puissances spirituelles comme telles, mais en développant une vie de sainteté et d’amour pour les autres, une existence enracinée en Christ. Autrement dit : si la lutte se situe bien en rapport avec le monde invisible, elle a pourtant un caractère – encore une fois – indirect ; elle vise, plutôt que Satan lui-même, les attitudes et comportements qui pourraient troubler les relations entre frères et sœurs en Christ ou encore les actes concrets qui seraient en contradiction avec « la vocation qui leur a été adressée »43.

Cela étant dit, si cette finale d’Ephésiens n’est en définitive qu’une autre façon de formuler ce que Paul a dit précédemment, quelle importance peut-il y avoir à parler de Satan aussi ? C’est, sans aucun doute, parce que l’apôtre est soucieux d’exposer les soubassements moins visibles de la vie chrétienne. Ces versets sont là pour rappeler aux chrétiens que les difficultés et tentations auxquelles ils peuvent être confrontés dans leur vie de tous les jours ont aussi une dimension invisible. Puisque, dans leurs circonstances quotidiennes, les croyants sont aux prises avec des réalités surnaturelles (ou « supranaturelles »), il leur est d’autant plus important de s’enraciner constamment dans la grâce du Christ, qui siège lui aussi « dans les lieux célestes », comme Paul le rappelle dès les premiers versets de l’épître (Ep 1.3, 20). Celui de qui ils tirent leur force est celui-là même qui, par sa résurrection et son ascension, a été placé au-dessus de tout nom qui peut se nommer. Il importe d’en être conscient, de prendre au sérieux cette réalité essentiellement invisible et de s’enraciner en Christ, d’autant plus que les attaques les plus sournoises ne viendront pas nécessairement sous forme de manifestations spectaculaires et effrayantes, mais se présenteront dans le vécu banal, parfois difficile et problématique, de la vie communautaire ou familiale.

Conclusion

Les épîtres – qui permettent de percevoir la vie chrétienne normale – laissent deviner un comportement à cultiver étonnamment… « normal » ! L’existence chrétienne d’après Paul ne se caractérise pas tant par des signes ou expressions extraordinaires de puissance surnaturelle que par une vie où se conjuguent essentiellement trois choses : l’attachement constamment renouvelé au Dieu qui nous a comblés de sa grâce en Christ, un amour concret envers tous, tout spécialement envers ceux qui font partie de son corps l’Eglise, et un comportement éthique progressivement transformé, puisque modelé par l’Esprit, en l’image du Fils.

Certes, il y a là un contraste indéniable avec les évangiles synoptiques où les exorcismes sont nombreux44. Il en est de même des Actes, bien que la fréquence de tels phénomènes soit nettement moindre45. Cette différence avec les épîtres s’explique, croyons-nous, par le contexte : le Fils de Dieu vient établir son royaume et apporter son salut, ce qui implique que « l’homme fort » doit être lié et ses biens « pillés »46. Dans ce conflit entre deux mondes et deux éons, Satan s’oppose de toutes ses forces au Christ ; il « joue le tout pour le tout ». La situation immédiatement après la résurrection du Christ est analogue : du fait qu’il sera donné aux apôtres d’opérer des « signes et prodiges » confirmant leur authenticité en tant que témoins et porte-parole normatifs du Ressuscité, ils devront attester par leur action la suprématie du Christ sur le monde surnaturel47. Cependant, à ces descriptions, d’une part, et aux indications explicites des épîtres, d’autre part, il faut intégrer la victoire de la croix. Comme nous l’avons vu en début d’article, pour Paul, Dieu a réellement « dépouillé les principautés et les pouvoirs, et les a publiquement livrés en spectacle, en triomphant d’eux par la croix »48. S’ils existent encore, s’ils ont encore une certaine activité, leur emprise a bien été brisée par le tombeau vide.

En disant cela, il ne s’agit nullement de nier la réalité d’un conflit avec « l’ennemi de nos âmes », l’ensemble des textes pauliniens le montre bien. En outre, la mise en avant des données bibliques laisse ouverte la possibilité que, dans un certain nombre de situations « frontières », là en particulier où des pratiques occultes sont de mise, des activités démoniaques soient plus fortes et plus visibles et que les chrétiens doivent agir de façon directe. Mais il importe de distinguer entre ces circonstances, par définition exceptionnelles, et la vie chrétienne normale.

En effet, la vie chrétienne habituelle selon Paul a un certain caractère, disons, « banal », loin du spectaculaire pour ce qui est du rapport avec le monde invisible. Avant toute autre chose, elle prend son départ et se développe en lien avec le Christ qui se découvre dans sa Parole et au sein de sa communauté. Par l’Esprit, elle puise ses forces en lui ; et elle s’oriente, tout entière, vers le Père que ce Fils nous a fait connaître. Pour peu extraordinaire que cela puisse paraître, une telle existence donne une définition assez exacte de ce qu’est l’être humain, en tant qu’image de Dieu, dont le comportement se définit, essentiellement, par le double commandement d’amour : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force, et tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (Marc 12.30-31)


  1.  Rm 16.20 ; 1Co 5.5 ; 7.5 ; 2Co 2.11 ; 11.14 ; 12.7 ; 1Th 2.18 ; 2Th 2.9 ; 1Tm 1.20 ; 5.15.↩

  2.  Ep 4.27 ; 6.11 ; 1Tm 3.6-7 ; 2Tm 2.26.↩

  3.  2Co 6.15.↩

  4.  2Co 4.4. Cf. aussi Ep 2.2 (« le prince de la puissance de l’air »). Sauf indication, les citations bibliques sont tirées de la Bible Segond révisée, dite « à la Colombe ».↩

  5.  1Co 15.24 ; Ep 1.21 ; 3.10 ; 6.12 ; Col 1.13, 16 ; 2.10, 15.↩

  6.  Walter Wink, notamment, a développé cette dernière perspective dans une série de livres qui a exercé une grande influence, commençant par son Naming the Powers, Minneapolis, Fortress Press, 1984.↩

  7.  Jean-Noël Aletti, Saint Paul. Epître aux Ephésiens (coll. EB 42), Paris, Gabalda, 2001, p. 102, souligne avec raison que le contexte de Ep 2.21 « […] invite à considérer toutes les puissances, des plus élevées, célestes donc, aux plus basses, humaines, car en ajoutant que Christ est supérieur à tout nom [qui puisse être] nommé, Paul entend donner à la liste la plus grande extension possible – il ne procède pas par sélection, mais par accumulation ». Cf. aussi Peter T. O’Brien, Lettre aux Ephésiens (coll. SE), Trois Rivières, Editions Impact, 2013, p. 220-224 ; id., « Principalities and Powers and Their Relationship to Structures », Reformed Theological Review 40 (1981), p. 1-10 ; Andrew T. Lincoln, Ephesians (coll. WBC 42), Grand Rapids, Zondervan, 1990, p. 62-65 ; Stephen E. Fowl, Ephesians. A Commentary (coll. NTL), Louisville, Westminster John Knox Press, 2012, p. 61-62, et d’autres.↩

  8.  Col 1.16 ; 2.10.↩

  9.  1Co 15.24 ; Ep 1.21 ; 2.2 ; 3.10 ; 6.12 ; Col 1.13, 16 ; 2.10, 15.↩

  10.  J.-N. Aletti, Epître aux Ephésiens, p. 102.↩

  11.  Col 1.16.↩

  12.  Historia Alexandri Magni, Recensio α sive Recensio vetusta, 1.12.8.5 et passim.↩

  13.  Cf. [kratos, krateô, krataioô, krataios, kosmokratôr, pantokratôr, perikratê] in Moises Silva (éd.), New International Dictionary of New Testament Theology and Exegesis, t. IV, Grand Rapids, Zondervan, 20142, p. 267 (NIDNTTE par la suite), et Wilhelm Michaelis, [kosmokratōr], in G. Kittel, et al. (éds.), Theological Dictionary of the New Testament, t. III, Grand Rapids, Eerdmans, 19744, 913.↩

  14.  La formulation ici distingue entre, d’une part, « le chef de la puissance de l’air », s’identifiant clairement à Satan, et, d’autre part, l’esprit qui agit parmi (ou dans) les fils de la rébellion », lequel semble s’assimiler à « la puissance de l’air ». Quel est, précisément, cet esprit ? Les commentateurs sont partagés. Nous sommes tentés de l’identifier, avec d’autres, à « l’esprit du temps », le Zeitgeist en quelque sorte qui caractérise la société dans ses orientations globales. Cf., par exemple, la discussion in A.T. Lincoln, Ephesians, p. 94-97.↩

  15.  Cf. [Satan, Satanas], in NIDNTTE, t. IV, p. 267.↩

  16.  Cf. ibid. : « Derrière ces instructions disciplinaires se trouve la conception juive de Satan comme maître de la mort et de la destruction, celui qui est chargé d’exécuter la colère divine. L’appartenance à la communauté avait obtenu la libération de sa domination et c’est dans le domaine de sa seigneurie que le coupable est maintenant renvoyé. » A noter que ce renvoi dans la sphère de domination de Satan peut être la conséquence plus ou moins naturelle d’un éloignement du « bon dépôt de la foi », ce que Paul assimile à l’adhésion à « des doctrines de démons » (1Tm 4.1). C’est sans doute pour cela qu’il écrit, un peu plus loin, au sujet de certaines femmes ayant quitté la foi : « […] déjà quelques-unes se sont détournées pour suivre Satan. » (1Tm 5.15)↩

  17.  1Co 7.5 ; 2Co 2.11. Cf. aussi 1Th 3.5.↩

  18.  Lorsque Paul met Timothée en garde contre le danger de confier trop rapidement la charge d’ancien à un jeune converti, « de peur qu’enflé d’orgueil il ne tombe sous le jugement du diable » (1Tm 3.6), il faut sans doute comprendre « le châtiment que le diable inflige/provoque ». Cf. Philip H. Towner, The Letters to Timothy and Titus (coll. NICNT), Grand Rapids-Cambridge, Eerdmans, 2006, p. 258.↩

  19.  Les parties restantes étaient ensuite vendues sur le marché, ce qui posait une autre question, à laquelle Paul répond plus sommairement en 10.25-27.↩

  20.  P.Oxy. 36, 2791 (traduction personnelle). Le texte peut être consulté en ligne : http://papyri.info/ddbdp/p.oxy;36;2791?rows=3&start=34&fl=id%2C title&fq=series_led_path%3Ap.oxy%3B36%3B*%3B*&sort=series+asc%2Cvolume+asc%2Citem+asc&p=35&t=44 (dernier accès le 16/01/2019).↩

  21.  Cf. Ben Witherington III, Conflict & Community in Corinth. A Socio-Rhetorical Commentary on 1 and 2 Corinthians, Grand Rapids-Carlisle, Eerdmans-Paternoster, 1995, p. 190-195. Selon Gordon Fee, The First Epistle to the Corinthians (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1987, p. 456, les exemples d’immoralité d’Israël en 1Co 10.7-8 suggèrent vraisemblablement que Paul pense, entre autres, à de tels divertissements ; le comportement du peuple avec ses conséquences désastreuses sont là, précisément, affirme-t-il, comme un avertissement pour l’Eglise (v. 6, 11 et 12).↩

  22.  On considère parfois que la question centrale dans ces chapitres est de savoir si les Corinthiens pouvaient, ou non, manger de la viande sacrifiée aux idoles et vendue ensuite sur le marché. Cf. toutefois Ben Witherington III, Conflict & Community in Corinth, p. 186-187, et G. Fee, The First Epistle to the Corinthians, p. 357-363, pour une interprétation proche de la nôtre. Pour ce dernier exégète, « la meilleure façon de rendre justice à l’ensemble des données est de considérer que 8.10 et 10.1-22 abordent le problème essentiel auquel Paul, dans l’ensemble de cette section, tente d’apporter la solution ». Ce qui pose problème, « ce n’est pas la nourriture achetée sur la place publique mais la participation aux repas cultuels dans les temples païens » (ibid., p. 359).↩

  23.  Par un jeu d’intertextualité transparent, Paul fait allusion au Cantique de Moïse en Deutéronome 32 : « Ils ont sacrifié à des démons et non à Dieu, à des dieux qu’ils ne connaissaient pas […]. Ils ont provoqué ma jalousie par ce qui n’est pas un dieu, ils m’ont irrité par leurs idoles » (Dt 32.17, 21 [LXX], traduction personnelle). Cf. aussi Ps 96.5 (« Car tous les dieux des peuples sont de faux dieux, mais l’Eternel a fait les cieux ») que la LXX (Ps 95.5) a traduit : « Car tous les dieux des nations sont des démons (daimonia), mais le Seigneur a fait les cieux » (traduction personnelle).↩

  24.  En 2Th 2.9, Paul va jusqu’à dire que l’apparition de « l’homme impie » (à identifier très probablement à l’antichrist qui, à la fin de l’histoire, portera la révolte humaine contre Dieu à son apogée) « se fera, par la puissance de Satan, avec toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges mensongers ».↩

  25.  Ainsi, par exemple, A.T. Lincoln, Ephesians, p. xliv : « En termes rhétoriques, l’exhortation de 6.10-20 doit être considérée comme la partie principale de la peroratio. Il fournit un dernier appel percutant adressé aux lecteurs, résumant la nécessité de garder tout ce qui relève de leur vocation dans cette bataille contre les forces hostiles qui s’opposent à eux, et il tente de les stimuler à une action appropriée par le triple emploi du verbe ‹tenir ferme›. » J.-N. Aletti, Epître aux Ephésiens, p. 305, parle plutôt d’épilogue, ou de « conclusion […] de toute la lettre, qui mentionne succinctement et rassemble la plupart des thèmes abordés dans les chapitres antérieurs ».↩

  26.  Traduction personnelle.↩

  27.  Ep 1.21.↩

  28.  Ep 2.2 ; 3.10.↩

  29.  J. Calvin, Commentaires de Jean Calvin sur le Nouveau Testament : Epîtres aux Galates, Ephésiens, Philippiens et Colossiens, Aix-en-Provence-Fontenay-sous-Bois, 1978, p. 236 (italiques dans le texte).↩

  30.  Cf., par exemple, Segond révisée (Colombe), Nouvelle Bible Segond, Nouvelle Edition de Genève, Français courant et Parole de vie.↩

  31.  Cf. [Panoplia] in W. Arndt et al., A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, Chicago, University of Chicago Press, 2000, p. 754 (BDAG dans la suite), et NIDNTTE, t. IV, p. 525. Le Grand Bailly le définit ainsi : « Armure complète d’un hoplite (c.-à-d. le bouclier, le casque, la cuirasse, les cuissards, l’épée et la lance). »↩

  32.  A.T. Lincoln, Ephesians, p. 446, remarque le lien entre l’armure et l’exhortation à tenir ferme « dans le mauvais jour » (v. 13) et relève la perspective fortement eschatologique de la présentation : « L’insistance de l’auteur ne doit pas être oubliée […]. Elle consiste à souligner l’efficacité de l’armure divine, et ceci en référence particulière à l’avenir. Cette armure est la seule chose qui permet aux croyants de tenir bon maintenant, comme aussi lorsque le mauvais jour arrivera. »↩

  33.  LXX, traduction personnelle. Cf. aussi 1Th 5.8 : « Nous qui sommes du jour, soyons sobres : revêtons la cuirasse (thôraka) de la foi et de l’amour, ainsi que le casque (perikephalaian) de l’espérance du salut. »↩

  34.  En effet, l’image est également élaborée à partir de Es 11.5 et 52.7, comme le soulignent J.-N. Aletti, Epître aux Ephésiens, p. 303, P.T. O’Brien, Lettre aux Ephésiens, p. 627, et d’autres.↩

  35.  hetoimasia tou euaggeliou tês eirênês.↩

  36.  Cf. BDAG.↩

  37.  Ainsi, par exemple, A.T. Lincoln, Ephesians, p. 448-449, et John Eadie, A Commentary on the Greek Text of the Epistle of Paul to the Ephesians, Grand Rapids, Baker, 1979, p. 468-469.↩

  38.  kai en tô kratei tês ischyos autou.↩

  39.  kata tên energeian tou kratous tês ischyos autou.↩

  40.  A.T. Lincoln, Ephesians, p. 442. De même, P.T. O’Brien, Lettre aux Ephésiens, p. 626.↩

  41.  A.T. Lincoln, Ephesians, p. 451-452.↩

  42.  Ibid., p. 438.↩

  43.  Ep 4.1.↩

  44.  Cf. Mt 7.22 ; 8.16, 31 ; 9.33-34 ; 10.1, 8 ; 12.24 et passim.↩

  45.  Ac 5.16 ; 8.7 ; 16.16-18 ; 19.12-13, 15-16.↩

  46.  Mt 12.29 ; Mc 3.27.↩

  47.  Ac 8.13 ; Rm 15.18-19 ; 2Co 12.12 ; Hé 2.4.↩

  48.  Col 2.15.↩

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L’Eglise et la mission : quelques définitions et distinctions en rapport avec l’Engagement du Cap https://larevuereformee.net/articlerr/n286/leglise-et-la-mission-quelques-definitions-et-distinctions-en-rapport-avec-lengagement-du-cap Mon, 18 May 2020 16:50:37 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1081 Continuer la lecture ]]> L’Eglise et la mission :
quelques définitions et distinctions
en rapport avec l’Engagement du Cap

Donald COBB
Professeur de grec et de Nouveau Testament
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Dès ses débuts dans les années 1970, le Mouvement de Lausanne a veillé à rapprocher deux aspects de la vie de l’Eglise souvent disjoints dans la pratique : proclamation de l’évangile de Jésus-Christ et souci d’une présence concrète au sein de la cité. Cette dernière comprend potentiellement de multiples facettes : secours matériel apporté aux plus démunis ; développement des arts ; préservation de la création ; engagement dans la politique, soit pour encourager une moralité définie par l’Ecriture, soit pour faire honorer des idéaux en principe partagés de tous (justice envers les populations défavorisées ou à l’égard de ceux qui sont objets de la discrimination, par exemple), et ainsi de suite. Si, traditionnellement, les Eglises dites « libérales » ont eu tendance à faire passer l’action humanitaire avant l’annonce de l’évangile, les milieux évangéliques, en voulant privilégier la proclamation du salut en Christ, ont souvent regardé avec méfiance tout accent porté trop largement sur l’engagement social ou politique. Conscient de cette polarisation, le Mouvement de Lausanne a opté pour une troisième voie, mettant en évidence le bien-fondé biblique et l’importance pratique des deux.

L’Engagement du Cap (LEC) fait néanmoins un pas supplémentaire par rapport à ses prédécesseurs en incluant explicitement dans la tâche missionnaire de l’Eglise aussi bien l’engagement au sein de la société que la proclamation de l’évangile :

L’Eglise existe afin d’adorer et glorifier Dieu pour toute l’éternité, et de participer à la mission transformatrice de Dieu au sein de l’histoire. Notre mission découle entièrement de sa mission, elle concerne l’ensemble de sa création et elle trouve son fondement, ainsi que son centre dans la victoire rédemptrice de la croix1.

La mission de l’Eglise ne s’oppose pas ici à la transformation de la société mais la comprend. Comment faut-il juger cette évolution ? Rétablit-elle une saine interpénétration entre parole et praxis ? Ou risque-t-elle de faire perdre de vue l’importance de la proclamation qui, dans la perspective biblique, est théologiquement première par rapport à l’engagement social ? C’est cette interrogation qui fournit le point de départ au présent article. Pour y apporter quelques réponses, il me paraît essentiel de définir, à partir de l’Ecriture et de façon approfondie, les concepts les plus fréquemment employés dans la réflexion à ce sujet. En faisant cela, je travaillerai essentiellement dans le domaine de ma spécialisation, le Nouveau Testament. A mon sens, des définitions précises peuvent prévenir certaines ambiguïtés persistantes dans la discussion comme dans la pratique. Je tâcherai ensuite, à partir de ces définitions, de passer en revue quelques domaines particuliers où le débat gagnerait, à mon sens, à distinguer plutôt qu’à confondre ou à opposer.

1. Quelques définitions : mission, évangile et règne de Dieu

En abordant le rapport entre l’Eglise et la mission, il importe d’abord de préciser ce que nous entendons par « mission ». Mais la mission de l’Eglise implique aussi, logiquement, l’évangile. Comme nous allons le voir, la notion de règne de Dieu y est également centrale. Regardons tour à tour ces trois choses.

1.A : Quelle mission pour l’Eglise ?

Le terme « mission » vient du latin missio (« envoi »). Etymologiquement, c’est ce pour quoi l’Eglise est envoyée dans le monde. Cependant, si la tâche confiée aux disciples dans les évangiles s’associe effectivement à un envoi2, le terme même de « mission » est absent de l’Ecriture. De ce fait, des ambiguïtés sont possibles. Dans la réflexion missiologique, la « mission » peut se restreindre au seul envoi des « missionnaires » vers d’autres régions ou pays en vue de la proclamation de l’évangile ou, au contraire, s’élargir pour inclure toute activité d’Eglise orientée vers l’extérieur. Nous trouvons cette ambiguïté dans LEC, qui retient le sens d’« envoi » pour parler de la mission mais englobe sous ce concept général tout ce que fait l’Eglise3.

Plutôt que de partir du terme « mission », déjà fortement connoté, et de chercher ensuite un contenu précis à cet « envoi », il me semble préférable, dans un premier temps, de poser la question plus largement : Pourquoi l’Eglise a-t-elle été placée dans le monde ? Quelle est sa vocation ou sa responsabilité propres ? En essayant de dégager une perspective globale, nous pourrions dire que l’Eglise a, au sein de l’histoire actuelle, une triple responsabilité ou, peut-être mieux, une triple orientation : verticale, horizontale-interne et horizontale-externe. Pour le dire autrement, l’Eglise doit vivre en étant tournée à la fois vers Dieu, vers elle-même et vers le monde.

–  Une orientation verticale (ou vers Dieu). L’Eglise est appelée à rendre un culte à Dieu, culte qui se définit par l’adoration, la prière, l’écoute de la Parole et la célébration des sacrements4. C’est là une des raisons d’être principales – sinon la raison d’être principale – de l’Eglise en tant que peuple de Dieu. Par Jésus-Christ, ceux qui constituent l’Eglise ont un accès « auprès du Père dans un même Esprit »5 et ils sont appelés à vivre, individuellement et communautairement, coram Deo, devant Dieu. Certes, la vie de l’Eglise ne saurait se limiter à cette activité proprement cultuelle. Néanmoins, l’adoration, la prière, l’écoute de la Parole, la célébration du baptême et de la cène forment un tout irremplaçable, car elles permettent à l’Eglise de se placer, en tant qu’Eglise, devant Dieu et de dire sa reconnaissance pour le salut qu’elle a reçu en Christ. Le culte rend visible cette orientation verticale et la concrétise. Le culte fournit encore au peuple de Dieu l’impulsion nécessaire pour que cette orientation vers Dieu s’exprime ensuite concrètement dans les relations entre frères et sœurs, et par le « culte raisonnable » qu’est la vie du croyant dans sa globalité6.

–  Une orientation horizontale-interne (ou vers elle-même). L’amour pour Dieu se concrétise de façon particulière dans l’amour des chrétiens les uns pour les autres : « Si quelqu’un dit : J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur, car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas. » (1Jn 4.20-21) Cet amour comprend l’unité et l’entraide mutuelle, comme aussi le support et le pardon réciproques7. Il y a là un aspect pour ainsi dire constitutif de l’Eglise, en ce sens où, bibliquement, ceux qui font partie du corps du Christ sont, de facto, membres les uns des autres8. Aussi n’est-il pas étonnant de constater que la très grande majorité des exhortations concrètes dans les épîtres visent les croyants, non pas tant dans leur individualité que dans leurs relations mutuelles9.

–  Enfin, une orientation horizontale-externe (ou vers le monde). L’Eglise est investie d’un message qui doit être proclamé au-dehors, à ceux qui ne l’ont pas entendu. C’est dans ce sens, typiquement, que l’on parle de « mission », que ce soit sur le plan local ou plus large. En effet, l’Eglise « apostolique » est envoyée vers les nations. Elle a la responsabilité d’annoncer l’évangile de Jésus-Christ « jusqu’aux extrémités de la terre »10. C’est ici que se pose la question de l’engage­ment social : cette orientation vers l’extérieur comprend-elle des efforts visant à améliorer la société ? Autrement dit, la mission consiste-t-elle uniquement en une proclamation verbale ou comporte-t-elle, du moins potentiellement, un aspect concret et transformateur ? Il faudra revenir sur cette question par la suite. Pour l’instant, relevons simplement que les notions de « témoins »11, de « témoignage »12 ou encore l’action de « témoigner »13 sont, dans le Nouveau Testament, fondamentales pour comprendre cette orientation. L’Eglise a pour responsabilité de rendre témoignage, de faire connaître aux humains ce que Dieu a fait en Christ, ce que cela implique en termes de jugement et de grâce, et les promesses encore tenues en réserve pour l’Eglise comme pour la création.

Ces trois domaines, présentés ici de façon schématique, expliquent le « pourquoi » de la présence de l’Eglise au monde. Soulignons d’emblée qu’ils ne sont pas indépendants les uns des autres. Nous voyons clairement cela en rapport avec la « mission », comprise au sens étroit d’orientation vers l’extérieur : l’aspect vertical montre au monde la source de l’espérance de l’Eglise et constitue le moteur de son action. L’aspect horizontal-interne, entendu comme amour fraternel, participe aussi à la mission vers l’extérieur dans la mesure où il confirme, devant les hommes, la vérité du message du Christ : « A ceci tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » (Jn 13.34-35) Du reste, l’orientation horizontale-externe ne peut pas être séparée, elle non plus, des deux autres : par l’envoi dans le monde, l’Eglise cherche à faire d’autres hommes, femmes et familles des adorateurs qui, en étant introduits dans le corps du Christ, apprennent à aimer le Dieu vivant en aimant ceux qui sont devenus leurs frères.

1.B : L’évangile de Jésus-Christ

L’Eglise se définit par l’évangile, autant dans son accès à Dieu par le Christ que dans son existence communautaire et sa mission de proclamation. La théologie classique le dit bien, l’Eglise est creatura verbi ; elle existe par, et en rapport avec la parole de l’évangile. Mais qu’est-ce que l’évangile ? Le protestantisme l’a parfois compris comme la simple annonce du pardon ou de la justification par la foi. Un raccourci courant parlera de l’« évangile de la grâce ». A n’en pas douter, le message de la grâce et du pardon fait partie intégrante de cette « bonne nouvelle »14. Mais, le plus souvent, le Nouveau Testament qualifie l’évangile soit comme « évangile de Jésus-Christ », soit comme « évangile de Dieu »15, ce qui a pour conséquence de mettre en évidence non une grâce offerte de façon abstraite, mais Dieu lui-même ou le Christ. Un bon point de départ pour comprendre l’évangile se trouve dans les premiers versets de Romains :

Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l’évangile de Dieu, – évangile qui avait été promis auparavant de la part de Dieu par ses prophètes dans les saintes Ecritures ; il concerne son Fils né de la postérité de David, selon la chair, déclaré Fils de Dieu avec puissance, selon l’Esprit de sainteté, par sa résurrection d’entre les morts, Jésus-Christ notre Seigneur. (Rm 1.1-4)

D’après ces versets, le contenu de l’évangile est Jésus-Christ lui-même : annoncé dans les Ecritures, il est l’ultime Fils de David, mort et ressuscité, qui règne actuellement sur toutes choses. C’est ce même évangile que Pierre annonce au jour de Pentecôte, en concluant ainsi son discours : « Que toute la maison d’Israël sache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous avez crucifié. » (Ac 2.36)

De fait, le terme euaggelion et le verbe correspondant ont souvent des connotations militaires16. Dans l’Ancien Testament et la littérature extrabiblique de l’époque, l’« évangile » désigne régulièrement la victoire sur un peuple ennemi. Il y a là un élément important pour comprendre l’évangile biblique. Par sa mort et sa résurrection, Jésus-Christ a vaincu les puissances hostiles : Satan, la mort et le péché, comme aussi les êtres humains qui s’élèvent contre lui17. Par son ascension, Jésus, le Christ, a pris place sur le trône, il siège « à la droite de Dieu » et il exerce désormais son règne sur toutes choses. C’est d’ailleurs en raison de cette souveraineté de Dieu manifestée dans le règne du Christ que l’Eglise peut être amenée, comme les prophètes de l’Ancien Testament18, à dénoncer certaines dérives graves au sein de la société non chrétienne, ou à encourager des comportements ou des systèmes économiques plus justes. La seigneurie de Jésus-Christ s’étend en effet à toute la réalité.

Certes, parler de l’évangile de la grâce ou de l’évangile du pardon reste légitime. En 1 Corinthiens 15, par exemple, Paul définit la bonne nouvelle ainsi : « Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures ; il a été enseveli, et il est ressuscité le troisième jour, selon les Ecritures. » (1Co 15.3-4) Il ne s’agit pas d’opposer l’idée du Christus Victor à la mort substitutionnelle de la croix. Mais il y a un ordre et une priorité : par sa mort, sa résurrection et son ascension à la droite du Père, Jésus-Christ règne en vainqueur. Parmi les conséquences heureuses de cette victoire figurent le pardon, la réconciliation et la vie pour ceux qui se tournent vers lui. Ces derniers aspects ne doivent toutefois pas occulter la personne et le statut du Christ, qui est le centre de l’évangile. Jésus-Christ est Seigneur19.

1.C : Le royaume de Dieu

Dire qu’au cœur de l’évangile se trouve la seigneurie du Christ indique déjà, du moins en partie, le lien entre évangile et royaume – ou règne – de Dieu (ces deux derniers étant pratiquement synonymes)20. Chez Matthieu, l’évangile n’est rien d’autre que l’évangile du royaume21. Aussi Jésus peut-il dire à ses disciples : « Cet évangile du royaume sera prêché dans le monde entier, pour servir de témoignage à toutes les nations. » (Mt 24.14) Notons qu’ici l’évangile que les disciples devront annoncer aux nations, et ceci jusqu’à la fin de l’histoire présente, concerne très exactement le règne de Dieu.

Pour le Nouveau Testament, ce règne devient visible lorsque des hommes et des femmes fléchissent le genou devant le Roi, qu’ils acceptent sa souveraineté et y conforment leur vie. Une telle compréhension de la vie chrétienne n’a pourtant rien de despotique, car elle passe par la réconciliation de la croix, permettant à celui qui s’y soumet de s’adresser à Dieu comme à son « Père ». Au cœur de ce règne se trouve l’enseignement biblique sur l’amour. On le sait, la Loi tout entière s’articule autour du double commandement d’aimer Dieu « de tout son cœur » et son prochain comme soi-même22. Celui qui vit dans l’amour vit en fait les prémices du royaume23. C’est pourquoi aimer les frères, à l’instar de Jésus lui-même, est le « commandement nouveau », car dans l’amour du Christ à la croix « les ténèbres se dissipent et la lumière véritable paraît déjà » (1Jn 2.7-8). L’amour de la croix manifeste la situation eschatologique – nouvelle – et anticipe celle-ci. Comme trait central du royaume éternel, l’amour demeurera lorsque la foi aura cédé à la vue et l’espérance à la possession24. En vivant entre eux l’amour du Christ, les chrétiens goûtent donc déjà à la réalité finale.

Quel est le lien entre l’Eglise et le royaume ? Si, comme cela a souvent été rappelé, l’Eglise n’est pas le royaume, elle est pourtant le lieu où, dans l’histoire présente, le règne de Dieu se manifeste, car c’est là que ceux qui ont été saisis par ce règne vivent comme sujets réconciliés et obéissants du Roi. L’Eglise reçoit la mission de montrer au monde à quoi ressemblent, concrètement, les attitudes et l’obéissance du royaume, ainsi que la réconciliation qui en constitue le cœur vivant. Wolfhart Pannenberg le dit ainsi :

[…] De par la résurrection de Jésus cette réalité eschatologique agit au sein même du présent grâce à la prédication du message chrétien. L’Eglise est ainsi établie comme forme provisoire du Royaume du Christ. Elle anticipe dans sa communauté la réalité future du Royaume de Dieu […]. Mais l’Eglise n’est pas elle-même cette société qui aurait déjà trouvé son accomplissement sous le règne de Dieu. Elle doit donc s’élever toujours au-dessus des barrières de sa propre forme terrestre, anticiper le Royaume eschatologique de Dieu qui est son propre avenir : sa mission à elle est d’attirer l’attention sur cet avenir eschatologique du salut en tant qu’il se distingue du présent, c’est d’en ouvrir l’accès en procurant la communion avec le Jésus de Nazareth crucifié, élevé maintenant comme Seigneur de la fin des temps. […] Par le message chrétien l’annonce de la Royauté de Jésus, qui réalise l’espérance d’Israël en la Royauté de son Dieu, se trouve dès maintenant répandue parmi les hommes, et, dès maintenant, la liturgie des chrétiens fait retentir [des louanges] au Seigneur de la fin des temps25.

Ce rapport entre mission, message de l’évangile comme annonce de la souveraineté du Christ et vie de l’Eglise ressort bien dans les évangiles. Le message confié à l’Eglise, tout en impliquant la conversion et le pardon des péchés (Lc 24.46-48), concerne en premier lieu le règne présent du Christ : « Toute autorité m’a été donnée dans le ciel et sur la terre ! Allez donc (oun), faites disciples toutes les nations. » (Mt 28.18-19) Parallèlement à cela, l’Eglise est appelée à être, au sein du monde, sel et lumière, une ville placée sur une montagne, afin de montrer le caractère du Royaume. Cette présence bienfaisante ne se limite d’ailleurs pas à celle d’une simple parole. Elle se traduit par des actes illustrant l’espérance des disciples : « Que votre lumière brille ainsi devant les hommes, afin qu’ils voient vos œuvres bonnes, et glorifient votre Père qui est dans les cieux. » (Mt 5.13-16)

Ces liens sont logiques : puisque Jésus a proclamé le royaume, le message de l’Eglise doit concerner lui aussi le royaume. Sa mission consistera à inviter « ceux du dehors » à entrer dans le règne du Roi, à se soumettre à celui qui s’est donné à la croix pour vaincre le mal et le péché, et à recevoir la réconciliation acquise pour ceux qui étaient autrefois ennemis. Cela implique, pratiquement, vivre des attitudes et des gestes d’amour à l’égard de Dieu et du prochain, aimer comme le Christ lui-même a aimé. Le comportement des chrétiens reflétera la réalité du royaume, leur espérance s’orientera vers le royaume, leur prière sera celle du royaume : « Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » (Mt 6.10)

* * *

Résumons. L’Eglise, au sein du monde, a une responsabilité triple. Elle oriente ses membres d’abord vers Dieu qui, en Jésus-Christ, est devenu leur Père. Dans le même temps, elle les appelle à cultiver l’amour entre eux comme signe et réalité de ce qui leur a été donné en Christ et comme avant-goût de ce qu’ils espèrent encore. De même, la responsabilité de l’Eglise touche à la « mission » au sens étroit, entendue comme témoignage, proclamation en paroles et en actes. L’évangile du Christ est présent et décisif dans chacun de ces domaines. En raison de la bonne nouvelle, l’Eglise et ses membres adorent le Dieu de Jésus-Christ : ils fléchissent le genou devant le Roi ressuscité, et ce dans tous les domaines de l’existence. Grâce à l’Esprit, l’Eglise – collectivement et individuellement – produit « les fruits du royaume » (Mt 21.43) comme manifestation et anticipation de ce qu’elle attend encore. Son message porté à l’extérieur proclame la seigneurie et la réconciliation du Christ afin que d’autres fléchissent le genou et entrent dans ce règne salvifique.

A mon sens, ces éléments bibliques permettent de comprendre la « mission » de l’Eglise de façon à la fois suffisamment large pour concevoir une vraie présence au sein du monde et assez précise pour ne pas diluer la responsabilité du peuple de Dieu dans des activités qui dépasseraient son mandat. Il reste à voir comment ils peuvent se concrétiser pratiquement et dans quelle mesure – mais aussi avec quelles limites – cela implique une présence « sociale » au sein de la cité. C’est ce que je voudrais faire dans la partie suivante, en étant en dialogue, là où cela semble utile, avec l’Engagement du Cap.

2. Une Eglise missionnaire au cœur de la cité :
quelques distinctions fondamentales

LEC représente une tentative approfondie de faire honneur au message de l’évangile, tout en encourageant les chrétiens à prendre part aux questions qui agitent la société actuelle. Cela touche autant aux interrogations éthiques et épistémologiques qu’aux fléaux sociaux. Que faut-il en penser ? Les définitions que nous venons de voir conduisent, me semble-t-il, à établir des distinctions dans quatre domaines distincts mais proches, le premier se subdivisant en deux.

2.A : Mission de l’Eglise ou responsabilité chrétienne ?

i) Missio Dei et mission de l’Eglise

Un leitmotiv dans LEC est la missio Dei, ou « mission de Dieu ». Puisant son fondement biblique dans l’envoi (missio) du Fils par le Père, puis de l’Esprit par le Père et le Fils, cette idée souligne que Dieu est, en lui-même, un « Dieu missionnaire »26. Du fait que le Dieu sauveur est aussi le Dieu créateur, cette mission a pour objet la création entière. La mission de Dieu ne saurait donc se limiter à l’Eglise ou à la proclamation du salut individuel en Christ. Comme LEC le rappelle, Dieu a pour dessein de réparer totalement les conséquences du mal et du péché, et de conduire toutes choses à la transformation voulue pour sa création au commencement. Cette missio, par définition, est aussi large que la création déchue.

Sur le plan biblique, cette perspective me paraît saine et irréfutable. Toutefois, il en résulte souvent – LEC n’y échappe pas – un glissement par lequel la mission divine devient synonyme de celle de l’Eglise27. Nous avons déjà vu LEC I, 10, A dans l’introduction du présent article : l’Eglise existe afin de « […] participer à la mission transformatrice de Dieu au sein de l’histoire ». LEC I, 10, B en tire les conséquences en distinguant entre la tâche de proclamer l’évangile et la mission de l’Eglise qui, elle, est bien plus large :

Notre tâche évangélique est de faire connaître cette bonne nouvelle à toutes les nations. […] Notre mission dans sa totalité doit donc refléter l’intégration réciproque de l’évangélisation et d’un engagement résolu au sein du monde, ordonné et motivé par l’ensemble de la révélation biblique au sujet de l’évangile de Dieu28.

L’annonce de l’évangile est donc un élément central de la mission confiée à l’Eglise, mais elle n’en est qu’une partie. Dans cette même perspective, LEC dit, un peu plus loin : « Nous nous engageons à exercer de façon intégrale et dynamique toutes les dimensions de la mission à laquelle Dieu appelle son Eglise. »29 Quelles sont, précisément, ces dimensions de la mission ? Dans LEC I, 5, C, celle-ci est définie de façon aussi large que la vie chrétienne :

Proclamer l’évangile, rendre témoignage à la vérité, faire des disciples, œuvrer en vue de la paix, nous engager sur le plan social, travailler en vue de la transformation éthique, prendre soin de la création, vaincre les forces du mal, chasser les esprits démoniaques, guérir les malades, souffrir et persévérer au sein de la persécution. Tout ce que nous faisons au nom du Christ doit être mené sous l’impulsion et par la force de l’Esprit Saint30.

Force est de constater que l’assimilation de la mission de l’Eglise à celle de Dieu conduit à des confusions. Certes, Dieu a pour dessein de réparer totalement les conséquences du mal et du péché et de conduire sa création à la transformation promise pour la fin des temps (Rm 8.18-22). La mission de l’Eglise s’inscrit à l’intérieur de ce dessein. Mais elle est aussi plus restreinte. Comme nous l’avons vu plus haut, cette mission, au sens étroit d’envoi (l’orientation horizontale-externe), concerne la proclamation – en paroles et en actes – de ce que Dieu a fait et fera en Christ, ainsi que l’appel à recevoir cette bonne nouvelle et ses conséquences. Bibliquement, elle se définit en rapport avec le témoignage.

La nécessaire distinction entre ces deux « missions », celle de Dieu et celle de l’Eglise, peut être illustrée par l’œuvre du Christ et le don de l’Esprit. La seigneurie du Christ, l’œuvre de la croix et du tombeau vide représentent à la fois le moyen concret et la finalité des desseins divins ; elles sont au centre de la missio Dei. De même, l’Esprit vient toucher les cœurs des humains pour que ceux-ci fléchissent le genou, reçoivent le pardon divin, deviennent sujets du royaume et fils du Père. L’orientation horizontale-externe conduit l’Eglise à proclamer cette réalité et à exhorter les hommes à y entrer. Mais l’Eglise n’effectue pas elle-même la rédemption ni n’ouvre les cœurs au Seigneur. Cet exemple précis le souligne bien : la mission de l’Eglise, tout en s’intégrant au contexte plus large de la missio Dei, est aussi plus limitée que cette dernière. Si l’action de l’Eglise relève bien de la mission de Dieu en faveur de sa création, elle s’inscrit pourtant dans une sphère d’activité particulière, celle du témoignage et de l’appel.

ii) La responsabilité chrétienne vis-à-vis du monde

En lien avec ce premier point, il faut également parler de la responsabilité du croyant dans la cité. La mission de l’Eglise est liée de façon indissociable à la proclamation. Pourtant, le chrétien vit au sein de la société. Il le fait d’ailleurs à double titre : comme disciple du Christ mais aussi comme créature de Dieu et « prochain de son prochain ». Si la révélation biblique énonce le commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » dans le contexte du peuple de Dieu, le « prochain » qu’il s’agit d’aimer l’est néanmoins sans qualification de croyant, de membre de l’Eglise ou autre. Je suis appelé à être le prochain de mon prochain par le simple fait que ce dernier est dans le besoin et qu’il se trouve à proximité de moi31. Du fait que le Dieu rédempteur est d’abord le Dieu créateur, le chrétien, bien qu’objet de la grâce particulière du Christ, reste créature de Dieu. A ce niveau, ses responsabilités sont les mêmes que celles de tout autre être humain, responsabilités qui concernent la sollicitude et la bienveillance envers autrui dans la société à laquelle il continue d’appartenir.

Quantité de domaines abordés par LEC font donc partie, légitimement, de la vie du chrétien dans sa qualité de créature de Dieu. Ce sont des sphères d’activité où le chrétien peut et doit exercer sa responsabilité de citoyen pour le bien de la cité. Nous sommes, là encore, dans la perspective prescrite par les évangiles : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pareillement pour eux. »32 L’idée est bien ici d’agir envers autrui avec la même bienveillance que l’on espère de la part des autres. Appliquée à la vie de la cité, cela peut se paraphraser ainsi : « Cherchez à promouvoir pour les autres les comportements dont vous souhaiteriez bénéficier vous-mêmes lorsqu’ils agissent à votre égard. »

Dans la pratique, les responsabilités particulières ne seront pas les mêmes pour tous les chrétiens. Certains s’engageront dans des domaines où d’autres ne le feront pas : politique locale ou nationale, engagement matériel envers les nécessiteux, moralisation de la vie sociale, soin des immigrants issus de situations de crise, écologie, notamment. A côté de cela, tout chrétien est aussi appelé à vivre en disciple, en sorte que l’évangile soit la réalité fondamentale pour laquelle il vit, appelé aussi à faire tout son possible pour que l’évangile soit proclamé et reçu.

Il est sans doute difficile d’exprimer de façon pleinement satisfaisante l’articulation entre la mission de proclamation/témoignage et la responsabilité du chrétien comme membre de la cité. Dire « ceci et cela » pourrait donner l’impression que les deux sont sur un pied d’égalité. Bibliquement, l’œuvre de l’évangile reste prioritaire, car elle seule fait connaître la seigneurie du Christ et permet la réconciliation avec Dieu dans laquelle tous sont appelés à entrer33. Ceci dit, il ne s’agit pas de raisonner en termes exclusifs, car la réalité chrétienne ne fait pas sortir le disciple de sa condition de créature et d’image de Dieu. En même temps ( ! ), cette responsabilité de créature et de « prochain de son prochain » ne doit pas faire perdre de vue la mission première qu’est une vie au service de l’évangile.

2.B : Transformation de la société ou rejaillissement des effets de l’évangile ?

LEC parle à plusieurs reprises de la mission de l’Eglise en lien avec la transformation de la société et de la création34, ou encore de « la rédemption de la culture »35. Il est vrai que, dans des régions en voie de développement mais aussi dans les pays modernisés, l’action concrète de l’Eglise peut apporter – et, dans les faits, a souvent apporté – des améliorations significatives à la société. Harvey Conn, théologien et praticien presbytérien, relate dans son livre Evangelism : Doing Justice and Preaching Grace, le dilemme auquel il s’est trouvé confronté en tant que missionnaire en Corée dans les années 1950 : alors qu’il voulait simplement proclamer l’évangile aux prostituées de Séoul, il se rendit rapidement compte que l’annonce évangélique, dans cette situation, devait s’accom­pagner d’actions concrètes, permettant aux jeunes filles non seulement d’entendre une parole de grâce, mais de sortir de la spirale de l’esclavage sexuel dans laquelle elles avaient été prises, le plus souvent contre leur gré et de façon violente36. Plus généralement, on sait que l’émergence des soins hospitaliers modernes, la création d’écoles et d’universités en Afrique, dans le Moyen-Orient et ailleurs, ont surtout été le fait des missions chrétiennes des xixe et xxe siècles37, sans parler de la formidable impulsion que la Réforme a donnée à ces domaines au xvie siècle, ou plus généralement l’Eglise dans les siècles qui l’ont précédée. Des œuvres comme le SEL en France aujourd’hui, ou le réseau international Micah, pourraient encore être citées38. Ces exemples, nombreux, accréditent l’idée que la transformation de la société fait légitimement partie de la mission de l’Eglise.

Pourtant, à mon sens, il faut distinguer entre transformation sociale et rejaillissement des effets de l’évangile. De fait, l’Ecriture réserve la notion de transformation à l’œuvre de l’Esprit qui agit dans l’Eglise et la vie des croyants. Comme le dit l’apôtre Paul : « Nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme dans un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par le Seigneur, l’Esprit. » (2Co 3.18)39 Ici comme ailleurs, la transformation biblique s’opère au moyen de la Parole et elle concerne l’Eglise et ses membres. C’est Dieu lui-même qui en est l’auteur.

Cela étant dit, du fait même que l’Esprit transforme l’existence des croyants, les effets de cette transformation rejaillissent normalement sur les situations concrètes où les croyants se trouvent engagés : dans leurs relations familiales, lieux de travail, cercles d’amis, villes et villages, notamment. Par leurs vies transformées, les chrétiens communiquent une image de l’existence humaine qui contraste avec la mentalité ambiante mais rejoint les aspirations les plus profondes de leurs concitoyens. C’est d’abord par ces attitudes et comportements transformés, par des gestes d’amour, de générosité et de sollicitude, que des traits de caractère souvent propres aux chrétiens se remarquent et finissent par être adoptés au-delà de l’Eglise. Cela reste vrai, même lorsque le message de l’évangile n’est pas écouté ou est reçu de façon superficielle seulement.

En d’autres termes, si la Bible ignore tout d’une transformation qui ne passerait pas par la réception de l’évangile, celui-ci produit pourtant des bienfaits qui rayonnent, comme des conséquences ou effets secondaires, à partir de la vie changée de l’Eglise et de ses membres40.

Il est peut-être utile de dire un mot ici sur l’action chrétienne au niveau de la législation. L’Eglise occidentale a une longue histoire d’influence sur ce plan. Cela n’est pas mauvais en soi mais implique une grande prudence, d’autant plus que ce domaine est aujourd’hui assez largement « verrouillé » en la défaveur des chrétiens (du moins en Europe). De façon générale, il faut reconnaître que si la législation peut freiner certains abus, elle est avant tout le reflet des mœurs de la société. C’est pourquoi la législation est toujours évolutive : elle précise les limites de ce qui est le plus largement accepté par la population à un moment donné. Pour dire les choses de façon un peu schématique, la législation découle de la pensée ambiante bien plus qu’elle ne la façonne41. Il est donc erroné de penser que la pression des chrétiens sur les textes législatifs d’un pays puisse, à elle seule, opérer des changements durables à ce niveau. Il serait même possible d’affirmer que, lorsque l’Eglise s’est focalisée sur la législation comme champ d’action privilégié, elle a perdu du terrain et dans ce domaine et dans celui des mentalités.

En réalité, lorsque l’Eglise définit sa présence et son activité en rapport avec la transformation de la société, elle passe à côté de la mission qui lui est confiée. Nous l’avons vu, son orientation horizontale-externe se définit à partir de la notion de témoignage. L’Eglise n’a pas à se désintéresser des effets positifs de l’évangile pour la société, encore moins à les mépriser. Mais cela restera de l’ordre des conséquences heureuses – et provisoires – de son message, non la finalité.

2.C : L’engagement de l’Eglise ou de l’individu ?

Tout ce qui a été dit jusqu’ici sous-entend une distinction entre l’Eglise et le croyant individuel. Nous avons déjà fait remarquer que l’orientation horizontale-externe de l’Eglise visait la proclamation, en paroles et en actes, de l’évangile. Au risque de tomber dans des perspectives simplistes, disons que la vocation de l’Eglise, vocation entendue au sens étroit comme au sens large, concerne la communion avec Dieu et avec les autres, communion passant par la réconciliation du Christ, et s’y limite. Le message qu’elle proclame vise à faire découvrir la même réalité verticale et horizontale-interne qu’il lui a été donné de découvrir.

Cela dresse des limites particulièrement – quoique non exclusivement – dans le domaine de la politique. Il y a plusieurs décennies déjà, John Murray rappelait que l’Eglise a la tâche de « proclamer tout le conseil de Dieu », ce qui implique, entre autres, annoncer à l’Etat ses responsabilités, comme ses limites, et dénoncer les situations dans lesquelles l’Etat manque à ses obligations envers ses citoyens. Nous touchons là au rôle prophétique de l’Eglise. Mais, poursuit Murray, « […] la distinction entre cette activité de l’Eglise et l’activité politique doit être reconnue. Pour dire les choses de façon brutale, l’Eglise ne doit pas s’engager dans la politique. […] Elle ne doit ni créer ni favoriser des partis ou des blocs politiques. »42 Pour autant, dit-il, il ne s’ensuit pas que foi chrétienne et engagement dans la société soient en opposition l’un à l’autre : l’Eglise se doit, au contraire, d’encourager ses membres à une action politique responsable en tant que citoyens43.

Cette distinction de Murray vaut, me semble-t-il, pour l’engagement du chrétien de manière générale. La sphère d’action particulière de l’Eglise en tant qu’Eglise est la proclamation (au sens large) de l’évangile du règne du Christ, sa vie cultuelle et communautaire, ainsi que l’édification de ceux qui en font partie. Les membres de l’Eglise, eux, ont un champ d’action et une responsabilité beaucoup plus larges. Cela reste vrai même si, dans les faits, la frontière entre les deux ne peut pas toujours être délimitée de façon précise44. Or, cette distinction s’en trouve brouillée lorsque LEC affirme, par exemple, que la véritable réconciliation, tout en exigeant la repentance et la confession des péchés, « […] inclut aussi l’engagement de la part de l’Eglise à rechercher la justice et, là où cela convient, la réparation pour ceux qui ont été blessés par la violence et l’oppression »45. Un peu plus loin, nous trouvons l’exhortation suivante :

Levons-nous, en tant qu’Eglise universelle, afin de combattre ce mal qu’est le trafic des humains ; parlons et agissons de façon prophétique pour « libérer les prisonniers ». Cela implique s’attaquer aux facteurs sociaux, économiques et politiques qui nourrissent ce marché. Les esclaves du monde crient à l’Eglise universelle du Christ : « Affranchis nos enfants ! Affranchis nos femmes ! »46

Il ne s’agit évidemment pas de relativiser le caractère dramatique des fléaux dénoncés dans ces paragraphes ni de mettre en doute l’opportunité d’un engagement chrétien à leur égard. Mais imposer une telle responsabilité à l’Eglise, en tant qu’Eglise, c’est, me semble-t-il, lui prêter une fonction qui dépasse son mandat47.

