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et l’altérité homme-femme

Henri Blocher
Professeur émérite de théologie systématique
Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine


« Dieu créa l’homme en son image / En l’image de Dieu il le créa / Mâle et femelle il les créa » : la dernière clause explicite-t-elle cela même qu’affirment les deux premières ? Faut-il interpréter l’une par l’autre les deux affirmations de Genèse 1.27, thèse fondamentale de l’anthropologie biblique : la création en image de Dieu et la bisexualité humaine ? Les scolastiques dénonçaient sous la formule post hoc, propter hoc (après cela, donc à cause de cela) un court-circuit méthodologique qui sur-estime la portée des juxtapositions. La contiguïté n’a pas toujours la même portée et peut n’être que fortuite. Qu’en est-il ici, dans l’ouverture grandiose de l’ensemble scripturaire ?

On ne pose pas la question dans le vide. Une proposition que j’appellerai « nouvelle lecture » circule dans le public chrétien : qui conjugue étroitement, au point de les identifier, les deux déterminations mentionnées par le texte. Cette proposition exerce un double attrait. D’une part, elle aide à résoudre un problème délicat d’interprétation : le privilège signalé par l’expression… imagée « en image de Dieu » est diversement compris, un indice sur son sens serait apprécié. D’autre part, elle vient à la rencontre des préoccupations contemporaines : l’altérité de l’homme (au sens masculin) et de la femme est un des sujets les plus controversés du temps présent.

J’invite le lecteur à suivre un chemin plus ou moins parabolique : d’abord (I), se rappeler ce qu’il en est de la « nouvelle lecture » ; à peser (II) le pour et le contre du point de vue de l’exégèse et de la théologie ; à chercher enfin (III), puisqu’il nous faudra prendre nos distances, si on ne peut pas en retenir, sous une forme plus subtile et moins directe, le discernement d’un lien. Un lien, dans l’harmonie de l’œuvre créatrice, entre l’image divine et la différenciation des sexes.

1. La « nouvelle » lecture

Je mets des guillemets pour qualifier de « nouvelle » la lecture de Genèse 1.27 qui trouve dans la troisième clause la clé qui ouvre à l’intelligence de la première partie du verset : car elle n’est pas de la dernière pluie ! Elle aura même, je le soupçonne, quelque chose d’antédiluvien aux yeux de plusieurs ! Mais qu’est-ce qu’un siècle, un peu moins, à l’échelle de l’histoire de l’Eglise ? Si quelqu’un y a pensé avant le xxe siècle, il n’a pas réussi à laisser son nom dans les annales. La proposition est une nouveauté de la modernité tardive.

Pour ceux qui révèrent la tradition, c’est une raison de se tenir sur ses gardes. L’énorme changement d’attitude à l’égard de la sexualité au xxe siècle semble bien avoir joué, sinon dans la conception de la « nouvelle » interprétation, du moins dans l’accueil favorable qu’elle a reçu. Ce qu’on appelle la « libération » de la sexualité, en tout cas sa valorisation extrême (qui comporte, en sa doublure, une charge d’angoisse) a permis d’associer le sexe et l’image de Dieu comme il était impensable auparavant. La proposition est bien de son temps. Sa « nouveauté » n’est pas condamnée pour autant. La tradition, si vénérable qu’elle soit, n’est pas infaillible. L’attitude qui a prédominé si longtemps dans le christianisme a été marquée par l’efficace d’une contre-sexualité réellement très peu biblique (on peut assez « objectivement » en convenir) ; du coup le renversement de cette attitude peut avoir libéré la compréhension de Genèse 1.27.

C’est à Karl Barth, le géant théologique de son époque, assez puissant pour échapper à l’oubli, qu’elle doit le crédit qu’elle possède. Il indique lui-même les précurseurs qu’il a eus. Wilhelm Vischer, qui enseignait l’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie protestante de Montpellier (je l’ai entendu une fois y donner cours), l’a insinuée dans son traitement audacieusement allégorique du Pentateuque. Le jeune Dietrich Bonhoeffer, privat-dozent1 à l’Université de Berlin, a poussé plus loin dans son cours du trimestre d’hiver 1932-1933 sur « la Création et la chute ». Karl Barth reprend l’idée, la déploie, la systématise. C’est un élément du prodigieux commentaire théologique du début de la Genèse qu’il offre, sur des centaines de pages, en première partie de sa « doctrine de la création »2. Il pose comme une évidence que Genèse 1.27c livre la clé de 1.27ab : « “Il les créa homme et femme”, telle est l’interprétation donnée aussitôt ici de la phrase : “Dieu créa l’homme”. C’est en ce sens […] que l’homme est créé aussi et lui seul “à l’image” et “selon la ressemblance” de Dieu. »3 Pourquoi la tradition est-elle passée à côté ? « [P]eut-être a-t-on jugé par trop mesquine, banale, superficielle ou même moralement scabreuse, une ressemblance avec Dieu s’exprimant simplement et précisément par l’existence de l’être humain en tant qu’homme et femme. »4 Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal ? « D’après Gen. 1, sans aucun doute, ceci seulement : la différenciation sexuelle est justement la seule dans laquelle l’homme soit créé […] comme Dieu est un et qu’il est seul Dieu, l’être humain en tant que tel est lui aussi et seul de son espèce ; il n’est deux que dans la dualité de son semblable, que dans le couple homme-femme. C’est ainsi qu’il est l’image et le reflet de Dieu. »5 Le commentaire sur Genèse 2.18-25, un peu plus loin, illustre avec magnificence (à couper le souffle) la compréhension barthienne du sujet6.

Sur la genèse de cette interprétation de la Genèse deux précisions, qu’on peut estimer des « détails » mais non dénués d’importance, méritent mention. Barth nomme encore un autre précurseur, antérieur aux deux autres : le théologien réformé original, Hollandais de naissance mais connu surtout comme pasteur à Elberfeld, Herman[n] Kohlbrügge (1803-1875)7. Celui-ci a réagi contre le subjectivisme piétiste. On peut penser qu’il a influencé Karl Barth dans l’attribution d’une sorte de sur-objectivité aux événements clés du salut (Geschichte au-dessus du plan de l’Historie). Or, par le truchement de sa mère, l’influence de Kohlbrügge a aussi touché le « néo-calviniste » Herman Dooyeweerd8. Cette influence a-t-elle joué dans la thèse dooyeweerdienne, discutée, d’une sphère supra-temporelle d’événementialité (occurrence) où se livre le combat des deux Cités ?9 La comparaison avec Barth pourrait valoir le détour.

On sait, d’autre part, que la Dogmatique n’est pas l’œuvre du seul grand Karl : mais, dans une fusion des esprits qui rend indissociables l’apport de l’un et l’apport de l’autre, elle l’est aussi bien de la brillante théologienne Charlotte von Kirschbaum. S’il est une section de la Dogmatique qui doit beaucoup à cet auteur caché, c’est, en toute probabilité, celle que nous considérons. Malgré le malaise que suscite ce rappel, je salue l’honnêteté du traitement : je ne vois rien qui gauchisse l’interprétation dans le sens d’une justification ou seulement d’une excuse de l’adultère.

Il ne faudrait pas simplifier à l’excès ou aplatir la pensée de Barth sur l’image de Dieu et la bisexualité humaine (si c’est trop facile à comprendre, est-ce encore barthien ?)10. « L’image de Dieu n’est pas une qualité de l’homme »11, comme on ne peut guère le nier de la sexualité. Et Barth de continuer : « Il est donc vain de chercher dans quel attributs ou comportements particuliers de l’homme elle pourrait consister. Elle ne consiste en rien de ce que l’homme est ou fait. »12 « C’est parce que l’être humain est créé, et non parce qu’il est à l’image de Dieu, que cette différence et cette relation ont cette forme précise, qui correspond à la bisexualité animale. »13 On est plus près d’une vocation que la situation de co-existence adresserait à l’homme et à la femme. Les autres créatures, mâles et femelles, sont bien placées à côté les unes des autres et capables, jusqu’à un certain point, de s’associer, l’homme et la femme seuls sont appelés au vis-à-vis, et à être l’un pour l’autre14. Surtout, cette relation ne se réalise vraiment qu’en Christ. C’est lui qui est l’homme « image et gloire de Dieu » dont parle Paul (1Co 11.7), et il l’est avec l’Eglise, la Femme15. Cette compréhension concorde avec la thèse anthropologique centrale de Karl Barth, qu’il développe plus loin, sur Jésus-Christ seul homme réel, et avec la thèse de même portée selon laquelle Jésus-Christ est le véritable premier Adam : « Le dernier homme, qui a marqué l’accomplissement de cette espérance, était déjà le premier. »16

En quoi le vis-à-vis de l’homme et de la femme, premièrement et finalement du Christ et de l’Eglise, s’associe-t-il avec la pensée de l’image et ressemblance divine ? Karl Barth s’explique sans équivoque : le tertium comparationis, le terme qui permet de parler d’analogie, « est très simplement l’existence comprise comme une relation entre un “je” et un “tu” qui se font face »17. Il développe ainsi sa thèse :

Il y a dans l’être et le domaine propres à Dieu un vis-à-vis : une façon réelle, mais harmonieuse de se rencontrer […]. L’homme est précisément une répétition de cette forme divine de vie, son image et sa copie. Il l’est en étant le vis-à-vis de Dieu, en sorte que la rencontre qui a lieu en Dieu lui-même se reproduit et se reflète dans la relation de Dieu avec l’homme. Et il l’est aussi en étant lui-même le vis-à-vis de son semblable, et en trouvant dans son semblable son propre vis-à-vis, de sorte que la communion d’être et d’action qui se trouve en Dieu lui-même se répète dans les relations d’homme à homme [d’abord d’homme à femme et de femme à homme]18.

Le vis-à-vis intra-divin suppose la Trinité. Karl Barth n’hésite pas à en tirer la révélation, à la manière des Pères de l’Eglise, du pluriel faisons en Genèse 1.2619. Il ose parler d’« une délibération entre plusieurs conseillers divins »20. Il discerne dans la « non-solitude » [Nicht-Einsamkeit] de Dieu le fondement même de la capacité créatrice : « Il est un, et non simplement une unité : c’est pourquoi il peut devenir Créateur, et donc avoir un vis-à-vis en dehors de lui-même, sans entrer en contradiction avec son essence intime, mais au contraire en la confirmant et en la glorifiant. »21 La même structure s’observe trois fois : en Dieu, dans le rapport du Père et du Fils (Barth évite cependant ces noms dans les pages considérées) ; dans le rapport de Dieu et de l’être humain ; entre l’homme et la femme. Cette troisième fois est requise pour que l’humain soit tout à fait lui-même dans la relation avec Dieu (l’alliance) : « Pour être le partenaire de Dieu dans cette alliance, l’homme a lui-même besoin d’un partenaire. »22 La pensée se confirme dans cette proposition quelque peu étonnante sous la signature de l’auteur du Nein ! à Brunner : « L’homme doit être formellement préparé à la grâce par sa nature. »23

La théologie trinitaire de Karl Barth marque ici davantage la distinction des « Personnes » que l’interprétation bien connue du premier tome de la Dogmatique (I/1* dans l’édition française)24. Elle s’accorde ainsi avec le dogme reçu, comme aussi dans ces précisions : « La différence et la relation entre le “je” et le “tu” au sein de l’essence divine, dans le cadre des Elohims, ne sont pas identiques à la différence et la relation existant entre l’homme et la femme », car, au plan humain, elles « caractérisent deux individus différents, alors qu’en Dieu un seul et même individu inclut ce rapport »25. Le rapport établi entre la génération du Fils et la possibilité de la création est lui aussi traditionnel. Thomas d’Aquin enseignait déjà : « affirmer que Dieu a tout fait par son Verbe, c’est rejeter l’erreur selon laquelle Dieu a produit les choses par nécessité de nature »26 ; « les divines Personnes, en raison de leur procession même, ont une causalité touchant à la création des choses […] les processions des Personnes sont les raisons de la production des créatures »27. Le trait par lequel la Trinité selon Barth s’éloigne le plus de la doctrine traditionnelle, en particulier réformée, demeure voilé dans la section sur la création à l’image : Barth ne fait pas ressortir son refus, si énergique en d’autres endroits, de toute pensée du Logos simplement Dieu, sans la chair (asarkos). Et ce trait modifie sensiblement la confession de la Trinité ! Le vis-à-vis intra-divin doit distinguer de Dieu, pour lui, le Dieu-Fils de l’Incarnation, le Dieu-homme (peut-être incarnandus plutôt qu’incarnatus, mais cela revient théologiquement au même, car c’est alors l’Incarnation qui définit le rapport trinitaire). Les barthiens américains s’opposent les uns aux autres sur les implications ontologiques de cet élément central et capital de la pensée, mais son importance ne saurait être mise en doute28.

2. Par le filtre de l’exégèse théologique

L’interprétation barthienne de la création à l’image de de Dieu, auréolée du prestige de son auteur, portée par son éloquence seigneuriale, a conquis quelques théologiens renommés. Hans Urs von Balthasar l’a retenue de ses échanges bâlois avec le dogmaticien réformé : il souligne que Dieu crée le genre humain mâle et femelle pour qu’il soit « un dans la dualité des sexes », et il joue lui aussi du Je et du Tu29. Globalement, toutefois, les exégètes n’ont pas suivi. Le tableau que brosse Paul-E. Dion selon le genre récapitulatif et panoramique de son article le montre de façon convaincante30. Barth laisse trop libre cours à son inventivité pour qu’une science responsable valide sa proposition. Les traitements plus élaborés en direction de la systématique, nombreux au cours des dernières décennies, ne reconnaissent plus guère de crédit à son option trop originale31.

La force de la lecture barthienne réside dans l’exploitation, à travers l’Ecriture entière, de la métaphore conjugale pour l’alliance entre Dieu et l’humanité : c’est un filon de théologie biblique, dont Barth fait briller la richesse. Mais faire de la dernière clause de Genèse 1.27 la clé du sens de l’expression d’abord répétée « Dieu créa l’homme à (ou en, comme on va voir) son image » est un coup de force. Barth ne tente même pas de justifier la relation qu’il pose. Il l’assène comme une évidence. Or elle ne vient pas naturellement à l’esprit du lecteur. Le contexte suggère une préparation de la bénédiction-commandement qui va suivre : Multipliez32. Plusieurs auteurs ont vu l’intention de marquer la participation de la femme au privilège relatif à l’image, ce qui est à la fois attrayant et significatif33. Sans autre explication, le rapprochement entre l’image de Dieu et la bisexualité aurait été perçu par les « yahvistes » fidèles comme un danger capital, alors qu’ils luttaient contre les dieux païens souvent représentés en couples, le dieu mâle et sa parèdre : les fameuses inscriptions de Kuntillet ՙAjrud et de Khirbet el-Qom qui associent YHWH et une ʼašérâ, même si les experts divergent sur le sens exact, montrent sans doute que la tentation était présente34. Décidément, le tir de Karl Barth est loin d’atteindre la cible ! Quant à l’identification de l’homme de 1 Corinthiens 11.7 avec Jésus-Christ, elle est l’exemple de l’insertion forcée d’un sens préconçu, dans un texte violenté. Le renversement de l’ordre des Adam (Jésus-Christ le véritable Premier) appartient, lui, au cœur de la pensée barthienne, il est solidaire de la « concentration christologique » – que j’ai suffisamment commentée ailleurs.

Sur le « faisons » de Genèse 1.26, Karl Barth mérite, cependant, d’être entendu. Certes, nous devons nous garder du court-circuit anachronique : le mystère de la Trinité n’est pas encore enseigné, le dogme n’est pas encore thématisé. Mais il n’y a pas lieu non plus de couper l’exégèse de la dogmatique : celle-ci appartient au « cercle herméneutique ». Les compléments selon que la révélation est progressive et la réflexion systématique ultérieure permettent de discerner la vérité au stade germinal, embryonnaire, là où elle n’était pas « obvie ». L’interprétation du passage particulier n’a pas à se priver de l’assistance du tout canonique quand celle-ci repère la suggestion d’une vérité qui sera révélée plus tard. Ainsi pour le « faisons » divin relatif à la création de l’humanité. C’est un exégète très respecté, Paul Beauchamp, qui osait percevoir dans le pluriel qui étonne « l’aurore lointaine d’une révélation trinitaire »35. L’autre option, qui est celle de beaucoup, imagine que Dieu s’adresse aux anges (le raffinement parfaitement maîtrisé de la rédaction exclut, bien entendu, l’idée d’un résidu polythéiste mal éliminé). On peut trouver Calvin trop brutal, selon l’usage de son temps, quand il écrit : « Les Juifs sont vraiment ridicules quand ils imaginent que Dieu a adressé la parole à la terre et aux anges » (Commentaire sur la Genèse, ad loc.), mais de toute la Bible ressort que Dieu seul crée (cf. Es 44.24). On est déçu de voir un Gordon J. Wenham basculer du côté de l’interprétation « angélique » (il parle de la « cour céleste »), alors même qu’il note le singulier au verset 27, suggérant « que Dieu a œuvré seul à la création de l’humanité »36. L’idée de David J. Clines selon laquelle Dieu s’adresse à son Esprit, introduit au verset 2, n’a guère été reprise37, mais on aboutit à un résultat fort proche quand, avec un bon nombre d’auteurs, on comprend le « faisons » comme un cohortatif de la délibération avec soi-même – attesté en hébreu38. En effet, la réflexion théologique permet d’entrevoir que la délibération avec soi-même n’est possible pour l’Absolu, donc absolument un, que s’il connaît en lui-même une différenciation absolue – dont seul rend compte le modèle de la Trinité. Si les processions trinitaires fondent bien, comme la tradition l’admet, la production ad extra qu’on appelle création, le vis-à-vis intra-divin se reflète dans le vis-à-vis de Dieu et de l’humanité. Sur cette analogie, on peut suivre Barth.

Un point particulier, et quelque peu technique, d’exégèse mérite aussi qu’on s’y arrête. Karl Barth ne veut situer qu’en Dieu l’image (Bild), et traduit, en insistant, « à son image, selon sa ressemblance » pour éloigner de l’homme toute pensée de possession. Mais les prépositions-préfixes de l’original, be et ke, susceptibles d’emplois variés, peuvent, au contraire, signifier que l’homme est l’image, la ressemblance vivante et concrétisée. On peut comprendre « Dieu créa l’homme en son image, pour qu’il soit son image, comme sa ressemblance » avec les prépositions françaises en et comme au service de l’identification. Les grammairiens de l’hébreu biblique parlent de beth [be] essentiae et de kaf [ke] veritatis. Des autorités de poids les reconnaissent ici (Gn 1.26s.)39. Ils sont, toutefois, une minorité parmi les exégètes contemporains : à cause de l’influence d’un article qui plaide en sens contraire et qu’a publié ׅJames Barr40. Celui-ci a découvert le parallèle grammatical le plus proche dans le livre de l’Exode, dans la recommandation faite à Moïse de faire les objets du culte selon (be) le modèle qu’il a vu sur la montagne (Ex 25.40). La préposition y a certainement le sens que lui attribue Karl Barth dans la Genèse.

L’argument de J. Barr n’est nullement négligeable. Est-il, cependant, décisif ? Son appui est fort restreint (aucun exemple en dehors de la section de l’Exode). Le texte qu’il invoque ne porte pas les mêmes mots (que Gn 1.26s.) : si « faire » équivaut à « créer », le terme conjoint (tavnît), littéralement « structure », n’a pas le même usage et les mêmes connotations que ṣèlèm, « image »41. Ce qu’ajoute Wenham est étrange : « Que les prépositions ב [be] etכ [ke] soient interchangeables en Genèse 5.1.3, spécialement avec les mots “image” et “ressemblance”, rend l’option [de Clines] intenable »42 ; il semble, au contraire, que les deux prépositions soient interchangeables quand elles sont essentiae et veritatis43, comme les prend Clines. Trois considérations contrebalancent, et au-delà, ce qui reste de force à l’argument de Barr. Le mot ṣèlèm, tout d’abord, ne désigne nulle part le modèle dont copie serait faite : deux fois, c’est une simple forme, une ombre (Ps 39.7 ; Ps 73.20), et toutes les autres fois, en dehors de la Genèse, c’est une effigie, une statue, l’image qui représente. On le trouve, ensuite, et souvent associé à « ressemblance », dans de nombreux textes de Mésopotamie (mêmes racines) et d’Egypte (équivalents) à la gloire des rois et autres pharaons : ils sont célébrés comme étant les images des divinités, qu’ils représentent. De nombreux auteurs ont perçu l’importance de cette donnée, et quelques-uns ont parlé de démocratisation : la Genèse étend à tout être humain comme tel ce que s’attribuaient les potentats païens44. Enfin, on relève que l’apôtre Paul, qui a le droit d’intervenir dans le débat à plus d’un titre, laisse tomber la préposition : l’homme est l’image de Dieu (1Co 11.7)45.

Les textes royaux que nous venons d’évoquer associent un autre titre à celui d’image : le roi, le pharaon, est dit fils du dieu. Cette pensée aurait-elle sa place dans l’interprétation de la Genèse ? Le chapitre 5 (v. 1) rappelle la grande déclaration du chapitre 1, et il enchaîne (v. 3) avec l’engendrement par Adam de son fils « en sa ressemblance et comme son image » ! La reprise des deux mots clés, avec les deux mêmes prépositions permutées (car interchangeables dans le sens préconisé), rend évidente la volonté de référence. Si le texte livre un indice sur le sens de la formule, ce doit être ici ! Quoi de plus simple que de comprendre la production par Dieu de son image selon l’analogie de la génération ? Où l’homme trouve-t-il son image et ressemblance vivante sinon en son fils ? Dieu crée l’être humain comme un quasi-fils terrestre. Quasi : pour tenir compte de la retenue du texte, qui ne prononce pas le mot « fils » – sans doute pour prévenir tout glissement panthéistique46.

La proximité des titres d’Image et de Fils se confirme quand on les considère dans leur attribution suréminente : à Dieu le Fils qui est l’Image de Dieu dans la Trinité, la parfaite expression du Père47. Le Fils est éternellement l’Image du Père, dans l’unité et l’égalité divine. Dieu crée l’être humain comme son quasi-fils en Adam. Le Fils devient fils d’Adam pour notre salut, image à la fois dans sa divinité et dans son humanité ; notre union avec lui, avec naissance d’En Haut, nous restaure comme images (Col 3.10) et fait plus encore : elle nous fait fils dans le Fils (le quasi n’est plus nécessaire).

Les recoupements bibliques donnent une pleine assurance – en laquelle on peut et on doit laisser de côté l’interprétation barthienne.

3. Raisons de chercher plus loin

Et pourtant… Si l’on ne peut pas tenir la différenciation des sexes comme explicative de la création de l’humanité en image de Dieu, n’y a-t-il pas un lien entre les deux dispositions ? Certaines raisons invitent à sa recherche. Les deux sont affirmées conjointement dans « la thèse fondamentale de l’anthropologie biblique » (comme nous l’avons appelée). C’est le signe de l’importance aux yeux de Dieu de l’altérité homme-femme. La sexualité, création de Dieu, est une vérité de portée existentielle majeure : contre la sacralisation idolâtrique comme contre l’exécration du sexe ; pour sa réception avec action de grâces (cf. 1Tm 4.3s.) et sa subordination bienfaisante à l’ordre de la sagesse de Dieu, à ses lois et institutions. Mais au-delà ? L’homogénéité de l’œuvre de Dieu, qui reflète son unité même, laisse présumer une relation entre la première vérité anthropologique de Genèse 1.27 et la seconde.

La seconde « tablette » de la Genèse, qui décrit à nouveau, comme « en gros plan », la création de l’humanité, encourage, elle aussi, à chercher – en conjoignant les deux dispositions. A la création en image de Dieu, qui distingue l’humanité des autres créatures terrestres, correspond la procédure spéciale de Dieu : façonné à partir de la terre comme les animaux, l’homme reçoit de Dieu un souffle, une « inspiration » (nešàmâ), comme il n’est pas donné aux animaux (2.7, 19). Au vis-à-vis de Dieu et de son quasi-fils correspondent le soin généreux, paternel, que Dieu prend de sa créature (Eden) et l’établissement en responsabilité, assorti d’une sorte de charte d’alliance (2.16s.). La délibération spéciale de Dieu introduit maintenant la création de la femme. Le jugement négatif, « Il n’est pas bon » (2.18) montre alors que la création de la bisexualité est nécessaire à celle de l’humanité : ce qui lie étroitement nos deux thèmes. Ce jugement s’abattrait sur Adam s’il prétendait à la complétude, et de cette façon on peut estimer que la différence de la femme lui rappelle sa limite, et lui signifie son statut de créature. Bonhoeffer a discerné dans la femme la limite de l’homme qui a pris forme, limite qui est bonne et que l’homme ne peut porter qu’en l’aimant48. Jean-François Collange pousse encore plus loin : « Manger du fruit défendu serait alors, d’une certaine manière, manger Eve elle-même, la dévorer, la détruire ou du moins la blesser dans son identité propre, porter atteinte à son altérité. »49 Si la différence homme-femme implique à ce point la condition créaturelle des humains, il doit y avoir un lien avec la création en image de Dieu.

La structure même de Genèse 1 appelle un examen supplémentaire. A l’énoncé fondamental sur l’humanité succède la séquence de bénédiction-commandement. Or celle-ci est double, comme la vérité de 1.27 : multipliez, assujettissez. Le pouvoir de se reproduire et de croître numériquement ne se dissocie pas (on l’a mentionné) de la dualité des sexes. La tâche culturelle et la domination (chantée par le Ps 8) convient à l’image vivante du Seigneur. C’est gauchir les perspectives que de faire de la domination le contenu même de l’être en image, mais son corollaire, elle l’est en effet : en bonne grammaire hébraïque, on a le droit de donner une nuance finale à la conjonction, « Faisons l’homme en notre image, comme notre ressemblance, pour qu’ils dominent… ». Or selon ces deux lignes la vocation de l’humanité revient à imiter le Créateur, opérer comme son image. On le dira en français : il s’agit d’une part de pro-créer, d’autre part de para-créer. L’assujettissement de la terre, pour sa mise en valeur, son épanouissement à la gloire de Dieu, se fonde sur l’œuvre de Dieu, fait jouer les lois qu’il a instituées, et fait advenir des floraisons de relative nouveauté : ce n’est pas une création au sens strict (rien ne surgit ex nihilo), mais une para-création imageante. L’activité humaine propose une image de celle de Dieu – et c’est pourquoi l’œuvre créatrice nous est présentée comme une semaine de travail (Gn 1). Et la procréation ? Ce mystère qui émerveille l’Eve de Genèse 4.1 imite bien Dieu qui, en créant, met au monde de quasi-fils et filles ! Ces liens suggèrent qu’on ne peut pas séparer les deux dispositions de Genèse 1.27. Admirons, au passage, les équilibres bibliques : les deux vocations s’adressent à l’homme et à la femme ensemble, et les deux sexes collaborent pour y répondre ; mais le rôle de l’homme ressort davantage pour la para-création (qui devient pénible après la désobéissance, 3.17-19), et le rôle de la femme dans la procréation (qui devient pénible après la désobéissance, 3.16)…

La richesse de la présentation métaphorique, voire allégorique, de l’alliance comme mariage, avec ramifications, cette richesse si bien déployée par Karl Barth, incite pareillement à chercher le rapport entre la création en image de Dieu et l’altérité homme-femme.

