Daniel HILLION – La Revue réformée http://larevuereformee.net Mon, 18 May 2020 15:01:38 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 Pauvreté et injustices : le Mouvement de Lausanne et la justice sociale http://larevuereformee.net/articlerr/n286/pauvrete-et-injustices-le-mouvement-de-lausanne-et-la-justice-sociale Mon, 18 May 2020 16:50:37 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1079 Continuer la lecture ]]> Pauvreté et injustices : le Mouvement de Lausanne et la justice sociale

Daniel Hillion
Responsable des relations au Service d’entraide et de liaison (SEL)


Lors du troisième congrès de Lausanne tenu au Cap en 2010, Samuel Escobar, qui avait fait partie du comité de rédaction de la Déclaration de Lausanne, a évoqué son neuvième paragraphe qui contient la formulation dont je me suis inspiré pour mon titre : « Nous sommes tous choqués par la pauvreté de millions d’êtres et troublés par les injustices qui en sont la cause. » Escobar a indiqué que beaucoup auraient voulu que l’on supprime la référence aux causes de la pauvreté et aux injustices1.

Sur les questions sociales, le Mouvement de Lausanne s’est d’abord fait connaître par l’affirmation selon laquelle « l’évangélisation et l’action sociopolitique font toutes deux partie de notre devoir chrétien »2. Je propose de me concentrer plutôt sur le thème de la justice qui a moins retenu l’attention, mais qui est susceptible de provoquer des débats au moins aussi animés que celui, plus classique, du lien entre évangélisation et action sociale. Parler de justice peut nous entraîner sur les terrains glissants et controversés de la politique et de l’économie au sujet desquels les chrétiens évangéliques ont des opinions fort diverses.

La Déclaration de Lausanne parlait également de refléter la justice du Royaume et de la répandre dans un monde injuste, en ne craignant pas de dénoncer le mal et l’injustice où qu’ils soient3 – ce que le Manifeste de Manille appellera rendre un « témoignage prophétique »4, expression qui évoque Amos ou Esaïe fulminant contre les injustices sociales d’Israël, de Juda ou des nations de leur époque. L’Engagement du Cap enfonce le clou en soulignant que notre amour

exige que nous ne nous contentions pas d’aimer la miséricorde et les œuvres de compassion, mais que nous rendions aussi la justice en exposant à la lumière tout ce qui opprime le pauvre, et en nous y opposant5.

On y lit aussi que le témoignage de la Bible tout entière nous montre le désir de Dieu que prévale partout la justice économique systémique et que s’exprime aussi la compassion personnelle, dans le respect et la générosité à l’égard des personnes pauvres et nécessiteuses – mettant ainsi en valeur le caractère structurel de certaines questions de justice6. Il ne fait aucun doute que l’expérience montre que les pauvres sont particulièrement vulnérables face à diverses formes d’injustice et que l’Ecriture attire notre attention sur ce point. Nous ne pouvons donc pas esquiver l’étude de la question. Les textes de Lausanne nous le rappellent opportunément.

Je proposerai, dans un premier temps, quelques thèses et points de repère pour construire une approche biblique et théologique substantielle de la justice sociale à laquelle adosser les grandes déclarations des textes de Lausanne. J’aborderai, ensuite, quelques questions qui peuvent poser problème parmi les chrétiens évangéliques. Je plaiderai, enfin, pour une mise en pratique diversifiée conférant une forme de priorité à l’intériorisation du message de la grâce. Les textes de Lausanne nous serviront à la fois de points de départ, de partenaires de dialogue et de « prétextes » pour creuser davantage les problématiques.

Construire une approche biblique et théologique
du sujet de la justice sociale

Pour construire une approche biblique et théologique du thème de la justice qui doit régner dans la société, je chercherai, dans un premier temps, à poser quelques points de repère qui aideront à préciser la notion que nous cherchons à cerner. Nous ne partirons pas d’une définition ou d’une étude des mots bibliques employés pour parler de justice. Comme le fait valoir avec justesse Sylvain Romerowski, il est de mauvaise méthode de « partir des mots pour atteindre les notions ou conceptions entretenues par les auteurs bibliques »7. Un mot peut avoir plusieurs sens et servir pour des concepts divers et la même notion peut être approchée avec des mots variés. Je voudrais, en particulier, souligner que nous ne devrions pas imaginer que chaque fois que l’Ecriture dit « justice » elle désigne la justice « sociale ». D’autre part, le ou les concepts de justice que nous utilisons en théologie, s’ils doivent s’enraciner dans la révélation biblique, n’ont pas nécessairement à correspondre aux concepts visés par les mots du vocabulaire biblique de la justice.

Partir de Dieu

Pour parler de la justice que nous devons pratiquer au sein de la société humaine, les textes de Lausanne nous invitent à partir de la justice de Dieu :

Nous affirmons que Dieu est à la fois le Créateur et le Juge de tous les hommes ; nous devrions par conséquent désirer comme lui que la justice règne dans la société, que les hommes se réconcilient et qu’ils soient libérés de toutes les sortes d’oppressions8.

Il y a donc pour Lausanne un lien entre la justice à rechercher dans la société et le fait que Dieu est juge – et, pourrais-je ajouter, que Dieu est juste.

Il y a quelque chose d’unique dans la justice de Dieu. Comme Jésus a dit qu’il n’y a de bon que Dieu seul (cf. Marc 10.18), nous pouvons affirmer qu’en un sens il n’y a de juste que Dieu seul. D’autre part, Dieu seul est le juge de toute la terre et la Déclaration de Lausanne affirmait :

nous rejetons, comme un rêve orgueilleux et présomptueux, l’idée que l’homme puisse jamais édifier sur terre un règne de paix et de bonheur. Nous croyons que Dieu rendra son royaume parfait et, avec un ardent désir, nous attendons ce jour ainsi que les nouveaux cieux et la nouvelle terre où la justice habitera et où Dieu régnera toujours9.

Et pourtant nous sommes aussi appelés à être justes et à pratiquer la justice. La justice fait partie de ces attributs de Dieu que l’on a parfois appelés « communicables » : Dieu est juste et il nous appelle à être justes. Nous devrions, dit la Déclaration de Lausanne, chercher à « refléter » la justice du Royaume et à la « répandre dans un monde injuste »10. Retenons donc, premièrement, ces deux aspects à tenir en équilibre : la justice de Dieu fait pâlir par son éclat la justice humaine, mais elle en constitue aussi le fondement, et c’est en regardant au Dieu de l’Ecriture que nous pourrons construire une approche substantielle de la justice sociale.

La justice humaine, dans une perspective biblique, se pense fondamentalement en rapport avec la loi de Dieu : « Pour nous la justice sera d’observer et de mettre en pratique tous ces commandements devant l’Eternel, notre Dieu, comme il nous l’a commandé. » (Dt 6.25)11 C’est aussi ce qu’indique la formulation de Luc à propos de Zacharie et d’Elisabeth : « Tous deux étaient justes devant Dieu, et suivaient d’une manière irréprochable tous les commandements et les ordonnances du Seigneur. » (Lc 1.6) Jésus, le Juste, né d’une femme et sous la loi est celui qui a parfaitement accompli la loi et a ainsi été parfaitement juste. La justice qu’il nous faut pratiquer à l’égard des pauvres est, d’abord, la mise en pratique des aspects de la loi divine qui concernent la vie en société et nos responsabilités à l’égard des pauvres.

Peut-on maintenant en dire plus sur ce qu’est la justice de Dieu ? Le sujet est vaste et donne lieu à beaucoup de débats. Je me contenterai d’évoquer ici une distinction proposée par le théologien réformé François Turretin (1623-1687). À propos de la justice de Dieu, il parlait, d’une part, de la justice universelle qui désigne l’ensemble des vertus – « à [cette justice universelle] appartiennent, en particulier, la bénignité et la bienfaisance, la constance et la fidélité dans l’accomplissement des promesses (qui apparaît fréquemment sous le terme de justice dans l’Ecriture) » – et, d’autre part, la justice « particulière », occupée des récompenses et des punitions, qui donne à chacun ce qui lui revient12. Cette distinction m’inspirera les commentaires suivants.

Si, pour les humains, la justice consiste à observer la loi de Dieu qui est au-dessus d’eux, dont l’œuvre est inscrite dans leur cœur à tous (cf. Rm 2.14-15), et dont nous avons le privilège d’avoir la révélation dans l’Ecriture, Dieu, lui, n’a pas au-dessus de lui une loi qui lui serve de règle de justice. Comme les anciens dogmaticiens réformés l’avaient vu, en toute rigueur, Dieu ne nous doit rien. Et cependant on peut dire que Dieu se doit à lui-même certaines choses par rapport à ses créatures13. Il se doit à lui-même d’agir en fonction de ce qu’il est (son nom) et aussi en fonction de son alliance, c’est-à-dire de ses promesses et de ses menaces. Il ne peut se renier lui-même ! Cette perspective, qui me semble correspondre à la vision biblique, est celle d’un Dieu dont l’être est la norme de la justice – il est le Juste – qui manifeste cette justice dans sa façon de gouverner le monde, en accomplissant ses promesses et ses menaces, et dans les commandements qu’il nous donne14.

Concernant la justice « particulière », elle occupe une large place dans l’Ecriture et correspond à l’affirmation fréquente selon laquelle Dieu rend à chacun selon ses actes (cf. Ps 62.13). Dans le contexte d’un monde déchu, cela va avec la pensée de punir le mal, de rectifier des situations d’injustice, de libérer ainsi les opprimés et de rétablir un ordre juste. Dieu seul peut faire cela parfaitement, mais la pratique de la justice par les humains inclut aussi des aspects qui reflètent quelque chose de la justice particulière de Dieu (notamment dans les domaines politique et judiciaire).

Un certain lien de société unit les humains entre eux

La Déclaration de Lausanne lie l’importance que la justice règne dans la société humaine à la justice du Dieu créateur et mentionne le thème de l’image de Dieu pour conclure que « chaque être humain devrait être respecté, servi et non exploité »15.

Les leçons de Calvin sur le livre d’Ezéchiel posent une thèse très simple, mais capitale, qui permet de prolonger la méditation sur le lien entre création et justice : « Dieu a conjoint les hommes ensemble par un certain lien de société […]. »16 Autrement dit : les humains créés en image de Dieu sont incorporés à des structures organiques qui trouvent une place importante dans la vision biblique du monde et qui proviennent de Dieu. A cet égard, nous pouvons souligner la vérité de l’unité du genre humain, issu d’un seul comme le rappelle l’apôtre (Ac 17.26), et qui autorise à considérer mon prochain comme étant mon « frère en humanité » (cf. Gn 9.5)17. Nous pouvons également souligner avec l’Engagement du Cap la valeur de la diversité ethnique18 ou de structures comme la cité.

Rechercher le bien commun des corps sociaux, auxquels nous appartenons, en fonction de la place qui y est la nôtre19, et le bien particulier des personnes à qui Dieu nous a plus particulièrement unis, revient à faire œuvre de justice parce que c’est ce que nous devons aux structures organiques auxquelles nous appartenons et à celui que la Bible appelle notre prochain. Notre vie n’est pas une simple somme de relations contractuelles avec d’autres individus : nous sommes des êtres relationnels et sociaux. Le Manifeste de Manille se soucie donc, à bon droit, du fait que

fréquemment aussi, le péché dégénère en comportement antisocial, en exploitation d’autrui et en dilapidation des ressources de la planète dont Dieu a remis la gérance aux hommes et aux femmes20.

Nous sommes liés organiquement les uns aux autres pour le meilleur et pour le pire.

L’incarnation du Fils de Dieu révèle la réalité et la profondeur de ce lien de société entre les humains : Jésus nous a rejoints dans notre humanité, a planté sa tente parmi nous, a grandi en sagesse, en stature et en grâce devant Dieu et devant les hommes. Il n’est pas venu comme un aérolithe tomberait sur une terre et dans une humanité auxquelles il serait profondément étranger. Au contraire, on peut citer, ici, les mots que met dans sa bouche Angèle de Foligno (1248-1309) : « Ce n’est pas pour rire que je t’ai aimée ; ce n’est pas par grimace que je me suis fait ton serviteur ; ce n’est pas de loin que je t’ai touchée ! »21

Le mandat créationnel

Le mandat créationnel, auquel la citation du Manifeste de Manille faisait allusion, a été confié à l’humanité. Aucun être humain ne peut accomplir à lui seul l’ordre de multiplier, de remplir la terre et de la soumettre (ce que le Manifeste appelle la « gérance » de la planète). Une famille ou un groupe n’y suffit pas non plus. Il y faut toute l’humanité. Après la chute et pour rendre possible le salut en Jésus-Christ, Dieu restreint l’effet mortifère du péché, fait subsister le mandat créationnel sous une forme plus ou moins modifiée et donne à l’humanité un cadre dans lequel la vie est possible (cf. Gn 8.20-9.7). Nous avons la responsabilité personnelle et collective d’accomplir ce mandat, d’investir le cadre que Dieu nous a donné, mais aussi de nous assurer que chaque être humain, notamment le plus faible, soit mis en capacité d’y trouver sa place et d’apporter sa contribution à la réalisation du mandat commun. Il y a là un principe fondamental de justice sociale.