Il n’en est pas de même, par contre, du chrétien individuel qui, lui, vit une double réalité. Le croyant agit comme membre du peuple de Dieu et, en même temps, comme membre de la cité et « prochain de son prochain ». En tant que membre de l’Eglise, ses priorités s’aligneront sur celles de l’Eglise dans sa triple orientation. En tant que citoyen du pays où il habite, il agira de façon responsable et bienveillante au sein de la cité. Cela peut l’amener, par exemple, à s’engager dans des associations humanitaires, dans la politique ou, tout simplement, en vue de la protection de son prochain. Il le fera en tant que créature et image de Dieu, agissant avec la même sollicitude dont il souhaiterait lui-même bénéficier. Il y a là, assurément, un équilibre délicat : comment garder un pied fermement dans l’Eglise et la vie du royaume et, en même temps, dans la cité où il agit à la fois comme témoin du Christ et comme citoyen ? La réponse ne saurait s’articuler autour de quelques formules simplistes. Mais cette double appartenance découle, de façon obligée, de ce que Dieu n’est pas seulement le rédempteur mais aussi le créateur.

Cela veut-il dire que l’Eglise dans son aspect collectif ne doit pas s’engager dans une quelconque activité sociale ? Là encore, il faut distinguer. Nous l’avons vu, la mission chrétienne ne concerne pas la transformation de la société ni même sa simple amélioration. Cependant, l’action concrète de l’Eglise devrait être à même de fournir une confirmation pratique de son message. La proclamation en actes est importante, précisément parce qu’elle renvoie à la proclamation en paroles. Même dans la société actuelle, où toute activité de type social est soumise à d’importantes exigences, des actions entreprises par l’Eglise (ou, en France, par des associations culturelles qui en sont des émanations) – banques alimentaires, « soupe populaire », nettoyage d’un quartier, ou autres – peuvent constituer des illustrations concrètes et communautaires du message de l’évangile.

L’action concrète de Jésus dans le Nouveau Testament fournit à ce sujet une analogie utile : les guérisons et autres miracles dans les évangiles donnent une image tangible du règne que Jésus et ses disciples proclament. Comme le souligne L. Newbigin :

La proclamation [des disciples en Matthieu 10.1-7] explique les guérisons. D’un côté, ces guérisons, quoique extraordinaires, ne s’expliquent pas par elles-mêmes. Il serait possible de mal les interpréter – comme, de fait, les ennemis de Jésus l’ont fait en attribuant les pouvoirs de celui-ci aux puissances sataniques. Les œuvres, par elles-mêmes, ne communiquent pas la nouvelle situation. Cela doit être clairement annoncé : « Le royaume de Dieu s’est approché. » […] Mais de l’autre côté, la proclamation n’a pas de sens sans les guérisons. Celles-ci donnent la vraie explication de ce qui est en passe de se produire ; mais si rien ne se passe, l’explication n’a pas lieu d’être. Ce ne sont que des paroles en l’air. Elle ne répond à aucune question véritable48.

Jésus n’a pas cherché par ses miracles à améliorer la société. Son œuvre de transformation relève plutôt de son enseignement, de sa mort et de sa résurrection, et elle est promise à ceux qui se placent sous le signe de sa seigneurie. En revanche, les guérisons, exorcismes et autres actes de miséricorde sont des illustrations et des anticipations, un avant-goût partiel du royaume que Jésus proclame. Les gestes de miséricorde ou de solidarité de la part de l’Eglise, en tant qu’Eglise, se doivent de s’inscrire dans cette même perspective49.

2.D : Bâtir le Royaume ou proclamer l’évangile ?

Un certain langage missiologique fait régulièrement l’équation entre l’activité de l’Eglise et l’idée de « bâtir (ou ‹faire avancer›) le royaume de Dieu »50. Ce langage ne se limite pas à un discours social mais peut s’étendre à des domaines comme l’évangélisation ou la prière pour la ville : en faisant telle action, on « réclame tel endroit pour le royaume »… Ces expressions se fondent, en partie, sur l’enseignement du règne de Dieu dans les évangiles. Cependant, elles ne sont pas sans ambiguïté et peuvent véhiculer, même inconsciemment, des notions de transformation horizontale et sociale.

Là encore, il faut distinguer. D’un point de vue biblique, le royaume n’est pas stricto sensu quelque chose que l’Eglise peut « construire » ou « bâtir ». Les évangiles soulignent que le royaume de Dieu grandit « de façon cachée »51, ou encore « de lui-même »52. Ailleurs, il est précisé que c’est Dieu qui en fait don aux croyants53. Sur ce plan, l’Eglise et le royaume sont analogues ; en réponse à la confession de Pierre dans Matthieu, Jésus affirme que c’est lui-même qui bâtira l’Eglise : « Je bâtirai mon Eglise, et les portes du séjour des morts ne prévaudront pas contre elle. » (Mt 16.18) Dans une perspective proche, Paul souligne que lui et ses collaborateurs œuvrent ensemble dans l’Eglise, qui est le « champ » de Dieu. Mais, précise-t-il, la croissance vient de Dieu :

Qu’est-ce donc qu’Apollos, et qu’est-ce que Paul ? Des serviteurs, par le moyen desquels vous avez cru, selon que le Seigneur l’a donné à chacun. J’ai planté, Apollos a arrosé, mais Dieu a fait croître. Ainsi, ce n’est pas celui qui plante qui est quelque chose, ni celui qui arrose, mais Dieu qui fait croître. (1Co 3.5-7)

Cette perspective est également valable pour le règne de Dieu. L’Ecriture nous met en garde contre toute idée que nous pourrions, par nos efforts, instaurer le royaume définitif ou en provoquer l’avènement. Certes, comme nous l’avons vu, le ministère de l’Eglise et l’activité de ses membres peuvent avoir des conséquences positives pour la cité (Mt 5.13). Mais dans l’histoire présente, ces manifestations visibles du règne de Dieu ne fournissent pas de fondement pérenne ou linéaire à une croissance vers le royaume. Deux mille ans de christianisme montrent que, sur le plan de l’histoire, l’avancement du message chrétien n’est pas rectiligne. Il existe aujourd’hui des pays où l’Eglise, autrefois florissante, a presque entièrement disparu. Ce sont bien plutôt des signes provisoires et avant-coureurs du royaume. A ce titre, ils sont valables mais ils ne se confondent pas avec la réalité permanente du royaume.

Cela signifie-t-il que l’Eglise serait impuissante à contribuer, de quelque façon que ce soit, à l’avancement du règne de Dieu ? A mon sens, la perspective biblique est autre. Mais pour la saisir il faut nous placer sur le plan non de l’histoire, mais de l’éternité. Le règne de Dieu se concrétise d’abord par le fait que des hommes et des femmes fléchissent le genou devant le roi, se soumettant à sa seigneurie et recevant ainsi ses bienfaits salvifiques. Or, puisque ce règne va de pair avec le salut, ceux qui y entrent deviennent, par là même, membres d’un royaume éternel. Ils sont ainsi révélés comme ceux qui doivent recevoir « en héritage le royaume qui [leur] a été préparé dès la fondation du monde » (Mt 25.34). Du point de vue de l’éternité, ce « royaume de prêtres »54 que sont les rachetés ne peut aller diminuant : au fur et à mesure que le message de l’évangile est proclamé, le Christ rassemble « une grande foule que nul ne [pourra] compter, de toute nation, de toutes tribus, de tous peuples et de toutes langues »55. En s’adjoignant des membres, le royaume éternel se constitue progressivement, tout au long de l’histoire présente, bien qu’elle ne se manifeste dans toute sa plénitude qu’à la fin des temps.

De quelle façon l’Eglise contribue-t-elle à son avancement ? En y conviant les hommes, femmes et familles qui l’entourent dans la société et dans le monde. Plus précisément, en annonçant ce royaume qui vient et en en montrant, par ses actes au-dedans comme au-dehors, les signes avant-coureurs de telle sorte que la bonne nouvelle de la victoire du Roi soit perçue dans toute sa vérité et dans toute sa beauté. Comme Paul et ses collaborateurs, l’Eglise ne se donnera pas l’illusion de « faire venir le royaume ». Mais elle se réjouira de ce que le Seigneur de la moisson veut l’employer dans cette mission, tout en donnant lui-même la croissance. Pour le dire de façon légèrement différente, l’Eglise contribuera le plus à l’avancement du royaume lorsqu’elle se concentrera sur ce qui fait le propre de sa vocation : en vivant réellement comme peuple de Dieu tourné vers son Seigneur, en pratiquant l’amour fraternel comme signe attestant la réalité de son message, et en proclamant au monde, par ses paroles et ses gestes concrets, la seigneurie du Christ-Roi devant qui les nations sont invitées à fléchir le genou.

Conclusion

LEC représente une tentative ambitieuse de rappeler à l’Eglise universelle le sens et l’étendue de sa responsabilité dans le monde actuel. Les défis qu’il soulève sont réels : défis posés par un monde progressivement plus technocratique, consumériste, en manque de repères solides et, parallèlement à cela, de plus en plus en proie à des inégalités injustifiables et à des idéologies néfastes. De même, LEC met le doigt, courageusement, sur les manquements d’une Eglise souvent détachée des réalités concrètes, ou encore séduite par les idoles de la société qui l’entoure. En tant que document qui, dans le contexte du xxie siècle, veut confesser la foi au Dieu trinitaire, Dieu créateur et rédempteur, et, en même temps, brosser dans les grandes lignes une « feuille de route » pour l’Eglise dans sa diversité universelle, il mérite une large diffusion et une réflexion concertée sur des mises en application possibles56.

Comme tout document de travail, LEC contient aussi des imperfections. Celles-ci se voient, peut-être le plus clairement, dans sa façon d’articuler l’activité et la mission de l’Eglise, ainsi que dans la définition précise de cette mission. Le présent article a cherché à approfondir une vision biblique plus équilibrée sur ce sujet. Il ne s’agit pas de rejeter tout ce que LEC a de positif et d’important mais, au contraire, de prévenir des problèmes et de clarifier certaines ambiguïtés pour poursuivre plus loin la réflexion sur cette question des plus centrales. Conformément à la visée de LEC, je souhaite que ces quelques lignes puissent également fournir un encouragement, même modeste, à prendre davantage au sérieux aussi bien la réalité de l’Eglise et l’évangile de Jésus-Christ, que la mission de témoignage que cette Eglise a reçue et qui restera la sienne jusqu’au retour de son Maître57.


  1.  LEC I, 10, A (italiques ajoutés). Toutes les citations de ce document dans le présent article sont des traductions personnelles. Le texte français est maintenant disponible avec l’ensemble des documents du Mouvement de Lausanne : Evangéliser, témoigner, s’engager. Documents de référence du Mouvement de Lausanne, Charols, Excelsis, 2017. Il peut également être consulté en ligne (en anglais : https:// www.lausanne.org/content/ctc/ctcommitment ; en français : https://www. lausanne.org/fr/mediatheque/lengagement-du-cap/engagement-du-cap# Forward).↩

  2.  Cf., par exemple, Jn 20.21 : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi, je vous envoie. »↩

  3.  La notion première de la mission de l’Eglise comme « envoi » – mais aussi l’amalgame potentiel, qui tend à y intégrer toute activité dans le monde – ressortent dès l’introduction de LEC I, 1.↩

  4.  Cf., par exemple, 2R 17.36 ; 1Ch 16.29 ; Ps 28.2 ; 94.6 ; Ac 2.42 ; 1P 2.3ss ; Rm 8.15 ; Ph 3.3 ; 1Co 10.27-34 ; Ap 14.7, etc.↩

  5.  Jn 4.23-24 ; Ep 2.18 ; 1Tm 2.8 ; 1P 2.9-10, etc.↩

  6.  Rm 12.1ss.↩

  7.  Mt 6.14-15 ; Rm 12.10 ; 15.5, 7 ; 1Co 13.4 ; Ga 6.2 ; Ep 4.32 ; Ph 2.5 ; Col 3.12-13; 1P 3.8, etc.↩

  8.  Rm 12.5 ; Ep 4.25.↩

  9.  Cf. mon article « ‹S’édifier les uns les autres› : la dimension communautaire de l’édification chrétienne », La Revue réformée 257 (2011/1), p. 23-37.↩

  10.  Ac 1.8 ; Lc 24.47, etc.↩

  11.  Lc 24.48 ; Ac 1.8, 22 ; 2.32 ; 3.15 ; 5.32 ; 10.39, 41 ; 13.31 ; 22.15 ; 26.16 ; Ap 11.3 ; 17.6.↩

  12.  Mt 10.18 ; 24.14 ; Mc 6.11 ; 13.9 ; Lc 9.5 ; 21.13 ; Ac 4.33 ; 22.18 ; 1Co 1.6 ; 2Th 1.10 ; 2Tm 1.8 ; Ap 1.9 ; 6.9 ; 11.7 ; 12.11, 17 ; 19.10 ; 20.4.↩

  13.  Jn 15.27 ; Ac 14.3 ; 23.11 ; 1Co 15.15 ; 1Jn 1.2 ; 4.14 ; 5.10 ; Ap 1.2.↩

  14.  Cf. Ac 20.24 ; Ep 1.7-8.↩

  15.  Mc 1.1, 14 ; Rm 15.16, 19 ; 1Co 9.12 ; 2Co 2.12 ; 4.4 ; 9.13 ; 10.14 ; 11.7 ; Ga 1.7 ; Ph 1.27 ; 1Th 2.2, 8-9 ; 3.2 ; 1Tm 1.11 ; 1P 4.17.↩

  16.  Comme le reconnaissent la plupart des commentateurs récents. Cf., par exemple, R.N. Longenecker, The Epistle to the Romans. A Commentary on the Greek Text (coll. NIGTC), Grand Rapids, Eerdmans, 2016, p. 58.↩

  17.  Le Psaume 2, souvent cité dans le Nouveau Testament en rapport avec la résurrection du Christ, développe explicitement cette dernière idée.↩

  18.  Cf., par exemple, Am 1.3-2.3 ; Es 14.24-23.18 ; Jr 46-51 ; Ez 25-32, etc.↩

  19.  Le fait que l’évangile se définit d’abord par la victoire et le règne présent du Christ a des implications, aussi bien pour la vie du croyant que pour l’espérance chrétienne. Le pardon des péchés n’est pas, à proprement parler, le centre de l’évangile mais une conséquence de la croix et du tombeau vide ; de ce fait, la vie chrétienne ne se définit pas uniquement dans la tension, chère à Luther, du simul justus et peccator mais, en tout premier lieu, dans une perspective de participation à la victoire du Christ et de vie de disciple. De même, puisque l’évangile est la proclamation de la victoire du Christ-Roi, il a une portée universelle et cosmique : il ouvre sur l’espérance du jour où « tout genou fléchira » (Ph 2.11) et où toutes choses seront faites nouvelles. Le lien entre ces deux aspects de l’évangile – personnel et cosmique – est la résurrection du Christ. Si, dans la mort du Christ, le péché a été jugé et condamné, c’est grâce à la résurrection que la puissance du péché est brisée dans la vie de ceux qui lui appartiennent. Cette résurrection constitue encore les prémices de ce qui est promis pour la fin des temps : tel il est lui, tels nous serons (1Jn 3.2).↩

  20.  Les notions de « royaume de Dieu » et « règne de Dieu » sont très présentes dans LEC.↩

  21.  Mt 4.23 ; 9.35 ; 24.14 ; une seule exception : 26.13, où il est simplement question de « cet évangile ».↩

  22.  Mc 12.29-31. Ce point est bien souligné in LEC I, 1, A, et souvent par la suite.↩

  23.  Cela est sous-entendu dans la réponse du scribe qui reconnaît (Mc 12.34) le caractère fondamental de ces deux commandements : « Jésus, voyant qu’il avait répondu avec sagesse, lui dit : Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu. »↩

  24.  1Co 13.13.↩

  25.  W. Pannenberg, Esquisse d’une christologie (coll. Cogito Fidei), Paris, Cerf, 1971, p. 479-480, 476. Cf. aussi LEC I, 9, C.↩

  26.  Cf., par exemple, LEC I, 1, 5 (introduction) : « L’Esprit Saint […] est l’Esprit missionnaire, envoyé par le Père missionnaire et le Fils missionnaire ; il insuffle vie et puissance dans l’Eglise missionnaire de Dieu. »↩

  27.  J.-G. Gantenbein, Mission en Europe. Une étude missiologique pour le xxie siècle (coll. Studia Oecumenica Friburgensia), Münster, 2016, p. 10, localise le moment de ce glissement, en pointant la définition de missio Dei promulguée au Conseil international des missions en 1952. Ce conseil, tenu à Willingen, a intégré l’envoi de l’Eglise à la missio Dei, dans un même élan avec l’envoi du Fils et de l’Esprit.↩

  28.  Italiques ajoutés. Le texte anglais dit ceci : « Our evangelistic task is to make that good news known to all nations. […] All our mission must therefore reflect the integration of evangelism and committed engagement in the world, both being ordered and driven by the whole biblical revelation of the gospel of God. »↩

  29.  L’ensemble de cette phrase est en italiques dans le texte.↩

  30.  Italiques ajoutés. De même, LEC I, 7, A parle de la « mission globale » (« comprehensive mission ») du peuple de Dieu qui inclut l’action envers des individus, comme aussi envers la société et la création.↩

  31.  Ainsi, dans la parabole du bon Samaritain, ce n’est précisément pas un membre d’Israël mais un « païen » qui incarne les valeurs du « prochain » vis-à-vis de celui qui se trouve être son prochain (Lc 10.29-37).↩

  32.  Lc 6.31 et par.↩

  33.  T. Chester et S. Timmis, Total Church. A Radical Reshaping around Gospel and Community, Wheaton IL, Crossway, 2008, donnent des perspectives utiles sur ce sujet, notamment dans les chapitres 3-6.↩

  34.  LEC I, 10 (introduction) ; II, A, 3 ; II, B, 2, b ; II, D, 5 ; cf. I, 8, D : « L’évangile est la puissance de Dieu pour la transformation de la vie, puissance qui agit dans le monde (The gospel is God’s life-transforming power at work in the world). » Ailleurs, face à l’évangile de prospérité, LEC souligne l’importance de l’action consistant à « apporter la justice et une transformation durable pour les pauvres (bring justice and lasting transformation for the poor) » (II, E, 5, a, italiques ajoutés).↩

  35.  LEC I, 7, B.↩

  36.  H.M. Conn, Evangelism, Doing Justice and Preaching Grace, Grand Rapids, Zondervan Academic, 1982, p. 45s.↩

  37.  Cf., par exemple, http://press.princeton.edu/chapters/s8827.pdf (dernière consultation le 26/02/2018).↩

  38.  Le Micah Network ou Micah Challenge, qui tire son nom de Michée 6.8, existe en France sous le nom de Michée France (Défi Michée, jusqu’en 2015).↩

  39.  Version de Segond, 1910.↩

  40.  Ce que G. Lohfink, L’Eglise que voulait Jésus, Paris, Cerf, 1985, p. 103, dit du rapport entre esclaves et maîtres dans l’Eglise du ier siècle pourrait facilement s’appliquer à d’autres domaines : « […] Ce qui est en question, c’est sans doute bien la transformation eschatologique de tout l’univers, mais cette transformation suppose tout d’abord que le peuple de Dieu commence lui-même à vivre la nouvelle réalité au milieu même de ce monde. Du reste, quand Paul dit que, dans la communauté chrétienne, la différence entre esclaves et hommes libres n’a plus place, cela ne veut pas dire que les structures sociales de la société antique n’en aient pas été touchées. Car on ne peut pas plus fortement attaquer des systèmes asociaux corrompus qu’en créant en leur sein une contre-société. Du simple fait de son existence, celle-ci constitue une remise en cause beaucoup plus effective des anciennes structures que tous les programmes de transformation mondiale qui ne coûtent rien à personne. » (Italiques dans le texte.)↩

  41.  Il serait possible de penser que l’évolution récente de la législation française en matière de conjugalité ou de composition de la famille dément cette affirmation, notamment pour le mariage homosexuel. En effet, la loi Taubira a introduit, malgré les protestations d’une partie non négligeable de la population française, une définition du couple que la société a ensuite acceptée et intégrée à sa conception de la vie conjugale. Cependant, cela est vrai en partie seulement. De fait, la loi Taubira a été accompagnée d’un effort conséquent, sur plusieurs années, visant à normaliser le couple homosexuel ou lesbien comme alternative légitime à l’hétérosexualité. Cet effort s’est porté sur des domaines multiples : l’Education nationale, le cinéma, la littérature, la publicité, les médias (téléjournaux, quotidiens…), etc. Les racines de ce changement vont plus loin encore, remontant aux années 1960 en tout cas, et à l’émergence d’une notion de la sexualité comme expression de la liberté individuelle. Sans cette évolution des mentalités et le travail visant à accélérer la normalisation de l’homosexualité, un tel changement sur le plan de la législation n’aurait jamais pu voir le jour.↩

  42.  J. Murray, “The Relation of Church and State”, in The Collected Works of John Murray, t. 1, The Claims of Truth, Edimbourg-Carlisle, 19892, p. 255 (italiques dans le texte).↩

  43.  Ibid.↩

  44.  La difficulté d’une distinction nette se voit notamment dans les activités concertées de chrétiens agissant en dehors du cadre précis de l’Eglise. Abraham Kuyper, suivi de façon plus équilibrée par Herman Bavinck, Reformed Dogmatics, t. 4, Grand Rapids, Baker, 2008, p. 303-305 et passim, a distingué entre l’Eglise comme institution (le peuple de Dieu rassemblé en vue d’une activité cultuelle, etc.) et dans sa qualité d’entité organique (les chrétiens agissant de façon informelle ou individuelle). Il s’agirait de l’Eglise dans les deux cas, mais opérant dans des sphères différentes et avec des buts divergents. La distinction a été reprise plus récemment par Timothy Keller, Generous Justice. How God’s Grace Makes Us Just, New York, NY, Dutton, 2010, p. 144-147, avec une application à l’activité sociale. A mon sens, cette perspective, bien qu’essentiellement juste, ne permet pas une réponse entièrement satisfaisante à la question. En effet, des chrétiens individuels peuvent vivre dans un lieu donné sans que l’on puisse parler d’Eglise. Celle-ci est, par définition, une communauté dont les membres sont liés les uns aux autres par l’évangile (comme aussi par une discipline ecclésiale, ou « redevabilité » mutuelle dans le sens de Mt 18.15-22). En rapport avec les définitions établies dans la première partie de cet article, il faudrait peut-être dire que l’Eglise se manifeste là où des croyants se rassemblent au nom (ou pour le nom) du Christ (Mt 18.19-20), ceci pour remplir une ou plusieurs activités relevant des orientations verticale, horizontale-interne ou horizontale-externe. C’est ce qui différencie, par exemple, un culte ou une étude biblique d’une simple rencontre festive entre chrétiens. On le voit, dans les faits, les frontières entre communauté et croyants individuels sont poreuses et une séparation trop rigoureuse risquerait d’être quelque peu réductrice. Mais cela n’invalide pas l’utilité d’une telle distinction.↩

  45.  LEC II, B, 1 (italiques ajoutés).↩

  46.  LEC II, B, 3, a (italiques ajoutés).↩

  47.  D’autres exemples pourraient être mentionnés. LEC II, A, 5, a, ii, par exemple, enjoint l’Eglise, comme telle, à « soutenir ceux qui ont des dons artistiques – surtout [c’est-à-dire, pas seulement !] des frères et sœurs en Christ –, afin qu’ils puissent prospérer dans leur travail ».↩

  48.  L. Newbigin, The Gospel in a Pluralist Society, Grand Rapids, Eerdmans, 1989, p. 132.↩

  49.  Cf., plus longuement, D. Cobb, « Entre l’action de Jésus et l’engagement de l’Eglise en faveur des pauvres, quel lien ? », La Revue réformée 247 (2008/4), p. 18-33.↩

  50.  Cf. LEC II, E, 4. Dans une perspective proche, LEC II, B s’intitule « Bâtir la paix du Christ dans notre monde divisé et brisé ».↩

  51.  Mt 13.33 (enekrypsen) ; 13.44 (kekrymmenô).↩

  52.  Mc 4.28 (automatê).↩

  53.  Mt 25.34 ; Lc 6.20 ; 12.32 ; Hé 12.28 ; Jc 2.5 ; 2P 1.11, etc.↩

  54.  Ap 1.5 ; 5.9-10.↩

  55.  Ap 7.9.↩

  56.  Ceci reste vrai malgré une traduction en français qui n’est malheureusement pas toujours de bonne facture, contenant un nombre important de tournures malencontreuses et, parfois, des contresens.↩

  57.  Plusieurs idées développées dans cet article ont été articulées à la suite d’une discussion avec Stéphane Zehr et Daniel Tennevin, de la Mission Timothée. Je remercie Stéphane Z. de l’avoir lu et d’avoir échangé sur son contenu. Daniel Hillion et Joël Favre ont également lu une mouture précédente de l’article et fait des remarques constructives. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés !↩

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La justification par la foi chez E.P. Sanders, Luther et Calvin https://larevuereformee.net/articlerr/n285/la-justification-par-la-foi-chez-e-p-sanders-luther-et-calvin Mon, 18 May 2020 14:22:11 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1072 Continuer la lecture ]]> La justification par la foi
chez E.P. Sanders, Luther et Calvin1


Donald COBB

Professeur de grec et de Nouveau Testament
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Les travaux de Ed P. Sanders, à partir de son livre sur Paul et le judaïsme palestinien, ont renouvelé durablement la recherche sur l’apôtre des païens et le judaïsme lui-même2. De façon générale, ce qu’on appelle la « Nouvelle perspective sur Paul » (NPP) a obligé les exégètes protestants à revisiter l’interprétation classique de Paul et, plus précisément, son enseignement sur la justification par la foi. Côté catholique, la NPP a également donné une impulsion nouvelle à la recherche néotestamentaire, ouvrant des perspectives inattendues pour le dialogue œcuménique. Dans cet article, je me propose de rappeler brièvement les origines historiques de l’enseignement protestant sur la justification par la foi, puis de soulever, à partir de la théologie de Calvin, les questions principales que la recherche de Sanders a soulevées concernant le rapport entre justification par la foi et participation au Christ. Dans un troisième temps, je tâcherai de préciser, notamment à travers quelques textes pauliniens, le sens que peut avoir cette notion de justification par la foi.

1. Luther : la découverte d’une « justice imputée » et ses conséquences

Un des points importants de la NPP concerne la façon dont le réformateur Martin Luther a compris l’apôtre Paul. Les historiens soulignent qu’une question qui obsédait Luther à l’époque où il était encore moine augustin, marqué par le nominalisme de Guillaume d’Occam, était : « Comment obtiendrai-je un Dieu favorable ? » Autrement dit, comment se procurer une justice suffisante pour se tenir devant le Dieu saint ? Si la piété populaire l’orientait vers les œuvres – jeûnes et privations, oraisons, indulgences, notamment –, l’imperfection de ces œuvres, ainsi que la conscience d’un égoïsme et d’un amour-propre persistants, semblaient rendre la faveur de Dieu hors de portée. D’ailleurs, l’idée de la justice de Dieu révélée parfaitement en Christ – telle que nous la voyons, par exemple, dans le Sermon sur la montagne –, loin d’encourager Luther, lui était insupportable car, de toute évidence, la justice requise du disciple devait être parfaite (Mt 5.48) ! Cette quête tourmentée de la justice a pris de telles proportions que, par moments, Luther vivait son rapport avec Dieu comme un objet de haine plutôt que comme une relation d’amour. Voici ce qu’il dit dans un texte célèbre, datant de 1545 :

Je haïssais, en effet, ce terme « Justice de Dieu », que j’avais appris, selon l’usage et la coutume de tous les docteurs, à comprendre philosophiquement comme la justice formelle et active, par laquelle Dieu est juste, et punit les pécheurs et les injustes. […] Or, moi qui, vivant comme un moine irrépro­chable, me sentais pécheur devant Dieu avec la conscience la plus troublée et ne pouvais trouver la paix par ma satisfaction, je haïssais d’autant plus le Dieu juste qui punit les pécheurs, et je m’indignais contre ce Dieu, nourrissant secrètement sinon un blasphème, du moins un violent murmure ; je disais : « Comme s’il n’était pas suffisant que des pécheurs misérables et perdus éternellement par le péché originel soient accablés de toutes sortes de maux par la loi du Décalogue, pourquoi faut-il que Dieu ajoute la souffrance à la souffrance et dirige contre nous, même par l’Évangile, sa justice et sa colère ? »3

Le dénouement de cette crise eut lieu grâce à la découverte que « la justice de Dieu » n’est pas d’abord celle que Dieu exige mais celle qu’il donne. Luther poursuit :

[…] Alors que je méditais, jours et nuits, je remarquai l’enchaînement des mots, à savoir : « La justice de Dieu est révélée en lui [= dans l’Évangile], comme il est écrit : Le juste vivra par la foi. » Alors, je commençai à comprendre que la justice de Dieu est celle par laquelle le juste vit du don de Dieu, à savoir de la foi et que la signification était celle-ci : par l’Évangile est révélée la justice de Dieu, à savoir la justice passive, par laquelle le Dieu miséricordieux nous justifie par la foi […]. Alors, je me sentis un homme né de nouveau et entré, les portes grandes ouvertes, dans le Paradis même4.

Inutile de dire que cette découverte de Luther – sur fond de ce que Krister Stendahl appellera plus tard « la conscience introspective de l’Occident »5 – sera déterminante pour son interprétation de l’Évangile. Luther va mettre la justification par la foi seule au centre de son enseignement, et le luthéranisme après lui parlera à ce sujet d’articulus stantis et cadentis ecclesiae : l’article de foi par lequel l’Église tient debout… ou s’effondre6.

Luther et le protestantisme discerneront encore un parallélisme intime entre, d’un côté, la perspective d’un salut fondé sur les œuvres humaines et, de l’autre, le judaïsme défini par « les œuvres de la loi ». Tout un pan de la recherche biblique aux xixe et xxe siècles, en Allemagne en particulier, se plaira d’ailleurs à souligner les aspects « commerciaux » dans le judaïsme touchant à la relation entre Dieu et l’homme, les œuvres de la Torah permettant au Juif pieux d’amasser des mérites dans le siècle à venir. Quant à la quête du salut dans la religion juive, elle va être présentée à la lumière de celle de Luther par rapport à ses propres œuvres : « Ai-je fait assez de bonnes œuvres pour mériter la faveur et la justice de Dieu ? » C’est contre cette compréhension, entre autres, que Sanders va réagir7.

Faisons ici deux précisions supplémentaires, davantage en rapport avec Luther qu’avec Sanders et la NPP. Premièrement, cette découverte de la justice de Dieu, justice « imputée » – ou mise à notre compte – au moyen de la foi seule, crée par définition une distinction fondamentale entre justification et œuvres. En tant que Juge céleste, Dieu nous déclare justes devant lui, non en raison de ce que nous sommes en nous-mêmes, mais parce que la justice de Jésus-Christ se substitue à notre justice. Lorsque Dieu nous regarde, ce n’est donc pas notre péché, notre fragilité et nos faiblesses qu’il voit mais le Christ, avec son obéissance, sa sainteté et sa justice parfaites. Luther va donc parler de la justice de Dieu qui est, et qui reste, extra nos, « en dehors de nous », et du chrétien comme étant simul justus et peccator : en même temps juste, en raison de la justice imputée du Christ, et pécheur, puisque la foi en Christ ne fait pas sortir le croyant de sa condition d’homme marqué par le péché.

Côté catholique, cette perspective va attirer des critiques. Certains polémistes – Robert Bellarmin en particulier (1542-1621) – vont reprocher au protestantisme d’enseigner une justice imaginaire ou « fictive », puisqu’elle n’opérerait aucune transformation substantielle chez le croyant8. Une telle doctrine ne peut, dira-t-on, qu’encourager le laxisme moral. En effet, si notre statut dépend entièrement du Christ et de sa justice, et non de nos œuvres, et si cette condition pécheresse reste la nôtre jusqu’au dernier souffle, quelle motivation peut-il y avoir à cheminer vers une plus grande justice ou sainteté ? Pour le dire de façon un peu brutale, si nous sommes sauvés uniquement par la grâce déclarative de Dieu, pourquoi nous embarrasser de l’obéissance ? Le luthéranisme va répondre en affirmant que ceux que Dieu justifie vont montrer leur reconnaissance pour ce don inestimable et que cette reconnaissance s’exprimera nécessairement par une obéissance venant du cœur9. Mais l’objection catholique met le doigt sur une faiblesse potentielle qu’il convient de prendre au sérieux.

Deuxièmement – et il faudra y revenir plus loin –, ce point fait apparaître une différence entre catholiques romains et protestants qui a des conséquences majeures pour l’ecclésiologie, pour la doctrine des sacrements et la vie chrétienne généralement. Au risque de caricaturer des perspectives complexes, nous pourrions dire ceci : la justification en théologie protestante se comprend, nous l’avons vu, comme une justice imputée, un acte par lequel Dieu nous déclare justes, sur la base de la justice du Christ. On parlera aussi d’une justice forensique, c’est-à-dire d’un verdict de justice rendu dans le cadre d’un procès légal, concernant notre statut devant Dieu. Du fait que nous saisissons le Christ dans une démarche de foi et lui appartenons, Dieu prononce à notre égard le même verdict qu’il a prononcé à son sujet, lui qui est « le juste et le saint ». Du coup, la grâce est en tout premier lieu ce regard favorable de Dieu et l’action par laquelle Dieu agit en notre faveur.

Pour la théologie catholique, la justification a plutôt le sens d’une justice infusée ou transformatrice, d’une justice « coulée en nous » qui nous rend donc progressivement plus justes. Logiquement, celui qui est pleinement justifié, c’est celui qui est pleinement juste. La grâce est ainsi cette réalité divine par laquelle Dieu nous transforme concrètement. Aussi pourrions-nous parler de la grâce comme d’une substance, notamment lorsqu’il s’agit de la grâce sacramentelle. Toute discussion œcuménique sur la justification doit, à mon sens, tenir compte de la divergence sur ce sujet10.

2. Imputation versus participation ?
E.P. Sanders et J. Calvin

E.P. Sanders va surtout chercher à rectifier le tir par rapport à la perception protestante du judaïsme. Le judaïsme du Second Temple n’est pas, dit-il, une religion légaliste mais, tout autant que le christianisme, une religion de grâce. L’idée du salut par les œuvres, s’opposant à la grâce de Dieu ou à la foi, est peut-être un sujet de polémique cher au protestantisme, mais, affirme-t-il, elle ne trouve pas d’appui dans le judaïsme des premiers siècles de notre ère.

Dans une moindre mesure, Sanders va aussi poser un recentrage par rapport à la théologie de Paul. Si, pour Luther et ses successeurs, la justice forensique était absolument centrale – « l’article par lequel l’Église tient debout ou s’effondre » –, Sanders va plutôt mettre l’accent sur les notions de participation chez Paul : le fait d’être « en Christ », l’idée que le Christ est « en nous », que les chrétiens sont « membres de son corps »…11 Les notions juridiques liées à la justification par la foi seraient, quant à elles, secondaires par rapport à cette donnée fondamentale qu’est la participation au Christ12. Sanders souligne que, si les conséquences de cette réalité « participationniste » se font sentir dans de multiples domaines (théologique, éthique et autres), il n’en est pas de même de la justification13. Celle-ci, en effet, apparaît surtout dans des contextes de polémique avec le judaïsme ou le christianisme judaïsant14.

Une autre facette centrale de la prédication paulinienne est l’inclusion des païens au sein de l’Église. Paul se présente comme « apôtre des nations ». C’est tout le sens de son ministère et, avec cette thématique, nous touchons une des convictions les plus essentielles de sa proclamation – bien plus, dit Sanders, que la justification par la foi15. Au sujet de ce dernier point, le message de Paul est clair : le non-Juif ne fait pas partie du peuple de Dieu eschatologique en raison de sa fidélité à la Torah mais parce qu’il est « en Christ », uni à lui et membre de son corps. La citation suivante résume bien la position de Sanders :

Paul approfondit très peu la « justification par la foi » de façon positive. Il n’en tire pas de conséquences dans le domaine de l’éthique ou en rapport avec les sacrements ; cet enseignement n’explique pas non plus le don de l’Esprit, pas plus qu’il n’éclaire la sotériologie liée à la participation [au Christ] […]. La « foi » seule, d’une certaine manière, est bien un prérequis, puisqu’elle est associée à la conversion et à la vie chrétienne : l’Esprit est reçu au travers de la foi en l’Evangile. Cependant, tout cela peut être présenté, et l’est effectivement, sans référence à une soi-disant doctrine de la « justification par la foi ». Cette dernière demeure un concept négatif, dirigé surtout contre l’idée que l’obéissance à la loi serait la condition, soit nécessaire, soit suffisante du salut16.

Ce déplacement de la justification en faveur de la participation au Christ se rapproche, d’une certaine façon, de la critique du protestantisme par l’Église catholique aux xvie et xviie siècles. Que faut-il en penser ? Il est vrai que Luther n’a pas toujours été équilibré. Incontestablement, la justification par la foi seule lui paraissait d’une telle importance qu’il a eu tendance à reléguer les autres éléments de la foi chrétienne au second plan au mieux. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Luther a accordé une place décisive aux épîtres aux Romains et aux Galates, au point d’en faire pratiquement un « canon à l’intérieur du canon ».

Sur ce point, une comparaison entre Luther et Calvin paraît donc particulièrement intéressante. Calvin va insister, lui aussi, sur l’importance de la justification imputée, y consacrant même plusieurs chapitres de son Institution de la religion chrétienne (III, xi-xvi). Mais, d’une façon beaucoup plus équilibrée que Luther, il va souligner que cette justification ne peut jamais être séparée de l’œuvre par laquelle Dieu transforme le croyant en l’image du Christ grâce, précisément, à la participation à ce dernier. Calvin va même parler d’une « double grâce », celle de la justification et celle, non moins importante, de la sanctification :

[…] Nous recevons et possédons par la foi Jésus-Christ, comme il nous est présenté par la bonté de Dieu ; et […] en participant à lui, nous en avons double grâce. La première, qu’étant par son innocence réconciliés avec Dieu, au lieu d’avoir un Juge au ciel pour nous condamner, nous y avons un Père très clément. La seconde, que nous sommes sanctifiés par son Esprit pour méditer sainteté et innocence de vie17.

On le voit, Calvin ne minimise pas la justification ; mais il la comprend dans le contexte de la participation au Christ que nous saisissons par la foi. Calvin va jusqu’à dire, quelques chapitres plus loin, que justification et sanctification sont inséparables car le Christ ne peut pas être « déchiré par pièces ». Voici ce qu’il dit en français modernisé :

D’où nous vient que nous soyons justifiés par la foi ? C’est que, par elle, nous saisissons la justice du Christ, qui nous réconcilie avec Dieu. Or, nous ne pouvons saisir cette justice sans avoir aussi la sanctification. En effet, quand il est dit que Christ a été fait pour nous « sagesse, et aussi justice… et rédemption », il est ajouté également sanctification (1 Corinthiens 1.30). Il s’ensuit que Christ ne justifie personne sans le sanctifier en même temps. […] Voulons-nous recevoir la justice en Christ ? Il nous faut, d’abord, posséder Christ. Or, nous ne pouvons le posséder sans être participants de sa sanctification, puisqu’il ne peut pas être coupé en morceaux. Puisqu’il en est ainsi, le Seigneur Jésus ne donne jamais à quelqu’un la jouissance de ses biens sans se donner lui-même ; il les accorde avec largesse tous deux ensemble, jamais l’un sans l’autre. On voit donc combien cette formulation est vraie : nous ne sommes pas justifiés sans les œuvres, bien que ce ne soit pas par les œuvres, puisque la sanctification n’est pas moins contenue dans la participation de Christ, dans laquelle réside notre justice18.

En réalité, sur ce point, la différence entre Calvin et Luther n’est pas qualitative ; les deux insistent sur la justification comme modification de notre statut devant Dieu, grâce à la justice du Christ mise sur notre compte. De même, ils soulignent l’un et l’autre que celui qui accède à ce statut de juste appartient désormais au Christ, avec tout ce que cela implique en termes de sanctification. Mais entre les deux, il y a clairement des différences d’intérêt et d’accent.

3. La justification et la grâce dans les épîtres pauliniennes

Au sujet de la justification, nous pourrions dire, en forçant sans doute un peu le trait, que la présentation de Calvin se tient à mi-chemin entre la position de Luther et celle de Sanders. Elle permet en tout cas de réunir dans une perspective cohérente les points forts des deux. Mais cela soulève aussi la question de la justification chez Paul. Quelle place occupe la justification dans la prédication de l’apôtre ? Comment définir cette notion ? Je propose de relever trois points à ce sujet.

A. La justification chez Paul :
un élément secondaire ?

Selon Sanders, en dehors de Romains, Galates et Philippiens 3.1‑9, l’idée de la justification par la foi serait marginale dans le corpus paulinien. Sanders laisse de côté dans son analyse les épîtres dites « contestées », point sur lequel je reviendrai19. Penchons-nous donc d’abord sur la place de la justification dans les épîtres incontestées, en dehors des trois lettres susmentionnées.

Il est vrai que Paul n’aborde pas de façon explicite la justification sans les œuvres de la loi en dehors de Galates, Romains et Philippiens 3. Ceci dit, Sanders évacue un peu trop rapidement, à mon sens, la place de la dikaiosynê (« justice » ou « justification ») dans les autres épîtres. Nous pouvons considérer, assez rapidement, trois passages.

1. En 1 Corinthiens 1.27-31, en dehors de toute discussion polémique sur la justification par la foi, Paul affirme ceci :

Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes ; Dieu a choisi les choses viles du monde, celles qu’on méprise, celles qui ne sont pas, pour réduire à rien celles qui sont, afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. Or, c’est par lui que vous êtes en Christ-Jésus qui, de par Dieu, a été fait pour nous sagesse, et aussi justice, sanctification et rédemption20, afin, comme il est écrit : Que celui qui se glorifie se glorifie dans le Seigneur.

Ce qui frappe dans ce passage, c’est la façon dont Paul inclut dans ce qui nous est donné en Christ la justification, associée à la sanctification et la rédemption, et, en même temps, distincte d’elles. En mettant la justification à la tête des trois éléments, Paul semble même suggérer que c’est par là que commence la vie du croyant, tout comme, d’ailleurs, en Romains 8.29-30, où la justification vient comme une première conséquence de l’appel de Dieu, juste avant la « glorification » :

Car ceux qu’il a connus d’avance, il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de son Fils, afin qu’il soit le premier-né d’un grand nombre de frères. Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés.

Dans les deux textes, l’ordre paraît logique. De même, en 1 Corinthiens, les différents aspects de l’œuvre du Christ visent à placer la « fierté » du croyant en Dieu et en lui seul : « Que celui qui se glorifie, dit Paul en citant le prophète Jérémie, se glorifie dans le Seigneur. » Du fait que c’est le Christ qui incarne lui-même toutes ces choses, aucun sujet de gloire propre n’est possible. Mais, parce que nous sommes « en lui », elles nous sont accordées. Paul ne définit pas la nature de la justice (ou justification), mais son inclusion dans ce que nous sommes « en Christ » est significative.

2. En 2 Corinthiens 3 – sans doute sur fond de dispute avec des enseignants judéo-chrétiens il est vrai – Paul caractérise le ministère de l’ancienne alliance comme un ministère de « condamnation et de mort » (v. 7 et 9). Puis, il oppose à cette description le ministère de la nouvelle alliance, qui a pour traits essentiels « l’Esprit » et « la justification » :

Il nous a aussi rendus capables d’être ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre, mais de l’Esprit ; car la lettre tue, mais l’Esprit fait vivre. Or, si le ministère de la mort, gravé avec des lettres sur des pierres, a été glorieux, au point que les fils d’Israël ne pouvaient fixer les regards sur le visage de Moïse, à cause de la gloire, pourtant passagère, de son visage, combien plus le ministère de l’Esprit ne sera-t-il pas glorieux ! Si le ministère de la condamnation21 a été glorieux, à bien plus forte raison le ministère de la justice22 est supérieur en gloire. (2 Co 3.6-9)

La justice dans ces versets s’oppose, de manière significative, à la condamnation, ce qui nous rapproche d’une compréhension assez clairement juridique. Comme le souligne M.J. Harris, la justice est ici « un terme relationnel plutôt qu’éthique ; il dénote un rapport juste vis-à-vis de Dieu, accordé par lui […], le statut de celui qui est ‘reconnu dans son droit’ devant le tribunal céleste. L’approbation divine et non la condamnation repose sur ceux qui sont ‘en Christ’. »23 Cependant, le plus remarquable est sans doute de constater que Paul décrit ainsi son ministère sans ressentir le besoin d’expliquer son propos. Le vocabulaire très ramassé vise simplement à rappeler un enseignement développé précédemment dans ses articulations essentielles et que ses lecteurs avaient sans doute déjà entendu.

3. Un autre passage se trouve un peu plus loin, en 2 Corinthiens 5.18-21, où Paul expose le cœur du message dont il a été fait porte-parole :

[Dieu] nous a réconciliés avec lui par Christ, et […] nous a donné le service de la réconciliation. Car Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même, sans tenir compte aux hommes de leurs fautes, et il a mis en nous la parole de la réconciliation. Nous sommes donc ambassadeurs pour Christ, comme si Dieu exhortait par nous ; nous vous en supplions au nom de Christ : Soyez réconciliés avec Dieu ! Celui qui n’a pas connu le péché, il l’a fait devenir péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu24.

En résumant « son évangile », ou en tout cas un de ses aspects centraux, Paul inclut l’idée que ceux qui ont été rendus participants du Christ par la foi accèdent également à sa justice. Le langage est saisissant : il y a eu à la croix une identification des plus intimes entre le Christ et les siens, le Christ s’offrant au jugement de Dieu à notre place. De même, il s’est opéré une telle identification entre cette œuvre de justice et nous que c’est comme si nous étions nous-mêmes la justice de Dieu. Il est certain qu’aux yeux de Paul Jésus-Christ n’est pas devenu pécheur, encore moins le péché ! Mais il s’est identifié aux pécheurs en sorte que Dieu l’a regardé comme s’il était lui-même le péché qu’il s’agissait de juger. J.M. Harris parle à juste titre d’une « identification totale avec des pécheurs de la part de celui qui fut sans péché, lui qui, à la croix, a assumé pleinement le jugement et la culpabilité de leur péché »25. La symétrie est donc rigoureuse : ce que nous avons fait a été imputé au Christ, « mis sur son compte », avec les conséquences qui s’ensuivent : le jugement, la condamnation et la mort. Et de la sorte, ce que le Christ a fait nous est imputé, mis sur notre compte, avec ses conséquences salvifiques : la réconciliation et la disculpation (ou justification).

Dans tous ces passages, la justice/justification représente donc une facette importante du message de Paul. Dans ce dernier texte, elle paraît même fondamentale pour en rendre compte adéquatement. Le sens précis du langage n’est pas défini (même si Sanders reconnaît qu’il y a bien, du moins par moments, des connotations « juridiques »)26. Mais il est en tout cas difficile de réduire ce concept à un simple élément secondaire de la prédication paulinienne27.

B. La justification en dehors des « lettres incontestées »

Pour des raisons de méthodologie, Sanders n’inclut dans sa recherche que les sept lettres « incontestées » de Paul. Je n’entrerai pas ici dans la question de la paternité des épîtres dites « contestées ». Il me semble personnellement moins problématique de tenir Paul comme auteur de ces lettres que de supposer l’existence d’auteurs inconnus voulant prolonger l’enseignement de l’apôtre après sa disparition. Mais quelle que soit la réponse que l’on donne à cette question, ces écrits doivent être pris en compte, à un niveau ou à un autre. Je relève donc avec intérêt la remarque de G.P. Waters, ancien étudiant doctoral de Sanders. Selon Waters, Sanders aurait reconnu que, si sa présentation est cohérente par rapport aux épîtres incontestées, la chose est moins claire dans les lettres contestées, puisqu’Éphésiens 2.8-9 va dans le sens de la position protestante traditionnelle28. J.D.G. Dunn, autre protagoniste de la NPP, reconnaît que non seulement Éphésiens 2, mais encore 2 Timothée 1.9 et Tite 3.5 confirment l’interprétation classique29. Regardons donc rapidement deux de ces textes.

1. Éphésiens 2.8-9 dit ceci :

C’est par la grâce en effet que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est point par les œuvres, afin que personne ne se glorifie.

Les « œuvres » ici s’entendent de façon large, comme tout ce qui viendrait « de vous » (ex hymôn) ; le texte les oppose au salut, à la grâce et à la foi (cette dernière étant comprise comme le fait de saisir le Christ tel qu’il se présente dans l’Evangile). La polémique implicite concerne donc des œuvres permettant d’accéder au salut, ce qui, dans les faits, relativiserait la grâce de Dieu en Christ. Or, cette grâce soustrait le salut à toute considération d’œuvres :

Dans la pensée de Paul, la foi ne saurait être une œuvre méritoire car, dans les discussions autour de la justification, l’apôtre oppose toujours foi et œuvres de la loi. […] La foi implique l’abandon de toute tentative de se justifier et une disponibilité par laquelle on s’ouvre à Dieu afin de recevoir ce qu’il a fait en Christ. Il en est de même ici, s’agissant du salut30.

C’est pour cette raison aussi que la grâce coupe court à la possibilité de « se glorifier » de ce que l’on pourrait accomplir pour le salut. Nous retrouvons ici, à quelques détails près, la perspective de Romains 3.21-31, où Paul souligne que ceux qui sont en Christ sont « gratuitement justifiés » par Dieu sur la base de la foi31, la gratuité de cette justification excluant tout sujet de gloire32. Un regard au contexte plus large d’Éphésiens montre que, si ces versets s’insèrent bien dans une réflexion sur le rapport entre Juifs et non-Juifs (Ep 2.11-22), le Sitz im Leben de l’épître ne reflète pourtant aucune polémique liée à des circonstances précises. Aussi serait-il malaisé de voir dans ces versets la simple mise en avant d’un enseignement marginal au service d’un conflit ponctuel33. Les commentateurs relèvent même qu’à la différence des autres épîtres, davantage marquées par des situations ecclésiales, Éphésiens se présente comme une sorte de « testament » ou résumé de la proclamation paulinienne dans sa globalité. Il y a donc bien dans ces versets la volonté de faire ressortir un aspect fondamental de l’évangile paulinien.

2. Le deuxième texte, Tite 3.5-7, dit ceci :

Car nous aussi, nous étions autrefois insensés, désobéissants, égarés, asservis à toute espèce de désirs et de passions, vivant dans la méchanceté et dans l’envie, odieux et nous haïssant les uns les autres. Mais lorsque la bonté de Dieu notre Sauveur, et son amour pour les hommes, ont été manifestés, il nous a sauvés – non parce que nous aurions fait des œuvres de justice34, mais en vertu de sa propre miséricorde – par le bain de la régénération et le renouveau du Saint-Esprit ; il l’a répandu sur nous avec abondance par Jésus-Christ notre Sauveur, afin que, justifiés par sa grâce35, nous devenions héritiers dans l’espérance de la vie éternelle.

Le passage évoque d’abord, au v. 3, la situation dramatique de l’humanité en dehors du Christ. Face à cette situation, Dieu opère son salut, et ce en dehors de toute considération des œuvres de justice. Comme ailleurs chez Paul, « les œuvres », conçues ici de manière générale, s’opposent à la grâce. Celle-ci se manifeste concrètement dans un triple mouvement divin : une première action a lieu sur le plan de l’histoire de la rédemption, dans l’apparition du Christ : « Il nous a sauvés. » (v. 5) Sans que ce soit davantage précisé, il s’agit clairement de la croix et de la résurrection du Sauveur36. C’est l’élément décisif dans ces versets. Une deuxième action touche à la concrétisation de ce salut dans la vie des croyants : l’œuvre régénératrice de l’Esprit (v. 5b-6a)37. Le troisième acte découle des deux précédents, à savoir la justification : « justifiés par sa grâce » (v. 7). Il est d’ailleurs à noter que, si cela n’apparaît pas nécessairement dans les traductions, la nuance du participe aoriste passif (dikaiôthentes) implique bien une action passée et ponctuelle, littéralement : « ayant été justifiés ». Une fois de plus, la justification, effet de la miséricorde divine, s’oppose aux œuvres (v. 5), plus précisément aux « œuvres de justice », c’est-à-dire celles qui seraient opérées sur un plan éthique et moral. Face à ces œuvres et sans en tenir compte, Dieu nous a justifiés, dit l’apôtre, par sa seule grâce38.