4. Propositions en « pointillés »

Les « faits » bibliques repérés, il est permis de former des hypothèses sur les connexions qu’ils ont entre eux. C’est la tâche « spéculative » de la théologie : le mot vient de speculum, « miroir », et désigne la tentative de « voir » dans le miroir scripturaire les relations qui réjouissent l’intelligence et permettent la louange de la sagesse de Dieu. Mais les hypothèses n’ont pas la certitude des données elles-mêmes (objet de l’exégèse). Leur probabilité est variable. Si les contours des faits sont tracés d’un trait ferme et continu, c’est en « pointillé » qu’on dessine les lignes « spéculatives » qui les relient.

Comment déplier la signification du fait premier, la création en image de Dieu ? Nous la voyons rayonner dans trois directions principales. La notion d’image, d’abord, pose une relation. L’image est dépendance et dérivation d’un original. Elle est forcément seconde. Elle s’abolit si elle se veut définie par elle-même, à partir d’elle-même (per se, a se). Il en est bien ainsi de l’humanité. Si le culte du « relationnel » qui est à la mode de nos jours nous agace (et tient parfois plus du slogan que de la pensée), il ne faut pas qu’une réaction épidermique nous détourne de cette vérité anthropologique indéniable : l’humain se définit par la relation à Dieu. On a pu parler d’une excentricité caractéristique. L’humain n’a pas en lui-même le centre de sa vie, mais en l’Autre. On a paraphrasé de multiples manières. C’est le cœur inquiet (sans repos) d’Augustin qui ne s’apaise qu’en Dieu. C’est le sensus divinitatis présent en tout homme selon Calvin50, même chez ceux qui font tous leurs efforts pour le supprimer (j’évoque volontiers le mécanisme du refoulement, ici spirituel). C’est l’abîme infini en l’homme selon Pascal, que Dieu seul comble. Je suggère que l’efficacité de l’argument ontologique (d’Anselme et de son Proslogium) consiste à faire venir à la surface cette disposition constitutive. On pourrait représenter l’être de la créature et suprêmement de la créature-image comme fléché, et non pas comme un cercle refermé sur lui-même – dans les mots de Dooyeweerd, il est « sens » (zin) et non pas « être » (zijn)51.

La relation avec la Transcendance a pour corollaire, seconde implication, une transcendance de l’homme par rapport à son environnement. Emmanuel Mounier, le fondateur du mouvement « personnaliste », proposait « transproscendance »52. L’humain dépasse (ce qui est le sens de « transcender », dépasser en montant). Il a la capacité toujours de s’interroger au-delà, de poser la question « et après ? », de s’affranchir des limites de sa situation particulière, de dire son insatisfaction du terrestre. Il ne peut pas ne pas se rapporter aux « transcendantaux », comme on les appelait, le Vrai, le Bien, le Beau, dont l’ici-bas n’offre que des reflets inférieurs. Il a dans le cœur l’éternité, bien qu’à son rang de créature, comme l’énonce l’Ecclésiaste (Qo 3.11). La fonction symbolique déjà, essentielle au langage, mobilise le pouvoir de décoller des choses, de s’élever au-dessus du moment présent. Comme image d’un Dieu distinct du monde, l’homme dans le monde se distingue du monde.

Mais l’homme reste dans le monde, troisième observation qui donne à penser. L’image implique aussi la distance. Si on développe la métaphore, il lui faut un miroir pour se former (et qui ne colle pas à l’objet). C’est comme le « terrien », ʼàdàm tiré de la ʼadàmâ, que l’homme est créé (en) image de Dieu. Si nettement que son privilège l’ouvre à la Transcendance et la communication divine, il reste une créature terrestre. L’écart du ciel et de la terre n’est pas aboli (Qo 5.1b), mais intégré. Comme Dieu règne au ciel, l’humain régnera sur la terre. Peut-être même l’entourage des animaux correspond-il à celui des anges pour le Seigneur : l’entourage double de Jésus au désert suggérerait alors la dualité de ses natures (Mc 1.13) ! Cette structure, qui confirme le vis-à-vis de l’alliance, exige que l’ensemble dont fait partie la créature-image ait une forte consistance, son propre fonctionnement (une certaine « autonomie » au sens faible de ce mot). Elle empêche que la dualité caractéristique de l’humanité (transcendance, appartenance « charnelle » au terrestre) se durcisse en dualisme. Elle explique aussi pourquoi les anges ne sont jamais dits « en image de Dieu » dans toute l’Ecriture53 : ils sont trop près, voltigeant dans le rayonnement immédiat de la Gloire.

L’accent sur la consistance de la créature-image au plan où Dieu l’a placée permet de faire un pas de plus, décisif. Ce pas, Karl Barth n’est pas loin de le faire – il faut lui rendre cette justice. L’humain est « excentricité », son « centre » étant en Dieu. Il n’est vraiment lui-même que lorsqu’il reçoit tout de Dieu et se donne lui-même à Dieu en hommage reconnaissant, dans le vis-à-vis de l’alliance. Mais pour qu’alors il soit aussi lui-même dans sa consistance propre, terrestre, ne faut-il pas qu’il vive selon une semblable structure, « excentricité », sa vie terrestre ? Les indications sont suffisantes pour que nous disions : c’est ainsi que Dieu en a décidé. Chaque être humain est placé dans une relation constitutive avec l’autre personne, qui sert comme de parabole ou de projection (au sens géométrique) de la relation constitutive avec Dieu. Il apprend déjà dans ses relations humaines ce qui est vrai de son rapport à Dieu. Parce qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul dans l’être, « sans Dieu dans le monde », Dieu a dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » dans ses relations terrestres.

Ce discernement s’accorde avec la logique de Jésus quand il ajoute le second commandement au premier, et comme lui étant semblable (Mt 22.39) : l’amour du prochain est comme la projection géométrique de l’amour pour Dieu. Ne serait-ce pas, d’ailleurs, une intention de la thèse de Genèse 1.27 ? Que nous voyions dans l’être humain qui nous fait face l’image de Dieu ! Les hommes en général fabriquent des images de leurs dieux pour les servir et déposer leurs offrandes – et le Seigneur déclare : mon image, c’est moi qui l’ai faite, et tu lui rendras le service que tu veux me rendre : c’est le prochain sur ta route ! On rejoint le thème du Je et du Tu auquel Barth donne tant de place54.

Le vis-à-vis de chacun avec le prochain n’est pas encore celui de l’homme et de la femme. Pour relier les objets de notre réflexion, il faut prolonger un peu le pointillé.

Un premier commentaire souligne que les deux structures relationnelles ne s’opposent pas, ni ne se font concurrence. Celle de l’homme et de la femme vaut comme « cas particulier » de celle qui englobe tous les sujets. Le point mérite d’autant plus le rappel que l’Ecriture met l’accent sur la communauté de nature, « os de mes os, chair de ma chair », avec la participation conjointe au statut d’image de Dieu. La chose n’allait pas de soi pour les cultures de l’époque ! Dans ce sens, Christiana De Groot a raison de qualifier de secondaire la différenciation des sexes55. L’homme et la femme se font d’abord face comme deux sujets, à la fois terriens et doués de « transproscendance » : leur rencontre est affrontement de libertés, sous l’horizon du Vrai, du Bien et du Beau, avec vocation d’alliance.

La formule « mâle et femelle », à la place qui lui échoit, attire l’attention sur la différence. On irait violemment contre le texte si on tentait de minimiser son importance. On peut plaider que le vis-à-vis ainsi marqué n’est pas seulement le cas particulier mais l’exemple excellent du rapport au prochain : celui qui en établit la nécessité, en épanouit la richesse, en montre la correspondance avec l’excentricité de l’humain dans le rapport à Dieu.

Qu’un individu soit ou bien XX, ou bien XY, atteste la nécessité du rapport à l’autre. La division des sexes fait qu’aucun individu ne peut s’imaginer représenter tout l’humain : son sexe tel qu’il fonctionne (sauf pathologie) l’envoie à l’autre sexe. L’homme et la femme ont besoin l’un de l’autre, besoin de collaborer : au moins pour procréer, enjeu vital s’il en est pour la survie de l’humanité même !

Que cette nécessité implique différence perfectionne le vis-à-vis. On peut imaginer deux individus identiques qui auraient radicalement besoin l’un de l’autre, mais leur rencontre risquerait fort, soit de dégénérer en conflit (crise mimétique des doubles), soit d’aboutir en fusion trop peu différenciée, comme il arrive avec des jumeaux. La différence, anatomique, psychologique, culturelle, du masculin et du féminin (sur fond de nature commune) fait advenir une réalité nouvelle, qui a sa structure vivante propre. Ici s’insère la pensée de la complémentarité – la notion est d’un maniement assez délicat, car elle peut faire oublier la vérité de la nature commune, mais elle a sa pertinence. Même en Genèse 2, si la seule similitude avait été en cause, la formule aurait été « une aide comme lui », ce qu’il était facile de dire en hébreu56 ; « comme son vis-à-vis » suggère une différence de complémentarité, renforcée par l’idée d’aide. « Mâle et femelle » suscite probablement la même pensée57. Une étude plus détaillée des caractères sexuels différenciateurs, primaires et secondaires, montrerait comment ils contribuent à l’union différenciée la plus riche (cf. Gn 2.24).

Grâce à la différence entre eux, le vis-à-vis de l’homme et de la femme est dissymétrique – comme celui de Dieu et de son image. Si l’on pose que l’homme, pour être pleinement lui-même dans son rapport à Dieu, doit inscrire dans sa chair, au plan terrestre, la structure de ce rapport, la dissymétrie est requise. La spécification bisexuelle de la relation avec le prochain, qui serait sans cela symétrique, joue donc un rôle essentiel. L’usage de la métaphore conjugale, avec ses ramifications, pour l’alliance de YHWH avec Israël, du Seigneur Christ avec son Eglise, élabore et confirme ce lien de l’altérité homme-femme avec la création de l’humain en image de Dieu.

Du coup, ressort aussi le sens des multiples refus et déformations de cette altérité – comme créée par Dieu et voulue de lui. L’apôtre, dans le premier chapitre aux Romains, met en lumière la connivence spirituelle profonde entre l’idolâtrie et l’union homosexuelle (Rm 1.22, 25-27 surtout) : en celle-là, l’union bafoue l’altérité du Créateur et de la créature ; en celle-ci, l’altérité du masculin et du féminin. On pourrait dire à peu près la même chose de la zoophilie, et, au-delà, de toutes les « aberrations » (Abirrungen) sexuelles et « déviations » (Abweichungen) d’objet et de but, comme Sigmund Freud les appelle58. On doit y ajouter le mythe de l’androgyne. On le rencontre fréquemment dans les représentations religieuses (l’Aristophane du Banquet de Platon le commente à sa manière59). Son intention se dévoile : juste opposée à celle de la Genèse60. L’androgyne signifie le vœu d’auto-suffisance, la centration en soi-même : être comme des dieux. C’est le sens qu’il a expressément dans un roman utopique de 1676, La Terre australe connue : les habitants du pays, tout imaginaire, de la perfection sont hermaphrodites, réalisant chacun en soi-même l’humanité complète61. Les folles et désastreuses prétentions de quelques-uns aujourd’hui à choisir leur sexe (dénommé « genre »), avec l’assistance de la chirurgie, relève de la même révolte contre l’ordonnance bienfaisante du Créateur. On discerne, finalement, dans toutes les formes de fornication une attaque contre l’association étroite de l’être-en-image de Dieu et de la différenciation sexuelle : la pornéia, comme la nomme le Nouveau Testament, traite la sexualité comme une part détachable du reste de la personne ; la réduction à « l’échange de deux fantaisies et [au] contact de deux épidermes »62 la disjoint de la relation au Vrai, au Bien et au Beau, à la Transcendance ; quand la fornication se pare d’atours plus spirituels, elle se caractérise toujours par un déficit quant à la responsabilité, ce qu’implique être image de Dieu.

La combinaison relationnelle qu’opère Genèse 1.27 éclaire deux phénomènes remarquables de l’humain. Le premier est la force prodigieuse de la tentation et la nocivité de la faute en matière sexuelle. Le luthérien américain Ted Peters – qui n’a rien de collet-monté – observe que la plupart des sociétés ont cherché à conjurer la menace de chaos dont l’énergie sexuelle est chargée : « Incontrôlée, elle peut engendrer des douleurs inouïes sous la forme de la honte, de la jalousie, de la rivalité, de la violence. »63 Ce n’est pas, semble-t-il, que l’analyse éthique et psychologique y décèle une malignité plus virulente. Au contraire !64 C’est la place de la sexualité dans l’économie de la nature humaine qui rend le péché sexuel si destructeur, quantitativement et qualitativement (qu’on pense aux sévices, à l’horreur de la « pédophilie » comme on la nomme faussement). Elle est le nœud de la transcendance et de la biologie – et c’est bien ce que Paul enseigne quand il distingue ce péché de tous les autres : Celui qui se livre à la fornication pèche envers son propre corps (1Co 6.18).

Ce « privilège » permet aussi d’interpréter l’extraordinaire de la passion amoureuse. Il y a peu d’expériences humaines plus marquantes. Que serait l’histoire, individuelle et collective, sans le rôle qu’elle y a joué ? Céline a lâché un commentaire cynique (c’est le cas de le dire) : « L’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches. »65 Il n’est pas faux, sur la base de la synthèse de chair et d’esprit, de relation constitutive à Dieu et de bisexualité, qui caractérise l’humain selon Genèse 1.27 ! L’amour, et le plus pur, celui du Cantique des cantiques, est à la fois affaire d’hormones et de communion transcendante, aux prises avec l’Infini. L’homme et la femme y éprouvent et réalisent leur double « excentricité ».

Si la « nouvelle » lecture, barthienne, de la Genèse ne peut pas être simplement adoptée, elle met sur la voie d’un aperçu précieux. Le regard s’émerveille. Il entrevoit quelque chose du mystère de l’humanité, créée par Dieu en son image, et, pour vivre comme telle, faite d’hommes et femmes semblables et différents, appelés à l’amour.


  1.  A peu près « maître de conférences » autorisé (après soutenance d’habilitation) mais libre et non rémunéré.↩

  2.  Die Kirchliche Dogmatik III/1, Zollikon (Zurich), Evangelischer Verlag, 1945, trad. fr. de Fernand Ryser, Dogmatique III/1, Genève, Labor et Fides, 1960. Nous référerons à ces deux ouvrages par les abréviations KD et D, sans répéter III/1.↩

  3.  D, p. 197, cf. p. 208 : l’exégèse a éludé « cette explication du texte par lui-même », au lieu de partir de « l’indication, clairement donnée ici, selon laquelle la ressemblance avec Dieu de la créature humaine réside dans ce vis-à-vis existentiel, dans le fait d’exister l’un en face de l’autre et l’un pour l’autre, qui apparaît précisément dans la relation de l’homme et de la femme ».↩

  4.  Ibid., p. 208.↩

  5.  Ibid.↩

  6.  Ibid., p. 309-356.↩

  7.  Ibid., p. 208.↩

  8.  William Young, “Herman Dooyeweerd”, dans Creative Minds in Contemporary Theology, sous dir. Philip E. Hughes, Grand Rapids, Eerdmans, 1966, p. 270. W. Young a été le traducteur de Dooyeweerd dans son magnum opus.↩

  9.  A New Critique of Theoretical Thought I, trad. (pour cette partie) William S. Young, s. l., Presbyterian & Reformed, 1969, p. 32.↩

  10.  Il paraît trop simple de résumer comme W. Sibley Towner, “Clones of God. Genesis 1:26-28 and the Image of God in the Hebrew Bible”, Interpretation 59/4, octobre 2005, p. 343 : « L’image de Dieu dans l’être humain consiste précisément dans la division de l’humanité en deux parts féminine et masculine. »↩

  11.  D, p. 197.↩

  12.  Ibid.↩

  13.  Ibid., p. 209.↩

  14.  Ibid., p. 196s. L’original, KD, p. 206, accorde le Nebeneinander et le Miteinander aux autres créatures, mais aux êtres humains le Gegeneinander et le Füreinander.↩

  15.  Ibid., p. 216-218.↩

  16.  Ibid., p. 216.↩

  17.  Ibid., p. 197.↩

  18.  Ibid. Notre addition entre crochets se justifie par la logique de tout le développement et une phrase comme celle-ci : « La créature humaine ne peut être véritablement humaine devant Dieu et parmi ses semblables qu’en étant homme par rapport à la femme, et femme par rapport à l’homme. » (P. 199)↩

  19.  Ibid., p. 205, 209.↩

  20.  Ibid., p. 194s.↩

  21.  Ibid., p. 195. « Un, et non seulement une unité » traduit « Einer … nicht nur Eines », KD, p. 205, « un » au masculin et non pas seulement au neutre.↩

  22.  Ibid., p. 311.↩

  23. Ibid., p. 312.↩

  24.  On sait que la désignation « modes d’être » (tropoi huparxéôs), qui est orthodoxe mais peut trahir une tendance, est alors préférée. La tendance réapparaît (ce qu’on a moins remarqué) dans une critique de la notion réformée classique de « l’alliance de rédemption » (entre le Père, le Fils et l’Esprit), dans la Dogmatique IV/1*, trad. Fernand Ryser, Genève, Labor et Fides, 1966, p. 67 : « C’est de la pure mythologie », et il s’exclame : « Comme s’il convenait de voir dans la première et la deuxième “personne” du Dieu trinitaire deux sujets divins… » La « délibération entre plusieurs conseillers divins » semblerait devoir attirer la même réaction !↩

  25.  Ibid., p. 209. L’original, KD, p. 220, évite le barbarisme d’un « s » ajouté à Elohim, mais il traite bien ce mot comme un pluriel avec jener, génitif pluriel. Dieu un seul individu, Individuum, est strictement orthodoxe (si on le nie on tombe dans le trithéisme).↩

  26.  Somme théologique Ia, qu.32, art. 1, ad 3m (trad. H.-F. Dondaine, éd. de La Revue des Jeunes).↩

  27.  Ibid., qu.45, art. 6, Respondeo.↩

  28.  Je donne mon avis sur la controverse dans ma contribution, “Karl Barth’s Christocentric Method”, Engaging with Barth : Contemporary Evangelical Critiques, sous dir. David Gibson & Daniel Strange, Nottingham, Apollos (IVP), 2008, p. 37-39 et surtout n. 172, p. 46s.↩

  29.  Cité par Michèle M. Schumacher, « Des amours de différentes sortes. Féminisme, nature et anthropologie », Revue d’Ethique et de Théologie morale, n° 290, septembre 2016, 15 n. 24, et 25, avec référence à Christlicher Stand, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1977, p. 183, et Retour au centre, trad. Robert Givord, Paris, Desclée De Brouwer, 1971, p. 125.↩

  30.  « Ressemblance et image de Dieu, I : Egypte et Mésopotamie ; II : Ancien Testament. Les textes sacerdotaux », dans le Supplément au Dictionnaire de la Bible, sous dir. Henri Cazelles et André Feuillet, X (fasc. 55), Paris, Letouzey & Ané, 1981, p. 366-403.↩

  31.  Pour un survol, on peut recourir à Ryan S. Peterson, “The Imago Dei as Human Identity : A Theological Interpretation”, thèse de doctorat (Ph.D.), Wheaton (IL), Wheaton College Graduate School in Biblical and Theological Studies, 2010 (j’ai eu le plaisir d’être le « mentor », comme disent les Américains, de ce travail).↩

  32.  Dion, p. 391. Marguerite Harl dans les notes qu’elle apporte à La Bible d’Alexandrie. La Genèse, Paris, Cerf, 20103, p. 97, cite dans ce sens déjà Origène, Homélies sur la Genèse, I,14, et Grégoire de Nysse, Sur la création de l’homme XVI, 177D.↩

  33.  Déjà Basile de Césarée, Sur l’origine de l’homme I,18, d’après M. Harl, ibid.↩

  34.  Sur ces inscriptions (des graffiti dans le premier site), voir Richard S. Hess, “Yahweh and His Asherah ? Epigraphic Evidence for Religious Pluralism in Old Testament Times”, dans One God, One Lord, in a World of Religious Pluralism, sous dir. Andrew D. Clarke et Bruce W. Winter, Cambridge, Tyndale House, 1991, p. 11-26 (chapitre 5-33). Hess pense que ʼašérâ désigne une divinité plutôt qu’un simple symbole (poteau ou arbre sacré), et qu’il ne faut pas lire à la fin du mot le suffixe possessif (son ʼašérâ, impliquant une déesse parèdre) : la terminaison du mot est plutôt une marque de double féminisation, ce qui convient mieux à l’usage avec les noms divins.↩

  35.  Création et séparation : étude exégétique du premier chapitre de la Genèse, Paris/Neuchâtel, Aubier-Montaigne, Cerf, Desclée De Brouwer/Delachaux & Niestlé, 1969, p. 341.↩

  36.  Genesis 1-15, Word Biblical Commentary 1, Waco (TX), Word Books, 1987, p. 28 ; il ne se soucie pas de la contradiction. Gérald Bray, malheureusement, le suit, “The Significance of God’s Image in Man”, Tyndale Bulletin 42.2, novembre 1991, p. 198s. Victor P. Hamilton, The Book of Genesis, chapters 1-17, New International Commentary on the Old Testament, Grand Rapids, Eerdmans, 1991, 133s., est beaucoup plus satisfaisant.↩

  37.  “The Image of God in Man”, Tyndale Bulletin 19, 1968, p. 68.↩

  38.  Dion, p. 384.↩

  39.  Clines, p. 75-80, plaide vigoureusement dans ce sens. Le philologue Ceslas Spicq approuve J. Jervell à cet égard, Dieu et l’homme selon le Nouveau Testament, Lectio divina 29, Paris, Cerf, 1961, p. 181, n. 2 (contre son texte). Plus récemment, penchent de ce côté Christiana De Groot, “Genesis”, The IVP Women’s Bible Commentary, Downers Grove (IL), InterVarsity Press, 2002, p. 3, et C. John Collins, Genesis 1-4 : A Linguistic, Literay, and Theological Commentary, Phillipsburg (NJ), Presbyterian & Reformed, 2006, p. 66.↩

  40.  “The Image of God in the Book of Genesis. A Study in Terminology”, Bulletin of the John Rylands Library 51, 1968-1969, p. 11-26.↩

  41.  Ce que fait bien valoir Dion, p. 389.↩

  42.  Genesis 1-15, p. 29.↩

  43.  Dion, 388, peut dire du ke en Za 14.10, voire Es 40.23, qu’il « équivaut probablement à un beth essentiae ».↩

  44.  Par exemple Nahum M. Sarna, Genesis, The JPS Commentary, Philadelphie/New York/Jérusalem, Jewish Publication Society, 1989, p. 12.↩

  45.  Calvin, dans son Commentaire sur la Genèse (éd. Labor et Fides, p. 37) fait face au problème que certains se posent : alors que Moïse inclut la femme dans le privilège de l’image de Dieu, Paul paraît l’en exclure ! « La solution est brève : S. Paul ne touche là que l’état économique. » G. Bray, p. 221, observe très justement que la différence entre l’homme et la femme concerne la doxa (gloire) en 1Co 11, et non pas l’image.↩

  46.  Dion, 392 (avec Roland de Vaux), écarte ce sens, pour ne garder que l’idée d’une transmission de la ressemblance avec Dieu par la génération humaine. Pour servir cette pensée, le texte aurait dû s’écrire : « Adam engendra un fils en la ressemblance et comme l’image de Dieu (ainsi qu’il était lui-même). »↩

  47.  Nous croyons pouvoir montrer que le titre d’Image convient à Jésus-Christ en Col 1.15 selon sa divinité éternelle. C’est ce qu’implique la structure du passage, et la teneur sapientiale de sa première partie – reconnue, entre autres, par Horst Kuhli, “Eikôn”, Exegetical Dictionary of the New Testament, sous dir. Horst Balz et Gerhard Schneider, trad. James W. Thompson, Grand Rapids, Eerdmans, 1990, I, 390b. « Sagesse » et « Logos » se recouvrent, et la notion d’expression est commode pour en rendre compte.↩

  48.  Schöpfung und Fall, Munich, Chr. Kaiser Verlag, 1968, p. 70.↩

  49.  « L’Arbre du bien et du mal : le couple et l’éthique théologique aujourd’hui (Gn 2.15-23) », Revue d’Ethique et de Théologie morale n° 291 (hors série), septembre 2016, p. 190.↩

  50.  J’ose l’hypothèse que le réformateur a forgé la formule. J’ai cherché en vain un prédécesseur (en utilisant, par exemple, l’index de la Patrologie latine de Migne). La formule ne se trouve pas chez Cicéron, ni chez Tertullien, auxquels recourt Calvin pour la pensée en cause. C’est peut-être Zwingli qui en serait le plus proche !↩

  51.  La dénégation vaut, à mon sens, si « être » connote une sorte d’indépendance. Dooyeweerd a-t-il fait suffisamment de place à la donation d’être, toujours dans la dépendance, doctrine que je crois biblique ? Dans son zèle contre la scolastique, il a trop vite expulsé la notion de substance.↩

  52.  Introduction aux existentialismes, Idées 14, Paris, NRF Gallimard, 1962, p. 46, 180 (discussion éclairante de l’idée de transcendance chez les existentialistes et Heidegger, p. 179-182).↩

  53.  A cause de la réduction de l’image à la spiritualité, Calvin dit le contraire, mais je ne peux pas le suivre sur ce point. Il est vrai que les anges sont appelés bené ʼèlôhîm, « fils du divin », mais cet usage bien repéré du mot bèn efface l’idée de filiation : il ne s’agit plus que de la possession d’une propriété (ici le mode d’existence céleste).↩