On pourrait compléter cette affirmation et la préciser en ajoutant une thèse que le pasteur et économiste anglican Andrew Hartropp dégage des lois vétérotestamentaires et qui doit s’appliquer, d’une façon ou d’une autre, à toutes les sociétés humaines : chacun doit pouvoir participer aux bénédictions de Dieu22.

Dieu a donné la terre aux êtres humains (cf. Ps 115.16) – pas à un tout petit groupe parmi eux ! Ce principe n’implique pas une forme d’égalitarisme absolu, ni même de penser à la justice sociale principalement en termes de réduction des inégalités. Mais l’idéal scripturaire n’est pas non plus que chacun ait le minimum vital et que prévale le « chacun pour soi » pour ce qui est du reste. Une vision biblique n’absolutise pas le droit individuel à augmenter toujours plus ses possessions, condamne l’égoïsme de celui qui cherche à accaparer toutes les ressources disponibles sans être prêt à partager (cf. Es 5.8) et justifie ce que la doctrine sociale de l’Eglise catholique appelle le principe de la « destination universelle des biens »23 auquel il faut articuler celui de la propriété privée24. Si la réduction des inégalités n’entre pas dans la définition de la pratique de la justice, elle en est une conséquence incontournable.

La venue de Jésus et la communauté du Royaume

La Déclaration de Lausanne ne parle pas seulement de la justice du Dieu créateur, mais aussi de la justice du Royaume que Jésus a manifestée. Jésus, le Juste, nous a acquis la justification gratuite et nous entraîne à pratiquer la justice dont il a révélé l’essence comme elle ne l’avait jamais été auparavant. Le salut apporté par le Christ va avec la création de l’Eglise, qui doit être « une communauté de sainteté, de compassion et de justice dans un monde de péché et de souffrance »25. Les chrétiens sont unis en Christ, comme le dit Calvin, d’un lien encore plus sacré que ce « lien de société » entre humains que nous avons déjà relevé26.

Dans quelle mesure pouvons-nous espérer non seulement être une communauté de justice en tant qu’Eglise, mais encore répandre la justice du Royaume dans un monde injuste en espérant ainsi le transformer ? Il semble difficile de le dire a priori. Il faut partir de là où on est et faire le pas suivant dans la bonne direction, sans utopie, mais sans jamais renoncer à essayer de suivre le Christ et à pratiquer la justice comme lui est juste. On peut retenir l’indication générale du Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise catholique qui affirme que le « commandement de l’amour mutuel, qui constitue la loi de vie du peuple de Dieu, doit inspirer, purifier et élever tous les rapports humains dans la vie sociale et politique »27.

La justice est-elle « plus » que la compassion ?

Dans notre action au sein du « monde de Dieu », qui est maintenant « pauvre et souffrant », l’Engagement du Cap distingue entre la miséricorde et les œuvres de compassion d’un côté et le fait de « faire » la justice de l’autre28. Les deux sont importants, mais « faire la justice » semble aller plus loin parce que, nous est-il dit, nous ne devons pas nous « contenter »29 d’aimer la miséricorde et les œuvres de compassion. L’intention de l’Engagement du Cap est probablement de dire que nous ne devons pas seulement faire le bien de façon individuelle à ceux qui sont dans le besoin, mais que nous devons également combattre ce qui les opprime en interpellant notre société et ses autorités publiques, en utilisant les moyens légaux à notre disposition pour faire changer ces situations et en cherchant à structurer l’organisation de la société d’une façon qui reflète quelque chose de la « justice universelle » de Dieu et de sa « justice particulière ». Il faut lire à cette lumière le passage de la Déclaration de Lausanne qui parle du désir que nous devons avoir que la justice règne dans la société et que la justice du Royaume se répande dans un monde injuste30, ou l’évocation dans l’Engagement du Cap de la « justice économique systémique » et des « systèmes d’injustice »31.

Si l’Engagement du Cap a raison d’insister sur l’importance de prendre en compte le niveau politique et structurel ainsi que la considération des causes de la pauvreté, l’idée – qui affleure dans l’Engagement du Cap – selon laquelle la justice représente « plus » que la compassion ne me semble pas très heureuse. Ezéchiel 18.5-9 nous dresse le portrait du « juste »

qui pratique le droit et la justice, qui ne mange pas sur les montagnes et ne lève pas les yeux vers les idoles de la maison d’Israël, qui ne séduit pas la femme de son prochain et ne s’approche pas d’une femme pendant son indisposition, qui n’exploite personne, qui rend au débiteur son gage, qui ne commet pas de vol, qui donne son pain à celui qui a faim et couvre d’un vêtement celui qui est nu, qui ne prête pas à intérêt et ne tire pas d’usure, qui détourne sa main de l’injustice et juge selon la vérité entre deux hommes, qui suit mes prescriptions et observe mes ordonnances en agissant selon la vérité, celui-là est juste ; il vivra à coup sûr, – oracle du Seigneur, l’Eternel.

Dans ce texte, des « œuvres de miséricorde » comme « donner son pain à celui qui a faim » ou « couvrir d’un vêtement celui qui est nu » entrent dans la catégorie « pratiquer le droit et la justice » – comme l’ensemble de l’obéissance aux commandements de Dieu. Commentant ce passage, Calvin affirme qu’il ne nous est pas possible de dire que « c’est chose louable de secourir à un qui a indigence, mais [que] nul n’est contraint d’user de telle libéralité ». Notre pain n’est pas tellement nôtre qu’il ne faille pas que nous secourions notre frère quand la faim qu’il aura nous poussera à avoir compassion de lui – précisément en raison du « lien de société » dont nous avons parlé32. La compassion est affaire de justice dans la Bible ! Ce n’est pas quelque chose d’« optionnel » ou de surérogatoire. D’autre part, l’engagement au niveau politique et structurel, s’il est légitime et important, sera vécu de manière très différente selon les chrétiens. Il serait faux de faire croire qu’un chrétien qui n’est pas activement engagé politiquement est nécessairement quelqu’un qui ne pratique pas la justice et qui se « contente » de la compassion !

Le rôle des autorités politiques

Dans la recherche de la justice dans la société, une question particulièrement délicate est celle du rôle qui revient à ceux que l’apôtre Paul appelle « les autorités supérieures » (Rm 13.1) – nous parlons plus spontanément de l’« Etat »33. Que sont-elles censées faire pour contribuer à la justice dans la société, en particulier envers les pauvres ? Dans quel sens les chrétiens devraient-ils prier pour elles, les aider, les interpeller ou même éventuellement participer à leur mission ?

L’Engagement du Cap, après avoir souligné l’amour du Seigneur pour sa création et le fait qu’il « soutient la cause des opprimés, aime l’étranger, nourrit l’affamé, soutient l’orphelin et la veuve », précise :

La Bible nous montre également que Dieu veut faire ces choses en passant par des êtres humains qui se consacrent à de tels actes. Dieu tient tout particulièrement pour responsables ceux qui, dans la société, sont placés à des postes de direction politique ou judiciaire, mais c’est tout le peuple de Dieu qui a reçu le commandement […] de refléter l’amour et la justice de Dieu par un amour et une justice pratique pour ceux qui sont dans le besoin34.

L’Engagement du Cap encourage explicitement les Eglises à plaider en faveur des Objectifs du millénaire pour le développement – qui visaient à diminuer de moitié la pauvreté dans le monde entre 1990 et 2015 – auprès des gouvernements « et à participer aux efforts pour les réaliser, comme celui du Défi Michée »35. Ces mentions – et quelques autres – restent générales et susceptibles de traductions pratiques dans toutes sortes de directions politiques et économiques différentes.

Un certain nombre de chrétiens (notamment outre-Atlantique) manifestent une réticence assez marquée dès que l’Etat ne limite pas sa contribution à la justice sociale à l’exercice et à la promotion d’une justice dite « procédurale »36, garantissant des tribunaux impartiaux, un droit égal pour tous, des règles du jeu qui soient les mêmes à tous les étages de la société. Sans forcément lui interdire de faire plus, ils se soucient particulièrement que l’Etat garde une place relativement modeste. Ils considèrent, comme John Frame, que,

dans l’Ecriture, l’oppression des pauvres désigne généralement la partialité des tribunaux en faveur des riches et, au moins dans un cas, une imposition excessive. Elle ne désigne pas le fait que l’Etat s’abstienne de fournir une aide sociale37.

Pour le dire avec la terminologie utilisée plus haut : l’Etat n’a pas tant à refléter la « justice universelle » de Dieu que sa « justice particulière » (et encore de façon partielle, car l’Etat ne doit pas sanctionner tous les péchés) – sans quoi il devient un « Etat-providence », c’est-à-dire un Etat qui se prend pour Dieu.

D’autres chrétiens, au contraire, considèrent que la responsabilité qui incombe aux autorités publiques de rendre justice aux pauvres et aux opprimés implique nécessairement de se soucier de la répartition des biens38 dans la société et de corriger certaines inégalités et les effets de certains rapports de force, notamment par des mesures de redistribution des richesses, au moyen d’un droit du travail solide et par des interventions dans le domaine économique. Ce qui vaut à l’intérieur d’un pays doit également, dans cette perspective, s’appliquer aux relations internationales. Ces chrétiens s’appuient sur le souci manifeste de la loi de Moïse, des prophètes et de Jésus pour ceux qui sont pauvres, marginalisés et opprimés et tentent des applications de dispositions comme le jubilé au contexte mondialisé actuel39.

Les textes de Lausanne ne rentrent pas explicitement dans ce type de discussions – même si j’imagine qu’ils se lisent moins facilement dans la première optique que dans la seconde. Il me semble que les deux orientations que j’ai mentionnées courent chacune le danger de surinterpréter l’Ecriture. J’insisterais sur deux thèses à tenir en équilibre.

Même lorsque nous pouvons établir par l’Ecriture que telle ou telle chose (le souci des pauvres par exemple) est une exigence de la justice, il ne nous est pas loisible d’en conclure immédiatement qu’elle relève entièrement ou principalement de la responsabilité des autorités publiques. Andrew Hartropp relève que, dans l’Ancien Testament, la « responsabilité du roi de rendre la justice ne semble pas exiger spécifiquement de lui qu’il nourrisse et pourvoie aux besoins de tous les pauvres et nécessiteux ». Il devait plutôt « faire respecter la justice, en faisant respecter la Loi »40. Voilà sa responsabilité première. Précisons que, dans la citation de Hartropp, le mot « Loi » a une majuscule et que les lois que les autorités politiques d’aujourd’hui doivent faire respecter devraient être un reflet – même très pâle – des normes divines adaptées à un contexte particulier. Si ce n’est pas le cas, nous sommes dans un cas d’injustice « structurelle » ou « systémique ».

Mais, d’autre part, même quand l’Ecriture n’affirme pas explicitement que les autorités publiques doivent faire telle ou telle chose ou intervenir dans tel ou tel domaine, on ne peut pas conclure de cela seul que l’Ecriture donne une règle ou un modèle interdisant à l’Etat l’action en cause ou même simplement décourageant l’Etat de s’investir dans ce domaine. Par exemple, ce n’est pas parce que la loi civile de l’Ancien Testament ne prévoyait pas de système correspondant à ce que nous appelons la sécurité sociale que nous devrions considérer que le remboursement des soins n’entre pas dans le domaine de compétence d’un Etat conçu de façon biblique. Pour reprendre l’exemple ci-dessus sur les besoins des démunis, Hartropp ajoute qu’il est concevable que « dans certaines circonstances », « la meilleure manière d’appliquer la Loi et ses valeurs » serait que le roi collecte de la nourriture et pourvoie directement aux besoins des pauvres et des nécessiteux41. On peut penser, comme Hartropp semble le faire, que c’est plutôt en dernier recours que le roi doit s’investir dans ce domaine42. On peut aussi penser que chaque société a une vraie marge de liberté pour s’organiser de la manière qu’elle jugera la plus sage à cet égard. Ne confondons pas des discussions sur la sagesse ou l’efficacité de telle ou telle mesure ou de telle ou telle manière d’organiser la société avec des débats sur des principes de justice.