Ces deux textes sont importants pour comprendre Paul et le judaïsme du ier siècle39. Ils posent, d’ailleurs, un vrai problème : s’ils émanent effectivement de l’apôtre, ils impliquent que les autres passages sur la justification doivent se comprendre dans un sens analogue, ce qui va à l’encontre de la position de Sanders. Si, à l’inverse, nous les prenons comme des textes « deutéro- » ou « trito-pauliniens », nous sommes alors confrontés à un dilemme : nous pourrions dire, avec Sanders, qu’ils ne représentent pas vraiment la pensée de Paul. Cependant, même dans ce cas, ils doivent faire référence à des attitudes qui existaient réellement et qui posaient problème au ier siècle ; sinon, leur existence même devient totalement incompréhensible. Ou, autre possibilité, tout en venant d’un disciple de Paul, ces passages reflètent bien les intuitions essentielles de la pensée de l’apôtre. Dans les deux cas, l’analyse de Sanders se révèle insuffisante pour rendre compte, soit de la pensée de l’apôtre, soit du judaïsme que ce dernier critique40.

Encore une fois, il me semble possible de tenir ces lettres pour authentiques. Mais quoi qu’il en soit, elles mettent en évidence une relation entre foi, justice, grâce et œuvres qui fragilise grandement la position de Sanders, à la fois vis-à-vis du judaïsme et, en même temps, au sujet de Paul lui-même.

C. Qu’est-ce que la justification ?

Il reste à aborder un dernier point, capital, la définition de la justification. Dans la théologie protestante les mots « justifier » et « justification » ont une connotation juridique : le Juge céleste nous déclare « innocents » en raison de la justice du Christ qui nous est imputée. Cette compréhension tranche avec l’interprétation de la justification dans la NPP. Pour Sanders, il serait en effet erroné de donner un sens aussi précis à ces vocables qui feraient référence, de manière assez générale, au « salut ». Sauf exception, dire que Dieu « justifie » reviendrait simplement à affirmer, dans l’esprit de Paul, qu’il « sauve » ou « donne la vie »41. Comme nous l’avons vu plus haut, l’interprétation protestante se distingue aussi, sur ce plan, de la position catholique romaine, qui parle plutôt de « justice infusée » et, par conséquent, d’une justice qui « […] nous conforme à la justice de Dieu qui nous rend intérieurement justes par la puissance de sa miséricorde »42.

Comment faut-il comprendre ces termes chez Paul ? Il convient de nous rappeler que Paul était d’abord un Juif qui a découvert en Jésus le Messie promis ; la source première de son vocabulaire théologique a été les Écritures juives. Un bon point de départ pour notre question sera donc la justification dans l’Ancien Testament. Si nous nous concentrons sur le verbe « justifier », nous constatons que son sens y est bien « déclarer quelqu’un innocent ou juste ». Aussi lisons-nous en Deutéronome 25.1 : « Lorsque des hommes auront un procès et se présenteront pour être jugés, on justifiera l’innocent43 et l’on condamnera le coupable. »44 Justifier l’innocent n’est pas le rendre juste mais faire une déclaration juridique relative à son innocence. De même, en Proverbes 17.15 : « Celui qui justifie le méchant45 et celui qui condamne le juste sont tous deux en horreur à l’Éternel. » Justifier le méchant consiste à le dire non coupable, alors que ses actes démentent visiblement cette déclaration. De fait, à une exception près, « justifier » s’emploie toujours dans un contexte juridique en rapport avec le verdict du juge46.

Il est vrai que, dans le Nouveau Testament, Paul ne donne pas de définition précise du verbe. Ceci dit, Romains 8.31-34 illustre sans ambiguïté sa pensée. Dans ce passage qui porte à son point culminant tout le développement théologique depuis le début de la lettre, Paul écrit :

Que dirons-nous donc à ce sujet ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n’a pas épargné son propre Fils, mais qui l’a livré pour nous tous, comment ne nous donnera-t-il pas aussi tout avec lui, par grâce ? Qui accusera (tis egkalesei) les élus de Dieu ? Dieu est celui qui justifie (theos ho dikaiôn) ! Qui les condamnera (tis ho katakrinôn) ? Le Christ-Jésus est celui qui est mort ; bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, et il intercède pour nous !

Relevons simplement le contexte, là encore, fortement juridique : le verbe egkaleô, au verset 33, a le sens de « porter une accusation contre quelqu’un »47. Dans les papyrus commerciaux, c’est un terme avant tout juridique48. De même, katakrinô (« condamner »), au verset 34, confirme l’idée d’un procès : puisque Dieu déclare les élus justes devant lui, aucune autre instance – ni humaine ni spirituelle – ne saurait intenter valablement un procès à leur encontre. Sur quelle base Dieu fait-il cette déclaration ? Celle de la mort et la résurrection du Christ. Or, Paul ne fait ici que rappeler ce qu’il avait exposé dans les chapitres précédents : « Tous ceux qui croient […] sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est dans le Christ-Jésus. » (Rm 3.22-24) Dans les deux cas, les connotations sont juridiques et déclaratives. C’est d’ailleurs pour cette même raison que Dieu peut « justifier l’impie », comme l’apôtre affirme encore en Romains 4.5 (cf. 5.6). Dans ce même contexte, Paul parle encore de la justification comme d’un acte passé et, en ce qui concerne l’homme, au passif : « Ayant donc été justifiés par la foi49, nous avons la paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ. » (Rm 5.1 ; cf. v. 9)

Précisons encore deux choses : premièrement, dans la pensée protestante, cette déclaration de justification – ou d’innocence – est définitive, car Dieu ne nous regarde pas tels que nous sommes en nous-mêmes mais au travers de la justice du Christ. En ce sens, elle ne va pas croissant ou diminuant, puisqu’il s’agit d’un verdict que Dieu a rendu à notre sujet une fois pour toutes ! Certes, cette justification qui concerne notre statut n’est pas séparée de l’œuvre de l’Esprit, qui transforme en même temps la vie des croyants en l’image du Christ. Mais la théologie protestante distingue soigneusement la justification de la sanctification qui, elle, ne concerne pas notre statut mais notre condition.

Deuxièmement, quelle est, finalement, l’articulation entre cette justification imputée et la participation au Christ, telle que Sanders la présente ? Comme nous l’avons vu, dans la théologie calviniste, il n’y a pas d’opposition entre les deux. La justification forensique, saisie par la foi, suppose la participation au Christ. C’est bien parce que l’Esprit nous attache à lui, et que nous lui sommes unis, que Dieu nous regarde au travers de ce « prisme » qu’est la justice de son Fils. Du fait que Dieu a publiquement déclaré que Jésus-Christ est « le Saint et le Juste » (Ac 3.14) en le ressuscitant d’entre les morts, et qu’il est le médiateur de tous ceux qui lui appartiennent, cette déclaration vaut pour eux aussi. De même, parce que nous avons été rendus participants du Christ, l’Esprit commence à reproduire dans nos vies la perfection et la sainteté qui est en lui. Participation, justification et sanctification sont ainsi inséparables. De la sorte, demander – comme le fait Sanders – si la justification est centrale ou secondaire chez Paul, c’est sans doute mal poser la question. La vraie question est plutôt celle-ci : la justification, entendue comme justice imputée, est-elle, oui ou non, une facette essentielle de la participation au Christ et, par conséquent, de la vie chrétienne ? La réponse de la théologie protestante est, bien entendu, un « oui » appuyé.

Conclusion : la justification, un révélateur d’autres positions ?

Les positions de Sanders, de Luther et de Calvin nous sensibilisent à différentes facettes de la justification et de la grâce dans la prédication paulinienne. De façon plus générale, la justification par la foi nous renvoie à d’autres questions encore, qui ne sont pas moins importantes pour le dialogue œcuménique : concernant le caractère de Dieu, son amour pour les humains et sa volonté de salut, mais aussi sa sainteté parfaite. Dire que Dieu nous justifie par grâce, au moyen de la seule foi en Christ, suppose et affirme que le péché est non seulement un manquement, mais encore une offense aux yeux du Dieu trois fois saint, qui doit être punie et l’a réellement été, en Christ. Cela souligne, à son tour, que notre problème en tant qu’êtres humains marqués par le péché n’est pas seulement notre condition mais encore notre position « en Adam » ; c’est notre statut vis-à-vis du Dieu saint.

Parler de la justification au moyen de la foi seule pose, de même, toute une série de questions sur la vie chrétienne. Celle-ci se conçoit-elle comme le cheminement vers une acceptation plus grande par Dieu ou comme un don déjà reçu ? Un don que nous n’avons pas à obtenir mais qui nous a été fait, et dans la plénitude duquel nous avons à entrer plus entièrement. Un don qui trouvera sa plénitude dans notre transformation en l’image du Christ à la résurrection, mais qui est aussi une promesse sûre, parce que Dieu a déjà prononcé son verdict à notre sujet, verdict établi sur la base de la justice parfaite du Christ mise sur notre compte, et saisie – simplement – par la foi en lui.

Parler de la justification soulève, enfin, des questions au sujet du Christ lui-même. En particulier, l’œuvre du Christ est-elle entièrement suffisante en ce sens où l’appartenance au Christ – la participation à ses richesses et à son Esprit – est réellement tout ce dont nous avons besoin pour notre vie de chrétiens, comme le dit Colossiens 2.10 : « Vous avez tout pleinement en lui » ? Ce qui pose, par voie de conséquence, toute la question des médiations secondaires entre le Christ et le croyant. Si Jésus-Christ est l’unique médiateur entre Dieu et les hommes, médiateur pleinement suffisant (1Tm 2,5-6), quel rôle pourrait-on confier à d’autres intermédiaires – les saints et Marie en particulier – qui n’amoindrisse pas de facto celui du Christ ?

En formulant ces interrogations, je le fais évidemment en tant que protestant, avec donc une certaine orientation. C’est toutefois mon souhait qu’en cherchant à répondre à ces questions et d’autres encore, nous puissions le faire, non comme protestants ou catholiques, mais comme celles et ceux qui se savent appartenir avant tout à Jésus-Christ et qui cherchent par conséquent à cheminer à la lumière de sa Parole.


  1.  Conférence donnée en mars 2017 lors d’une journée d’étude œcuménique entre la Faculté Jean Calvin et le Studium Notre-Dame de Vie, à Saint-Didier (84). L’auteur a fait une présentation plus générale de certaines questions abordées dans cette conférence dans un article intitulé « La Nouvelle perspective donne-t-elle tort à Luther ? » (à paraître).↩

  2.  E.P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism. A Comparison of Patterns of Religion, Londres, SCM, 1977. Sanders a approfondi ses recherches dans un deuxième ouvrage, Paul, the Law and the Jewish People, Minneapolis, Fortress Press, 1983, où il développe davantage ses premiers travaux en rapport avec des textes de l’apôtre Paul, corrigeant du reste certaines positions présentées dans Paul and Palestinian Judaism. Il est revenu sur le sujet dans un livre récent, Paul, The Apostle’s Life, Letters, and Thought, Fortress Press, 2015.↩

  3.  M. Luther, « Préface au premier volume des œuvres latines de l’édition de Wittenberg », in Œuvres, t. 7, Genève, Labor et Fides, 1962, p. 307.↩

  4.  Ibid. (italiques dans le texte).↩

  5.  K. Stendahl, « Paul and the Introspective Conscience of the West », Paul Among Jews and Gentiles and Other Essays, Londres, SCM, 1977, p. 199-215.↩

  6.  Cf. G.C. Berkouwer, The Church, Grand Rapids, Eerdmans, 1976, p. 286s.↩

  7.  E.P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism, p. 36-59, et passim.↩

  8.  F. Turrettini, Institutes of Elenctic Theology (éd. J.T. Dennison, Jr), Phillipsburg, Presbyterian & Reformed, 1994, t. 2, XVI, Q iv, p. 638 (première édition 1696), reprend l’accusation de Bellarmin, selon laquelle les protestants « […] ne souffrent aucune idée d’une justice inhérente ». G.C. Berkouwer, Justification and Faith, Grand Rapids, Eerdmans, 1954, p. 94ss, développe également le contexte théologique de la discussion sur ce point au Concile de Trente.↩

  9.  C’est une des thèses fondamentales de l’éthique de Luther au sujet de la vie chrétienne. Cf., notamment, son Traité de la liberté du chrétien (1520). Cf. aussi J.M.G. Barclay, Paul and the Gift, Grand Rapids-Cambridge, Eerdmans, 2015, p. 341 (et n. 30).↩

  10.  J. Barclay, Paul and the Gift, p. 97ss, souligne que, chez Luther, la grâce se comprendra, non comme une substance – position courante à son époque –, mais comme une relation. Cf. aussi Catéchisme de l’Église catholique, § 1992, Paris, Centurion-Cerf-Fleurus-Mame-CECC, § 1999 (p. 488) : « La grâce du Christ est le don gratuit que Dieu nous fait de sa vie infusée par l’Esprit Saint dans notre âme pour la guérir du péché et la sanctifier : C’est la grâce sanctifiante ou déifiante, reçue dans le Baptême. Elle est en nous la source de l’œuvre de sanctification » (italiques dans le texte). Dans une perspective proche, le Catéchisme pour adultes des évêques de France. Alliance de Dieu avec les hommes, Paris, Centurion-Cerf, et alii, 1991, §381 (p. 276), souligne que « la grâce est fondamentalement le don que Dieu fait de sa vie. Elle est le fruit de l’œuvre du Christ. À l’endroit de l’homme pécheur, elle comporte un caractère ‘médicinal.’ »↩

  11.  E.P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism, p. 453-463.↩

  12.  Ibid., p. 505-508 et passim.↩

  13.  Ibid., p. 492.↩

  14.  Ibid., p. 485-489.↩

  15.  E.P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism, p. 442 et passim.↩

  16.  Ibid., p. 493 (italiques dans le texte). Ailleurs, Sanders écrit ceci (ibid., p. 506s) : « […] Parler de la justification par la foi ou de la participation au Christ revient, ultimement, au même. […] [En dehors de Rm, Ga et Ph 3] la justification par la foi, la réception de l’Esprit par la foi ou l’adoption filiale par la foi se mélangent avec un langage participationniste de façon à exclure toute possibilité de comprendre de façon systématique la justice comme un préliminaire forensique de la vie en Christ-Jésus ».↩

  17.  J. Calvin, IRC, III, xi, 1, Aix-en-Provence-Marne-la-Vallée, Kérygma-Farel, 1978, p. 194 (texte de l’édition de 1560, en français modernisé).↩

  18.  J. Calvin, IRC, III, xvi, 1, Aix-en-Provence-Charols, Kérygma-Excelsis, 2009, p. 730 (italiques dans le texte). Cf. aussi ibid., III, xi, p. 664.↩

  19.  E.P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism, p. 431-432. Sanders renonce donc à une analyse de la justification en 2 Thessaloniciens, Éphésiens, Colossiens et les Pastorales, comme aussi dans l’épître à Philémon (tenue pour authentique mais trop courte pour être utilement exploitée sur le sujet).↩

  20.  Dikaiosynê te kai hagiasmos kai apolytrôsis.↩

  21.  Tê diakonia tês katakriseôs.↩

  22.  hê diakonia tês dikaiosynês.↩

  23. M.J. Harris, The Second Epistle to the Corinthians: A Commentary on the Greek Text (coll. NIGTC), Grand Rapids, Eerdmans, 2005, p. 287ss.↩

  24.  Hina hêmeis genômetha dikaiosynê theou en autô.↩

  25.  M.J. Harris, The Second Epistle to the Corinthians, p. 454.↩

  26.  E.P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism, p. 501-503 et passim.↩

  27.  Cf. aussi 1Co 4.4 ; 6.11. En 1Co 15.56, Paul écrit encore : « L’aiguillon de la mort, c’est le péché ; et la puissance du péché, c’est la loi. » Cette affirmation, faite en passant, est particulièrement significative en raison de la proximité avec certains énoncés de Galates et Romains. Si Paul la glisse au milieu d’une discussion sur la résurrection des morts sans la développer, c’est qu’il estime ses lecteurs en mesure de la comprendre. Elle a par conséquent toutes les chances de correspondre à un enseignement déjà transmis aux Corinthiens qui étaient pourtant, dans leur grande majorité, d’origine païenne. G.D. Fee, The First Epistle to the Corinthians (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1987, p. 806, en conclut avec raison que la formulation implique que « […] les éléments qui ressortiront de façon approfondie en Galates et qui seront expliqués avec force détails en Romains étaient essentiels pour la théologie de Paul longtemps avant que la controverse judaïsante ne fasse irruption. »↩

  28.  G.P. Waters, Justification and the New Perspective on Paul. A Review and Response, Phillipsburg, 2004, Reformed and Presbyterian, p. 167.↩

  29.  J.D.G. Dunn, The Theology of Paul the Apostle, p. 354, cité in ibid., p. 105.↩

  30.  A.T. Lincoln, Ephesians (coll. WBC), Nashville, Th. Nelson, 1990, p. 111.↩

  31.  Rm 8.24.↩

  32.  Cf. Rm 3.27-28 : « Où donc est le sujet de se glorifier ? Il est exclu. Par quelle loi ? Par la loi des œuvres ? Non, mais par la loi de la foi. Car nous comptons que l’homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi. »↩

  33.  Bien souligné par A.T. Lincoln, Ephesians, p. 112ss.↩

  34.  Ouk ex ergôn tôn en dikaiosynê ha epoiêsamen hêmeis.↩

  35.  Hina dikaiôthentes tê ekeinou chariti.↩

  36.  W.D. Mounce, Pastoral Epistles (coll. WBC), Grand Rapids, Zondervan, 2000, p. 447. Cf. Tt 2.14 ; 2Tm 1.9.↩

  37.  Le langage est sacramentel. Paul y décrit l’œuvre de l’Esprit à l’aide de l’image du baptême car, suivant la symbolique baptismale, l’eau répandue figure le don de l’Esprit et y renvoie. L’association entre l’Esprit répandu et le baptême est donc manifeste sans pour autant que les deux soient identifiés. Cf. D. Cobb, « Baptême », in Dictionnaire de théologie biblique (sous dir. T.D. Alexander et B.S. Rosner), Cléon-d’Andran, Excelsis, 2006, p. 462.↩

  38. Il est vrai que ces versets ne parlent pas du rôle de la foi dans la justification mais, comme le remarque W.D. Mounce, Pastoral Epistles, p. 451, son absence s’explique par le caractère confessionnel du texte ; dans le contexte d’une confession de foi, l’accent est placé, tout naturellement, sur l’action de Dieu.↩

  39. Un troisième texte, 2Tm 1.9, va dans le même sens : « C’est lui qui nous a sauvés et nous a adressé un saint appel, non à cause de nos œuvres, mais à cause de son propre dessein et de la grâce qui nous a été donnée en Christ-Jésus avant les temps éternels. Cette grâce a été manifestée maintenant par l’apparition de notre Sauveur Christ-Jésus, qui a réduit à l’impuissance la mort et mis en lumière la vie et l’incorruptibilité par l’Évangile. »↩

  40.  Cf. les remarques analogues de G.P. Waters, Justification and the New Perspective on Paul, p. 167.↩

  41.  E.P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism, p. 503-505, et passim.↩

  42.  Catéchisme de l’Église catholique, § 1992 (p. 486). Ailleurs, le Catéchisme parle de la justification comme de « la grâce sanctifiante » ; § 1266 (p. 323). Cf. aussi le Concile de Trente, qui déclare, au sujet de la justification : « Sa cause formelle est la justice divine, non point celle par laquelle Dieu est lui-même juste, mais celle par laquelle il nous rend justes ; et par laquelle, puisque cela nous est accordé comme un don, nous sommes renouvelés dans notre esprit et notre pensée. De ce fait, nous ne sommes pas seulement comptés comme justes mais nous sommes réellement appelés et sommes justes, recevant chacun la justice en nous-mêmes, selon la mesure qui nous est propre ; laquelle justice l’Esprit distribue à tous selon sa volonté, suivant la disposition particulière et la coopération de chacun » ; cité in F. Turrettini, Elenctic Theology, t. 2, XVI, Q v (p. 638).↩

  43.  wᵉhisdiqû et-hassaddiq. La LXX a traduit kai dikaiōsōsin ton dikaion.↩

  44.  Traduction personnelle.↩

  45.  masdiq rāša‘.↩

  46.  Ex 23.7 ; Dt 25.1 ; 2S 15.4 ; 1R 8.32 ; 2Ch 6.23 ; Jb 27.5 ; Ps 82.3 ; Pr 17.15 ; Es 5.23 ; 50.8 ; 53.11. La seule exception se trouve en Dn 12.3, où l’expression ûmaṣdiqe hārabbim est discutée. Selon Köhler-Baumgartner, The Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament (sous dir. M.E.J. Richardson), Leyde, Brill, 1994-2000, elle aurait le sens d’« obtenir la justice pour la multitude ». Le Dictionary of Classical Hebrew (sous dir. D.J.A. Clines), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1993, propose celui de « conduire la multitude à la justice ».↩

  47.   W. Arndt, F.W. Danker, W. Bauer, F.W. Gingrich, A Greek-English Lexicon of the New Testament and other early Christian Literature, University of Chicago Press, Chicago 20003 (BDAG).↩

  48.  J.H. Moulton et G. Milligan, Vocabulary of the Greek Testament, Hodder & Stoughton, Londres, 1930.↩

  49. Dikaiôthentes oun ek pisteôs.↩

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COMMENT COMPRENDRE NOS CONFLITS D’INTERPRÉTATION ? https://larevuereformee.net/articlerr/n284/comment-comprendre-nos-conflits-dinterpretation Sun, 17 May 2020 18:24:09 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1061 Continuer la lecture ]]> COMMENT COMPRENDRE
NOS CONFLITS D’INTERPRÉTATION ?

Donald COBB1

Il existe aujourd’hui une diversité impressionnante d’approches ou « lectures » en rapport avec la Bible : approches rhétorique, narrative, sémiotique, sociologique, anthropologique, libérationniste, féministe, postcolonialiste, queer… La liste pourrait facilement se prolonger2. Cette diversité se rencontre d’abord dans les sciences bibliques, parmi les exégètes et théologiens « professionnels », mais aussi dans l’Église. Cette situation pose une question lancinante : comment se fait-il que des chrétiens qui, souvent, partagent une même culture, voire une même histoire ecclésiale, puissent parvenir à des interprétations divergentes et parfois diamétralement opposées ? La description de Paul Ricœur, parlant à ce sujet du « conflit des interprétations », n’a en tout cas rien d’excessif3. De tels conflits posent à leur tour d’autres questions : Ces divergences sont-elles inévitables ? Peuvent-elles être légitimes et même positives ? Y a-t-il des limites à cette diversité, au-delà desquelles certaines interprétations trahiraient l’Écriture ? Ou la Bible est-elle, comme disait le catholicisme à l’époque de la contre-Réforme, un « nez de cire » susceptible d’être façonné au gré du lecteur ?

Le présent article n’a pas la prétention de répondre à toutes ces questions ni de proposer des solutions définitives. Son objectif est plus limité : essayer de cerner les origines de certaines différences fondamentales entre l’« herméneutique classique » et ce que nous pouvons appeler, en schématisant grossièrement, l’« herméneutique moderne » ou « postmoderne ».

Définissons d’abord notre sujet : le terme « herméneutique » est parfois rapproché d’Hermès, nom qui lui est étymologiquement lié. Hermès, on le sait, était le dieu du panthéon grec chargé de transmettre les messages des dieux – Zeus principalement – aux humains et de les traduire dans leur langage. L’herméneutique, rapportée à la Bible, correspond bien à cette image : elle s’interroge en premier lieu sur la manière dont le message biblique vient jusqu’à nous. Concrètement, comment faut-il comprendre ce message et le traduire dans nos situations actuelles ? Mais l’herméneutique se pose aussi la question de celui qui lit l’Écriture : que se passe-t-il lorsque moi, le lecteur, avec mon passé et mes convictions, je me penche sur la Bible et que je suis confronté à son contenu ? Voilà deux axes importants dont s’occupe l’herméneutique, aussi bien « classique » que « moderne »4.

I. Quelques éléments fondamentaux

A. Le rôle des présupposés

Chaque lecteur aborde la Bible avec une certaine « précompréhension » ou des présupposés, c’est-à-dire des convictions profondes qui ne peuvent être ni absolument prouvées ni totalement démenties, mais qui déterminent en grande partie comment il lit. Notre façon de comprendre l’Écriture et, en particulier, notre manière de réagir face à son message reçoivent une impulsion importante de nos convictions préalables. Cette précompréhension peut être consciemment élaborée ; bien souvent elle est inconsciente, héritée de notre éducation, de nos expériences de vie ou encore de notre personnalité. Toujours est-il qu’elle détermine notre manière de concevoir le monde et la réalité autour de nous, de nous représenter le rapport entre Dieu et les humains, et ainsi de suite. Un autre terme, analogue, est celui d’horizons : nous pouvons comprendre ou accepter quelque chose parce qu’il prend place dans notre « horizon mental ». En revanche, si la chose en question – une expérience, une idée, une affirmation, etc. – ne trouve pas place à l’intérieur de cet « horizon », nous la considérerons comme incompréhensible, invraisemblable, voire irrationnelle.

Il est important de souligner que ces présupposés ne sont pas figés ou immuables. Ils peuvent être modifiés à la lumière de nouvelles découvertes ou d’une réflexion plus approfondie. De même, parler ainsi n’implique pas que nos présupposés sont obligatoirement négatifs ou qu’ils nous « piègent » nécessairement. Au contraire, ils fournissent le cadre à partir duquel nous organisons ou reconnaissons la cohérence de ce que nous lisons et voyons autour de nous. Comme des « hypothèses de travail » dans une expérience scientifique, ils sont indispensables pour mettre en ordre et comprendre le monde autour de nous. En même temps, qui dit « organiser » dit aussi « orienter ». Nos présupposés nous conduisent à privilégier d’emblée certaines lectures ou interprétations en même temps qu’ils tendent à en exclure d’autres. Les implications de cela pour l’Écriture sont évidentes : aucune lecture « neutre » de la Bible n’est possible. Qui que nous soyons, nous lisons l’Écriture à partir du point de vue qui est le nôtre.

Bien sûr, cette question des présupposés ne règle pas tous les problèmes inhérents à l’interprétation. Certains passages bibliques resteront difficiles et nos manières de les interpréter divergeront, même lorsque nos présupposés respectifs sont proches. Pourtant, notre précompréhension exerce une influence souvent bien plus décisive que nous ne le pensons. Ben F. Meyer, exégète et théologien catholique, a pu faire au sujet de l’interprétation du Nouveau Testament la remarque suivante :

[…] Les points de vue opposés dans le domaine des études du Nouveau Testament s’enracinent dans des conflits antérieurs en rapport avec des questions plus générales et fondamentales : l’objectivité, la vérité, la réalité, le bien, l’histoire, les valeurs culturelles et la critique. En parlant de « points de vue opposés dans le domaine des études du Nouveau Testament », nous ne faisons pas référence à des désaccords liés à un manque de données qui se résolvent dès que des éléments complémentaires sont mis en lumière ; il s’agit plutôt de désaccords liés à une disparité entre les horizons [des exégètes], et qui trouvent rarement une résolution sans qu’intervienne une modification des horizons eux-mêmes5.

Un domaine où les présupposés sont absolument déterminants dans l’interprétation biblique concerne les questions suivantes : le Dieu créateur veut-il – peut-il – communiquer avec les humains de telle sorte que ceux-ci peuvent en rendre compte de manière intelligible ? Peut-il agir au sein de l’histoire de façon à en influencer le déroulement ? Plus précisément, est-il susceptible d’intervenir au cours de cette histoire en dépassant ou en mettant entre parenthèses les « lois » habituelles de la nature ? Ou bien l’histoire et le monde matériel doivent-ils se comprendre comme un système fermé de cause à effet, où tout s’explique nécessairement comme le résultat de causes « naturelles » ? Il est évident que si l’on opère avec de tels présupposés naturalistes – Dieu n’intervient pas de façon à « bousculer » les lois de la nature – cela aura des conséquences pour l’interprétation chaque fois que l’Écriture parle des « miracles » ou du « surnaturel ».

Le présupposé que la Bible elle-même pose à ce sujet – et, nous pourrions dire, le présupposé à partir duquel elle demande à être appréhendée – est que Dieu agit effectivement dans l’histoire, à la fois dans sa providence et par des interventions « extra-ordinaires » en faveur des êtres humains. De même, ce Dieu créateur et rédempteur parle : il révèle le pourquoi de son action, ceci d’une manière – du moins partiellement – compréhensible à l’intelligence humaine, à travers les prophètes, par Jésus-Christ et par le biais des apôtres que ce dernier a établis et envoyés. Encore une fois, ces présupposés ne résolvent pas toutes les questions d’interprétation. Mais ils ont une importance que l’on ne saurait minimiser.

B. Une triple distinction : récit, événement, sens

Un autre aspect du débat herméneutique en rapport avec l’Écriture concerne la relation entre récit, événement historique et sens. La Bible abonde en récits narratifs : Abraham, Isaac et Jacob dans la Genèse, tel paralytique ou lépreux que Jésus guérit dans les évangiles, les voyages missionnaires de Paul dans les Actes, et ainsi de suite. Or, ces récits prétendent renvoyer à des événements qui se sont produits dans l’histoire. De même, de ces récits et des événements qu’ils racontent découle le sens, le message que les auteurs voulaient communiquer. Une autre façon, courante, de désigner ces éléments distingue entre ce qui est « dans le texte » (le récit lui-même), ce qui est « derrière le texte » (l’événement historique narré par le passage en question) et ce qui est « devant le texte » (le sens du texte pour le lecteur)6. Ce dernier élément se subdivise à son tour entre le message que l’auteur voulait lui-même transmettre (on parle aussi de la signification du texte), et celui que le lecteur peut en tirer pour lui-même (le signifiant). Ce « signifiant » peut être une simple application actualisante du contenu, mais il peut aussi s’en distinguer et, dans la pratique, il s’en distingue souvent7.

Ce que recouvre cette description un peu technique peut être illustré à l’aide d’un exemple concret. Le livre de l’Exode raconte le passage des Israélites à travers la mer (Exode 14). C’est le récit. Mais ce récit n’existe pas seul. Il prétend relater un événement historique : Dieu a partagé les eaux de la mer pour y faire passer son peuple. Puis, ce récit – ou d’autres sur le même sujet – dévoile la signification de l’événement qu’il raconte : Dieu s’y est révélé comme le sauveur et protecteur d’Israël, afin d’entrer en alliance avec lui et d’en faire son peuple. Il en découle aussi un sens pour le lecteur ultérieur, à savoir la nécessaire confiance en ce Dieu sauveur et le désir de vivre comme membre fidèle du peuple ainsi délivré8. Parler de cette relation entre récit, événement et sens n’épuise pas la richesse de la littérature biblique, car la Bible ne contient pas seulement des récits narratifs. Il y a aussi des textes législatifs, poétiques, prophétiques, didactiques et autres. Mais pour la question herméneutique, ce triple rapport est primordial.

De fait, pour bien saisir tous les enjeux de la question, il faut aussi s’interroger sur la relation entre Dieu et les auteurs humains. Quel est le rapport précis entre le texte biblique, écrit par des hommes dans un langage humain, et Dieu lui-même ? Autrement dit, en parlant du texte biblique, peut-on parler de texte inspiré, de Parole de Dieu ? De même, il faut prendre en considération le rapport entre le récit et le lecteur qui lit : dans quelle mesure moi, le lecteur biblique, dois-je me contenter de restituer le sens qui découle du texte et dans quelle mesure suis-je actif dans l’élaboration de ce sens, tout du moins en ce qui concerne son sens pour aujourd’hui ?

II. Quelques tendances dans l’interprétation moderne

A. Une histoire de ruptures

Voilà quelques aspects fondamentaux pour la discussion herméneutique. Or, à partir du siècle des Lumières, il s’est produit dans les sciences bibliques une série de ruptures en rapport avec cette triple distinction9. Une première rupture se situe entre récit et événement, c’est-à-dire entre ce que le texte raconte (« ce qui est dans le texte ») et ce qui a pu réellement se passer dans l’histoire (« ce qui est derrière le texte »). Ainsi, par exemple, les évangiles parlent des miracles opérés par Jésus ; toutefois, à partir du xviiie siècle, la recherche va poser entre le texte biblique et l’événement historique une différence qualitative10. Du fait que, pour les Lumières, tout événement d’histoire doit se comprendre dans une relation de cause à effet à l’intérieur d’un système clos, les miracles des évangiles et des autres livres bibliques doivent être interprétés à la lumière de cette perspective. Les explications particulières varieront d’un chercheur à l’autre et d’une époque à l’autre. Mais, fondamentalement, une même approche les sous-tendra toutes. Pour citer un exégète du xxe siècle, Ernst Cassirer, l’action de Dieu, dans la perspective biblique, « est comprise comme une activité qui intervient [dans le monde]. Mais en réalité, on ne peut concevoir le miracle dans le sens d’un acte divin qui se produit sur le plan des événements du monde profane et matériel. »11 Cette approche domine aujourd’hui dans l’exégèse moderne et postmoderne. Comme le souligne Michael S. Horton, une de ses conséquences pratiques est l’« éclipse » de l’histoire universelle dans les discussions herméneutiques récentes12.

Si le rapport entre récit et événement historique doit être conçu en termes de rupture, comment faut-il concevoir la Bible ? Celle-ci devient non pas le récit de ce que Dieu a fait objectivement dans l’histoire, mais un livre qui raconte l’expérience subjective que les auteurs ont faite de Dieu dans leur existence personnelle ou communautaire, et qu’ils ont tenté d’exprimer, avec les catégories culturelles, éthiques et religieuses – relatives et faillibles – qui étaient les leurs13.

Une deuxième rupture, plus récente bien que s’enracinant elle aussi dans les perspectives des Lumières et du libéralisme du xixe siècle, se situe entre le sens du texte et le lecteur14. Un des plus grands débats dans l’interprétation biblique à l’heure actuelle concerne ce point, que nous pouvons résumer par une question un peu brutale : est-ce le texte qui me communique le sens (sens que je dois donc recevoir) ou est-ce moi, le lecteur, qui donne sens au texte, en rapport avec mon contexte culturel, mes aspirations et mes expériences ?15 À titre d’illustration, B.F. Meyer rapporte une remarque au sujet de l’écrivain Jacob Boehme : « Ses livres sont comme un pique-nique auquel l’auteur apporte les mots et le lecteur le sens. »16 Meyer poursuit en rappelant que, dans bon nombre d’approches contemporaines, ce qui a été dit de Boehme devrait être étendu à tout écrit : les textes fournissent le matériau « brut », mais c’est au lecteur d’y apporter le sens. En ce qui concerne le texte biblique, le lecteur est donc invité à créer des sens innovants à partir de sa lecture personnelle, puis à voir ce que cela peut signifier pour lui et pour l’orientation de son existence.

Une troisième rupture, en réalité fondamentale, concerne le rapport entre le texte et Dieu lui-même. Dans la pensée de l’Église jusqu’aux Lumières, Dieu est considéré comme l’auteur ultime de la Bible. C’est lui qui a habilité les auteurs humains et parlé à travers eux. Cette « double origine » fait que l’Écriture est à la fois « Parole d’hommes » et « Parole de Dieu ». Pour la recherche biblique issue des Lumières, au contraire, si la Bible est bien le produit d’une activité humaine, elle ne peut pas être « Parole de Dieu ». Certes, Dieu peut parler aujourd’hui à travers ce texte, mais il ne conviendrait pas d’identifier l’Écriture elle-même avec cette Parole divine.

B. Un exemple précis : la résurrection du Christ

La résurrection du Christ fournit un exemple extrême, mais somme toute assez courant, des ruptures produites par les Lumières et présentes dans l’herméneutique moderne et postmoderne. En 1 Corinthiens 15.20, Paul affirme : « Christ est ressuscité d’entre les morts, il est les prémices de ceux qui sont décédés. » Comment comprendre cet énoncé dans la perspective des Lumières, qui exclut toute intervention divine « mettant de côté » les lois habituelles de la nature ? Il est évident que texte et sens subiront des modifications importantes. Dans un livre récent reproduisant des échanges autour du synode de l’Église protestante unie de France à Sète en mai 201517, le professeur Élian Cuvillier écrit ceci :

L’événement de Pâques, considéré comme résurrection du Christ, n’est pas un événement qui relève de l’histoire au sens des faits objectivement constatables : ce que nous pouvons saisir historiquement, c’est la foi pascale des premiers disciples. Il s’ensuit que la question de l’historicité de la résurrection doit être reposée non pas à partir de faits objectivement constatables, mais en fonction d’une nouvelle compréhension de l’histoire. Ce qui doit être déclaré historique, c’est l’événement fondateur que constitue l’expérience que les témoins attestent, avec les conséquences qui s’ensuivent. Les récits de la rencontre du Christ ressuscité qui s’est fait voir aux premiers témoins sont par conséquent historiques dans la mesure où ils rendent compte d’une rupture et d’une refondation de leur histoire personnelle et dans la mesure où ils affirment simultanément la vérité universelle de cet événement18.

En d’autres termes, ce qui relève de l’histoire – comprise ici comme le pur enchaînement des causes et effets naturels – n’est pas la résurrection objective, c’est-à-dire corporelle et physique, de Jésus de Nazareth d’entre les morts, mais le regard des disciples qui ont perçu dans la croix la possibilité d’un nouveau départ19. En raison des présupposés adoptés, ce dont le texte parle explicitement est considéré comme étant en rupture ou, pour le moins, en décalage important avec ce qui a pu se produire dans l’histoire.

Cette rupture entre le texte et l’événement qu’il raconte en amène une autre. Selon Paul, la résurrection du Christ fonde l’espérance en la résurrection de ceux qui ont placé leur foi en lui. C’est ce sens, découlant du récit (« dans le texte ») et de l’événement (« derrière le texte »), qui, pour l’apôtre, est pertinent pour le lecteur (celui qui est « devant le texte »). Toutefois, la rupture entre les deux premières composantes implique une rupture par rapport à la troisième aussi, qui se remarque dans ce même ouvrage :

La résurrection du Christ ne relève donc pas de la preuve matérielle, mais d’une révélation qui ouvre sur une nouvelle compréhension de Dieu, de soi-même et du monde. […] La proclamation de la résurrection résonne alors comme une parole qui s’inscrit en faux contre la fatalité et le désespoir laissant ouvert un possible quand, à vues humaines, tout semble clôturé. La proclamation de la résurrection opère une ouverture dans les contingences de ce monde. […] Tant que nos existences n’ont pas d’ouverture à une altérité, tant qu’elles se limitent à ce qui est constatable et admis comme évidence, tant qu’elles s’épuisent dans une simple jouissance des biens de ce monde, alors nous sommes malheureux parce que morts quoique en apparence vivants20.

Quel sens retenir du texte pour aujourd’hui ? D’après cet auteur, la proclamation de la résurrection du Christ – rappelons-nous, il n’est pas question de la résurrection physique elle-même – indique de nouvelles perspectives, une ouverture « verticale » et de nouveaux « possibles » au-delà de ce que notre regard humain peut percevoir. Il ne s’agit donc pas de tirer du texte biblique l’espérance d’une résurrection physique, future, des croyants, mais de porter un regard renouvelé sur l’existence présente.

La compréhension de Cuvillier le montre bien : ces différentes ruptures, et notamment la troisième, entre texte, événement et sens, permettent une très grande liberté d’interprétation. Ceci dit, comme de telles interprétations s’inscrivent en rupture avec les énoncés du texte lui-même, elles seront nécessairement déterminées par des éléments venus d’ailleurs. Lesquels ? Bien que l’on affirme souvent le contraire, ce sera, presque fatalement me semble-t-il, des éléments fournis par la culture ambiante. Une grande partie du débat sur les positionnements de l’Église face aux questions éthiques, à commencer par la décision du synode de Sète21, se rapporte d’ailleurs à ce problème de ruptures posées entre récit, événement et sens, dans la mesure où la question décisive pour fonder de telles positions n’est pas tant ce que dit le texte que ce que l’on peut ou que l’on veut retenir du texte, son « signifiant » actuel.

III. La position du protestantisme classique

A. Une approche herméneutique unifiée

Une différence fondamentale entre l’herméneutique moderne ou postmoderne, d’un côté, et l’herméneutique « classique », de l’autre, concerne précisément le rapport élaboré plus haut entre récit, événement et sens. Si, dans les approches modernes, il y a tendance à briser l’unité entre ces éléments, l’herméneutique classique les voit, au contraire, comme étant essentiellement unis : l’événement historique « derrière » le texte n’est pas en contradiction avec le récit biblique. Autrement dit, ce qui est « dans le texte » relate de façon fiable ce qui s’est passé dans l’histoire. De ce fait, le sens pour le lecteur qui se place « devant le texte » s’inscrit, lui aussi, en harmonie, ou en tout cas en continuité, avec les deux premiers éléments. W. Pannenberg résume bien la position des réformateurs sur ce sujet, ainsi que la différence avec l’approche moderniste :

Pour Luther et le protestantisme [des xvie et xviie siècles], le sens littéral (sensus litteralis) des écrits bibliques passait en même temps pour le sens historique (sensus historicus) ; de l’autre côté, la conception propre à Luther au sujet de la doctrine de l’Évangile (doctrina evangelii) coïncidait avec le contenu de l’Écriture, compris littéralement (ad litteram). Depuis, toutefois, un gouffre s’est ouvert entre le sens littéral des écrits bibliques et les événements historiques auxquels ils se réfèrent […]22.

Quatre remarques, d’ordre général, peuvent être faites ici. Premièrement, cette unité dans l’approche classique est étroitement liée à la position des réformateurs sur la Bible comme Parole de Dieu. Ce que les auteurs humains ont écrit est réellement, pour la théologie classique, révélation divine. La Parole de Dieu n’est donc pas un élément supplémentaire qui viendrait s’ajouter aux paroles humaines ; l’Écriture est, en elle-même, Parole du Seigneur s’exprimant dans et par les paroles des auteurs humains.

Deuxièmement, dans la perspective classique – la citation de Pannenberg le montre bien –, le Dieu biblique agit réellement au sein de l’histoire humaine. Mais pour bien saisir la pertinence de ce point, il faut aller plus loin. En effet, selon la conception de la Réforme, calviniste notamment, la révélation écrite découle de l’action de Dieu dans l’histoire. Celle-ci est donc première : Dieu agit et il révèle le sens de cette action par sa Parole. Sans cette action divine, la révélation scripturaire, venant en second lieu, n’aurait pas lieu d’être. De ce fait, plutôt que de parler de la primauté de la Parole, comme ce fut souvent le cas dans la théologie dialectique de Karl Barth, il faudrait insister sur la priorité de l’action historique de Dieu en vue de la création et de la rédemption, action qu’une Parole ultérieure fait connaître. Comme l’écrit Richard Gaffin :

La révélation ne se tient jamais seule ; elle concerne toujours, de manière explicite ou implicite, l’accomplissement de la rédemption divine. Le discours de Dieu se rapporte invariablement aux actes de celui-ci. Il ne serait donc pas exagéré de dire que la rédemption est la raison d’être même de la révélation. […] Par conséquent, la révélation est soit authentification, soit interprétation de l’action rédemptrice de Dieu23.

Troisièmement, parler d’une unité entre « sens littéral » et « sens historique » n’implique pas que la position classique serait littéraliste, au sens d’une correspondance quasi journalistique ou d’un « écart zéro » entre événement et récit. Calvin, déjà, reconnaît que l’Écriture utilise souvent des métaphores, des tropes, ou encore un langage symbolique, c’est-à-dire non littéral24. Il ne faut pas s’y tromper, les anciennes expressions latines sensus litteralis et ad litteram font référence, non au sens « littéral » comme tel, mais au sens qui vient « des lettres » du texte, autrement dit du texte lui-même. C’est pourquoi les réformateurs préféraient à ces expressions celle de sensus normalis, le sens du texte qui se déduit de façon « normale », compte tenu du style, du genre et de la finalité du passage en question. Aussi l’Écriture ne doit-elle pas être prise « platement », sans démarche interprétative pour cerner ce que l’auteur humain cherchait à dire aux auditeurs, sans non plus tenir compte des procédés narratifs, poétiques, rhétoriques ou autres qu’il a pu employer pour formuler ses propos25.

Quatrièmement, il faut bien intégrer le fait que l’Écriture est une interprétation de l’action de Dieu. Or, qui dit interprétation dit aussi mise en relief et approfondissement de certains aspects qui pouvaient ne pas être totalement transparents ou visibles dans l’événement lui-même. Il peut y avoir des différences entre ce qu’un témoin, présent au moment de tel épisode biblique, aurait pu voir ou saisir intellectuellement et l’interprétation que l’Écriture en fait par la suite. Ceci est vrai précisément parce que c’est par la description qu’il fait de l’événement que le récit livre les clés nécessaires pour comprendre l’action de Dieu et sa finalité26. Pour autant, cette distinction ne devient jamais opposition ; la position classique et la théologie réformée notamment posent une correspondance réelle entre l’intervention de Dieu et le récit qui l’explique.

B. Conséquences pratiques pour l’interprétation

Cette perspective unifiée dans l’approche classique et, plus particulièrement, la primauté de l’action de Dieu dans l’histoire ont des conséquences importantes pour le sens du texte, ainsi que pour ses applications actuelles. Revenons à l’exemple donné plus haut : en 1 Corinthiens 15, Paul dit aux Corinthiens que le Christ est ressuscité d’entre les morts comme prémices ou « avant-goût » de leur résurrection future. En décrivant l’action de Dieu en ces termes précis, Paul cherche, d’une part à faire comprendre que c’est réellement de cette façon – une résurrection physique du corps crucifié de Jésus de Nazareth – qu’il faut comprendre l’événement en question. D’autre part, en disant que cette résurrection est prémices de celle des croyants, ce sens est en harmonie avec l’énoncé : Paul ne voit pas dans l’annonce de la résurrection physique attendue un symbole ou une métaphore pour évoquer une réalité qui serait autre que celle de la résurrection physique elle-même. En parlant de l’espérance de la résurrection corporelle, l’apôtre induit réellement une attente vis-à-vis de la résurrection corporelle ! De même, l’application du texte pour aujourd’hui – le signifiant – découle de ce sens et le prolonge : le croyant actuel est appelé à nourrir cette même attente de la résurrection future et à en vivre. Le sens actuel est donc autre chose qu’un simple « principe d’espérance » qui échapperait à toute définition précise. Il a un contenu spécifique parce qu’il dérive du sens premier, comme aussi de l’événement historique que le texte prétend faire connaître.

L’unité d’approche dans l’interprétation classique permet d’éviter certains réductionnismes qui caractérisent l’herméneutique moderne et postmoderne. En interprétant l’Écriture dans une perspective de rupture, l’herméneutique moderniste se voit obligée d’écarter, à des degrés variables, l’action objective de Dieu dans l’histoire, pour se cantonner dans l’expérience subjective des auteurs bibliques. De même, elle doit, bien souvent, laisser de côté la signification du texte pour établir un sens jugé pertinent pour aujourd’hui, sens qui s’apparente à une actualisation de type surtout existentiel. L’approche classique, quant à elle, ne nie pas que les auteurs bibliques racontent l’action divine au travers de leur propre expérience, mais du fait que la Parole de Dieu s’exprime par des paroles d’hommes, cette expérience humaine, subjective, s’intègre pleinement à la révélation. Cela étant dit, l’accent biblique se place, avant tout, sur ce que les auteurs ont vu et entendu, l’insistance portant moins sur l’expérience humaine que sur le fait que les personnes en question sont témoins de ce que Dieu a fait et dit27. Le début de la première épître de Jean montre clairement cette double réalité et, en même temps, la priorité de l’action objective de Dieu :

Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant la parole de la vie, – et la vie a été manifestée, nous l’avons vue, nous en rendons témoignage, et nous vous annonçons la vie éternelle, qui était auprès du Père et qui nous a été manifestée, – ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi, afin que vous aussi, vous soyez en communion avec nous. Or, notre communion est avec le Père et avec son Fils, Jésus-Christ. (1Jn 1.1-3)

L’action divine et l’expérience humaine sont maintenues ensemble, l’aspect subjectif étant toutefois subordonné à l’action divine objective à laquelle il est arrimé. De même, l’approche classique intègre sans peine les aspects « existentiels » dans les applications bibliques. Mais elle peut les affirmer précisément parce qu’elle en retient le fondement historique, objectif dans lequel de tels prolongements trouvent leur point de départ et leur solidité.

C. L’herméneutique classique et l’éthique biblique

Abordons un dernier point touchant aux conséquences pratiques de l’herméneutique classique. Nous l’avons vu, dans la compréhension réformée, l’action de Dieu dans l’histoire est première. Le récit biblique en fournit l’interprétation normative pour que le peuple de Dieu sache comment agir et vivre en conséquence. Cela a des répercussions pour les injonctions éthiques de la Bible. La primauté de l’action divine sur la révélation écrite implique une priorité correspondante par rapport à l’action humaine. Plus précisément, la Bible ne saurait être appréhendée comme un simple « manuel pratique », donnant des indications atemporelles sur la façon dont « l’homme de Dieu » doit vivre en tout temps et en toute circonstance. Au contraire, elle révèle en tout premier lieu comment, pourquoi et en vue de quoi le Dieu créateur et rédempteur agit dans l’histoire des humains. Cela ne concerne pas seulement le passé, mais encore l’avenir. Tout au long de ses pages, l’Écriture annonce des interventions divines dans un certain nombre de circonstances futures précises : l’installation en terre promise, l’invasion assyrienne ou babylonienne à la suite de l’infidélité du peuple, la fin de la déportation, le retour au pays, la venue du Messie, le don de l’Esprit, et ainsi de suite. Elle proclame, de même, des desseins concernant la finalité et l’avenir ultimes de la création. La logique biblique est donc : action et/ou promesse divine, puis réponse humaine, celle-ci découlant de celles-là.

Ce rapport entre action et promesse divines, d’un côté, et réponse humaine, de l’autre, explique pourquoi les commandements bibliques ne sont pas identiques à toutes les époques. Quantité de lois et injonctions qui sont données le sont dans le contexte de l’action de Dieu à un moment particulier ou en rapport avec des promesses futures précises. Cela est vrai, en particulier, des commandements de l’Ancien Testament. Entre l’Ancien et le Nouveau Testament, les principes fondamentaux restent les mêmes, puisque les commandements reflètent le caractère de celui qui les a donnés et que le projet divin pour la création demeure inchangé. Mais ces principes ne s’incarnent pas exactement de la même façon suivant l’époque où l’on se trouve. Comme le dit encore M. Horton :

[…] Étant donné que la révélation suit le déroulement temporel de la rédemption (plutôt que vice versa), les propositions elles-mêmes sont rarement des affirmations de vérités éternelles ; elles sont plus fréquemment des déclarations circonstanciées, répondant aux catégories du commandement et de la promesse. Certains de ces commandements et promesses (par exemple, celles se rapportant à la théocratie mosaïque) changent, tandis que d’autres ont une validité permanente (ainsi, l’alliance abrahamique)28.