  54.  Wolfhart Pannenberg, Problemgeschichte der neueren evangelischen Theologie in Deutschland, Goettingue, Vandenhoeck & Ruprecht, 1997, p. 197, 251, reproche à Barth de partir de l’anthropologie Je-Tu de Martin Buber pour la projeter sur Dieu, comme cité par F. Leron Shults, Reforming Theological Anthropology : After the Philosophical Turn to Relationality, Grand Rapids/Cambridge, Eerdmans, p. 118 avec n. 3. J’attire l’attention sur le caractère déviant de la référence la plus courante à Buber – à croire que ceux qui parlent ne connaissent que son titre. On suppose qu’il plaide pour la différenciation « personnaliste » de la chose et de la personne ; or ce n’est pas réellement sa thèse. Martin Buber, Je et Tu, trad. Geneviève Bianquis, La Philosophie en Poche, Paris, Aubier-Montaigne, 1969, trouve fort positif que la lune soit un Tu pour le primitif et célèbre le mana (p. 40s.), et pose (p. 58) : « Chaque Tu, une fois le phénomène de la relation écoulé, devient forcément un Cela. / Chaque Cela, s’il entre dans la relation, peut devenir un Tu. »↩

  55.  “Genesis”, Women’s Bible Commentary, 6. J’opposerais ce rang second à l’absolutisation de la dualité, qui devient la clé métaphysique de tout le réel, comme avec le yin et le yang. C’est le « dérapage » malheureux des livres de Suzanne Lilar, qui a si bien répondu à Simone de Beauvoir : Le Couple, Livre de Poche 3308, Paris, Bernard Grasset, 1963, et Le Malentendu du Deuxième Sexe, Paris, Presses Universitaires de France, 1970.↩

  56.  Comme le relève G. Wenham, Genesis 1-15, p. 68.↩

  57.  « Femelle », neqévâ, évoque indubitablement les conditions physiques de l’accouplement, pour lequel les organes sont complémentaires : le mot vient de la racine nqv, « trouer, perforer ». Pour zàkàr, « mâle », les choses sont moins nettes ; le mot dans sa version arabe désigne le phallus, mais le lien avec le sens « pointu », que certains croient pouvoir affirmer, n’est pas établi.↩

  58.  Trois Essais sur la théorie de la sexualité, trad. Blanche Reverchon-Jouve, Idées, Paris, NRF Gallimard, 1962, p. 15, 18 (l’ouvrage est l’un des ouvrages fondateurs de la psychanalyse). Le Dr Angelo Hesnard, La Sexologie, Petite Bibliothèque Payot 31, Paris, Payot, 1962, p. 335ss, emploie le mot « perversions » ; de même Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, sous dir. Daniel Lagache, Paris, Presses Universitaires de France, 19817, p. 306-309. Ces choix lexicaux sont peut-être d’autant plus significatifs que les auteurs prétendent s’abstenir de tout jugement moral.↩

  59.  Le Banquet, 189d-192e. Aristophane veut expliquer l’attraction sexuelle : elle équivaudrait à la nostalgie d’une unité perdue. Il faut noter qu’Aristophane évite soigneusement de limiter l’attraction à la différence des sexes. Pour lui les humains primitifs, ronds et doubles, étaient de trois sortes, définis respectivement comme mâle-mâle, femelle-femelle, et mâle-femelle. La division des deux premières explique l’attraction homo-érotique.↩

  60.  D’après M. Harl, La Bible d’Alexandrie, 96s., « Les traditions rabbiniques signalent que les traducteurs [de la LXX] avaient ici [Gn 1.27] employé un pronom singulier, “il le créa mâle et femelle” (…) Il existe d’ailleurs des spéculations de ces mêmes traditions rabbiniques sur l’homme primitif androgyne, ainsi que chez Philon (par allusion (…) Mais nous n’avons aucune attestation de ce pronom singulier dans les témoins de la LXX. »↩

  61.  Ecrit par le moine (cordelier) défroqué Gabriel de Foigny, réédité en 1692 sous le titre Les Aventures de Jacques Sadeur dans la découverte et le voïage de la terre australe (information par internet). Quant à l’hermaphroditisme comme pathologie qui se produit, hélas ! bien qu’elle soit rare, cf. l’avis sobrement exprimé d’Helmut Burkhardt, Ethik II : Das gute Handeln (Allgemeine Materialethik) /2, TVG, Giessen/Bâle, Brunnen, 2008, p. 24s.↩

  62.  Nicolas-Sébastien Roch, dit de Chamfort, Maximes et pensées, selon le Dictionnaire des citations françaises Larousse, 1977, p. 115 (c’est un constat plutôt critique).↩

  63.  Sin : Radical Evil in Soul and Society, Grand Rapids, Eerdmans, 1994, p. 140.↩

  64.  Les versions anciennes, grecque, latine et syriaque, et la plupart des versions récentes (B. de Jérusalem, TOB, NBS et en anglais RSV, NEB et NIV) comprennent et traduisent Proverbes 6.26 : « Pour une femme prostituée, (le prix va) jusqu’à un pain rond, mais la femme d’un mari chasse une vie précieuse. » Si c’est bien le sens, la condamnation de la pornéia ne semble pas des plus sévères.↩

  65.  Louis-Ferdinand Destouches dit Céline, Semmelweiss, selon Dict. des citations Larousse, p. 112.↩

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Henri BLOCHER*

Je propose comme sous-titre, ou comme titre de rechange : « La paix et l’épée ». L’allusion au dit de notre Seigneur, « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée » (Mt 10.34), est transparente. Je ne prends pas, cependant, les mots dans le même sens. Là où Jésus opère une disjonction, opposant la paix à l’épée (comme il entend alors les termes), je plaide pour la conjonction : la paix et l’épée.

La paix et l’épée peuvent évoquer commodément deux thèmes capitaux de l’Ecriture, deux vérités, ou constellations de vérité – antagonistes. L’antagonisme ne doit pas nous faire peur ! Il existe des antagonismes de complémentarité bienfaisante (pensons aux muscles « antagonistes » sans lesquels nous serions incapables de mouvement), et la Bible nous en propose. Calvin se signale, j’ai eu naguère l’occasion de le faire ressortir, par son respect de ces tensions ou équilibrages internes, par son tact très sûr qui épouse la texture du vrai. Il montre aussi, par son exemple, que l’antagonisme n’est pas si facile à penser !

La paix, la grâce pour tous : quel message serait plus biblique ? Paix sur la terre ! Il est notre paix ! Il récapitule tout en lui-même ! Il est le Sauveur du monde ! Il envoie proclamer la Bonne Nouvelle à tous les humains. L’ultime perspective est celle de « Dieu tout en tous ». Et pourtant, aussi l’épée. L’insistance sur la décision est également scripturaire (le mot « décision » vient de la racine signifiant « couper », cf. incision, ce qui se rattache aisément au symbole de l’épée). Pour bénéficier du salut, il faut prendre la décision de la repentance et de la foi, de la rupture avec une « génération perverse » (préposition apo pour indiquer cette exigence de coupure en Ac 2.40) ; tous ne le font pas ; c’est le choix de la porte étroite et du chemin resserré. Et première comme dernière, au-dessus de la décision humaine et fondatrice : la décision divine ! La décision du Juge final séparera les « brebis » et les « boucs ». La décision élective, dès avant la fondation du monde, distingue les individus. Il n’est pas correct, bibliquement, de ramollir le thème de l’élection dans l’idée d’une bienveillance indifférenciée ; le préfixe latin e dans é-lection comme le préfixe grec ek dans le mot néotestamentaire ek-logè reflètent la notion biblique d’un choix qui tire de la massa damnata, de la pâte commune selon Romains 9.21, ceux que Dieu prépare à partager sa gloire.

Comment traiter l’antagonisme ? Je commencerai par dénoncer des « solutions » qui me semblent illusoires, ou pires, pour aboutir à quelques propositions positives. La confiance en la vérité de la Bible, Parole de Dieu, en sa supérieure sagesse, c’est la disposition que j’espère garder – sans prétendre, malgré l’effort pour comprendre, en atteindre la maîtrise.

A) Ne pas conclure à la contradiction réelle

La solution la plus simple – aux yeux de certains la plus honnête – serait d’imputer à l’Ecriture deux thèses rationnellement incompatibles, deux théologies qui s’excluent mutuellement. Son discours mêlerait le Oui et le Non (cf. 2Co 1.18), son esprit soufflerait le froid et le chaud, tantôt la paix pour tous, tantôt la décision qui divise.

Il y a deux façons d’adopter cette (pseudo)solution. La plupart se pensent supérieurs, dans leur jugement, aux auteurs bibliques, ou, du moins, à plusieurs d’entre eux. Ils recourent, certes, à l’Ecriture, et même pour y entendre la Parole de Dieu, mais sans laisser le texte régir leur pensée ; ils taxent de « fondamentalisme » ceux qui en restent à la bibliologie traditionnelle. Quelques-uns, cependant, plus émouvants, font de la contradiction qu’ils croient constater (entre la paix et l’épée) une contradiction que leur impose Dieu lui-même, une contradiction à embrasser dans la foi. La raison éclate : le sacrifice rend hommage à la transcendance ineffable, impensable. Ils se réclameraient de Tertullien, qui n’a pas dit Credo quia absurdum, mais bel et bien l’équivalent : « Le Fils de Dieu est mort : il faut le croire, absolument, parce que c’est absurde [ineptum]. Et il a été enseveli, puis est ressuscité : c’est certain, parce que c’est impossible[1]. »

La première manière est ruineuse. Si l’Ecriture mêle lumière et ténèbres, elle cesse d’être lumière pour guider nos pas. Si elle empoisonne le miel de la Parole du fiel d’une sagesse trop terrestre, voire démoniaque (Jc 3.15), elle rend vulnérable à tous les mensonges du monde. L’état d’une théologie qui en prend et qui en laisse dans la Bible ne l’honore plus comme la norme normante et le principe externe de connaissance le montre assez. Une mode idéologique chasse l’autre, jusqu’à la mode du déni des idéologies. L’opposition est flagrante avec l’attitude de Jésus lui-même à l’égard de l’Ecriture et le traitement qu’il lui donnait[2].

La seconde manière est sympathique, mais elle n’a pas non plus de caution biblique. Faire le sacrifice de l’intelligence (sacrificium intellectus) ? Oui, mais au sens vrai du sacrifice : de consécration, de purification. La grâce du Christ produit la transformation et le renouvellement de l’intelligence (métamorphousthé, Rm 12.2), de telle sorte que le fidèle peut s’approprier la parole de l’apôtre : « Nous avons la pensée [nous, raison, intelligence] du Christ. » (1Co 2.16) Les auteurs du Nouveau Testament à la suite du Seigneur lui-même ne cessent d’argumenter à partir de la cohérence du vrai. Admettre la contradiction, amalgamer le Oui et le Non, fait non seulement sombrer toute démarche de pensée (on peut dire n’importe quoi puisqu’on peut aussi bien dire son contraire) mais rend impossible l’obéissance – comment obéir à la fois à deux ordres contradictoires ? Une maison divisée contre elle-même ne peut subsister (Mt 12.25) : la complaisance pour la réelle contradiction ferait s’effondrer sur elle-même la maison de la Vérité.

Mais il n’y a pas lieu de s’alarmer, comme si l’évidence rendait fort difficile de nier la contradiction. C’est être bien imprudent – superficiel, voire arrogant – que de conclure à la contradiction réelle quand on a du mal à comprendre. Le réel nous apprend souvent que sont vraies ensemble, et tout à fait compatibles, des choses qui paraissaient d’abord s’exclure (l’exemple souvent cité en physique est la double nature corpusculaire et ondulatoire de la lumière, théorisée par Louis de Broglie). La paix et l’épée n’opposent pas les auteurs bibliques entre eux : le même auteur atteste les deux. Quand on refuserait de reconnaître l’inspiration divine de ces auteurs, qu’on leur accorde la puissance intellectuelle ! Elle a traversé les siècles, et rend invraisemblable une sotte incohérence. Pascal l’a écrit souverainement : « Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou n’a pas de sens du tout. On ne peut pas dire cela de l’Ecriture et des prophètes : ils avaient assurément trop de bon sens. Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrariétés[3] », qui traite adéquatement les « antagonismes ».

B) Ne pas laisser l’« épée » mettre en pièces la « paix »

On ne pourra pas parler de solution adéquate, sauf élucidation éclatante de rigueur et recoupements confirmatoires, si l’antagonisme se résout par l’exténuation de l’un des termes. Les présomptions ne sont pas favorables à la thèse qui subordonne radicalement le « tous » à la « décision ». L’universalité de la paix est comme absorbée par la particularité du choix humain et divin, si bien que la « contrariété » au sens pascalien se dissipe.

On reproche cette stratégie à certains calvinistes rigoureux – on a imputé à John Owen la négation de l’amour de Dieu pour tous les hommes (l’Ecriture dit elle-même : « J’ai haï Esaü »). Il me semble qu’il s’agit essentiellement d’embarras de langage, et la grande tradition calviniste a maintenu l’affirmation de l’amour pour tous, avec vigueur[4]. Le problème est plus sûrement présent chez ceux qu’on dénomme « hypercalvinistes ». Ils ont pratiqué l’absorption de la paix englobante par le pôle de l’élection particulière : le sens de « tous » a été réduit à celui des « élus ». Ils objectaient pour cette raison à l’offre universelle du salut. Harcelant, avec leur publication The Earthen Vessel, le jeune Spurgeon, ils restreignaient l’offre aux sensible sinners, aux pécheurs donnant quelque signe de leur élection. En anglais d’aujourd’hui, sensible signifie plutôt « sensé, raisonnable », mais je suppose que le sens ancien, plus proche du français, est en cause dans la formule : ils pensaient aux pécheurs qui ont manifesté la sensibilité de leur conscience au jugement de la Loi, et peut-être quelque pressentiment de la miséricorde divine.

L’accent « particulariste » convient, il faut le reconnaître, à nombre de passages bibliques mal compris de beaucoup. Ainsi d’Hébreux 2.9, souvent invoqué dans une perspective d’indifférenciation : le Christ « a goûté la mort pour tout homme ». Le mot « homme » n’est pas dans le texte original ! Le contexte favorise la concentration sur les seuls futurs croyants, cette multitude de fils (et filles) conduits à la gloire et sanctifiés par leur Chef (v. 10s.) ; surtout le verset 16 précise la catégorie particulière de ceux que le Seigneur vient secourir : non pas les anges, mais « la postérité d’Abraham », expression particularisante pour les seuls croyants. De telles corrections d’exégèses rapides (ou infléchies par des préférences préalables) ne suffisent pas, cependant, pour étouffer le puissant témoignage à l’amour de Dieu pour l’humanité entière, pour le monde. Cet amour est tel que Dieu ne souhaite pas qu’aucun périsse, qu’il ne veuille pas la mort du pécheur, qu’il ordonne de prêcher l’Evangile à toute créature sous le ciel… Fidèle à l’Ecriture, écrit Donald MacLeod, « la théologie réformée n’a jamais exclu des affirmations comme celles de la mort du Christ et de l’amour de Dieu pour tous les hommes. Pour elle, telle a été son insistance, il y a un amour spécial qui n’a pas seulement ‹racheté tous les hommes à condition qu’ils croient›, mais a résolu de leur conférer cette foi elle-même[5]. » L’offre de l’Evangile sans discrimination, souligne encore MacLeod, est restée au cœur de l’orthodoxie calviniste[6] ; sous cet angle, les « hypercalvinistes » ne sont pas de vrais calvinistes.

Les enjeux pour la pensée de la foi ne sont pas minces. L’ampleur cosmique des effets de la réconciliation/rédemption opérée par Jésus-Christ – que nous évoquerons plus loin – risque de se tristement rétrécir dans la vision qu’on en garde. Plus encore, la victoire de Dieu sur le mal est sérieusement réduite si l’on imagine l’humanité, sauf quelques-uns, persévérant à jamais dans la haine de Dieu ; l’éclat du triomphe est terni si l’on sait une grande province toujours révoltée.

C) Ne pas émousser l’« épée » au nom de la « paix »

La fausse solution symétrique de la précédente est beaucoup plus populaire. On l’appelle couramment « universalisme », bien que les théologiens préfèrent le terme plus technique d’« apokatastase » (décalque du mot grec signifiant « rétablissement »). La tradition l’a imputée à Origène, mais il est douteux qu’il l’ait vraiment professée (il ne l’a pas toujours fait, le fait est avéré). Sa diffusion aujourd’hui est assez liée à l’influence de Karl Barth du côté protestant et de Karl Rahner du côté catholique, le plus conservateur Hans Urs von Balthasar ayant, lui aussi, incliné dans ce sens. Tous trois ont pris soin d’arrêter la machine quelques centimètres avant le fossé – ils n’enseignent pas formellement l’apokatastase[7] – mais leurs disciples, le plus souvent, n’ont pas cette retenue ; certains évangéliques accueillants pour leur influence, cependant, choisissent la station intermédiaire du non-savoir, « espérant » que l’enfer, à la fin, soit vide.

Dans la mesure où l’autorité biblique pèse encore d’un bon poids, malgré l’écart avec la bibliologie orthodoxe, le plaidoyer se déploie d’abord selon l’axe exégétique. L’universalisme invoque les passages qui célèbrent la « paix » obtenue par le Christ, les textes totalisants. N’est-il pas écrit que tous revivront en Christ (1Co 15.22), et qu’à tous les hommes advient la justification donatrice de vie (Rm 5.18) ? Dieu n’a-t-il pas enfermé tous [les hommes] dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous (Rm 11.32) ? Dieu n’a-t-il pas réconcilié par le Christ, avec lui-même, tous les êtres, aussi bien terrestres que célestes (Col 1.20) ? Au premier regard, ce langage paraît très fort.

L’inspection plus rigoureuse des textes dissipe un tel sentiment. C’est pourquoi, par contraste avec des versions plus naïves typiques du XIXe siècle, l’argument exégétique se fait timide parmi les partisans de l’apokatastase. Comme le notait N.T. Wright, « beaucoup d’avocats de l’universalisme abandonnent toute tentative de plaider leur dossier à partir de la Bible[8] ». Le « tous » de Romains 5 et 1 Corinthiens 15 intervient dans le parallélisme des deux « Adam », et le contexte montre qu’il désigne, du côté du Christ, tous les membres de la nouvelle humanité, dont il est le Chef, ceux qui lui appartiennent (1Co 15.23), ceux qui reçoivent (présent) sa grâce et le don de la justice (Rm 5.17), et non pas tous les membres de l’humanité naturelle. Le « tous » de Romains 15.32 ne désigne pas, pour ceux qui suivent la pensée de l’apôtre, les individus additionnés, mais les deux catégories des Juifs et des Gentils, selon leurs masses majoritaires (peut-être le sens de plèrôma) : successivement en situation d’inimitié contre Dieu (les Gentils idolâtres avant Jésus-Christ, les Juifs qui refusent le Messie dans l’ère présente), puis d’accès à la grâce du salut (les Gentils aujourd’hui, les Juifs dans la réintégration que Paul attend[9]). Bien compris, ces passages ne soutiennent pas la thèse universaliste : ils la rendent improbable.

Colossiens 1, lui, déchaîne l’orchestre pour chanter la réconciliation universelle, sans exception, et non seulement des humains mais aussi, intérêt prononcé de cet hymne à la plénitude, des êtres célestes révoltés contre Dieu, principautés et puissances invisibles. La question, cependant, est celle de la réconciliation proclamée. Comment la concevoir ? On va trop vite si on présuppose que le texte vise la réconciliation salvifique, comme habituellement dans les épîtres néotestamentaires. Le mot lui-même ne le dit pas. « Le Bailly », le gros dictionnaire du grec classique, donne pour premier sens au verbe employé : « changer, échanger » (la racine est allos, « autre »). La réconciliation change la relation, qui était (entre Dieu, les puissances et l’humanité pécheresse) d’hostilité, de guerre ; ce changement, dans l’offre de l’Evangile, instaure l’amitié qui entraîne le salut – d’où le sens habituel dans le Nouveau Testament ; mais il peut n’impliquer, après tout, que la cessation de l’hostilité, la restauration de l’ordre voulu par Dieu, la reconnaissance de sa souveraineté. Le dernier sens convient ici, et l’application aux puissances spirituelles rend ce choix nécessaire, comme l’a bien vu un exégète aussi prestigieux que F.F. Bruce : la réconciliation est « pacification »[10], par l’entière soumission des ennemis. Il est intéressant de noter que le verbe grec (katalassô) n’est employé qu’une seule fois dans la LXX, en Jérémie 31 (= 48 en hébreu et dans nos Bibles françaises). 39 : « Comme il a changé ! » Il s’agit, dans l’hébreu original, de la déroute et soumission de Moab (Nouvelle Bible Segond : « Comment ! Il est terrifié. » Traduction œcuménique de la Bible : « Comment ! Il s’est effondré ! »), et l’on n’est pas si loin de la victoire de Dieu sur tous ses ennemis en Colossiens 1 ! Un écho possible mérite mention : Hippolyte, dans sa Réfutation de toutes les hérésies, parle des croyances des Naasséniens, secte gnostique ; ils disent de l’homme primordial Papas, qui semble identifié à Attis : « Le nom de Papas est de tous les [êtres] célestes, terrestres et sous-terrestres ensemble qui disent : Fais cesser, fais cesser, la discorde du monde…[11] » L’épître aux Colossiens, en tout cas, vise bien la cessation de la discorde, la restauration de l’harmonie par la soumission des rebelles « pacifiés », et non l’extension du salut à tous les individus : le verset 23 marque vigoureusement la condition, pour le salut, d’une foi ferme jusqu’au bout.

Le deuxième axe du plaidoyer universaliste est herméneutique. Il s’agit d’écarter la masse des textes sur la perdition finale des impénitents, formidable réfutation de la thèse. La stratégie choisie, dont on trouve l’amorce dès Origène[12], revient à interpréter comme pur avertissement ce qu’on a pris comme une prédiction. L’Ecriture brandit la menace de l’enfer éternel, mais elle ne s’exécutera, heureusement, pour personne. Le choix herméneutique se consolide par des considérations générales sur la « vérité » dont est porteuse l’Ecriture : non pas factuelle, doctrinale, objective, mais existentielle, pratique, relationnelle ; la géhenne ne saurait être un fait dont la permanence future serait objectivement vraie ; elle sert d’interpellation vive pour nous faire sortir de nous-mêmes et projeter en Dieu…

L’idée de proclamation menaçante proférée dans l’intention que la menace ne se réalise pas n’est pas absurde (cf. Jon 3.4ss). Il ne suffit pas, cependant, qu’une parole ait fonction d’avertissement pour qu’elle cesse d’être une prédiction objective : c’est quand le désastre est sûr qu’on sonne le tocsin avec le plus de fièvre ! L’examen des passages sur la perdition finale, particulièrement nombreux sur les lèvres de Jésus, rend invraisemblable l’interprétation non prédictive. Certains sont très loin de la fonction d’avertissement (cf. 2Th 1.6ss ; l’Apocalypse souvent). Il faut vouloir imposer au texte le sens réduit pour ne pas voir son intention de dire ce qui sera. Dieu a voulu que nous sachions le sort de Judas, « fils de perdition », de l’antichrist, du faux prophète… Quant à la disjonction entre vérité existentielle et vérité objective, elle est perverse : typiquement moderne, elle est vulnérable à la critique et ne trouve aucun appui dans la Bible ! La stratégie détourne l’épée de la Parole.

Le troisième axe est celui du motif le plus fort, à la fois spirituel et théologique. Incline à l’universalisme le sentiment que l’amour de Dieu n’est pas compatible avec le châtiment éternel – le châtiment éternel d’individus réprouvés depuis la fondation du monde par un Dieu souverain. Qui ne partage ce sentiment ? Se branche sur cette considération une considération subordonnée sur l’amour devenu parfait que les élus éprouveront et exerceront dans leur éternité bienheureuse : comment cet amour supporterait-il béatement de savoir le tourment simultané d’autres humains, nos voisins, nos amis, nos parents… Richard Bauckham relève qu’une mutation de la sensibilité s’est produite, à partir du XVIIe siècle : « Avec Schleiermacher, nous ressentons maintenant [au contraire de générations antérieures] que nous n’avons pas à jouir de la souffrance justement infligée à d’autres mais à les prendre en pitié[13]. » A nous croire moralement supérieurs à nos pères, nous risquons de nous enferrer dans une vilaine illusion – mais j’ose estimer, quand même, que la mutation en cause a été saine et rapproche de l’esprit de la Bible : Dieu lui-même ne veut pas la mort du pécheur, il n’y prend pas plaisir (Ez 18.23, 32 ; 33.11, avec écho, pour le judaïsme intertestamentaire, en Sg 1.13)… Timothy George cite un « cantique » de baptistes « particuliers » (c’est-à-dire calvinistes) qu’on pourrait imaginer une horrible caricature :

We are the Lord’s elected few,
Let all the rest be damned;
There’s room enough in hell for you,
We won’t have heaven crammed! [14]

Rarement s’est exprimée une piété plus nauséabonde, dont je souhaite me désolidariser totalement. D’où la force de l’objection universaliste à la doctrine de la perdition finale d’êtres humains aimés de Dieu et que Dieu nous appelle à aimer à son image.

Attention, cependant ! Une présomption malodorante peut se cacher sous l’invocation de l’amour. Elle s’y cache, dès que les misérables égoïstes que nous sommes se croient de tels experts en amour qu’ils peuvent juger la Parole de Dieu. Ce que nous savons, en vérité, de l’amour, nous le devons à l’Instruction divine – reçue dans l’humilité de la foi. Sachant ma condition, je ne présumerai pas quels corollaires se déduisent de l’amour de Dieu. Je crois, sans le voir, que le châtiment prédit ne se révélera pas contraire à l’amour de Dieu. Je crois que Dieu ne laissera à ses élus aucune occasion de regret, aucune ombre pour altérer la lumière qui les baignera. La révélation que l’attachante mystique Julian de Norwich semble avoir reçue du Christ lui-même n’est pas canonique, mais je la crois fidèle à l’Ecriture : « Tout sera bien, et tout sera bien, et tout, à tous égards, sera bien[15]. »

D) Penser ensemble la « paix » et l’« épée »

Il semble possible, sans escamoter l’enseignement très clair sur l’élection et le jugement, de mettre en valeur le message de plénitude, de réconciliation universelle, c’est-à-dire de restauration englobante de l’harmonie comme effet de l’œuvre du Christ. Plus que ne l’a fait, dans sa majeure part, la tradition qui nous a nourris. L’interprétation du sort final des impénitents, de la « seconde mort » qui les attend, est logiquement part de cette entreprise théologique ; je la laisse cependant de côté, puisque j’en ai traité il n’y a pas si longtemps[16].

Pour ne pas se contenter de l’attention au seul salut des individus, il est bon de rappeler d’abord l’ampleur cosmique de l’œuvre réconciliatrice : universelle parce qu’elle renouvelle l’univers. La résurrection des corps participe, en quelque sorte, à la résurrection du monde (le corps est participation au monde) : la nouvelle création des cieux et de la terre, après le déluge de feu (2P 3). Un verset trop négligé présente les croyants sauvés comme « les prémices des créatures » (Jc 1.18). On relève une précieuse promesse : toute valeur produite par la culture humaine (ce qui fait « la gloire et la valeur des nations ») sera recueillie, sans perte aucune, dans la Jérusalem finale (Ap 21.24, 26).