Une considération générale proposée par Sylvain Romerowski peut être utile ici : « Un gouvernement juste doit viser à permettre à chacun de vivre normalement. »43 Même s’il est souvent problématique d’espérer « vivre normalement » dans le contexte d’un monde déchu, l’image biblique, pour le prince, du berger qui fait paître son troupeau, veille à ce que ses besoins soient satisfaits et met hors d’état de nuire ceux qui s’opposent à cette satisfaction me semble aller dans ce sens (cf. Ez 34). Un acte, une mesure ou un système qui, en eux-mêmes et par leur nature propre, empêchent une personne ou une population de vivre normalement comportent une dimension d’injustice.

Pour une mise en pratique diversifiée qui donne une forme de priorité à l’intériorisation du message de la grâce

Le Manifeste de Manille dressait déjà, en 1989, une liste significative des grands sujets sociaux de notre temps :

La proclamation du Royaume de Dieu exige la dénonciation prophétique de tout ce qui est incompatible avec lui. Parmi les maux que nous regrettons vivement, citons la violence sous toutes ses formes, y compris la violence institutionnalisée, la corruption politique, l’exploitation des personnes et l’usage abusif des ressources terrestres, la destruction de la famille, l’interruption volontaire de grossesse, le trafic de drogues et le mépris des droits de l’homme. Dans notre souci des pauvres, nous sommes angoissés par le poids de la dette des pays du Tiers Monde (qui constituent les deux tiers du monde !). Nous sommes aussi scandalisés par les conditions inhumaines dans lesquelles vivent des millions de personnes qui portent, comme nous, l’image de Dieu44.

Dans chacun de ces domaines et dans quelques autres que relève l’Engagement du Cap, notamment celui du handicap, les chrétiens évangéliques pourraient développer une réflexion approfondie et dresser les possibilités d’actions personnelles et collectives les plus appropriées en fonction de la diversité des vocations et des occasions d’agir pour la justice. Je ne mentionnerai qu’un seul sujet, caractéristique des textes de Lausanne : après avoir évoqué les injustices qui sont la cause de la pauvreté de millions d’êtres, la Déclaration de Lausanne continue :

Ceux d’entre nous qui vivent dans l’abondance acceptent comme un devoir de développer un style de vie simple pour contribuer plus généreusement à l’évangélisation et à l’aide aux déshérités45.

Face aux injustices et à la pauvreté qui en résulte, les premières mesures pratiques sont personnelles. C’est notre style de vie qui doit changer avec comme conséquence la possibilité de dégager des ressources financières pour l’évangélisation et l’action sociale. Certains pourraient renâcler : ce n’est quand même pas mon mode de vie personnel qui change quelque chose pour quelqu’un ; la lutte contre les injustices est plutôt une question de volonté politique ; et qu’est-ce que l’évangélisation vient faire là-dedans ?

C’est dans le cadre de son traitement de l’« évangile de la prospérité » que l’Engagement du Cap réaffirme « l’appel historique de Lausanne à vivre des styles de vie plus simples »46. Il y est question de « remplacer l’avantage personnel et la cupidité par l’enseignement biblique sur le sacrifice de soi et les dons généreux qui sont les marques de la vie d’un véritable disciple du Christ »47. Or cela, c’est pratiquer la justice. Quand nous le faisons, nous rendons témoignage à la vérité de la justice de Dieu et ce seul fait a de la valeur indépendamment de toute considération pragmatique sur l’efficacité ou l’inefficacité de ce que nous faisons. De plus, l’expérience montre que si le changement des structures de la société est souvent bien au-delà de la portée de notre action directe, ce que nous pouvons faire pour un petit nombre de personnes est susceptible d’avoir des effets positifs réels d’abord pour les individus concernés, mais aussi pour les structures de la société. Enfin, la transformation la plus profonde et la plus durable qui soit est le changement du cœur : celui qui cherche la justice sociale fera bien de ne pas négliger l’évangélisation !48 Un non-chrétien peut certes pratiquer ce que les réformateurs appelaient la « justice civile », mais « pratiquer la justice » au sens plein de l’expression biblique implique la régénération qui s’opère par la Parole et l’Esprit de notre Dieu. C’est en recevant la justice du Christ comme un cadeau gratuit que nous devenons, ensuite, capables de refléter cette justice et de la répandre dans un monde injuste.

Tout est grâce ! L’Engagement du Cap contient une précision qui mériterait d’être méditée :

L’amour dit la vérité avec grâce. Personne n’a davantage aimé le peuple de Dieu que les prophètes et Jésus. Cependant nul autre qu’eux ne l’a mis plus honnêtement en face de la vérité de ses échecs, de son idolâtrie et de sa rébellion contre le Seigneur qui avait conclu une alliance avec lui. En agissant ainsi, ils ont appelé le peuple de Dieu à la repentance, pour qu’il puisse être pardonné et restauré en vue de servir la mission de Dieu. La même voix d’amour prophétique doit être entendue aujourd’hui, pour la même raison49.

Une voix d’« amour prophétique »… Au-delà des divergences qui existent entre chrétiens évangéliques sur le sujet de la justice sociale, la question de l’amour et de la grâce est cruciale. Face à l’injustice, nous n’avons pas seulement besoin de prophètes qui dénoncent, mais aussi de prophètes qui aiment. Je me demande si, en fin de compte, ce n’est pas une carence dans ce domaine qui explique l’impasse dans laquelle nous nous retrouvons souvent quand nous abordons la question de la justice sociale. Sans une assurance renouvelée quotidiennement du fait que Dieu nous justifie sur la base de la justice du Christ, nous ne serons jamais capables ne serait-ce que de ce petit commencement d’obéissance50 et de pratique de la justice qui doit caractériser la vie du chrétien dans le monde. Mais celui qui nous déclare justes est aussi celui qui inscrit sa loi dans notre cœur, et l’Evangile nous inclut tous dans son « appel à la repentance » et « à entrer dans la communion des personnes transformées par la grâce qui pardonne »51.


  1.  L’intervention de Samuel Escobar et René Padilla au Cap peut être vue en vidéo sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=nqWsFL1pOoA (consulté le 29/09/2016).↩

  2.  Déclaration de Lausanne, § 5. J’utilise, pour la traduction de la Déclaration de Lausanne et du Manifeste de Manille, un fascicule paru en français sans indication de date ni de lieu. Certains diraient même, comme l’Engagement du Cap, que le congrès de 1974 s’est caractérisé par « la redécouverte de la nature holistique de l’Evangile biblique et de la mission chrétienne » (L’Engagement du Cap, Marpent, BLF, 2011, p. 15). Il s’agit à mes yeux d’une relecture a posteriori simplificatrice et contestable : la note proprement « holistique » dans le congrès de 1974 est plutôt caractéristique d’une déclaration non officielle intitulée “Theology Implications of Radical Discipleship” que l’on peut trouver dans les actes du congrès : Let the Earth Hear His Voice, International Congress on World Evangelization, Lausanne, Switzerland, Minneapolis, World Wide Publications, 1975, p. 1294-1296. La Déclaration de Lausanne marque la priorité de l’évangélisation dans la mission de l’Eglise et ne dit même pas explicitement que l’action sociale en fait partie (elle dit plus exactement qu’elle fait partie de notre « devoir chrétien » au § 5), même s’il faut certainement déduire cette pensée de son enseignement global. D’autre part, si l’affirmation du Cap signifie que c’est à Lausanne que l’importance de l’action sociale a été redécouverte par les évangéliques, il y aurait là encore matière à débat. Lausanne est l’aboutissement d’un long processus bien décrit dans Timothy Chester, Awakening to a World of Need–The Recovery of Evangelical Social Concern, Leicester, InterVarsity Press, 1993. On peut aussi se demander dans quelle mesure exacte le souci social des évangéliques a connu un recul dans la première moitié du xxe siècle.↩

  3.  Déclaration de Lausanne, section 5.↩

  4.  Manifeste de Manille, affirmation 9 et section 4.↩

  5.  I, 7. En italique dans la version française.↩

  6.  II, ii, 3. Le mot « systémique » a bizarrement disparu de la traduction française.↩

  7.  Sylvain Romerowski, art. « Justice », in Dictionnaire de théologie biblique, coll. Or, Charols, Excelsis, 2006, p. 704. Précisons que la mauvaise méthode en question est le réductionnisme qui considère que l’étude des mots est la clé qui ouvre l’accès au sens. Dans certains cas, des raisons pédagogiques ou autres peuvent justifier de commencer un exposé sur un thème par une étude des mots le concernant.↩

  8.  Déclaration de Lausanne, section 5.↩

  9.  Déclaration de Lausanne, section 15.↩

  10.  Ibid., section 5.↩

  11.  Les citations bibliques sont tirées de la version dite « à la Colombe ».↩

  12.  François Turretin, Institutes of Elenctic Theology, trad. G.M. Giger, ed. J.T. Dennison Jr, Phillipsburg, Presbyterian and Reformed Publishing, 1992 (original latin : 1679-1685), III, qu. XIX, II, p. 235. Je traduis d’après l’anglais.↩

  13.  Cf. à ce sujet Auguste Lecerf, « De l’autorité dans le calvinisme », in Etudes calvinistes, Aix-en-Provence, Editions Kerygma, 1949 (réimprimé 1999), p. 80-81, et François Turretin, Institutes of Elenctic Theology, III, qu. XVIII, VII, qui va jusqu’à dire que Dieu est en dette à l’égard de lui-même.↩

  14.  Sur ces sujets, on peut consulter les remarques de Sylvain Romerowski, « Justice », art. cit., p. 711-712, qui explique très bien que la différence entre une conception grecque et une conception biblique de la justice n’est pas que la notion biblique de justice ne se référerait pas à une norme, mais dans le fait que la norme de justice, dans la Bible, n’est pas une abstraction impersonnelle, mais « vient de Yahvé, découle de son être même ». Cf. aussi Andrew Hartropp, What is Economic Justice ?, Biblical and Secular Perspectives Contrasted, Milton Keynes, Colorado Springs, Hyderabad, Paternoster, 2007, p. 11-12, pour des considérations sur les aspects de condamnation dans la justice de Dieu.↩

  15.  Ibid.↩

  16.  Leçons ou commentaires et expositions de M. Jean Calvin sur les vingt premiers chapitres des révélations du Prophète Ezéchiel, Genève 1565, p. 166 (348). Je modernise l’orthographe. Disponible sur http://www.e-rara.ch/doi/10.3931/e-rara-1039 (consulté le 06/12/2016).↩

  17.  J’ai argumenté ce sujet plus en détail dans Daniel Hillion, « Dialogue autour de Qui est mon prochain ? », in La Revue réformée 266 (2013/2-3), p. 17-32.↩

  18.  I, 7, B.↩

  19.  C’est-à-dire d’une manière qui variera considérablement d’une personne à l’autre.↩

  20.  Le Manifeste de Manille, section 1.↩

  21.  Angèle de Foligno, Le livre des visions et instructions, trad. Ernest Hello, Paris, Seuil, coll. Points . Sagesses, 1991, chap. 33, p. 102.↩

  22.  Voir Andrew Hartropp, What is Economic Justice ?, op. cit., p. 72-74. Hartropp attire en particulier l’attention sur Deutéronome 16.11 où, dans le contexte de la fête des Huttes, il est indiqué : « Tu te réjouiras devant l’Eternel, ton Dieu, dans le lieu que l’Eternel, ton Dieu, choisira pour y faire demeurer son nom, toi, ton fils et ta fille, ton serviteur et ta servante, le Lévite qui résidera avec toi, ainsi que l’immigrant, l’orphelin et la veuve qui seront au milieu de toi. » Il évoque aussi la loi sur la dîme de la troisième année (Dt 14.28s). Quand Dieu bénit son peuple, celui-ci mange à satiété (cf. Lv 25.19) et c’est cette expérience de « manger à satiété » que le peuple doit faire vivre aux marginalisés lors de la dîme de la troisième année.↩

  23.  Ce principe se définit ainsi : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité […] » Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, établi par le Conseil pontifical Justice et Paix, Paris, Les Editions du Cerf – Bayard – Fleurus Mame, 2005, § 171, p. 95. On peut retrouver l’intégralité de ce gros volume sur le site internet du Vatican :

    http://www.vatican.va/roman_curia/pontifical_councils/justpeace/documents/rc_pc_justpeace_doc_20060526_compendio-dott-soc_fr.html.↩

  24.  Je ne rentre pas ici dans la discussion sur la façon dont la doctrine sociale de l’Eglise catholique articule les deux en subordonnant nettement le droit à la propriété privée au principe de la destination universelle des biens.↩

  25.  I, 10, A.↩

  26.  Voir les commentaires de Calvin sur Matthieu 25.40 et Galates 6.10.↩

  27.  Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, op. cit., p. 19, n. 33.↩

  28.  L’anglais dit do justice. La version française met « rendre la justice », ce qui évoque peut-être un peu trop la pensée du tribunal. Voir L’Engagement du Cap, I, 7.↩