Sachant cela, nous ne sommes pas surpris de constater des différences sur le plan éthique entre les deux Testaments, ou même à l’intérieur de l’Ancien Testament. Le comportement à adopter à l’égard des Cananéens, par exemple, vise des peuplades particulières et un moment d’histoire précis (l’installation en terre promise)29, ce comportement exprimant d’ailleurs le jugement divin sur ces mêmes peuplades30. Qu’il ne s’agisse pas là d’un précepte à valeur générale, d’autres textes de l’Ancien Testament le montrent clairement31. Refuser d’appliquer de telles lois à la situation de l’Église ou même à une autre période de l’histoire d’Israël n’a donc rien d’un choix sélectif ou arbitraire. Cela relève, au contraire, d’une saine herméneutique. Il en est de même des multiples commandements touchant au culte, aux sacrifices et à d’autres aspects de la loi de Moïse que la théologie classique a toujours considérés comme relevant des « lois cérémonielles »32. À l’inverse, les instructions éthiques du Nouveau Testament, bien que s’appuyant sur les mêmes principes fondamentaux que les lois vétérotestamentaires – réactualisés et approfondis en Christ –, ont un caractère bien plus stable et permanent33.

Une illustration peut être utile ici : un parent imposera certaines règles à son enfant de 5 ans qu’il n’imposera plus lorsque ce même enfant aura 15 ans. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps l’enfant a intériorisé le « pourquoi » ou le principe de ces règles et agit de plus en plus par lui-même en adulte responsable. Certaines règles n’auront plus lieu d’être (« Ne t’approche pas de l’escalier, sinon tu vas tomber ! » par exemple). D’autres comportements que les parents n’ont jamais inculqués à l’enfant de 5 ans seront adoptés spontanément parce que cet enfant, devenu grand, sait désormais agir de façon appropriée dans des situations inédites. Il en est de même des exigences de Dieu à l’égard de son peuple. Il y a, entre les deux Testaments, une unité de principe, fondée sur le projet de Dieu pour sa création. Mais cela ne s’exprimera pas de la même manière s’agissant d’Israël qui vient de sortir d’Égypte ou qui se trouve aux abords de la terre promise, et de l’Église à laquelle Dieu « […] a parlé par le Fils en ces jours qui sont les derniers » (Hé 1.2).

Conclusion : la place de l’amour dans l’herméneutique

Concluons cet article en revenant au point abordé plus haut sur les présupposés. Une question qui peut surprendre, mais qui est à mon sens fondamentale, peut se formuler ainsi : quel est le lien entre l’herméneutique et l’amour de Dieu ? Je définis l’amour non comme un sentiment plus ou moins vague, mais comme un attachement à l’autre qui fonde la communication. Celui qui aime l’autre veut communiquer et agir en sa faveur. Par définition, l’amour ne peut se contenter ni de l’isolement ni de la passivité.

Or, poser cette question nous oblige à nous interroger sur les tenants et aboutissants pratiques des présupposés que nous formulons en tant que chrétiens. La question se pose d’un Dieu qui, oui ou non, agit et communique, et ceci de façon à ce que nous puissions en rendre compte de manière intelligible et le communiquer à d’autres. Dans l’herméneutique classique, où le rapport entre les différents composants de l’Écriture (récit, événement historique et sens) est essentiellement un rapport d’unité, l’autorévélation et l’affirmation d’un Dieu qui « est amour » sont parfaitement cohérentes34. Nous disons que Dieu est amour parce qu’il l’a prouvé dans l’histoire par la croix et la résurrection de son Fils, et qu’il nous l’a fait connaître par sa Parole35.

En revanche, dès que nous posons une rupture, plus ou moins grande, plus ou moins radicale, entre Dieu et son action au sein de l’histoire, entre l’action divine et la façon dont les auteurs humains ont pu la comprendre, ou encore entre le sens que ces derniers ont transmis et celui que nous devons garder pour aujourd’hui, nous soulevons des questions sérieuses quant à la capacité – ou à la volonté – de Dieu de communiquer réellement avec ses créatures. D’autre part, si le lecteur, en dehors des perspectives fournies par l’Écriture elle-même, doit opérer un tri entre ce qu’il s’agit d’accepter ou de ne pas accepter, qu’est-ce que cela dit de la réalité d’un Dieu qui communique réellement et donc qui aime réellement ? Autrement dit, parler en termes de rupture entre l’action de Dieu, le récit qu’en fait l’Écriture et le sens qui en découle n’enlève-t-il pas tout fondement pour prétendre que Dieu est réellement amour ? Et dans ce cas-là, n’avons-nous pas coupé la branche sur laquelle nous étions assis ? Il semble évident qu’à ce niveau très fondamental, toute approche qui se veut chrétienne, tout en épousant les ruptures de l’herméneutique moderne, est particulièrement fragile36.

De fait, cette remarque peut s’étendre à toute question théologique ou éthique. En tant que chrétiens, surtout en situation de modernité ou de « postmodernité », nous pouvons être tentés de ne garder de la Bible – de façon parfois très sélective et personnelle – que ce qui nous semble juste, vrai ou important, et de rejeter tout ce qui peut gêner ou heurter. Ce réflexe ne se limite pas à un milieu particulier, « pluraliste » par exemple. C’est un phénomène que l’on constate aussi chez bon nombre de ceux qui se disent « évangéliques ». Pourtant, il faut bien se rendre compte que faire de notre sensibilité ou de nos repères culturels le critère décisif de ce que nous retenons ou non de l’Écriture enlève tout fondement réellement biblique à toute affirmation que nous faisons sur Dieu. Quel critère précis permet, en effet, de soutenir que telle affirmation biblique serait juste et déterminante pour la foi, alors que telle autre serait une simple expression culturelle de l’époque biblique, n’ayant pas besoin d’être maintenue de nos jours ?

La question de l’interprétation est ainsi au cœur de la foi chrétienne. Face à la multiplicité d’approches et de types de lectures présents dans l’Église aujourd’hui, il n’est pas possible de donner une réponse unique, d’autant moins que certains d’entre eux, loin de s’opposer, peuvent éclairer des aspects complémentaires du texte. Toutefois, notre réponse aux questions posées par l’herméneutique et les critères que nous pouvons formuler pour distinguer entre interprétations valables, ou au contraire illégitimes, sont liés de façon indissoluble au statut et à l’autorité que nous reconnaissons à l’Écriture, comme aux présupposés avec lesquels nous l’abordons. Souhaitons que la réflexion de l’Église à ce sujet puisse être un instrument dans la main de Dieu pour que son Esprit conduise vers une compréhension plus grande de la vérité de sa Parole (Jn 16.13) !


  1. Donald Cobb est professeur de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin. Le présent article reprend et développe les éléments essentiels d’un débat à deux voix avec le professeur Élian Cuvillier en novembre 2016, à Aix-en-Provence, sur le sujet de l’autorité des Écritures.↩

  2. Cf. la liste partielle in P. Ricœur, L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 2001, p. 13.↩

  3. P. Ricœur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969.↩

  4. Par « herméneutique classique », entendons la façon dont les théologiens se situant dans la lignée de la Réforme, calviniste notamment, ont abordé le texte biblique. Au xvie siècle, les Églises protestantes ont entrepris un travail intense sur l’interprétation de l’Écriture, en raison de l’importance qu’elles accordaient au principe du Sola Scriptura, l’« Écriture seule ». Cela étant dit, les réformateurs n’ont pas innové en la matière, du moins dans leur reconnaissance de la Bible comme Parole de Dieu et de la fiabilité de la Bible, qui en est la conséquence. Sur ce plan, ils ont retenu la position universellement admise dans l’Église dès les premiers siècles et tout au long du Moyen Âge. Il semble donc préférable de parler, avant tout, de la perspective « classique », et non de l’approche « réformée » ou « calviniste » seulement. Cette position est d’ailleurs restée dominante jusqu’à l’époque des Lumières. Cf., sur la méthodologie exégétique de Calvin, D. Cobb, « L’exégèse de Jean Calvin, actualité et spiritualité », LRR 254 (2010/2-3), p. 21-36.↩

  5. B.F. Meyer, Reality and Illusion in New Testament Scholarship. A Primer in Critical Realist Hermeneutics, Collegeville MN, The Liturgical Press, 1994, p. 59. Cf. aussi ibid., p. 110, parlant de la recherche historique sur le Nouveau Testament : « Les motivations, les valeurs, l’utilisation de l’histoire et les motifs cachés que l’on prête à celle-ci, bien que d’une grande importance, sont des facteurs ‹méta-critiques›. Ils ne sont pas la conséquence de la méthode utilisée. Au contraire, ils prennent leur origine dans l’être moral de l’historien et, en dernière analyse, ils contribuent de façon plus fondamentale et globale que toute autre chose à la sorte d’histoire que celui-ci produit. »↩

  6. Cette catégorisation, très présente dans les discussions actuelles, doit beaucoup à P. Ricœur. Cf. aussi Stanley E. Porter et Beth M. Stovell, Biblical Hermeneutics. Five Views (S.E. Porter et B.M. Stovell, dir.), Downers Grove, InterVarsity, 2012, p. 12-20, et Joel B. Green, « The Challenge of Hearing the New Testament », Hearing the New Testament. Strategies for Interpretation (J. Green, dir.), Grand Rapids-Cambridge, Eerdmans, 20102, p. 10-14.↩

  7. Hans-Georg Gadamer est ici une référence incontournable, en particulier son ouvrage Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 19962. Cf. aussi les travaux de P. Ricœur, par exemple Le conflit des interprétations.↩

  8. Cf., par exemple, Ps 78.51-53 : « Il frappe tous les fils aînés de l’Égypte […]. Il fait partir son peuple comme un troupeau, il les mène au désert comme des brebis ; il les guide avec sûreté, ils n’ont pas à trembler quand la mer recouvre leurs ennemis. » (TOB)↩

  9. Je schématise ici l’évolution de l’interprétation biblique depuis les Lumières. Pour des raisons d’ordre pédagogique, ma présentation sera thématique et non chronologique.↩

  10. Cf., à ce sujet, parmi beaucoup d’autres, Wolfhart Pannenberg, Basic Questions in Theology, vol. 1, Philadelphie, Westminster Press, 1970, p. 96-97.↩

  11. E. Cassirer, Language and Myth, New York, Dover, 1946, cité in M. Horton, Covenant and Eschatology. The Divine Drama, Louisville-Londres, Westminster-John Knox Press, 2002, p. 58.↩

  12. M. Horton, Covenant and Eschatology, p. 100.↩

  13. Cette opposition entre l’Écriture conçue, d’un côté, comme récit de l’action de Dieu au sein de l’histoire et, de l’autre, comme recueil d’expériences subjectives que les auteurs ont faites du divin, est étroitement liée au divorce opéré par le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) entre le « phénomène » (la réalité extérieure, devant être saisie à l’aide d’une perspective naturaliste) et le « noumène » (le domaine intérieur de l’esprit humain qui serait, lui seul, le « lieu » de l’expérience religieuse).↩

  14. Cette rupture se trouve déjà (dans une forme largement abandonnée aujourd’hui), chez Friedrich Schleiermacher (1768-1834). Cf., par exemple, W. Pannenberg, Basic Questions in Theology, p. 103-105.↩

  15. B.F. Meyer, Reality and Illusion in New Testament Scholarship, p. 2, écrivant en 1995, dit ceci : « Au xxe siècle finissant, la question herméneutique la plus fondamentale en est venue à occuper le devant de la scène : est-ce que ce sont les textes qui nous communiquent le sens, ou est-ce nous qui prêtons un sens aux textes ? » (italiques de l’auteur). Ce sujet est abordé en profondeur dans l’ouvrage de Kevin Vanhoozer, avec le titre révélateur « Y a-t-il un sens à ce texte ? » : Is There a Meaning in This Text ? The Bible, The Reader, and the Morality of Literary Knowledge (coll. Landmarks in Christian Scholarship), Grand Rapids, Zondervan, 20092.↩

  16. B.F. Meyer, Reality and Illusion in New Testament Scholarship, p. 2.↩

  17. Le synode de Sète a ouvert la possibilité aux Églises locales de cette union de « pratiquer une bénédiction liturgique des couples mariés de même sexe qui veulent placer leur alliance devant Dieu ».↩

  18. E. Cuvillier in E. Cuvillier et Ch. Nicolas, Bénir les couples homosexuels ? Enjeux et débat entre protestants (coll. Comment faire…), Lyon, Olivétan, 2015, p. 129 (italiques dans le texte).↩

  19. E. Cuvillier aborde ses présupposés méthodologiques dans un article récent : « L’objectivité scientifique en exégèse biblique. Quelques réflexions actuelles à propos d’un vieux débat », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 16 (2016), p. 7-8 : « La méthodologie mise en œuvre dans l’analyse des textes bibliques suppose un certain nombre de procédures qui n’ont rien de spécifique à l’exégèse biblique mais sont appliquées à d’autres grands textes de la littérature mondiale. On peut ainsi parler d’un ‹athéisme méthodologique›. » Cuvillier dit dans ce même article (ibid., 7) que les récits bibliques de la résurrection ne relèvent pas « […] d’une réalité objectivable, supposant la distinction entre le monde perceptible et un monde surnaturel qui ne serait accessible qu’aux croyants ».↩

  20.  E. Cuvillier, Bénir les couples homosexuels ?, p. 128-129.↩

  21.  « Le Synode […] ouvre la possibilité, pour celles et ceux qui y voient une juste façon de témoigner de l’Évangile, de pratiquer une bénédiction liturgique des couples mariés de même sexe qui veulent placer leur alliance devant Dieu. »↩

  22. W. Pannenberg, Basic Questions in Theology, p. 96. Cf. aussi les remarques de L. Gilkey, cité in M. Horton, Covenant and Eschatology, p. 51 : « Au moment de la Réforme, […] il y avait une grande unité entre les énoncés formulés dans les domaines de la théologie biblique et de la théologie systématique, car le théologien tirait des Écritures sa compréhension de l’activité divine sans modification, et parce qu’il interprétait de façon univoque les verbes employés dans la Bible. De la sorte, dans la théologie de la Réforme, comme nulle part ailleurs, la Bible ‹parle son propre langage› ou ‹parle pour elle-même›, la médiation théologique y étant minime. » Tout en soulignant le caractère quelque peu caricatural du propos, Horton commente ainsi : « Gilkey avait certainement raison de suggérer que la fracture sans cesse grandissante entre théologie biblique et théologie systématique dépend étroitement de la réponse que l’on donnera à cette question : faut-il prendre de manière simple les énoncés bibliques concernant les événements historiques ? »↩

  23. R. Gaffin Jr., Resurrection and Redemption, Phillipsburg, Presbyterian and Reformed, 1978, p. 22 (italiques dans le texte).↩

  24. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ses commentaires sur le Ps 18, ou son interprétation des prophéties bibliques.↩

  25. M. Horton, Covenant and Eschatology, p. 75.↩

  26. Cf. D. Cobb, « L’histoire et le Nouveau Testament », La foi chrétienne et les défis du monde contemporain (sous dir. Chr. Paya et N. Farelly), Charols, Excelsis, 2013, p. 187-188.↩

  27. Il s’agit là, bien entendu, d’une remarque générale. Certains livres bibliques, les Psaumes notamment, mettent davantage en relief l’expérience subjective de leurs auteurs – sans pour autant que l’action divine soit perdue de vue. D’ailleurs, dans bon nombre de textes où les espoirs, craintes et joies des auteurs sont soulignés, c’est précisément en rapport avec l’intervention de Dieu, vécue ou attendue.↩

  28. M.S. Horton, Covenant and Eschatology, p. 139.↩

  29. Cf. Dt 7.2 ; 13.16 ; 20.17 ; Jos 10.35 ; 11.11.↩

  30. Cf. Gn 15.16 ; Lv 18.24-30, entre autres.↩

  31. Dt 10.10-18. Il est intéressant de noter que, d’après 1Ch 28.3, David, pourtant un homme « selon le cœur de Dieu », n’a pas pu être le bâtisseur du temple en raison de ses activités guerrières : « Dieu m’a dit : Tu ne bâtiras pas une maison à mon nom, car tu es un homme de guerre et tu as versé du sang. »↩

  32. Cf. Hé 10.1-4, 8-10, entre autres.↩

  33. 1Co 11.2-16 pourrait sembler contredire cette idée d’une éthique stable dans le Nouveau Testament et pour l’ensemble du temps de l’Église (ce qui explique aussi la tendance inverse, dans certains milieux, consistant à y voir un commandement pérenne). Cf. mon étude de ce passage et les conclusions qui en découlent pour une application actuelle : « La famille dans les épîtres », in N. Deuheuvels et Chr. Paya (sous dir.), Famille et conjugalité. Regards chrétiens pluridisciplinaires, Carrières-sous-Poissy-Charols, La Cause-Excelsis, 2016, p. 37-38.↩

  34. Cf. 1Jn 4.8.↩

  35. Rm 4.23-25 ; 5.8-10, entre autres.↩

  36. Il me semble que E. Cuvillier, « L’objectivité scientifique en exégèse biblique », p. 7, n’échappe pas à ce problème lorsqu’il écrit, par exemple, que « […] le mythe biblique traite de l’existence humaine dans le monde et que c’est ainsi qu’il faut l’analyser. Le mythe biblique ne parle pas de Dieu ‹en soi›, ou d’un arrière-monde mystérieux, il parle de l’humain confronté aux grandes questions de l’existence. » En d’autres termes, ce que nous avons dans les textes bibliques n’est pas une communication de Dieu mais le récit des auteurs humains qui tentent de mettre en mots, avec plus ou moins de succès, le sens de leur existence et de ce qu’ils tiennent pour leur expérience du divin.↩

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« Mais le plus grand, c’est l’amour » – Un regard sur 1 Corinthiens 13 https://larevuereformee.net/articlerr/n279/mais-le-plus-grand-cest-lamour-un-regard-sur-1-corinthiens-13 Wed, 21 Nov 2018 18:27:35 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1014 Continuer la lecture ]]> « Mais le plus grand, c’est l’amour »
Un regard sur 1 Corinthiens 131

Donald COBB2

Le plus grand problème de 1 Corinthiens 13 est sans doute que, plus on multiplie les explications à son sujet, moins on en dit en réalité. De fait, ces mots de l’apôtre, parmi les plus beaux de l’Écriture, ne sont pas difficiles parce qu’ils seraient obscurs ; si le lecteur y éprouve une certaine gêne c’est, le plus souvent, parce qu’ils sont au contraire trop clairs ! Faire un article sur ce chapitre risque donc fort d’en diminuer la force au lieu de l’accroître. On a comparé parfois l’exégèse – l’explication du texte biblique – avec la dissection d’une grenouille : se prêter à une telle activité permet de connaître tous les organes, tous les composants de ce qu’on étudie… mais la grenouille n’est plus vivante. Il en serait de même du travail exégétique. Le danger existe, en effet, de réduire le texte vivant à une simple énumération des éléments qui le composent, tout en lui enlevant sa capacité d’interpeller, de parler et de transformer.

Et pourtant, il y a dans ce chapitre des aspects qui méritent que l’on s’y attarde. Il n’est donc pas inutile d’entrer un peu dans les détails du texte… en essayant, si possible, de maintenir en vie ce que nous étudions ! C’est-à-dire en faisant, non pas une dissection mais, en quelque sorte, une vivisection ; ou – peut-être mieux – en peignant un tableau, en essayant de saisir ce texte dans toute sa beauté et avec toute sa pertinence. C’est ce que nous voulons tenter dans le présent article.

A. Le contexte à Corinthe

Avant d’entrer dans le vif du sujet, disons quelques mots sur le contexte. Une première lecture, superficielle, de ce chapitre pourrait donner l’impression que Paul, en pensant aux liens de communion qu’il partage avec ses lecteurs, se laisse tranquillement aller à une description poétique de ce qu’il vit avec eux, et de ce que les membres de l’Église vivent les uns avec les autres. Le résultat est ce qu’on appelle souvent « l’hymne à l’amour »3. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que ce chapitre revient régulièrement comme texte choisi par les jeunes couples qui préparent leur cérémonie de mariage…

Et pourtant, la situation à Corinthe était tout sauf paisible ! La première épître aux Corinthiens est en fait, avant tout, une lettre de reproches, visant à redresser des comportements qui divisaient la communauté et relevaient par moment du paganisme, notamment en matière de mœurs sexuelles. On y trouve : esprit de parti (chap. 1-4) ; inceste (chap. 5) ; procès juridiques entre membres de la communauté et fréquentation des prostituées (chap. 6) ; participation à des banquets orgiaques dans les temples païens (chap. 8-10) ; discrimination entre riches et pauvres (chap. 11) ; mise en doute de la résurrection finale (chap. 15)… pour ne mentionner que les points les plus évidents ! Et, au milieu de tout cela, il y avait une pratique très poussée, du moins par certains, de ce que Paul appelle les pneumata ou charismata : les « dons spirituels », accordés par l’Esprit pour l’édification de la communauté4. Ce qui était surtout prisé était le parler en langues (ou la glossolalie), comme aussi – mais dans un moindre degré, apparemment – la prophétie5.

Pourquoi ces charismata-là ? Parce que, du fait que celui qui les possédait pouvait les utiliser de façon visible au sein de la communauté, ils permettaient de distinguer – dans l’esprit des Corinthiens, en tout cas – entre ceux qui avaient l’Esprit de Dieu et bénéficiaient de son action, et ceux qui ne l’avaient pas. Et, par conséquent, entre ceux qui avaient atteint un certain niveau spirituel… et les autres. En clair, l’utilisation de ces pneumata donnait surtout l’occasion à ceux qui les pratiquaient de se mettre eux-mêmes en avant : c’étaient eux qui – comme on dirait aujourd’hui – avaient « une ligne directe » avec l’Esprit, qui possédaient la connaissance de la révélation divine. Au chapitre 12, Paul soulignera l’importance de réfléchir au sujet de ces dons dans le cadre de l’Église, corps du Christ. Il parlera de la nécessité de prendre soin des membres les moins « honorables » pour que le corps croisse, fonctionne normalement et soit en bonne santé6. Au chapitre 14, il entrera dans les détails sur la façon de pratiquer – ou non – le parler en langues dans le culte, et la place plus prééminente de la prophétie : c’est-à-dire d’un message, adressé à tous, qui « édifie, exhorte et console » (1Co 14.3). Entre les deux chapitres, et comme un joyau serti au centre de son cadre, viennent ces versets décrivant le charisma essentiel, qui, seul, peut donner une validité à tous les autres charismata7. D’une certaine façon, il ne s’agit pas tant d’un don parmi d’autres que de ce qui doit sous-tendre l’ensemble des dons et déterminer la façon dont ils s’exerceront8.

B. Un regard sur le texte

Sans entrer dans les détails, faisons simplement une remarque d’ordre général sur la structure de ce chapitre. 1 Corinthiens 13 peut être divisé en trois parties avec, au verset 13, une conclusion résumant le propos central. Je propose de regarder, pour chacune de ces parties, d’abord des points particuliers qui peuvent influer sur leur compréhension, puis l’idée fondamentale. Je tâcherai ensuite de situer ce passage, de façon plus globale, dans la théologie de Paul.

B.1 : L’amour, la qualité essentielle de la vie chrétienne (v. 1-3)

Paul met en exergue dans ces versets 1-3 les dons spirituels les plus spectaculaires, puis il en relativise la valeur s’ils sont séparés de l’amour. Sans surprise, il commence par le problème le plus évident à Corinthe, le parler en langues.

Le plus étonnant pour nous est sans doute cette mention des « langues des anges », surtout quand on songe à certaines interprétations ou pratiques populaires. Dans quelques milieux chrétiens, ces langues sont fréquemment associées au « chant en langues » ou à une certaine glossolalie intraduisible. Au temps du Nouveau Testament, une idée bien précise s’y attachait. Dans le judaïsme de l’époque, on trouve en effet, assez couramment, l’idée qu’une des activités principales des anges qui forment la cour céleste est de rendre continuellement un culte à celui qui y siège9 ; or, ces êtres célestes auraient chacun leur propre langue, des langues qui existeraient donc essentiellement pour l’adoration. Un document retrouvé à Qumrân, intitulé « Chants pour le sacrifice du Sabbat », le montre clairement. Il s’agit d’une description, avec force détails, de ce qui se passe dans ce culte célébré par les anges. En voici un extrait, à titre d’exemple :

[Un psaume de louange élevée sera adressé dans la langue du] troisième grand prince, une louange en direction du Roi des anges élevés, sept fois, comportant sept paroles élevées et merveilleuses. Un psaume de louange sera adressé dans la langue du quatr[ième] au Guerrier qui est au-dessus de tous les dieux, comportant les sept merveilleuses expressions guerrières de sa langue. Puis il louera le Dieu de la puissance guerrière sept fois avec se[pt] paroles de [merveilleuse] louange10.

Mais alors que suggère Paul en parlant, en 1 Corinthiens 13, des « langues des anges » ? Si l’on avait, dit-il, la capacité de comprendre et de parler, non seulement toutes les langues humaines, mais encore celles dont les anges eux-mêmes se servent pour adorer Dieu dans le ciel… mais sans amour, ce ne serait qu’un son creux, un tintamarre qui « agresse les oreilles ». Soyons clairs : un tel don va infiniment au-delà de ce qui se vivait concrètement, que ce soit à Corinthe ou dans n’importe quelle autre communauté chrétienne. Paul verse ici dans l’hyperbole et ne décrit pas ce qui se pratiquait dans l’Église !11 Pourtant, s’il était possible de posséder et utiliser même ce don-là, mais de façon non à édifier l’Église, mais à s’élever par-dessus les autres, cela serait dénué de toute valeur spirituelle12. Les conclusions qu’il faut en tirer pour le culte à Corinthe – bien en dessous d’une telle pratique hypothétique – se devinent sans difficulté.

Relevons un deuxième point dans ces versets. Paul poursuit son enseignement en mettant en avant trois autres illustrations de ce qui pouvait passer pour une « spiritualité supérieure ». Il faut relever, d’ailleurs, la répétition de l’adjectif « tout » : « tous les mystères », « toute la connaissance », « toute la foi ». C’est la pleine mesure de ces dons qui est envisagée… mais, une fois de plus, sans l’amour13. Peut-on préciser davantage le propos ? Dans un livre paru il y a quelques années déjà, l’exégète britannique D. Wenham fait remarquer que l’apôtre reprend probablement ici l’enseignement de Jésus lui-même :

  • La connaissance des mystères rappelle la parole de Jésus au sujet des « mystères du royaume de Dieu » qu’il est donné aux douze disciples de connaître (Mt 13.11).

  • La foi qui transporte les montagnes s’inspire de l’enseignement de Jésus que l’on retrouve en Mc 11.23.

  • L’idée de donner toutes ses possessions aux pauvres semble faire allusion à la parole adressée au jeune homme riche dans les évangiles : « vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres » (Mt 19.21)14.

Ces rapprochements avec l’enseignement de Jésus ne sont sûrement pas une coïncidence. Paul laisse entendre, au contraire, un message précis : quand bien même on serait le disciple idéal, tel que Jésus lui-même le définit, doté des qualités qui siéent à ceux qui se mettent à la suite du maître… sauf l’amour, il n’en reviendrait aucun profit. Au-delà des « dons spirituels » ou des charismata, et même d’une certaine façon indépendamment d’eux, ce qui fait le chrétien, c’est l’amour. Autant dire que l’amour est l’ingrédient essentiel de la vie chrétienne. Il ne serait sans doute pas exagéré – même si cela nous obligeait à refaire notre théologie totalement ou en partie – de dire que, sans l’amour, on n’est pas chrétien, on n’est pas disciple de Jésus-Christ, quelles qu’en soient les apparences15.

Relevons en passant la finesse psychologique et pédagogique de ces lignes : Paul serait évidemment en droit d’adresser les reproches les plus sévères à ses lecteurs. La situation l’aurait largement mérité. Pourtant, il parle ici à la première personne du singulier : « Quand je parlerais… quand j’aurais…, quand je distribuerais. » L’apôtre dit ce que les Corinthiens doivent entendre mais il le dit, à la fois, en évitant la confrontation directe et de façon à ce que chacun, en lisant ou entendant pour lui-même ces « je », soit amené à s’approprier ce qui y est dit.

B.2 : Les aspects concrets de l’amour (v. 4-7)

Dans cette deuxième section du chapitre, relevons surtout trois détails parmi l’abondance d’éléments que Paul y développe.

a) D’abord l’expression, au verset 5 : « [L’amour] ne médite pas le mal » (Colombe)16. S’agit-il simplement de dire que l’amour ne cherche pas à faire du tort à autrui ? L’affirmation serait bien entendu vraie, mais c’est d’une telle évidence que cela équivaut presque à une lapalissade. Les lexiques suggèrent toutefois qu’il y a plus. Le verbe ici (logizomai) signifie entre autres « compter », « comptabiliser », en sorte que l’on peut comprendre : l’amour « ne comptabilise pas le mal ». Il ne tient pas une liste des torts qu’il a subis de la part de l’autre. La TOB paraphrase légèrement le sens, en traduisant : « il n’entretient pas de rancune »17. L’exégète catholique C. Spicq explique ainsi l’expression : « C’est plus que l’absence de rancune et même que le pardon, c’est l’oubli, comme si l’on effaçait sur la tablette de cire les traits gravés par le stylet incisif ! Quand il s’agit du mal, quel qu’il soit […], torts ou erreurs d’autrui, la charité n’a pas de mémoire […]. »18

b) Le deuxième point pose un problème plus important. Au verset 7, Paul dit, d’après une version bien connue, que l’amour « […] pardonne tout, il croit tout, il espère tout, il supporte tout »19. Cela implique-t-il que par amour pour quelqu’un, il faut entretenir une crédulité naïve, même lorsque le comportement de la personne suggère le contraire ? Ou encore, que le devoir chrétien implique que nous supportions, patiemment, même les pires outrages que quelqu’un puisse déverser sur nous – puisqu’on doit « tout supporter » ? Là encore, il faut prêter attention à ce que Paul dit vraiment. Comme plusieurs l’ont fait remarquer, le terme pour « tout » peut bien se traduire comme un complément d’objet direct (« l’amour croit toutes choses ») mais aussi comme un adverbe de temps, c’est-à-dire « toujours »20 : ainsi, l’amour « […] couvre toujours21, il croit toujours, il espère toujours, il supporte toujours ». En d’autres termes, l’amour est toujours prêt à accorder une nouvelle chance ; il n’enferme pas l’autre dans son péché ou dans un comportement où les améliorations sont d’avance proscrites. Il est toujours prêt à croire qu’un changement est possible, même s’il s’agit d’un énième recommencement. Tout en restant réaliste, l’amour est animé par ce souci constant du bien de l’autre, comme aussi de la conviction que celui ou celle qui est frère ou sœur en Christ ne sera pas demain ce qu’il est aujourd’hui. C’est d’ailleurs pourquoi Paul poursuit en soulignant que l’amour « ne succombe – littéralement, ‹ne tombe› – jamais » (v. 8). Comme G. Fee le précise encore : « Paul ne veut pas dire que l’amour a toujours la pensée la plus positive que l’on puisse avoir sur tout et sur tout le monde, mais que l’amour ne cesse jamais de croire ; il ne perd jamais l’espoir. C’est pour cela qu’il peut persévérer. »22

c) Puis, troisièmement, relevons en passant – j’y reviendrai plus loin – les liens entre ces caractéristiques de l’amour et le fruit de l’Esprit en Galates 5.22-23. Non seulement c’est par l’amour que débute la description de ce fruit en Galates, mais encore les deux premiers « traits de caractère » de l’amour s’y retrouvent aussi :

  • 1Co 13.4 : « L’amour est patient (makrothumei), il est plein de sollicitude (chrêsteuetai). »

  • Ga 5.22 : « Le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la paix, la patience (makrothumia), la sollicitude (chrêstotês). »

Ces points ne figurent pas dans l’un et l’autre texte par hasard. Plus qu’une simple énumération d’attitudes ou de comportements isolés, Paul décrit l’amour, dans les deux passages, comme une réalité à multiples facettes mais qui sont toutes la conséquence de l’œuvre de l’Esprit.

Cette dernière remarque nous aide à mieux saisir l’unité de cette section. Au-delà des différents détails, ce qui est central est le souci de l’autre. Paul le dit explicitement au verset 5 : l’amour, affirme-t-il, « ne cherche pas son propre intérêt (ou zêtei ta heautês) ». En réalité, toute la perspective des versets 4-7 va dans ce sens : l’amour renonce aux attitudes qui nous encourageraient à braquer les regards sur nous-mêmes, à cultiver l’impatience vis-à-vis de l’autre. Il se soucie, en tout premier lieu, du bien du frère ou de la sœur en Christ ; il cherche à pallier ses manquements, à le supporter dans ses lenteurs.

Est-il besoin de préciser que, compris de cette façon, l’amour n’a pas grand-chose à voir avec le sentiment auquel on prête habituellement ce nom dans notre société actuelle ? L’amour qui s’en vient et s’en va à l’improviste, qui ne perdure pas plus longtemps que les émotions qui le portent, et qu’on ne peut pas « forcer » ou « mettre en cage » ! À l’inverse d’une telle chimère, Paul présente l’amour, non comme une idée ou un sentiment, mais comme un comportement23. En tenant compte du contexte de l’Église de Corinthe, il conviendrait peut-être aussi de souligner que cette agapè n’est pas non plus le strict équivalent de la « convivialité » qui peut exister au sein de la communauté chrétienne. En effet, cette convivialité-là se limite bien souvent à ceux qui pensent comme nous, qui partagent nos idées, qui nous ressemblent. L’amour dont Paul se fait ici le chantre se construit là, précisément, où les « atomes crochus » sont absents, là où l’attachement doit se faire, non sur une base de « convivialité » mais de « support mutuel »24.

B.3 : La permanence de l’amour (v. 8-12)

Si les versets 1-7 montrent la nécessité et les contours précis de l’amour, les versets 8-12 soulignent sa permanence. Notons qu’il existe au sujet des versets 8-10 tout un débat au sujet de la durée des dons de prophétie et de langues : ce que Paul dit ici n’implique-t-il pas que l’un et l’autre devront perdurer aussi longtemps que notre connaissance sera partielle, autrement dit jusqu’au retour du Christ ? À notre avis, chercher à tirer de ces versets des conclusions sur ce sujet – dans un sens ou dans un autre – serait imposer à Paul un débat qui ne le préoccupait pas. Son propos est plus large et, en même temps, bien plus concret : les messages donnés par l’inspiration directe de l’Esprit – que ce soit de manière compréhensible ou sous une forme devant être traduite – mais aussi toute révélation donnée dans le contexte de l’histoire présente, et même toute notre connaissance de chrétiens, tout cela est destiné à être dépassé par la réalité eschatologique, dans le royaume éternel. Toute révélation que Dieu nous confie est véridique. Mais elle est aussi partielle et devra céder devant la plénitude de la connaissance de Dieu dans l’eschaton, dans la situation finale.

Il y a un jeu de mots intéressant dans ces versets, car le terme teleios (« perfection ») au verset 10 s’emploie aussi pour désigner l’âge adulte25. C’est d’ailleurs ce qui facilite la transition, aux versets 11-12, vers l’évocation du contraste entre une pensée enfantine et une réflexion adulte. Les différentes formes de révélation présente sont encore dans l’attente de la plénitude. D’où la nécessité à ne pas y accorder une importance démesurée : ce sont des aides pour le voyage. Mais leur existence même rappelle que nous ne sommes pas encore parvenus à destination. Ou, pour reprendre la métaphore paulinienne, une telle révélation reste en rapport avec le temps de l’enfance. Elle est nécessaire, mais seulement parce que nous ne sommes pas encore adultes.

Au verset 12, Paul fait encore une comparaison entre notre vision actuelle de Dieu et notre contemplation « au moyen d’un miroir ». L’idée parfois avancée est celle d’un manque de clarté : les miroirs de l’Antiquité, en métal poli, ne permettait pas, dit-on, une image nette. Nous percevrions donc la réalité divine, mais obscurément, de façon confuse26. Les commentateurs plus récents penchent plutôt en faveur de l’idée d’une connaissance médiate : la métaphore ne concernerait pas tant une perception trouble qu’une vision indirecte27. Dans le temps présent, notre connaissance de Dieu nous vient par une parole ou par une représentation mentale. Elle s’adresse à notre intelligence et non à notre vision. Si elle touche à des réalités eschatologiques, elle reste néanmoins « pénultième » : elle appartient à la situation « avant-dernière ». Elle se distingue donc de ce jour où nous verrons « face à face » (v. 12). C’est toute la différence, nous dit Paul, entre jouir d’une connaissance partielle et connaître « comme nous avons été connus », c’est-à-dire à fond, intimement, et de façon im-médiate.

C. L’amour, obligation et don de Dieu

1 Corinthiens 13 est, sans conteste, un des plus beaux passages de l’Écriture, peut-être même de la littérature humaine, si l’esthétique se définit, ne serait-ce qu’en partie, par la capacité à éveiller les aspirations les plus profondes de l’être humain28. Mais c’est aussi un texte redoutable : qui prétendrait vivre, réellement, la description de l’amour que Paul nous y livre, aux versets 4-7 en particulier ?

De fait, ce texte risquerait d’être écrasant si l’apôtre ne nous donnait ailleurs des clés pour comprendre dans quel contexte nous devons le lire. Le terme agapè, qui y revient neuf fois, est important pour Paul, puisque nous ne le trouvons pas moins de soixante-six fois ailleurs dans ses épîtres. Le verbe agapaô y figure, quant à lui, trente-quatre fois. Or, il importe surtout de noter les passages où cet amour est mis en rapport avec Dieu. Dans une quinzaine de textes en tout cas, Paul développe l’amour en rapport explicite, soit avec Dieu, soit avec le Christ, soit avec l’Esprit. L’amour de Dieu en Christ est ce dont personne ni rien ne pourra nous séparer (Rm 8.35, 39). C’est l’amour du Christ qui « étreint » (ou « presse ») l’apôtre, et qui l’amène à poser un regard nouveau sur le monde et sur les autres (2Co 5.14). Dans l’épître aux Éphésiens, cet amour qui « dépasse toute connaissance » est – paradoxalement – ce que les lecteurs sont appelés à connaître, ce dont ils doivent découvrir « la largeur, la longueur, la profondeur et la hauteur » (Ep 3.19)29. C’est de cet amour que le Fils de Dieu nous a aimés, dit-il encore en Galates 2.20, en se donnant pour nous à la croix30. Qui plus est, ce même amour, « Dieu l’a versé dans nos cœurs par l’Esprit qu’il nous a donné » (Rm 5.5). C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, cette agapè fait partie du fruit que l’Esprit produit dans la vie des croyants et en constitue même la première manifestation (Ga 5.22). De ce fait, Paul peut demander que Dieu dirige le cœur de ses lecteurs vers l’amour (2Th 3.5), et que cet amour leur soit donné (2Co 13.13 ; Ep 6.23)31. Fondamentalement, l’amour n’est donc pas quelque chose que les chrétiens doivent créer de leur « propre fonds » ; c’est un don que l’on revêt (Col 3.14), comme on revêt le Christ lui-même32. On comprend désormais que C. Spicq ait pu écrire que l’agapè fonctionne chez Paul comme un « […] terme technique de la langue de la nouvelle alliance »33. Ch.K. Barrett, de son côté, relève le lien entre l’amour auquel l’apôtre appelle ses lecteurs et l’amour de Dieu qui s’est manifesté en Christ :

[…] A mesure que la description paulinienne de l’amour s’élabore, il devient évident, non seulement que le seul modèle humain dont [Paul] ait pu se servir est Jésus de Nazareth, mais qu’il s’agit en réalité d’une description de l’amour de Dieu, le seul être qui aime spontanément et sans motivation extérieure34.

Aussi, si l’amour est une exigence posée à la communauté chrétienne et à chacun de ses membres, il n’en demeure pas moins un don. Et puisque sa réalité nous a été révélée en Christ, c’est à ce dernier qu’il faut regarder ; pour en comprendre les « contours », bien sûr, mais aussi pour trouver la motivation nécessaire à sa mise en pratique. Comme le dit l’apôtre en Éphésiens 5.2 : « Marchez dans l’amour, comme aussi le Christ nous a aimés (kathôs kai ho Christos êgapêsen êmas) et s’est livré lui-même à Dieu. »35 L’amour du Christ fournit l’injonction d’aimer et, en même temps, l’impulsion, l’exemple pratique que les croyants doivent reprendre à leur compte36. Et du fait qu’il s’agit d’un don, cet amour, finalement, revêt aussi les caractéristiques d’une promesse : l’amour est ce dont Dieu nous a comblés. C’est encore ce qu’il s’engage à accomplir en nous, pleinement, au retour du Christ et dans le royaume éternel. Cette précision conduit à un dernier point.

D. La réalité eschatologique de l’amour

Au verset 13, Paul fait l’affirmation suivante : « Maintenant demeurent la foi, l’espérance, l’amour, ces trois choses. » D’une certaine façon, les trois « vertus théologales » ont une permanence que n’ont pas le parler en langues, la prophétie, la connaissance, notamment. Pourquoi ? Parce qu’elles nous « relient », bien plus directement que les dons, au monde divin. Au sens le plus profond, la foi c’est se tourner vers Dieu lui-même et s’y attacher. Il y a, dans la foi, un aspect personnel et relationnel qui n’est pas nécessairement présent dans les charismata, même bien compris. De même, l’espérance, c’est s’attendre à Dieu, à ce qu’il va faire, à ses promesses. Dans l’une comme dans l’autre, le regard est porté au-delà des dons vers celui qui donne. C’est très certainement pour cela que, même en dehors de 1 Corinthiens 13, la foi, l’espérance et l’amour sont mis en évidence comme les traits caractéristiques, les ingrédients essentiels de la vie chrétienne37.

Pourtant, Paul poursuit en précisant que « le plus grand de ces trois, c’est l’amour ». Qu’est-ce qui fait que l’amour reçoit un statut plus particulier encore que les deux autres ? C’est très certainement parce que, malgré une certaine imprécision dans le langage, Paul veut faire comprendre que seul l’amour est appelé à durer éternellement38. L’apôtre le montre ailleurs : la foi et l’espérance disparaîtront un jour. Non pas qu’elles soient condamnées à être déçues mais, comme le souligne 2 Corinthiens 5, nous marchons à présent « par la foi et non par la vue » (2Co 5.7). En Romains 8, Paul affirme encore : « Car c’est en espérance que nous avons été sauvés. Mais une espérance que l’on voit n’est pas espérance ; en effet, ce qu’on voit, qui l’espère encore (ho gar blepei, tis elpizei) ? »39 Au retour du Christ, la foi cédera devant la vue, l’espérance devant la possession des biens promis. L’amour, lui, est différent. Il est ce qui existera de façon permanente entre Dieu et son peuple, jusque dans le royaume éternel. La foi et l’espérance sont donc les « bâtons du pèlerin », nécessaires aussi longtemps que ce dernier est en chemin. L’amour, lui, est la destination, le but du voyage40.

Mais cela veut dire aussi que l’amour est l’élément de la vie chrétienne qui – seul – nous met en rapport, dès à présent, avec la réalité eschatologique dans son plein accomplissement. La foi et l’espérance sont nécessaires précisément parce que nous sommes encore en chemin. Elles permettent aux « yeux du cœur » de se fixer sur ce que nous n’avons pas encore obtenu. L’amour, lui, nous fait toucher du doigt la réalité même du royaume éternel. Plus encore qu’un avant-goût, il en est les prémices. En aimant en vérité, nous participons, dès à présent, à ce que nous vivrons dans l’éternité41.

Conclusion

Nous vivons, aujourd’hui, dans une société qui tourne, essentiellement, autour de l’épanouissement personnel et des « droits de l’individu ». Les événements tragiques du 11 janvier 2015, mais aussi la revendication, par la suite, de la « liberté d’expression » – liberté dont on doit pouvoir jouir à tout prix, quitte à insulter, à blesser ou à offenser l’autre – montrent les limites d’une telle vision des choses. En tant que chrétiens, nous pouvons déplorer une telle situation. Mais comment réagir concrètement ? C’est peut-être ici que 1 Corinthiens 13 trouve sa plus grande pertinence.

Dire à nos contemporains qu’ils doivent aimer, c’est tomber d’emblée dans des vœux pieux et, à n’en pas douter, stériles. En revanche, être une communauté où l’on s’aime réellement montrera, bien que modestement et imparfaitement, une alternative, et même la seule alternative valable pour une société qui dit rechercher le bien d’autrui. Plus encore, une telle communauté montrera – avec des paroles qui expliqueront, mais surtout au-delà des paroles, par ses actes – quelle est la source de cet amour, d’un amour qui n’a pas son origine dans des êtres humains, dans leurs aspirations ou leurs idéaux, mais dans le Dieu qui a prouvé son amour pour nous à la croix. Tout en restant conscients de nos faiblesses et de nos imperfections, osons formuler cette prière pour l’Église du xxie siècle : que le Dieu d’amour donne à son peuple, placé au cœur du monde, d’être rempli de son amour afin que nos contemporains perçoivent quelle en est la source, qui est aussi l’objet de notre foi et de notre espérance.

1 Corinthiens 13
Traduction de l’auteur

1 Si je parlais les langues des hommes, et même celles des anges, mais que je n’aie pas l’amour, je ne suis que du métal bruyant ou une cymbale qui agresse les oreilles. 2 Si je possédais le don de prophétie, si je connaissais les mystères – tous ! – et si j’avais toute la connaissance ; ou encore, si j’avais toute la foi, en sorte que je puisse déplacer des montagnes, mais que je n’aie pas l’amour, je ne suis rien. 3 Si je donnais par petits morceaux tous mes biens et si je livrais mon corps, en sorte que je puisse en tirer fierté, mais que je n’aie pas l’amour, cela ne m’est d’aucun profit.

4 L’amour est patient, l’amour agit avec bonté, il ne jalouse pas ; l’amour ne se vante pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, 5 il n’agit pas de façon inconvenante ; il ne cherche pas son propre intérêt, il ne s’irrite pas, il ne comptabilise pas le mal. 6 Il ne se réjouit pas de l’injustice mais il se réjouit, avec les autres, de la vérité ; 7 il couvre toujours les faiblesses des autres, il croit toujours, il espère toujours, il persévère toujours.

8 L’amour ne tombe jamais. Mais les prophéties ? Elles seront abolies. Les langues ? Elles cesseront. La connaissance ? Elle prendra fin. 9 Car c’est partiellement que nous connaissons, partiellement que nous prophétisons. 10 Mais lorsque la perfection sera arrivée, ce qui est partiel sera mis de côté. 11 Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, j’avais des réflexions d’enfant, je considérais les choses comme le fait un enfant. Quand je suis devenu adulte, j’ai mis de côté les choses qui appartiennent à l’enfance. 12 En effet, nous voyons à présent au moyen d’un miroir, de façon indirecte ; mais alors, ce sera face à face. À présent, je connais partiellement ; mais alors, je connaîtrai parfaitement – comme j’ai aussi été connu.

13 Maintenant demeurent la foi, l’espérance, l’amour, ces trois choses. Mais la plus grande d’entre elles, c’est l’amour.