Le thème de l’universalité, cependant, intéresse surtout dans son rapport à l’humanité. A cet égard, on peut déplorer que la seule perspective habituellement retenue (et qui garde sa mesure de validité) soit celle d’une humanité perdue, de laquelle sont prélevés les rachetés comme des tisons arrachés à l’incendie. Une autre, symétrique, a été déployée avec puissance par Abraham Kuyper[17]. Elle se construit sur cette donnée de l’anthropologie biblique : l’humanité possède une unité plus forte qu’aucune espèce animale, elle constitue un grand corps, sous un Chef, capable d’engager les destinées collectives. Il est juste de parler de l’homme au singulier. Si on le fait, on peut dire que « l’homme est sauvé ». Le Christ, nouveau Chef, rend à la vie ce corps qui mourait « en Adam » ; il l’assume en en prenant la tête, et les individus qui n’en bénéficient pas se retranchent du corps à titre individuel – refusant l’offre du salut, ils se débranchent de la transition rédemptrice assurée par le Nouvel Adam.

Abraham Kuyper pose que le sujet de cette transition « n’est pas la personne individuelle mais le ‹je› général [het generale ik] de l’humanité croyante » et il poursuit :

(…) il est faux de penser que le tronc même de l’humanité va à la perdition et que seul un agrégat d’individus élus sera sauvé. Plutôt l’inverse : il faut confesser que seul un agrégat d’individus perdus se trouve en enfer, individus qui ont été retranchés du tronc de l’humanité, tandis que ce tronc comme tout organique a été racheté et, comme tel, forme le sôma tou Christou [le corps du Christ]. Par ‹humanité croyante›, nous entendons le genre humain comme tout organique, pour autant qu’il est vivant, c’est-à-dire pour autant que l’apistia [incrédulité] s’est renversée ou se sera renversée en pistis [foi][18].

Kuyper développe ailleurs l’image qu’implique le mot « tronc » [stam] dans le paragraphe :

Si nous comparons l’humanité, comme elle est procédée d’Adam, à un arbre, les élus ne sont pas des feuilles arrachées de l’arbre pour composer une guirlande à la gloire de Dieu, tandis que l’arbre serait abattu, déraciné, jeté au feu ; mais justement le contraire, les perdus sont les branches, rameaux et feuilles détachés du tronc de l’humanité, tandis que les élus seuls y subsistent. Le tronc lui-même n’est pas détruit, pour ne laisser que quelques brins dorés parsemant les champs de la lumière éternelle, mais, au contraire, le tronc, l’arbre, le genre humain, demeure ; est perdu ce qui est retranché et perd sa liaison organique[19].

Cette vision se dessine déjà chez saint Augustin, quand il dit des prédestinés : « tout le genre humain est en eux[20] ». Elle permet de confesser la réconciliation du monde (2Co 5.19), le triomphe du Seigneur par le sang de sa croix, que toute langue confessera (Ph 2.10s.), la paix universelle.

Le profit pour la foi, et pour l’intelligence de la foi, me paraît incontestable. On ne doit pas cacher, pourtant, que subsiste le problème des rameaux retranchés, des individus qui ne bénéficient pas du salut en Christ, Nouvel Adam (nous ne spéculerons pas sur leur nombre, qui n’est pas révélé). Leur existence fait la différence entre l’universalité déployée et l’universalisme qu’interdit l’Ecriture – l’écart reste douloureux. Si l’unité organique de l’humanité joue dans la rédemption, sa condition n’est plus la même qu’en Adam, justement parce qu’il s’agit de racheter la vieille humanité, devenue en sa « nature » corrompue et condamnée (Ep 2.3) : elle n’est plus naturelle (ce qu’elle est en Adam, par filiation) mais surnaturelle, opérée par l’Esprit de Dieu et du Christ qui œuvre par la foi. Or tous n’ont pas la foi…

Je n’ai pas de solution. Je n’en tirerai pas de mon chapeau, comme un prestidigitateur éblouissant les spectateurs. Que le Dieu souverain, dont les yeux sont trop purs pour voir le mal, le Dieu qui est amour, ne donne pas la foi à tous demeure mystère opaque. C’est, appliqué au mal particulier de l’incrédulité telle qu’elle persiste, chez certains, jusqu’au terme de leur vie, c’est le mystère opaque de la permission souveraine du mal. Il demeure – et doit demeurer, ai-je plaidé – l’écharde dans la chair de notre raison.

L’opacité humilie l’intelligence théologienne. L’humiliation est bonne, car elle nous rappelle notre dépendance entière et nos limites. L’humiliation est bonne, car elle dissipe tout rêve de maîtrise et fait de la théologie un exercice de la foi. Parce que Dieu a tout réconcilié par le sang de la croix, nous croyons qu’en Jésus-Christ, par Jésus-Christ et pour sa gloire, tout sera bien – tout, à tous égards, sera bien.

 


* H. Blocher est professeur de théologie systématique, responsable du cycle doctoral à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.

[1] De la chair du Christ, chap. 5 (j’accède au texte de l’Ante-Nicene Christian Library).

[2] Les arguments de la riposte ne tiennent pas. « Accommodation » plus ou moins kénotique du Christ à l’opinion de son environnement ? Il n’a pas hésité, sur bien des points, à défier les croyances courantes à son époque, et s’il a reproché quelque chose aux docteurs contemporains, c’est d’ignorer les Ecritures et de saper leur autorité (Mt 22.19 et 15.6, et parallèles). La seigneurie de Jésus serait-elle religieuse-existentielle, sans pertinence pour autoriser les énoncés factuels ou doctrinaux ? Cette dissociation typiquement moderne doit être combattue, et n’a aucune caution biblique. La vérité de l’Ecriture serait-elle « dialectique », jouant du Oui et du Non ? Cette thèse est la plus difficile à réfuter, parce qu’elle profite de l’ambiguïté du mot « dialectique » : il ne veut pas dire la même chose chez Platon, Kant, Hegel ou Bachelard ! Si on use du terme pour les « antagonismes » que nous mettons en valeur, il ne s’agit pas du Oui et du Non (du même point de vue, sur le même objet) ; si la dialectique embrasse le Oui et le Non, elle est radicalement étrangère à la Révélation et nous la combattrons résolument. (Lucien Goldmann, Le Dieu caché…, Paris, NRF Gallimard, 1955, 187, rappelait : « Engels a un jour écrit que dire ‹oui, oui› ou bien ‹non, non›, c’est faire de la métaphysique, et on connaît le sens hautement péjoratif que ce mot revêtait sous sa plume. » L’allusion à Mt 5.37 est évidente.) Même la dialectique de frappe hégélienne, d’ailleurs, n’admet pas simplement la contradiction.

[3] Pensées, n° 684 selon Brunschvicg (257 Lafuma).

[4] Un article m’a été d’un grand secours autrefois sur ce sujet : Andrew Swanson, « The Love of God for the Non-Elect », Reformation Today n° 31, mai-juin 1976, 2-13.

[5] « Amyraldus redivivus : A Review Article », Evangelical Quarterly 81/3, 2009, 218. MacLeod, en parlant d’un rachat de tous à condition qu’ils croient, ne souscrit pas à l’universalisme hypothétique de Moïse Amyraut ; la condition de la foi délimite, dans le projet divin, la catégorie des bénéficiaires de la substitution.

[6] Ibid., 220.

[7] Typiquement barthienne, cette confidence à Eberhard Jüngel sur l’apokatastase : « Je ne l’enseigne pas, mais je ne dis pas non plus que je ne l’enseigne pas », que Jüngel livre dans son étude (traduite par Paul Corset) « La vie et l’œuvre de Karl Barth », in Karl Barth. Genèse et réception de sa théologie, sous dir. Pierre Gisel, « Lieux théologiques » 1, Genève, Labor et Fides, 1987, 86.

[8] « Towards a Biblical View of Universalism », Themelios 4/2, janvier 1979, 55. La théologie de N.T. Wright, aujourd’hui l’un des théologiens les plus en vue, a évolué depuis son œuvre de jeunesse, mais il résiste toujours à l’universalisme.

[9] Le nun, « maintenant », des meilleurs manuscrits au v. 31b, et qui rompt la symétrie (quelques manuscrits tardifs, de peu de poids, ont « ultérieurement » selon la symétrie) suggère que l’événement fait encore partie de l’actuelle dispensation.

[10] The Epistles to the Colossians, to Philemon and to the Ephesians, New International Commentary on the New Testament, Grand Rapids, Eerdmans, 1993réimp, 74-76 (le mot « pacification », 76).

[11] Texte grec cité par Martin Dibelius, Die Briefe des Apostels Paulus an die Kolosser, Epheser, an Philemon, Handbuch zum Neuen Testament, Tubingue, J.C.B. Mohr, 1912, 73 (la triade est exactement celle de Ph 2.9, épouraniôn, épigéiôn, katachtoniôn ; le mot traduit « discorde » est asumphônia). Traduction anglaise de J.H. MacMahon dans l’Ante-Nicene Christian Library, vol. VI, 143 (livre V, chap. 3).

[12] Contre Celse (Kata Kelsou), livre V, chap.15 : « La Parole use de ménagements [oikonomouménos] par des choses adaptées aux multitudes qui ont commerce avec l’Ecriture : avec sagesse, elle dit de façon cachée les choses sombres pour faire peur [eis phobon] à ceux qui ne peuvent pas autrement se convertir du flot de leurs actes pécheurs. »

[13] « Universalism : A Historical Survey », Themelios 4/2, janvier 1979, 51.

[14] Theology of the Reformers, Nashville, Broadman Press, 1994réimp, 233. On pourrait traduire approximativement : C’est nous la petit’ troupe élue,/ Et qu’ils soient damnés tous les autres !/ L’enfer pour vous et pour les vôtres,/ Au paradis, pas de cohue !

[15] « All shall be well, and all shall be well, and all manner of things shall be well. » La traduction (partielle) des Révélations en français rend la dernière clause « et absolument tout sera bien » : Révélations de l’amour divin à Julienne de Norwich, textes choisis et traduits par des moniales de la Congrégation de Solesmes, Paris, Téqui, 1986, 49. La parole répond à l’inquiétude de Julian (Julienne) concernant le châtiment éternel, sans effacer celui-ci.

[16] « Les peines éternelles », La Revue réformée 51/n°206, janvier 2000, 21-38. Je signale qu’un jeune théologien anglican a soutenu une thèse de doctorat qui valide et qui développe mes propositions. Un article de lui introduit le sujet : Andy Saville, « Hell without Sin – a Renewed View of a Disputed Doctrine », Churchman 119/3, 2005, 243-261.

[17] Je l’ai découvert, jadis, grâce à Benjamin B. Warfield qui l’approuve, « Are They Few That Be Saved ? », Biblical and Theological Studies, édité par Samuel G. Craig, Philadelphie, Presbyterian & Reformed, 1952, 336s. Warfield cite aussi dans le même sens Herman Bavinck.

[18] Encyclopædie der heilige godgeleerdheid, vol. II, Amsterdam, J.A. Wormser, 1894, 233. Kuyper est mû par le souci de la théodicée (232) : la victoire de Dieu doit être entière.

[19] E voto dordraceno II, 178, comme cité, en anglais, par Warfield, 336.

[20] De correptione et gratia, XIV, 44 : omne genus hominum in eis est.

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Justice de Dieu et expiation rédemptrice selon Jean Calvin https://larevuereformee.net/articlerr/n254/justice-de-dieu-et-expiation-redemptrice-selon-jean-calvin Wed, 31 Aug 2011 22:55:25 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=748 Continuer la lecture ]]> Justice de Dieu et expiation rédemptrice selon Jean Calvin

Henri BLOCHER*

Les avis peuvent diverger quelque peu sur la méthode calvinienne, mais une chose est sûre, et nul expert n’y contredira : la doctrine de Calvin n’a rien à voir avec un système déductif, où tout se tire more geometrico de deux ou trois propositions, axiomes, définitions ou théorèmes fondateurs. A telle procédure, Calvin est peut-être plus étranger qu’aucun autre des grands noms de l’histoire de la pensée. Il est d’abord un bibliste et un prédicateur. S’il s’efforce, certes, de l’exposer en bon ordre, il livre les fruits d’une exégèse exceptionnellement docile, voire ductile. Il serre le sens objectif du texte original de plus près que ne l’avait fait aucun commentateur avant lui. Il respecte les diversités scripturaires, y compris celles qui lui présentent des éléments difficiles à combiner rationnellement, à penser ensemble. Du coup, on a pu qualifier sa doctrine de complexio oppositorum, et, non sans hyperbole oratoire, Emile Doumergue pouvait écrire : « L’arc [d’une ogive], pour être l’arc, a besoin de deux poussées dites contraires, et la pensée de Calvin n’est la pensée de Calvin que grâce à ses contrariétés[1]. » Je parlerai volontiers de thèses complémentaires ou antagonistes, au sens où sont dits antagonistes (et complémentaires) les muscles qui nous permettent de bouger le bras ! Wilhelm Niesel évoque le modèle chalcédonien: Jésus-Christ est Dieu mais homme, en deux natures mais une seule personne[2]. On peut se rappeler le fameux « et pourtant », et tamen, du symbole Quicumque, dit d’Athanase.

Un antagonisme qui influence tout le calvinisme de Calvin mérite qu’on le souligne. Il associe le motif religieux de la crainte de Seigneur et le motif éthique de la justice. La parole de Calvin frémit de la crainte du Seigneur, du frisson sacré devant la Majesté qu’il dit « épouvantable », c’est-à-dire apte à faire sentir la bassesse de la créature (poudre et cendre) et l’infinie supériorité du Dieu transcendant; Calvin est de ceux « qui tremblent à la Parole de Dieu » (Es 66.2 ; cf. Esd 9.4 et 10.3). Mais Calvin n’est pas moins attaché à la teneur éthique de l’Instruction divine, l’ensemble des valeurs et des normes que la révélation nous inculque, et par lesquelles, les ayant intériorisées (écrites sur le « cœur »), nous sommes appelés à devenir « les imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés ». Je crois l’entrelacs des deux motifs biblique – sans préjuger du bon dosage – et il faut souligner, chez Calvin, la solidarité qui lie les deux: rien de plus impie, de plus attentatoire à la majesté divine, que l’idée d’un Dieu indifférent à l’éthique ou qui violerait les préceptes moraux ; réciproquement, il ne saurait être question d’une éthique indépendante, d’une éthique qui ne serait pas religieuse dans son origine et sa profondeur.

Je propose de garder à l’esprit cette dualité complexe pour tenter de discerner les équilibres, et peut-être les tensions, des vues de Calvin sur la justice, et la dimension qui correspond à la justice, dans sa doctrine de l’expiation rédemptrice. Sans prétendre au traitement exhaustif, j’espère dégager un aperçu intéressant, et même utile[3].

Dans l’œuvre volumineuse du réformateur, où chercher ? La plupart, pour s’informer, vont à l’Institution (de la Religion chrétienne). Ils font bien. Calvin désigne lui-même l’ouvrage, en juillet 1559, comme « le livre qui entre tous mes travaux dépasse tous les autres et occupe le rang le plus remarquable[4] », l’édition finale (1559 et 1560) se prêtant le mieux à la référence courante. Mais Calvin laisse d’abondants écrits, de diverses catégories: outre les catéchismes, les commentaires et les conférences ou leçons bibliques (d’abord en latin), les sermons (en français), les traités, et les lettres ! Sur le sujet de l’expiation rédemptrice, il ne semble pas que les lettres fassent grande contribution (j’avoue ne pas avoir mené de recherche digne de ce nom dans les lettres en latin, les plus nombreuses), et les traités non plus: ils sont généralement polémiques, et le point n’était pas controversé. Les commentaires et les sermons sont plus riches. Quiconque en est familier reconnaîtra la même doctrine que dans l’Institution – disons sans circonlocution que l’auteur se répète beaucoup, ainsi qu’il était inévitable dans les conditions de son ministère –, mais on rencontre ici ou là une formulation plus pleine ou plus forte, une audace significative, peut-être un embarras symptomatique: il vaut la peine de le signaler[5].

I. LA JUSTICE DE DIEU, UNE ET DOUBLE

Qu’enseigne Calvin sur la justice que Dieu déploie dans toute son action, et, spécialement, dans l’expiation rédemptrice ? (Il ne s’agit pas ici de la « justice de Dieu » au sens de Romains 1.17, au sens que le réformateur attribue à la formule dans ce verset, c’est-à-dire comme le don fait au croyant et mis à son compte.)

Sous l’influence du grand libéral Albrecht Ritschl, certains auteurs ont rapproché Calvin de Jean Duns Scot, qu’ils caricaturaient du même coup, et des nominalistes auxquels Scot avait ouvert la voie. Le même accent sur la volonté, le décret souverain, leur suggérait une convergence substantielle: pour le réformateur comme pour les nominalistes, le bien et le juste auraient été déterminés par la libre décision de Dieu, auraient dépendu de sa puissance absolue – ce qui aurait frappé leur définition de contingence et permis d’imaginer une définition différente. La conséquence fait vaciller, dans le cœur des humains, le sentiment éthique.

Les meilleurs calvinologues ont pulvérisé cette erreur de lecture[6]. Calvin attaque plusieurs fois la conception nominaliste. Après avoir dit que « le Seigneur se défendra assez par sa justice, sans que nous lui servions d’avocats », il ajoute : « Toutefois en parlant ainsi, nous n’approuvons pas la rêverie des théologiens papistes, touchant la puissance absolue de Dieu », et il insiste : « Car ce qu’ils en gergonnent est profane, et pourtant [pour cette raison] doit nous être en détestation. Nous n’imaginons point un Dieu qui n’ait nulle loi (exlegem en latin), vu qu’il est loi à soi-même. » (IRC, III,xxiii,2; cf. I,xvii,2) Richard Stauffer cite dans le même sens plusieurs sermons sur Job (le 64e, le 88e), et le 21e sur Jérémie[7].

Au-delà de ce rejet, un souci se marque constamment chez Calvin. Il n’en lâchera rien, jamais : il faut reconnaître que le Juge de toute la terre agit selon le droit (pour reprendre les termes d’Abraham en Genèse 18). C’est le souci éthique. Il est très net dans son commentaire d’Ezéchiel 18 : « Rien ne serait plus indigne que d’accuser Dieu de dominer de façon quasi tyrannique parmi les hommes[8] », car « sa justice est la règle très parfaite de toute justice[9]. » Evoquant Genèse 18 et Job 34, Calvin écrit en commentant Romains 3 : « Si entre les hommes souvent il se trouve des juges iniques, cela advient pource que contre droit et raison ils usurpent la puissance (…) Mais en Dieu, il n’y a rien de tout cela. » il explique : « Puis donc que de nature il est juge, il ne peut être aussi qu’il ne soit juste, vu qu’il ne peut se renoncer soi-même » et il enfonce le clou : « c’est folie et contre toute raison d’accuser Dieu d’injustice, lequel a cela propre et nécessairement conjoint avec son essence, de gouverner le monde en droiture[10]. » Quand il traite de la visitation du péché des pères jusqu’à la troisième et la quatrième génération parmi leurs descendants (et de la bénédiction étendue jusqu’à mille!), Calvin a grand soin d’écarter toute apparence d’arbitraire et de rappeler la responsabilité morale de chacun: si Dieu « les punit tant par calamités temporelles, que par la mort éternelle, ce n’est point pour les péchés d’autrui, mais pour les leurs » (IRC, II,viii,20). La justice que doit rendre le prince selon le cœur de Dieu inclut « récompense des actes vertueux, et punition des forfaits », et cela vaut à coup sûr de la justice divine[11].

La formation juridique du jeune Calvin le prédisposait sans doute à cette vigilance, à l’importance pour lui d’un ordre « bien compassé » ; il ne faudrait pas, cependant, y réduire sa notion de la justice, et encore moins son christianisme. Je déplore ce jugement d’Emile-G. Léonard (il n’aimait pas Calvin, et multiplie à son endroit les pointes antipathiques[12]) : « Si, chez Luther, l’Amour est l’attribut essentiel de Dieu et chez Zwingle, la Sagesse, c’est l’Ordre chez Calvin…[13] » Warfield se montre bien plus exactement au diapason des textes quand il écrit :

« (…) avec tout l’accent qu’il met sur la souveraineté de Dieu, Calvin souligne encore davantage son amour ; sa doctrine de Dieu se distingue entre toutes les doctrines de Dieu de l’époque de la Réforme par la place déterminante [commanding place] qu’elle donne à la paternité divine. ‹Seigneur et Père› – souverain paternel et Père souverain – telle était sa conception de Dieu. »[14]

Calvin s’affranchit avec audace d’un juridisme étroit. Il peut dire du droit positif d’Israël, ce miroir inférieur de la justice divine, que « leur loi judiciaire ne tend[ait] à autre fin qu’à la conservation d’icelle même charité qui est commandée en la Loi de Dieu », et, un peu plus loin, que « la liberté est laissée à toutes nations de se faire telles lois qu’ils aviseront leur être expédientes, lesquelles néanmoins soient compassées à la règle éternelle de charité » (IRC, IV,xx,15; italiques ajoutées).

Comment minimiser le motif éthique chez Calvin ?

Et tamen ! On ne peut pas davantage ignorer l’interférence de l’autre motif, l’intime enlacement des deux. Plusieurs des passages déjà cités affirment la justice de Dieu face au doute, dont les apparences fournissent l’occasion : c’est une affirmation de la foi qui dépasse la vue[15]. Et Calvin ne se contente pas d’avertir contre l’erreur attachée aux apparences : il exalte l’altérité de la justice de Dieu. Il va jusqu’à prêcher la justice de Dieu double : « Je confesse qu’au livre de Job, il est fait mention d’une justice plus haute que celle qui est située en l’observation de la Loi » ; c’est « sa [de Dieu] justice secrète, laquelle surmonte tous sens » ; cette justice est « incompréhensible » (IRC, III,xii,1).

La dualité de la justice s’articule sur celle de la volonté divine, décrétive et préceptive. Elle permet à Calvin de pousser sa logique jusqu’à poser que les créatures les plus pures, les anges demeurés fidèles, sont « souillées et contaminées » au regard de Dieu, « ne peuvent porter la justice » et méritent le reproche divin (ibid.). Le 16e sermon sur Job développe le thème[16]. Trois versets de ce livre semblent avoir vivement impressionné Calvin, 4.18, 15.15 et 25.5 : ce sont les seuls qu’il cite à l’appui de son dire. Il n’a pas noté qu’ils proviennent des discours des amis de Job (Eliphaz, et Bildad pour le troisième) – or ceux-ci n’ont pas reçu du Seigneur une si bonne note pour leur dissertation théologique (Job 42.7) ! L’absence d’autre preuve scripturaire (du genre dont Calvin est si généreux d’ordinaire) est éloquente. On peut se demander si le désir d’exalter la Transcendance divine ne conduit pas à frôler le dualisme métaphysique, en rapprochant dangereusement finitude et culpabilité…[17]

II. LA LOGIQUE DE LA JUSTICE DANS L’EXPIATION

Quoi qu’il en soit de la justice « incompréhensible », la justice ordinaire, avec sa normativité éthique et la logique de ses exigences, joue un rôle éminent dans la doctrine calvinienne de l’expiation rédemptrice.

Au centre de l’Evangile, comme le proclame Calvin, nul ne peut manquer le « Il est mort pour nos péchés, selon les Ecritures ». L’efficacité de la mort du Christ pour régler le « problème » de nos péchés est dite en deux langages qui s’entremêlent sans cesse (comme dans l’Ecriture elle-même) : le langage « sacrificiel » de la propitiation et de l’expiation ; le langage judiciaire de l’imputation, de la punition, de la satisfaction et de la justification comme fruit pour les bénéficiaires. Le langage du rachat (par rançon) leur est associé, et subordonné. Ils se traduisent l’un dans l’autre. Calvin définit le sacrifice propitiatoire ou expiatoire comme « celui lequel est fait pour apaiser l’ire[18] de Dieu, satisfaire à sa justice » (IRC, IV,xviii,13).

Les exemples surabondent, et quelques échantillons devront suffire – un par genre littéraire principal ! L’Institution propose ce résumé entre plusieurs (II,xvii,4) :

« Or quand nous disons que la grâce nous a été acquise par le mérite de Jésus-Christ, nous entendons que nous avons été purgés par son sang, et que sa mort a été satisfaction pour effacer les péchés. (…) Si la vertu et effet du sang épandu, est que nos péchés ne nous soient point imputés, il s’ensuit qu’il a été satisfait par ce prix pour récompense [compensation] au jugement de Dieu. (…) il nous a appointés [réconciliés] avec Dieu, en se chargeant de la punition à laquelle nous étions obligés. (…) le fardeau de damnation a été mis sur Jésus-Christ, pour nous en alléger. »

Le commentaire sur Daniel 9.24 énonce que le Christ « s’est présenté en victime expiatoire, et par le sacrifice de sa mort a satisfait à Dieu, afin qu’ainsi il nous absolve de notre culpabilité [a reatu][19]. » Les sermons attestent la même compréhension. Sur Esaïe 53, Calvin prêche : « Voilà donc Jésus-Christ qui était chargé de toutes nos fautes et iniquités: non pas qu’il en fût coupable, mais il a voulu que le tout lui fût imputé, et qu’il en rendît compte, et fît le paiement[20]. » Il précise que le Christ « a comparu devant le siège judicial de Dieu, que là il a répondu en notre nom, que là il s’est soumis à porter la charge que nous avions méritée », jusqu’à être « comme maudit en notre personne[21]. » Les divers langages se recouvrent tout naturellement.

La présentation polémique, qui célèbre la victoire de Jésus-Christ sur l’ennemi (spoliatio hostium) est bien présente (IRC, II,xii,2, par exemple), mais nullement comme un thème rival, ni même un thème indépendant. Calvin discerne le ressort du paradoxe : comment la faiblesse de Jésus, son apparente défaite ignominieuse, a dépouillé le péché, la mort, le diable, de leur pouvoir. C’est la satisfaction de toutes les exigences de la justice rétributive qui les prive de leur emprise. Calvin a bien compris Colossiens 2.14s. : « S. Paul dit qu’ils [les diables] sont désarmés, tellement qu’ils ne peuvent rien produire contre nous, vu que l’attestation de notre coulpe est abolie[22]. » C’est l’effet du sacrifice si « le diable maintenant n’a nul droit ni appartenance sur nous[23]. » 

La vigueur avec laquelle Calvin loge au cœur de la rédemption-réconciliation-expiation ce qu’on appelle la « substitution pénale » (c’est par ces mots qu’on désigne l’interprétation qu’énoncent les citations offertes) ne caresse pas très agréablement les oreilles de nombreux théologiens. La substitution pénale les choque. Leur admiration pour Calvin les pousse à l’en exonérer. En général, ils reconnaissent que bien des passages semblent enseigner la doctrine réprouvée, mais ils trouvent une raison pour la mettre à distance du réformateur.