  29.  En anglais : not only.↩

  30.  Déclaration de Lausanne, section 5.↩

  31.  Cf. L’Engagement du Cap, II, ii, B.↩

  32.  Leçons ou commentaires et expositions de M. Jean Calvin sur les vingt premiers chapitres des révélations du Prophète Ezéchiel, Genève 1565, p. 166 (348). Je modernise l’orthographe. Disponible sur http://www.e-rara.ch/doi/10.3931/e-rara-1039. Dans cette page, Calvin utilise parfois le mot « frère » pour désigner celui qu’il faut aider. Le contexte me semble indiquer que Calvin pense ici au « frère en humanité ».↩

  33.  Etat est un terme impersonnel, alors que l’Ecriture parle plutôt des autorités, des rois, des juges, et ainsi de suite, c’est-à-dire de personnes en situation d’autorité.↩

  34.  I, 7, C.↩

  35.  II, ii, 3, B.↩

  36.  Ou « distributive », selon le vocabulaire choisi.↩

  37.  Dans une communication personnelle datée du 08/01/2010.↩

  38.  Au sens large du mot « biens ».↩

  39.  Pour un exemple d’argumentation en faveur d’une conception de la responsabilité de l’Etat en termes de justice allant au-delà de la justice procédurale, on peut consulter Ron Sider, The Scandal of Evangelical Politics–Why are Christians Missing the Chance to Really Change the World ?, Grand Rapids, BakerBooks, 2008, p. 101-126.↩

  40.  Andrew Hartropp, What is Economic Justice ?, op. cit., p. 78.↩

  41.  Ibid., p.79.↩

  42.  L’idée d’un « principe de subsidiarité » tel que défini dans la doctrine sociale de l’Eglise catholique est intéressante à cet égard.↩

  43.  Sylvain Romerowski, « Justice », art. cit., p. 709.↩

  44.  Manifeste de Manille, section 4.↩

  45.  Déclaration de Lausanne, section 9. J’ai modifié la traduction française officielle.↩

  46.  II, v, 5.↩

  47.  II, v, 5.↩

  48.  On peut consulter l’excellent texte d’Emile Nicole, « Réponses structurelles à la pauvreté selon l’Ancien Testament », in Stop à la pauvreté, Actes du colloque de la Faculté de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, coll. Le Défi Michée, Valence, Vaux-sur-Seine, LLB, Edifac, 2007, p. 19-29 (plus particulièrement p. 26-29).↩

  49.  I, 9, B.↩

  50.  Pour reprendre une expression du Catéchisme de Heidelberg, question 114.↩

  51.  II, ii, 3, C.↩

]]>
Dialogue autour de « qui est mon prochain ? » http://larevuereformee.net/articlerr/n266/dialogue-autour-de-qui-est-mon-prochain Sun, 16 Feb 2014 15:45:17 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=855 Continuer la lecture ]]> Dialogue autour de « qui est mon prochain ? »

Daniel HILLION et Charles NICOLAS*

I. Amour fraternel et action sociale

Daniel HILLION

Est-il possible d’édifier, d’approfondir et de défendre une doctrine et une pratique sociales évangéliques ? Sur quelles bases ?

Le pasteur Charles Nicolas a récemment écrit un article pour avertir contre la tendance à amalgamer l’amour fraternel et l’action sociale ou l’aide humanitaire[1]. Il y défend la thèse selon laquelle, sous le terme de « prochain », l’Ecriture désigne exclusivement des membres du peuple de Dieu et, éventuellement, des personnes en train de se rapprocher de ce peuple[2]. Il affirme que, toujours ou presque, « les pauvres dont parle la Bible sont les pauvres en Israël ou de l’Eglise[3] ». Son propos n’est pas de contester la légitimité d’une implication sociale de la part des chrétiens : il l’affirme au contraire très nettement[4]. Il s’agit, néanmoins, de souligner fortement la priorité de la solidarité entre chrétiens et de contester que l’action sociale et politique fasse partie de la vocation de l’Eglise en tant que telle.

C. Nicolas met en lumière des vérités bibliques trop souvent oubliées aujourd’hui et nous aurons l’occasion d’y revenir dans la dernière partie de cet article. Je crains, néanmoins, qu’une systématisation trop rapide de certaines idées, un manque de « tact » dans l’approche de certains textes bibliques et une discussion insuffisante des thèses de chrétiens d’autres opinions que la sienne[5] ne fragilise les conclusions auxquelles parvient C. Nicolas, au risque de faire perdre, pour beaucoup de lecteurs, les bons fruits que l’on pourrait retirer de sa réflexion sur un sujet important.

Je proposerai donc – sans chercher à répondre systématiquement à l’ensemble de l’article de C. Nicolas – de poser quelques questions pour parvenir à des distinctions supplémentaires et, si possible, apporter une pierre à l’édifice d’une doctrine sociale évangélique.

1.  Le compatriote de l’Ancien Testament est-il l’équivalent du frère en Christ du Nouveau Testament ?

C. Nicolas énonce le principe selon lequel, dans l’Ecriture, lorsque le terme de frère « ne désigne pas le frère de sang », il « désigne toujours un membre du peuple de Dieu[6] ». Attardons-nous sur cette distinction : elle mérite d’être précisée.

 

a. Frères de sang, frères en humanité ?

La fraternité charnelle peut s’entendre à des niveaux différents et ne devrait pas être restreinte à la relation avec celui qui a le même père et la même mère que moi : le sens le plus fort est celui de la famille nucléaire ; puis vient la famille élargie (Lot, neveu d’Abram, est appelé son « frère » en Gn 14.14) et divers autres cercles plus larges encore (membre d’une même tribu, par exemple en Nb 16.10) ; ensuite, vient le peuple et même les relations entre peuples aux origines ethniques communes (l’Edomite est le « frère » de l’Israélite d’après Dt 23.6) et, enfin, l’humanité entière.

C. Nicolas admet « l’égalité de condition ‹en humanité›[7] », mais il se montre réticent devant l’utilisation de l’expression « frère en humanité[8] ». A moins de nier qu’Adam soit le père[9] de tous les humains, je ne comprends pas très bien comment quelqu’un qui explique que « dans la Bible, sont frères ceux qui ont le même père[10] » puisse avoir un problème avec le fait de désigner l’ensemble des humains comme frères en humanité. C’est bien dans ce sens que l’Ecriture dit : « (…) je réclamerai à chaque homme la vie de l’homme qui est son frère. » (Gn 9.5)

Le souci principal de C. Nicolas semble être de nier que Dieu soit le Père de tous les humains : « Dieu est bien le créateur de tous les hommes, mais il est le père de ceux qui, en Christ, ont reçu l’Esprit d’adoption. »

Il n’est pas nécessaire d’affirmer que Dieu est le Père de tous les humains pour retenir la notion de « frères en humanité » : l’unité du genre humain issu d’Adam suffit pour cela. Néanmoins, on peut aussi risquer la thèse d’une paternité universelle de Dieu sans tomber, le moins du monde, dans la « confusion » que redoute C. Nicolas. Un catéchisme réformé nous met sur la voie[11] :

D. Comment le nom de Père est-il attribué à Dieu, dans l’Ecriture Sainte ?

R. De deux façons, en général à toutes les trois Personnes, et en particulier à la première Personne seulement. (…)

D. Pourquoi les trois Personnes en général portent-elles le nom de Père ?

R. Elles le portent à l’égard de toutes les créatures, lesquelles en ont reçu leur être, qui sont conservées par ces trois Personnes, et qui en reçoivent encore tous les jours, tout ce qui leur est nécessaire. (…)

D. A quel égard la première Personne est-elle appelée Père ?

R. A deux égards, premièrement à l’égard de notre Seigneur Jésus-Christ. Secondement, à l’égard de tous les fidèles.

Cette distinction me semble satisfaisante[12]. En tout cas, on ne peut pas lui reprocher de faire le moindre pas en direction de l’universalisme ou d’introduire la moindre confusion entre le sens dans lequel Dieu est le Père des fidèles et celui dans lequel il l’est de ses créatures.

b. La fraternité spirituelle

C. Nicolas utilise la notion de « membre du peuple de Dieu » pour regrouper l’appartenance à l’Israël de l’Ancien Testament et celle à l’Eglise du Nouveau Testament. C’est à ces personnes que s’appliquent les termes de « prochain » ou de « frère ». Il faut, certes, distinguer entre Israël et l’Eglise : « La nouveauté, c’est que des hommes et des femmes extérieurs au peuple d’Israël pourront être comptés, en plus grand nombre qu’auparavant, comme saints, frères, sœurs, prochains. Non par proximité géographique, mais par proximité spirituelle[13]. » Le « passage entre la réalité du peuple d’Israël et celle de l’Eglise » implique un jugement au sein du peuple de Dieu et une ouverture aux païens[14].

Ces considérations sont-elles suffisantes pour déterminer la distinction entre l’Israël de l’Ancien Testament et l’Eglise du Nouveau ? Il faudrait en ajouter une autre : Israël était un peuple au sens ethnique et politique du terme, tandis que l’Eglise est un peuple dispersé parmi tous les peuples dont tous les membres connaissent le Seigneur (cf. Jr 31.31-34). Des discussions ont, certes, lieu entre chrétiens évangéliques sur l’appartenance des enfants des croyants à l’Eglise visible et sur la question de savoir dans quelle mesure le peuple de Dieu pourrait aujourd’hui encore être désigné comme un corpus mixtum[15]. Sans ouvrir ce débat, on pourra s’accorder sur le fait que le Nouveau Testament marque, au minimum, une étape dans la purification du peuple de l’alliance et sur le fait que l’Eglise n’est pas un peuple exactement dans le même sens qu’Israël dans l’Ancien Testament.

Quel rapport avec notre sujet ? Voici : si les chrétiens sont spirituellement frères et sœurs, les Israélites de l’Ancien Testament étaient frères, aussi et d’abord, dans le sens naturel du terme. Il n’est pas correct de considérer que ce soit uniquement en tant que membres du peuple de Dieu que les enfants d’Israël sont nommés « frères » dans l’Ecriture. C’est en premier lieu en tant que descendants d’un même ancêtre : Israël.

On peut même aller plus loin : dans l’Ancien Testament, Dieu est le Père du peuple en tant que peuple (Ex 4.22) et les Israélites sont ses fils (Dt 14.1) ; il est Père du roi (2S 7.14) ; il l’est des pauvres (Ps 68.6) ; l’ensemble des fidèles peuvent être appelés ses enfants (Ps 73.15). Ce vocabulaire reste assez rare et on peut se demander s’il est permis de considérer que les fidèles de l’Ancien Testament jouissaient du privilège de l’adoption au sens du Nouveau Testament. Rien n’est moins sûr[16]. Il est donc nécessaire d’être particulièrement prudent avant de spiritualiser l’usage du mot « frère » dans l’Ancien Testament. La fraternité en Israël était avant tout charnelle[17].

C. Nicolas reproche à certains d’oublier « qu’Israël est la figure du peuple de Dieu et non celle d’une nation comme les autres[18] ». Mais pourquoi ne serait-il pas les deux, puisqu’il est évident qu’il est aussi une nation au sens ethnique et politique du mot et, à cet égard, une nation comme les autres ?

L’application des textes de l’Ancien Testament aujourd’hui est donc complexe. Dans la ligne de ce que nous venons de voir et en anticipant la suite de cet article, je proposerai le modèle suivant : l’application première des textes régissant la vie d’Israël, peuple de Dieu, concerne les relations à l’intérieur de l’Eglise[19]. Mais parce que Israël était aussi une nation comme les autres à laquelle Dieu avait donné une loi tenant compte de la dureté du cœur de l’homme, les textes traitant de la vie sociale de ce peuple ont une application seconde et légitime à nos sociétés contemporaines[20].

Lorsque l’Ecriture enseigne à l’Israélite comment se conduire envers son compatriote, cela doit, d’abord, me montrer ce que Dieu attend de moi dans mes relations à l’intérieur de l’Eglise et aussi, en second lieu, comment vivre avec mes compatriotes ; quand l’Ancien Testament parle de l’immigré, nous en tirons, en premier lieu, une application ecclésiale (il faudrait discuter laquelle), mais nous y trouvons, en second lieu, une instruction sur notre attitude à l’égard des étrangers dans notre pays. Nier que cette application seconde soit légitime et nécessaire, c’est aplatir la différence entre l’Ancien et le Nouveau Testament et spiritualiser à outrance ce qui est dit d’Israël.

Il y a un rapport important entre le compatriote de l’Ancien Testament et le frère en Christ du Nouveau, mais les deux ne sont pas équivalents. Par conséquent, l’application de ce qui est dit du compatriote de l’Ancien Testament au frère en Christ n’épuise pas le sens des textes pour nous aujourd’hui.