  1. Voir la traduction de l’auteur en annexe de cet article.↩

  2. Donald Cobb est professeur de grec et de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  3. Ainsi, par exemple, Ch.K. Barrett, A Commentary on the First Epistle to the Corinthians, Londres, A & C. Black, 19712, p. 299, et G. Deluz, La sagesse de Dieu. Explication de 1 Corinthiens, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1959, p. 209.↩

  4. En 1 Corinthiens 14.1, c’est le terme pneumatika qui est utilisé, mais on trouve aussi, plusieurs fois dans la lettre, celui de charismata. Deux remarques au sujet de ce second terme : d’une part, en ce qui concerne son utilisation, Paul la limite, dans ces chapitres, essentiellement à la guérison (1Co 12.9, 28, 30). D’autre part, en dehors de cet usage spécifique, Paul considère les charismata dans un sens très large : l’ensemble des dons que Dieu confie à son Église (12.4), ce qui comprend aussi, par exemple, la direction de la communauté ou l’assistance à ceux qui sont dans le besoin (12.28 ; cf. aussi 1.7 ; 7.7 ; Rm 12.6). Malgré une habitude bien ancrée dans les esprits, employer l’expression de « dons charismatiques » pour parler, de façon précise, du parler en langues ou de la prophétie n’est donc pas vraiment conforme à ce que l’apôtre dit dans ces chapitres.↩

  5. Cf. surtout 1Co 14.2-19.↩

  6. Cf. 1Co 12.14-26.↩

  7. Sur la visée et la stratégie rhétoriques de ce chapitre, voir les remarques de B. Witherington III, Conflict and Community in Corinth. A Socio-Rhetorical Commentary on 1 and 2 Corinthians, Grand Rapids-Cambridge, Eerdmans, 1995, p. 264-265.↩

  8. Bien relevé par B. Witherington III, Conflict and Community, p. 264, n. 4. Comme le souligne encore M. Bouttier, La condition chrétienne selon saint Paul (coll. NST), Genève, Labor et Fides, 1964, p. 69, au sujet des dons : « Quelle que soit leur variété, parfois même leur mystère, ils ont un caractère commun, un même dénominateur qui les apparente et fait de chacun d’eux une grâce dont tous bénéficient – ce trait commun, cette composante, c’est l’amour. »↩

  9. L’image est présente dans le Nouveau Testament, dans le livre de l’Apocalypse (Ap 4.6-11 ; 5.11-12, etc.) et en Hé 12.22-23.↩

  10. 4Q404, fr. 1, col. 1. Traduction reprise et adaptée de M.O. Wise, M. Abegg Jr. et E. Cook (dir.), Les manuscrits de la mer Morte, Paris, Editions Perrin, 20032, p. 471. Les mots entre crochets sont suppléés par les éditeurs lorsque le texte est fragmentaire ou endommagé. Cf. aussi Testament de Job, 48-50 (et, dans la littérature rabbinique, Exode Rabba 28 ; 88c ; Sota 33a).↩

  11. Calvin l’a bien perçu. J. Calvin, Commentaires de Jean Calvin sur le Nouveau Testament, t. 5.1, Première épître aux Corinthiens, Aix-en-Provence/Marne-la-Vallée, Kerygma/Farel, 1996, p. 219 (l’édition originale date de 1546).↩

  12. Il est possible, en revanche, que les membres de l’Église de Corinthe, qui semblaient convaincus de vivre une sorte d’existence eschatologique anticipée et « quasi angélique », aient interprété la glossolalie qui se pratiquait en leur sein comme une forme de langage des anges. Ainsi G. Fee, The First Epistle to the Corinthians (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1987, p. 631.↩

  13. G. Fee, The First Epistle to the Corinthians, p. 632.↩

  14. D. Wenham, Paul Follower of Jesus or Founder of Christianity ?, Grand Rapids, Eerdmans, 1995, p. 81-85.↩

  15. Comme le dit M. Bouttier, La condition chrétienne selon saint Paul, p. 69, sans l’amour, « […] tous les charismes se dissolvent ; ils se trouvent comme réduits à l’état païen » (italiques dans le texte). Il convient de dire un mot au sujet de l’expression « Si je livrais mon corps de sorte que je puisse en tirer fierté », au v. 3. La plupart des versions modernes ont traduit : « Quand je livrerais même mon corps pour être brûlé » (BC, BJ, TOB, BFC, etc.). Cf. aussi C. Spicq, Agapè dans le Nouveau Testament. Analyse des textes, t. 2, Paris, Lecoffre-Gabalda, 19663, p. 56-58. Notre traduction (cf. aussi la Nouvelle Bible Segond) repose sur une variante textuelle présente dans des manuscrits à la fois anciens et de bonne facture (P46, Sinaiticus, Alexandrinus, Vaticanus, 33, 1739*, etc.). Elle semble préférable comme leçon quelque peu heurtée et qui aurait facilement engendré des variantes destinées à rendre le texte plus « lisse » ou coulant. G. Fee, The First Epistle to the Corinthians, p. 634, n. 46, cite 1 Clément 55.2 comme confirmation de cette leçon. Significativement, ce dernier passage utilise – sans doute consciemment – le même langage que Paul en 1 Corinthiens 13 (paradidonai, « livrer », psômizein, « distribuer [ou donner à manger] par petits morceaux »), sans pourtant évoquer l’idée de « livrer aux flammes ». Cela suggère, estime Fee, que Clément, qui écrivait vers l’an 96 apr. J.-C., connaissait le texte de Paul mais non la variante qui se trouvera plus tard dans le texte majoritaire. Fee considère (ibid., p. 635) que Paul, dans ce verset, offre « une réflexion sur son propre ministère, se référant aux diverses sortes de souffrances corporelles dont il ‹se glorifie› en 2Co 11.23-29 et 12.10, et qui contribue également à fonder son ‹sujet de gloire›, plus encore que le salut de ses lecteurs. Cependant, s’il n’a pas aussi l’amour, même ces sujets de gloire, dit-il, ‹ne me profitent de rien›. »↩

  16. Ou logizetai to kakon.↩

  17. Cf. les articles pour ce vocable in J.P. Louw and E.A. Nida (éd.), Greek-English Lexicon of the New Testament Based on Semantic Domains, New York, United Bible Societies, 1988-1989, et F.W. Danker, A Greek-English Lexicon of the New Testament and other Early Christian Literature, Chicago, University of Chicago Press, 20003 (BDAG par la suite). Ce dernier cite notamment à l’appui l’écrit intertestamentaire Testament de Zabulon 9.7, qui donne la description suivante de l’intervention salvatrice de Dieu attendue pour la fin des temps : « Après cela, vous vous souviendrez du Seigneur, vous vous repentirez et il vous convertira, car il est fidèle et plein de compassion, ne tenant pas compte de la méchanceté des êtres humains (mê logizomenos tên kakian tois anthrôpôn). » Cf. aussi 2Co 5.19 : « Dieu était en Christ, […] ne tenant pas compte aux hommes de leurs fautes (mê logizomenos autois ta paraptômata autôn). »↩

  18. C. Spicq, Agapè dans le Nouveau Testament. Analyse des textes, t. 2, p. 88-89.↩

  19. Suivant la version de Segond révisée dite « de la Colombe ».↩

  20. Ainsi, par exemple, G. Fee, The First Epistle to the Corinthians, p. 639-640.↩

  21. Panta stegei. L’idée ici est probablement « couvrir par le silence » : l’amour passe sous silence les faiblesses des autres. Il ne cherche pas à ébruiter les échecs d’autrui mais il protège l’autre en gardant le silence sur des défauts, etc., qui pourraient mettre l’autre dans une lumière défavorable. Cf., par exemple, Ch.K. Barrett, A Commentary on the First Epistle to the Corinthians, p. 304, et C. Spicq, Agapè dans le Nouveau Testament. Analyse des textes, t. 2, p. 91-92.↩

  22. G. Fee, The First Epistle to the Corinthians, p. 640. Cf. aussi Ch.K. Barrett, A Commentary on the First Epistle to the Corinthians, p. 305, et d’autres.↩

  23. Comme le dit encore G. Fee, The First Epistle to the Corinthians, p. 628 : « Aimer, c’est agir ; tout ce qui s’arrête en deçà des actes n’est pas l’amour du tout. »↩

  24. Cf., sur cette dernière notion, Rm 14.1 ; 15.1 ; Ga 6.2 ; Ep 4.2, 32 ; 5.1-2 ; Col 3.13 ; 1Th 5.14.↩

  25. Cf., par exemple, BDAG, et C. Spicq, Agapè dans le Nouveau Testament. Analyse des textes, t. 2, p. 94.↩

  26. Ainsi, par exemple, F.W. Grosheide, Commentary on the First Epistle to the Corinthians (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1953, p. 311.↩

  27. Cf., par exemple, G. Fee, The First Epistle to the Corinthians, p. 647-648, et C. Spicq, Agapè dans le Nouveau Testament. Analyse des textes, t. 2, p. 95-100. Ce dernier souligne que « les anciens vantaient la pureté et la clarté de leurs miroirs, dont ils trouvaient la surface nette et sans défauts » ; ibid., p. 95 (avec références à Platon, Philon d’Alexandrie, Plutarque, et Sagesse de Salomon 7.26).↩

  28. C. Spicq, Agapè dans le Nouveau Testament. Analyse des textes, t. 2, p. 60-63, fait une comparaison intéressante avec d’autres textes, juifs et hellénistiques, de l’Antiquité. Il écarte, à juste titre, l’idée d’un emprunt direct, Paul s’appuyant sur tel ou tel texte précis, tout en montrant que la littérature grecque contient maints exemples de mises en avant de diverses vertus. D’après Spicq (ibid., p. 63), « […] il est assuré que saint Paul, pour mettre en valeur l’excellence de la charité, s’est conformé à l’usage de la rhétorique classique, rédigeant sa composition sur le type traditionnel des éloges de vertus ».↩

  29. Cf. aussi Ph 2.1 ; 1Th 1.4 ; 2Th 2.13.↩

  30. Rm 15.30 pourrait même suggérer que l’amour de Dieu résume tout le contenu de l’épître aux Romains.↩

  31. Cf. aussi 1Th 3.12.↩

  32. Cf. Rm 13.14 ; Ga 3.27 ; Col 3.10.↩

  33. C. Spicq, Agapè dans le Nouveau Testament. Analyse des textes, t. 1, Paris, Lecoffre-Gabalda, 19663, p. 208.↩

  34. Ch.K. Barrett, A Commentary on the First Epistle to the Corinthians, p. 310.↩

  35. Traduction personnelle.↩

  36. Ici comme ailleurs chez Paul, l’impératif – ce que nous sommes appelés à faire – découle de l’indicatif : ce que Dieu a fait pour nous et ce que nous sommes devenus dans notre appartenance au Christ.↩

  37. Cf. Rm 5.2-5 ; Ga 5.5-6 ; Col 1.4-5 ; 1Th 1.3 ; 5.8. Cf. aussi Rm 15.13 ; Col 1.23.↩

  38. À strictement parler, du fait que les trois vertus « demeurent », il serait possible de comprendre que Paul prête aussi bien à la foi qu’à l’espérance et à l’amour un aspect permanent, et ce jusque dans l’éternité. Ce serait donc par rapport à l’ensemble des « vertus théologales » que Paul établirait le contraste avec ce qui est passager et appelé à disparaître (v. 8-12). C’est ainsi que le comprend Ch.K. Barrett, A Commentary on the First Epistle to the Corinthians, p. 308, et une minorité de commentateurs. À notre sens, une telle interprétation sollicite trop le langage du passage, qui n’a pas la rigueur d’un exposé systématique. Cela dit, il est également possible que le « maintenant » du v. 13 ait une valeur temporelle, et non de conséquence seulement : « Or, à présent, ces trois choses demeurent ». Ainsi, par exemple, G. Fee, The First Epistle to the Corinthians, p. 649-650, et B. Witherington III, Conflict and Community, p. 271-272.↩

  39. Notre traduction.↩

  40. Cf. aussi M. Bouttier, La condition chrétienne selon saint Paul, p. 69.↩

  41. Cf. M. Bouttier, La condition chrétienne selon saint Paul, p. 68. K. Barth, Dogmatique, 4,2 ***, Genève, Labor et Fides, 1971, p. 247, paraphrasant E. Troeltsch, disait que l’amour « […] est la force de l’au-delà qui est déjà en soi la force de l’en deçà ».↩

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« En Christ, vous avez été circoncis… » – Baptême et circoncision en Colossiens 2 https://larevuereformee.net/articlerr/n277/en-christ-vous-avez-ete-circoncis-bapteme-et-circoncision-en-colossiens-2 Thu, 11 Jan 2018 22:50:54 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=983 Continuer la lecture ]]> « En Christ, vous avez été circoncis… »
Baptême et circoncision en Colossiens 2

Donald COBB1

Et vous êtes parfaitement comblés en lui, lui qui est la tête de toute principauté et autorité, en qui aussi vous avez été circoncis, d’une circoncision faite sans mains humaines – par le dépouillement du corps charnel, par la circoncision du Christ – en étant ensevelis ensemble avec lui par le baptême ; en qui aussi vous avez été relevés au moyen de la foi en l’action de Dieu, qui l’a relevé d’entre les morts. Et vous, qui étiez morts dans les fautes et dans l’incirconcision de votre chair, il vous a fait vivre ensemble avec lui, vous ayant fait grâce de toutes vos fautes. (Col 2.10-12)2

La correspondance entre baptême et circoncision représente un aspect important de l’ecclésiologie réformée. Cela est vrai, en particulier, pour tout ce qui touche au baptême des enfants. Le Catéchisme de Heidelberg (question et réponse 74) fournit peut-être l’expression classique à ce rapprochement :

Faut-il aussi baptiser les petits enfants ?

Oui. Puisqu’ils appartiennent aussi bien que les adultes à l’Alliance de Dieu et à son Église, et puisque la rémission des péchés par le sang du Christ et par le Saint-Esprit qui produit la foi ne leur est pas moins promise qu’aux adultes, ils doivent aussi être incorporés à l’Église par le Baptême, qui est le signe de l’Alliance. Ils sont ainsi distingués des enfants des infidèles, comme cela se faisait dans l’Ancien Testament par la circoncision, à la place de laquelle le Baptême a été institué dans le Nouveau Testament3.

Il faut le souligner, dans cette citation, le rapprochement entre baptême et circoncision ne fonde pas, à lui seul, le baptême des enfants. Il y a aussi, et plus fondamentalement encore, l’idée de l’appartenance des enfants de parents croyants à « l’alliance de Dieu ». Néanmoins, le lien entre les deux « sacrements » y tient une place non négligeable. Colossiens 2.11-12 est un texte clé pour appuyer cette position, puisque c’est dans ce passage que, d’une manière formelle au moins, baptême et circoncision sont mis en rapport l’un avec l’autre.

Cela étant dit, le rapport baptême-circoncision est aussi un des points les plus régulièrement contestés dans la discussion entre réformés et baptistes. À titre d’exemple, Martin Salter, dans un article paru dans Themelios en 2010, avance que Paul parle essentiellement, en Colossiens 2, d’une « disjonction » entre circoncision physique et circoncision spirituelle ; et il souligne que « […] ‹circoncision› et baptême ne renvoient pas précisément, dans ces versets, aux mêmes réalités »4. De ce fait, conclut-il, affirmer que le baptême remplace la circoncision est « une interprétation illégitime de ce texte »5, et l’on ne devrait pas y recourir pour appuyer une doctrine du baptême des enfants6.

Chose intéressante, Salter souligne aussi que, « si le baptême remplace la circoncision et qu’il renvoie aux mêmes réalités, alors, en tant que signe de l’alliance, il devrait être administré aux enfants des membres de l’alliance »7. Tous n’approuveraient sans doute pas cette remarque. Toutefois, en tant qu’affirmation provenant d’un auteur de tendance baptiste, elle montre bien l’enjeu de l’interprétation de Colossiens 2.

Commençons par regarder le contexte, la structure et la traduction de ce passage. Cette première partie, qui est un peu technique, est importante, car les versions ne traduisent pas le texte de Paul de manière uniforme. Ensuite, je présenterai la façon dont l’Ancien Testament parle de la circoncision, puis je me pencherai sur le texte de Colossiens lui-même. Je terminerai en regardant – de façon plus globale – la fonction de la circoncision dans l’Ancien Testament et celle du baptême dans le Nouveau.

A. Contexte, structure et traduction du passage

Sans entrer dans les détails, nous pouvons relever que Paul semble combattre dans cette épître un enseignement d’origine juive, teinté de certaines tendances mystiques. L’observance d’un calendrier juif, avec ses sabbats et ses nouvelles lunes, est clairement prônée (Col 2.16), ainsi que l’interdiction de certains aliments (Col 2.16, 20-21). Comme à Qumrân, il y a un lien fort entre le culte terrestre et le culte céleste, Paul allant jusqu’à parler d’un « culte des anges » (v. 18)8. On y discerne également une tendance à l’ascétisme : la privation des choses matérielles comme moyen d’affermir la spiritualité (v. 22-23). Enfin, la nécessité de la circoncision paraît également présente dans cet enseignement juif ou judéo-chrétien, ce qui explique l’argument des versets 11-12.

Pour ce qui est de la structure et de la traduction de ces versets, le texte est organisé – comme c’est souvent le cas chez Paul – de façon soignée :

v. 10 Et vous êtes parfaitement comblés en lui, lui qui est la tête de toute principauté et autorité.
v. 11a En qui aussi (en hô kai)
Vous avez été circoncis, d’une circoncision faite sans mains humaines,
v. 11bα par le dépouillement du corps charnel,
v. 11bβ par la circoncision du Christ,
v. 12aα en étant ensevelis avec lui par le baptême ;
v. 12aβ En qui aussi (en hô kai)
v. 12bα Vous avez été relevés9 au moyen de la foi
en l’action de Dieu, qui l’a relevé d’entre les morts.
v. 12bβ Et vous, qui étiez morts dans les fautes et l’incirconcision de votre chair, il vous a fait vivre ensemble avec lui, vous ayant fait grâce de toutes vos fautes.

Relevons quelques éléments dans cette structure : l’expression en hô kai (« en qui aussi ») fait référence, par deux fois, au Christ, déjà évoqué au verset 10 (« vous êtes parfaitement comblés en lui, lui qui est la tête de toute principauté et autorité »). De même, les aoristes perietmêthête (« vous avez été circoncis ») et sunêgerthête (« vous avez été relevés »), au passif l’un et l’autre, sont parallèles et contiennent les deux affirmations principales de ces versets. Aux versets 11b et 12a, l’expression « par le baptême » (au datif, en tô baptismô) correspond aux deux datifs « par le dépouillement (en tê apekdusei) » et « par la circoncision (en tê peritomê) »10. Le verset 12bβ approfondit ensuite l’idée de la résurrection (spirituelle) en Christ, par le biais d’une phrase indépendante.

Soulignons aussi les analogies avec un autre texte de Paul, Ep 1.3-13. Dans les deux, nous voyons la même tournure pour mettre en avant ce qui est donné « en Christ » :

  • Éphésiens 1.7 : « En qui nous avons la rédemption (en hô echomen tên apolutrôsin) » ;

  • Éphésiens 1.11 : « En qui aussi nous avons été faits héritiers (en hô kai eklêrôthêmen) » ;

  • Éphésiens 1.13 : « En qui, vous aussi, ayant entendu la parole de vérité (en hô kai humeis, akousantes ton logon tês alêtheias) […] » ;

  • Éphésiens 1.13 : « En qui aussi, ayant cru, vous avez été scellés (en hô kai pisteusantes esphragisthête) »11.

Dans l’épître aux Éphésiens, cette expression « en qui » ou « en qui aussi » permet d’articuler ce qui est fait ou donné à ceux qui sont « en Christ ». Il en est de même en Colossiens 2.

Ces précisions sont utiles pour mieux comprendre le propos de Paul. Soulignons notamment que plusieurs traductions ponctuent ces versets en mettant la clause « en étant ensevelis ensemble avec lui par le baptême » avec ce qui suit plutôt qu’avec ce qui précède, liant ainsi le baptême directement à la foi, alors que la structure du grec ne le suggère pas12.

En tenant compte de cette structure, nous voyons les énoncés principaux du texte : « Vous êtes parfaitement comblés en Christ, en qui vous avez été circoncis et relevés. » Tout le reste développe comment – ou dans quelles circonstances – le Christ a fait cela. Ce qui est surtout important pour notre propos est le rapprochement entre circoncision et baptême : « En qui vous avez été circoncis, […] par la circoncision du Christ, en étant ensevelis avec lui par le baptême. »

B. La circoncision dans l’Ancien Testament

Avant d’aller plus loin, regardons rapidement le sens de la circoncision dans l’Ancien Testament. De fait, la réflexion sur le rapport entre baptême et circoncision est souvent obscurcie par un certain dénigrement de la circoncision, présentée comme un rite essentiellement « physique », opposée au sens « spirituel » du baptême. Le Nouveau Dictionnaire biblique, par exemple, dit ceci dans son article sur le baptême : « La circoncision était un rite, accompli physiquement par la main d’un homme, qui agrégeait en quelque sorte automatiquement dès leur naissance […] tous les mâles au peuple élu. Le [baptême] […] se place sur un tout autre plan : il opère spirituellement […]. »13

Cependant, une étude attentive des données bibliques oblige à nuancer – voire à rectifier – cette appréciation. Certes, dans la Genèse, Dieu donne la circoncision à Abraham comme signe de la descendance qu’il va lui susciter. Un gage visible de cette promesse est placé sur l’endroit du corps qui produira la progéniture. La nature du signe est donc en rapport avec la chose promise14. Ceci étant, la circoncision ne symbolise pas dans l’Ancien Testament une simple continuité biologique. En Genèse 17 déjà, elle est la marque visible de l’alliance dans sa globalité (Gn 17.13)15, dont le contenu le plus essentiel est la relation avec Dieu : « Je confirmerai mon alliance entre toi et moi, et avec ta descendance après toi dans toutes leurs générations : ce sera une alliance perpétuelle, en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de tes descendants après toi. » (Gn 17.7)16 Il y a, au cœur de l’alliance, la fidélité du Seigneur, qui se lie lui-même à des hommes et se les attache à lui. Il en découlera que la circoncision sera aussi le signe de l’inclusion au sein de l’alliance et, par conséquent, de l’appartenance au peuple de Dieu (cf. Ex 12.43-49).

Le lien avec l’alliance explique pourquoi la circoncision signifie encore la réponse exigée des membres de l’alliance. La circoncision physique représente donc la circoncision de cœur : la repentance, le renoncement au péché et l’attachement au Seigneur : « Soyez circoncis pour l’Éternel, circoncisez vos cœurs, hommes de Juda et habitants de Jérusalem, de peur que ma fureur n’éclate comme un feu et ne s’enflamme, sans qu’on puisse l’éteindre, à cause de la méchanceté de vos agissements. » (Jr 4.4 ; cf. Dt 10.16) C’est en raison de ce lien fort entre signifiant (= la circoncision physique) et signifié (la réalité spirituelle qu’elle représente) que le prophète Jérémie fustige l’incirconcision de cœur comme une contradiction inacceptable, scandaleuse, au regard du statut d’Israël, peuple de Dieu et « peuple des circoncis » :

Voici que les jours viennent, – oracle de l’Éternel –, où j’interviendrai contre tous les circoncis qui ne le sont pas vraiment, l’Égypte, Juda, Édom, les Ammonites, Moab, tous ceux qui se rasent les bords de la barbe, ceux qui habitent dans le désert ; car toutes les nations sont incirconcises, et toute la maison d’Israël est incirconcise de cœur. (Jr 9.24-25)17

Ici, le rapport entre signe et chose signifiée est à tel point intime que, lorsque la réalité spirituelle n’est pas présente, la marque physique ne donne aucun avantage devant Dieu ; c’est comme si les membres du peuple n’étaient pas circoncis du tout ! Notons en passant que ces textes montrent clairement que si la circoncision, en tant que signe physique, n’était pratiquée que sur les membres mâles du peuple, pourtant son contenu – le référentiel éthique et spirituel – concernait bien tout le peuple de Dieu, aussi bien les femmes que les hommes !

En outre, c’est en raison du lien étroit entre signe et contenu que, lorsque Dieu promet d’apporter sa délivrance eschatologique et de changer le sort de son peuple, il le fera en rappelant la réalité spirituelle à laquelle la circoncision renvoie : « Le Seigneur ton Dieu te circoncira le cœur, à toi et à ta descendance, pour que tu aimes le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, afin que tu vives. » (Dt 30.6)18 Dans le Nouveau Testament, c’est précisément parce que la circoncision renvoie à une réalité spirituelle, et non physique seulement, que Paul pourra souligner qu’en tant que signe (sêmeion) de l’alliance, elle est aussi « le sceau de la justice qu’Abraham a reçue par la foi » (Rm 4.11)19. Dans d’autres textes du Nouveau Testament et du judaïsme de l’époque, la circoncision figure la purification que Dieu opère et qui doit aussi faire partie de la démarche du membre fidèle d’Israël20.

La circoncision dans l’Ancien Testament est donc très loin d’être un rite orienté essentiellement vers une réalité ethnique ou sociologique. Elle a une signification avant tout spirituelle, et c’est ainsi que Paul lui-même – mais aussi d’autres auteurs du Second Temple – l’ont perçue21.

C. Baptême et circoncision en Colossiens 2.11-12

C.1 : Un regard sur le texte

Revenons maintenant à Colossiens 2. Que veut montrer Paul dans ces versets ? Face à un enseignement qui insiste sur l’importance des pratiques juives, dont la circoncision, l’apôtre s’attache à souligner la toute-suffisance du Christ : « Vous êtes parfaitement comblés en lui, lui qui est la tête de toute principauté et autorité. » (V. 10) La Bible en français courant paraphrase bien le sens de ce verset : « C’est par lui que vous avez tout reçu pleinement. »22 Les lecteurs de l’épître, d’origine païenne, n’ont pas besoin de se soumettre à la circoncision. Pourquoi ? C’est le verset 11 qui le dit : parce qu’ils ont déjà reçu ce que représente ce signe, dans leur appartenance au Christ. De fait, Paul voit la circoncision ici pour ce qu’elle représente : le dépouillement de la nature pécheresse (v. 11b) et la purification des péchés.

Comment comprendre le verset 11b, qui parle du « dépouillement du corps charnel, par la circoncision du Christ » ? Les commentateurs se partagent surtout entre deux positions : Paul parlerait, soit de ce qui arrive au croyant – en venant à la foi, ce dernier rejette la vie de péché qui a été la sienne jusqu’alors –, soit de ce que le Christ a fait à la croix et qui est appliqué, à présent, aux chrétiens. Suivant cette seconde interprétation, « la circoncision du Christ » ne se référerait pas à notre action ou à notre foi, mais à l’œuvre du Christ que nous recevons dans notre union avec lui. C’est la position de la plupart des commentateurs. Quelle que soit l’interprétation retenue, il faut souligner que le sens de la circoncision – le dépouillement de la chair (conçue comme siège du péché), dépouillement que représente la circoncision physique – est ici relié au baptême. Pour être plus précis encore, la clause participiale du verset 12 indique le moyen par lequel l’action du verbe principal se réalise : « Vous avez été circoncis […] en étant ensevelis avec lui par le baptême. »23

Cela dit, il faut préciser la nature de ce lien. Nous n’avons évidemment pas affaire, dans la pensée de l’apôtre, à une causalité simple où le baptême, en tant qu’acte matériel, effectuerait la purification des péchés ou le salut. Ailleurs, Paul mettra ces aspects de la vie chrétienne en rapport avec l’action de Dieu, et avec la foi24. Il faut plutôt dire que la réalité que représentait la circoncision dans l’Ancien Testament est reçue dans l’union au Christ que représente le baptême. En d’autres termes – et ceci est capital pour notre propos –, Paul n’insiste ni sur l’opération physique de la circoncision ni sur l’acte matériel du baptême, mais sur la signification spirituelle de l’un et de l’autre. Or, ce point étant établi, il en découle que les deux signes représentent les mêmes réalités spirituelles.

En même temps, il faut faire état d’une différence : la circoncision était le signe de la repentance et de l’attachement au Seigneur, comme aussi de la promesse que cette réalité de repentance et de foi serait donnée par Dieu. Le baptême figure cette même réalité de repentance et de foi qui est exigée, et qui est aussi promise, grâce à l’œuvre du Christ. La distinction ne s’établit donc pas tant en rapport avec la signification des signes que sur le plan de l’histoire de la rédemption. Pour le dire autrement, dans la perspective de Paul, le Christ est la réalité vers laquelle, ultimement, la circoncision s’orientait prospectivement et, en même temps, la réalité vers laquelle le baptême s’oriente rétrospectivement. L’une avait un regard qui portait en avant, vers l’œuvre du Christ, l’autre regarde maintenant en arrière, vers cette même œuvre du Christ, en sorte que Jésus-Christ est le moyen terme entre la circoncision et le baptême.

Le 12bβ apporte une confirmation à cette interprétation : en parlant de la situation des Colossiens avant qu’ils viennent au Christ, Paul la décrit en termes d’incirconcision : « Et vous, qui étiez morts dans les fautes et dans l’incirconcision de votre chair (kai tê akrobustia tês sarkos humôn), il vous a fait vivre ensemble avec lui, vous ayant fait grâce de toutes vos fautes. » (V. 12) L’incirconcision physique – c’est bien ce dont il s’agit ici – représente de façon tangible, comme au temps de l’Ancien Testament, l’état spirituel des païens : l’impureté et l’éloignement par rapport à Dieu25. Or, dit Paul, c’est ce qui ne caractérise plus ses lecteurs. Qu’est-ce qui a changé ? Leur appartenance au Christ. Une fois de plus, en Christ, les chrétiens reçoivent la réalité spirituelle figurée par la circoncision. Ce qui le montre visiblement, c’est leur baptême.

Il faut avouer que, dans l’ensemble, [les théologiens] baptistes n’ont pas reconnu à leur juste valeur les implications de cet argument. Il est certain que le Nouveau Testament accomplit l’Ancien Testament, et l’on peut même dire que la circoncision est, pour l’Ancien Testament, ce qu’est le baptême pour le Nouveau27.

C.2 : Mode du baptême et rapport à la foi

Il reste à apporter trois précisions supplémentaires sur ce passage.

La première touche au mode du baptême. On fait assez souvent appel à ce texte (comme aussi à Romains 6.1ss), pour affirmer que le baptême – compris comme baptême par immersion – représenterait, par la descente sous l’eau, « l’ensevelissement » du « vieil homme » et, par la remontée hors de l’eau, « la résurrection » de l’homme nouveau. Certes, il n’est pas impossible que ce soit un sens qui s’attache à la forme du baptême – même si le commentateur D. Moo, bien que baptiste lui-même, souligne que, dans le Nouveau Testament, la signification du baptême n’est jamais liée à la forme de ce dernier. En Romains 6, comme en Colossiens 2, le baptême atteste plutôt notre rattachement au Christ28. En d’autres termes, le propre du baptême n’est pas de représenter notre « ensevelissement ». C’est de signifier notre union avec le Christ, lui qui a été crucifié, qui a été enseveli, et qui est ressuscité.

La deuxième précision concerne la place de la foi dans ces versets. Au verset 12bα, la foi est présentée comme corollaire du baptême. En Christ, dit Paul, nous avons reçu une circoncision « spirituelle », ce que représente notre baptême ; en Christ aussi nous avons été relevés au moyen de la foi. Paul parle donc de la mort du Christ en lien avec le baptême ; et il évoque la résurrection du Christ à laquelle nous participons en lien avec la foi. Il s’ensuit que baptême et foi sont indissociables.

C’est, en fait, la même relation que nous voyons dans la circoncision : dans l’Ancien Testament, la repentance et l’attachement à Dieu sont intégralement liés à la circoncision, comme le contenu du signe est intégralement lié au signe lui-même. En ce qui concerne la circoncision, son caractère de signe renvoyant à la foi et à la repentance ne saurait être séparé de ce qu’est la circoncision. De même, en soulignant l’entière suffisance du Christ, Paul rappelle aux Colossiens qu’ils ont tout reçu en lui : la circoncision spirituelle, dans sa mort en rapport avec le baptême, et la résurrection spirituelle dans leur communion avec lui, en rapport avec la foi. On objecte parfois qu’en raison de ce lien entre baptême et foi, la foi serait nécessairement première pour que le baptême soit valable. C’est, à mon sens, confondre sens et chronologie : Paul évoque ici deux réalités qui sont interdépendantes logiquement, mais non nécessairement chronologiquement.

Pour illustrer cela en rapport avec la circoncision, prenons l’exemple classique d’Abraham. Comme le souligne Paul lui-même, Abraham a eu foi en Dieu. Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’il « […] reçut le signe de la circoncision, comme sceau de la justice qu’il avait obtenue par la foi, quand il était incirconcis » (Rm 4.11). La foi d’Abraham a précédé la circoncision (comme c’était le cas aussi, d’ailleurs, chaque fois qu’un prosélyte plaçait sa foi en le Dieu d’Abraham et devenait membre du peuple)29. Par contre, Isaac, son fils, a été circoncis dès sa naissance ; sa confiance et sa foi en Dieu sont venues après, sans que le sens de la circoncision, pourtant en rapport avec la justice reçue par la foi, soit compromis. Or, il en est de même du baptême : si sa signification est liée de façon inséparable à la foi, ce lien s’établit d’abord au niveau du sens et non d’une nécessaire précédence de l’une par rapport à l’autre. C’est ce qui explique très vraisemblablement, d’ailleurs, les baptêmes de maisonnées que nous voyons à plusieurs reprises dans le Nouveau Testament30.

Une dernière précision, liée aux deux précédentes, touche à la structure du texte. Notre façon d’organiser les versets 11-12 suggère que Paul sépare, en fait, baptême et « résurrection ». La « circoncision » se rapporte au baptême (v. 11a-12aα), tandis que la résurrection est en lien avec la foi (v. 12aβ-12bα). Cela pourrait nous surprendre et même sembler remettre en question la justesse de la structure proposée. De fait, Paul procède de la même manière dans l’épître aux Romains : en Romains 6.1-5, le rattachement à la mort du Christ que représente notre baptême fonde l’exhortation à marcher en « nouveauté de vie », l’impératif de nous adonner à une vie de foi :

Ignorez-vous que nous tous qui avons été baptisés en Christ-Jésus, c’est en sa mort que nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ensevelis avec lui, par le baptême, dans la mort, afin que, comme Christ a été relevé d’entre les morts par la gloire du Père, nous de même aussi, nous marchions en nouveauté de vie. Car si nous sommes devenus une même plante avec lui par la conformité à sa mort, nous le serons aussi par la conformité à sa résurrection. (Rm 6.3-5)31

Dans ce passage, comme en Colossiens 2, Paul présente le baptême en lien avec la mort du Christ. La nouveauté de vie, elle, est une exigence et, en même temps, une promesse qui en découle, et qui doit se concrétiser dans la vie du croyant32.

Conclusion : circoncision et baptême, leurs fonctions et finalités

Dans l’épître aux Colossiens, Paul rapproche le sens théologique de la circoncision du sens christologique du baptême. Il le fait pour montrer que ce que ses lecteurs ont reçu en Christ – et que représente leur baptême – accomplit la réalité signifiée et promise par la circoncision dans l’Ancien Testament. De la sorte, pour reprendre le propos de P. Jewett, « la circoncision est, pour l’Ancien Testament, ce qu’est le baptême pour le Nouveau ».

On trouve une confirmation de cela en dehors de Colossiens dans le fait que, pour le Nouveau Testament, l’autre « signe de l’Église », la sainte cène, remplace le repas de Pâque, c’est-à-dire le repas de délivrance et d’alliance pour le peuple de l’ancienne alliance33. Lorsque nous nous rappelons, d’une part, que la circoncision et la Pâque sont deux « signes » essentiels pour Israël dans l’Ancien Testament, et que, d’autre part, le baptême et la cène sont les « signes d’alliance », institués par le Christ, la correspondance entre baptême et circoncision devient plus claire encore. Comme le repas du Seigneur remplace le repas de Pâque, le baptême remplace la circoncision.

Il est évident que la correspondance entre circoncision et baptême ne résout pas, à elle seule, toutes les questions d’ecclésiologie. Cela est vrai, notamment pour ce qui est des sujets du baptême. C’est bien pour cela que des théologiens de tendance baptiste, comme P. Jewett et d’autres, peuvent reconnaître le lien entre les deux signes, sans aboutir aux conclusions formulées par la théologie réformée sur le baptême des enfants – même si, comme nous l’avons vu, un M. Salter peut aller jusqu’à affirmer que, si le baptême remplace réellement la circoncision, logiquement, les enfants de parents chrétiens devraient être baptisés ! Une question plus déterminante encore est celle de l’appartenance, ou non, des enfants de parents croyants à la nouvelle alliance, comme le souligne le Catéchisme de Heidelberg34.

Cela étant dit, il peut être intéressant de terminer le présent article par une comparaison entre la fonction et la finalité de ces deux signes – ou « sacrements » –, tirée d’un petit ouvrage à but pastoral, de J.P. Sartelle35 :

  • Lorsque, au temps de l’Ancien Testament, une personne mettait sa foi en le Dieu d’Abraham, elle recevait la circoncision.

  • Le signe extérieur du cœur purifié, dans l’Ancien Testament, était la circoncision.

  • Le rite attestant l’entrée au sein du peuple de Dieu dans l’Ancien Testament était la circoncision.

Or, si l’on remplace « Ancien Testament » par « Nouveau Testament », nous obtenons ceci :

  • Lorsque, au temps du Nouveau Testament, une personne mettait sa foi en le Dieu d’Abraham, elle recevait le baptême.

  • Le signe extérieur du cœur purifié, dans le Nouveau Testament, était le baptême.

  • Le rite attestant l’entrée au sein du peuple de Dieu dans le Nouveau Testament était le baptême.

Si la correspondance entre circoncision et baptême ne permet pas de répondre à toutes les interrogations soulevées par les différences en matière d’ecclésiologie, du moins nous aide-t-elle à avancer dans notre réflexion à ce sujet. Dans tous les cas, nous pouvons dire que, sur cette question précise, les données bibliques pour étayer la position réformée ne sont pas inexistantes, loin s’en faut !

*****

Annexe : Le texte grec de Colossiens 2.10-12

Et vous êtes parfaitement comblés en lui, lui qui est la tête de toute principauté et autorité, en qui aussi vous avez été circoncis, d’une circoncision faite sans mains humaines – par le dépouillement du corps charnel, par la circoncision du Christ – en étant ensevelis ensemble avec lui par le baptême ; en qui aussi vous avez été relevés au moyen de la foi en l’action de Dieu, qui l’a relevé d’entre les morts. Et vous, qui étiez morts dans les fautes et dans l’incirconcision de votre chair, il vous a fait vivre ensemble avec lui, vous ayant fait grâce de toutes vos fautes. (Col 2.10-12)

v. 10 καὶ ἐστὲ ἐν αὐτῷ πεπληρωμένοι, ὅς ἐστιν ἡ κεφαλὴ πάσης ἀρχῆς καὶ ἐξουσίας.
v. 11a Ἐν ᾧ καὶ
περιετμήθητε περιτομῇ ἀχειροποιήτῳ
v. 11bα ἐν τῇ ἀπεκδύσει τοῦ σώματος τῆς σαρκός,
v. 11bβ ἐν τῇ περιτομῇ τοῦ Χριστοῦ,
v. 12aα συνταφέντες αὐτῷ ἐν τῷ βαπτισμῷ·
v. 12aβ Ἐν ᾧ καὶ
v. 12bα συνηγέρθητε διὰ τῆς πίστεως
τῆς ἐνεργείας τοῦ θεοῦ τοῦ ἐγείραντος αὐτὸν ἐκ νεκρῶν·
v. 12bβ καὶ ὑμᾶς νεκροὺς ὄντας ἐν τοῖς παραπτώμασιν καὶ τῇ ἀκροβυστίᾳ τῆς σαρκὸς ὑμῶν, συνεζωοποίησεν ὑμᾶς σὺν αὐτῷ, χαρισάμενος ἡμῖν πάντα τὰ παραπτώματα.

  1. Donald Cobb est professeur de grec et de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Il a récemment soutenu une thèse de doctorat sur la compréhension et la fonction rhétorique de la diathêkê (alliance) en Galates 3-4.↩

  2. Notre traduction. Ailleurs, sauf indication précise, les citations seront prises de la Bible Segond révisée, dite « à la Colombe ».↩

  3. Quel est ton unique assurance dans la vie comme dans la mort ? Catéchisme de Heidelberg (traduction française, P. Courthial), Aix-en-Provence, Fondation d’entraide chrétienne réformée-Kerygma, 1986. Nous avons légèrement modifié le texte et ajouté les italiques.↩

  4. M. Salter, « Does Baptism Replace Circumcision ? An Examination of the Relationship Between Circumcision and Baptism in Colossians 2:11–12 », Themelios 35/1 (2010), p. 16.↩

  5. M. Salter, « Does Baptism Replace Circumcision ? », p. 28.↩

  6. Ibid., p. 29.↩

  7. Ibid., p. 16.↩

  8. Les commentateurs plus anciens posaient régulièrement la présence d’un judaïsme influencé par le gnosticisme, mais les traits que Paul relève en rapport avec ses adversaires se retrouvent largement à Qumrân, ce qui relativise de beaucoup une telle affirmation. Pour ce qui est de la participation des anges au culte de Qumrân, le lecteur intéressé consultera, par exemple, 4Q400-407, « Chants pour le sacrifice du sabbat », in M.O. Wise, M. Abegg Jr. et E. Cook (sous dir.), Les Manuscrits de la mer Morte, Paris, éditions Perrin, 20032, p. 466-479.↩

  9. Sunêgerthête, littéralement : « Vous avez été relevés ensemble » (sous-entendu : « avec lui »).↩

  10. Les manuscrits hésitent entre baptismô et baptismati, ce dernier terme étant plus habituel. La répartition des deux leçons entre les différents types textuels peut faire hésiter, mais il est probable que baptismô ait été modifié secondairement en faveur du mot plus usuel. Baptismos fait davantage référence à l’action de baptiser (ou de recevoir le baptême) qu’au baptême lui-même (baptisma), mais la différence réelle est minime.↩

  11. Notre traduction. Cf. aussi Ep 2.21-22 ; 3.12.↩

  12. Cf., par exemple, la Colombe : « En lui aussi vous avez été circoncis d’une circoncision qui n’est pas faite par la main des hommes ; c’est-à-dire le dépouillement du corps de la chair ; la circoncision de Christ. Ensevelis avec lui par le baptême, vous êtes aussi ressuscités en lui et avec lui, par la foi en la puissance de Dieu, qui l’a ressuscité d’entre les morts. » La ponctuation ici donne l’impression que le parallèle s’établit entre « baptême » et « foi ». Notre structure montre que, s’il y a bien un rapprochement entre ces deux (cf. infra), les éléments parallèles sont plutôt « circoncision » et « baptême ». Notons par ailleurs que le rapprochement avec Éphésiens 1 milite également contre la proposition, parfois avancée, de prendre en hô kai en Col 2.12aβ comme une référence au baptême (= « dans le baptême vous avez aussi été relevés »). La traduction « en qui » ou « en qui aussi », comme référence au Christ, est retenue par J. Eadie, A Commentary on the Greek Text of the Epistle of Paul to the Colossians, Grand Rapids, Baker Book House, 1979, p. 150-151, et P. O’Brian, Colossians, Philemon (coll. WBC), Waco, Word, 1982, p. 114 et 118-119, citant à l’appui, entre autres, Lohmeyer, Schnackenburg et Grundmann.↩

  13. A. Lamorte et R. Pache, « Baptême », Nouveau Dictionnaire biblique. Édition révisée (sous dir. R. Pache et A. Kuen), Saint-Légier, Éditions Emmaüs, 19922, 160, col. 1 (les italiques sont de nous).↩

  14. Ou, en tout cas, en rapport avec une partie de ce qui est promis. En effet, si la promesse à Abraham se rapporte au don d’une descendance, elle touche aussi au pays et, plus fondamentalement, à une bénédiction pour les nations (Gn 12.1-3). Le lien dans la Genèse entre circoncision et descendance physique a déjà été relevé par des théologiens réformés comme G. Vos, Biblical Theology, Old and New Testaments, Édimbourg-Carlisle, Banner of Truth Trust, 1975 (première édition 1948), p. 90.↩

  15. « Mon alliance sera dans votre chair une alliance perpétuelle » (notre traduction). Le signe de la circoncision fonctionne ici comme synecdoque de l’alliance elle-même.↩

  16. Notre traduction.↩

  17. Cf. aussi Ez 44.7, 9. C’est pour cette même raison que le terme ʻārēl (« incirconcis ») signifie, tout d’abord, « inapte au contact avec Dieu » et, par extension, « impur » ou « incapable » (ainsi Ex 6.12, 30 ; Lv 19.23 ; Es 52.1 ; Jr 6.10 ; Ez 31.18 ; 32.19, 21, 24 ; 44.7, etc.). Cf. L. Koehler et W. Baumgartner, The Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament, Leyde, Brill, 1994-2000, art. ʻārēl.↩

  18. Traduction œcuménique de la Bible.↩

  19. En parlant de la circoncision comme « signe et sceau », Paul reprend en fait un langage déjà traditionnel. Ainsi, d’après t. Berakot 6.13, c’est par la circoncision qu’Isaac a été « scellé par le signe d’une sainte alliance (ḥṯm ḇʾwṯ ḇrîṯ qwḏs̆) ». Cf. aussi t. Aboda Zarah 3.13.↩

  20. Cf., par exemple, Philon d’Alexandrie, De migratione Abrahami, 92, De somniis, 2.25, De specialibus legibus, 1.8-11, Quastiones et solutiones in Genesim, 3.52. Le lien entre circoncision et purification est également supposé dans le Nouveau Testament, dans des passages comme Jn 7.22-23.↩

  21. Des passages comme Rm 2.25-29 ou Ep 2.11 pourraient faire croire que l’apôtre ne voit dans la circoncision qu’un signe physique, dénué de valeur spirituelle. Il convient toutefois de se rappeler que Paul réagit avant tout dans ces textes contre des Juifs qui mettaient en avant leur statut de membres d’Israël, la circoncision et la possession de la Torah, comme des privilèges les mettant d’emblée dans une situation favorable envers Dieu, notamment dans le jugement divin (cf. Rm 2.12-13, 17-24). Rm 3.1-2 montre bien que la description du chapitre 2 de cette épître ne constitue pas une description exhaustive des effets de la circoncision.↩

  22. La notion de l’entière suffisance du Christ est présente tout au long de Colossiens et constitue un des fils conducteurs de cette lettre : Col 1.13-22, 27 ; 2.2, 6-9, 17 ; 3.1-4, 11, 15-16 ; 4.2, etc.↩

  23. Ainsi, par exemple, J. Eadie, A Commentary on the Greek Text, p. 148, qui en conclut : « L’ensevelissement et la circoncision ne diffèrent entre eux qu’en ce qui concerne la forme et les circonstances. »↩

  24. Bien souligné par H.N. Ridderbos, Paul. An Outline of his Theology, Grand Rapids, Eerdmans, 1975, p. 410-412.↩

  25. Cf., à ce sujet, Ch.F.D. Moule, The Epistles to the Colossians and to Philemon, Cambridge-Londres-New York, Cambridge University Press, 19776, p. 96.↩

  26. E. Lohse, Colossians and Philemon (coll. Hermeneia), Minneapolis, Fortress Press, 1972, p. 103.↩

  27. P. Jewett, « Baptism (Baptist View) », Pictorial Encyclopedia of the Bible, t. 1 (ed. M.C. Tenney), Grand Rapids, Zondervan, 1975, 476, col. 2. Cf. aussi id., Infant Baptism & the Covenant of Grace, Grand Rapids, Eerdmans, 1978, p. 89, et F.F. Bruce, The Epistles to the Colossians, to Philemon and to the Ephesians (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1984, p. 103s : « […] L’œuvre du Christ a accompli la signification de l’ordonnance précédente à un tel point […] que celle-ci est désormais dépassée. […] Il ne reste plus de place pour une circoncision faite de main d’homme […] ; la mort du Christ a opéré la purification intérieure que les prophètes associaient à l’alliance nouvelle, ce dont le baptême est le signe visible. » (Les italiques sont de nous.) On trouve la même concession in K. Barth, « La doctrine ecclésiastique du baptême », Foi et vie 47/1 (1949), p. 31 : « […] Dans Colossiens 2 : 11 sqq., le baptême est appelé la circoncision du Christ, remplaçant pour nous la circoncision des Israélites […]. » Dans id., Dogmatique IV/4 (fragment), Genève, Labor et Fides, 1969, p. 123-125, Barth reconnaît de nouveau le parallèle entre la signification de la circoncision et celle du baptême, bien que la présentation soit plutôt alambiquée (s’agit-il d’une façon d’occulter quelque peu des implications au niveau du baptême des enfants ?).↩

  28. « Paul fait du baptême le moyen par lequel nous sommes ensevelis avec le Christ (dia [= à travers] le baptême) et non le lieu où nous sommes ensevelis avec lui. […] Il n’existe aucune donnée, ni en Romains 6, ni ailleurs dans le Nouveau Testament, qui suggère que l’on ait accordé à l’action même […] du baptême une signification symbolique. L’essentiel en Romains 6 est très certainement, non le rite du baptême mais le simple événement du baptême. » D. Moo, The Epistle to the Romans (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1996, p. 362-363 (italiques dans le texte).↩

  29. Cf. Ex 12.43-49.↩

  30. Cf., par exemple, D. Gibson, « ‘Fathers of Faith, My Fathers Now !’ : On Abraham, Covenant, and the Theology of Paedobaptism », Themelios 40/1 (2015), p. 22, et D. Cobb, « Baptême », Dictionnaire de théologie biblique, Cléon-d’Andran, Excelsis, 2006, p. 459-461.↩

  31. Notre traduction.↩

  32. Bien souligné par P. Gardner, « Circumcised in Baptism–Raised Through Faith : A Note on Col 2:11–12 », Westminster Theological Journal 45 (1983), p. 172–77.↩

  33. C’est en effet lors du repas de la Pâque que Jésus se présente comme le sacrifice qui, par son sang versé (cf. Ex 12.12-13, 21-23 ; 24.4-8), consacrera une relation particulière avec les douze disciples et ceux qui, par la suite, s’attacheront à lui. C’est très certainement en ce sens, d’une part, que l’évangile de Jean laisse entendre que Jésus est mort le vendredi de Pâque, au moment où l’on immolait les agneaux pour le repas pascal, et, d’autre part, que Paul peut affirmer que « Christ, notre Pâque, a été immolé » (1Co 5.7). L’apôtre développe ce point de façon allusive, ce qui suppose un enseignement déjà explicité et connu des Corinthiens. Paul a donc dû donner précédemment un enseignement plus approfondi sur le lien entre la sainte cène et la mort du Christ, d’un côté, et le repas de Pâque, comme repas de délivrance et d’alliance, de l’autre.↩

  34. Cf., à ce sujet, D. Cobb, « La place des enfants dans la nouvelle alliance et dans l’Église », La Revue réformée 63/263 (2012), p. 9-25.↩

  35. J.P. Sartelle, What Christian Parents Should Know About Infant Baptism, Phillipsburg, Presbyterian and Reformed, 1985, p. 10-11.↩

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Compte rendu du colloque de l’AFETE https://larevuereformee.net/articlerr/n276/compte-rendu-du-colloque-de-lafete Wed, 08 Nov 2017 15:05:34 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=977 Continuer la lecture ]]> Compte rendu du colloque de l’AFETE1
« Pour une lecture évangélique des Pères apostoliques »
Les 31 août et 1er septembre 2015

Donald COBB2

Les écrits des Pères apostoliques sont méconnus dans nos milieux protestants et évangéliques ! Pourtant, ces « Pères » (on les distingue des « Pères de l’Église », plus généralement, en précisant que ce sont ceux qui ont écrit à l’époque ou les derniers apôtres venaient de disparaître) sont des chaînons indispensables pour comprendre la transition entre le Nouveau Testament et l’Église ancienne. Si la théologie orthodoxe (grecque et russe) et l’Église catholique romaine leur accordent une place prépondérante, les évangéliques, très attachés aux Écritures, ont plutôt tendance à en minimiser l’importance ou à les oublier tout simplement. Toutefois, comme l’a souligné un des conférenciers du colloque, le danger existe alors de passer du sola scriptura, cher à la Réforme, au nuda scriptura, où l’Écriture n’est plus lue en dialogue avec toute la « nuée de témoins » qui a jalonné l’histoire du christianisme. Il en résulte un appauvrissement de l’Église contemporaine, qui ne sait plus vraiment d’où viennent certaines de ses convictions, ni quelles sont les leçons qu’elle peut apprendre du passé.

C’est ce constat qui a motivé le choix du sujet du dernier colloque de l’AFETE, les 31 août et 1er septembre 2015, réunissant une quarantaine de participants dans les locaux de l’Institut biblique de Nogent autour du thème : « Pour une lecture évangélique des Pères apostoliques ».

La palette des sujets abordés a été variée.

Damien Labadie, doctorant en histoire des religions à l’École pratique des hautes études, a apporté une conférence introductive sur « Le contexte historique des Pères de l’Église ». Ce conférencier a proposé comme grille de lecture des Pères apostoliques le contexte social troublé que l’on connaît à l’Empire romain au tournant des ier et iie siècles, joint à une vive attente de la fin du monde fournie par l’apocalyptique juive. D. Labadie a souligné par ailleurs que, si l’Église ancienne n’a pas connu une persécution massive et continue, elle a en revanche été animée de la conviction d’être une minorité marginalisée, ce qui a puissamment contribué à forger son identité durant les premiers siècles de son existence.

George Kalantzis, professeur à la faculté de théologie de Wheaton (É.-U.), directeur du centre d’études patristiques dans cette même institution et orateur principal du colloque, a ensuite tâché de répondre à la question : « Y a-t-il une lecture évangélique des Pères apostoliques ? » Kalantzis était particulièrement bien placé pour traiter un tel sujet. En tant qu’évangélique grec, grandissant dans une situation de réaction par rapport à l’Église orthodoxe, Kalantzis a été amené, peu à peu, à découvrir la richesse des Pères apostoliques et leur contexte spécifique dans un monde gréco-romain antérieur à l’avènement de la chrétienté. Deux questions ont marqué cette conférence. Premièrement : Qu’implique l’idée d’une lecture « évangélique » des Pères apostoliques ? S’agit-il d’une étude simplement historique, détachée des préoccupations actuelles, ou cherche-t-on, au contraire, à y trouver des ressources pour l’Église actuelle ? Deuxièmement : Qu’implique la notion de « Père » ? Dans quelle mesure, et de quelle façon, ces premiers théologiens-praticiens postapostoliques constituent-ils une « autorité » pour l’Église d’aujourd’hui ?

Ignace d’Antioche (mort vers 110 apr. J.-C.), dont les écrits ont exercé une influence majeure sur l’Église des premiers siècles, a ensuite été l’objet de deux conférences présentées par des professeurs de la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine. Louis Schweitzer a présenté « La spiritualité du martyre chez Ignace d’Antioche », insistant sur la conscience chez ce Père d’être un modèle de persévérance dans l’attachement au Christ, y compris devant une mort certaine à cause de sa foi. Jacques Buchhold a présenté l’ecclésiologie chez Ignace, relevant, entre autres, le rôle que la menace de l’hérésie docète a joué dans les instructions que ce pasteur a laissées sur la place de l’évêque dans l’organisation et les activités des Églises locales, comme aussi dans sa façon de parler de la sainte cène.

Le mardi matin, G. Kalantzis a abordé, dans une deuxième conférence, le sujet de « La théologie des sacrements chez les Pères apostoliques ». On ne peut comprendre le langage des Pères apostoliques sur le baptême et l’eucharistie, a-t-il souligné, sans prendre en compte la conscience, très répandue à l’époque, de la présence du divin dans la vie courante. Le monde de l’Antiquité n’était pas un espace « sécularisé » : il était rempli de divinités et de « rites corporatifs », c’est-à-dire d’expressions collectives de spiritualité. Ces expressions se rencontraient au quotidien et rythmaient l’existence de la société tout entière. La compréhension très forte du baptême et du repas dominical que l’on voit chez les Pères doit s’insérer dans cette perspective (qui, rappelons-le, est aussi celle de l’Ancien et du Nouveau Testaments !). Pour le réformé qui écrit ces lignes, cette présentation, et la discussion qui a suivi, ont représenté un des temps de réflexion les plus féconds du colloque. Les perspectives des Pères apostoliques, se situant en dehors des polémiques qui traversent les Églises depuis le xvie siècle, offrent la possibilité d’une discussion qui sort de nos catégories et a priori théologiques habituels. De ce fait, elles pourraient permettre un certain terrain commun qui gagnerait à être approfondi, sur le sujet de la sainte cène notamment.

Une partie du lundi après-midi a été consacrée à trois « mini-conférences » : « La christologie des Pères apostoliques » (Jean Decorvet, Emmaüs), « Connaissance et utilisation des écrits du Nouveau Testament chez les Pères apostoliques » (préparée par Samuel Bénétreau et lue par Sylvain Romerowski, M. Bénétreau n’ayant pu assister au colloque pour raisons de santé), et « le prophétisme au temps des Pères apostoliques » (Jean-Claude Boutinon). Mardi après-midi, Isabelle Olekhnovitch a également proposé une étude de texte sur les chapitres 1-6 de la Didachè.