Deux exemples suffiront. Robert S. Paul reconnaît, des images sacrificielles, qu’il « est clair qu’elles sont souvent employées dans un sens proche de la substitution pénale[24] »; après avoir cité l’Institution II,xii,3, il commente :

« Ce passage et d’autres semblables pourraient être extraits de Calvin et tissés ensemble pour constituer une théorie pénale de l’expiation très stricte, dans laquelle notre Seigneur est volontairement (ou par ordre du Père ?) devenu la victime de la colère de Dieu contre le péché, si bien que l’expiation qu’il a pourvue est vue entièrement en termes de satisfaction rendue à la Justice Divine par sa Passion et sa Mort substitutives[25]. »

Mais selon lui, Calvin s’écarte de cette théorie en comprenant que, si « la dette a été payée, dans une certaine mesure, par la souffrance », la logique de Calvin implique qu’« à un niveau beaucoup plus profond, elle doit avoir été payée par l’obéissance de notre Seigneur[26]. » L’autre différence principale est la place faite à l’amour de Dieu, « la base même de la conception qu’il propose de l’initiative de Dieu en Christ », de telle sorte que « ce fut la miséricorde de Dieu le Père qui seule a rendu possible l’action du Christ[27]. » Mais bien sûr ! On reste médusé de voir qu’un théologien compétent comme R.S. Paul ait pu ignorer à quel point les traits relevés appartiennent à la grande théologie évangélique de la substitution pénale ! Celle dont il veut artificiellement séparer Calvin n’est qu’un épouvantail à moineaux fabriqué par les adversaires. Certes, Calvin a sans doute souligné plus fort que beaucoup de successeurs l’obéissance de Jésus-Christ (nous reviendrons au sujet dans un instant) – dont c’est myopie que d’opposer le caractère volontaire et le commandement du Père (Jn 10.18 !) – mais sa présence nécessaire, essentielle, dans le sacrifice a bien été reconnue.

Pierre Gisel, dont Le Christ de Calvin offre en général une présentation sérieuse et stimulante, discerne la dramatique judiciaire, et que, pour Calvin, le Christ « reçoit la malédiction ‹en sa personne› et, eo ipso, la dissipe[28] » ; il rappelle les représentations juridiques de la tradition et il évoque s. Anselme, reconnaissant : « Calvin ne semble pas rompre avec les termes théologiques historiques qui se tiennent derrière ces schèmes de représentations. Il les reprend même de façon tout à fait centrale[29]. » Mais le théologien de Lausanne dilue et déforme le sens en suggérant que le Christ a porté les péchés en s’incorporant leurs effets, en les laissant s’investir sur lui et ainsi se dissiper[30] – schème étranger à Calvin comme à l’Ecriture (pour qui « porter les péchés » signifie subir la peine correspondante). « Il ne saurait notamment être question, ose P. Gisel, chez Calvin, d’une sorte de compensation, de type cosmique ou judiciaire et qui se jouerait dans la mort du Christ[31]. » Manque de chance ! Calvin use expressément du mot de compensatio, qu’il traduit « récompense » ! « Il y a eu, dit-il, paiement et récompense [solutio enim vel compensatio] pour nous délivrer de damnation. » (IRC, II,xvii,5) Et ce n’est pas la seule occurrence, même si Calvin dit, ordinairement, dans le même sens « prix » et « satisfaction » : dans le 8e sermon sur la Passion (Mt 27.55-60), il remarque « comme le sang qui est découlé du côté de notre Seigneur Jésus-Christ nous est témoignage que le sacrifice qu’il a offert est la récompense de toutes nos iniquités, en sorte que nous en sommes acquittés devant Dieu[32]. » Non seulement toute « cavillation » devrait cesser sur la présence de la doctrine chez Calvin, mais on pourrait plaider que son influence, historiquement parlant, a été le facteur principal de la promotion de la « substitution pénale » au centre de la prédication évangélique de la Croix, jusqu’à nos jours.

Trois observations renforcent encore ce qui est solidement établi. Il est remarquable que, pour Calvin, la logique de la substitution pénale rende compte de la fonction expiatoire des sacrifices lévitiques : « Car qu’est-ce qu’ils faisaient en sacrifiant, sinon qu’ils se confessaient être coupables de mort, vu qu’ils substituaient en leur lieu la bête pour être tuée ? » (IRC, II,vii,17) En outre, Calvin estime que la mort corporelle de Jésus n’eût pas suffi (car la substitution n’aurait pas été complète) : « Il était besoin qu’il portât la rigueur de la vengeance de Dieu en son âme, pour s’opposer à son ire, et satisfaire à son jugement. » (IRC, II,xvi,10) D’où son interprétation originale de la clause du Credo, « Il est descendu aux enfers ». Il ne s’agit pas pour Calvin d’une étape postérieure à la Croix et concernant le séjour des morts, mais de l’équivalent de la damnation dans la Passion et la mort (IRC, II,xvi,8-11). Enfin, Calvin, voyant en Pilate le représentant du Juge divin, pense tellement indispensable la dimension judiciaire de la mort de Jésus qu’il ose lancer l’hypothèse : « Si les brigands lui eussent coupé la gorge, ou qu’il eût été lapidé et meurtri par sédition, il n’y eût point eu pour satisfaire à Dieu. » (IRC, II,xvi,5) Pour que sa pensée s’engage sur pareils chemins, il fallait qu’elle fût profondément gouvernée par le schème pénal – qui repose lui-même sur cette conviction : l’exercice de la justice « ordinaire », solidaire du motif éthique, est essentiel à l’expiation rédemptrice.

III. LES « RETOUCHES » APPORTÉES À CETTE LOGIQUE

Et tamen ? Il ne faut pas dire trop fort « et pourtant », car les textes ne le permettent pas. On ne trouve pas vraiment de thèses « antagonistes » dans la ligne du motif religieux. On note cependant des retouches symptomatiques. Elles peuvent s’interpréter d’une certaine relativisation de la justice « ordinaire ».

L’une des premières controverses qui ait mis aux prises les théologiens réformés entre eux, après Calvin, concerne l’obéissance rédemptrice du Christ : active ou passive ? On éclaire son sens, en rapport avec notre sujet, quand on observe que la logique éthico-juridique conduit à privilégier la mort du Christ, donc l’obéissance passive (la mort n’est-elle pas l’ultime passivité ?), comme la cause de notre salut, ce qui efface les péchés, ce qui satisfait la justice. Plus on élève le Seigneur au-dessus de cette logique, plus on sera porté à chercher d’autres composantes dans l’œuvre de la rédemption.

Comment Calvin s’oriente-t-il d’avance dans un débat qu’il n’a pas connu comme tel ? Il choisit la nuance. Il refuse d’exclure l’obéissance active (celle de toute la vie du Christ). Mais le centre de gravité de son enseignement reste la mort de la Croix: neuf fois sur dix, il la mentionne seule, et il met en valeur le châtiment supporté. Le 4e sermon sur l’épître aux Ephésiens reflète le dosage qui lui semble juste:

 « Il est vrai que notre Seigneur Jésus s’est bien constitué pour rançon en toute sa vie : car l’obéissance qu’il a rendue en ce monde à Dieu son Père a été pour réparer l’offense d’Adam, et toutes les iniquités dont nous sommes redevables. Mais saint Paul notamment parle ici de son sang, pource qu’il nous faut adresser à sa mort et passion, comme au sacrifice qui a la vertu d’effacer toute iniquité[33]. »

Ô sage et biblique Calvin ! Je trouve à peu près ce même dosage dans l’Ecriture: celle-ci fait ressortir la continuité entre l’obéissance de Jésus-Christ en tout son service et celle de sa Passion (Mc 10.45 et parallèles; Ph 2.7-8), mais elle concentre à la Croix le service qui nous sauve[34]. Pour l’analyse, les deux obéissances ne se séparent pas. L’obéissance parfaite de toute sa vie (dite active) est absolument nécessaire à la constitution de la victime: une seule tache, et l’Agneau n’était plus apte au sacrifice ! Et toute obéissance accepte de subir. J’ai d’ailleurs suggéré que l’originalité de Calvin consiste à mettre en valeur la passivité dans l’obéissance « active » du Christ – toutes les souffrances, tous les jours, patiemment endurées – et l’activité dans l’obéissance « passive » : c’est librement que Jésus marche à la mort et donne sa vie, afin de la reprendre.

La seconde controverse est d’une autre magnitude ! Elle concerne la référence de la substitution et son étendue. Les enjeux ne sont pas minces. Les débats sur le choix fidèle à l’Ecriture et à la saine doctrine, universalisme hypothétique ou expiation définie, ne sont pas clos[35]. Les expert ne s’accordent pas sur le choix de Calvin lui-même, et Pieter L. Rouwendal a récemment tenté d’en renouveler la lecture[36]. Il dépasserait le cadre du présent travail de s’engager dans une recherche systématique, y compris des positions calviniennes. Un résumé relativement « impressionniste » devra suffire, du seul point de vue historique (à propos du réformateur), et dans le prolongement de l’enquête menée jusqu’à ce point. Il semble commode de partir de la thèse de Rouwendal.

Le théologien néerlandais se réclame d’un grand compatriote, Gisbertus Voetius, qui, en 1650, identifie trois et non pas deux positions « orthodoxes » : outre la position particulariste (celle de l’expiation définie) et l’universalisme hypothétique (d’Amyraut et Saumur), la position que Rouwendal dénomme « classique ». La différence de celle-ci avec la position particulariste se trouve dans la réponse à la question : « Le Christ est-il mort en un sens [in any sense] pour tous les hommes ? » Les particularistes répondent « non », et les tenants de la position classique « oui »[37]. On a malheureusement oublié cette tierce possibilité et enfermé Calvin dans l’alternative des deux premières options, Théodore de Bèze ou Moïse Amyraut! Rouwendal plaide pour un Calvin « classique ». Calvin admettait la formule qui remonte à Pierre Lombard, l’œuvre rédemptrice du Christ suffisante pour tous, mais efficace pour les seuls élus, tout en montrant chaque fois son insatisfaction[38]. Il n’a pas enseigné l’universalisme hypothétique, mais il n’a pas pour autant professé la doctrine particulariste[39].

J’avoue douter que l’autorité de Voetius suffise à imposer sa typologie. L’impression que je retire de la tradition réformée serait que les représentants majeurs du particularisme (expiation définie) n’ont pas exclu une référence à tous, au genre humain. Rouwendal lui-même relève que Théodore de Bèze, tout en critiquant, en latiniste raffiné qu’il était, le latin barbare de Pierre Lombard, estimait que sa proposition, « bien comprise, était vraie »[40]. Les concepts de suffisance et d’efficacité sont tellement élastiques que tout théologien agile peut les accommoder à sa guise. Dans ces conditions, la frontière n’est plus guère étanche entre l’expiation définie et la position « classique ». (Rouwendal reconnaît aussi que Th. de Bèze « n’a pas eu un grand pas à faire », did not take a very great step, pour se distinguer de Calvin[41].)

Ces observations, cependant, ne règlent pas la question du positionnement calvinien. Face à cette question, des impressions plus ou moins antagonistes se mêlent… D’un côté, le dossier autrefois réuni par Roger Nicole, avec la finesse méticuleuse qui le caractérise[42], est un formidable arsenal d’arguments pour la lecture particulariste. Calvin n’interprète pas de façon hypothétiquement universaliste les textes dont se réclament Amyraut et ses amis, comme 1 Jean 2.2 ; il associe étroitement les deux éléments de l’office sacerdotal, l’expiation et l’intercession, et souligne (avec Jn 17.9) que le Christ ne prie pas pour le monde; les successeurs immédiats de Calvin, proches collaborateurs de son vivant, ont professé l’expiation définie, un désaccord étant d’autant moins plausible que le sujet avait été discuté dans la tradition ancienne[43]. Rouwendal écarte d’ailleurs la lecture amyraldienne. De l’autre côté, on peine à trouver une seule affirmation univoque de l’expiation définie. La fameuse phrase de la Déclaration naïve de la saine doctrine de la vraie participation de la chair et du sang de Jésus-Christ en la sainte Cène, pour rabattre les fumées de Heshusius, « découverte » par William Cunningham, semble régler la question: réfutant la doctrine luthérienne de la manducation de la chair du Christ par les impies qui reçoivent le pain du sacrement, Calvin objecte : « Je voudrais bien savoir comment mangent la chair de Christ les méchants, pour lesquels elle n’a point été crucifiée, et comment ils boivent le sang, qui n’a point été répandu pour effacer leurs péchés[44]. » Il est clair, cependant, comme le fait valoir Rouwendal[45], que le débat ne porte pas sur l’étendue de la substitution, et qu’on peut, à la rigueur, comprendre les formules de Calvin soit dans un sens subjectif – « à ce qu’ils estiment eux-mêmes »[46] – soit par référence à l’effet de la grâce obtenue[47]. Rouwendal suggère que la parole la plus positive en faveur de l’expiation définie serait celle du Traité de la prédestination éternelle de Dieu: « Christ a tellement été ordonné à salut à tout le monde, qu’il sauve ceux qui lui ont été donnés du Père[48]. » Comme il le voit, ce texte n’est pas décisif: le propos de Calvin concerne l’élection spéciale au salut, maintenue conjointement avec l’offre universelle de la grâce, comme par tout vrai calviniste après Calvin[49]. Je confesse ma frustration : cent fois, Calvin s’engage dans la déclaration nette et précise de la portée de la Croix, quant à ses bénéficiaires, cent fois il se crée l’occasion de se prononcer sur l’expiation définie, et chaque fois il glisse au plan de l’application (de l’efficacité dans la vie des humains). A titre d’échantillon, on peut citer le commentaire de Romains 5.18:

« Il fait la grâce commune à tous les hommes, pource qu’elle est présentée à tous : non pas que par effet elle s’étende sur tous. Car combien que Christ, ait souffert pour les péchés de tout le monde, et soit offert par la bénignité de Dieu indifféremment à tous : si est-ce néanmoins que tous ne l’appréhendent pas[50]. »

Sur l’abolition des péchés de « plusieurs » en Hébreux 9.28, Calvin ose affirmer « Il dit plusieurs, pour Tous », mais Calvin passe aussitôt à l’application : « Il est bien vrai que la mort de Christ ne profite pas à tous : mais ceci se fait pource que leur incrédulité les empesche. Combien que cette question serait ici débattue pour néant, d’autant que l’Apôtre ne dispute point si la mort de Christ profite à peu ou à plusieurs[51]. » Le 4e sermon sur l’Epître aux Ephésiens livre un passage significatif; il pose la question

« … à savoir si tous communiquent à ce bien qui nous a été acquis par notre Seigneur Jésus-Christ ? Non: car les incrédules n’y ont ni part ni portion. C’est donc un privilège spécial pour ceux que Dieu recueille à soi. Et aussi saint Paul montre que la foi est requise, ou Christ ne nous profitera de rien. Combien donc que Christ soit en général Rédempteur du monde, si est-ce que sa mort et passion n’apporte nul fruit sinon à ceux qui reçoivent ce qui est ici montré par S. Paul[52]. »

Une telle constance dans l’évitement n’est sans doute pas due au hasard, que le motif en soit conscient ou inconscient. Tout se passe comme si Calvin se retenait d’exprimer ce qui paraît la conséquence de sa doctrine de la grâce, de l’élection et de la rédemption (le particularisme). S’agit-il de prudence en l’absence de preuve scripturaire incontestable ? Le motif « religieux », exaltant la transcendance et la justice « incompréhensible », joue-t-il un rôle ? On peut imaginer que ce motif, chez lui, ait enlevé de sa force à la logique « juridique » de l’expiation définie, et que le sens du mystère divin, qui surpasse tout sens, lui ait fait considérer la question comme trop spéculative. Ce motif n’est pas sans lien avec la méfiance de Calvin envers les raffinements scolastiques et la prédominance, dans toute sa théologie, de l’intérêt pastoral, voire « existentiel ».

La troisième « retouche », après l’accent sur l’obéissance et la réticence sur l’étendue de la substitution, concerne la nécessité de l’expiation rédemptrice par la mort du Christ. Dans la présentation des manuels, l’affaire est réglée : Calvin a nié la nécessité pour Dieu, contrairement à la tradition calviniste après lui (Fr. Turretin reconnaît l’écart). Comment en douter ? Le 1er sermon sur la Passion l’énonce sans ambiguïté : « De fait il [Dieu] nous pouvait bien retirer des abîmes de la mort d’une autre façon : mais il a voulu déployer les trésors de sa bonté infinie, quand il n’a point épargné son Fils unique[53]. » On repère aisément le désir d’élever le Très-Haut infiniment au-dessus de toutes les logiques à nous accessibles…

Il ne s’agit pourtant, à mon avis, que d’une « retouche », car la situation est plus complexe qu’on ne la résume souvent. A côté de la déclaration citée, et de quelques déclarations parallèles, on en rencontre des dizaines qui emploient le langage de la nécessité – apparemment sans restriction. « Il fallait… », « Il était besoin… », « sans cela il était impossible… » « Or il n’y a qu’un seul moyen de l’apaiser : à savoir par la satisfaction qui se fait au sang[54]. » « Jusqu’à tant, donc que nos péchés soient effacés, il est impossible que nous puissions espérer que Dieu nous porte ni faveur ni amour[55]. » La solution serait trop facile qui rattacherait simplement la nécessité au décret de Dieu (dans la ligne de l’IRC, II,xvii,1), car elle se rapporte souvent aux attributs de Dieu (non pas à sa seule volonté), particulièrement à sa justice. La raison donnée pour la dernière affirmation citée est la suivante : « Il faut que Dieu, qui est la fontaine de toute justice et droiture, déteste le mal qu’il voit en nous[56]. » Il prêche sur Esaïe 53 : Dieu «  est notre ennemi jusques à ce que nos fautes soient ensevelies, d’autant qu’il ne peut aimer l’iniquité, lui qui est fontaine de justice[57]. » Il commente 2 Corinthiens 5.19 en ces termes : « Tant que Dieu nous imputera nos fautes, il faut nécessairement qu’il nous haïsse. Car il ne peut être ami ni propice aux pécheurs[58]. »

Détecterions-nous une contradiction dont Calvin ne se serait pas rendu compte ? Son langage frôle tellement l’embarras qu’il doit avoir éprouvé la présence de la difficulté. Un sermon sur Esaïe 53 réaffirme : «  sans nul moyen Dieu nous pouvait bien sauver » et ajoute aussitôt « mais nous avons toujours à présupposer qu’il fallait que la vie nous fût acquise par Jésus-Christ[59]. » Il nous faut affirmer une chose et nous efforcer de ne pas la penser ! Et pire encore : « Il est vrai que Dieu par un autre moyen nous pouvait bien retirer de la mort : mais il ne l’a pas voulu, et n’était pas bon aussi[60]. » Le choix par Dieu d’un moyen qui n’aurait pas été bon est, à coup sûr, une pensée problématique.

Il convient d’assouplir l’antithèse trop rudimentaire entre la nécessité et son contraire. Depuis saint Augustin, en passant par saint Anselme et saint Thomas d’Aquin, la tradition avait travaillé la notion, et il faut en tenir compte pour bien comprendre Calvin. La nécessité connaît tous les degrés. La plus forte s’imposerait à Dieu avant tout décret, elle marquerait l’enchaînement d’une logique interne à Dieu même : Dieu aurait besoin de la rédemption pour s’accomplir pleinement, pour être lui-même; une telle nécessité est exclue pour l’orthodoxie (peut-être saint Anselme ne l’a-t-il pas assez repoussée, par maladresse plutôt que par intention délibérée). Une fois la rédemption librement décidée, se pose la question du moyen. La nécessité de celui que Dieu a mis en œuvre peut être stricte (pas d’autre moyen concevable pour Dieu s’il ne peut se renier lui-même), ou peut être de congruence (convenance), plus ou moins marquée. Calvin s’est contenté d’un degré plus bas que la tradition réformée (qui a voulu, ici, suivre l’Ecriture plutôt que le réformateur) ; il ne l’a pas fait sans qu’une vive tension se trahisse – tension qui me semble relever de l’antagonisme des motifs éthique et religieux.

La leçon pour nous ? Calvin nous est peut-être un plus précieux modèle par la rigueur et la loyauté de son combat avec la difficulté que s’il avait su la masquer habilement ou la négocier dans un parfait équilibre ! La dualité des motifs est aussi biblique. Nous sommes aux prises avec elle. Nous pourrons, à la lumière de l’Ecriture, sondée grâce aux outils que nous lèguent les générations passées, et dans notre contexte, déplacer un peu le « curseur », par rapport aux choix de Calvin – mais, restons lucides, nous n’y arriverons pas sans profiter de l’aide et de l’exemple de notre frère et père en la foi, le réformateur Jean Calvin.


* H. Blocher est professeur de théologie systématique, responsable du cycle doctoral à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.

[1] Le Caractère de Calvin, Paris, Ed. de Foi et Vie, 1921, 49. Un moment, Doumergue semble imputer à Calvin de réelles contradictions : Calvin part de l’expérience religieuse, prolonge les lignes, « ces lignes, il s’efforce de les faire converger vers un point central. Mais l’effort est vain. Le plus logique des logiciens aboutit à une banqueroute de la logique. Sur tous les points, son système finit par se contredire. » (p. 46) Mais il affirme ensuite énergiquement que les contradictions ne sont qu’apparentes (pp. 47s.); Doumergue associe malheureusement sa célébration des contrariétés à une opposition suspecte entre la logique des concepts et celle « de la vie » (p. 48).

[2] Die Theologie Calvins, Einführung in die evangelische Theologie VI, Munich, Chr. Kaiser, 1938, 235s.

[3] Pour une part, le présent essai recoupe mon chapitre « The Atonement in John Calvin’s Theology », in Charles E. Hill & Frank A. James III, dir., The Glory of the Atonement: Biblical, Historical and Practical Perspectives, Essays in Honor of Roger Nicole, Downers Grove, IL, InterVarsity Press, 2004, 279-303.

[4] Lettre 3083 dans la numérotation des Calvini Opera, comme citée par Philippe Janton, Jean Calvin, ministre de la Parole, 1509-1564, Paris, Cerf, 2008, 303.

[5] Dans les citations des œuvres publiées en français au XVIe siècle, par les soins de Calvin ou sous son contrôle (y compris pour l’Institution), je prends le parti de moderniser l’orthographe, mais seulement l’orthographe : pour ne pas léser l’art de Calvin jouant, parfois, des sonorités, de la musique de la phrase. L’Institution (IRC) est simplement citée selon la méthode ordinaire (livre, chapitre, section); les Commentaires du Nouveau Testament (CNT), en version française, selon l’édition de 1854, Paris, Ch. Meyrueis, 4 volumes ; les autres écrits, sauf indication différente, tels qu’ils apparaissent dans les volumes des Calvini Opera (CO), publiés sous dir. G. Baum, E. Cunitz & E. Reuss, Brunswick & Berlin, Schwetschke, 1863-1900, et je les traduis s’ils ne sont pas en français.

[6] B.B. Warfield, Calvin and Augustine, éd. par Samuel G. Craig, Philadelphie, Presbyterian and Reformed Pub. Co., 1971, 155s. (le chapitre, republié, était un article de la Princeton Theological Review de 1909).

[7] Dieu, la création et la Providence dans la prédication de Calvin, Basler und Berner Studien zur historischen und systematischen Theologie, 33, Berne, Peter Lang, 1978, 113-116.

[8] CO, 40, 424; faute d’avoir accès à une traduction française, je traduis du latin : nihil esse indignius, quam Deum trahi in crimen quasi tyrannice domineratur in homines.

[9] Ibid., 450. Cf. Steven Coxhead, « John Calvin’s Interpretation of Works Righteousness in Ezekiel 18 », Westminster Theological Journal, 70, 2008, 304-6, article qui m’a conduit au passage du commentaire.

[10] CNT, III, 51.

[11] Commentaire des Psaumes (le volume que j’ai est du XVIe siècle mais manque la page de titre), 298, sur le Ps 45.8, dont Calvin plaide qu’il « tend plus haut, qu’à la figure d’un royaume terrien », avec l’argument que le titre Elohim n’est nulle part ailleurs attribué à un individu unique. De la droiture du règne, il commente qu’elle « n’est pas moins sévère à faire vengeance, qu’à maintenir Justice » et encore (avec référence positive à Platon) : « La bonne conduite donc et droit gouvernement consiste en ces deux points, que ceux qui ont la domination répriment avec sévérité et punissent les méfaits, et maintiennent soigneusement et de courage justice et intégrité. » Cf. 547 sur le Ps 82.14.

[12] R. Stauffer, L’Humanité de Calvin, Cahiers théologiques, 51, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1964, 13 n. 40, a bien relevé de Léonard « qu’aucune sympathie naturelle ne portait vers le Réformateur de Genève ».

[13] Histoire générale du protestantisme. Tome I, La Réformation, Paris, Presses Universitaires de France, 1961, 269.

[14] Calvin and Augustine, 176.

[15] Ainsi, sur Ez 18, CO, 9, 451 : « Même si Dieu paraît renverser tout ordre de justice dans ses œuvres, nous devons toujours nous laisser retenir par cette bride, qu’il est juste, et que si nous sommes ainsi conduits à désapprouver ce qu’il fait, c’est par erreur et ignorance. »

[16] Stauffer, Dieu, la création et la Providence, 191s.

[17] La proximité de la tentation dualiste se perçoit également dans le choix de termes assez péjoratifs pour caractériser l’état originel de l’être humain, avant la chute. Dans sa réponse aux calomnies De occulta providentia Dei, CO, 9, 291, Calvin dit de l’homme qu’il fut créé infirmus, et ad defectionem flexibilis, et parle de faiblesse, hanc debilitatem. Certes, infirmus n’est pas nécessairement « infirme » (mais « non ferme »), et Calvin maintient que la faiblesse était « très bonne », mais la thèse tend à réduire l’écart entre la condition de créature et celle de pécheur. La traduction française, dans le Recueil des Opuscules, c’est-à-dire, Petits Traités de M. Jean Calvin, Genève, Baptiste Pinereul, 1566, 1784, porte que l’homme a « été créé infirme et prompt à révoltement, que cette débilité était fort bonne »… Un tel langage n’est pas fréquent chez Calvin (pour la création même) ; à ma connaissance, il se rencontre deux ou trois fois.

[18] Calvin explique l’attribution biblique de colère à Dieu comme un exemple d’anthropopathie : Dieu en punissant se montre comme courroucé, Commentaire sur Rm 1.18, CNT, III, 25.

[19] CO, 41, 181.

[20] CO, 35, 623s.

[21] Ibid., 624.

[22] CNT, IV, 86.

[23] Sermon sur Es 53, CO, 35, 676.