2. Le pauvre doit-il être secouru en tant que pauvre ou en tant que membre du peuple de Dieu ?

Nous avons signalé que C. Nicolas estimait que, dans l’Ecriture, le mot « pauvre » désigne toujours ou presque un membre du peuple de Dieu ou quelqu’un qui lui est plus ou moins assimilé (l’immigrant de l’Ancien Testament). Il ne conteste pas la légitimité, pour les chrétiens, de s’engager dans une action humanitaire, mais les indications bibliques pertinentes lui semblent peu nombreuses.

C. Nicolas admet, néanmoins, une exception à sa compréhension du discours biblique sur la pauvreté : il s’agit de l’enseignement du livre des Proverbes dont les sentences ont un « caractère universel[21] ».

La concession est de taille.

Pour celui qui sait la place que le thème de la pauvreté occupe dans le livre des Proverbes[22], reconnaître à ses enseignements sur le sujet une portée universelle donne à l’action sociale une assise très solide.

On pourrait sans difficulté étendre la concession à quelques autres textes : on reconnaîtra, par exemple, que le reproche adressé par Dieu à Sodome de ne pas avoir fortifié la main du malheureux et du pauvre (Ez 16.49) ne pouvait guère désigner des membres du peuple de Dieu et que la sentence d’Ecclésiaste 5.7 dépasse le cadre du peuple de Dieu.

Et que dire du livre de Job ? Son histoire se situe en dehors du contexte du peuple de Dieu. Or la question de la pauvreté y trouve une place non négligeable : le chapitre 24 dresse un tableau saisissant (et tellement actuel !) de l’exploitation des pauvres (vv. 1 à 12). L’accusation d’Eliphaz de Témân attaque Job sur son attitude à l’égard des pauvres (22.5-11) et la réponse de Job est tout aussi vigoureuse (29.11-17 et 31.16-23 ; cf. aussi le verset 32 pour l’étranger qui ne peut guère être considéré comme un prosélyte).

Si l’on se souvient de ce que nous avons vu plus haut concernant le caractère « naturel » et non pas seulement « spirituel » des relations au sein du peuple d’Israël, il n’y a pas de raison pour ne pas considérer qu’un bon nombre de textes de la loi et des prophètes concernant les pauvres ont aussi une application tout à fait légitime lorsqu’on aborde le problème de la pauvreté de manière générale. Cette remarque vaut aussi pour l’enseignement de Jésus sur l’aumône.

Quand la loi, les prophètes et Jésus parlent des pauvres, ils les voient comme des êtres humains créés en image de Dieu et pas uniquement comme des membres du peuple de Dieu. Par conséquent, même si ce qu’ils disent s’applique aujourd’hui, en premier lieu, à notre attitude envers les chrétiens pauvres, cela s’applique aussi, au moins dans un bon nombre de cas et dans un second temps, à notre attitude envers les pauvres quels qu’ils soient[23].

Lorsque l’on examine les passages qui ont certainement une portée universelle, on remarque que le contenu de ce qui est demandé envers le pauvre en général ne paraît pas si différent de ce qui concerne le membre du peuple de Dieu. En quoi le souci de Job envers la veuve, l’orphelin et l’étranger se démarque-t-il de ce qui est demandé à Israël pour les relations à l’intérieur du peuple élu ?

Plus difficile : C. Nicolas souligne, à juste titre me semble-t-il, que la parabole de Matthieu 25, qui évoque l’attitude envers « les plus petits de mes frères », désigne par cette expression des disciples du Christ[24]. « (…) ce que l’on fait à un membre (du corps) de Christ, on le fait à Christ[25]. » Oui certes. Mais, dans des « sentences à caractère universel » du livre des Proverbes, on lit aussi :

« Qui opprime l’indigent déshonore celui qui l’a fait ; mais qui a pitié du pauvre lui rend grâce. » (14.31)

« Qui se moque du pauvre déshonore celui qui l’a fait ; qui se réjouit d’un malheur ne sera pas tenu pour innocent. » (17.5)

« Celui qui a pitié de l’indigent prête à l’Eternel, qui lui rendra ce qui lui est dû. » (19.17)

Ce qu’on fait à une créature en image de Dieu, on le fait au Dieu Créateur… Le même type de raisonnement joue pour le meurtre et pour les paroles mauvaises (Gn 9.5-7 ; Jc 3.9). L’action envers le membre du peuple de Dieu et celle envers tout homme répondent à une logique assez proche.

Qu’un pauvre soit membre du peuple de Dieu nous donne donc une raison supplémentaire pour l’aider, mais nous ne manquons pas de raison pour l’aider indépendamment de cela. Les relations à l’intérieur du peuple de Dieu renforcent considérablement nos obligations à l’égard de l’autre. Mais ces obligations existaient déjà du fait de notre humanité commune et de la création en image de Dieu.

3. La Bible a-t-elle pour vocation unique de nous instruire de ce qui touche à notre rédemption ?

« (…) la vocation principale sinon unique de la révélation biblique est de nous instruire de ce qui touche notre rédemption[26]. » Cette thèse de C. Nicolas demande à être précisée et nuancée. Il ajoute : « Cela explique sans doute que de nombreux passages peuvent donner l’impression que ‹ceux du dehors› sont comme ignorés. » Même là où l’on voit généralement un non-croyant (comme dans la mention de l’ennemi dans le Sermon sur la montagne), C. Nicolas nous invite à reconsidérer notre compréhension[27].

Malgré ces affirmations un peu massives, C. Nicolas cherche à montrer l’importance du rôle du chrétien dans la cité et il mentionne plusieurs textes pertinents pour ce sujet (1P 2 ; Rm 13 ; Ph 2, etc.). Il affirme que « les Dix Commandements donnés au peuple de Dieu ont aussi une valeur universelle[28] ». Il ne semble pas se rendre compte à quel point cette concession fragilise sa thèse principale sur le prochain comme étant uniquement le membre du peuple de Dieu. En effet, selon Romains 13.8-10, la deuxième table du Décalogue se résume dans le commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »

De deux choses l’une :

–  Soit les Dix Commandements traitent de nos relations avec tous les hommes et, dans ce cas, le commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » les concerne également et tout homme peut être notre prochain indépendamment de son appartenance au peuple de Dieu.

–  Soit le commandement de l’amour du prochain concerne uniquement la relation avec les membres du peuple de Dieu et, dans ce cas, les Dix Commandements ont les mêmes limites.

Dans les deux cas, C. Nicolas est en difficulté.

Mais à celui qui serait tenté par la deuxième branche de l’alternative, on ne pourrait que rappeler les vigoureuses paroles de Saint Augustin commentant Romains 13 :

Qui pensera donc que les commandements de l’Apôtre ne concernent pas tous les hommes devra admettre (quoi de plus absurde et de plus criminel ?) qu’aux yeux de l’Apôtre il n’y a pas de péché si l’on commet l’adultère avec la femme d’un non-chrétien ou d’un ennemi ou si on le tue ou si l’on convoite son bien ; si ce sont là propos de fou, il est clair qu’il faut considérer tout homme comme son prochain, puisqu’il ne faut mal agir envers personne[29].

La réflexion sur la « règle d’or » – « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes. » (Mt 7.12) – confirme une portée vaste pour le mot « prochain ». C. Nicolas explique que cet appel de Jésus a « vraisemblablement » une « valeur universelle »[30]. Pourquoi « vraisemblablement » ? Si la règle d’or a une valeur universelle (ce dont on ne peut guère douter), cela entraîne au moins deux conséquences :

–  Non seulement Jésus se soucie de nos rapports avec tous les humains, mais il affirme que c’est, là, « la loi et les prophètes », autrement dit un concentré d’enseignement biblique et pas du tout une considération restreinte, à la marge. Reconnaître une valeur universelle à Matthieu 7.12 valide donc une application des injonctions de la loi et des prophètes qui dépasse le cadre des relations à l’intérieur du peuple de Dieu.

–  Cette règle d’or, dont Jésus dit que « c’est la loi et les prophètes », peut se rapprocher du sommaire de la loi, l’amour de Dieu et du prochain, dont le Seigneur affirme : « De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes. » (Mt 22.40) Combien il devient difficile, si Matthieu 7.12 a une portée universelle, de dénier au commandement sur l’amour du prochain la même portée universelle.

La Bible a bien pour vocation principale (mais non unique) de nous instruire de ce qui concerne notre rédemption. Mais il faut immédiatement préciser que la rédemption restaure (en la dépassant) la création originelle. Cela implique une attention particulière de la part des chrétiens à tout ce qui touche à la création. Une doctrine sociale évangélique trouvera ses racines, en premier lieu, dans la doctrine de la création.

Il faut, ensuite, relever que si la rédemption a été acquise une fois pour toutes, elle est appliquée de manière progressive. C’est en espérance que nous avons été sauvés (Rm 8.24). En attendant, la grâce de Dieu nous enseigne comment vivre dans le siècle présent (cf. Tt 2.12) et sa parole a beaucoup à nous dire sur la vie au sein de la société humaine. C. Nicolas cite lui-même plusieurs des passages pertinents du Nouveau Testament. Nous venons de voir que les commandements de l’Ancien s’y appliquent aussi largement.

4. Proposition : faire de Galates 6.10 un texte clé pour l’ensemble de la réflexion sur le lien entre action sociale et amour fraternel

Et pourtant… si les affirmations de C. Nicolas appellent des nuances et des révisions, elles devraient interpeller l’Eglise d’aujourd’hui. Il est vrai que certains chrétiens engagés dans l’action sociale citent parfois l’Ecriture sans grande rigueur, en établissant des parallèles rapides avec des situations contemporaines ou en injectant, dans des mots bibliques, un sens dont on n’a pas suffisamment vérifié qu’il était bien celui que les auteurs sacrés avaient voulu leur donner.

Plus important : l’Eglise n’est plus suffisamment aimée aujourd’hui comme elle devrait l’être, elle qui est, à la fois, la Sainte Eglise universelle et la « pauvrette Eglise » ; celle qui a reçu les promesses les plus grandes et celle qui souffre, « militante », sur la terre. Ce peuple est une réalité sacrée et certains de ses membres sont atteints plus durement que d’autres sur le plan matériel. Savons-nous prendre cela suffisamment à cœur ?

On ne peut nier l’accent que l’Ecriture fait porter sur les relations à l’intérieur du peuple de Dieu. Cet accent est même plus fort dans le Nouveau Testament que dans l’Ancien.

Je propose de prendre Galates 6.10 comme principe de base permettant d’ordonner l’ensemble des données bibliques : « Ainsi donc, pendant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien envers tous, et surtout envers les frères en la foi. » Quel est le sens du double accent sur l’universalité sans restriction et sur la priorité affirmée ? Comment peut-on faire pleinement justice aux deux ?

Dans son ouvrage sur le début de la Genèse, Henri Blocher affirme[31] :

Que la première compagnie donnée par Dieu à l’homme pour briser sa solitude ait été de l’autre sexe rappelle que Dieu n’institue pas d’altérité abstraite : il donne un prochain et non pas seulement un « autre » ; il donne une présence concrètement qualifiée, dans l’ordre qu’il a disposé, et non pas dans le vide.

Le commandement d’aimer son prochain comme soi-même ne représente pas une maxime abstraite qui établirait un devoir à l’égard de tous les individus qui peuplent la planète terre. Il faudrait nuancer les formulations qui énoncent que le prochain, c’est « tout le monde », « tous les hommes ». Le prochain ce n’est pas, abstraitement, l’« autre ». C’est celui que Dieu met sur mon chemin.

Dieu place chaque personne dans un réseau de relations complexes et non interchangeables. Il a mis, entre tous les hommes, un lien d’humanité qui fait que je peux être amené à reconnaître en chaque être humain que Dieu place sur mon chemin un prochain. Mais il a aussi mis des liens particuliers entre certains humains qui créent des devoirs particuliers[32]. Enfin, il a mis entre les chrétiens un lien surnaturel en les baptisant tous dans un seul Esprit pour qu’ils forment tous un seul corps[33] (1Co 12.13). Ce corps est aussi la nouvelle humanité : ceci explique que, pour un chrétien, l’autre chrétien soit le prochain par excellence. C. Nicolas souligne, à juste titre, que les mots « frère » et « prochain » sont à plusieurs reprises employés de façon parallèle. Il n’est pas nécessaire d’exclure le frère en humanité du commandement de l’amour du prochain, mais le frère en Christ est bien le prochain par excellence.