Comme à l’accoutumé, une partie du colloque a été consacrée aux travaux de doctorat récemment soutenus ou en cours. Donald Cobb (Faculté Jean Calvin, Aix-en-Provence) a résumé sa thèse doctorale, soutenue à la Faculté de théologie catholique de Lyon en juin 2015 (Une diathêkê qui n’est ni abrogée ni modifiée : la signification et la fonction rhétorique de l’alliance en Galates 3-4). Antoine Fritz a présenté la publication récente de sa thèse, To the Jew First or to the Jew at Last ? Romans 1:16c and Jewish Missional Priority in Dialogue with Jews for Jesus, sortie de presse en 2013 (Pickwick). McTair Wall a développé quelques aspects de son projet de thèse sur « Le débat sur l’herméneutique missiologique à la lumière de l’utilisation lucanienne de l’Ancien Testament en vue de la vocation missionnaire de l’Église » (FLTE). Enfin, Sylvain Romerowski (Institut biblique de Nogent) a présenté son livre Qui a décidé du Canon du Nouveau Testament ?, paru en 2013 (Excelsis).

Les deux journées de travaux ont commencé par des lectures de textes tirés de deux Pères de l’Église, Clément de Rome et Ignace d’Antioche.


  1. Association francophone européenne des théologiens évangéliques.↩

  2. Professeur de grec et de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

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Galates 3-4 : Une alliance ni abrogée ni modifiée https://larevuereformee.net/articlerr/n275/galates-3-4-une-alliance-ni-abroge-ni-modifie Wed, 08 Nov 2017 14:47:12 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=966 Continuer la lecture ]]> GALATES 3-4 : UNE ALLIANCE NI ABROGÉE NI MODIFIÉE

Donald COBB1

Le problème : l’alliance chez Paul

L’alliance est une catégorie essentielle pour comprendre l’Ancien Testament. Le terme lui-même (berîth) figure plus de 385 fois dans la Bible hébraïque et il est présent dans la plupart des livres qui la composent2. Même lorsque le mot lui-même fait défaut, on peut estimer que le concept continue à façonner le contenu biblique. Comme l’a souligné A. Jaubert :

La doctrine de l’Alliance est au cœur de la religion juive. Elle concerne les relations intimes de Dieu et de son peuple. Par le fait même, elle engage ce qu’on pourrait appeler une self-conception du peuple de Dieu, de son rôle et de
sa destinée. Elle impose une vision du monde, une vision des relations avec les autres hommes et avec les autres peuples3.

Mais qu’en est-il de l’alliance chez Paul ? De fait, l’apôtre emploie assez rarement le terme. L’équivalent grec (diathêkê) ne se trouve dans ses lettres qu’une dizaine de fois, ce qui a conduit bon nombre de chercheurs à conclure que la notion d’alliance aussi y serait marginale4. E.P. Sanders, dans son livre sur Paul et le judaïsme palestinien, qui a fait date, résume la position de bon nombre de spécialistes à
ce sujet :

[…] Nous devons relever le caractère inadéquat des concepts d’alliance pour comprendre Paul. […] Ce que Christ a fait n’est pas […] mis en contraste avec ce qu’a fait Moïse mais avec le geste d’Adam. […] Nous constatons [chez Paul] que les concepts d’alliance sont transcendés
5.

D’autres, comme J.D.G. Dunn, ont emboîté le pas, affirmant par exemple que « le thème de ‹ l’alliance › n’a pas été une catégorie centrale ou majeure » dans la théologie de Paul6.

De fait, la question de l’alliance chez l’apôtre des nations est inséparable de la judaïté de ce dernier : « son » Évangile se comprend-il en rupture avec le judaïsme des Écritures, ou est-il possible de parler d’une continuité entre
les deux, le message de la croix étant l’accomplissement des promesses que Dieu avait faites à son peuple dans l’Ancien Testament ?

Galates 3-4 fournit des éléments importants pour la discussion, aussi bien sur la place de l’alliance dans la théologie paulinienne que sur les rapports entre l’Ancien Testament et l’Évangile. En effet, c’est dans ces chapitres que le terme diathêke revient le plus souvent chez Paul, figurant trois fois au cours de l’argument7. Cela étant dit, ces chapitres constituent un texte exigeant : l’apôtre y formule son argument de façon
souvent elliptique. Il semble, par moments, revenir sur des points pourtant déjà acquis, tout en obligeant le lecteur, dans le même temps, soit à compléter des affirmations partielles, soit à suivre des raisonnements quelque peu alambiqués. C’est
d’ailleurs ce qui a conduit plus d’un spécialiste à prétendre que Galates 3-4 manque de cohérence : au-delà d’une conviction essentielle – les chrétiens galates, d’origine non juive, ne doivent pas se faire circoncire – les divers aspects de ces
chapitres ne s’articuleraient pas de façon rigoureusement logique8. La conséquence d’un tel présupposé est une exégèse souvent fragmentaire, bon nombre de commentateurs se concentrant
avant tout sur les détails du texte, sans vraiment se demander comment ses différentes parties sont reliées les unes aux autres.

Le présent article a donc pour objectif d’esquisser différents aspects de Galates 3-4 en posant la question de leur lien avec la notion d’alliance. Ses conclusions pourront aider à mieux saisir comment Paul comprend ce concept, ainsi que la place
qu’il occupe dans sa théologie. De fait, comme nous verrons, discerner plus clairement de tels liens dans ces chapitres permet de mieux en saisir la cohérence globale.

A. Contexte historique et structure de l’argument

On le sait, l’épître aux Galates est la réponse à une situation de crise : des enseignants – très probablement d’origine juive, issus des Églises de Judée (vraisemblablement celle de Jérusalem)9 – s’étaient infiltrés dans les communautés de Galatie, en insistant sur la nécessité pour les chrétiens non juifs de se soumettre à la circoncision10. En nous appuyant sur la réponse
de Paul, mais aussi sur d’autres données, bibliques et extrabibliques, nous pouvons reconstruire, dans les grandes lignes, ce que devait être le message des enseignants11 :

  1. Jésus-Christ est l’accomplissement de l’alliance avec Abraham. Or, dès le commencement, Abraham a été circoncis (Gn 17.1-27) et il a pratiqué la Torah. De ce fait, la circoncision constitue, aujourd’hui encore, le moyen d’entrer dans l’alliance,
    de sorte que ceux-là seuls qui se font circoncire sont « fils d’Abraham »12.

  2. L’alliance du Sinaï prolonge l’alliance avec Abraham et est une avec elle. L’alliance nouvelle en Christ, tout en opérant le pardon et permettant le don de l’Esprit, n’implique l’abrogation ni de l’alliance mosaïque ni de la loi. Elle en confirme
    plutôt la pérennité.

  3. Il en découle que, sans la circoncision, les Galates ne sont pas dans l’alliance. En tant qu’incirconcis, ils ne peuvent ni prétendre au statut de « fils d’Abraham » ni s’imaginer bénéficiaires de la justification, de la vie ou du
    salut qui sont au cœur de l’alliance.

On le voit, si la prédication des enseignants judéo-chrétiens débouche concrètement sur l’exigence de la circoncision et de la pratique de la Torah, le message lui-même concerne l’appartenance à l’alliance et le statut des membres de celle-ci, considérés,
eux, comme « fils de l’alliance » ou « fils d’Abraham »13.

Nous reviendrons plus loin sur le lien entre l’expression « fils d’Abraham » et la notion d’alliance. Retenons surtout pour le moment qu’aux deux axes centraux de l’enseignement des judéo-chrétiens – à savoir que les Galates, n’étant pas circoncis,
ne sont pas dans l’alliance et, de ce fait, ne sont ni « fils d’Abraham » ni justifiés – Paul oppose deux affirmations, dont l’une ouvre et l’autre termine l’argument du chapitre 3. 1°) Les Galates ont reçu
l’
Esprit qui, dans la prophétie biblique, est une des promesses relevant de l’alliance eschatologique (= la « nouvelle alliance »)14. 2°) Du fait de leur
appartenance au Christ, ils sont déjà fils de Dieu et, a fortiori, fils d’Abraham15. Il en découle qu’ils appartiennent d’ores et déjà à la – nouvelle – alliance,
qu’ils n’ont donc pas besoin de se faire circoncire et, même, que la circoncision représenterait un pas en arrière, puisqu’elle porterait atteinte à l’œuvre de salut opérée par le Christ (Ga 2.21 ; 5.4). Ces deux points permettent de mieux cerner
le développement de l’apôtre jusqu’en Galates 4.7 :

  • en Galates 3.1-14, Paul approfondit et explique le don de l’Esprit comme conséquence de la foi16 ; c’est l’Esprit, ainsi que la justification et la vie, qui
    représentent le contenu de la bénédiction promise aux nations en Genèse 12.317 ;

  • Galates 3.15-29 approfondit le thème de l’héritage promis au Christ, le Fils de Dieu18 : ceux qui sont en Christ reçoivent, à leur tour, le statut de
    fils de Dieu, conformément à la prophétie d’Osée 2.119 ;

  • Galates 4.1-7 récapitule l’argument, combinant les thématiques des héritiers et de l’Esprit (v. 6-7).

On le voit, ces deux thèmes de l’Esprit et du statut de fils-héritiers structurent tout l’argument qui va de 3.1 à 4.7. Notons en outre que cet argument s’organise en triptyque, où revient chaque fois, avec des variations : Abraham, la loi
et la malédiction (ou la servitude), et le don de l’héritage ou de l’Esprit en Christ20. Ce point, important pour saisir la cohérence de l’argument, permet déjà de tirer une première
conclusion en rapport avec notre question initiale. L’argument des adversaires concernait essentiellement l’appartenance à l’alliance et ses conséquences ; la réponse de Paul, articulée autour de l’Esprit eschatologique et du statut de fils de Dieu-héritiers, a toutes les chances d’être, elle aussi, un argument d’alliance,
aboutissant néanmoins à des conclusions contraires à l’argument auquel elle s’oppose.

B. Une lecture « alliancielle » de l’Ancien Testament (Galates 3.6-14)

Cette conclusion trouve une confirmation en Galates 3.6-14, passage consistant essentiellement en une « chaîne » de citations tirées de la Genèse (v. 6 et 8), du Deutéronome (v. 10 et 13), du Lévitique (v. 11) et du prophète Habacuc (v. 12), mais
aussi en des allusions à d’autres « promesses » en rapport avec l’Esprit (v. 14)21. Relevons deux points en rapport avec ces textes de l’Ancien Testament et cette section de Galates
plus globalement.

B.1 : Des passages centrés sur l’alliance

Un premier constat, assez remarquable, est que la plupart de ces citations proviennent de contextes où il est explicitement question de l’alliance. L’exemple le plus clair est la mention d’Abraham (v. 6) : « Abram crut en l’Éternel qui le lui compta
comme justice. » (Gn 15.6) Si ce verset de la Genèse parle d’abord de la foi du patriarche, l’ensemble du chapitre s’oriente pourtant vers l’établissement de l’alliance abrahamique. Aussi lisons-nous en Genèse 15.18 : « En ce
jour-là, l’Éternel conclut une alliance avec Abram en disant : Je donne ce pays à ta descendance ; depuis le fleuve d’Égypte jusqu’au grand fleuve […]. » D’autre part, comme les commentateurs le reconnaissent en général, l’alliance de
Genèse 15 se comprend en rapport avec la bénédiction du chapitre 12, que Paul cite juste après : « Je bénirai ceux qui te béniront, je maudirai celui qui te maudira. Toutes les familles de la terre seront bénies en toi. » (Gn 12.3) L’alliance
formalise cette promesse, qui lui donne aussi son orientation ultime.

Deutéronome 27.26, de même, cité en Galates 3.10, occupe une place particulière dans ce livre où Moïse annonce le renouvellement de l’alliance du Sinaï alors qu’Israël s’apprête à entrer dans le pays promis : « Maudit soit celui qui n’accomplit pas
les paroles de cette loi pour les mettre en pratique ! – Et tout le peuple dira : Amen ! » L’importance de ce chapitre, par lequel s’achève ce que l’on appelle souvent le « dodécalogue sichémite » (Dt 27.12-26)22, se voit à plusieurs niveaux. Premièrement, sur le plan littéraire, il fait fonction de charnière : il vient à la suite de la législation deutéronomique (chap. 12-26), et il résume par avance les bénédictions et
malédictions liées à l’alliance qui seront détaillées en Deutéronome 28-29. Deuxièmement, il donne, plus précisément, des instructions concernant le renouvellement de l’alliance à Sichem, une fois le peuple installé dans le pays. Troisièmement,
le verset 26, que Paul cite ici, récapitule les malédictions qui devront être annoncées du haut du mont Ébal et qui soulignent la nécessaire conformité aux préceptes les plus intérieurs de la Torah
23.

Lévitique 18.5, que Paul cite au verset 11 – « Vous garderez mes principes et mes ordonnances : l’homme qui les pratiquera vivra par eux. Je suis l’Éternel » –, est tout aussi important car, dans le Lévitique, il vient en introduction à la
toute dernière partie de la législation du Sinaï proprement dite (Lv 18-26). De même, situé au début du chapitre 18, à la suite du rappel du décalogue (= l’interdiction des images, v. 3), ce verset résume l’ensemble des exigences et promesses de la législation mosaïque
24.

Il convient d’ajouter que l’importance de ces passages a bien été perçue par d’autres à l’époque de Paul. En effet, les instructions de Deutéronome 27 ont été reprises à Qumrân comme inspiration première du renouvellement annuel de l’alliance pratiqué par ce mouvement25. De même, Lévitique 18.5 a été compris, dès l’époque de l’Ancien Testament, comme un « précis » de la loi de Moïse dans sa globalité26. En citant l’Ancien Testament, Paul choisit donc des textes qui, à l’époque, fonctionnaient comme des « raccourcis » pour désigner l’ensemble de la loi et qui résumaient l’essentiel de l’alliance du Sinaï.
De même, les textes de la Genèse se rapportant à Abraham sont connus et souvent cités. En revanche, la « justice » qui lui est imputée était régulièrement mise en rapport avec la circoncision de Genèse 17, ainsi qu’avec le sacrifice d’Isaac au
chapitre 2227. Paul semble être à peu près le seul à voir dans l’énoncé de Genèse 15.6 la clé essentielle pour comprendre Abraham, et ce de façon totalement indépendante de la circoncision.

B.2 : Une lecture traditionnelle et une terminologie d’alliance

Le choix des textes le montre donc bien, Paul bâtit son argument en réfléchissant à la notion d’alliance. Deux autres éléments confirment cette conclusion. Le premier est l’ordre dans lequel ces textes s’enchaînent :

  • Abraham

  • La loi de Moïse (résumée par le Deutéronome et Lv 18.5)

  • La désobéissance d’Israël et les malédictions de l’alliance

  • L’œuvre du Messie et le don de l’Esprit

En outre, Paul décrira la situation eschatologique, en Galates 4.27, à l’aide du texte prophétique d’Ésaïe 54.1. Or, ces composantes et cet ordre sont assez typiques de ce que l’on voit dans d’autres textes du judaïsme récapitulant l’histoire de l’alliance
entre Dieu et Israël. Prenons, à titre d’illustration, la prière de Néhémie 9 :

L’alliance avec Abraham : « C’est toi, Seigneur Dieu, qui as choisi Abram, qui lui as fait quitter Our-des-Chaldéens et qui lui as donné le nom d’Abraham. Tu as trouvé son cœur digne
de ta confiance, tu as conclu l’alliance avec lui […]. » (Né 9.7-8)

Le don de la loi : « Tu es descendu sur le mont Sinaï, du ciel tu leur as parlé et tu leur as donné des règles droites, des lois de vérité, des prescriptions et des commandements excellents […] par l’intermédiaire de Moïse, ton
serviteur. » (Né 9.13-14)

La désobéissance du peuple et la citation de Lévitique 18.5 : « Tu les as avertis pour qu’ils reviennent à ta loi ; mais ils se sont montrés arrogants et n’ont pas écouté tes commandements. Ils ont péché contre tes règles – alors que l’homme qui les met en pratique vit par elles ;
ils se sont montrés rebelles et rétifs, ils n’ont pas écouté. […] Alors tu les as livrés aux peuples des pays. » (Né 9.29-31)

Les malédictions du Deutéronome et l’esclavage : « Et aujourd’hui, nous sommes esclaves ! Le pays que tu as donné à nos pères, pour qu’ils en mangent le fruit et qu’ils jouissent de ses biens, nous y sommes esclaves ! Ses produits
abondants sont pour les rois que tu as placés à notre tête, à cause de nos péchés ; ils dominent à leur gré sur nos corps et sur nos bêtes, et nous sommes dans une grande détresse ! » (Né 9.36-37)28

La prière de Néhémie ne débouche pas sur l’espérance d’une délivrance eschatologique, comme le font d’autres textes, mais l’exemple suffit à montrer que l’ordre et le choix des citations en Galates 3-4 suit bien une lecture traditionnelle, d’ailleurs
souvent en rapport explicite avec l’alliance29.

En outre, plusieurs motifs dans cette section de Galates relèvent clairement de l’alliance : la notion de « justice » ou de « justification » (dikaiosunê) décrit souvent dans l’Ancien Testament la réalité essentielle de l’alliance30 ; l’expression « fils d’Abraham » désigne, dans le judaïsme de l’époque du Nouveau Testament comme dans le rabbinisme ultérieur, les vrais membres de l’alliance31. De plus, les notions mêmes de « bénédiction » et de « malédiction », assorties à celle de la « vie », font partie du langage typique de l’alliance dans l’Ancien Testament32.

* * *

Si le terme « alliance » fait lui-même défaut dans ces versets, il n’en demeure pas moins que le choix des textes, l’ordre dans lequel Paul les présente et le vocabulaire suggèrent très nettement la présence d’un argument d’alliance différent, s’opposant
à celui des enseignants judéo-chrétiens : le Christ est venu afin de prendre sur lui les malédictions de l’alliance – celle du Sinaï – pour que les bénédictions de l’alliance – celle d’Abraham – puissent s’étendre aux nations.
Ces promesses incluent la justification, mais aussi la vie et l’Esprit, tous les trois objets des promesses prophétiques en rapport avec l’alliance eschatologique annoncée pour « la fin des temps »33.

C. La diathêkê en Galates 3.15-4.7

En Galates 3.15 Paul utilise, pour la première fois dans son argument, le terme diathêkê, qui traduit régulièrement dans la LXX l’hébreu berîth, « alliance ». Il l’emploie une deuxième fois au verset 17, soulignant ainsi
son importance pour l’argument. L’introduction de ce vocable oriente, en fait, tout ce que Paul dira jusqu’à la fin du chapitre (Ga 3.15-29), et même, dans le dernier volet du triptyque, Galates 4.1-7. Plusieurs aspects de ces deux sections méritent
un développement particulier.

C.1 : Un testament ou une alliance ?

Une première remarque touche au sens même de diathêkê. De fait, en dehors du Nouveau Testament et de la LXX, ce terme a surtout le sens de « testament ». C’est d’ailleurs ainsi qu’il est traduit le plus souvent ici : « Frères, je parle à
la manière des hommes : quand un testament est établi en bonne forme, bien que fait par un homme, personne ne l’abolit ou n’y fait d’adjonction. » La majorité des commentateurs estime que c’est bien ce sens qu’il faut garder, en tout
cas pour le verset 15. Cela étant dit, cette traduction pose une difficulté majeure car, à l’époque du Nouveau Testament, un testament pouvait être modifié à tout moment, au gré du testateur !34 Un exemple particulièrement clair en est donné dans le document P. Oxyrhynchos 494, où le testateur en question dit : « Tout ce que je pourrais écrire en bas du présent contrat testamentaire, pour y enlever ou ajouter un élément quelconque,
ou pour faire don à d’autres bénéficiaires, ou pour exprimer d’autres volontés, cela aussi sera valide. »

Plusieurs spécialistes, conscients de cette difficulté, ont tenté de faire appel à des arrangements testamentaires plus ou moins répandus, où le testateur pouvait, de son vivant, faire don de ses biens à un héritier tout en retenant un droit d’usufruit.
L’objection principale à ces interprétations est que l’on ne désignait pas de tels arrangements du nom de diathêkê35. C’est pourquoi une minorité de chercheurs soutiennent
que Paul ne parlerait pas ici d’un testament, mais uniquement d’une alliance, celle que Dieu a conclue avec Abraham36. La difficulté majeure de cette interprétation
est que la description du verset 15 utilise bien un vocabulaire typiquement testamentaire. Ce vocabulaire, joint à la mention d’héritage et de tutelle d’enfants jusqu’à la majorité dans les versets suivants, amène la plupart des commentateurs
à y voir un jeu de mots. Au verset 15, Paul introduirait la notion de diathêkê avec un sens de « testament » ; toutefois, au verset 17, c’est l’idée d’« alliance » qui prédominerait. Que faut-il penser de ces différentes propositions ?
Nous pouvons relever plusieurs points :

  • La nature modifiable des testaments de l’époque milite en effet fortement contre le sens de « testament » au verset 15.
  • Comme le remarque S.W. Hahn, une référence sans ambiguïté au « testament » représenterait un lapsus dans un argument où Paul réfléchit en rapport avec la Torah et l’alliance du Sinaï : « Puisque la discussion en cours concerne l’interprétation
    de la Torah juive […], il est difficile d’imaginer quelle force rhétorique ou quelle pertinence Paul ou ses adversaires auraient perçues dans une analogie tirée des tribunaux séculiers. »37
  • De fait, même dans des écrits juifs de langue grecque, diathêkê pouvait bien désigner une alliance humaine, qui restait toutefois non modifiable38.

  • Une référence à l’alliance avec Abraham semble certaine au verset 17 : « Or je dis ceci : que la loi, qui est survenue quatre cent trente ans après, n’annule point une alliance antérieurement confirmée par Dieu, de manière
    à rendre la promesse sans effet. » (Darby)
  • Cela étant dit, le langage testamentaire est bien présent et, de fait, l’idée de « testament » semble supposée dans les versets qui suivent, parlant tour à tour du « surveillant » (paidagôgos) d’un enfant mineur (Ga 3.23-25), placé
    sous la protection de « gardiens et gestionnaires » jusqu’au jour où il peut accéder à l’héritage (Ga 4.1-2).

Ces points, pris ensemble, suggèrent que Paul pense bien à l’alliance avec Abraham et que c’est ainsi qu’il convient de traduire diathêkê dans ces versets. Cependant, il y a bien un jeu de mots. Aussi, tout en parlant de l’alliance entre Dieu et Abraham, Paul utilise, en même temps, des termes propres à évoquer des pratiques testamentaires.
Non pas qu’il se serve du terme diathêkê pour ensuite l’investir d’un sens autre que celui qu’il a dans les textes bibliques ; mais les notions s’attachant au testament sont suffisamment proches des perspectives bibliques pour que l’idée
d’une diathêkê-testament illustre ce que Paul veut mettre en évidence au sujet de la diathêkê-alliance.

C.2 : L’argument des versets 15-29

En tenant compte des remarques ci-dessus, nous pouvons traduire ainsi les versets 15-17 :

Frères, je parle à la manière des hommes : quand une alliance est établie en bonne forme, bien que faite par un homme, personne ne l’abolit ou n’y fait d’adjonction. Or les promesses ont été faites à Abraham et à sa descendance. Il n’est pas dit :
et aux descendances, comme s’il s’agissait de plusieurs, mais comme à une seule : et à ta descendance, c’est-à-dire au Messie. Voici ce que je veux dire : une alliance déjà établie en bonne forme par Dieu ne peut pas être annulée par la loi
survenue quatre cent trente ans plus tard, ce qui anéantirait la promesse39.

L’apôtre met en avant ici deux éléments centraux qu’il développera dans les versets suivants : l’alliance établie avec Abraham est première, à tout point de vue, par rapport à la loi. De même, l’objet ultime de l’alliance (ou du testament !) est l’héritier,
le messie (v. 16). Approfondissons ces deux points.

a) La primauté de l’alliance-promesse

Que l’alliance abrahamique se situe avant le don de la loi, voilà qui s’impose comme une évidence à quiconque lit la Genèse. Cette antériorité permet à Paul de souligner que, puisque l’alliance de Genèse 15 fut établie sur la base de la promesse divine, saisie par la foi,
et cela sans référence à la circoncision, la loi, venue plusieurs siècles après, ne saurait en modifier ni la structure ni le modus operandi, compris comme promesse et foi, respectivement. C’est pourquoi, comme Paul le soulignera au verset
21, la loi n’est pas contre la promesse. Elle n’opère pas au même niveau et n’a pas la même finalité. Dans quel but a-t-elle donc été donnée ? Dans le temps qui s’étend entre la promesse et son accomplissement, la loi sert à dévoiler et à définir le péché (v. 19)40.

Poursuivant l’idée de la diathêkê, mais dans la perspective d’un jeu de mots sur « testament », Paul envisage ensuite cette période intermédiaire sous les traits d’un « surveillant » (paidagôgos) : contrairement à une conviction
courante dans le judaïsme du Second Temple, la loi n’est pas source de liberté, dit-il, mais d’« enfermement ». En cela, elle a une fonction ancillaire – d’esclave – pour le temps où l’enfant héritier est encore mineur (v. 21-24). Le rôle de la
loi comme « pédagogue » a beaucoup été discuté. Dans l’Antiquité, le paidagôgos était un esclave chargé de surveiller l’enfant. La théologie classique en a souvent fait un « éducateur » ou « tuteur », ayant la noble tâche de conduire
le peuple au Christ. Pour beaucoup de commentateurs récents, en revanche, le paidagôgos se serait à peine distingué d’un geôlier. Ainsi, la surveillance de la loi aurait représenté un véritable emprisonnement. La réalité se trouve
très certainement entre les deux. En effet, le paidagôgos pouvait être très apprécié et aimé des enfants41. Cependant, sa tâche n’était pas d’abord éducative ; s’il pouvait
aider à élever l’enfant, sa responsabilité était d’abord de le surveiller, de le protéger et de le punir lorsqu’il désobéissait42. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre
le propos de Paul ici : la loi fut donnée à Israël pour la période de l’« enfance », alors que le peuple de Dieu vivait dans l’attente du Messie. Sans être néfaste, sa fonction était d’abord restrictive et allait de pair avec une absence de liberté.

Il est important de souligner que, dans toute cette partie de Galates, Paul parle du rôle de la loi envers Israël, au temps de l’Ancien Testament. À ce titre, il fait une distinction nette entre « nous » (= Israël)43 et « vous » (les non-Juifs)44, le « nous exclusif » pouvant devenir un « nous inclusif » englobant Juifs et non-Juifs, mais seulement à partir du Christ
45. La loi « nous » fut donnée, dit-il, au peuple de l’Ancien Testament dans l’attente de l’héritier.

b) L’unique descendant d’Abraham

En parlant de la diathêkê, Paul introduit également le terme de « descendance » (sperma), rapportant au Messie l’emploi du singulier dans la Genèse (v. 16). Certains commentateurs ont vu dans cette précision une simple stratégie
rhétorique, dénuée de fondement exégétique. De fait, Paul semble utiliser ici un procédé interprétatif appelé gezerah shawah, présent dans la littérature rabbinique comme à Qumrân, par lequel deux textes apparemment sans lien entre eux
pouvaient être rapprochés grâce à un vocabulaire commun46. Si Genèse 15 fournit le premier texte, quel serait le second ? Plusieurs pensent à 2 Samuel 7.12-16, la promesse divine
à David, concernant sa « descendance » :

Je maintiendrai ta descendance (sperma) après toi, celui qui sera sorti de tes entrailles, et j’affermirai son règne. […] Moi-même je serai pour lui un père, et lui, il sera pour moi un fils. S’il commet des fautes, je le corrigerai
avec le bâton des hommes et avec les coups des humains ; mais ma bienveillance ne se retirera pas de lui […]. Ta maison et ton règne seront pour toujours assurés devant toi, ton trône pour toujours affermi. »

À David comme à Abraham, Dieu lui-même, dans le cadre d’une alliance solennelle, fait la promesse de susciter une « descendance ». À l’époque du Nouveau Testament, cette promesse d’un descendant davidique
– qui reçoit aussi le titre de « Fils » de Dieu47 – était considérée comme une annonce du Messie. Ainsi, souligne Paul, le vrai « Fils » et « héritier » est le Christ lui-même ; c’est
lui que visait l’alliance divine établie avec Abraham48.

Or, poursuit l’apôtre, une fois l’héritier venu, la loi – à commencer par le précepte de la circoncision – n’a plus de raison d’être (v. 25). Elle a été donnée pour un temps et un temps seulement. Le Christ étant Fils de Dieu et héritier, ceux qui
sont en lui deviennent à leur tour « fils de Dieu » et héritiers, selon la promesse. Ils sont donc déjà, à plus forte raison, fils d’Abraham (v. 29). Étant déjà membres de l’alliance eschatologique, ils n’ont aucunement besoin de se soumettre
à la circoncision pour y entrer.

* * *

Nous pouvons résumer ainsi ces versets : l’alliance avec Abraham – celle qui, en dehors de toute référence à la circoncision, promettait la justification, la vie et l’Esprit (Ga 3.6-14) – n’a pas été remplacée par la loi. Celle-ci ne l’a
pas davantage modifiée dans sa structure ou son modus operandi essentiels, que sont la promesse et la foi. Ainsi, la Torah ne saurait être imposée comme une obligation à l’Église, car elle concernait le temps où Israël
vivait dans l’attente du Messie.

C.3 : L’attente de l’héritage en Galates 4.1-7

Galates 4.1-7 constitue le troisième volet du triptyque de l’argument théologique-biblique. Il prolonge les images de 3.23-25, développant plus spécialement la situation de l’enfant-héritier. Les termes « gardiens et intendants » (v. 2) rappellent
d’ailleurs bien une situation que l’on voit dans les testaments de l’époque : en cas de décès du père, l’enfant-héritier sera élevé par un (ou des) gardien(s) jusqu’à ce qu’il parvienne à la majorité. C’est à ce moment-là qu’il pourra enfin jouir
de son statut de propriétaire – ou de « maître » – de l’ensemble des biens familiaux49. Les images développées dans ces versets sont donc formulées, comme dans la section précédente,
en rapport avec la diathêkê en 3.15, Paul y jouant sur le registre testamentaire. Comme dans l’image du paidagôgos, l’enfant – le « nous » du verset 3 – représente le peuple de Dieu dans l’Ancien Testament, vivant dans l’attente
du Messie50. Relevons deux points particuliers en rapport avec ces versets.

a) Les éléments rudimentaires du monde

Au verset 3, Paul dit qu’Israël sous la loi était soumis « aux éléments rudimentaires du monde ». Comme beaucoup d’aspects de ces deux chapitres, l’expression a engendré une multiplicité d’interprétations. Il faut la comprendre, nous semble-t-il,
en rapport avec son sens habituel en dehors du Nouveau Testament. En effet, l’expression grecque (ta stoixeia tou kosmou) désignait, pour ainsi dire invariablement, dans la pensée de l’époque les quatre éléments fondamentaux de l’univers :
l’eau, le feu, l’air et la terre, c’est-à-dire les composantes essentielles du monde matériel, perceptible51. Dans un passage éclairant, Philon d’Alexandrie parle des « éléments rudimentaires »
du monde sensible en détaillant ainsi l’action créatrice de Dieu :

Ayant pris [la substance indivise de l’univers], il se mit à la partager ainsi : d’abord il faisait deux parts, le lourd et le léger, séparant l’épais du subtil ; ensuite, il partage de nouveau ces deux parts : le subtil, en air et en feu ; l’épais,
en eau et en terre ; et tels furent les éléments (stoixeia) sensibles qu’il plaça d’abord comme fondements, pourrait-on dire, pour le monde sensible52.

Que veut dire Paul en Galates 4 ? Avant la venue du Messie, la vie en Israël était réglée par divers préceptes de la Torah et ne pouvait se caractériser par la liberté des héritiers parvenus à l’âge adulte. Ces règles s’appuyaient, en définitive,
sur des éléments simplement matériels : l’observance des cycles lunaires ou hebdomadaires, l’interdiction de certains aliments, le port d’un certain habillement ou de certains tissus, et ainsi de suite. Les lois spécifiques de la Torah relevaient donc du monde tangible et ne s’élevaient pas au-dessus de lui
53. De plus, comme le chapitre 3 le soulignait déjà, ces lois n’avaient leur sens et leur pertinence que dans le contexte précis de l’« enfance ». Une fois le Christ venu et la promesse
accomplie en lui, elles ont perdu leur raison d’être. Comme Paul le suggère aux versets 8-9, en dehors de l’attente suscitée par la promesse du Messie, ces lois ne se distinguent pas, fondamentalement, des pratiques païennes auxquelles les Galates
se livraient avant de connaître le Christ !

b) Le conflit des images : héritage ou adoption ?

Une deuxième difficulté est souvent relevée en rapport avec cette section. Aux versets 1-2, l’apôtre développe l’image de l’enfant mineur, ce qui suppose une relation préalable avec le père. Pourtant, aux versets 5-7, il introduit l’idée d’adoption
– il faut entendre par là l’adoption d’esclaves54. Les deux métaphores sont clairement contradictoires. Un fils n’a pas besoin d’être adopté, puisqu’il est déjà fils ; par
contre, un esclave ne peut jamais, en tant qu’esclave, prétendre à l’héritage, précisément parce qu’il n’est pas fils !

L’incohérence s’explique, une fois de plus, par la prise en compte de la diathêkê, illustrée par des pratiques testamentaires mais comprise comme alliance divine. En effet, aussi bien l’idée d’une délivrance
décisive que celle d’une adoption définitive faisaient partie des espérances liées à l’alliance promise pour la fin des temps, celle que le livre de Jérémie qualifiait d’« alliance nouvelle » (Jr 31.31-34). Nous l’avons vu, le prophète
Osée, en parlant d’une rédemption analogue à la sortie d’Égypte (Os 2.17) et de l’alliance eschatologique (v. 20-22), annonçait que celle-ci irait de pair avec l’adoption : « À l’endroit
où on leur disait : Vous n’êtes pas mon peuple ! On leur dira : Fils du Dieu vivant ! »55 La venue du Christ représente l’accomplissement des attentes en rapport avec la nouvelle
alliance : parce qu’il est le Fils de Dieu davidique, celui qui a enlevé la malédiction de la loi et fait venir l’Esprit, ceux qui sont en lui deviennent à leur tour « fils de Dieu ». Avec le Christ, ils reçoivent l’adoption et l’héritage des
enfants du Père.

* * *

Galates 3.15-4.7 apporte donc des éléments importants pour cerner la compréhension et la fonction de l’alliance chez Paul. L’introduction de la diathêkê lui permet de jouer sur les différents sens du mot. Fondamentalement, Paul pense à l’alliance,
celle établie avec Abraham : la loi, venant plusieurs siècles plus tard, ne peut abroger son caractère de promesse saisie par la foi. En ce sens, la loi ne représente pas un système concurrentiel qui tenterait d’y substituer une autre logique
de salut. Elle est provisoire et sert surtout à aiguiser l’attente vis-à-vis du Christ, de sa justice et de la vie que devait donner l’Esprit eschatologique. Rappelons-le, l’introduction du terme de l’alliance en 3.15-17 développe la référence
à Genèse 15 en Galates 3.6 et doit se comprendre dans ce contexte : l’alliance avec Abraham promettait la bénédiction des nations en dehors de toute mention de la circoncision. C’est cette alliance – passant par l’alliance davidique qui promettait
un héritage pour le Fils – qui trouve son accomplissement dans l’alliance eschatologique ou l’« alliance nouvelle » : la venue du Christ, le don de l’Esprit et l’adoption définitive des enfants de Dieu. Bien comprendre ce développement est important,
car il implique que, depuis le début du chapitre 3, l’apôtre réfléchit et construit son argument en rapport avec l’alliance.

Cela étant dit, la polysémie du terme diathêkê permet aussi de développer ces notions par le biais d’une imagerie familiale, tirée notamment des situations où les pratiques testamentaires entraient en jeu. De la sorte, des concepts
théologiques provenant du passé d’Israël pouvaient être immédiatement saisis par un lectorat non juif. Ces images devaient surtout faire comprendre que la loi fut donnée pour régler une situation provisoire. Elle ne pouvait pas se maintenir
– et encore moins s’imposer comme une obligation – une fois le Christ venu et l’héritage devenu une réalité.

D. Une confirmation : la « péroraison » de Galates 4.21-31

Dans la courte section de Galates 4.8-20, Paul change de registre, faisant appel à des éléments bien connus dans la rhétorique gréco-romaine en rapport avec le comportement (êthos, v. 8-11), l’amitié (filia, v. 12-18) et l’expression
des émotions (pathos, v. 19-20). Il revient ensuite sur l’enseignement biblique dans une « péroraison », sorte de « bouquet final » qui résume et approfondit certains aspects des chapitres 3-456.
Paul parle explicitement ici, en Galates 4.21-31, de deux alliances (duo diathêkai, v. 24). De ce passage, qui a souvent laissé les commentateurs perplexes, nous voulons surtout développer le contenu de ces deux alliances et
le lien entre elles.

D.1 : une allégorie : deux « femmes », deux fils et deux alliances

D’une certaine façon, le récit de Genèse 16, l’histoire d’Agar et Ismaël, fournit une métaphore idéale pour clore l’argument, car outre la mention des deux « femmes », il est question de deux « fils d’Abraham », Ismaël et Isaac. Comme nous l’avons
vu, le statut de « fils d’Abraham » était très certainement au cœur de l’argument des enseignants judéo-chrétiens, et il constitue un aspect central de l’argument de Paul. D’autre part, la description de la Genèse permet à l’apôtre de reprendre
d’autres éléments déjà abordés : les notions de liberté et de servitude, comme aussi celle d’une démarche charnelle, à l’opposé de l’œuvre de l’Esprit, en rapport avec la promesse, notamment.

Quelles sont ces alliances ? Celle représentée par Agar est clairement l’alliance du Sinaï et elle aboutit, dit Paul, à l’esclavage : « L’une, celle du Mont Sinaï, enfante pour l’esclavage : c’est Agar – Agar, c’est le Mont Sinaï en Arabie – et elle
correspond à la Jérusalem actuelle, car elle est dans l’esclavage avec ses enfants. »57 Dans la Genèse, Agar a un statut d’esclave ; de ce fait, son fils naît esclave, lui aussi.
À terme, l’une et l’autre seront renvoyés. Or, il en est de même de l’alliance du Sinaï. Paul a déjà affirmé qu’Israël, au temps de la loi, malgré son statut de peuple de Dieu, avait une situation assimilable à celle d’un esclave : il n’avait
pas accès à l’héritage et sa vie était gérée par « des tuteurs et administrateurs » (Ga 4.1-3). Or puisque, grâce à l’œuvre du Christ, l’héritage est désormais accessible au « fils », chercher à l’obtenir par la loi revient à se placer dans une
situation d’asservissement ne donnant pas accès à l’héritage. Une fois le Christ venu, la Torah – l’ancienne alliance – ne peut donc plus enfanter que pour l’esclavage.

À quelle alliance Sara, qui n’est pas nommée dans ce passage mais qui est clairement « la femme libre », correspond-elle ? Traditionnellement, les commentateurs y ont vu la nouvelle alliance, l’alliance eschatologique58. En revanche, pour plusieurs chercheurs plus récents, il s’agirait plutôt de l’alliance avec Abraham59. Il est vrai que, jusqu’ici, seule l’alliance
conclue avec le patriarche a été explicitement mentionnée (Ga 3.15), ce qui pourrait confirmer cette interprétation. Cependant, la mention de l’Esprit (v. 29) et l’identification de cette alliance avec la « Jérusalem d’en haut » (v. 26) rendent
en tout cas la compréhension traditionnelle cohérente. À notre sens, la citation d’Ésaïe au verset 27 rend l’identification de la « femme libre » avec l’alliance eschatologique nécessaire. Il convient donc d’aborder ce point plus en détail.

D.2 : La citation d’Ésaïe 54.1 et sa place dans l’argument de Paul

Au verset 27, Paul cite Ésaïe 54.1, reprenant sans modification le texte de la LXX : « En effet il est écrit : Réjouis-toi, stérile, toi qui n’enfantes pas ! Éclate de joie et pousse des cris, toi qui n’as pas éprouvé les douleurs ! Car les enfants
de la délaissée seront plus nombreux que ceux de la femme qui a son mari. » Cette citation pose, pour beaucoup de commentateurs, une énigme apparemment insoluble : à part la mention de deux femmes – mais qui ne sont pas les deux femmes de la Genèse !
– ce passage semble peu pertinent pour ce que Paul cherche à démontrer. Ces dernières années, une réflexion renouvelée sur la fonction des citations bibliques et de leur contexte premier a poussé les chercheurs à regarder ce texte de plus près.
Sans entrer dans les détails, relevons simplement quelques éléments à ce sujet.

  • Premièrement, lorsque Paul identifie la femme stérile à une alliance, il le fait en tenant compte du contexte. Ésaïe 54 parle, en effet, de la situation de bénédiction et de salut qui sera établie grâce au Serviteur de YHWH (Es 53.1-12) ;
    cette situation est décrite, en Ésaïe 54.10 et 55.3, précisément comme une alliance, celle attendue pour la fin des temps : « […] Écoutez-moi, et votre âme vivra par de bonnes choses ! Je conclurai avec vous une alliance éternelle (diathêkên aiônion),
    celle des actes de bonté et de fidélité envers David. » (Es 55.3, LXX)60

  • Deuxièmement, cette situation d’alliance correspond – comme en Ézéchiel 36-37 – au don de l’Esprit. En effet, nous lisons en Ésaïe 44.3-5 : « Car je répandrai des eaux sur le sol altéré et des ruisseaux sur la terre desséchée ; je répandrai mon Esprit sur ta descendance et ma bénédiction sur ta progéniture.
    Ils germeront au beau milieu de l’herbe, comme les saules près des courants d’eau. »61 Lorsque Dieu interviendra pour le salut, il déversera son Esprit sur les « enfants »,
    la descendance d’Abraham62, le peuple racheté.

  • Troisièmement, dans le contexte d’Ésaïe 54.1, la femme stérile et privée de mari est Sion – comprise comme pars pro toto signifiant le peuple –, ravagée par les ennemis, rendue « stérile » et faite veuve. Pourtant, affirme ce verset,
    grâce à l’œuvre du Serviteur, Jérusalem sera rachetée, Dieu l’épousera de nouveau et il la comblera d’enfants. La « femme » figure donc ici la situation d’alliance rétablie, le peuple que le Seigneur rachètera et à qui il donnera une descendance innombrable.

  • Quatrièmement, il faut également souligner qu’Ésaïe 51.2-3 compare Jérusalem, précisément, à Sara, la femme d’Abraham : « Portez les regards sur Abraham votre père, et sur Sara qui vous a enfantés (tên ôdinousan humas) ;
    car quand il était seul je l’ai appelé, puis je l’ai béni et multiplié. Ainsi l’Éternel console Sion, il console toutes ses ruines. »63 Si Sara est prise ici comme
    exemple, c’est pour montrer que, de la même façon, Dieu bénira la Jérusalem rachetée et rendra ses « enfants » plus nombreux que « les étoiles du ciel » (Gn 15.5)64.

Il serait possible de développer davantage les rapprochements entre ces chapitres d’Ésaïe et l’ensemble de Galates 3-4. Ces quelques éléments suffisent néanmoins à montrer qu’en Galates 4.21-31, Paul formule ses propos à partir d’Ésaïe – autant, en
fait, que sur la base de la Genèse : lorsque Dieu apportera sa délivrance par les souffrances et la glorification de son Serviteur, il établira son alliance eschatologique : le peuple de Dieu racheté – la « Jérusalem d’en haut » – recevra alors
une descendance innombrable, prise d’entre toutes les nations65.

D’ailleurs, à la lumière de ces chapitres de l’Ancien Testament, il apparaît que l’idée même d’une allégorisation de Sara, qui figure alors l’alliance eschatologique et la Jérusalem rachetée, est fournie par le texte d’Ésaïe compris dans son contexte
plus large : le prophète lui-même, plusieurs siècles avant Paul, avait déjà fait ce même rapprochement. À partir de là, il pouvait sembler évident pour Paul de faire de la servante, Agar, l’allégorie d’une autre alliance dont les enfants n’ont
ni place permanente ni promesse d’héritage – d’autant plus que, d’après la géographie de l’époque, le mont Sion se trouvait réellement dans la région appelée l’Arabie, peuplée justement de tribus censées descendre… d’Ismaël66 !

Prendre au sérieux tout le contexte de ces chapitres permet également de se rendre compte que dans ces versets qui achèvent la partie argumentative de Galates et en constituent le point culminant, c’est bien la notion d’alliance qui est centrale.
En effet, arrivé à sa péroraison, Paul se livre à une présentation de deux femmes qui sont deux alliances. L’alliance nouvelle, celle de l’Esprit et de la liberté, celle annoncée et décrite par les prophètes, accomplit l’alliance avec
Abraham et la conduit à son épanouissement. Ceux qu’elle « enfante » sont les vrais « fils d’Abraham ». Se soumettre à la circoncision et au « joug de la Torah » reviendrait donc à faire comme si le Christ n’était pas venu, comme si la bénédiction
et la justice ne se trouvaient pas en lui, et en lui d’abord.

Conclusion : l’alliance de la promesse et la loi de Dieu chez l’apôtre Paul

Une lecture approfondie de Galates 3-4 montre que, si le terme diathêkê ne figure que trois fois dans ces chapitres, l’alliance sous-tend néanmoins l’ensemble de l’argument biblique-théologique. Les éléments essentiels de l’alliance eschatologique
– le don de l’Esprit (Ez 36-37) et le statut de « fils de Dieu » (Os 2) – sont deux choses pour lesquelles les Galates ont un témoignage concret, d’une part, dans la réalité de l’Esprit qui les a fait naître à la foi (Ga 3.1-5) et, d’autre part,
dans leur propre baptême (3.26-27). Or ces deux choses, qui donnent à Galates 3-4 sa structure spécifique de triptyque, montrent que les Galates sont d’ores et déjà membres de l’alliance, et de l’alliance eschatologique. De même, le choix et l’ordre
des passages cités en 3.6-14 semblent déterminés par une lecture traditionnelle des Écritures, lecture qui est souvent en rapport explicite avec l’alliance. Plus encore, les images de Galates 3.15-4.7 sont fournies par la diathêkê, comprise
comme « alliance » et illustrée par les pratiques testamentaires de l’époque. Enfin, dans la conclusion de Galates 4.21-31, Paul développe expressément le rapport entre deux alliances, celle du Sinaï et l’alliance eschatologique annoncée
par Ésaïe. L’ensemble de ces deux chapitres montre donc que Paul ne réagit pas contre l’enseignement des judéo-chrétiens en mettant simplement en opposition, comme on le prétend souvent, loi et grâce ou loi et foi ; à un argument d’alliance, il
oppose plutôt un argument d’alliance différent, aboutissant à des conclusions contraires parce que définissant l’alliance « originelle » d’une manière assez radicalement différente.

Au-delà d’une explication des points particuliers du texte, cette présentation de l’alliance en Galates 3-4 – qui résume, il faut bien le dire, l’essentiel de l’Évangile paulinien – laisse penser que, loin d’être « transcendée » (Sanders) ou de constituer
une catégorie négligeable (Dunn), l’alliance reste importante, voire déterminante pour la théologie de l’apôtre, y compris là où le terme lui-même n’est pas ou peu utilisé.

Si l’alliance fournit la trame de la partie biblique-théologique de Galates 3-4, comment Paul comprenait-il ce concept ? C’est ici qu’il faut poser la question de la continuité ou de la rupture entre l’Ancien Testament et l’Évangile, ou encore entre
l’ancienne alliance et la nouvelle alliance en Christ. À ce sujet, notre étude donne des résultats contrastés. D’une part, Paul considère l’alliance du Sinaï comme définitivement dépassée en Christ. La loi avait une finalité limitée et, surtout,
provisoire. Une fois la bénédiction réalisée en Christ, elle ne peut plus fournir le cadre dans lequel la promesse était saisie jusque-là67. Fondamentalement, la loi a été
une parenthèse dans l’histoire du salut ; certes, il s’agissait d’une parenthèse utile et nécessaire, mais pas plus. Cela étant dit, l’argument paulinien suppose aussi un degré de continuité souvent négligé : l’alliance avec Abraham confère
une continuité à l’ensemble de l’histoire du salut, aussi bien dans son caractère de promesse que dans son modus operandi qui est la foi en la promesse. La venue du Christ représente aussi bien la finalité que l’accomplissement de l’alliance abrahamique ; c’est par l’œuvre de la croix et le don de l’Esprit que ce qu’elle promettait est venu à fruition. Du reste, dans la logique de l’apôtre, l’alliance abrahamique n’est pas dépassée par l’alliance nouvelle, car
c’est en Christ que les nations commencent, maintenant, à recevoir la bénédiction de la justice, de la vie et de l’Esprit. C’est donc en Christ qu’elle trouve sa réalité et sa concrétisation.

Un dernier point. Les propos somme toute assez négatifs sur la loi dans ces chapitres pourraient faire douter de la pérennité de cette dernière sous quelque forme que ce soit. Cette question, qui mériterait un développement à part, ne peut
recevoir ici qu’une réponse très partielle. Rappelons-nous que le problème immédiat en Galatie concernait la circoncision et l’adoption de la loi de Moïse, notamment dans ses éléments les plus visibles (cf. Ga 4.10, notamment).
À ce sujet, Paul est clair : la loi, comprise comme Torah de Moïse, n’est plus valable comme règle de vie pour le peuple de Dieu. Cependant, une fois ce point établi, Paul pourra parler de
la « loi du Christ » (Ga 6.2) et souligner que le commandement d’amour – qui provient précisément de l’Ancien Testament !68 – accomplit l’essentiel de la loi (5.14). En parlant du
« fruit de l’Esprit », il précisera de même que « la loi n’est pas contre de telles choses » (5.23). Il convient donc, très certainement, de faire une distinction entre la loi sous sa forme mosaïque et la loi dans sa configuration essentielle, telle qu’elle est donnée dans le cadre de l’alliance eschatologique et réalisée dans la vie des chrétiens par l’Esprit.
Nous pourrions encore parler de « Torah eschatologique », ce qui permettrait de souligner, à la fois, la continuité et la différence par rapport à « la Torah mosaïque »69.

Dans toutes ces questions, il apparaît clairement que l’épître aux Galates garde sa place, aujourd’hui encore, comme source essentielle de réflexion pour la théologie et la vie de l’Église. Que cet écrit de Paul, pourtant vieux de bientôt deux mille
ans, nous aide à prendre conscience, de façon toujours renouvelée, de notre enracinement dans l’alliance du Dieu d’Abraham et, en même temps, de la réalité nouvelle de la vie eschatologique et de l’Esprit que nous recevons en Christ !