[24] The Atonement and the Sacraments : The Relation of the Atonement to the Sacraments of Baptism and the Lord’s Supper, New York, Abingdon, 1960, 98s.

[25] Ibid., 99. « Expiation » traduit Atonement, dont l’usage est plus fréquent et le sens plus large en théologie anglophone. L’ambiguïté la plus critiquable dans la phrase de R.S. Paul concerne l’adverbe «  entièrement » (wholly); s’il veut dire que la satisfaction de la justice est centrale, affirmée sans réserve, dans la doctrine de Calvin et l’orthodoxie évangélique, la formulation est exacte; mais s’il exclut par là d’autres composantes dans l’œuvre d’expiation-rédemption, il vise une doctrine de la substitution pénale tronquée et défigurée !

[26] Ibid.

[27] Ibid., 105.

[28] Le Christ de Calvin, coll. Jésus et Jésus-Christ, 44, Paris, Desclée, 1990, 115 (113 pour dramatique judiciaire).

[29] Ibid., 122.

[30] Ibid., 126.

[31] Ibid., 127.

[32] Dans l’édition des Sermons faite par Albert-Marie Schmidt, Œuvres de Jean Calvin, III, Paris/Genève, Je Sers/Labor, 1936 (orthographe modernisée), 230 (correspond à CO, 46, 934). Pour citer un autre genre littéraire calvinien, la Supplication et remontrance sur le fait de la chrétienté, et de la réformation de l’Eglise faite au nom de tous amateurs du règne de Jésus-Christ, à l’Empereur et aux Princes et Etats tenant maintenant journée impériale à Spire, in Recueil des Opuscules, 532 : nous « ne reconnaissons aucune satisfaction, sinon celle que Jésus-Christ a faite, quand il a effacé nos péchés par le sacrifice de sa mort (…) nulles récompenses ne viennent en compte quant à cela, d’autant que le Père céleste, se contentant de la seule satisfaction de Jésus-Christ, n’en requiert nulle de nous ». (Dans les deux cas, j’ai ajouté les italiques.)

[33] CO, 51, 286.

[34] Les textes sont multitude ! Je me borne à un seul exemple qui me frappe. Dans le grand « cantique » christologique de Colossiens 1, Paul a déjà dit que Dieu a tout réconcilié en Christ, tout pacifié par le sang de sa croix (v. 20), et on attendrait au verset suivant qu’il se contente d’affirmer «  maintenant, il vous a réconciliés dans le corps de sa chair » : mais il se sent obligé d’ajouter, dans une incise que sa gaucherie syntactique rend d’autant plus éloquente, dia tou thanatou, « par la mort » ; on croirait qu’il veut prévenir spécialement toute atténuation du crucicentrisme !

[35] Un livre collectif devrait paraître en 2010, consacré au sujet, auquel j’espère contribuer.

[36] « Calvin’s Forgotten Classical Position on the Extent of the Atonement: About Sufficiency, Efficiency, and Anachronism », Westminster Theological Journal, 70, 2008, 317-335.

[37] Ibid., 323.

[38] Ibid., 324s.

[39] Ibid., 332s.

[40] Ibid., 319.

[41] Ibid., 325.

[42] « John Calvin’s View of the Extent of the Atonement », Westminster Theological Journal, 47, 1985, 197-225.

[43] C’est une considération vigoureusement développée par Raymond A. Blacketer, « Definite Atonement in Historical Perspective », in The Glory of Atonement, op. cit., 304-323.

[44] Recueil des Opuscules, 1717 ; le latin se trouve en CO, 9, 484.

[45] « Calvin’s Forgotten Classical Position », 330s.

[46] A la page précédente (1716), Calvin a écrit : « Ils ne prisent rien l’agneau du sacrifice par lequel les péchés du monde ont été effacés, et les hommes réconciliés à Dieu. » La logique de l’argument calvinien serait faible, toutefois, dans la mesure où Heshusius ne dirait pas autre chose.

[47] La phrase qui précède immédiatement énonce : « Il est besoin en premier lieu de montrer comment Christ se rend présent aux incrédules, en tant qu’il est la viande spirituelle des âmes, et finalement la vie et le salut du monde. »

[48] « Calvin’s Forgotten Classical Position », 332, qu’il cite en latin, CO, 8, 298, et que je cite dans la traduction française du Recueil des Opuscules, 1255.

[49] Pour Rouwendal, ibid., la phrase « s’accorde [fits] parfaitement avec la position classique » ; je dirais qu’elle est tout à fait compatible avec elle, mais aussi avec la position « particulariste », et pourrait être admise par Amyraut ! Le point sensible concerne l’intention divine.

[50] CNT, III, 96.

[51] CNT, IV, 464. Sur le logion de la rançon (Mt 20.28 et parallèles), il précise que le mot plusieurs « comprend tout le genre humain », mais, quant à la mort du Christ, que « la vertu et le fruit d’icelle est fort bien exprimé » – toujours le glissement sur le plan de l’application – sans indiquer le rapport aux réprouvés, CNT, I, 515.

[52] CO, 51, 287s.

[53] Dans l’édition d’A.-M. Schmidt, 72.

[54] Sur Hé 9.22, CNT, IV, 461.

[55] Quatrième sermon sur l’épître aux Ephésiens, CO, 51, 283. Cf. 284 : « Il ne s’est point trouvé autre prix, sinon au sang qu’il a épandu. »

[56] Ibid.

[57] CO, 35, 622. Cf. 625 : « Il est impossible que Dieu nous soit pitoyable, et que nous soyons assurés de trouver grâce devant lui » car il est juste.

[58] CNT, III, 577. Cf. IRC, IV, xvii, 2 : «  D’autant que Dieu est la fontaine de toute justice, il est nécessaire, pendant que nous sommes pécheurs, que nous l’ayons pour ennemi et juge. »

[59] CO, 35, 666.

[60] Ibid., 659.

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Henri BLOCHER*

Qui parmi vous craint l’Eternel,
En écoutant le voix de son serviteur?
Quiconque marche dans les ténèbres
Et manque de lumière,
Qu’il se confie dans le nom de l’Eternel
Et qu’il s’appuie sur son Dieu!
Voici: vous tous qui allumez un feu,
Qui formez un cercle de flèches ardentes,
Allez dans votre feu et dans la fournaise
Parmi les flèches ardentes que vous avez enflammées!
C’est par ma main que cela vous est arrivé;
C’est pour la souffrance que vous vous coucherez!
(Esaïe 50:10-111)

Mais Où est donc passé l’enfer? La question fait le titre d’un livre, parmi plusieurs qui ont récemment réagi à l’éclipse, sinon à l’expulsion, du sujet2. Celui-ci tenait une place cardinale dans la chaire chrétienne: l’ordre des « frères prêcheurs » en était renommé, d’où l’expression de « prédication dominicaine », et les évangélistes protestants n’étaient pas en reste; c’est à peine si on lui concède un strapontin, dans les Eglises les plus conservatrices elles-mêmes. Le débat de synthèse à l’issue d’un colloque sur l’eschatologie organisé par une association d’étudiants évangéliques dévoile l’embarras des orateurs quand la question leur est directement adressée, et les tentatives d’évitement de certains3.

Trop, c’est trop! Certains ont tenté de répliquer. Dans le monde anglo-saxon, un fait particulier a joué le rôle du soufflet pour les braises: il est soudain apparu qu’une fraction nombreuse de l’évangélisme britannique – peut-être jusqu’à la moitié – s’était doucement détachée de la conception orthodoxe (ou traditionnelle) des peines éternelles, pour adopter l’annihilationnisme. Figures de proue de cette tendance: John Wenham, dont tous les étudiants en théologie connaissent le cours de grec néo-testamentaire, et surtout John Stott, « Monsieur Evangélique » pour le monde entier, qui s’était jusque là imposé une obligation de réserve pour ne pas diviser les fidèles. Deux vigoureux défenseurs de la foi, auxquels notre dette de reconnaissance est incalculable!

L’annihilationnisme – le châtiment, à l’issue du Jugement dernier, consiste en l’anéantissement du réprouvé – est la forme la plus modérée d’hétérodoxie. Il faut en donner acte à John Stott. Comme doctrine, il laisse à peu près intactes les structures de l’enseignement chrétien et les motifs associés: souci de la justice rétributive, compassion pour ceux qui se perdent et zèle pour l’évangélisation. L’écart, cependant, ne tombe pas dans la catégorie des adiaphora, ni même, je le crains, parmi les questions secondaires desquelles la discipline de l’Eglise n’a pas à connaître.

Le dogme, qui figure déjà dans le Symbole dit d’Athanase (Quicumque vult)4, énonce que certains hommes subiront perpétuellement une peine consciente, châtiment de leur péché. L’expression vient de Matthieu 25:46 (châtiment et peine ou peines sont pris comme de purs synonymes), le Nouveau Testament proposant diverses formules imagées, comme celles de feu éternel, géhenne, ténèbres extérieures, lac ardent de feu et de soufre, et seconde mort.

I. Le débat sur les données

L’interprétation des textes bibliques mérite toute priorité. Il n’est possible, dans le cadre de la présente étude, que de résumer les arguments pour et contre, en prenant appui sur des travaux antérieurs5.

La première critique s’attaque au « perpétuellement », dans l’énoncé du dogme, en ce qu’il implique d’illimitation et de statut ultime. Le langage de l’Ecriture devrait se comprendre d’une période seulement, et non pas de la destination finale. L’adjectif qu’on traduit « éternel », aiônios, dérive du mot aiôn, âge ou siècle, et son sens ne comporte pas la composante d’une durée sans fin; il a sans doute une nuance plus qualitative que quantitative, signifiant l’appartenance à « l’âge qui vient », sans exclure un changement ultérieur6. Divers auteurs ont joué avec l’idée d’une « deuxième chance » offerte après la mort, au terme d’un délai variable, comme aujourd’hui l’évangélique libéralisant Clark Pinnock7ou le théologien « œcuménique » en chemin vers l’évangélisme Gabriel Fackre8. La thèse invoque la prédication « aux esprits en prison », autrefois désobéissants (1 P 3:19), et l’Evangile annoncé aux « morts » dans le paragraphe suivant (1 P 4:6).

Une exégèse mieux aiguisée transperce la lecture inadéquate qui fait recourir à ces deux derniers passages. La prédication aux esprits doit s’entendre ou bien de celle dont fut responsable Noé, « prédicateur de la justice » par l’Esprit du Christ, auprès de ses contemporains (aujourd’hui emprisonnés dans « l’état intermédiaire »), ou bien, comme les meilleurs interprètes l’établissent (Dalton, France, Bénétreau), de la proclamation de sa victoire par le Christ lors de son ascension, aux esprits malins vaincus et dans les « lieux célestes »; aucune seconde chance de salut pour des humains dans l’au-delà. La logique de la suite est encore plus certaine: les « morts », aujourd’hui tels, ont été « évangélisés » de leur vivant, et l’apôtre a pour but de marquer qu’ils ne le furent pas en vain – les premiers décès dans la communauté chrétienne, tendue vers une fin du monde qu’on s’imaginait toute proche, avaient jeté le trouble. Pierre ne peut donc être cité comme témoin d’une doctrine de la seconde chance post mortem, et rien de biblique, nulle part, ne va dans ce sens. Tout l’accent porte sur l’urgence de répondre à l’appel, car c’est aujourd’hui que la grâce est offerte, avec la terrifiante menace du trop tard (2 Co 6:2; Hé 3:13 et 4:1, cf. 9:27 et 10:27).

Aiôn, certes, signifie d’abord un « âge », comme l’hébreu `ôlàm qu’il traduit, et comme aussi la racine latine de notre mot « éternel » (aevum). On peut admettre que le qualificatif aiônios évoque en premier lieu les modalités de l’âge qui vient. Mais la conclusion que l’on tire de ces faits avérés est abusive. Dans l’usage grec (et parallèlement dans les autres langues), les termes signifient aussi l’éternité, sans aucune ambiguïté; il n’y a pas d’autre expression qui en exprime mieux l’idée. La preuve qu’aiônios veut dire « éternel » quand il caractérise le châtiment est surabondante. On peut la recueillir de l’emploi de formules superlatives, aux siècles des siècles (comme en Ap 14:11), forgées pour communiquer le sens de la plénitude infinie. Joue de même la symétrie avec la béatitude des élus (Mt 25:46), dont nul ne contestera la perpétuité. Négativement, mais le silence est ici significatif, il n’est jamais question d’un terme au châtiment infligé. Au contraire, l’idée qu’il continue sans fin, sans cesse, se perçoit distinctement dans les formules répétées du feu qui ne s’éteint pas, du ver qui ne meurt pas. Il faut s’approcher du Nouveau Testament avec un violent a priori contraire pour ne pas y voir la durée illimitée attribuée aux peines des impénitents.

La deuxième stratégie respecte la force naturelle des mots aiôn et aiônios, mais la réserve aux conséquences, au résultat, de l’infliction punitive. Le châtiment implique la cessation de l’existence, et cette cessation est pour toujours, éternelle. Le premier et le principal argument avancé est qu’il s’agit du sens obvie ou normal des mots qu’emploie l’Ecriture: mort, ruine, perdition, destruction, comme des images, en particulier celle du feu. Edward Fudge en fait le titre de son puissant plaidoyer: Le Feu qui consume9. Sodome et Gomorrhe n’existent plus, elles dont le châtiment offre l’exemple (ou le paradigme, deigma) du feu éternel (Jude 7); la justice rétributive du Seigneur fera des nations punies qu’elles soient « comme si elles n’avaient jamais existé » (Ab 16). Un deuxième argument, plus strictement conditionnaliste qu’annihilationniste10, souligne que l’immortalité ou incorruptibilité appartient à Dieu seul (1 Tm 6:16) et n’est conférée aux humains que par la grâce de l’Evangile (2 Tm 1:10): c’est par infiltration de platonisme païen qu’on a tant parlé dans l’Eglise de l’immortalité de l’âme, comme d’un attribut impliqué par son essence.

Le deuxième argumentaire critique montre plus de consistance que le premier. Il nous avertit utilement contre les conceptions naïves ou païennes de la « survie » dans l’au-delà. Les humains, livrés à leurs angoisses, ont voulu se persuader que la mort n’est pas vraiment mortelle; le réalisme biblique fait, à cet égard, antithèse (une raison pourquoi l’Ancien Testament reste si discret sur l’au-delà, au contraire des textes mésopotamiens ou égyptiens). Mais l’erreur qui vicie l’effort démonstratif d’un Fudge, c’est la confusion entre la mort et la non-existence; elle procède pour une part d’une lecture trop rigide des métaphores (la ruine, strictement, n’anéantit pas, mais désorganise, défait), et, d’autre part, d’une pétition de principe associée à une intuition passionnément retenue. Qu’on analyse la notion de mort (de la première mort, à partir de laquelle se forme le concept ensuite transposé pour la seconde mort), et l’on verra qu’elle est, pour l’Ancien Testament déjà, une forme d’existence, marquée par la coupure des liens et l’incapacité d’agir (« retranché de la terre des vivants »; le thème de la disparition concerne précisément la scène des vivants). L’évocation dushe’ôl, en Esaïe 14 ou Ezéchiel 32, ne laisse aucun doute. Fudge ignore superbement le judaïsme inter-testamentaire, pour lequel la doctrine d’un châtiment perpétuel se dessine nettement : des adversaires du Seigneur, Judith, par exemple, déclare qu’« ils pleureront dans la souffrance à toujours » (16:17, klausontaï en aïsthèsei héôs aiônos). Harmon relève que Fudge doit faire se succéder la souffrance (qu’il conserve pour une durée limitée, afin de sauvegarder la gradation des peines) et l’annihilation, alors que l’Ecriture ne suggère rien de pareil mais fait de la destruction même le châtiment douloureux11. Aucun des textes allégués pour l’anéantissement ne requiert ce sens12. Prétendre, devant Apocalypse 14:11, que seule la fumée du tourment dure aux siècles des siècles et non pas le tourment lui-même, c’est une étrange esquive; elle est d’autant plus vaine que la clause est aussitôt expliquée en termes d’expérience continue des damnés: ils n’ont de trêve ni jour ni nuit.

La formule « immortalité de l’âme », non-biblique, mérite d’être critiquée. Elle prête pour le moins à malentendu; en toute rigueur, elle est même fausse dans sa subtile négation de la mort. Mais cela n’empêche pas l’Ecriture d’enseigner l’existence continuée dans la mort même des hommes rebelles à Dieu. Dieu, en maintenant cette existence, honore la responsabilité (faculté de lui répondre) liée à la création en image de Dieu: c’est pourquoi il y a une suite à l’événement de la mort, qui n’est un « point final » que pour l’apparence terrestre, à savoir l’état intermédiaire pour « les garder punis »(kolazoménous tèrein, 2 P 2:9) en attendant le jugement, puis la résurrection « pour la honte éternelle », puis le jugement, puis le châtiment final. La destination paraît solidaire du privilège de l’image de Dieu, puisqu’elle distingue l’homme de l’animal: le « souffle » (ou esprit, rûah) de l’homme monte vers le Créateur alors que celui de la bête descend et se dissipe (Qo 12:7, répondant au doute et à la question de 3:19-21).

Les auteurs « libéraux » conviennent souvent de ce qui vient d’être rappelé. S’ils restent attachés à l’Ecriture, cependant, et ne tolèrent pas le dogme des peines éternelles, ils opèrent une remise en cause « herméneutique ». C’est le mode indicatif du futur subiront, dans la définition, qui devient la cible de la contestation. Ce qui paraît prédiction, dans l’Ecriture, doit en vérité se comprendre comme simple avertissement. Origène, déjà, insinuait cette façon de lire « dé-réalisante »13, tandis qu’Augustin attribue le stratagème aux chrétiens laxistes de son temps (ceux que l’histoire des dogmes a nommés les « miséricordieux »), pour qui les menaces sont dites terribilius quam verius14. Beaucoup de catholiques modernes suivent cette voie, surtout depuis l’étude si fameuse de Karl Rahner sur « l’herméneutique des affirmations eschatologiques »15. Ce traitement des textes sur le châtiment final s’adosse fort souvent à une option fondamentale sur la nature du langage « religieux », dont la portée est existentielle et s’éloigne de l’information objective, et sur la médiation, au cœur de ce langage, de « représentations », images pour dire indirectement l’indicible, dont il faut extraire le « sens » à grande distance de l’accueil au premier degré, naïf ou « fondamentaliste ». Ce dernier mot dénote l’horreur ultime.

L’axe herméneutique recoupe celui de l’universalisme, au sens de l’espoir que tous les humains, numériquement considérés, seront sauvés, aucun damné à la fin. Plusieurs estiment encore qu’on peut attribuer à l’apôtre Paul, sinon au reste du Nouveau Testament, cette « plus grande espérance »: n’affirme-t-il pas que « la justification qui donne la vie s’étend à tous les hommes » (Rm 5:18), et que « Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous » (Rm 11:32)? N’annonce-t-il pas que « tous revivront en Christ » (1 Co 15:22)? N’enseigne-t-il pas, surtout, que le Christ a réalisé le projet divin « de tout réconcilier avec lui-même, aussi bien ce qui est sur la terre que ce qui est dans les cieux, en faisant la paix par lui, par le sang de sa croix » (Col 1:20)? D’autres textes encore sont cités, comme Philippiens 2:10s et 2 Corinthiens 5:19, et, en dehors du corpus paulinien, Jean 12:32, 1 Jean 2:2, et, bien sûr, ceux qui proclament l’amour de Dieu pour tous, sa volonté salvifique universelle (« il ne veut pas qu’aucun périsse », 2 P 3:9).

Le discours a de quoi séduire. Il met en valeur, je le concède volontiers, des faits et des accents bibliques quelque peu négligés par la tradition orthodoxe. L’intention des textes doit être prise en compte et les images interprétées. Surtout le thème de l’« universel » résonne glorieusement dans l’Ecriture et le vœu du salut de tous absolument fait à bon droit vibrer notre cœur. Je m’avoue ému par le poème In Memoriam du poète romantique Alfred Tennyson (1809-1892), après la mort, à vingt-deux ans, de son plus cher ami, son autre lui-même, Arthur Hallam:

The wish, that of the living whole

No life may fail beyond the grave,

Derives it not from what we have

The likest God within the soul ?

I stretch lame hands of faith, and grope,

And gather dust and chaff, and call

To what I feel is Lord of all,

And faintly trust the larger hope16.

Les données scripturaires résistent, cependant, au détournement de sens conforme à nos désirs. L’interprétation universaliste du Nouveau Testament doit être considérée comme une méprise réfutée17. Richard J. Bauckham (un connaisseur!) peut écrire qu’au XXe siècle, « l’exégèse s’est retournée de façon décisive contre le plaidoyer universaliste »18. Si l’on tient compte du contexte, aucun des textes allégués ne parle de la totalité quantitative de tous les individus, sauf Philippiens 2 et Colossiens 1. Mais, dans ces deux passages, il ne s’agit pas de l’attribution du salut. Comme l’ont discerné des exégètes qui ne se rattachent pas à l’orthodoxie, « réconcilier » n’a pas (en Col 1) le sens de sauver et pardonner, mais de restaurer l’ordre où chacun a sa place selon la justice et la sagesse divine, de rétablir l’harmonie et dans l’harmonie, pour toutes les créatures (y compris les puissances et dominations célestes), de pacifier le territoire où la révolte a fait ses ravages19.

L’intention de pousser à la décision, l’usage, même, du ressort de la peur, peuvent être reconnues dans les textes bibliques: la peur, en effet, est saine, et salutaire, quand elle représente la prise au sérieux d’un danger réel et qu’elle dissipe l’inconscience ou les illusions du « divertissement » pascalien! Mais le sophisme consiste à opposer la fonction d’avertissement et l’information objective. Ces deux choses, au contraire, vont ensemble: parce que l’« enfer » est réel, quittez-en, de toute urgence, le chemin! D’autre part, on n’observe pas la corrélation exclusive avec l’avertissement aux opposants que l’argument « herméneutique » impliquerait; au contraire; le châtiment des impénitents est enseigné aux croyants, pour leur consolation (par exemple 2 Th 1:5ss). Quant à la thèse sur la portée purement existentielle ou pratique de tout langage religieux (à supposer qu’on sache ce que c’est!), elle soumet l’Ecriture à des choix philosophiques qui lui sont étrangers. Ainsi le croyant soucieux de respecter entièrement l’Instruction inspirée de Dieu ne peut pas se rassurer à bon compte: la Bible enseigne bel et bien les peines éternelles.

II. Le débat sur les principes

La théologie ne se borne pas à la collecte des textes ni même à leur interprétation, elle cherche à suivre la pensée, selon l’une de ses plus hautes définitions: penser les pensées de Dieu après lui, après qu’ils les a révélées. Le débat se poursuit donc au plan des thèmes-clés, des thèses théologiques déterminantes et de leur « logique ».

A cet égard, le dogme des peines éternelles paraît incompatible avec l’amour, l’amour de Dieu qui se déclare en faveur de tous les hommes, et l’amour que les élus ont et garderont pour leurs proches – qu’ils devraient avoir, selon le commandement, pour les lointains aussi. Comment pourraient-ils goûter la félicité parfaite tout en sachant que leurs bien-aimés subissent une torture sans fin? Cette objection n’est pas nouvelle; le XXe siècle s’est seulement signalé par la virulence de l’expression, avec la dénonciation d’un Dieu cruel, tyrannique, sadique, pire qu’un Adolf Hitler.

Au moins dans l’économie affective, c’est la plus grande difficulté de la doctrine orthodoxe. Il me semble juste de l’éprouver; dans notre situation, il ne nous sied pas de prêcher le dogme autrement qu’avec larmes. Et je ne prétends pas la dissoudre rationnellement, alors qu’elle tient de si près au « mystère opaque » de la « permission » divine du mal. C’est la confiance docile du simple disciple, dans le respect du révélé, à laquelle je veux me tenir. Marchant dans les ténèbres de cette question, avouant que je manque de lumière, je veux me contenter d’écouter son Serviteur et de m’appuyer sur mon Dieu (Es 50:10). Ma foi tremblante et nue repose en un Dieu que je sais plus sage, et plus amour, infiniment plus amour qu’aucune de mes notions de l’amour n’a jamais pu en rêver. Le fatal glissement dans le poème de Tennyson est l’attribution de l’autorité suprême à « ce qu’il sent » (what I feel is Lord of all). Le vrai Dieu ne se mesure pas à cette aune; et nous ne disposons pas de l’amour de Dieu comme d’une donnée de nos équations théologiques. Il convient peut-être d’ajouter que le sentiment de supériorité morale que nos contemporains éprouvent à l’égard des générations chrétiennes d’autrefois devrait s’accompagner d’autres preuves pour qu’on ne le soupçonne pas d’outrecuidance facile…

Une réflexion peut aider. Le châtiment n’apparaît pas dans l’Ecriture comme quelque chose d’étranger à l’acte, qui pourrait tomber ou ne pas tomber au gré du « caprice » du Seigneur. Il constitue la moisson des semailles de la vie. Chacun reçoit « les choses [faites] par le corps, selon qu’il a agi » (2 Co 5:10, littéralement). Les rebelles vont dans leur feu, qu’ils ont eux-mêmes allumé (Es 50:11). Le châtiment suit l’acte comme par conséquence logique, et c’est une imagination par trop anthropomorphique que celle de la non-infliction sans une transaction objective qui la rende possible.

L’apologétique orthodoxe, depuis le XIXe siècle, greffe un argument « libertaire » sur les considérations précédentes. Si l’amour de Dieu ne tire pas de l’enfer ceux qui s’y trouvent, c’est que la liberté des damnés l’exclut, au degré le plus élevé qui soit concevable: dressés dans la haine la plus intense du Seigneur, écumant de rage contre lui, ils le rejettent de toute leur énergie; le ciel leur serait un plus grand supplice; contre une telle volonté libre, Dieu lui-même ne peut rien. Cette pensée devenue commune a connu l’un de ses plus grands prédicateurs en William G. T. Shedd, et C. S. Lewis lui a fait place20; elle est largement répandue. Aucun indice en faveur de cette vision ne ressort, cependant, de l’Ecriture, et les propositions qui seront esquissées plus bas en prennent plutôt le contre-pied.

Ce qui autorise le discours « pathétique » sur l’amour excluant les peines éternelles, c’est le rejet de la « raison » classique du châtiment: la nécessité de satisfaire la justice. Le rejet du dogme accompagne les attaques contre le principe de la justice rétributive, soit qu’on le supprime entièrement avec de larges secteurs de la pensée contemporaine et la « sensibilité » humaniste (d’où la crise du droit pénal), soit qu’on nie sa pertinence pour les rapports entre Dieu et l’humanité. Le thème qui se conjugue aisément est celui de la faiblesse humaine, de tous les conditionnements et mécanismes inconscients qui déterminent les conduites: celui qui en prend conscience ne peut plus donner à la responsabilité individuelle assez de consistance pour qu’elle mérite une éternité de tourments.