La théologie chrétienne doit être « anormaliste », pour utiliser un terme qu’affectionnait Auguste Lecerf : nous ne sommes ni dans l’état d’intégrité, ni dans l’état de gloire. Ne pas vouloir que le non-chrétien puisse être mon prochain, c’est faire comme si le jugement dernier avait déjà eu lieu. Un jour viendra où s’accomplira la terrifiante prophétie d’Esaïe : « Et quand on sortira, on verra les cadavres des hommes criminels à mon égard ; car leur ver ne mourra pas, et leur feu ne s’éteindra pas ; et ils seront pour toute chair un objet d’horreur. » (66.24) Ce jour-là, l’humanité, ce sera l’Eglise et les perdus ne pourront plus d’aucune manière entrer dans la catégorie du « prochain ». Mais ce jour-là n’est pas encore arrivé ! Ne confondons pas le décret éternel de Dieu et sa réalisation et ne confondons pas les différentes étapes de la réalisation du décret divin entre elles. Cet état d’« intérim » marqué par le déjà et le pas encore de la venue du Royaume explique en partie la tension (irréductible) que l’on peut ressentir à l’étude de notre sujet.

D’autre part, ne pas vouloir reconnaître de priorité à la relation avec les frères en la foi, c’est nier l’importance objective de la chute et de la division de l’humanité, ainsi que de la rédemption. C’est faire comme si nous étions dans une situation suffisamment normale ou perfectible pour que l’action sociale soit prioritaire et réduire l’incorporation dans l’Eglise à une simple affiliation religieuse. Entrer dans la communion des saints est pourtant tellement plus !

Nous pouvons ainsi conclure en reprenant nos trois questions : ce qui est dit de l’amour pour le compatriote israélite de l’Ancien Testament peut s’appliquer à nos relations envers tous et surtout à celles envers nos frères en la foi ; nous devons secourir le pauvre en tant que pauvre quel qu’il soit, et surtout les pauvres qui sont nos frères dans la foi ; la Bible nous instruit de tout ce que Dieu veut nous communiquer et de nos relations avec tous les hommes, et surtout de la rédemption et de nos relations avec nos frères en la foi.

A celui qui se préoccupe de l’Eglise et des relations fraternelles, il est nécessaire de rappeler que l’Eglise vit au milieu du monde et que nous devons aimer nos frères en humanité : pratiquons le bien envers tous ! C’est l’un des principes fondamentaux de l’éthique biblique. Sur cette base, il est possible d’édifier une doctrine et une pratique sociales évangéliques. Cet appel à faire le bien, Paul l’adresse à des Eglises (celles de la Galatie) et il faut se garder d’être trop strict sur la distinction entre ce qui relève du chrétien individuellement et ce qui relève de l’Eglise communautairement[34].

A celui qui se préoccupe d’action sociale, il est nécessaire de rappeler que notre citoyenneté principale est céleste et que la société dont nous devons nous préoccuper en premier est l’Eglise : pratiquons le bien surtout envers les frères en la foi !

Dans toutes les situations, recherchons la grâce de Dieu pour apprendre à vivre dans le siècle présent d’une manière sensée, juste et pieuse. L’expérience de la réalité de la grâce est, en effet, la source de l’énergie nécessaire pour vivre aussi bien l’amour fraternel que l’action sociale.

II. Amour fraternel et action sociale

Réponse de Charles NICOLAS

Je remercie Daniel Hillion d’avoir pris le temps de rédiger des remarques constructives sur un sujet qui mérite à la fois du courage et de la précaution. Je n’ai pas caché, me semble-t-il, que ma réflexion était en cours et, si j’ai accepté qu’elle soit publiée, c’est parce que j’ai considéré qu’elle avait besoin du regard des autres pour progresser. Je mentionne le courage, car le courant « universaliste » est aujourd’hui quasi général, s’imposant dans tous les milieux… chrétiens comme non-chrétiens. Oser affirmer que tous les hommes ne sont pas frères dans le sens biblique et spécialement néotestamentaire du terme, c’est au mieux prendre le risque de n’être pas compris, au pire de se faire de sérieux ennemis. Je mentionne aussi la précaution, car les questions théologiques concernées ne sont pas toutes simples, D. Hillion le relève et je le reconnais bien volontiers.

Le risque que j’ai cherché à éviter – mais peut-être n’y suis-je pas totalement arrivé – c’est celui de prendre le contre-pied d’un courant de pensée estimé erroné. Prendre le contre-pied fait rarement avancer les choses. Par contre, il y a un tel désir de consensus aujourd’hui, de tenir compte de tout ce qui a été écrit (on trouve toujours une citation qui exprime fortement ce que l’on croit juste), que finalement tout devient possible ou relatif, la voie de la sagesse étant la voie médiane, la voie qui concilie tout le monde… Or, cette voie-là ne permet pas, non plus, d’aller tellement loin, finalement.

Pour plus de clarté, je reprends les quatre points retenus par D. Hillion.

1. Le frère dans l’Ancienne et dans la Nouvelle Alliance

Le juste rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testament fait partie de ces questions sensibles qui ont donné lieu, au cours de l’histoire de l’Eglise, à des positions diverses qui, pour certaines, ont pu être jugées hérétiques. Dans la pensée calviniste, sans nier qu’il y a une progression dans la révélation du dessein de Dieu, on affirme l’unité de cette révélation et de ce dessein : la grâce et la foi sont présentes dès les premières pages de la Bible, la loi n’est pas abolie par l’Evangile. Et cependant un accomplissement majeur s’opère avec la venue du Sauveur. Sur ces points, je pense que nous serons pleinement d’accord. Nous serons d’accord aussi pour reconnaître que l’Ancien Testament doit être éclairé par le Nouveau, bien que tout ce qui est dans le Nouveau soit déjà contenu ou du moins préfiguré dans l’Ancien. Il reste à trouver la juste mesure de la différence et de la continuité et la juste utilisation des instructions de l’Ancien Testament.

Ce qu’écrit D. Hillion dans la quatrième partie de sa réflexion répond en grande partie – et de manière excellente, je trouve – à la question. Quand il rappelle que nous ne sommes « ni dans l’état d’intégrité, ni dans l’état de gloire », cela vaut pour l’Ancien comme pour le Nouveau Testament, finalement. Le déjà et le pas encore sont donc repérables tout au long du récit biblique. Abraham, par la foi, a déjà vu le Christ et la bénédiction des nations, et il s’en est réjoui. Rahab la prostituée de Jéricho, Ruth la Moabite et la veuve de Sarepta sont déjà ces brebis « qui ne sont pas de cette bergerie » et nous, qui avons beaucoup plus reçu, ne sommes pas encore parvenus à la perfection. Israël en tant que nation constituait bien une réalité temporelle et donc provisoire, au sein de laquelle étaient contenus la promesse, le germe et déjà une mesure d’accomplissement du salut de Dieu. Mais ne peut-on pas dire la même chose de l’Eglise visible ? Ainsi, quand D. Hillion dit que « la fraternité en Israël était avant tout charnelle », je me demande si cela n’occulte pas la vocation de ce peuple, affirmée dès le départ, comme il le reconnaît lui-même dans sa note 18.

Certes Israël était une nation, une race, et les Israélites constituaient la postérité d’Abraham « selon la chair » pour reprendre l’expression de Paul aux Galates. Il n’en est plus de même aujourd’hui pour l’Eglise de Jésus-Christ. C’est une différence de taille. Ainsi, quand les Edomites sont appelés « frères » (Dt 23.6, 7 ou 8 selon les traductions), c’est à cause d’Esaü leur père, frère de Jacob. Ils n’étaient pas membres du peuple de Dieu mais ne pouvaient pas non plus être considérés comme des étrangers au même titre que les autres peuples. Mais, contrairement à ce que semble dire D. Hillion, je ne vois nulle part que le terme « frère » soit utilisé dans un sens universel. Adam est bien désigné comme la tête de l’humanité tout entière, mais c’est pour affirmer la servitude du péché et la condamnation qui s’ensuit (Rm 5.17-18). Paul affirme bien que nous sommes tous issus « d’un seul sang » (Ac 17.26) et cela n’est pas rien, mais jamais Adam n’est appelé « père de tous les humains ». De même, jamais il n’est question de « fraternité en humanité » dans la Parole de Dieu. Cette notion est, de mon point de vue, étrangère à la mentalité biblique et cela devrait nous contraindre à une certaine réserve.

Je ne nie pas qu’en certaines circonstances l’unité du genre humain doive être rappelée. Ce sera le cas dans le domaine social, éthique, juridique et politique notamment. Cela aurait dû être le cas en Afrique du Sud au moment de l’apartheid, par exemple. La Bible n’est sans doute pas indifférente à ces dimensions (ce sera le sujet du troisième point abordé), mais force est de reconnaître que ce n’est pas son propos central. Je maintiens que l’expression « frère en humanité » devrait être évitée, car elle suppose fondamentalement une autre révélation que celle qui est annoncée à Abraham, un autre Evangile et une autre espérance que ce qui nous est accordé en Jésus-Christ. En conséquence, je m’étonne que D. Hillion plaide pour le maintien de cette notion équivoque alors qu’il reconnaît – à la fin de ses notes – les dérives auxquelles elle donne accès. Quand l’apôtre Jean écrit qu’un chrétien doit ouvrir ses entrailles pour « son frère dans le besoin » (1Jn 3.17), il n’empêche pas de le faire aussi pour les non-chrétiens, mais il commande de le faire pour les autres chrétiens, cela devrait être clair. Je reconnais que cela n’est pas aisé à affirmer dans le contexte actuel. Pourtant, c’est l’identité du peuple de Dieu qui est en jeu, avec le témoignage qui lui est attaché.

Si Israël en tant que nation a si souvent failli dans la mission qui lui était confiée, c’est qu’il a oublié qu’il n’était pas une nation comme les autres. Des mises en garde solennelles lui avaient été formulées : ne pas oublier l’alliance, les commandements et la promesse, se garder des compromis avec les autres peuples et notamment de l’idolâtrie, se garder des fausses alliances… Cela demeure actuel pour nous. Les Psaumes mentionnent souvent les justes, « ceux qui craignent l’Eternel et espèrent en sa bonté » (Ps 33.18) : c’était déjà le format du peuple de Dieu qui est manifesté en Jésus-Christ, avec sa portée eschatologique. Redisons ici que l’Eglise de Jésus-Christ a aussi – et bien plus encore – le caractère d’un peuple eschatologique. A force de dire que les chrétiens sont comme tout le monde (ce qui ne peut être entièrement nié), on a mis en oubli cette dimension qui pourtant conditionne la vision et l’équipement chrétiens. Quand Paul écrit à l’Eglise qui se trouve ici ou là, il écrit aux élus, même s’il n’ignore pas qu’il se trouve « beaucoup de loups dedans et beaucoup de brebis dehors », comme le dira Jean Calvin plus tard[35]. Il manque aujourd’hui au peuple de Dieu la conscience qu’il devrait avoir d’être le peuple des derniers temps. Chrétiens et non-chrétiens semblent avoir aujourd’hui la même espérance…

A vrai dire, je me retrouve assez exactement dans ce que D. Hillion écrit à la fin de cette première partie : « L’application première des textes régissant la vie d’Israël, peuple de Dieu, concerne les relations à l’intérieur de l’Eglise. Mais parce que Israël est aussi une nation comme les autres à laquelle Dieu avait donné une loi tenant compte de la dureté du cœur de l’homme, les textes traitant de la vie sociale de ce peuple ont une application seconde et légitime à nos sociétés contemporaines. » Il n’est donc pas si étonnant que cela que j’accorde aux Dix Commandements cette double portée également. Il me semble seulement que, aujourd’hui, le sens second est devenu premier pour beaucoup, pour diverses raisons dont beaucoup me paraissent suspectes.

2. Le pauvre en tant que pauvre ou en tant que frère pauvre ?

J’entends bien les remarques de D. Hillion sur la préoccupation en faveur des pauvres dans les livres de Job, des Proverbes ou de l’Ecclésiaste, c’est-à-dire dans une perspective qui paraît (plus) universelle. Elles ne me gênent nullement. Je crois cependant que le style littéraire (et donc l’intention) de ces livres les situe sur un plan qui n’est pas identique à celui qui touche l’accomplissement du dessein de salut[36]. Je tente une comparaison qui, je l’espère, ne choquera personne. Matthieu et Luc rapportent les propos de Jésus concernant le prix des petits oiseaux : ils ne valent presque rien. Cependant, chacun d’eux a une valeur véritable aux yeux de Dieu. Ce n’est pas rien. Personnellement, cela me touche beaucoup. C’est une véritable information qui pourrait nourrir un programme de préservation de l’environnement. Je ne m’y opposerais pas le moins du monde ! Mais est-ce là la pointe de ce que Jésus veut dire ? Non. Son intention est d’exhorter ses disciples à ne pas craindre les hommes mais Dieu seul, et de placer en Dieu une totale confiance. Il y a donc deux enseignements contenus dans ces paroles de Jésus, mais ils ne peuvent en aucun cas être placés sur le même plan[37].