  1. Donald Cobb est professeur de grec et de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Il a récemment soutenu une thèse de doctorat sur la compréhension et la fonction rhétorique de la diathêkê (alliance) en Galates
    3-4. Le présent article résume plusieurs aspects de ce travail.↩

  2. Berîth se trouve dans 27 des 39 livres de l’Ancien Testament. Parmi les livres historiques, il n’est absent que de Ruth et Esther. On constate également son absence de quelques livres sapientiels : Ecclésiaste et Cantique
    des cantiques, auxquels on peut ajouter le livre des Lamentations. Il manque également dans plusieurs des petits prophètes, mais cela semble plutôt lié à la taille réduite de ces livres et au caractère circonscrit de leur message.
    On trouve le plus d’occurrences du mot dans la Genèse (27 fois) et le Deutéronome (27 fois, mais si l’on excepte l’expression l’« arche de l’alliance », ce nombre descend à 22). Berîth est également employé 25 fois
    dans le livre de Jérémie.↩

  3. A. Jaubert, La notion d’alliance dans le judaïsme aux abords de l’ère chrétienne, Paris, Seuil, 1963, p. 15-16.↩

  4. Rm 9.4 ; 11.27 ; 1Co 11.25 ; 2Co 3.6, 14 ; Ga 3.15, 17 ; 4.24 ; Ep 2.12.↩

  5. E.P. Sanders, Paul and Palestinian Judaism. A Comparison of Patterns of Religion, Minneapolis, Fortress Press, 1977, p. 514.↩

  6. J.D.G. Dunn, « Did Paul have a Covenant Theology ? Reflections on Rom 9:4 and 11:27 », in The Concept of the Covenant in the Second Temple Period, S.E. Porter et J.C.R. De Roo (sous
    dir.), Leyde-Boston, Brill, 2003, p. 306.↩

  7. Cf. Ga 3.15, 17 ; 4.24.↩

  8. Cf., par exemple, J.Chr. Beker, Paul the Apostle. The Triumph of God in Life and Thought, Philadelphie, Fortress, 1982, p. 57-58 : « Du fait que Galates constitue une réponse polémique au premier degré, et non une proposition
    dogmatique rigoureuse, une idée fondamentalement cohérente de l’argument n’émerge pas. Son déploiement est complexe et énigmatique, comme le montre la relation entre loi et Évangile. […] Bien que la force antithétique de l’argument
    paulinien soit évidente, sa logique est absconse, intuitive et souvent incohérente, car elle est dictée par la crise immédiate. »↩

  9. Cf. Ga 1.22-24 ; 2.4-5, 12.↩

  10. Ga 5.2-3, 6 ; 6.12-13.↩

  11. Nous reprenons ici, avec des modifications, des indications déjà développées in D. Cobb, « La loi provient-elle de la foi ?› Exégèse et théologie dans l’épître aux Galates », Contre vents et marées. Mélanges offerts à Pierre Berthoud et Paul Wells,
    J.-Ph. Bru (sous dir.), Kerygma-Excelsis, Aix-en-Provence-Charols, 2014, p. 56-57.↩

  12. Ce point relève d’une conviction commune au judaïsme du Second Temple, comme le montre le livre paracanonique des Jubilés (15.26) : « Tout nouveau-né dont la chair n’est pas circoncise le huitième jour n’appartient pas aux enfants du pacte [= de l’alliance] que le Seigneur a conclu avec Abraham, mais aux enfants de la perdition.
    Aussi bien n’a-t-il pas sur lui le signe d’appartenance au Seigneur, mais (un signe le vouant) à la perdition, à la destruction sur la terre et à l’extermination, car il a violé l’alliance du Seigneur notre Dieu. » La Bible. Écrits intertestamentaires (coll. Pléiades), sans lieu, Gallimard, 1987, p. 700-701 (c’est nous qui soulignons).↩

  13. Le privilège de pouvoir invoquer Abraham comme « père » et de se dire ainsi « fils d’Abraham » est un élément essentiel du judaïsme à l’époque du Nouveau Testament. Cf., par exemple, Mt 3.9 ; Lc 1.55, 73 ; 3.8 ; 16.24, 27, 30 ;
    19.9 ; Jn 8.33, 37, 39, 53, 56 ; Ac 13.26 ; Rm 4.1 ; Jc 2.21.↩

  14. Cf. notamment la prophétie d’Ézéchiel : « Je ferai sur vous l’aspersion d’une eau pure, et vous serez purifiés […]. Je mettrai mon Esprit en vous et je ferai que vous suiviez mes prescriptions, et que vous observiez et pratiquiez mes ordonnances. »
    (Ez 36.25-27) Cette situation s’assimile ailleurs chez Ézéchiel à l’alliance promise pour les temps eschatologiques (Ez 16.60, 62 ; 34.25 ; 37.26). Les commentateurs, en général, voient dans ces passages un parallèle avec l’« alliance
    nouvelle » de Jérémie 31. Ainsi, par exemple, G. von Rad, Théologie de l’Ancien Testament : t. 2, Théologie des traditions prophétiques d’Israël, Genève, Labor et Fides, 1967, p. 203.↩

  15. Comme Paul le dit explicitement en Ga 3.29 : « Or, si vous êtes à Christ, alors vous êtes la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse. » (Notre traduction) Sauf indication, les traductions bibliques sont tirées de la Bible Segond
    révisée, dite « à la Colombe ».↩

  16. Ga 3.2-3, 14.↩

  17. Ga 3.7-9, 11, 14.↩

  18. Cf. Ps 2.7-8, où le Messie (v. 2) s’exclame : « Je publierai le décret de l’Éternel ; il m’a dit : Tu es mon fils ! C’est moi qui t’ai engendré aujourd’hui. Demande-moi et je te donnerai les nations pour héritage,
    et pour possession les extrémités de la terre. »↩

  19. « Pourtant le nombre des fils d’Israël deviendra comme le sable de la mer, qui ne peut ni se mesurer ni se compter ; à l’endroit où on leur disait : Vous n’êtes pas mon peuple ! On leur dira : Fils du Dieu vivant ! »↩

  20. Ga 4.1-7, bien que ne mentionnant pas Abraham, reprend clairement le contenu des deux premières parties.↩

  21. « Cela pour que la bénédiction d’Abraham parvienne aux païens en Jésus Christ, et qu’ainsi nous recevions, par la foi, l’Esprit, objet de la promesse. » (Ga 3.14, TOB) Cette mention de « promesse de l’Esprit » fait certainement
    référence à Ez 36.25-27 et Ez 37.1-14, mais aussi, sans doute, à d’autres, comme Es 44.2 (cf. infra).↩

  22. « Dodécalogue » = table de douze commandements.↩

  23. Les malédictions dans ce chapitre visent des péchés qui pourraient passer inaperçus, qui se font « en cachette » ou seraient commis contre des personnes sans moyen de se protéger. Paul cite le v. 26 avec quelques modifications. D’abord,
    il retient, avec la version grecque de l’Ancien Testament (la LXX), une notion « totalisante » moins appuyée dans l’hébreu : « Maudit soit tout homme (pas anthrôpos) qui ne persévère pas dans toutes les paroles
    (en pasin tois logois) de ce livre de la loi […]. » (Notre traduction) Ensuite, Paul y intègre une expression que l’on trouve plusieurs fois dans le Deutéronome en rapport avec les malédictions de l’alliance : « Car il est
    écrit : Maudit soit quiconque ne persévère pas dans toutes les choses qui sont écrites dans le livre de la loi, afin de les mettre en pratique. » (Dt 28.61 ; 29.19, 20, 26) La reprise de cette expression sert très
    certainement à intensifier la malédiction, déjà très forte dans le Deutéronome.↩

  24. Ainsi, par exemple, F. Watson, Paul and the Hermeneutics of Faith, Londres-New York, T&T Clark, 2004, p. 317 ; J. Milgrom, Leviticus 17-22. A New Translation With Introduction and Commentary (coll. AB), New York-Londres,
    Doubleday, 2000, p. 1709-1710.↩

  25. Cf. notamment 1QS II,1-18.↩

  26. Lv 18.5 est repris, de façon allusive, en Ez 20.10, 13, 21, comme aussi en Né 9.29, et, dans la littérature du Second Temple, en Si 45.5 ; 4Esd 7.21 ; CD III.18 ; 4Q266 (4QDa), frag. 11,12a ; 4Q504, frag. 6.16,
    etc.
    ↩

  27. Ainsi, par exemple, Si 44.18-21 : « Le grand Abraham, ancêtre d’une multitude de nations […] observa la loi du Très-Haut et entra dans une alliance avec lui. Dans sa chair il établit l’alliance et dans l’épreuve il fut trouvé fidèle.
    C’est pourquoi Dieu lui assura par serment que les nations seraient bénies en sa descendance […]. » Cf. aussi 1M 2.52 : « Abraham n’a-t-il pas été fidèle dans l’épreuve, et cela ne lui a-t-il pas été compté comme
    justice? » (TOB)↩

  28. L’ensemble des citations de ce passage est tiré de la NBS.↩

  29. Cf. Né 9.32 : « Et maintenant, notre Dieu, Dieu grand, vaillant et redoutable, toi qui gardes l’alliance et la fidélité, ne regarde pas comme peu de chose la peine qui nous atteint […]. »↩

  30. Cf., par exemple, B.W. Longenecker, « Defining the Faithful Character of the Covenant Community », Paul and the Mosaic Law (sous dir. J.D.G. Dunn), Tübingen, Mohr-Siebeck, 1996, p. 81 ; S.E. Porter, « The Concept of Covenant
    in Paul », The Concept of the Covenant in the Second Temple Period, p. 282-283.↩

  31. Cf. Ac 3.25 ; 7.8, et, pour le judaïsme rabbinique, L.H. Schiffman, « The Rabbinic Understanding of Covenant », Review and Expositor 84 (1987), p. 289-298.↩

  32. Cf., par exemple, Dt 30.19-20 : « J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis la vie, afin que tu vives, toi et ta descendance, pour aimer l’Éternel, ton Dieu, pour obéir à sa voix
    et pour t’attacher à lui. »↩

  33. Cf., pour la promesse de justification, Es 45.8, 24-25 ; 46.13 ; 48.18 ; 51.5-6, 8 ; 53.11 ; 54.14.↩

  34. Une clause à cet effet faisait habituellement partie des documents testamentaires : « Aussi longtemps que je suis en vie, j’ai toute autorité sur mes biens, afin, si je le souhaite, de compléter et modifier à leur sujet le présent testament,
    voire de l’abroger. » Plusieurs demandes de révocation de testament provenant de cette période ont d’ailleurs été conservées.↩

  35. Cf., pour un bon tour d’horizon des différentes propositions, M. Rastoin, Tarse et Jérusalem. La double culture de l’Apôtre Paul en Galates 3,6-4,7 (coll. AnBib), Rome, Editrice Pontificio Istituto Biblico, 2003, p. 174-185.
    ↩

  36. Cf. S.W. Hahn, « Covenant, Oath, and the Aqedah : [DIATHEKE] in Galatians 3:5-18 », CBQ 67 (2005), p. 79-100 ; J.J. Hughes, « Hebrews IX 15 ff. and Galatians III 15 ff. A
    Study in Covenant Practice and Procedure », NovT 21 (1979), p. 27-96 ; J.C. Meyer, The End of the Law : Mosaic Covenant in Pauline Theology (coll. NACSBT), Nashville, B&H Publishing Group, 2009, p. 139 ; Th.R.
    Schreiner, Galatians (coll. ZECNT), Grand Rapids, Zondervan, 2010, p. 227.↩

  37. S.W. Hahn, « Covenant, Oath, and the Aqedah », p. 81.↩

  38. Comme Hahn le remarque encore, l’alliance entre Israël et les Gabaonites en donne une bonne illustration (Jg 9.15, 19-20 ; cf. aussi 2S 21.1-14). L’auteur mentionne également 1M 11.9 : « Il envoya des ambassadeurs au
    roi Démétrius pour lui dire : ‹Viens, concluons ensemble une alliance (diathêkê) : je te donnerai ma fille […] et tu régneras sur le royaume de ton père. » (Notre traduction. Cf. 1, 11) Hahn commente ce passage :
    « L’auteur de 1 Maccabées nous fournit l’exemple d’un Juif hellénistique n’écrivant pas si longtemps avant Paul, qui comprenait [diathêkê] dans le sens de [berîth], ou ‹alliance›, et qui appliquait
    le terme, avec ce sens, à une situation humaine relativement récente. » « Covenant, Oath, and the Aqedah », p. 84-85.↩

  39. Nous modifions la traduction de la Colombe pour mieux refléter les éléments dégagés dans ce qui précède.↩

  40. La TOB paraphrase bien, à notre avis, l’idée de ce verset : « Dès lors, que vient faire la loi ? Elle vient s’ajouter pour que se manifestent les transgressions, en attendant la venue de la descendance à laquelle était destinée
    la promesse. »↩

  41. Cf. Épictète, Entretiens, I, 11, 4 (éd. J. Souilhé), Paris, Les Belles Lettres, 1943, p. 44-47, qui assimile l’amour du paidagôgos pour l’enfant à celui des parents.↩

  42. Cf. la définition du Grand Bailly : « Qui conduit des enfants, c.-à-d. 1 esclave chargé de conduire les enfants à l’école. » (Italiques et caractères gras dans le texte)↩

  43. Ga 3.13, 23-25 ; 4.3, 5a.↩

  44. Ga 3.26-29 ; 4.6, 8-11, 21, 28.↩

  45. Ga 3.14 ; 4.5b, 31. Dans ces versets, le « nous » a donc le sens de « nous tous ». Cf. R. Burnet, « Les ambiguïtés du ‹nous› dans l’épître aux Galates », Regards croisés sur la Bible. Études sur le point de vue. Actes du IIIe Colloque international du Réseau de recherche en narrativité biblique,
    Paris, Cerf, 2007, p. 467-476.↩

  46. Cf., à ce sujet, M. Rastoin, Tarse et Jérusalem, p. 93-144.↩

  47. Cf., par exemple, Ps 2.8, cité plus haut, note 17.↩

  48. De fait, l’Ancien Testament déjà rapproche par endroits le descendant (ultime) d’Abraham du descendant idéal de David, c’est-à-dire du Messie. Cf., par exemple, Ps 72.17 (« Son nom subsistera toujours, aussi longtemps que le soleil,
    son nom se perpétuera. Par lui on se bénira mutuellement, toutes les nations le diront heureux »), texte qu’il convient de rapprocher de Gn 12.3.↩

  49. Cf. J.K. Goodrich, « ‘As long as the heir is a child’ : The Rhetoric of Inheritance in Galatians 4:1-2 and P.Ryl. 2.153 », NovT 55 (2013), p. 61-76. L’objection est parfois
    avancée qu’une telle métaphore ne saurait convenir dans l’argument de Galates, puisqu’elle suppose que le père est décédé, ce que l’on ne saurait dire de Dieu. La remarque est légitime en soi mais elle oublie que l’élément de comparaison
    dans une métaphore est toujours imparfait ; il s’applique, par définition, à certains aspects du référentiel et non à tous.↩

  50. Comme le montrent bien les v. 4-5 : « Mais lorsque les temps furent accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme, né sous la loi, afin de racheter ceux qui étaient sous la loi […]. »↩

  51. Selon M.C. De Boer, Galatians. A Commentary (coll. NTL), Louisville, Westminster-John Knox, 2012, p. 253, c’est toujours le sens qu’aurait cette expression en dehors du Nouveau Testament. Voir aussi, du même auteur, « The
    Meaning of the Phrase [ta stoixeia tou kosmou] in Galatians », NTS 53 (2007), p. 204-224.↩

  52. Quis rerum divinarum heres sit, 134 (éd. M. Harl), Paris, Cerf, 1966, p. 233.↩

  53. Cf. aussi Col 2.8, 20-23, où l’on trouve la même expression avec, très certainement, le même sens.↩

  54. Cf. v. 7 et, pour le contexte commercial du verbe exagorazô (« racheter », v. 5) en rapport avec le rachat des esclaves, C. Spicq, Lexique théologique du Nouveau Testament. Réédition en un volume des Notes de lexicographie néo-testamentaire,
    Fribourg-Paris, Éditions Universitaires Fribourg-Cerf, 19912, p. 38-40, en particulier la note 4.↩

  55. Cf. aussi Rm 9.25-26, rapportant ces versets d’Osée, là aussi, aux non-Juifs qui, par le Christ, sont intégrés au peuple de Dieu (v. 24).↩

  56. Dans la rhétorique gréco-romaine, on désignait habituellement la partie finale d’un argument par le terme peroratio (epilogos en grec). Cette conclusion comportait souvent, entre autres, des « effets de manches », comme
    dans la plaidoirie finale d’un avocat lors d’un procès.↩

  57. Versets 24-25.↩

  58. Cf., entre autres, M.-J. Lagrange, Saint Paul, épître aux Galates (coll. EB), Paris, Gabalda, 19424, p. 128.↩

  59. Ainsi, par exemple, R.B. Hays, Echoes of Scripture, p. 114-115 : « Les ‹deux alliances› de Galates 4.24 ne sont pas l’ancienne alliance du Sinaï et la nouvelle alliance en
    Christ. Le contraste s’établit plutôt entre l’alliance ancienne et celle, plus ancienne encore, conclue avec Abraham, laquelle révèle en fait, d’après la relecture paulinienne, son vrai sens en Christ. Dans le schéma de Paul, la liberté
    et les droits d’héritage des communautés chrétiennes de la Gentilité ne sont pas une nouveauté mais des vérités plus anciennes, implicites depuis toujours en Isaac, contenues dans la promesse faite à Abraham. » (Italiques dans le texte)
    ↩

  60. Notre traduction. De façon significative, ce verset est également cité dans la prédication de Paul à la synagogue d’Antioche en Pisidie (Ac 13.34). L’ensemble de cette prédication contient d’ailleurs des points communs très intéressants
    avec Ga 3-4. Cf. aussi Es 54.10 (LXX) : « Pas plus que l’action de laisser s’ébranler les montagnes, tes collines ne seront déplacées ; de même, ma fidélité envers toi ne défaillira pas, et l’alliance qui te donne la paix
    (hê diathêkê tês eirênês sou) ne sera pas enlevée, dit le Seigneur, qui a compassion de toi. » (Notre traduction)↩

  61. Il est à rappeler qu’on trouve en Ga 3.6-14 ces mêmes mentions de l’Esprit, de la bénédiction et d’une descendance. Il est fort possible que Paul ait eu, à ce moment déjà, ce verset à l’esprit. Ainsi R.B. Hays, The Letter to the Galatians, Introduction, Commentary and Reflections (coll. NIB), Nashville, Abingdon Press, 2002, p. 261, et d’autres.↩

  62. Es 41.8.↩

  63. Le verbe ôdinô signifie « connaître les douleurs de l’enfantement » et, par extension, « enfanter » (ou simplement « connaître la douleur »). Dans ces chapitres d’Ésaïe, on ne le trouve ailleurs qu’en Es 54.1 : « Réjouis-toi,
    stérile, toi qui n’enfantes pas ! Éclate de joie, toi qui n’as pas éprouvé les douleurs (hê ouk ôdinousa) ! » L’utilisation de ce verbe confirme le rapprochement entre les deux passages.↩

  64. Cf. aussi Es 49.19-21 : « Oui, tes ruines, tes solitudes, cette terre de décombres, tes habitants y seront désormais à l’étroit ; et ceux qui te dévoraient s’éloigneront. Ils répéteront à tes oreilles, ces fils dont tu fus privée :
    l’espace est trop étroit pour moi ; fais-moi de la place, pour que je puisse m’établir. Et tu diras en ton cœur : Qui me les a enfantés ? Car j’étais privée d’enfants, j’étais stérile. J’étais déportée, répudiée : qui les
    a élevés ? J’étais restée seule : ceux-ci, où étaient-ils ? »↩

  65. La perspective universelle du livre d’Ésaïe, notamment des chapitres 40-66, est souvent relevée. L’œuvre du Serviteur, en particulier, sera pour Israël, mais elle signalera aussi le salut des nations. Cf., par exemple, Es 42.1-6 ;
    45.22-25 ; 49.1-7 ; 51.4.↩

  66. Cf. Flavius Josèphe, Antiquités juives, 1, p. 220-221.↩

  67. Sur la fonction de l’alliance du Sinaï comme « vecteur » provisoire de la promesse jusqu’à la venue du Christ, voir notre article, « La loi provient-elle de la foi ? », p. 58-61.↩

  68. Lv 19.18.↩

  69. Il est également important de souligner que Galates ne donne qu’une vision partielle de la loi de l’Ancien Testament. Il manque notamment l’aspect positif que l’on voit dans certains psaumes (cf., par exemple, Ps 19.8-12
    ou le Psaume 119). Il faut souligner que la présentation de la loi en Ga 3-4 vise à dénouer une situation de crise, ce qui explique partiellement les formulations très peu nuancées de Paul. Ailleurs, celui-ci pourra se montrer plus
    favorable envers l’obéissance à la loi dans sa forme spécifiquement mosaïque (Rm 14.1-10, 14-16) et même, à l’occasion, en retenir certaines pratiques (Ac 18.18, 21 ; 20.16). Ces données n’infirment pas le côté négatif de la loi mais
    elles montrent que, pour être complet, le tableau doit être nuancé en tenant compte de tous les éléments. Ce qui paraît surtout important en rapport avec Galates est de reconnaître que, une fois le Christ venu, la loi ne peut plus avoir le même rôle ni la même priorité qu’elle avait auparavant.
    De même, c’est à la lumière du Christ que ses aspects négatifs – ou encore simplement « matériels » et contraignants – se précisent et se voient plus clairement. En d’autres termes, la présentation de Galates 3-4 concerne ce que la loi est devenue à la lumière de l’événement christique.
    ↩

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Romains 11 : Le mystère du salut pour Israël et les nations https://larevuereformee.net/articlerr/n271/romains-11-le-mystere-du-salut-pour-israel-et-les-nations Sun, 30 Aug 2015 17:58:49 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=922 Continuer la lecture ]]> ROMAINS 11 : LE MYSTÈRE DU SALUT POUR ISRAËL ET LES NATIONS

Donald COBB*

La position des chrétiens à l’égard du judaïsme a connu, au fil des siècles, un mouvement de balancier impressionnant. Alors que l’Eglise médiévale se laissait aller à parler du « peuple déicide » et que la chrétienté occidentale a, suivant les époques, obligé les Juifs à se constituer en ghettos ou, pire, les atrocités de la Shoah et l’établissement de l’Etat israélien dans les années 40 du XXe siècle ont conduit à une réévaluation en profondeur des rapports entre Israël et l’Eglise. Depuis une quarantaine d’années notamment, il s’est opéré un revirement de perspectives que l’on peut qualifier de spectaculaire, comme en témoigne, par exemple, l’important document issu de la communion ecclésiale de Leuenberg, rassemblant un grand nombre d’Eglises protestantes historiques d’Europe :

Israël est le point de référence constitutif et inchangé, en aucun cas dépassé, de la révélation de Dieu en Jésus de Nazareth qui est le Christ. Par la foi, nous savons que, dans l’histoire de Dieu avec sa création, depuis le commencement jusqu’à la fin des temps, le peuple d’Israël conserve sa place permanente[1].

Dans cette perspective, tout « prosélytisme » devient évidemment problématique[2]. Mais cette ouverture à l’égard du judaïsme se remarque également chez un nombre croissant d’évangéliques, allant dans certains milieux jusqu’à devenir un soutien inconditionnel à l’Etat d’Israël, voire à la politique israélienne[3]. Paradoxalement, bien qu’épousant une vision théologique sensiblement différente, ces derniers rejoignent parfois – dans la pratique – les premiers au niveau de l’évangélisation[4]. Dans certaines circonstances, la mise en valeur d’Israël que l’on voit chez bon nombre d’évangéliques conduit à une véritable fascination et même, plus d’une fois, à l’abandon du christianisme en faveur de la foi juive[5].

Au cœur de la controverse se trouve Romains 11.25-26 avec son affirmation que « tout Israël sera sauvé », un « mystère » dont il faut impérativement prendre connaissance[6]. Comment comprendre ce passage ainsi que sa pertinence pour la relation entre l’Eglise et le judaïsme ? La réponse n’est pas simple et ce texte a donné lieu à des interprétations multiples, souvent épousées de manière passionnelle. Pour arriver à des conclusions responsables, il convient non seulement de se pencher sur ces quelques versets, mais de les replacer dans leur contexte plus large. C’est l’objet du présent article : en évitant, nous l’espérons, toute polémique inutile, nous voulons suivre pas à pas l’argument de Paul tel qu’il se développe en Romains 11. Ce parcours nous aidera à formuler quelques conclusions qui, si elles sont incomplètes, pourront néanmoins nourrir notre réflexion et notre pratique d’Eglise.

I. Le contexte : « Tout Israël… n’est pas Israël ! »

Puisque Paul donne en Romains 11.25-26 la conclusion de tout son développement depuis le chapitre 9 et, en particulier, depuis Romains 11.1, il est nécessaire de retracer, assez en profondeur, son argument jusque-là. Nous allons commencer par relever quelques éléments essentiels de Romains 9 et 10, puis nous concentrer sur l’argument du chapitre 11.

1. Une distinction fondamentale

Les huit premiers chapitres de la lettre de Paul à Rome soulignent le caractère décisif de l’œuvre de Jésus-Christ au tournant des « âges » : puisque la justice de Dieu a été manifestée dans le temps présent à la croix (Rm 3.21), la vie chrétienne doit se définir fondamentalement non par la circoncision, mais par la foi en Christ. De même, la « sanctification » – la transformation en l’image du Christ – ne doit pas être recherchée dans la conformité scrupuleuse à la Torah, mais dans l’œuvre de l’Esprit. Sous-jacente à cette réflexion est la conviction chère à Paul que l’Eglise est le « peuple de Dieu eschatologique » ; elle est composée de celles et ceux en faveur desquels les promesses de Dieu, pour la fin des temps, trouvent leur accomplissement, qu’ils soient d’origine juive… ou païenne[7].

Cela pose toutefois une question douloureuse : si l’Eglise est l’assemblée du Seigneur, l’objet des promesses annoncées autrefois à Israël[8], comment se fait-il – alors que les païens affluent vers le Messie – que l’Evangile ne rencontre pas davantage de succès parmi les Juifs eux-mêmes ? En effet, une constante que le livre des Actes relève dans le ministère de l’apôtre est le peu d’écho que la bonne nouvelle trouve parmi ses « frères de race », alors que c’est à eux, premièrement, qu’elle a été destinée ! Cela représenterait-il un échec divin ? C’est cette situation que Paul va tenter d’expliquer en Romains 9 à 11. Mais il commence en mettant en avant une affirmation des plus surprenantes : tout Israël… n’est pas Israël !

Or, ce n’est pas que la parole de Dieu a failli. Car tous ceux qui sont issus d’Israël ne sont pas Israël. Ce n’est pas non plus que tous les enfants d’Abraham soient sa descendance. Mais : « en Isaac sera appelée pour toi une descendance ». C’est-à-dire que les enfants de la chair ne sont pas enfants de Dieu ; mais ce sont les enfants de la promesse qui sont considérés comme descendance[9]. (Rm 9.6-8)

Dans la suite du chapitre 9, Paul montrera qu’au sein des descendants d’Abraham il y a eu, au temps de l’Ancien Testament déjà, une distinction entre ceux qui pouvaient regarder au patriarche pour leur existence physique (Ismaël et Esaü dans la Genèse) et ceux qui ont été « appelés » par Dieu et, pour cette raison, considérés comme « enfants de la promesse », la vraie « descendance d’Abraham » (vv. 9-13). L’essentiel ne se trouve donc pas dans la continuité généalogique – pas plus que dans la circoncision ou la possession de la Torah – mais dans « le dessein de Dieu selon l’élection » (v. 11).

Cette distinction entre un Israël « physique » et un Israël « spirituel », ce dernier seul pouvant se réclamer du nom d’« Israël », a déjà été effleurée dans les chapitres précédents[10]. Elle posera le fondement à tout ce que Paul dira dans son onzième chapitre et s’avérera être capital pour comprendre l’affirmation controversée de Romains 11.26 : « Et ainsi, tout Israël sera sauvé[11]. »

2. Une ligne de partage inattendue

Cependant, avant d’en arriver là, Paul doit clarifier d’autres points non moins importants. Ainsi, aux versets 14 à 29, il souligne que l’action de Dieu, qui définit son peuple non par des prérogatives humaines, mais en fonction de sa seule miséricorde, trouve un précédent dans l’Exode : d’une part, dans l’attitude divine à l’égard de Pharaon (v. 17), d’autre part, dans la proclamation de la miséricorde qui ne trouve pas d’autre explication que la pure bonté du Seigneur (v. 15). Et l’apôtre de conclure : « Ainsi donc, cela ne dépend ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. » (v. 16) Ce choix souverain de miséricorde ne représente pas une quelconque injustice, souligne-t-il, car Dieu est libre – à partir d’une même « pâte » corrompue et rebelle – d’user de sa rigueur envers les uns et de sa compassion envers les autres (vv. 19-23). Or, c’est précisément cette action divine qui explique qu’une partie importante d’Israël s’obstine encore dans son refus du Christ et que, dans le même temps, l’Evangile est reçu par un nombre croissant de non-Juifs (v. 24)[12]. Alors que ceux-ci n’étaient pas intégrés au salut, ils entendent désormais à leur sujet la promesse donnée par le prophète Osée : « Celui qui n’était pas mon peuple, je l’appellerai mon peuple, et celle qui n’était pas la bien-aimée, je l’appellerai bien-aimée ; et là même où on leur disait : vous n’êtes pas mon peuple ! Ils seront appelés fils du Dieu vivant. » (Vv. 25-26)

De la sorte, Juifs et non Juifs se trouvent dans une situation des plus inattendues : d’un côté, ceux qui n’étaient pas au bénéfice de l’alliance trouvent la justice (v. 30). De l’autre, ceux qui pouvaient se féliciter de posséder la Torah et l’alliance des pères rejettent, paradoxalement, le Christ qui en constitue le point culminant (vv. 31-33). Pourquoi ? Parce qu’ils n’ont pas compris que le but (telos) de la Torah, ce à quoi la Loi tendait, était non une justice d’homme, mais celle de Dieu, manifestée en Christ et saisie par la foi (Rm 10.1-13). Toutefois, ce rejet ne procède pas de l’ignorance ; elle est coupable (vv. 14-19a), ce qui, comme aux temps anciens, motive la volonté divine de rendre Israël « jaloux » par l’action des non Juifs… et de se laisser trouver par ceux qui ne le cherchaient pas (vv. 19b-21).

II. Dieu a-t-il rejeté son peuple ? (Romains 11.1-24)

Ce trop bref résumé des chapitres 9 à 10 nous conduit au chapitre 11, au cœur de notre interrogation. En suivant l’argumentation de l’apôtre, on comprend mieux la question qui ouvre cette section (Rm 11.1) : Dieu a-t-il donc rejeté son peuple ?

1. Endurcissement partiel et reste élu (versets 1-10)

La réponse est un « non » appuyé (mê genoito) : « Car moi aussi, je suis Israélite, de la descendance d’Abraham, de la tribu de Benjamin. » (Rm 11.1) L’explication pourrait paraître étonnante, mais elle est importante : la présence dans l’Eglise d’hommes et de femmes comme Paul, qui sont issus physiquement d’Abraham, sont la preuve que Dieu n’en a pas fini avec Israël. Plus encore, l’apôtre et d’autres comme lui constituent le « reste » dans lequel Dieu accomplit ses promesses à l’égard d’Israël[13]. C’est ainsi que le verset 2 reprend l’affirmation : « Dieu n’a pas rejeté son peuple qu’il a choisi d’avance[14]. » Comme au chapitre 9, « le peuple », c’est bien Israël, mais Israël selon l’élection.

Les versets suivants apportent une confirmation par le biais de plusieurs passages de l’Ecriture. D’abord au sujet d’Elie lorsque, en 2 Rois 19.10, ce prophète se plaint d’être le dernier membre d’Israël à être demeuré fidèle au Seigneur ; après sa mort, dit-il, il ne restera plus personne. La réponse divine, toutefois, affirme le contraire : même dans ce temps d’apostasie, Dieu s’est gardé sept mille hommes « qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal » (v. 4). Et Paul d’en tirer la conclusion : « De même aussi, dans le temps présent, il y a un reste selon l’élection de la grâce. » (v. 5) Dieu maintient sa promesse concernant les descendants d’Abraham en suscitant, au sein d’un peuple apostat, un reste élu[15].

La mention des œuvres au verset 6 pourrait paraître hors de propos, mais elle reste dans la logique que Paul développe depuis le début de sa lettre : tout en étant physiquement descendu d’Abraham, en possession de la circoncision et de la Torah, Israël ne saurait présumer de la grâce ou faire de Dieu son débiteur. De fait, en cherchant à faire de la Loi l’instrument d’une justice propre, Israël est passé à côté de la justice divine et a été endurci : « Ce qu’Israël cherche, il ne l’a pas obtenu, mais les élus l’ont obtenu, les autres ont été endurcis. » (v. 7)[16] 

Plusieurs textes du Deutéronome, d’Esaïe et des Psaumes viennent, ensuite, compléter le tableau présentant les thématiques de l’assoupissement et des « yeux obscurcis ». Notons simplement, pour l’instant, que, face à l’incrédulité d’Israël, Dieu lui-même est celui qui endurcit : « Dieu leur a donné un esprit d’assoupissement, des yeux pour ne pas voir, et des oreilles pour ne pas entendre, jusqu’à ce jour. » (v. 8) L’affirmation peut paraître choquante, mais elle est importante pour comprendre l’argument et Paul y reviendra aux versets 25 à 32[17].

2. Les raisons de l’incrédulité (versets 11-15)

Le verset 11 ouvre une nouvelle section, Paul l’introduisant de façon pratiquement identique à la première : « Je dis donc : Ont-ils trébuché afin de tomber ? Certes non (mê genoito) ! » Cette affirmation, qui prolonge les versets précédents, souligne que le but dans ce « trébuchement » n’a, en fait, pas été « la chute » définitive d’Israël, mais le salut des nations, ce qui, à son tour, doit avoir pour finalité de susciter chez les Juifs une « jalousie » qui les pousse vers le Christ : « Mais, par leur chute, le salut a été donné aux païens, afin de provoquer leur jalousie (eis to parazêlôsai autous). » La pensée de Paul ici se fait dense, mais il est probablement question de la mort de Jésus, suite à son rejet par les autorités juives quelques décennies plus tôt : paradoxalement, c’est en raison de ce rejet que Jésus de Nazareth a été crucifié pour le péché, qu’il a vaincu la mort et que l’Evangile a été proclamé aux nations ![18] 

Or, poursuit-il, si pareil rejet a rebondi au bien du monde non juif, quels ne seront pas les bienfaits d’un retour vers le Seigneur de la part de ceux-là mêmes qui ont repoussé le Messie ? C’est en substance le propos du verset 12, mais les traductions sont souvent tendancieuses. Ce verset dit littéralement : « Or, si leur faute [a été] la richesse du monde, et leur échec la richesse des nations, à combien plus forte raison leur plénitude ? » Sans approfondir pour le moment la portée précise du terme plêrôma(plénitude), sinon en disant qu’il semble se référer à la totalité des Israélites qui doivent être sauvés[19], relevons un détail important. Ce verset ne contient pas de verbe ; par conséquent, traduire par un futur, comme le font bon nombre de versions récentes, risque de rejeter cette « plénitude » dans un avenir eschatologique lointain[20]. La suite semble pourtant l’interdire expressément, car Paul affirme aussitôt après qu’un des mobiles de son propre ministère auprès des non-Juifs est de « provoquer la jalousie » de ceux de sa « propre chair » afin, précisément, « d’en sauver quelques-uns (ei pôs parazêlôsô mou tên sarka kai sôsô tinas ex autôn) » (vv. 13-14). Or, il faut voir cette affirmation en rapport avec la « plénitude » du verset 12 : par son ministère – au Ier siècle déjà – Paul vise à ce que se constitue cette « plénitude », par le retour au Seigneur de ses contemporains, des « frères », physiquement descendus d’Abraham.

Enrichi de cette précision sur le ministère de Paul, le verset 15 reprend en partie le contenu du verset 12 : « Car si leur mise à l’écart [a été] la réconciliation du monde, qu’est-ce que [leur] réintégration, sinon une vie d’entre les morts ?[21] » Une fois de plus, aucun verbe ne vient indiquer un cadre temporel précis. Comme au verset 12, il faudrait donc longuement hésiter avant de vouloir y discerner un événement strictement futur. Quel sens faut-il donner à cette « vie d’entre les morts » ? A notre avis, il s’agit de la comprendre en rapport avec les Israélites qui découvrent en Jésus le Messie : chaque fois qu’un Juif se tourne vers le Christ, c’est comme un mort qui revient à la vie ! Il y a peut-être ici une allusion à Ezéchiel 37.1-14, la vision des ossements desséchés, que Paul évoque ailleurs : par l’œuvre de l’Esprit qui « fait vivre », des membres d’Israël reviennent à la vie[22].

Cette section est importante, car elle montre que si la « plénitude » du verset 12 peut avoir une référence future, il faut, d’abord, la comprendre en rapport avec le ministère de Paul au Ier siècle de notre ère. Le lien avec les versets 1 à 10 est donc transparent : Dieu n’a pas rejeté son peuple. Il veille, au contraire, à ce que, dans le temps présent aussi, il y demeure un « reste selon l’élection ». Or, ce reste élu n’est rien de moins que le début de la « plénitude », ceux que Paul cherche à « sauver » (v. 14), de façon qu’ils puissent connaître « la vie d’entre les morts » dont parlent les Ecritures.

3. Une métaphore : l’olivier et les branches (versets 16-24)

Ces versets constituent une des sections les plus longues du chapitre. Paul cherche surtout à prolonger les implications du verset 15 : ceux d’Israël qui ont été « mis à l’écart » et « endurcis » (v. 7) peuvent être réintégrés. En vertu de l’action de Dieu, les Israélites restent « saints », mis à part et consacrés au Dieu vivant : « Or, si les prémices sont saintes, la pâte l’est aussi ; et si la racine est sainte, les branches le sont aussi. » (v. 16) De nombreuses questions se posent sur ce verset : faut-il voir dans les prémices et la racine des réalités différentes ou deux façons différentes de parler d’un seul et même référent ? Plus précisément de qui ou de quoi s’agit-il ? A notre avis, il faut voir dans ces affirmations deux images qui, par leur variété, se renforcent l’une l’autre[23]. Quant au référent, il a toutes les chances d’être les patriarches, Abraham en particulier. En effet, cela correspond non seulement à une façon de caractériser les patriarches ailleurs dans la littérature juive de l’époque, mais aussi à ce que Paul lui-même dira au verset 28 : « En ce qui concerne l’Evangile, ils sont ennemis à cause de vous ; mais en ce qui concerne l’élection, ils sont aimés à cause de leurs pères[24]. »

Sans entrer dans une discussion approfondie, relevons quelques points en rapport avec la métaphore de l’olivier aux versets 17 à 24.

a. La logique de la métaphore. Tout d’abord, il est question dans ces versets d’un seul arbre ou, pour le dire autrement, d’un seul peuple de Dieu qui plonge ses racines dans l’élection d’Abraham[25]. Cela implique deux choses qui sont intimement liées :

Premièrement, dans la perspective de Paul, l’arbre originel n’a pas été abattu et remplacé par un autre. Dès la vocation d’Abraham et jusqu’au retour du Christ, le peuple de Dieu est un ; il y a une unité et une continuité, car le dessein divin reste le même. Nous sommes donc loin d’une « théologie de la substitution » où l’Église remplacerait Israël.

– Mais deuxièmement, en suivant cette même logique, il n’y a pas davantage deux peuples de Dieu parallèles, Israël d’un côté et l’Eglise de l’autre, celle-ci étant constituée de non-Juifs, celui-là des descendants physiques d’Abraham. Au contraire, tout au long de l’histoire, il y a un seul peuple de Dieu, auquel sont intégrésles non-Juifs qui se tournent vers le Seigneur. Comme Paul l’a déjà souligné au chapitre 9, les païens qui, auparavant, ne connaissaient pas Dieu entendront cette proclamation : « Celui qui n’était pas mon peuple, je l’appellerai mon peuple […]. » (Rm 9.25) A partir du Christ, l’unique peuple de Dieu est composé des Juifs et des non-Juifs qui, les uns et les autres, ont découvert en Jésus de Nazareth le Messie. L’imagerie des versets 17 à 19 l’implique aussi, à sa manière : dans l’arbre, certaines branches – les Juifs restés incrédules à l’égard du Messie – ont été « retranchées » et ne font donc plus partie de l’arbre.Dans l’arbre unique, d’autres, les chrétiens d’origine païenne, ont été « greffés à leur place » (v. 17)[26]. Cependant – et même si, en chiffres empiriques, cela peut représenter la majorité des Juifs de l’époque – il ne s’agit que de « quelques-unes des branches (tines tôn kladôn) » ; l’arbre lui-même reste debout.

b. Une attitude d’humilité. Mais la pensée théologique de Paul reste également ancrée dans la pratique. C’est pourquoi il souligne que ceux qui ont « pris la place » laissée vide par les branches « retranchées » ne doivent pas s’enorgueillir. De fait, c’est sur ce point que l’apôtre s’étend le plus aux versets 17 à 22 : que des « branches » aient été « retranchées » – c’est-à-dire que des Juifs aient été écartés de leur place au sein du peuple de Dieu – cela ne doit pas donner lieu à une quelconque attitude de supériorité, car l’intégration des non-Juifs doit tout à Dieu qui reste fidèle envers ses desseins. Comme le dit le verset 18 : « Ce n’est pas toi qui portes la racine, mais c’est la racine qui te porte. »

Cette nécessaire humilité se voit le plus clairement dans la mise en garde sévère contre la tentation « des pensées hautaines » (mê hupsêla phronei, v. 21) : le Dieu, qui n’a pas laissé les Juifs qui ont rejeté le Messie ne laissera pas non plus des non-Juifs verser dans une arrogance analogue (vv. 21-22). Dans l’alliance, une confiance inébranlable en Dieu ne saurait côtoyer des attitudes d’autosuffisance ou de fierté mal placée ![27]

c. Une réintégration possible. Aux versets 23 et 24, Paul revient à l’essentiel de sa pensée : la mise à l’écart des Israélites « incrédules » n’est pas nécessairement définitive. « Eux de même, s’ils ne demeurent pas dans l’incrédulité, ils seront greffés ; car Dieu est puissant pour les greffer de nouveau. » (v. 23) Relevons trois détails ici.

Premièrement, cette réintégration est conditionnée par la décision de ne pas rester dans « l’incrédulité ». C’est donc non le peuple dans son ensemble, mais ceux qui se tournent vers le Christ, et ceux-là seuls, qui – un à un – peuvent être « greffés » de nouveau.

Deuxièmement, malgré l’emploi d’un futur (« ils serontgreffés »), la référence est bien au présent : si, dans le temps présent, ils reconnaissent le Christ, alors ils seront réintégrés. Le futur est la conséquence logique résultant d’une action possible. Ici, en tout cas, il ne s’agit donc pas – c’est évident, mais il importe de le souligner – d’une conversion nationale et future ; c’est la conséquence d’une démarche « individuelle » et présente[28].

Troisièmement, ce que Paul dit ici est, en fait, la suite de ce qu’il a déjà affirmé aux versets 1 et 11 : Dieu n’en a pas fini avec son peuple. Au contraire, les branches élaguées peuvent être greffées de nouveau, comme Paul l’a lui-même été, grâce à la puissance de Dieu ; on peut d’autant plus l’espérer qu’il ne s’agit pas de placer une greffe provenant d’une espèce différente – d’intégrer au peuple de Dieu ceux qui n’en avaient jamais fait partie –, mais de rétablir des branches dans l’olivier qui leur avait donné naissance (v. 24). C’est précisément pourquoi cette réintégration n’est rien moins qu’une résurrection, une « vie d’entre les morts » !

Aussi Paul reste-t-il dans le propos qu’il développe depuis le début du chapitre : Dieu n’a pas rejeté son peuple. Il le montre en maintenant, comme par le passé, un « reste » fidèle : si, dans leur rejet du Messie, de nombreux Israélites s’en trouvent « endurcis », s’ils sont retranchés du peuple qui remonte aux patriarches comme des branches coupées de l’olivier qui leur a donné naissance et apporte la sève nécessaire à la vie (v. 17), pourtant le dessein de Dieu « qui est selon l’élection de grâce » se poursuit et continue de s’accomplir. De plus, ces mêmes Israélites peuvent être ramenés, greffés à nouveau, comme les non-Juifs qui ont découvert en Jésus le Messie et ont été insérés dans l’unique peuple de Dieu.

III. « Et ainsi tout Israël sera sauvé » (Romains 11.25-29)

Nous arrivons ainsi à la section la plus controversée de Romains 11, qui est aussi une des plus difficiles de Paul. Voici comment la Bible à la Colombe la traduit :

25 Car je ne veux pas, frères, que vous ignoriez ce mystère, afin que vous ne vous regardiez pas comme sages : il y a endurcissement partiel d’Israël jusqu’à ce que la totalité des païens soit entrée. 26 Et ainsi tout Israël sera sauvé, selon qu’il est écrit : « Le libérateur viendra de Sion, Il détournera de Jacob les impiétés ; 27 Et telle sera mon alliance avec eux, lorsque j’ôterai leurs péchés. » (Rm 11.25-27)

De façon générale, les commentateurs interprètent ces versets d’une des trois manières suivantes :

a. Paul se réfère à la fin de l’histoire présente, au moment où le salut des païens aura atteint sa pleine mesure. A ce moment, lors du retour du Seigneur ou juste avant, Dieu opérera une conversion miraculeuse : Israël dans sa totalité se tournera alors collectivement vers lui[29].

b. « Tout Israël » doit s’entendre comme « l’Israël de Dieu » (cf. Ga 6.16), composé à la fois des Juifs et des non-Juifs qui embrassent le Christ : autrement dit, « tout Israël » sera sauvé par le fait que la totalité des nations sera entrée dans le salut[30].

c. « Tout Israël » fait référence, ici, non pas à tous les Israélites sans distinction, mais à Israël dans le sens où Paul l’entend en Romains 9.6 : Israël « selon l’élection de la grâce », c’est-à-dire l’ensemble des Juifs qui – tout au long de la période où est annoncé l’Evangile – se tourneront vers le Christ[31].

Nous proposons d’aborder ces versets en quatre points.

1. Le lien entre le verset 25 et les versets précédents

Un des éléments permettant de clarifier l’interprétation de ce passage touche à la nature du lien avec ce qui précède : les versets 25 et suivants viennent-ils en prolongement des versets précédents où se situent-ils en rupture avec eux ? En d’autres termes, redisent-ils, en l’approfondissant, le même propos que Paul développe depuis le verset premier ou présentent-ils un aspect nouveau, sensiblement différent du reste du chapitre, celui de la fin des temps, alors que les versets précédents traitent essentiellement de l’histoire présente ?

Il n’est sans doute pas possible de donner une réponse à cette question sans prendre en compte l’ensemble des versets 25 à 32. Cependant, la particule connective reliant le verset 25 à ce qui précède donne un indice important. Au verset 24, Paul dit : « Car (gar) si toi, tu as été coupé de ce qui est par nature un olivier sauvage et, contrairement à ta nature, greffé sur l’olivier cultivé, à combien plus forte raison ceux-ci, qui ont cette nature(hoi kata phusin) seront-ils greffés à leur propre olivier ?[32] » Le propos est le même qu’au verset 23 : les Israélites qui, dans le temps présent, ne restent pas dans l’incrédulité seront réintégrés à « l’arbre » avec sa sève salvifique, à condition de renoncer à leur incrédulité. Le « car » montre que ce verset approfondit le propos précédent.

Or, c’est par cette même particule que commence le verset 25 : « Car (gar) je ne veux pas que vous ignoriez, frères, ce mystère […]. » En d’autres termes, le verset 25 prolonge, lui aussi, ce qui précède[33]. Nous pourrions donc paraphraser l’ensemble de ces versets en disant : si l’Israélite, lui qui est issu de l’olivier « noble », ne persiste pas dans son incrédulité mais se tourne vers le Seigneur, il sera réintégré à l’arbre, car il existe à ce sujet un mystère qu’il ne faut pas ignorer. Quel est ce mystère ? Paul en livre l’essentiel aux versets 25b-26 : « […] il y a endurcissement partiel d’Israël jusqu’à ce que la totalité des païens soit entrée. Et ainsi tout Israël sera sauvé […]. » C’est ce qui nous amène au point suivant.

2. Comment comprendre le mystère ?

En lien avec ce qu’il vient de dire aux versets 23 et 24, Paul poursuit donc en évoquant un « mystère », afin que ses lecteurs issus de la Gentilité n’adoptent pas des attitudes de supériorité, mais qu’ils sachent que Dieu est capable de réintégrer des « branches » écartées. Une précision importante : chez Paul, le terme « mystère » ne renvoie pas à un article de foi qui resterait opaque à l’intelligence humaine. C’est plutôt un aspect du dessein divin auparavant caché dans le conseil de Dieu, mais maintenant révélé par l’Evangile[34]. En ne regardant pour le moment que les versets 25 et 26, nous pouvons y discerner quatre éléments :

Premièrement, « un endurcissement partiel est venu sur Israël (pôrôsis apo merous tô Israël gegonen)[35] ». Il importe peu de savoir si l’expression apo merous doit se traduire en rapport avec Israël (« un endurcissement est arrivé à une partie d’Israël ») ou avec l’endurcissement (« un endurcissement partiel est arrivé à Israël ») ; dans les deux cas, le résultat est le même. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’incrédulité présente d’Israël est inextricablement – et mystérieusement – liée à l’action divine consistant à endurcir les cœurs. Sans que la responsabilité humaine soit le moins du monde enlevée, Israël a été endurci. Nous avons là le prolongement de ce que Paul a déjà affirmé aux versets 7 à 10. En même temps, l’expression « en partie » donne une précision décisive : cet endurcissement devant l’Evangile n’est que partiel. C’est précisément pourquoi les « branches arrachées » peuvent être réintégrées à l’arbre.

Deuxièmement, cet endurcissement est en rapport avec une « plénitude » ; il durera, plus précisément, « jusqu’à ce que la plénitude des païens soit entrée » (v. 25b)[36]. Paul emploie ici le même terme (plêrôma) que nous avons vu au verset 12 : « Or, si leur faute a été la richesse du monde, et leur échec la richesse des nations, à combien plus forte raison leur plénitude (to plêrôma autôn) ? » Cette reprise du vocabulaire est importante, car elle montre que le chapitre 11 s’articule, en fait, autour de deux « plénitudes », l’une concernant les Juifs, l’autre les non-Juifs. Le contenu de la seconde n’est pas problématique : il s’agit non de tous les païens sans distinction, mais de tous ceux qui, parmi les nations, se tourneront vers le Christ, la totalité des « élus des nations »[37]. Par voie de conséquence, nous pouvons supposer que le plêrôma (« plénitude) d’Israël au verset 12, ce sont tous ceux qui, parmi les descendants physiques d’Abraham, se tourneront vers le Christ et découvriront en lui le salut.

Troisièmement, l’expression « jusqu’à ce que la plénitude des païens soit entrée » contient une référence temporelle qui peut se comprendre de deux façons différentes. Une majorité de commentateurs la prend avec l’idée que le « jusqu’à ce que » implique un salut pour « tout Israël » au boutde cette période. Cependant, comme le remarque H. Ponsot, l’expression souligne plutôt la concomitance de l’endurcissement avec le temps de l’annonce : il ne dit rien d’un « après »[38]. Nous pouvons illustrer cela en distinguant entre deux affirmations formulées de façon analogue : « Il a été aveugle jusqu’à l’âge de trente ans » et « il a été aveugle jusqu’à sa mort ». Si la première implique un changement positif à la fin de la période désignée, la seconde ne le sous-entend nullement ! Elle désigne simplement la durée de la situation en question. A notre sens, il en est de même ici, comme le montre le point suivant.

Quatrièmement, Paul dit au verset 26a : « Et ainsi tout Israël sera sauvé […]. » Comment faut-il comprendre « ainsi (houtôs) » ? Pour beaucoup, il s’agit, là aussi, d’une référence temporelle : l’endurcissement subsistera aussi longtemps que l’Evangile sera annoncé aux païens, puis alors – à ce moment-là – tout Israël sera sauvé[39]. Il faut pourtant souligner que houtôs n’est pas un adverbe de temps mais de manière. Il signifie « ainsi », c’est-à-dire de cette façon[40]. Ainsi compris, les versets 25 et 26a constituent une clarification de ce qui précède : durant toute la période où l’Evangile sera annoncé aux païens, l’endurcissement d’Israël demeurera. Cependant, cet endurcissement ne sera que partiel : en même temps que « la plénitude des nations » entre dans le salut, une autre plénitude, celle d’Israël, que Paul appelle au verset 7 « l’élection », entrera dans le salut elle aussi, et c’est de cette façon-là que tout Israël sera sauvé. Comme aux versets 1 et 2, Paul fait référence non à la somme totale des « Israélites selon la chair » – tout son argument en Romains 9.6-13 devrait nous avertir à cet égard –, mais à ceux qui, parmi les descendants physiques d’Abraham, se tourneront vers le Christ et découvriront en lui le salut.