Les critiques de la rétribution tombent dans trop de paralogismes pour nous impressionner longtemps. Opposer une justice « hébraïque », qui ne serait pas rétributive à la justice « latine » évacue de nombreux textes clairs. Présenter la « vengeance » divine comme contraire à l’Evangile, c’est s’en faire une image anthropomorphique inacceptable, et c’est ignorer que le thème tient une grande place dans le Nouveau Testament (si nous n’avons pas à rétribuer les offenses qui nous sont faites, c’est que Dieu s’en occupe, Rm 12:19). Même la tentative séduisante de Paul Ricœur construisant une sphère de validité limitée pour la rétribution échoue21. La consistance du monde spirituel-moral, la fidélité du Dieu qui « ne peut pas se renier lui-même » exigent le moment rétributif de la justice.

Le discernement de la faiblesse humaine a plus de force persuasive. Mais l’Ecriture n’a pas attendu nos sciences psychologiques et sociologiques pour nous assurer que Dieu « sait de quoi nous sommes formés, Il se souvient que nous sommes poussière » (Ps 103:14). Notre fragilité est réelle, elle affecte notre responsabilité, et Dieu en tient très exactement compte. Elle ne nous excuse pas pour autant. L’autre dimension de la créature humaine, créée en image de Dieu, sa « transcendance » à l’égard du terrestre (« Il a mis l’éternité dans leur cœur », Qo 3:11), et qu’une phénoménologie de l’existence humaine fait aussi apparaître, implique une responsabilité qui demeure.

Dernière critique théologique majeure, plusieurs objectent que le dogme consacre la défaite, au moins partielle de Dieu, qui devra tolérer toujours une province révoltée, qu’un dualisme sans résorption jamais dément alors le monothéisme, le Dieu tout en tous – puisque le mal subsiste éternellement.

Une apologétique orthodoxe courante, liée à l’argument libertaire, concède que Dieu ne triomphe pas partout22, mais transfigure l’échec en signe du « risque » pris par Dieu en suscitant, face à lui-même, une liberté capable de l’aimer. L’Ecriture ouvre-t-elle la voie à cette pensée? On ne peut prétendre la lire qu’entre les lignes! Tout l’accent de son eschatologie porte sur la victoire, intégrale, de Jésus-Christ. C’est un triomphe et règne absolu que l’Apocalypse attribue à l’Agneau. Qu’il n’ait pas pleinement réussi à remplir sa mission, qui était de « défaire les œuvres du Diable » (1 Jn 3:18), n’est suggéré nulle part, et le châtiment doit marquer le défaite l’Adversaire puisqu’il est le châtiment préparé pour lui (Mt 25:41 ; Ap 20:10; cf. Rm 16:20).

III. Perspectives proposées

Les réticences devant l’argument « libertaire » et les thèses connexes conduisent à la proposition décisive: dans l’état final, le péché ne se commettra plus. Loin d’être un lieu de révolte exaspérée, la « géhenne » (la vallée où s’accomplit le jugement, Jr 19:2ss) porte le coup d’arrêt éternel à l’abus qu’ont fait les hommes de leur liberté créaturelle.

La preuve biblique se trouve principalement dans l’affirmation de la totale victoire. Si tout genou fléchit et toute langue confesse la Vérité (Ph 2), si Dieu « réconcilie » tous les êtres de l’univers, il devrait être clair qu’ils ne persévèrent pas dans leur révolte. Ils le font sous la contrainte, certes, mais c’est la contrainte spirituelle de la Vérité enfin dévoilée: dans la lumière du Jugement, la lumière du Jour, ils ne peuvent penser autrement (et la « volonté » ne peut se dissocier entièrement de la pensée). Les textes qui laissent entrevoir ce qu’il en est de l’au-delà, ensuite, ne sont guère explicites, mais tous les indices vont dans la direction de la proposition. Les âmes au she’ôl reconnaissent la justice du traitement qu’elles subissent (Es 14:10, 16s. ou Ez 31:16 et 32:31). Leur « repos » ne suggère aucune activité pécheresse (Jb 3:17s.). La honte ou « confusion de face » associée à la condamnation (et le terme est repris en Dn 12:2 pour le sort final) se prête à l’idée de l’intériorisation du jugement, que le condamné s’applique lui-même. La parabole de Luc 16:19ss, même si c’est une parabole, présuppose un enseignement eschatologique (il serait trompeur que les éléments principaux en soient des enjolivures paraboliques); or le « mauvais riche », loin de pécher encore se montre lucide sur sa conduite passée et désireux d’en détourner ses frères. Tout le contraire de ce que prétend un Shedd et tant d’autres! Le fait qu’il ne s’agisse pas encore de l’état final, mais seulement de son anticipation, renforce la preuve: a fortiori cette attitude soumise doit-elle prévaloir après le Jugement.

Les métaphores se comprennent aisément de cette façon. Les grincements de dents n’ont pas à être dirigés contre Dieu: avec les pleurs, ils signifient le regret radical d’avoir si mal usé du don de la vie terrestre. Nous parlons d’un remords « cuisant » et « rongeur »: les figures du feu inextinguible et du ver permanent, quoiqu’elle signifient d’abord l’état de mort (elles viennent d’Es 66:24, qui parle de cadavres), peuvent évoquer le remords, c’est-à-dire un acquiescement au jugement porté sur le péché.

L’analyse théologique converge avec ces preuves et indices. L’inouï, l’impensable « métaphysiquement », c’est que le pécheur après avoir désobéi puisse continuer de le faire un seul instant. Il n’existe que par Dieu et « en Dieu » (Ac 17:28), il dépend entièrement du Créateur pour le moindre de ses gestes et pour l’énergie même qu’il dépense en agissant mal, et il nargue le Seigneur, il bafoue son Nom glorieux, il émet la puanteur de sa souillure devant le Très-Haut et Très-Saint, et encore, et encore! Cet inimaginable est le prodige de la patience (cf. Rm 9:22). Mais la patience, de par sa notion même, n’a qu’un temps. La fin du Dernier Jour est la fin de la patience. Et quand la patience est venue à son terme, il ne saurait être question d’une créature continuant à pécher.

Saint Augustin avait su le dire: le réprouvé ne sera plus capable de pécher23. Mais bien peu saisissent la portée de cette vérité. Elle requiert qu’on affirme l’accord des réprouvés avec Dieu lui-même, car tout écart, à chaque nouvel instant, serait un nouveau péché. Le remords final est perception de la pure vérité. Le poète anglican Edward Young (1683-1765) l’énonce dans le style de son époque:

For what, my small philosopher, is hell?
’tis nothing but full knowledge of the truth24.

Ce discernement permet de mieux comprendre que les condamnés ne puissent rien vouloir d’autre que leur châtiment, qui les rétablit dans l’ordre de Dieu dont ils reconnaissent désormais la « justesse » parfaite, et qu’en cela ils glorifient ou « sanctifient » le Seigneur (comme le fait celui qui est jugé, Ez 38:16, cf. Es 5:16).

La seconde proposition aide à concevoir comment l’accord, la « confession » de la vérité, caractérise un état d’exclusion « loin de la face du Seigneur »25 : l’état de condamnation est fixe. Il faut donner son poids à l’expression déterminante de seconde mort. Il s’agit de mort éternelle, comme d’ailleurs le texte-source d’Esaïe 66:24 le met en valeur. Or la notion biblique de la mort implique le caractère final irrévocable dans la paralysie totale, l’impossibilité d’agir, la coupure de la communication – ce qui vaut déjà de la première mort vaut absolument de la seconde. La rigidité cadavérique, rigor mortis, trouve là son équivalent éternel.

Inutile de souligner l’incapacité qui est la nôtre d’imaginer cet état, car nous ne connaissons l’existence que dans la vie (même affaiblie par le péché). La mort signifie qu’aucun changement ne peut plus se produire, que rien de nouveau ne peut arriver. L’inscription à la porte de l’Enfer de Dante est exacte: « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance »; il n’y a plus d’espérance car il n’y a plus d’avenir (rien à venir). C’est pourquoi il est insensé de plaider que Dieu devrait accorder une seconde chance, etc.: mais ces personnes sont mortes, c’est fini.

C. S. Lewis est parvenu très près de ce discernement. Réfléchissant au thème biblique de la destruction comme signalant un aspect du châtiment, il avance la catégorie de l’avoir été. « Si une âme peut être détruite, demande-t-il, ne doit-il pas exister un état correspondant au fait d’avoir été une âme humaine?26Et il continue: « Ce qui est précipité (ou qui se précipite) en enfer, ce n’est pas un homme, ce sont des restes. »27Le langage de l’Ecriture conduit à dire que la vie dont a bénéficié l’individu est alors passée. Il existe en relation avec ce passé28, portant le poids de sa responsabilité, fixé dans la conscience finale d’avoir vécu à contresens; d’accord avec Dieu, il abhorre ce qu’il a été (Dn 12:2), et c’est son tourment fixe dans une durée sans devenir; il sait seulement, puisqu’il ne peut plus ignorer la vérité, qu’il est par là-même rendu à l’ordre des créatures et contribue par son exclusion à « sanctifier » le Seigneur.

L’avantage d’une telle perspective, outre qu’elle permet de proclamer l’entière victoire du Christ, est de faire ressortir comme une évidence la justice du châtiment et sa parfaite proportion avec la responsabilité: il s’agit précisément de percevoir la vérité de la conduite passée. Il apparaît aussi (de façon presque certaine) que le châtiment est objectivement (et donc subjectivement, pour toute créature) préférable au néant. Certains auteurs ont déjà affirmé cette préférence, même avec la représentation courante des peines éternelles, tant ils sentent contraire au statut de l’humanité une simple annihilation; l’élucidation proposée confirme cette intuition. Jésus a dit du réprouvé qu’il eût mieux valu pour lui de n’être pas (comparant son sort à celui de l’enfant mort dans le sein de sa mère), et non pas qu’il eût mieux valu ne pas avoir été.

Au-delà, la foi nue et tremblante peut seule aller plus loin, toute imagination perdant pied. Comment les peines éternelles sont-elles compatibles avec l’amour de Dieu et celui des élus pour les autres? L’élimination du faux scandale d’images inadéquates nous aide seulement à croire, selon la parole de Julienne de Norwich, qu’en vérité All shall be well and all shall be well and all manner of things shall be well29.


* H. Blocher est professeur de théologie systématique à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.

1 Bible à la Colombe

2 J. Blanchard, Où donc est passé l’enfer ? (Châlon-sur-Saône, Europresse, 1993), version française de Whatever Happened to Hell ? Le même titre, en anglais, avait déjà servi à J. E. Braun en 1979 (Nashville et New-York: Thomas Nelson Pu

3 Hokhma, n° 62, 6, 81s., la question posée étant « Quid de la réalité de l’enfer? ». Elian Cuvilier déclare: ÇC’est question à laquelle donc je ne peux pas répondre », après une phrase selon laquelle il ne peut « pas dire que tout le monde sera sauvé, parce que pour un juif, dire qu’Hitler sera sauvé serait un scandale. » F. de Coninck en appelle à une évolution ou « dynamique interne » dans la Bible, qui réduit progressivement puis supprime tout à fait la part de la vengeance, pour conclure : « J’ai tendance à considérer, mais sur ce sujet on en est réduit aux hypothèses, que les images de l’enfer sont un stade dans cette dynamique et qu’elles s’adressent particulièrement à des personnes qui souffrent présentement »; il ajoute: « A titre personnel, j’ai du mal à concevoir un camp de concentration éternel. » C. Baecher résiste davantage et veut faire « une différence entre vengeance et rétribution »; il insiste cependant sur l’expérience présente, au plan éthique – « le discours de Jésus sur la Géhenne dans des situations très concrètes s’éloigne du discours sur l’enfer comme ce qui serait seulement à venir. »

4 Art. 39: Et qui bona egerunt, ibunt in vitam aeternam; qui vero mala,in ignem aeternum.

5 Jeune apprenti théologien, j’ai reçu une aide précieuse de la série d’articles de Jean Cruvellier, ÇLa notion du châtiment éternel dans le Nouveau Testament » dans la revue Etudes Evangéliques (14: 1-2, 3, 4, 1954, et 15/:1, 1955), et je m’en suis servi pour mon article ÇLa doctrine du châtiment éternel », Ichthus, n° 32, avril 1973, 2-9. Plus récemment, j’ai vivement apprécié l’apport de Kendall S. Harmon, ÇThe Case Against Conditionalism: A Response to Edward William Fudge », in Universalism and the Doctrine of Hell, Papers presented at the Fourth Edinburgh Conference in Christian Dogmatics, 1991, sous dir. Nigel M. de S. Cameron (Carlisle et Grand Rapids: Paternoster & Baker, 1992), 193-224, ouvrage où s’affrontent des thèses contraires, avec ma contribution ÇEverlasting Punishment and the Problem of Evil »,

6 Pour un plaidoyer typique et compétent, on peut voir Marvin R. Vincent, Word Studies in the New Testament, vol. IV, (Grand Rapids: Eerdmans, 1977réimp), 58-

7 ´ Toward an Evangelical Theology of Religions », Journal of the Evangelical Theological Society (33, 1990), 368 (« based on the reasonable assumption… »)

8 Ecumenical Faith in Evangelical Perspective (Grand Rapids: Eerdmans, 1993).

9 The Fire That Consumes. A Biblical and Historical Study of Final Punishment (Houston: Providential Press, 1982).

10 Sur cette distinction, Harmon, op. cit., 196ss. Il note que Fudge se dit conditionnaliste et non pas annihilationniste, et Stott, vigoureusement, l’inverse, alors que leurs positions sont en fait très proches.

11 Ibid., 210ss.

12 Pour prendre ceux que nous avons cités, Jude 7 parle du feu de Sodome comme du deigma (exemple, ou indice, ou preuve) du feu éternel – illustration qui n’est pas, comme telle, éternelle. Abdias 16 parle de « nations », insère un « comme » qui met distance (« elles seront comme si elles n’avaient pas été », wehàyû kelô’ hàyû, n’est pas forcément équivalent à « elles ne seront plus », et le point de vue n’est pas précisé), et indique qu’elles boiront la coupe de la colère divine de façon perpétuelle (tàmîd)!

13 Kata Kelsou (Contre Celse), l. V, ch. 5: « L’Ecriture s’adapte comme il convient à la multitude de ceux qui doivent la lire: elle parle obscurément de choses tristes et sombres pour faire peur à ceux qui ne peuvent pas autrement se détourner (eis phobon tôn mè dunaménôn allôs épistrépsein) des flots de leurs péchés. » J’ai été conduit à ce passage par la mention de J. Tixeront, Histoire des dogmes dans l’antiquité chrétienne. I : La théologie anténicéenne (Paris: Lecoffre-Gabalda, 193012), 328.

14 Enchiridion (Manuel), XIX, 112.

15 « Principes théologiques relatifs à l’herméneutique des affirmations eschatologiques », trad. Robert Givord, Ecrits théologiques, t. IX, (Bruges: Desclée de Brouwer, 1968), 139-170.

16 Cité par J. Braun, op. cit., 50. La traduction servilement littérale donnerait: « Le vœu que, de l’ensemble vivant, aucune vie ne manque au-delà de la tombe, ne dérive-t-il pas de ce que nous avons de plus semblable à Dieu en (notre) âme? Je tends d’infirmes mains de foi, et tâtonne, et recueille de la poussière et de la balle, et j’en appelle à ce que je sens être le Seigneur de tout, et je me fie faiblement à l’espoir plus grand », c’est-à-dire universaliste.

Faute de mieux, j’offre un essai d’imitation: « De tous les vivants, comme un corps immense, / Que nul ne manque à la fin! / Ce vœu ne naît-il pas, en notre intelligence, / Du fond le plus pur, plus divin? // Je tends les mains, et je tâtonne, et blême, / Je n’étreins que sable et vent. / J’invoque en gémissant Ce que je sens Suprême, / Et me risque à l’espoir plus grand. »

17 Voir mon article « Le champ de la rédemption et la théologie moderne », Hokhma n° 43, 1990, 25-47 (si je réécrivais aujourd’hui, je corrigerais ce que je reproduis de l’opinion courante sur Origène: en réalité, sa position est difficile à cerner, il a protesté lui-même contre des textes qui circulaient sous son nom et qu’il désavouait, Rufin, plus tard, n’a pas été un traducteur scrupuleux…), et la Doctrine du péché et de la rédemption (Vaux-sur-Seine: Fac-Etude (F.L.T.E.), 1997rév), I, 164-175 (168ss).

18 « Universalism: a historical survey », Themelios 4/2, janv. 1979, 82. Il continue: ÇBien peu doutent aujourd’hui du fait que de nombreux textes néo-testamentaires enseignent clairement une division finale de l’humanité entre sauvés et perdus, et le plus que les universalistes prétendent maintenant, communément, c’est qu’il existe en outre d’autres textes qui offrent un espoir universel (par ex. Ep 1:10; Col 1:20). »

19 C’est le mot de F.F. Bruce, The Epistles to the Colossians, to Philemon, and to the Ephesians, NICNT (Grand Rapids: Eerdmans, 1984), 76, en conclusion d’une discussion substantielle.

20 De W. G. T. Shedd, The Doctrine of Endless Punishment (Edimbourg: Banner of Truth, 1990réimp, d’abord publié en 1885); de C. S. Lewis, Le problème de la souffrance, trad. Marguerite Faguer (Bruges: Desclée De Brouwer, 1950).

21 Critique de l’étude de P. Ricœur, « Interprétation du mythe de la peine », Le conflit des interprétations (Paris: Seuil, 1969), 348-369, dans ma Doctrine du péché et de la rédemption, op. cit., 40-43, cf. 132 et 159s. sur la justice rétributive.

22 V. Grounds, dans un travail, « Eternal Punishment », qu’il nous a donné alors qu’il n’était pas publié, 10, se réfère à Sir Robert Anderson, Human Destiny: After Death – Wha ? (Londres: Pickering & Inglis, 1913), dans ce sens.

23 Enchiridion, op. cit., XXIX, 111: facultas non poterit ulla esse peccandi.

24 Cité par Shedd, op. cit., 141. Imitation proposée: « Ce qu’est l’enfer, ô philosophe, le sais-tu ? / Ce n’est rien que le vrai enfin vu et connu. »

25 C’est le point dont ne semble pas tenir compte D.A. Carson, The Gagging of God. Christianity Confronts Pluralism (Leicester: Apollos (I.V.P.), 1996), 534, dans son (amicale) discussion de ma thèse sur la cessation du péché. Il demande, au sujet des damnés: « Sont-ils pleins d’adoration et de louanges spontanées? », mais cette question n’a de sens que si l’on néglige la seconde proposition. Autrement, 533, il ne trouve à citer qu’Ap 22:10s. et 16:21 pour l’idée que le péché continue, mais il est obligé de reconnaître que ces textes concernent le temps avant le jugement – ce qui les rend non-pertinents dans le débat.

26 Le problème de la souffrance, op. cit., 167 (italiques dans le texte).

27 Ibid.,.168.

28 Karl Barth, Dogmatique III,2**, trad. Fernand Ryser (Genève: Labor & Fides, 1961) a des formules proches des nôtres: il affirme, 329, que l’homme doit « ne plus exister qu’au passé », et qu’il participera à la vie éternelle « en tant qu’être passé ». Mais il le fait pour l’homme élu et de la vie éternelle, en fonction d’une notion platonicienne de l’éternité, alors que je le dis de la mort, en tant qu’opposée à la vie!

29 « Tout sera bien et tout sera bien, et tout, à tous égards, sera bien. »

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Henri BLOCHER*

Ceux qui étaient réunis avec lui l’interrogèrent en ces termes: Seigneur, est-ce en ce temps-là que tu restitueras le Royaume à Israël? Il leur dit: Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa seule autorité; mais, le Saint-Esprit venant sur vous, vous recevrez de la puissance et vous serez mes témoins et à Jérusalem, et dans toute la Judée et Samarie, et jusqu’au bout de la terre. (Actes des Apôtres 1:6-8)

Prédire à long terme est trop facile. Qui pourrait donc réfuter? Si les événements eux-mêmes s’en chargent, ce sera trop tard pour que quiconque se rappelle cette prestation… Le difficile, c’est de prononcer une parole qui garde du poids et du sens!

Pour lester le discours de quelque sérieux, de quelque consistance, il faut procéder avec méthode. Il n’est pas question, bien sûr, que nous rejoignions le chœur des pythonisses, cartomanciennes, astrologues, nostradamistes et autres Paco Rabanne. Deux voies s’ouvrent à nos démarches, qu’évoquent les deux mots prophétie et prospective.

Les prophéties des Ecritures offrent la seule révélation certaine de l’avenir, mais elles ne nous tracent que les grandes lignes, et ces lignes elles-mêmes ne se repèrent pas toujours très facilement. Elles s’accompliront – mais nous n’en savons pas « les temps et les moments » (Ac 1:7), les délais et les dates, et l’histoire est capable de longs méandres. Si la conclusion que nous en tirons est plutôt pessimiste pour le monde et pour l’influence qu’y exercera l’Evangile, le tableau reste complexe: le bon grain doit croître en même temps que l’ivraie; les sinuosités du cours prévu par Dieu ne permettent pas d’exclure de belles améliorations temporaires. Nous n’attendons pas, avouons-le, mais pas du tout, que le IIIe millénaire aille à son terme: les capacités techniques de l’humanité ont atteint une telle échelle que la proportion du « tiers » de la destruction apocalyptique nous soulagerait presque, face au scénario d’une guerre nucléaire anéantissant les 99%, cela ne peut pas durer tellement plus; les moyens de persécution et manipulation mentale s’accroissent semblablement, et Dieu abrégera les jours, à cause des élus; et le signe d’Israël, après une latence de plus de dix-huit siècles, doit au moins signifier que « l’été » du Fils de l’homme est proche.

Les prophéties ecclésiales, faillibles même quand elles sont authentiques, comme celle d’Agabus, pourraient dévoiler l’avenir. Elles méritent un accueil aussi respectueux que vigilant1. Il semble, cependant, que les seules prédictions assez précises pour qu’on les vérifie, pourvues de repères chronologiques – parmi les prophéties généralement reçues, concernant l’avenir des nations ou du monde – se soient assez peu réalisées au cours des dernières décennies.

La prospective est une extrapolation systématique fondée sur l’analyse des tendances du présent, de celles qui paraissent « prometteuses ». C’est un travail d’experts. Comme chacun sait, les experts sont toujours à leur aise quand ils démontrent après coup que les choses ne pouvaient pas se passer autrement qu’elles se sont passées; avant, il ne faut pas trop en demander… S’ils savaient, ils feraient vite fortune en Bourse, et ça se saurait! Taquinerie mise à part (car leur travail reste utile et fructueux), nous n’avons pas la compétence voulue pour nous risquer sur leurs plates-bandes. Non sans dépendre parfois de la vulgarisation de leurs hypothèses, nous devrons nous contenter d’une prospective d’amateur, intuitive, sans prétention scientifique. C’est ainsi que nous mêlerons la description de développements possibles et les exhortations d’un théologien engagé.

La précision « en France » appelle encore un commentaire introductif. La restriction de cadre (pour que le sujet reste maniable) n’empêche pas la question de sourdre: certains pronostics sur l’avenir du protestantisme évangélique ailleurs dans le monde pourraient-ils valoir également pour notre cher et vieux pays? Le théologien luthérien allemand Wolfhart Pannenberg s’est, paraît-il, prononcé: au XXIe siècle, il n’y aura plus que deux sortes de chrétiens, les catholiques romains et les évangéliques2. L’Argentin José Míguez Bonino, de grande réputation œcuménique, écrit: « J’ose déclarer que l’avenir du protestantisme latino-américain sera évangélique ou ne sera pas. »3

Faut-il redouter, à cet égard, l’« exception française »? Il n’est pas permis, en tout cas, de se rassurer trop vite. La croissance remarquable du protestantisme évangélique en France dans la seconde moitié du XXe siècle – en gros, il a quadruplé – s’est opérée en grande partie parmi les couches de la population les plus récemment implantées. Si l’on considérait les seuls Français de souche « hexagonale », on ne serait pas loin de la stagnation: la sensibilité française, avec son tour critique et sa réserve devant l’engagement, son hyper-vigilance « cartésienne »4, reste étonnamment résistante à l’évangélisation.

+ + +

Ces approches ménagées, quatre relations paraissent déterminantes pour le sujet: celles que le protestantisme évangélique entretient avec la « postmodernité » (ou, comme nous proposons de dire, « modernité-post »); avec le mouvement charismatique; avec le catholicisme romain; et, finalement, avec l’islam en France. Nous les examinerons tour à tour.

A) Le protestantisme évangélique et la modernité-post

Chrétiens évangéliques, nous ne sommes pas retirés du monde, et c’est ainsi que le Seigneur l’a voulu (Jn 17). Nos Eglises sont affectées par l’environnement matériel et humain. Notre avenir se déroulera dans le contexte de la postmodernité que nous préférons appeler modernité-post pour mieux montrer qu’elle prolonge plus qu’elle n’abolit la modernité5. Elle semble représenter une constellation socioculturelle durable plutôt qu’une mode superficielle et passagère – on peut aussi la nommer modernité décadente, ou basse (certains disent curieusement « high modernity », mais on parle de la basse antiquité), ou tardive, voire pourrissante, si on se rappelle l’alternative selon Jean Brun: « Dictature ou pourriture ».

La modernité-post attise jusqu’à l’incandescence suicidaire l’individualisme moderne: ainsi démontre son plus éloquent prophète, Gilles Lipovetsky, dans sa trilogie L’Ere du vide, L’Empire de l’éphémère et Le Crépuscule du devoir. Elle célèbre le pluralisme et favorise ce que les sociologues appellent anomie. Deux métaphores en sont fort suggestives: celle de l’aéroport, développée par Harvey Cox6, le lieu du mouvement perpétuel où se croisent sans se connaître les millions cosmopolites, au gré de la technique et de l’informatique, le lieu, aussi, où circule et règne l’argent; la seconde vient de Jean Baudrillart et choisit l’écran de télévision comme icône de ce temps: champ électronique d’images en perpétuelle oscillation, sans consistance ni contours7.