De même, quand Dieu reproche à Sodome de ne pas avoir secouru les malheureux (Ez 16.49), il dénonce le péché tout simplement, les cœurs endurcis, idolâtres, notamment, comme on le voit en Romains 1.18ss. Bien que corrompus et sans révélation, les habitants de Sodome auraient dû avoir des égards pour leurs pauvres, de même que les parents, même incroyants, prennent soin de leurs enfants. Ici, la pointe du message, c’est qu’Israël n’a pas agi différemment qu’eux. Ils ont même été pires. Ce passage ne parle pas de la responsabilité d’Israël envers les pauvres d’une manière générale, mais du mauvais usage de la grâce au sein du peuple de Dieu.

Je veux bien croire, comme D. Hillion le demande, que lorsque la Bible parle des pauvres, elle les voit comme des êtres humains créés à l’image de Dieu et pas uniquement comme des membres du peuple de Dieu. C’est assez évident d’ailleurs. Mais, comme cela a été rappelé plus haut, les deux plans ne sont pas d’égale importance. D. Hillion en convient quand il introduit l’expression « dans un second temps ». Je ne demande rien de plus. Les deux plans sont importants, mais pas de manière égale. Il est bien vrai que l’ordre de la création n’est pas le moins du monde aboli : nul ne peut s’en abstraire le moins du monde (!). Et cependant, l’ordre du Royaume de Dieu l’emporte dans le message chrétien : à cause de la chute et de ses conséquences, à cause de la rédemption et de l’espérance qui y est attachée. Cela, il est vrai, est irrecevable en dehors de la foi[38].

Quand D. Hillion écrit que nous avons une raison supplémentaire d’aider le pauvre qui est membre du peuple de Dieu, je souscris. Sans cette raison, il y a déjà beaucoup à faire, il est vrai. Mais cette raison-là, c’est toute la dimension prophétique de notre témoignage ! Cette raison-là, c’est Christ ![39] Cette raison-là, c’est l’espérance qui la crée, la nourrit et lui donne son sens. Cette raison-là est en rapport avec les choses éternelles. On ne la soulignera donc jamais suffisamment, quelles que soient l’incompréhension ou l’opposition que nous pourrions rencontrer – dans l’Eglise et hors d’elle.

3. La perspective biblique touche-t-elle autre chose que le salut ?

J’apprécie le tact et le désir d’objectivité dont fait preuve D. Hillion dans le traitement de ma position et du sujet lui-même. Difficile de reprendre chaque point de son argumentation de manière lapidaire. Ces questions ne sont pas simples.

La notion de salut, par exemple, peut revêtir plusieurs dimensions. On peut être sauvé devant un ennemi (Ps 33.16 ; 44.4, 7) ou de la détresse (Ps 4.2 ; 34.7). Dans un même chapitre, Paul écrit que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés (1Tm 2.4) et que la femme sera sauvée en devenant mère (2.15). Dire cela ne relativise pas le salut opéré par Jésus-Christ à la croix, mais cela révèle que Dieu prend en compte la réalité du monde pécheur dans la diversité de ses situations globalement dramatiques.

Il me semble que la juxtaposition des deux alliances (l’alliance traitée avec Noé et celle qui est traitée avec Abraham) peut nous aider à comprendre. Ces deux alliances coexisteront jusqu’au dernier jour. L’une ne remplace pas l’autre. Ce sont deux alliances de grâce puisque, en aucun cas, l’homme ne mérite quoi que ce soit. En un sens, l’alliance avec Noé concerne le salut de l’humanité. C’est un salut dans un sens existentiel, temporel, dans le registre de la patience de Dieu et de la survie de l’homme (et de tout ce qui vit). C’est un salut par rapport au jugement qui pourrait s’exercer contre le péché, par rapport à la capacité de l’homme de s’autodétruire, et ainsi de suite. Dieu freine les effets du mal, comme le dit Calvin. C’est une forme de salut pour laquelle nous rendons grâce, pour laquelle tout homme devrait rendre grâce ! Mais c’est un salut sans réconciliation, sans espérance – et j’ai envie de dire sans amour[40]. C’est aussi un salut (l’alliance avec Noé) en ce sens qu’elle va rendre possible l’annonce et l’accomplissement dans le temps de l’autre alliance, celle avec Abraham et sa descendance, ce qui comprend Jésus-Christ et ceux qui lui appartiennent.

Ainsi, il n’est pas étonnant que le texte biblique, en maints endroits, donne le reflet de ces deux dimensions du salut. Romains 12.13 dit : Pourvoyez aux besoins des saints et 12.18 : Soyez en paix avec tous les hommes. Romains 13 s’adresse aux membres d’une Eglise et parle de soumission aux autorités civiles. C’est bien une sorte de salut qui est en cause avec le ministère d’un magistrat intègre et cela vient aussi de Dieu. C’est pourquoi cela justifie de la part du chrétien une soumission, de la reconnaissance et son intercession. Mais aussi importante que soit cette dimension, qui dira que c’est là une préoccupation majeure ou centrale du message apostolique ? Le message apostolique n’est pas sans cette dimension des relations temporelles avec le monde qui nous entoure, mais cette dimension ne constitue qu’un aspect de l’engagement chrétien. Je vois une preuve à cela dans le fait que des tensions graves sont annoncées avec les autorités et avec les impies – non pas du fait de l’infidélité du peuple de Dieu mais, au contraire, du fait de sa fidélité[41].

A plusieurs reprises, D. Hillion met des textes en parallèle pour tenter de démontrer – le texte le plus explicite éclairant celui qui l’est moins – que la dimension universelle de l’amour chrétien est bien présente, notamment dans le sommaire de la loi. C’est une bonne méthode mais qui a ses limites, comme toutes les méthodes et tous les raisonnements. Pour ma part, je crois pouvoir confirmer que les Dix Commandements ont bien été donnés au peuple de Dieu à cause de la sainteté morale que ce peuple devait préserver, en plus de sa sainteté rituelle. La finalité n’est pas principalement le bon ordre ou la félicité : la génération qui a reçu cette loi est morte dans le désert. La finalité, c’est la préservation du peuple d’où sortira le Messie. Dire cela n’empêche aucunement que cette loi bonne pour Israël soit aussi bonne pour tous les hommes. Déduire de cela que le mot prochain doit donc désigner tout homme quel qu’il soit me paraît abusif. Par le même type de déduction, les universalistes concluent que tous les hommes seront sauvés, Israël constituant le prototype ou les prémices de l’humanité tout entière.

La question se pose de la même manière avec la fameuse règle d’or : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes. » (Mt 7.12) Je reconnais une difficulté ici. Si, comme Matthieu 22.40 le dit, le sommaire de la loi résume « la loi et les prophètes », on peut déduire que le terme « prochain » pourrait s’étendre à tous les hommes. Mais pour en arriver là, il faudrait être sûr de bien comprendre la véritable portée de cette règle d’or. Or, à mes yeux, c’est elle le texte difficile, malgré les apparences, et c’est donc elle qui doit être éclairée par les textes parallèles plutôt que le contraire[42]En effet, les passages bibliques qui confirment cet impératif de faire du bien à tous les hommes me paraissent beaucoup plus rares que les passages qui en imposent l fapplication au sein du peuple de Dieu, Israël, puis l fEglise. Que faire de tous les passages où le sort des autres peuples semble compter pour peu de chose ?[43]Que faire des passages où le terme « prochain » désigne explicitement les frères en la foi (Rm 15.2 ; Ep 4.25 c) ? Dira-t-on que la raison invoquée (en vue de l fédification, « car nous sommes membres les uns des autres ») vaut aussi pour tous les hommes ? Il est indéniable aussi que l fexpression « les uns les autres » s fapplique toujoursaux relations au sein du peuple de Dieu. Pourtant, en elle-même, cette expression semble bien englober les hommes en général. Il en est de même pour d fautres expressions encore, qui ne se comprennent qu fen prenant en compte la vision christocentrique et donc « ecclésiocentrée »[44]des apôtres.

Je voudrais illustrer mon propos avec un exemple simple. En Romains 13.8, nous lisons : « Ne devez rien à personne si ce n’est de vous aimer les uns les autres. » La première partie du verset semble bien avoir une portée universelle, et cela d’autant plus qu’on vient de parler du rôle du magistrat dans la cité. Mais la fin du verset nous montre que la préoccupation de Paul est encore et toujours la santé spirituelle au sein de l’EgliseQuelqu’un cependant pourrait dire : il est évident que la première partie a une dimension universelle ; donc l’expression « les uns les autres » concerne tous les hommes. Or, il est clair que l’expression les uns les autres désigne toujoursles membres du peuple de Dieu. Cela signifie que, contrairement à l’apparence, la première partie du verset doit se situer aussi dans ce cadre-là. Notons que ce verset peut aussi être lu et compris de manière profane ! On pourrait, par exemple, l’écrire sur le fronton d’une mairie. Mais sa portée ne serait alors plus la même, chacun le comprend.

La question n’est donc pas seulement : que semble dire ce texte ? A quoi pourrait-il servir ? Mais que dit-il exactement dans le contexte biblique ? Or, le contexte biblique impose un sens qui diffère grandement de celui qui prévaut généralement.

4. La notion de « priorité fraternelle » constituerait-elle la clé de la question ?

J’accepte la proposition de D. Hillion de faire de la notion de priorité fraternelle contenue en Galates 6.10 une clé pour l’ensemble de cette réflexion. « Ainsi donc, pendant que nous en avons le temps, pratiquons le bien envers tous et surtout envers les frères en la foi. » On retrouve une pensée similaire en 2 Corinthiens 1.12.

Quelques remarques à ce sujet.

Il semble clair qu’ici le mot tous désigne les hommes en général – alors qu’en maints autres passages il désigne les frères dans la foi : tous mais eux seulement. Dans ce même sens, 2 Corinthiens 1.12 dit « dans le monde, et surtout à votre égard ». Voir 1 Pierre 2.15 (mais aussi Tt 2.7-8), qui parle de « réduire au silence les hommes ignorants et insensés en pratiquant le bien ».

L’expression « pratiquer le bien » pourrait être entendue de diverses manières quand on considère les passages similaires. On pourrait la limiter à la paix préservée, comme en Romains 12.18 « être en paix avec tous », ou au « bon témoignage », comme en 2 Corinthiens 1.12, Philippiens 2.15 (se préserver pour être irréprochable et pur), 1 Pierre 2.12 (avoir une bonne conduite, ne rien faire qui contredise le témoignage) ou encore 1 Timothée 3.7 (recevoir un bon témoignage de ceux du dehors). Il semble que l’expression dise davantage et parle d’actes produits volontairement au bénéfice des autres. Je ne reprendrais pas à mon compte, cependant, ce qu’écrivit John Wesley sur ce verset : « Fais tout le bien que tu peux, à tous les gens que tu peux, aussi longtemps que tu peux. » Notamment parce que l’expression traduite par « tant que nous en avons l’occasion » comporte en grec le mot kairos, qui désigne l’occasion que Dieu montre et qu’il convient de discerner[45].

Philippiens 2.12 emploie une expression semblable (« Mettez en œuvre votre salut ») avec cet éclairage : « Car c’est Dieu qui produit en vous le vouloir et le faire selon son bon plaisir. » Voilà qui nous rappelle l’impératif d’entrer dans « les œuvres préparées d’avance » (Ep 2.10) plutôt que de chercher à répondre à tous les besoins qui peuvent se présenter autour de nous. J’espère que personne ne verra dans mes propos une quelconque invitation à la passivité.

Le mot grec traduit par « le bien » (« pratiquer le bien ») est agathos, qui évoque les œuvres de la grâce, le fruit de l’Esprit qui agit dans l’être intérieur – et pas seulement « du bien » (en grec : kalos). Cela nous renvoie au début de 1 Corinthiens 13 avec sa fameuse expression : « donner tous ses biens pour la nourriture des pauvres… sans amour ».

Le mot traduit par « surtout », nous l’avions dit, est malista, qui a un sens fort : avant tout, principalement. Je crois que tout se trouve dans la portée que l’on donnera à cette priorité. A mes yeux, elle rejoint les deux plans évoqués plus haut : l’alliance avec Noé et l’alliance avec Abraham. Deux alliances de grâce qui se côtoient et même se superposent, mais deux alliances de nature différente et ayant une portée… sans commune mesure ! Elles sont toutes les deux provisoires, en quelque sorte, mais l’une a pour fin le jugement et la mort, et l’autre la rédemption et la vie éternelle. Cette différence de perspectives considérable est contenue et préservée par ce « avant tout ». En d’autres termes, ce n’est pas à nous de trancher de manière définitive entre ces deux administrations de la grâce de Dieu (car nous sommes solidaires de ce que vit l’humanité présente de multiples manières ; et puis, parmi les hommes en général, il se trouve beaucoup d’élus que nous ne connaissons pas), mais ce serait mentir que de donner à penser qu’il n’y a plus de différences (la même destinée pour tous les hommes), comme cela est suggéré de plus en plus souvent[46].