Nous avons là les éléments essentiels du mystère que Paul place devant ses lecteurs : comme il l’a annoncé au début du chapitre, Dieu n’en a pas fini avec Israël. Au contraire, dit-il, l’obstination que l’on peut observer chez les Israélites dans leur rejet du Christ est liée à un endurcissement relevant du dessein divin, et elle est partielle : tandis que la « plénitude » des non-Juifs entre dans le salut, une autre plénitude se constitue, bien que de façon discrète : celle d’Israël, comparable à « une vie d’entre les morts ». Le projet de Dieu inclut donc toujours les descendants physiques d’Abraham, et c’est de cette façon, dans un entrelacement surprenant avec les nations, que « tout Israël » – c’est-à-dire la plénitude d’Israël selon l’élection – sera sauvé[41].

3. La confirmation des textes bibliques

Aux versets 26b et 27, Paul appuie cette affirmation en citant le livre d’Esaïe : « […] selon qu’il est écrit : ‹Le libérateur viendra de Sion, il détournera de Jacob les impiétés ; et telle sera mon alliance avec eux, lorsque j’ôterai leurs péchés. »

La citation est, en fait, mixte, la première partie étant tirée d’Esaïe 59.20-21, la deuxième d’Esaïe 27.9[42]. Dans la recherche de ces dernières décennies, une attention particulière est portée aux citations scripturaires chez Paul. Il est souvent fait remarquer que lorsque ce dernier cite l’Ancien Testament ou y fait allusion, il le fait dans une démarche de métalepse, c’est-à-dire en supposant le contexte plus large du passage d’où provient la citation. Par conséquent, le propos de l’apôtre n’est pas seulement éclairé par la citation elle-même, mais aussi, souvent, par tout son contexte[43]. Replacer ces textes dans leur contexte premier peut donc être utile pour comprendre le propos de Paul ici.

a. Esaïe 59.20-21 et son contexte. L’apôtre cite, en le raccourcissant, un premier texte d’Esaïe. Dans sa version grecque (la LXX), il dit ceci :

Le rédempteur viendra à cause de Sion (heneken Siôn) et il détournera de Jacob les impiétés. Et c’est ici mon alliance avec eux, dit le Seigneur : mon Esprit, qui est sur toi, et les paroles que j’ai placées dans ta bouche, ne s’éloigneront certainement pas de ta bouche, ni de la bouche de ta descendance, dit le Seigneur, dès maintenant et pour toujours[44]. (Es 59.20-21, LXX)

Depuis le début du chapitre 59, le prophète se lamente sur le péché d’un peuple qui s’obstine dans la désobéissance[45]. C’est pourquoi « la justice » (dikaiosunê) ne parvient pas jusqu’à eux (v. 9) : « comme des aveugles, ils tâtonneront, et comme ceux qui n’ont pas d’yeux ils avanceront aveuglément » (v. 10). A cause de cette situation apparemment désespérée – il n’y a personne pour apporter la délivrance –, le Seigneur revêt lui-même sa justice et son salut (vv. 16-17) et il agit. En conséquence de cette intervention, non seulement les Juifs mais encore les nations se tourneront vers le Seigneur : « Ceux qui viennent de l’occident craindront le nom du Seigneur et ceux de l’orient son nom glorieux. » (v. 19)

Outre ces répercussions heureuses, il faut relever le don de l’Esprit (v. 21), ce qui, dans la pensée de Paul, va toujours de pair avec l’établissement de la Nouvelle Alliance. Il est donc fort à parier que la venue du rédempteur au verset 20 corresponde à la venue du Christ pour établir l’alliance nouvelle et, en conséquence, déverser l’Esprit sur son peuple[46]. En d’autres termes, dans la perspective paulinienne, Esaïe 59.20-21 ne se réfère pas à une situation encore à venir, mais à celle créée par la croix et le tombeau vide.

Quelle est la pertinence de cette citation pour Romains 11 ? Elle tient à ce que le rédempteur vient à cause de Sion pour détourner les impiétés de Jacob et, à partir de là, va vers les nations[47] : Jésus-Christ vient en tout premier lieu pour Israël. Son œuvre est, d’abord, pour ce peuple et ne se perd pas dans un salut adressé simplement au « monde ». C’est là, en fait, ce que Paul annonce dès les premiers versets de l’épître[48] et il y reviendra encore à la fin de sa partie pratique : « Je dis, en effet, que Christ est devenu serviteur des circoncis pour prouver la véracité de Dieu, en confirmant les promesses faites aux pères, tandis que les païens glorifient Dieu pour sa miséricorde. » (Rm 15.8-9)

Cependant, une deuxième citation, tirée d’Esaïe 27.9, vient immédiatement restreindre la portée de ce verset.

b. Esaïe 27.9 et son contexte. La citation d’Esaïe 27 est encore plus partielle, ce qui pourrait donner l’impression qu’elle contribue peu au sens[49]. Etant donné son caractère extrêmement succinct, toute tentative de saisir sa fonction dans le contexte de Romains 11 doit rester prudente dans ses conclusions. Hasardons néanmoins quelques remarques à ce sujet.

En Esaïe 26, il est question du jugement eschatologique qui s’abattra sur la terre et, en même temps, du salut que Dieu opérera[50]. Le chapitre 27 prolonge cette perspective en parlant de la ville de Jérusalem qui est, en même temps, une belle « vigne », symbole typique d’Israël (vv. 2-3). Tout en étant une « ville forte », elle sera « assiégée » et elle tombera (v. 3). A cause de son inimitié, Dieu la « met de côté » et elle brûle (v. 4). Il se produira alors un retournement de la situation : des hommes et des femmes, « enfants de Jacob », viendront et Israël deviendra un rameau qui remplira la terre. Cependant, au verset 8, il est de nouveau question du jugement : Dieu s’élèvera contre son peuple et l’enverra en exil. Puis vient l’annonce du pardon, au verset 9 :

A cause de cela, je pardonnerai l’iniquité de Jacob ; c’est ici sa bénédiction, lorsque je pardonnerai son péché, lorsqu’ils réduiront toutes les pierres de [leurs] autels brisés en une fine poussière ; certainement, leurs arbres [sacrés] ne subsisteront pas, et leurs idoles seront abattues comme des bosquets lointains. (Es 27.9, LXX)

Il est important de noter que ce pardon n’est pas la fin de l’histoire. Il s’accompagne d’un jugement renouvelé : « Le parc à brebis autrefois habité sera abandonné, comme un troupeau laissé en arrière, et il y restera longtemps en pâturage. » (v. 10) Si Dieu intervient pour le pardon, le jugement ne reste donc pas moins une réalité, comme le confirme le verset suivant :

Et après un temps, il n’y aura en elle aucune verdure, car elle se sera desséchée. Femmes qui rentrez d’un spectacle, venez ! Car c’est un peuple qui n’a pas d’intelligence. C’est pourquoi celui qui les a créés n’en aura certainement pas compassion ; celui qui les a façonnés n’en aura certainement pas pitié ! (v. 11)

Les expressions en italiques sont particulièrement intéressantes, car elles trouvent un écho dans ce que Paul dit ailleurs en Romains 9 à 11 au sujet de l’Israël de son temps. Le chapitre se termine en soulignant que le peuple infidèle sera assiégé ; Dieu veillera alors à ce que ses fidèles soient rassemblés, mais il le fera en les prenant un à un : « Alors, en ce jour-là, le Seigneur les encerclera depuis le canal du fleuve jusqu’au Rhinocuros[51]. Mais vous, rassemblez les fils d’Israël un à un (kata hena hena)[52]. » (v. 12)

Ce chapitre, notamment dans sa version grecque, est difficile. Il est surtout intéressant de noter que Dieu y apporte le salut, mais qu’il juge aussi son peuple. Non pas qu’il le rejette ; mais « les élus d’Israël » lui sont ramenés au milieu même de ce jugement. Or, c’est précisément ce que Paul expose depuis le début du chapitre 11[53].

+

Ces citations d’Esaïe tendent à confirmer notre interprétation de l’enseignement paulinien : Dieu reste attaché à Israël, peuple pour lequel il a envoyé son Rédempteur. Cependant, dans le temps présent, le jugement demeure. Ce ne seront donc pas tous les Israélites qui se tourneront vers Dieu ; les messagers du Seigneur les rassembleront, au contraire, « un à un ». Et ainsi – de cette façon –, « tout Israël sera sauvé ».

4. Un attachement et un appel irrévocable (versets 28-29)

Les versets 25 à 27 sont d’une importance capitale pour Romains 11. En règle générale, on considère qu’ils constituent le « mystère » annoncé au verset 25. Nous pouvons, toutefois, nous demander si ce qui suit n’énonce pas, lui aussi, une partie de ce mystère. En effet, aux versets 28 et 29, Paul approfondit les versets précédents, puis il en livre la clé aux versets 30 et 31.

D’abord, les versets 28 et 29 : « En ce qui concerne l’Evangile, ils sont ennemis à cause de vous ; mais en ce qui concerne l’élection, ils sont aimés à cause de leurs pères. » (v. 28) Le refus de l’Evangile place les Israélites dans une situation d’opposition et d’inimitié ; mais Dieu reste attaché à sa promesse, ce qui assure une réelle continuité dans la composition du peuple de Dieu[54]. Le verset 29 souligne cela de façon particulièrement appuyée : « Car les dons gratuits et l’appel de Dieu sont irrévocables[55]. » En raison de sa fidélité sans faille, Dieu maintient son alliance avec les Pères ; il s’engage – y compris dans le temps présent – à susciter parmi les descendants physiques d’Abraham des membres de son peuple et à leur accorder le salut. Ceci étant dit, il convient de ne pas oublier le contexte. Paul a déjà parlé, aux versets 17 à 22, des branches « arrachées » ; celles-ci sont effectivement ôtées de l’arbre. Toutefois, malgré cette mise à l’écart (v. 15), elles restent dans une situation particulière : les Israélites « arrachés » à l’unique peuple continuent d’être enfants d’Abraham. Parce que Dieu demeure fidèle à sa Parole, ils peuvent être regreffés, et ce d’autant plus facilement que cela fait partie de ce qu’ils sont… à condition qu’ils reçoivent celui que Dieu a envoyé comme Messie et Rédempteur. Jusqu’à la fin de l’histoire présente, Dieu maintient donc son choix électif envers la descendance physique d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

IV. La clé du mystère : endurcissement et miséricorde pour tous (Romains 11.30-36)

Jusqu’ici, Paul a donc mis en relief le mystérieux entrelacement entre Juifs et non-Juifs. Mais il est difficile de ne pas poser la question du « pourquoi » : en vue de quel but Dieu agit-il ainsi ? La dernière section de Romains 11 en livre le secret ultime :

En effet, tout comme vous, autrefois, vous avez refusé d’obéir à Dieu et maintenant, pourtant, vous avez obtenu compassion, du fait de leur refus d’obéir, de même eux aussi, maintenant, ont refusé d’obéir, du fait de la compassion dont vous bénéficiez, pour qu’eux aussi puissent maintenant obtenir compassion[56]. (vv. 30-31)

Par cette formulation, l’apôtre lève le voile pour laisser découvrir une inversion étonnante des rôles : le refus de la grâce par Israël a fait des non-Juifs les bénéficiaires de la compassion de Dieu ; alors que, par ce don de grâce envers les non-Juifs, l’incrédulité de la majeure partie d’Israël a été révélée ![57] De plus, dans le dessein de Dieu, ce renversement a été voulu : les uns ont été incrédules pour que les autres puissent croire, et ceux-ci ont cru pour que l’incrédulité des premiers éclate au grand jour ! Le propos pourrait heurter les convictions – même s’il ne fait que reformuler ce que Paul a déjà dit dans les versets précédents –, mais il convient de discerner la finalité divine qui se cache derrière ce paradoxe : le rejet qu’Israël continue à opposer au Messie juif à cause de l’acceptation de celui-ci par les païens a pour conséquence voulue que les Juifs, au même titre que les non-Juifs, « reçoivent compassion » dans le temps présent[58].

Cette situation où Juifs et non-Juifs se trouvent placés sur un pied d’égalité, aussi bien en ce qui concerne la culpabilité que pour ce qui est de la grâce, se révèle donc être le cœur du mystère vers lequel s’oriente ce chapitre et l’ensemble de Romains 9 à 11. En réalité, ces versets constituent l’aboutissement d’un thème annoncé dès le début de l’épître. En 1.18 et suivants, Paul soulignait par trois fois qu’en raison de leur idolâtrie, les païens « […] se sont égarés dans de vains raisonnements, et leur cœur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres » (Rm 1.21). Face à cette situation Dieu n’est pas resté passif ; il a, au contraire, livré les hommes « à une mentalité réprouvée » (Rm 1.24, 26, 28). Le cœur des païens a donc été endurci, et cela en rapport avec la volonté de Dieu[59]. Dans les chapitres suivants, l’apôtre a montré que le problème du péché englobe également les Juifs – bien que sous d’autres formes – et que, « […] tous, Juifs et Grecs, sont sous l’empire du péché » (Rm 3.9). A partir de Romains 9, il ira plus loin encore, soulignant que l’action divine d’endurcissement s’étend à Israël aussi. Comme nous l’avons déjà relevé : « Ce qu’Israël cherche, il ne l’a pas obtenu, mais les élus l’ont obtenu, les autres ont été endurcis […]. » (Rm 11.7) Les uns comme les autres sont sous le jugement, objets de l’endurcissement.

Mais c’est cette situation précisément – qui n’est d’ailleurs jamais dissociée de la responsabilité et du péché humains – qui trouve son éclaircissement au verset 32 : « Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance, pour faire miséricorde à tous. » Ici, à la fin du chapitre, Paul révèle que, de façon mystérieuse, l’action divine s’exerce envers les uns et les autres pour que tous soient mis au même plan : non pas pour que Dieu apparaisse comme inexorable dans sa puissance ou arbitraire dans son agir, mais afin que le salut soit perçu et reçu comme un acte de pure compassion. L’action de Dieu envers tous, c’est-à-dire envers les Juifs comme envers les non-Juifs, est donc – du début à la fin – celle de la miséricorde qui ne tient pas plus compte des vertus que des démérites des hommes[60].

C’est cette perception de la grâce mystérieuse, non pas arbitraire mais assurément insondable, qui conduit l’apôtre à l’adoration par laquelle il achève ce chapitre et cette partie de Romains :

Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! Que ses jugements sont insondables et ses voies incompréhensibles ! En effet, qui a connu la pensée du Seigneur, ou qui a été son conseiller ? Qui lui a donné le premier, pour qu’il ait à recevoir en retour ? Tout est de lui, par lui et pour lui ! A lui la gloire dans tous les siècles. Amen ! (Rm 11.33-36)

Conclusion

Conformément à ce que Paul développe à partir de Romains 9.1, le mystère des versets 25 et suivants ne se limite donc pas au sort d’Israël. Il touche au cœur même du salut et aux voies qu’il prend dans le monde des humains. De fait, il a des conséquences éminemment pratiques : contre tout « judéo-centrisme » incapable de comprendre la place centrale des nations dans le dessein du salut, Paul insiste : la situation de l’Israël actuel est celle de l’endurcissement – un endurcissement qui, bien qu’inséparablement lié à la désobéissance et à l’incrédulité, reste en rapport avec la volonté divine. En même temps, et contre toute arrogance de la part des chrétiens d’origine païenne, Dieu continue de choisir parmi les descendants d’Abraham un « reste selon l’élection ». D’après une certaine lecture de l’Ancien Testament, la première option aurait pu paraître comme une évidence. Pour les chrétiens non Juifs de Rome, voyant le peu de Juifs qui embrassaient l’Evangile, la seconde pouvait sembler couler de source. Quel est donc le mystère ? Dans la nouvelle dispensation du salut en Christ, le destin de tous – des Juifs comme des non-Juifs – est intimement enchevêtré, pour que la grâce soit manifestée de bout en bout comme un don absolu, un mouvement de bonté divine qui échappe à toute logique humaine de cause à effet, et qui reste jusqu’à la fin totalement immérité[61]. Dans l’histoire de la rédemption, où les uns comme les autres connaissent un endurcissement juste et une miséricorde inattendue, ce qui demeure est une adoration qui ne peut que s’écrier : « Ô profondeur de la richesse, de la sagesse et de la connaissance de Dieu ! »

Des questions subsistent toutefois, d’ordre à la fois théologique et pratique. Tout d’abord, une telle interprétation ne risque-t-elle pas, finalement, d’encourager une nouvelle « théologie de substitution » où l’Eglise, faite essentiellement de chrétiens d’origine païenne, prendrait purement et simplement la place d’Israël ? La réponse de Paul serait clairement négative : l’Eglise ne remplace pas l’Israël de l’Ancien Testament. Au contraire, le peuple qui tire ses racines des patriarches est foncièrement un. Les non-Juifs qui découvrent en Jésus de Nazareth le Messie et Rédempteur sont intégrés, par grâce, à cet unique « arbre » qu’est le peuple de Dieu et ils prennent place aux côtés de leurs frères juifs, qui ont fait cette même découverte. Pour Paul, ce serait autant un non-sens d’envisager une Eglise faite uniquement de croyants issus de la Gentilité qu’une Eglise où n’auraient droit de cité que des chrétiens d’origine juive. Rappelons-le : dans la perspective de l’apôtre, l’arbre originel n’a pas été abattu pour faire place à un autre. Ce sont des branches individuelles qui, à cause de leur incrédulité, en sont arrachées – tout comme peuvent l’être aussi les croyants non juifs qui tomberaient dans l’arrogance !

L’argument de Paul pose aussi une question connexe au sujet du titre de « peuple de Dieu ». Israël – c’est-à-dire l’Israël « physique », qui se définit aujourd’hui par son rapport au judaïsme et ne reconnaît pas le Christ – peut-il être considéré en théologie chrétienne comme peuple de Dieu ? Si oui, qu’en est-il de l’Eglise ? La question est délicate, surtout dans le contexte du dialogue avec le judaïsme. Dans la perspective de Paul, il semble nécessaire de dire ceci : si l’Eglise peut se dire « peuple de Dieu », ce n’est pas qu’il y aurait désormais deux peuples. Dieu n’a pas davantage enlevé ce titre à un peuple pour le donner à un autre. L’appellation de « peuple de Dieu » accordée à l’Eglise signifie bien plutôt que les membres de cette dernière, aussi bien juifs que non juifs, sont au bénéfice des promesses faites autrefois aux pères et qui ont trouvé leur accomplissement en Christ. Pour le dire autrement, le peuple de Dieu se définit, depuis toujours, en rapport avec les pères, les promesses… et leur accomplissement. Chacun de ces éléments est essentiel. Mais, une fois de plus, les non-Juifs au bénéfice de ces promesses et de leur accomplissement en Christ ne constituent pas un arbre à part ; ils sont intégrés à l’unique arbre, remontant à Abraham, à Isaac et à Jacob[62].

Une question plus sensible encore est celle de l’évangélisation. Nous avons vu dans notre introduction que, de façon paradoxale, des tendances pourtant très éloignées les unes des autres sur le plan théologique se rejoignent parfois dans un scrupule partagé d’« évangéliser » les Juifs. Que faut-il en penser ? Il est clair que le poids d’une histoire où les descendants physiques d’Abraham ont été les objets de discriminations, de railleries et de persécutions, ou pire, pèse lourd. Assurément, dans cette situation, parler du Christ exige une humilité et une écoute particulières. Ce témoignage ne peut commencer que par une volonté de dialogue, d’acceptation de l’autre et un profond respect[63]. Cela étant dit, un christianisme prêt à taire l’annonce du salut en Jésus de Nazareth, précisément devant celles et ceux à qui elle était destinée en premier lieu, aurait été incompréhensible – pour ne pas dire scandaleux – à l’apôtre qui a orienté tout son ministère de façon à éveiller une jalousie salvatrice chez ses frères de race (vv. 13-14) et qui s’est exclamé par ailleurs : « Avec les Juifs, j’ai été comme Juif, afin de gagner les Juifs […]. Je me suis fait tout à tous, afin d’en sauver de toute manière quelques-uns. » (1 Co 9.20-22) Si les rapports entre le judaïsme et l’Eglise sont aujourd’hui profondément modifiés suite aux événement du XXe siècle, l’exigence de l’Evangile demeure, de cet Evangile qui est « puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif premièrement, puis du Grec » (Rm 1.16).


* D. Cobb est professeur de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] Eglise et Israël. Contribution des Eglises issues de la Réforme en Europe sur les relations entre les chrétiens et les Juifs. Résultats des consultations du groupe de dialogue doctrinal de Leuenberg « Eglise et Israël » 1996-2000 (2001), 35. Une expression qui revient à de nombreuses reprises dans ce document est « la place inchangée qui revient à Israël » et qui « résulte de l’élection divine » (ibid.).

[2] « Le témoignage commun rendu au Dieu d’Israël et la confession de foi dans l’élection souveraine du Dieu unique constituent un argument de poids pour proscrire, de la part des Eglises, toute forme d’activité dirigée de façon spécifique vers les Juifs pour les convertir au christianisme. » Ibid.

[3] Cf. le mouvement du sionisme chrétien qui, pour les seuls Etats-Unis, regrouperait entre 20 et 25 millions d’évangéliques.

[4] Cf. la charte des Christians United for Israel (ou CUFI : Chrétiens unis pour Israël) : « La première règle adoptée par les Chrétiens unis pour Israël a été qu’il ne devait pas y avoir de prosélytisme lors de nos événements. Le CUFI n’existe que pour honorer et soutenir le peuple juif, jamais pour convertir les Juifs. » (http://www.haaretz.com/jewish-world/why-christian-zionists-really-support-israel-1.290136, dernière consultation, le 16.09.2013)

[5] Cf., par exemple, http://jewishvoiceandopinion.com/a/JVO20090205.html (dernière consultation le 16.09.2013).

[6] Sauf indication contraire, les citations bibliques sont tirées de la Segond révisée, dite « à la Colombe » (BC dans la suite).

[7] Rm 15.4, 8-12.

[8] Rm 1.2, 16.26.

[9] Notre traduction. Le v. 7 a souvent posé problème, car tekna (« enfants ») étant un neutre, pantes (« tous »), au masculin, ne devrait pas s’y rapporter (on s’attendrait plutôt à panta). Une autre traduction – plus correcte grammaticalement – serait donc : « Ce n’est pas parce qu’ils sont la descendance d’Abraham que tous sont ses enfants » (ainsi Sg, BC, BJ, BFC). Cependant, la structure du passage suggère que la restriction – ce que tous ne sont pas – concerne non les tekna (« enfants »), mais le sperma Abraam (« la descendance d’Abraham), comme le montre bien le v. 8 : ce sont les enfants (tekna) de la promesse « qui sont comptés comme descendance (sperma) ». La NBS traduit donc correctement : « Pour être les enfants d’Abraham, tous ne sont pas sa descendance. » Ainsi, de même, D. Moo, The Epistle to the Romans (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1996, 575, n. 25, et Th.R. Schreiner, Romans (coll. BECNT), Grand Rapids, Baker, 1998, 494-495. L’explication de cette incorrection grammaticale se trouve probablement dans le fait que tekna, désignant des êtres humains, a entraîné Paul à mettre l’adjectif au masculin, bien que le nom soit un neutre.

[10] Cf., en particulier, Rm 2.28-29 : « Le Juif, ce n’est pas celui qui en a les apparences ; et la circoncision, ce n’est pas celle qui est apparente dans la chair. Mais le Juif, c’est celui qui l’est intérieurement ; et la circoncision, c’est celle du cœur, selon l’esprit et non selon la lettre. La louange de ce Juif ne vient pas des hommes, mais de Dieu. »

[11] Ainsi, par exemple, N.T. Wright, The Letter to the Romans. Introduction, Commentary, and Reflections (coll. NIB), Nashville, Abingdon Press, 2002, 690. Il est capital de reconnaître que ces versets sont posés d’emblée comme une définition pour les chapitres suivants et non – contrairement à ce que prétendent plusieurs exégètes – comme une affirmation qui finira par être dépassée ou laissée de côté par la suite, notamment en ce qui concerne Rm 11.25-26.

[12] Cf., sur ces versets, notre article, « L’élection divine : quand et comment l’apôtre Paul en parle-t-il ? », LRR, 248 (2008/5), 65-80, notamment les pages 74-79.

[13] Ainsi, par exemple, Th.R. Schreiner, Romans, 578-579, N.T. Wright, The Letter to the Romans, 675, notamment. Paul développe ici, en fait, une thématique annoncée en passant en Rm 9.27-29 : « Esaïe, de son côté, s’écrie au sujet d’Israël : Quand le nombre des fils d’Israël serait comme le sable de la mer, un reste seulement sera sauvé. […] Et, comme Esaïe l’avait dit auparavant : Si le Seigneur des armées ne nous avait laissé un germe, nous serions devenus comme Sodome, nous aurions été semblables à Gomorrhe. » L’action divine en faveur d’Israël n’est pas terminée. Cependant, elle s’accomplit envers un « reste ».

[14] Littéralement, Dieu a « connu d’avance » (proegnô) mais la mention au v. 5 du reste « selon l’élection » montre qu’il s’agit bien de connaître dans le sens de « s’attacher à quelqu’un », « choisir ». Comme le relève Th.R. Schreiner, Romans, 580 : « Cette compréhension […] est confirmée par le contexte immédiat, car [proegnô] fonctionne clairement comme antonyme de [apôsato (‹a rejeté›)]. […] L’idée est donc que Dieu n’a pas rejeté ceux sur lesquels il a posé son amour, dans le cadre de son alliance. » Cf. 1S 12.22, qui met en avant une compréhension semblable : « L’Eternel n’abandonnera point son peuple, à cause de son grand nom, car l’Eternel a résolu de faire de vous son peuple. » On trouvera une présentation intéressante de ces versets in J.R. Wagner, Heralds of the Good News. Isaiah and Paul ‘in Concert’ in the Letter to the Romans, Leyde-Boston-Cologne, Brill, 2002, 220-231. Notons, en outre, que l’emploi de proginôskô ici dans le sens fort de « s’attacher à » permet de clarifier le débat sur le même verbe en Rm 8.29 : « Car ceux qu’il a connus d’avance (proegnô), il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de son Fils, afin qu’il soit le premier-né d’un grand nombre de frères. »

[15] S. Bénétreau, L’épître de Paul au Romains, t. 2, Vaux-sur-Seine, Editions de la Faculté libre de théologie évangélique, 1997, 96, souligne bien que, « en introduisant la précision selon l’élection de la grâce, Paul renvoie le lecteur à ses déclarations précédentes (en particulier 9.11-12) ».

[16] Comme le remarquent J.D.G. Dunn, Romans 9-16 (coll. WBC), Word Books, Dallas TX, 1988, 641, Ph.F. Esler, Conflict and Identity in Romans. The Social Setting of Paul’s Letter, Minneapolis, Fortress Press, 2003, 294, et d’autres, l’affirmation renvoie à Rm 9.18 : « Ainsi, il fait miséricorde à qui il veut, et il endurcit qui il veut. »

[17] A quelques détails près, les vv. 9-10 reproduisent tel quel le texte de la version grecque du Ps 69.23-24 (LXX 68.23-24). En revanche, au v. 8, Paul rapproche deux textes pour produire une seule citation. En Dt 29.3 (LXX), nous lisons : « Le Seigneur Dieu ne vous a pas donné un cœur pour connaître, ni des yeux pour voir, ni des oreilles pour entendre, jusqu’à ce jour. » Es 29.10 (LXX) dit ceci : « Car le Seigneur vous a abreuvés d’un esprit d’assoupissement. Il fermera leurs yeux, ceux de leurs prophètes et de leurs chefs, [de] ceux qui voient les choses cachées » (notre traduction des deux passages). Alors que, dans le Deutéronome, l’action du Seigneur consiste à ne pas accorder la capacité de saisir la révélation, chez Esaïe, Dieu envoie activement un esprit qui empêche de comprendre. Ces versets soulignent, s’il était besoin d’insister sur ce point, la souveraineté de Dieu dans la réception de la grâce par son peuple. Cela étant dit, il faut aussi rappeler que Dieu endurcit ici un peuple rebelle. L’articulation entre ces deux points n’est pas transparente mais, clairement, pour Paul, l’un ne va pas sans l’autre ! La suite du passage le montrera de façon explicite.

[18] Cf. dans ce même sens N.T. Wright, The Letter to the Romans, 682-683. Comme le remarque D. Moo, The Epistle to the Romans, 687, il est également possible que Paul intègre à ce « rejet salutaire » celui qu’il a lui-même constaté en annonçant l’Evangile dans les synagogues de la Diaspora : comme le montre le livre des Actes, de façon générale, assez peu de Juifs ont accueilli la proclamation de Paul – alors que ce même message a rencontré un vif intérêt auprès des « craignant Dieu » qui gravitaient autour de la synagogue. C’est cette « fin de non-recevoir » qui a poussé l’apôtre à se tourner résolument vers les populations non juives. Comme le précise Ac 13.46, en rapport avec les Juifs d’Antioche en Pisidie : « Paul et Barnabas leur dirent alors ouvertement : C’est à vous d’abord que la parole de Dieu devait être annoncée, mais, puisque vous la repoussez […], voici : nous nous tournons vers les païens. » (Cf. Ac 28.25-28) Sur l’importance des prosélytes et des « craignant Dieu » dans la mission de Paul, cf. H. Cousin, J.-P. Lémonon et J. Massonet (éd.), Le monde où vivait Jésus, Paris, Cerf, 20042, 64-69.

[19] Ainsi, par exemple, Th.R. Schreiner, Romans, 598, et N.T. Wright, The Letter to the Romans, 681. J.H. Moulton et G. Milligan, Vocabulary of the Greek New Testament, Londres, Hodder & Stoughton, 1930, citent plusieurs papyrus où plêrôma a le sens « régiment », « compagnie » ou « équipage ». Les implications de cette compréhension deviendront plus claires à la lumière des vv. 25-26.

[20] La Bible Segond (1910), suivi de la NBG, fait preuve d’une licence surprenante : « Or, si leur chute a été la richesse du monde, et leur amoindrissement la richesse des païens, combien plus en sera-t-il ainsi quand ils se convertiront tous. » La Parole de Vie prend des libertés non moins grandes : « Alors, quand les Juifs participeront totalement au salut, les bienfaits seront encore plus grands. »

[21] Notre traduction. Le terme apobolê (« mise à l’écart »), du verbe apoballô (« jeter au loin », « rejeter », « mettre à l’écart »), fait référence à la mise à l’écart ou rejet des Juifs incroyants par Dieu ; ainsi W. Arndt, F.W. Danker et W. Bauer, A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, Chicago, University of Chicago Press, 20003 (BDAG dans la suite), et la plupart des commentateurs. Par analogie, la proslêmpsis (« réintégration ») se réfère à l’action par laquelle Dieu réintègre ces mêmes personnes dans la communion avec lui. Noter que, selon les lexiques, le terme signifie, entre autres, « acquisition » ou « action d’acquérir ». Il pouvait être employé à l’époque avec une nuance « d’enrôler » quelqu’un dans une légion.

[22] Cf. la traduction proposée par la TOB : « Si, en effet, leur mise à l’écart a été la réconciliation du monde, que sera leur réintégration, sinon le passage de la mort à la vie ? » Du fait de la proximité avec le v. 12, plusieurs commentateurs comprennent cette expression en référence aux non-Juifs, soit de façon littérale (la résurrection dernière : lorsque « la plénitude d’Israël » sera entrée dans le salut, la résurrection finale aura lieu ; ainsi J.D.G. Dunn, Romans 9-16, 658, Th.R. Schreiner, Romans, 596-597, D. Moo, The Epistle to the Romans, 694-696, et d’autres), soit de façon métaphorique (un réveil spirituel ; cf., par exemple, S. Bénétreau, L’épître de Paul au Romains, 104, et J. Murray, The Epistle to the Romans [coll. NICNT], Grand Rapids, Eerdmans, 1965, 82-84). Avec F.J. Leenhardt, L’épître de Saint Paul aux Romains (coll. CNT), Genève, Labor et Fides, 19953, 161, et N.T. Wright, The Letter to the Romans, 683, notamment, nous penchons plutôt en faveur d’une référence à Israël. En effet, il paraît naturel de comprendre ce retour des Juifs au Dieu de l’alliance comme un « retour à la maison », surtout à la lumière des vv. 23-24. Le propos du père dans la parabole du fils prodigue, appliqué dans le contexte aux repentants d’Israël (les prostituées et « pécheurs »), n’est peut-être pas sans pertinence ici : « Mon fils que voici était mort, et il est revenu à la vie (nekros ên kai anezêsen) ! » (Lc 15.24)

[23] De même Th.R. Schreiner, Romans, 600, pour qui la notion d’une sainteté « communiquée » se comprenant plus naturellement dans l’image des prémices et de la pâte, celle-ci vient en premier : « Une fois les prémices et la pâte désignées par Paul comme saintes, la même notion peut être étendue à la racine et aux branches. »

[24] N.T. Wright, The Letter to the Romans, 684, reprend une interprétation déjà proposée par certains Pères de l’Eglise : « la racine » serait le Christ. L’imagerie viendrait de Es 11.1 et d’autres textes de l’Ancien Testament où le Messie est le rameau qui sort de la racine de Jessé (ek tês rizês Iessai). Toutefois, au niveau de la cohérence de l’image, cela semble peu probable. S’il est possible de dire, dans la perspective de Paul, que Christ est l’origine de ceux qui sont « en lui » (Ga 3.26-29), rien ne donne à penser que Christ sanctifie ceux qui ne lui sont pas unis. La plupart des commentateurs y voient, comme nous, une référence aux patriarches. Ainsi J.D.G. Dunn, Romans 9-16, 659-660 et 672, Th.R. Schreiner, Romans, 600, D. Moo, The Epistle to the Romans, 699, et ainsi de suite.

[25] Dans l’Ancien Testament, l’olivier est une image de prédilection pour désigner Israël : Jr 11.16-19 ; Os 14.6-7. Cf. aussi, dans la littérature juive de l’époque, l’image d’Israël comme un arbre planté par Dieu : 2M 1.29 ; Jub 1.16 ; 1Hé 10.16 ; 26.1 ; 84.6 ; 93.10 ; Test. Siméon 6.2, et ainsi de suite.

[26] Certains commentateurs cherchent à éviter l’idée que la greffe des branches « sauvages », prenant la place des branches naturelles, exprime une notion de « remplacement ». Ils traduisent donc ainsi le v. 17 : « Toi, en tant que branche d’olivier sauvage, tu as été greffé avec eux (enekentristhês en autois). » Du point de vue grammatical, cette traduction n’est pas inacceptable. Elle est toutefois exclue par l’affirmation explicite que les branches « naturelles » en question ont été retranchées et ne font plus partie de l’arbre (v. 17a). Cela est d’ailleurs dit de façon plus claire encore au v. 19 : « Tu diras donc : des branches ont été retranchées, afin que moi, je sois greffé (hina egô egkentisthô). » Il y a bien « substitution », au même titre d’ailleurs qu’aux vv. 22-24 où la menace d’être retranchées pèse aussi sur les branches « sauvages ». Cependant, malgré ce « remplacement » (et il ne faudrait pas pousser trop loin ce qui reste de l’ordre de l’imagerie, en pensant par exemple à un nombre fixe de « places », un peu comme des chaises musicales), l’essentiel reste l’unité de l’arbre. L’arbre lui-même ne peut être remplacé par un autre.

[27] Il convient de noter que ces versets ne prônent pas l’idée que l’on puisse « perdre son salut ». Dans l’alliance, qui n’est pas synonyme de la communion avec Dieu, la première responsabilité de ses membres est de s’attacher à Dieu et de « marcher devant sa face ». Celui qui ne le fait pas court le risque d’en être écarté comme membre infidèle. La position du chrétien d’origine non juive au sein de l’alliance et du peuple de Dieu est donc analogue à celle du Juif : en cas d’« incrédulité (apistia) » (v. 20), l’un comme l’autre sont menacés d’être « retranchés » (v. 21). Sur toute cette question, cf. notre article, « Election, alliance et certitude du salut », LRR 193 (1997/2), 69-89.

[28] Ce point est reconnu par J.D.G. Dunn, Romans 9-16, 675, D. Moo, The Epistle to the Romans, 707, et d’autres. Notons que le futur ici est strictement analogue aux futurs des vv. 21-22. Il est instructif de mettre ces affirmations en parallèle, afin de mieux percevoir la proximité de leur structure :

v. 21 : « Si Dieu n’a pas épargné les branches naturelles, il ne t’épargnera pas non plus. »

v. 22 : « […] bonté de Dieu envers toi, si tu demeures dans cette bonté ; autrement, toi aussi tu seras retranché. »

v. 23 : « Eux de même, s’ils ne demeurent pas dans l’incrédulité, ils seront greffés […]. »

[29] C’est l’interprétation qui rallie aujourd’hui la majorité des chercheurs. Cf., par exemple, S. Bénétreau, L’épître de Paul au Romains, 114-119, J.D.G. Dunn, Romans 9-16, 691, P.W. van der Horst, « ‘Only Then Will All Israel be Saved’ : A Short Note on the Meaning of [kai houtôs] In Romans 11:2 », JBL 119/3 (2000) 521-539, F.J. Leenhardt, L’épître de Saint Paul aux Romains, 164-165, Th.R. Schreiner, Romans, 614-619, D. Moo, The Epistle to the Romans, 717-726, et J.R. Wagner, Heralds of the Good News, 276-280.

[30] Cette compréhension a été habituelle dans la théologie protestante classique, elle remonte à saint Augustin et elle compte encore des adhérents parmi les exégètes modernes, comme H. Ponsot, « Et ainsi tout Israël sera sauvé : Rom., XI, 26a », RB 89/3 (1982), 406-417, et N.T. Wright, The Letter to the Romans, 687-691. Ce dernier écrit : « La phrase ‹tout Israël› se comprend donc le mieux comme une redéfinition polémique, analogue à celle que Paul a faite des termes ‹Juif› en 2.29, ‹circoncision› en 2.29 et Ph 3.3, et ‹descendance d’Abraham› en Romains 4, Galates 3, et Rm 9.6-9. »

[31] Cf., par exemple, Ch.R. Bruno « The Deliverer from Zion. The Source(s) and Function of Paul’s Citations in Rm 11:26-27 », TB 59 (2008), 119-134, R. Hvalvik, « A ‘Sonderweg’ for Israel. A Critical Examination of a Current Interpretation of Romans 11.25-27 », JSNT 38 (1990), 87-107, J.R.D. Kirk, « Why Does the Deliverer Come [ek Siôn] (Romans 11.25) ? », JSNT 33.1 (2010), 81-99, H.N. Ridderbos, Paul. An Outline of His Theology, Grand Rapids, Eerdmans, 1975, 358-361, et Ch. Zoccali, « ‘And so all Israel will be saved’ : Competing Interpretations of Romans 11.26 in Pauline Scholarship », JSNT 2008 (30), 289-318.

[32] Notre traduction. Le « car » (gar) au début du verset n’est pas toujours traduit, mais il est important pour marquer la continuité avec le v. 23. Notons également que Paul dit simplement « ceux qui sont les ‹par nature ». L’expression est difficile à rendre en français mais son sens n’est pas problématique.

[33] Bien noté par N.T. Wright, The Letter to the Romans, 687.

[34] Cf., par exemple, Rm 16.25-26 ; 1 Co 2.7 , 4.1, 15.51 ; Ep 1.9, 3.3s, 9, 6.19 ; Col 1.26-27, 2.2, 4.3.

[35] Notre traduction.

[36] Notre traduction.

[37] Ainsi, par exemple, S. Bénétreau, L’épître de Paul au Romains, 115 (qui parle de la « totalité numérique […] » et de « la pleine manifestation de l’Eglise de la Gentilité »), et Th.R. Schreiner, Romans, 617.

[38] H. Ponsot, « Et ainsi tout Israël sera sauvé », 412-413.

[39] « Tout Israël » étant défini en général comme la totalité des Juifs encore en vie au moment du retour du Seigneur, mais d’autres façons de le comprendre existent aussi (par exemple : « tout Israël » serait tous les Juifs qui auront vécu entre la venue du Christ et son retour).

[40] Cf. N.T. Wright, The Letter to the Romans, 691. Ce point est concédé par S. Bénétreau, L’épître de Paul au Romains, 115, Th.R. Schreiner, Romans, 620-621, et D. Moo, The Epistle to the Romans, 719-720, mais qui optent quand même pour une interprétation futuriste. A notre avis, une fois admis le sens de houtôs comme « ainsi », « de cette façon », le seul élément de ces versets qui puisse vraiment donner l’idée d’une conversion collective d’Israël à la fin des temps disparaît. Il est vrai que certains tentent de comprendre houtôs/kathôs (« ainsi/comme ») en rapport avec ce qui suit (les citations bibliques des vv. 26-27) : « Israël sera sauvé ainsi, de la façon dont il est écrit dans l’Ecriture […]. » Cf., par exemple, J.R. Wagner, Heralds of the Good News, 279-280. Dans la mesure où kathôs (« comme ») fait partie de l’expression typiquement paulinienne « comme il est écrit » (kathôs gegraptai), cette suggestion, du point de vue de la grammaire, est improbable.

[41] Comme l’écrit H.N. Ridderbos, Paul, 359 : « Le mystère (v. 25) se situe donc dans la manière dont cette plénitude d’Israël sera sauvée, dans l’interdépendance surprenante entre le salut d’Israël et celui des Gentils. […] Dieu n’accorde aucunement sa miséricorde à Israël indépendamment des Gentils, mais il ne l’accorde pas davantage aux Gentils indépendamment d’Israël. »

[42] On pourrait être tenté de voir dans le texte du v. 27b l’annonce du pardon des péchés en Jr 31.34, dans le cadre de la nouvelle alliance. Le vocabulaire n’est toutefois pas le même. Notons, en outre, que de telles citations mixtes se trouvent assez fréquemment chez Paul (par exemple, 2Co 6.16-18 ; un autre exemple se trouve déjà dans notre chapitre, au v. 8). Dans ces citations mixtes, le contexte de l’Ancien Testament reste souvent important.

[43] L’ouvrage de référence en la matière demeure celui de R.B. Hays, Echoes of Scripture in the Letters of Paul, New Haven, Yale University Press, 1989.

[44] Nous mettons en italiques les mots repris en Rm 11.26-27. Toutes les traductions du texte grec d’Esaïe sont de nous.

[45] Paul a en fait déjà cité Es 59.7-8 en Rm 3.15-17, suivi de ce commentaire : « Or, nous savons que tout ce que dit la loi, elle le dit à ceux qui sont sous la loi, afin que toute bouche soit fermée, et que tout le monde soit reconnu coupable devant Dieu. » (v. 19) Il est donc fort possible que ce chapitre d’Esaïe soit présent à l’esprit de l’apôtre dès le début de son épître.

[46] Cf. Ch.R. Bruno, « The Deliverer from Zion », 126-127, R. Hvalvik, « A ‘Sonderweg’ for Israel », 92-93, N.T. Wright, The Letter to the Romans, 692, notamment. Comme le remarque J.R. Wagner, Heralds of the Good News, 290, sans être une citation du prophète Jérémie, « cette alliance se rapproche de façon saisissante de ‹l’alliance nouvelle› promise [en Jr 31.31-34], car dans les deux cas, c’est Dieu lui-même qui garantit la capacité chez Israël de garder la foi. Alors que Jérémie parle des lois de Dieu écrites de façon indélébile sur le cœur du peuple, Esaïe promet que l’Esprit de Dieu reposera sur lui et que les paroles de Dieu resteront dans sa bouche pour toujours. »

[47] A la différence et du texte hébreu (« Un rédempteur vient pour Sion ») et de la LXX (« Le rédempteur viendra à cause de Sion »), Paul dit littéralement : « Le rédempteur viendra de Sion (ek Siôn). » Il n’est pas impossible que le ek indique ici la raison de la venue (= « à cause de »). Cf. l’art. du BDAG : ek, 3.d. En ce cas, il s’agirait d’une différence de formulation par rapport à la LXX mais non de sens. Dans une autre perspective, J.R.D. Kirk, « Why Does the Deliverer Come [ek Siôn]? », avance que Paul aurait modifié la citation pour mieux appuyer le sens des versets précédents : le Rédempteur – entendre le Christ et l’Evangile – sort de Sion vers les nations, et c’est dans cet élan vers les nations que les péchés de Jacob seront détournés et Israël sauvé. L’une ou l’autre interprétation nous paraît préférable à celle de Th.R. Schreiner, Romans, 619-620, D. Moo, The Epistle to the Romans, 728, et d’autres : Paul citerait ce verset pour faire comprendre que le Christ (re)viendra de la « Sion céleste » – c’est-à-dire du ciel – à la fin des temps pour détourner les péchés de Jacob. Si Paul tient fermement au retour du Christ (Ph 3.20), il ne fait pourtant jamais l’équation « ciel = Jérusalem céleste » (politeuma, en Ph 3.20, se traduit mieux par « citoyenneté » que par « cité », contrairement à la BC. Cf., par exemple la NBS et la Bible en français courant). L’invraisemblance d’une référence à la Jérusalem céleste est soulignée par Ch.R. Bruno, « The Deliverer from Zion », 127-128, J.R.D. Kirk, op. cit., 90-91, et d’autres. Ce dernier remarque que la seule autre référence à « Sion » chez Paul (Rm 9.33) – dans la même section que notre passage – se comprend comme une métonymie pour la ville physique de Jérusalem : « […] où Jésus est allé et fut mis à mort, et d’où le message de Jésus sort pour aller par toute la terre. »

[48] Cf. Rm 1.16 : l’Evangile du Christ est la « puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit, du Juif premièrement, et aussi du Grec (Ioudaiô te prôton kai hellêni). » (Notre traduction)

[49] J.R. Wagner, Heralds of the Good News, 294.

[50] On retrouve, ici encore, des termes et concepts également présents dans Romains : la « justice (dikaiosunê) que doivent apprendre les habitants de la terre (Es 26.9) mais que n’ont pas apprise les impies, ainsi que la « vérité » (alêtheian, v. 10), et ainsi de suite.

[51] Rhinocuros est une ville connue de l’Antiquité. Dans son commentaire d’Esaïe, Eusèbe de Césarée donne la précision suivante : « Il s’agit d’une ville située près des montagnes qui se trouvent entre l’Egypte et la Palestine. » Commentarius in Isaiam, 1.91.29-30. Elle représenterait donc la frontière entre ces deux régions. Cf. aussi Flavius Josèphe, AJ 13.395.

[52] Cette action de rassembler ira de pair avec le rassemblement de ceux qui sont « perdus » en Egypte et en Assyrie. Ceux-là viendront et se prosterneront devant le Seigneur, à Jérusalem (v. 13).

[53] Dans la mesure où J.R. Wagner, Heralds of the Good News, avance comme thèse principale que les citations d’Esaïe dans Romains impliquent une écoute attentive chez Paul de leur contexte global, il est étonnant – et peut-être symptomatique de sa démarche – qu’il passe totalement sous silence le contenu du chapitre lorsqu’il traite de la citation d’Es 27.9 (ibid., 294-298). Serait-ce parce que Wagner, qui avance avec force l’idée d’un retour collectif à Dieu à la fin des temps de la part d’Israël, se rend compte que ce chapitre d’Esaïe, notamment dans la LXX, infirme son interprétation ? Ch.R. Bruno, « The Deliverer from Zion », 130-131, dont les conclusions sont proches des nôtres, développe assez courtement le contexte d’Esaïe 27 mais sans référence au texte grec de la LXX, sur lequel Paul s’appuyait clairement.

[54] La thématique de la fidélité de Dieu, par laquelle Dieu reste attaché à Israël et s’engage à sauver un reste glorieux, est fermement enracinée dans l’Ancien Testament, notamment dans le Deutéronome, mais aussi chez les prophètes.

[55] Le terme ametamelêtos (« irrévocable ») signifie littéralement « qui n’est pas à regretter », ou « qui est sans regret », avec l’idée que l’on n’a pas à regretter une décision prise ou une action accomplie : Dieu ne revient pas sur ce qu’il a donné.

[56] NBS. La traduction de la BC ne rend pas compte de façon satisfaisante du texte grec à cet endroit.

[57] Le texte grec appuie cette suggestion de façon plus forte encore, puisqu’il dit littéralement : « Vous avez reçu miséricorde par la désobéissance de ceux-ci ; de même, eux aussi maintenant ont désobéi par la miséricorde manifestée envers vous. »

[58] Le dernier nun (« maintenant ») manque dans la plupart des manuscrits. Il est néanmoins présent dans quelques témoins variés et de bonne facture (Sinaiticus, B, D*c, et d’autres). Le choix de le maintenir ou non est donc difficile. Dans tous les cas, il vient renforcer ce qui est déjà suggéré par le texte. Son authenticité est reconnue, entre autres par Th.R. Schreiner, Romans, 628-630. L’interprétation proposée par cet exégète est néanmoins forcée (« Paul écrit [nun] parce que le salut des Juifs peut venir à tout moment – en ce sens-là il est imminent – car le temps de désobéissance des Gentils a été remplacé par celui du salut des Gentils ») ; elle montre, de fait, la difficulté réelle que pose ce « maintenant » pour toute position uniquement futuriste.

[59] Ep 4.18 développe ce propos, parlant des « païens » : « Ils ont la pensée obscurcie, ils sont étrangers à la vie de Dieu, à cause de l’ignorance qui est en eux et de l’endurcissement de leur cœur. » Cf., dans ce même sens, D. Moo, The Epistle to the Romans, 735-736.

[60] Comme le remarque avec raison N.T. Wright, The Letter to the Romans, 695 : « Le verset 32 forme la conclusion, non seulement des chap. 9-11, mais de l’ensemble de la lettre jusqu’ici. » De fait, la fin surprenante du chapitre 11 montre à quel point l’épître aux Romains est une unité : dans la première partie déjà, Paul met en avant non seulement la justification par la foi et la « sanctification » par l’Esprit, mais l’égalité des Juifs et des non-Juifs devant Dieu, tout en maintenant la distinction entre les deux. De même, si les chap. 9-11 touchent à la situation d’Israël et de l’Eglise, Paul n’oublie pas la place centrale de la grâce gratuite et souveraine de Dieu qui abolit tout privilège en ce qui concerne la justice et le salut.

[61] Cf. J.Ch. Beker, Paul the Apostle, 334 : « […] Le mystère est la dynamique étonnante, en ‹vagues› ou ‹ondulations›, de l’histoire divine de la rédemption, ‹l’interdépendance› dans l’action de Dieu envers les non-Juifs et les Juifs. »

[62] Bibliquement, il ne fait pas de doute qu’à partir de Pentecôte la notion de « peuple de Dieu » a été utilisée pour décrire l’Eglise. L’expression complète ou partielle revient une douzaine de fois dans le Nouveau Testament (Ac 15.14, 18.10 ; Rm 9.25 ; 2 Co 6.16 ; Tt 2.14 ; Hé 2.17, 4.9 ; 1 P 2.9-10 ; Ap 18.4, 21.3). De même, les caractéristiques décrivant Israël dans l’Ancien Testament sont régulièrement reprises par les auteurs du Nouveau pour désigner l’Eglise. Cf. à ce sujet, H.N. Ridderbos, Paul, 327-333. Si l’on songe au fait qu’en 1P 2.9-10, par exemple, l’auteur utilise l’expression pour souligner que ce qui fait l’essentiel d’Israël dans l’Ancien Testament est accordé à l’Eglise dans le Nouveau, son importance théologique devient évidente.

[63] Le document de la communion ecclésiale de Leuenberg, Eglise et Israël, 7, souligne, à juste titre, que les rapports que l’Eglise entretient avec le judaïsme ne peuvent pas ne pas tenir compte des réalités tragiques du nazisme et de l’Holocauste : « La Shoah représente un défi permanent pour les Eglises et leur théologie : […]. La Shoah continue à donner lieu à un examen et à une actualisation permanents de la théologie. Elle contraint à rechercher les causes de cette haine des Juifs qui renaît sans cesse et celles d’un antisémitisme qui existe encore aujourd’hui. »

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