Parmi les traits de la modernité-post qui intéressent notre propos, on relève généralement le discrédit que subissent les institutions « vénérables » – le mot même de « vénérable » suggère la plaisanterie tant la vénération est devenue une attitude étrangère, quasiment antédiluvienne. L’autorité des institutions (justice, école, armée, Eglise traditionnelle…) est l’analogue de la paternité: jamais monde ne fut plus œdipien que le nôtre, qui exécute le meurtre du père sous la forme de la dissolution de l’autorité institutionnelle constamment tournée en ridicule, idéologiquement contestée, concrètement bafouée, tandis que le public glorifie le « rebelle ». Ce meurtre se fait au profit du primat de l’économie, dont l’empire s’est étendu, d’où le nom de « société de consommation » souvent prononcé. Nous suggérons qu’on serait plus lucide en disant « société de convoitise », car la convoitise est le ressort de la consommation, et la place qu’a prise la publicité comme activité industrielle et comme détermination des conduites et de l’environnement est réellement prodigieuse! Il va sans dire que l’évolution en cause comporte des aspects positifs dont nous nous passerions avec peine: la société de convoitise est société d’abondance, par comparaison avec toutes celles qui ont existé; quant aux institutions « paternelles », elles se sont montrées au cours de l’histoire, et particulièrement de la modernité, lourdement oppressives et férocement répressives – le « père » pécheur en fait souvent assez pour mériter qu’on le tue! Le système stalinien (Staline était le « petit père du peuple ») fournit une illustration de cette modernité que démantèle la modernité-post. Mais l’horreur ne rend pas légitime horreur opposée.

On observe simultanément une tendance réductrice, un appauvrissement psycho-spirituel. Il semble bien que la participation à la vie culturelle du plus grand nombre se réduise quant à la gamme des intérêts, la diversité des niveaux, le renouvellement qualitatif (par opposition à la répétition stéréotypée): la recherche d’émotion brute, dont l’intensité seule fait la valeur, supplante la culture d’expériences nuancées qui font jouer ensemble l’intelligence, le sens esthétique, l’imagination, la mémoire. Certes, l’accès à de telles expériences est plus largement ouvert qu’autrefois et les individus qui le veulent, moins prisonniers de leur lieu social, peuvent plus facilement en profiter, mais la masse de nos concitoyens n’en fait pas la démarche et leur culture s’appauvrit comparée à la culture populaire de jadis. Le psychanalyste Tony Anatrella s’alarme aussi d’une construction du psychisme moins élaborée, moins étayée (d’où la fragilité nouvelle de la postadolescence). Cette réduction a peut-être pour contrepartie la promotion du corps; seul le corps paraît conserver un fort coefficient de réalité et devient la référence dominante.

La famille, valorisée comme le refuge contre l’anonymat et le stress, se trouve de fait attaquée dans sa structure et sa cohésion. Il n’y aurait pas tant de familles « recomposées » s’il n’y en avait pas eu autant, auparavant, « décomposées ». Les facteurs de libération individuelle et fragilisation institutionnelle, dont nous croyons les effets en grande partie négatifs pour les enfants, sont fort divers. A coup sûr, la révolution des mœurs en matière de sexualité a beaucoup compté: ce qui s’est passé, dans ce domaine, en une génération (depuis le milieu des années 1960) paraît sans précédent. Jamais les valeurs de référence, dans le discours social dominant, n’ont changé si vite pour un si grand nombre. Les effets sur la construction de la personnalité sont incalculables.

Peut-on attendre, dans les décennies qui viennent, un retour de balancier? L’histoire présente des oscillations pendulaires, par exemple du laxisme au rigorisme dans les mœurs. La modernité-post va-t-elle inverser son cours? Peut-être verra-t-on quelques corrections mineures, mais un changement marqué de la trajectoire semble peu probable. Les causalités lourdes, conditions économiques, émergence de nouvelles techniques, ont joué un rôle déterminant et pèsent toujours de la même façon. Une seule révolution majeure est envisageable, sans être, heureusement, certaine: un renversement de la démocratie pluraliste en totalitarisme ultramanipulateur. Celui-ci trouverait toute prêtes les techniques qu’il lui faudrait. Surtout, des personnalités immatures, sans épine dorsale et courage moral, sans discipline et disposition au sacrifice, ne pourraient pas faire barrage. Le basculement serait facile. L’autoritarisme qui s’instaurerait serait plus maternel que paternel: l’Etat ressemblerait à la « géante de la nursery », non pas tant Big Brother que Big Mother.

En même temps, la thèse de l’ethnologue Georges Devereux nous avertit: toute société est travaillée par des forces contraires à celles qui se manifestent avec le plus d’évidence, comme par l’effet de mécanismes d’équilibration8. On l’observe dans la modernité-post: la recherche de l’opposé constitue une composante non négligeable. L’individu voudrait franchir les limites de son moi9 et se fondre dans la chaleur communautaire; une aura magique nimbe le « relationnel ». L’inquiétude éthique suscite d’innombrables « comités ». La soif de spiritualité regonfle les rangs intégristes ou fait la fortune des gourous. Les « Nouveaux Mouvements Religieux » réalisent d’habiles compromis entre les tendances antagonistes: extrêmement modernes-post à certains égards, et juste contraires à d’autres10.

Dans cette situation, se hasardera-t-on à prévoir, le protestantisme évangélique sera durement tenté. La pression de l’environnement social sera si lourde qu’elle le poussera à deux formes d’esquive, également ruineuses: la concession et le repli. Les caractères spécifiques que l’histoire lui reconnaît sont ceux-là mêmes que la modernité-post rejette: la structure d’autorité, une autorité de style paternel exercée par la Parole de commandement et d’instruction; la centralité de la faute et de son expiation, au cœur du sens biblique de la croix du Christ11; la discipline morale, en particulier sexuelle et matrimoniale. La tentation du compromis sera forte, qui réduirait la pression ou tension par glissement mondanisateur. Et aussi bien, celle du retrait « sectaire » dans la coquille protectrice, qui réduirait la tension par la mise à distance. La vocation, c’est de tenir le cap entre les deux écueils, en ramant à contre-courant… Rappelons-nous que le protestantisme évangélique en a vu d’autres!

Selon que la société reste en proie aux contradictions, la situation est aussi occasion à saisir, kaïros à « racheter » (Ep 5:16). Le protestantisme évangélique pourra faire figure d’antidote et être apprécié comme tel – dans la mesure où les tendances dominantes éveillent leurs contraires. Les autres recours éventuels, les autres rameaux de la chrétienté, risquent de démissionner; le protestantisme évangélique pourrait constituer le contre-pôle.

La condition, cependant, sera qu’il sache s’adapter sans s’adultérer. Et pour y parvenir, il est indispensable qu’il soit uni et garde en souplesse le sens des proportions. Pour être ferme sans être fermé, il lui faudra distinguer entre la forme et le fond, le langage et la doctrine (comme dans l’Ecriture elle-même les langages sont divers pour une doctrine homogène, symphonique), l’essentiel et le secondaire. Le protestantisme évangélique français bénéficie d’un héritage favorable dans ce sens: il a l’avantage d’être plus uni (ou moins divisé) que celui d’autres pays, plus ferme et moins bloqué. C’est le legs de la collaboration d’un Emile Doumergue et d’un Ruben Saillens à la tête de l’Union des chrétiens évangéliques, puis du Groupe du réveil de Gardonnenque et de l’Institut de Nogent, de la restauration de l’Alliance évangélique avec Jean-Paul Benoît, Jules-Marcel Nicole et d’autres, de l’entreprise d’Ichthus, du soutien mutuel des deux facultés évangéliques (Aix-en-Provence et Vaux-sur-Seine). Rien n’est pourtant gagné d’avance! L’union est un combat!

B) Le protestantisme évangélique et la sensibilité « charismatique »

Le discernement de l’essentiel revêt la plus haute pertinence dans la relation du protestantisme évangélique et de la « mouvance » ou « sensibilité » dite charismatique. Relation ne veut pas dire extériorité! Pour une large part, la sensibilité en cause se loge à l’intérieur du protestantisme évangélique et, si on la considère dans tout son rayonnement, elle affecte nombre d’Eglises qui ne sont pas cataloguées comme « charismatiques ».

L’histoire, avec le recul nécessaire, pourrait bien traiter du mouvement charismatique comme du fait majeur pour le christianisme en France depuis 1965-1970. « Tremblement de ciel », selon la jolie formule d’un journaliste de L’Express! S’il n’a peut-être plus le même élan conquérant que naguère, il gagne encore. Il convient d’en parler après avoir considéré la modernité-post car certaines affinités sont indéniables: individualisme et dissolution euphorique de l’individu, promotion du corps, accent sur la libération, recherche de la sensation agréable; la place que tient la musique rythmée symbolise la convergence, et l’on note la nette différence avec le vétéro-pentecôtisme, celui de la « première vague ». Le théologien James I. Packer décrit en détail la parenté qu’il observe:

Du point de vue de la culture, le mouvement charismatique se montre enfant de notre époque, avec son anti-traditionalisme, son anti-intellectualisme, son exaltation romantique des sentiments, son goût de l’excitation forte, son souci narcissique de la santé physique et du bien-être psychique, sa préférence pour la musique « folk » marquée par un lyrisme brut, son choix délibéré de la décontraction, du spontané. A tous ces égards, le renouveau renvoie son propre reflet à la fin du XXe siècle occidental12.

Le constat et le début d’interprétation ne posent en aucune façon un jugement de valeur, un jugement sur la fidélité à l’aune de l’Evangile. Du tremplin qu’ils offrent on peut « sauter » à gauche ou à droite. On peut se réjouir que l’Esprit ait suscité une forme résolument contemporaine pour la communication du message inchangé, si bien qu’il parvient jusqu’aux hommes, femmes, jeunes, là où ils sont et tels qu’ils sont. On peut, au contraire, redouter que l’adaptation de la forme n’altère le fond et penser que les expressions culturelles adoptées ne sont pas neutres du point de vue spirituel, que l’attrait exercé devient bien davantage celui de la batterie et de l’ambiance et du bien-être ressenti que celui de la Vérité. On peut évaluer les faits dans les deux sens, et probablement serait-il juste de le faire dans les deux à la fois: de mettre ainsi en lumière les chances et les risques, les bénédictions et les tentations spécifiques.

Le mouvement charismatique a sans doute de l’avenir. Il a déjà duré trop longtemps, avec des fruits trop incontestables, pour qu’on le prenne pour une simple mode excentrique et superficielle. Il nous semble, selon l’analogie d’autres réveils, qu’il devrait consolider ses structures, en se dotant des organes de la stabilité, et nous ne serions pas surpris qu’il invente des formes institutionnelles originales. Il devrait encore davantage prendre ses distances de groupes d’allure sectaire qui exploitent les mobiles les plus douteux (faisant de la piété une source de gain) et portent atteinte à la foi chrétienne historique, surtout sur la Trinité. Une frange, cependant, dont nous ne pouvons pas deviner l’importance, risque de s’épuiser dans la course perpétuelle à la nouveauté excitante, mais, dans cette voie, la dégénérescence spirituelle devrait devenir manifeste.

Au sein du protestantisme évangélique, les charismatiques garderont probablement une identité distincte, même si les différences tendent à s’amenuiser. Il serait désastreux que des écarts de second rang empêchent une franche collaboration. Selon tous les critères qu’il est juste de considérer, la coopération, dans la durée, est possible; dès lors l’appel de Dieu mobilise dans ce sens ses filles et ses fils.

Que dire, alors, au sujet de la part catholique, fort majoritaire, du mouvement charismatique français? La question du rapport au catholicisme est inéluctable.

C) Le protestantisme évangélique et le catholicisme romain

On n’en peut guère douter: c’est vis-à-vis de l’Eglise catholique romaine que le protestantisme évangélique s’est défini. C’est le rapport d’origine: le protestantisme évangélique s’estime l’héritier légitime de la Réforme, qui s’est voulue réformation de l’Eglise en sa condition précédente; or celle-ci a perduré, grosso modo (c’est-à-dire: nonobstant les modifications intervenues, heureuses et malheureuses), dans le grand corps soumis à la juridiction de Rome. Le poids démographique du catholicisme français et son rôle prépondérant dans la culture ont contraint les évangéliques à se situer en fonction de lui. Le recrutement de beaucoup d’Eglises évangéliques renforce le phénomène: nombre de leurs membres sont d’anciens catholiques, qu’une expérience décisive de la grâce de Dieu a fait changer d’affiliation confessionnelle. Ces données expliquent l’effet déterminant du rapport au catholicisme romain pour l’identité évangélique française; et d’autres facteurs, plus cachés, ne sont pas exclus. Or ce rapport s’est extraordinairement modifié depuis quarante ans. Ce qui s’affichait comme un simple aggiornamento (une mise à jour) a pris les dimensions d’un bouleversement du paysage, pour l’Eglise romaine entière et tout spécialement pour les relations avec le protestantisme.

Quel avenir se dessine-t-il pour le catholicisme actuel? Sa diversité défie l’analyse. Après le « dégel » conciliaire, l’ivresse de la liberté et de l’ouverture au monde a conduit à une prolifération de tendances éclatées et à un déclin sociologique aux allures de catastrophe: en France, le nombre d’ordinations sacerdotales est passé de 1649 en 1947 à 111 en 1980, avec vieillissement corrélatif du clergé13. Aux angoisses de Paul VI14 a succédé la reprise en main, voire la remise au pas, habile et persévérante, par Jean-Paul II. Difficile, elle n’est pas achevée. La question qui hante les esprits est celle du pape suivant. Qui ou que sera-t-il? Le Jean XXIV que Hans Küng appelle de ses vœux? Un Jean-Paul III? Un Pie XIII paraît fort peu probable, de même que l’audace suprême que serait Pierre II, mais sait-on jamais? Paul VII n’est pas totalement exclu, ou un Benoît, un Clément, pour changer!

En France, le grand déclin semble enrayé: des gains compensent l’érosion sociologique toujours à l’œuvre et permettent une certaine stabilisation. Le nombre des ordinations, depuis 1980, oscille généralement entre 100 et 150, et c’est un bon indicateur. Parmi les facteurs de redressement (si le mot n’est pas trop optimiste), on discerne d’abord le renouveau charismatique, puis l’intégration d’un courant « traditionaliste » après son renoncement au schisme intégriste15, et, globalement, le savoir-faire des responsables majeurs, théologiquement situés au « centre gauche ».

Le protestantisme évangélique devrait, dans l’avenir, faire alliance avec les « conservateurs modérés » dans l’Eglise catholique et avec les charismatiques, en tout cas les plus « bibliques » d’entre eux (comme le Chemin Neuf). Les convergences sont indéniables, et le processus est bien amorcé, même s’il ne va pas aussi loin que le Evangelicals and Catholics Together des Américains: en particulier sur le front éthique, ou dans la promotion de la Bible – les expositions bibliques impliquent de plus en plus la collaboration. Il ne faut pas ignorer, cependant, que le rapprochement peut accentuer la concurrence. Des écarts sérieux subsistent et subsisteront sans doute: outre la question du lien à Rome, les oppositions restent vives sur les sacrements et sur l’évangélisation, sur sa pratique (avec le scandale, pour les catholiques, du prétendu « prosélytisme ») et sur son message, le sens rédempteur de la croix du Christ surtout16.

D) Le protestantisme évangélique et l’islam en France

L’évangélisation, si elle se déploie, rencontre l’islam… Le rapport à l’islam paraît le quatrième déterminant de l’avenir du protestantisme évangélique en France. On ne peut pas ignorer une communauté, religieusement marquée, de cinq millions de personnes, au bas mot. On le peut d’autant moins que la conviction y est en hausse, devenue très forte au sein d’une minorité, certes, assez réduite mais agissante.

La force de la conviction islamiste, et même plus largement musulmane, a quelque chose de fascinant, et elle fascine d’ailleurs certains intellectuels de souche française (à la Garaudy). Elle n’est pas facile à bien interpréter. On peut y voir une réaction à la sécularisation et à ses effets avilissants sur la vie humaine, réaction qui se combine avec le désir identitaire de revanche sur le siècle colonial (l’humiliation d’avoir été assujettis, pour des pays à l’éclatant passé dominateur, reste une blessure douloureuse). On peut remarquer comme une affinité entre la simplicité grandiose de la foi et du culte musulmans et la simplification réductrice de la psuchè moderne-post, telle que nous l’avons évoquée. La passion qui s’investit dans le débat sur la place de la femme et son symbolisme suggère que des racines inconscientes, liées à la sexualité, pourraient être détectées. En tout cas, on observe que la conviction islamiste fournit un contre-pôle à la détérioration anomique des zones où vivent en forte proportion des populations récemment immigrées. Il est possible que les tout premiers indices d’un reflux de l’intégrisme soient en train d’apparaître, mais l’islam convaincu jouera sans nul doute un rôle important dans l’avenir de la société française.

Il n’est pas exclu que le protestantisme évangélique et l’islam français se rejoignent dans certains combats de salubrité morale: ils ont commencé de s’allier dans leur mobilisation contre le PACS. Dans leurs rangs on observe de semblables réactions de dégoût devant la culture du blasphème si présente au cinéma et dans les médias – l’exploitation de thèmes sacrés pour les croyants, délibérée, systématique, pour que le scandale fasse de la publicité et le producteur se fasse davantage d’argent. Mais de fortes divergences demeurent dans d’autres secteurs de l’éthique, sur le recours à la violence, par exemple, et sur les libertés individuelles, particulièrement en matière religieuse.

Car le premier rapport du protestantisme évangélique à l’islam sera celui du témoignage missionnaire. Le musulman, à raison même de son sérieux moral et de son désir de soumission à Dieu (cf. Rm 10:2), est d’abord le destinataire de la Bonne Nouvelle du salut gratuit et de la vie éternelle; le vœu et l’objectif du protestant évangélique ne peut être que la rencontre du musulman avec celui qu’il honore comme Sidi Issa mais dont il n’a qu’une image tronquée et déformée, qu’il doit découvrir et recevoir comme son Seigneur et son Sauveur. Il est possible que les évangéliques soient les seuls chrétiens à rendre le témoignage de l’Evangile aux musulmans. Qu’ils doivent rencontrer une vive opposition, et même violente dans les mots et les actes, est probable. En même temps, beaucoup de musulmans apprécieront de trouver un interlocuteur chrétien « consistant », net et ferme; on peut espérer que naisse et s’approfondisse le respect, voire l’estime, réciproque. Il sera bon qu’ils entendent la réaffirmation sans équivoque du monothéisme strict (c’est l’un des « ingrédients » du dogme trinitaire!) alors que tant de théologiens de la chrétienté flirtent, d’une façon qui nous blesse autant que les musulmans, avec le trithéisme ou, comme ils disent, le « panenthéisme »17.

Pour que l’évangélisation traverse les barrières des préjugés et puisse atteindre les musulmans, il faudra qu’un point névralgique soit clarifié. Tant que l’image du protestantisme évangélique se confondra plus ou moins avec celle du sionisme (le phénomène politique), une réaction passionnelle a priori bloquera tout accès dans les populations solidaires du monde arabe – chrétiens compris, d’ailleurs. Nous concluons, pour notre part, de l’étude des prophéties, que Dieu a en réserve un avenir particulier pour « l’Israël selon la chair »: qu’il « restituera le Royaume à Israël » (Ac 1:6, le Royaume de Dieu dont Jésus entretenait ses disciples, v. 3, et qui a été « enlevé » aux représentants officiels de la nation, Mt 21:43, pour le donner à la « nation » qu’est l’Israël de Dieu); nous croyons qu’une conversion massive se produira, selon l’analogie des plus grands réveils, et nous supposons que le rassemblement (partiel) opéré au XXe siècle prépare l’accomplissement de cette promesse. Mais ce n’est pas à nous de « connaître les temps et les moments », et les sinuosités éventuelles du plan de Dieu, pour tirer un choix politique des prédictions de la Bible. Surtout, nous savons que Dieu emploie sans les excuser les œuvres des méchants dans la réalisation de ses desseins: nous n’avons pas à soutenir et justifier l’oppression et l’injustice, d’où qu’elles viennent.

Le Royaume, dans sa définition de Romains 14:17, vient pour Israël. Le Royaume dans sa manifestation visible, sa plénitude intérieure et extérieure, vient ensuite et bientôt pour l’Eglise et le monde. En attendant la puissance du séjour des morts ne prévaudra pas contre le troupeau du Bon Berger, que nul ne ravira de sa main. L’assurance du protestantisme évangélique à l’aube du IIIe millénaire, c’est qu’il a un avenir et que l’avenir de cet avenir, infailliblement certain, n’est autre que la Gloire du Royaume!


* H. Blocher est professeur de théologie systématique à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine. Cet article reproduit la causerie qu’il a donnée, le samedi 9 octobre 1999, à l’occasion du 25e anniversaire de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Voir le n° 72 de Hokhma, 1999, avec, entre autres articles, notre « La place de la prophétie dans la pneumatologie », 94-108.

2 D’après le service de presse Idea. Pannenberg, l’un des trois ou quatre théologiens les plus fameux du demi-siècle, ne se range pas lui-même parmi les évangéliques (il rejette, par exemple, la naissance virginale), même s’il se rapproche d’eux sur certains points.

3 Dans son livre Rostros del Protestantesimo Latinoamericano, comme trad. par Eugene L. Stockwell, Faces of Latin American Protestantism (Grand Rapids: Eerdmans, 1997, orig. 1995), 46. Le passage montre qu’il emploie ici « évangélique » au sens particulier et non pas au sens large de « protestant ».

4 Comme la décrit si finement André Glucksmann, Descartes c’est la France (Paris: Flammarion, 1987). Son analyse sait mettre en rapport la méthode cartésienne, le fait que la France est le seul pays où la Réforme ait eu un si grand succès pour être ensuite réprimée (d’où le traumatisme des guerres de religion), et l’autre fait que la France est le premier pays qui ait largement pratiqué la contraception, bien avant l’invention des techniques modernes.

5 Signalons le fascicule L’Eglise et la postmodernité, publié par l’Association évangélique d’Eglises baptistes de langue française, et contenant les conférences de la Pastorale rassemblée à Evian en mai 1998, 39 p.

6 Religion in the Secular City: Towards a Postmodern Theology (New York: Simon & Schuster, 1984), 184s, comme longuement cité par Richard Lints, The Fabric of Theology: A Prolegomenon to Evangelical Theology (Grand Rapids: Eerdmans, 1993), 108s.

7 D’après Kevin J. Vanhoozer, « The World Well Staged? Theology, Culture and Hermeneutics », in God and Culture. Essays in Honor of Carl F.H. Henry, sous dir. D.A. Carson & John D. Woodbridge (Grand Rapids: Eerdmans & Carlisle, Paternoster, 1993), 24.

8 Essais d’ethnopsychiatrie générale, trad. de l’anglais par Tina Jolas et Henri Gobard, coll. Tel (Paris: Gallimard, 1987 [19701]), 34ss. P. 34: « Toute société comporte… un certain nombre de croyances, dogmes et tendances qui contredisent, nient et sapent non seulement les opérations et structures essentielles du groupe mais parfois jusqu’à son existence même », et p. 36, « matériaux culturels reflétant l’autodésaveu fondamental de la société »; Roger Bastide, p. IX, parle « des sociétés qui souffrent toujours de tensions latentes »…

9 Thème très présent dans l’œuvre de Jean Brun.

10 Voir le n° 31 de Fac-Réflexion, juin 1995, avec plusieurs articles pertinents.

11 Nous renvoyons à nos textes « Spiritualité de la faute? », in La Spiritualité et les chrétiens évangéliques II, sous dir. Jacques Buchhold, coll. Terre nouvelle (Cléon-d’Andran: Excelsis, 1998), 61-76, et « Le Sacrifice de Jésus-Christ: la situation théologique présente », Hokhma, n°71, 1999, 15-35.

12 Tough Questions Christians Ask, Victor Books, comme reproduit par Christianity Today, 12 mai 1989, p. 20.

13 Jacques Palard, « Prédication des laïcs et pouvoir d’interprétation dans l’Eglise catholique », Foi et Vie, 85/2-3, avril 1986, pp. 148s.

14 Paul VI aurait fait cette confidence à Jean Guitton: « Il y a un grand trouble en ce moment dans l’Eglise et ce qui est en question, c’est la foi. Ce qui m’effraie quand je considère le monde catholique c’est que, à l’intérieur du catholicisme, semble prévaloir parfois un courant de pensée de type non catholique et qu’il peut arriver que ce courant non catholique à l’intérieur du catholicisme l’emporte demain, mais il ne représentera jamais la pensée de l’Eglise. Il faut que subsiste un petit troupeau, aussi petit soit-il. » La citation, tirée de Paul VI secret, est faite par Patrick de Laubier, L’Eschatologie, coll. Que sais-je? n° 3352 (Paris: PUF, 1998), 69.

15 Cette intégration s’est faite sous la pression de Rome, en dépit de réticences du clergé français. On devrait sans doute distinguer la composante « spirituelle » – regain de l’attrait de la vie monastique, ou dévotions populaires à l’ancienne liées à des révélations mariales – en phase avec la modernité-post, et la composante dogmatique, dont se soucient des laïcs cultivés (cf. l’ouvrage du père Pierre Lathuilière, Le Fondamentalisme catholique. Signification et ecclésiologie, coll. Cogitatio fidei (Paris: Cerf, 1995), très critique mais bien informé).

16 Contre une part non négligeable de leur tradition, les théologiens catholiques rejettent quasiment tous la doctrine du châtiment substitutif (substitution pénale) et, quant aux effets, l’universalisme est répandu.

17 Le mot a été forgé par Karl Chr. Fr. Krause (1781-1832), théologien philosophique assez confus; Karl Rahner propose la définition suivante: « Le terme de « panenthéisme » (= tout en Dieu) désigne une forme atténuée du panthéisme selon laquelle la totalité du monde serait une modification interne et une manifestation de Dieu » (Mission et grâce III. Au service des hommes, trad. Charles Muller, s. l. (Mame, 1965), 45 n. 3), en ajoutant qu’on peut l’entendre dans un autre sens, orthodoxe. On sait que Jürgen Moltmann, dans Le Dieu crucifié. La croix du Christ, fondement et critique de la théologie chrétienne, trad. B. Fraigneau-Julien, coll. Cogitatio fidei 80 (Paris: Cerf-Mame, 1974), 243ss (en particulier n. 36), critique le théisme, rejette, p. 284, le monothéisme, et p. 323 propose une théologie « panenthéiste ». Dans Trinité et royaume de Dieu. Contributions au traité de Dieu, trad. Morand Kleiber, coll. Cogitatio fidei 123 (Paris: Cerf, 1984), 34, il écrit encore qu’il veut promouvoir la pensée trinitaire « par la reprise d’idées panenthéistes de la tradition judaïque et chrétienne », et il exprime souvent son aversion pour le monothéisme; mais par sa doctrine sociale de la Trinité, il s’expose davantage au danger de trithéisme – qu’il dénonce, pour ce motif même, comme un danger imaginaire (p. 185 avec n. 41). On parle de panenthéisme pour d’autres, parmi lesquels Paul Tillich, qui écrivait: « The pantheistic element in the classical doctrine that God is ipsum esse, being-itself, is as necessary for a Christian doctrine of God as the mystical element of the divine presence. » (Systematic Theology, vol. I (Chicago: University of Chicago Press, 1951), 234.)

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