Voilà pourquoi le discernement évoqué ci-dessus me paraît si important, discernement impensable dans le cadre de la mentalité laïque ou républicaine dans laquelle nous baignons.

J’accepte la proposition de D. Hillion, mais je pense que d’autres clés devraient compléter le trousseau. Et je propose, ici, celle qui nous est donnée en 1 Pierre 2.17 : « Honorez tout le monde ; aimez vos frères ; craignez Dieu ; honorez le roi. »

Ce verset a la particularité d’avoir une structure simple, facile à explorer. Je ne veux pas en faire l’exégèse ici, mais simplement suggérer une ou deux pistes de réflexion.

Nous retrouvons chez Pierre la juxtaposition des deux horizons : les hommes en général, les frères dans la foi. Il faut donc les garder et les rappeler tous les deux[47]. Les hommes en général, dans les milieux tentés par un séparatisme excessif ou une attente excessive des temps de la fin ; les frères en la foi, dans les milieux tentés par la vision humaniste.

Honorer, ce n’est pas rien, c’est reconnaître la valeur. Bien que déchu, objet de colère et de condamnation, l’homme (tout homme) conserve une valeur inestimable. Cette valeur (cet honneur) est inconditionnelle[48]. Il y a là, je crois, une indication pour discerner « le bien » qu’il convient de pratiquer envers les hommes d’une manière générale. Cette pensée est actuellement partagée par la quasi-totalité des hommes sur la terre.

Aimer, c’est autre chose (le verbe agapaô désigne l’amour qui vient de Dieu). Pierre aurait pu dire : Aimez tous les hommes et surtout les frères en la foi. Mais il utilise deux verbes différents et le verbe aimer est réservé aux chrétiens. C’est un constat. En un sens, honorer, c’est aimer aussi, si on veut. Mais le texte utilise intentionnellement deux mots différents pour éclairer ces deux types d’engagements qu’on ne peut pas confondre. Je crois que l’enjeu est très grand et qu’il n’est pas convenable de le relativiser.

Dieu est amour, de manière absolue, parfaite, continue. Mais ceux que Dieu aime, ce sont ceux qu’il sauve d’une manière certaine. Il n’y a personne qui soit aimé par Dieu et qui puisse se perdre. L’amour de Dieu est un amour électif (Ep 5.25). Les écrits de Jean (particulièrement) développent cela de manière trop évidente et trop abondante pour citer tous les passages concernés. Je reconnais que c’est une vérité qui ne peut se concevoir en dehors de la foi. Mais Dieu nous a donné la foi pour la recevoir. Notre manière d’aimer ne devrait pas différer de celle de Dieu. Elle différera en ce que Dieu est parfait et connaît ceux qui lui appartiennent ; mais elle ne doit pas différer en ce sens qu’elle ne doit pas transmettre un autre message que celui que Dieu a révélé[49]. La fidélité au message de l’Evangile est en jeu. Jean écrit que « celui qui aime son frère demeure dans la lumière » (1Jn 2.10). Cette expression désigne le cœur de la marche des disciples, la spécificité même du Royaume de Dieu. Elle ne peut souffrir aucune atténuation. Si on lit ce verset en imaginant que tous les hommes sont frères, on perd le message initial et on en invente un autre. C’est ce à quoi on assiste aujourd’hui d’innombrables fois[50].

Alors, oui : la notion de « priorité fraternelle » constitue bien une clé, davantage encore qu’on pourrait le penser, et je suis reconnaissant que D. Hillion retienne ce principe. Et 1 Pierre 2.12 confirme ce principe et y ajoute même celui d’une distinction significative. Cette distinction est une odeur de mort pour les uns et une odeur de vie pour les autres, car, comme le message de l’Evangile lui-même, elle a une dimension prophétique. Oui, l’Eglise n’est pas assez aimée, car l’Eglise et Christ, c’est un tout. Oui, l’Eglise, c’est l’ensemble des rachetés et c’est aussi la « pauvrette Eglise » qui doute d’être aimable.

Cependant, je ne dirai pas que « je reconnais en chaque être humain un prochain ». Je m’attends à ce qu’il le soit, je guette le signe qui pourrait me donner de croire qu’en effet telle rencontre n’est pas fortuite, en dépit de toutes les apparences. Je n’exclus personne, mais personne n’y est inclus d’emblée.

Merci à Daniel d’avoir écrit que « le frère en Christ est bien le prochain par excellence ». Le texte biblique nous a permis de nous trouver en réelle proximité, je crois. Et cette proximité nous permet de donner à l’action sociale un sens qui n’est pas équivalent à celui qu’a l’amour fraternel. Important sans aucun doute, mais en aucun cas équivalent. Oui, il y a un lien entre les deux, mais ils ne devraient pas être confondus. Oui, « entrer dans la communion des saints est tellement plus », et cela ne se réduit pas à chanter des cantiques ensemble le dimanche matin !

Je suis pleinement d’accord avec les derniers paragraphes de D. Hillion, sauf pour ce qui est de l’expression « frères en humanité » ! Est-ce un détail ? Je crois que cette belle expression est la porte ouverte à un autre Evangile, dans le monde sécularisé qui est le nôtre.


[1]C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? Action sociale et amour fraternel… », La Revue réformée 73 (2012/2-3), 1-42. – <http://larevuereformee.net/articlerr/n262/qui-est-mon-prochainaction-sociale-et-amour-fraternel>

[2] Ibid ., 2. Voir 13-15, une section sur l’étranger dans l’Ancien Testament.

[3] Ibid ., 12.

[4] Voir, en particulier, ibid., 29-34, les pages sur l’Eglise dans la cité.

[5] Il est étonnant qu’un article de plus de 40 pages ne comporte guère plus de six ou sept références bibliographiques. C. Nicolas aurait pu confronter son interprétation des textes bibliques avec celle d’autres commentateurs ou se demander pourquoi, dans la tradition calviniste dont il se réclame, on trouve sans difficulté une définition du prochain bien différente de la sienne. Le Catéchisme de Genève (écrit par Calvin), 32e dimanche, question 221, définit les prochains comme étant « non seulement nos parents et amis, ou ceux qui ont accointance avec nous, mais aussi ceux que nous ne connaissons pas, et même nos ennemis ». La question suivante précise en évoquant la conjonction « que Dieu a mise entre tous les hommes de la terre » (je souligne). Cf. Confessions et catéchismes de la foi réformée, sous dir. O. Fatio, Genève, Labor et Fides, 1986, 2005, 72. F. Turretin, qu’on a appelé le Thomas d’Aquin réformé, s’emploie à montrer que dès l’Ancien Testament le mot « prochain » vise tous les hommes : il ne semble pas imaginer qu’on puisse contester que ce soit le cas dans le Nouveau ! Il convient d’enregistrer ces positions incompatibles avec la thèse de C. Nicolas dans des « monuments » d’orthodoxie réformée. Cf. Institutes of Elenctic Theology, trad. G.M. Giger, ed. J.T. Dennison Jr., Phillipsburg, Presbyterian and Reformed Publishing, 1994, volume 2, loc. XI, qu. III, § XX, 25.

[6] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 11.

[7] Ibid ., 26.

[8] Ibid ., 10-11, notes 13 et 26, note 46.

[9] On sait que, dans la Bible, le mot « père » peut désigner très largement un ancêtre (voir Jn 8.53) et que l’expression « fils de » peut vouloir dire « descendant de » (voir Mt 1.1).

[10] Ibid ., 10.

[11] Catéchisme de Heidelberg avec une courte explication par demandes et par réponses, ajoutée à chaque article, pour lever les principales difficultés, et pour étendre davantage les matières les plus importantes , cinquième édition, augmentée et corrigée, avec privilège du souverain, Berne, dans l’imprimerie de Leurs Excellences, 1753, 69-70. J’ai légèrement modifié l’orthographe de certains mots et la typographie.

[12] Il faudrait discuter les textes bibliques pertinents pour parler d’une paternité universelle de Dieu. Le catéchisme cité en mentionne deux : Deutéronome 32.6 (le texte porte 33 par erreur) et Malachie 1.6. Henri Blocher se réfère plutôt à Actes 17.28s, Jacques 1.17, Malachie 2.10, Ephésiens 3.15 et Luc 3.38 : voir La doctrine du péché et de la rédemption, Vaux-sur-Seine, Edifac, coll. Didaskalia, 2001, 298, note 1. H. Blocher commente également la liste de textes cités par J. Murray.

[13] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 17.

[14] Ibid ., 11 et 23.

[15] Sur ce sujet, cf. H. Blocher, « Old Covenant, New Covenant », in Always Reforming, Explorations in Systematic Theology, IVP, 2007, 240-270 (en particulier 248).

[16] Et même si on voulait l’admettre, cela ne concernerait que les fidèles au sein du peuple et non pas tous les membres du peuple, eux qui sont pourtant tous « frères ».

[17] Cette thèse, qui porte sur la fraternité en Israël, ne remet absolument pas en cause le fait qu’Israël était un peuple saint au milieu duquel Dieu résidait.

[18] Ibid ., 14.

[19] Cf.  E. Nicole, « Israël comme modèle ? », in Laïcités, Enjeux théologiques et pratiques, Cléon d’Andran et Vaux-sur-Seine, Editions Excelsis, coédition avec Edifac, coll. Terre Nouvelle, 2002, 33-46.

[20] Le plus étonnant est que Charles Nicolas arrive très près de cette thèse lorsqu’il écrit que « les Dix Commandements donnés au peuple de Dieu ont aussi une valeur universelle » (« Qui est mon prochain ? », 33). S’il s’en tenait à cette logique, il resterait très peu de désaccords entre nous.

[21] Ibid ., 13, note 18.

[22] Pour une petite liste, on peut consulter Proverbes 13.7, 8 ; 14.20, 31 ; 17.5 ; 18.23 ; 19.1, 4, 7, 17, 22 ; 21.13 ; 22.2, 9, 16, 22 ; 28.3, 11, 27 ; 29.13 ; 31.9, 20.

[23] Inversement, il est tout à fait admissible de considérer que les sentences à caractère universel des livres sapientiaux trouvaient leur première application à l’intérieur du peuple de Dieu (à qui ces livres étaient destinés). Mais ce qu’elles enseignaient était d’abord un devoir d’humanité et n’avait donc pas à être limité de quelque façon que ce soit.

[24] Il ne faut cependant pas oublier que l’autre interprétation a des défenseurs évangéliques compétents. Cf. S. Bénétreau, « Ces plus petits de mes frères. Etude de Matthieu 25.31-46 », Ichthus (1970/8), 21-27.

[25] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 6.

[26] Ibid ., 27.

[27] C. Nicolas soutient que l’appel à aimer son ennemi pourrait concerner un membre du peuple de Dieu, parce que Jésus a parlé, un peu plus haut, de l’appel à se réconcilier avec son frère (voir ibid., 15). Certes, il peut (hélas !) arriver que nous ayons un ennemi à l’intérieur du peuple de Dieu et C. Nicolas a raison de souligner que « le peuple de Dieu est tout sauf un rassemblement d’amis ». Mais il est impossible de restreindre l’application des paroles du Christ à ces situations. Jésus vient de parler de la non-résistance au méchant. L’un des exemples qu’il donne est le suivant : « Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. » (V. 41) L’allusion est aux réquisitions forcées par les occupants romains (donc, pas du tout des membres du peuple de Dieu) qui étaient très certainement considérés, par les auditeurs de Jésus, comme les ennemis par excellence. Le Seigneur continue en parlant de Dieu qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons » et « fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (v. 45). Il serait quand même un peu violent de restreindre cela aux méchants et aux injustes membres du peuple de Dieu… (Cf. Ac 14.15-17) Jésus demande même explicitement : « (…) si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? » (V. 47)

[28] Ibid., 33. 

[29] S. Augustin, Enseigner le christianisme, § 32. Cité d’après Saint Augustin, Philosophie, catéchèse, polémique, Œuvres III, édition publiée sous la direction de Lucien Jerphagnon, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2002, 25-26. Romains 13.8-10 présente une difficulté d’interprétation : le passage commence par exhorter à s’aimer les uns les autres, expression qui nous place dans le cadre de l’Eglise. A ne considérer que la structure logique du texte, on s’attendrait à ce qu’il s’en tienne à cette perspective. Néanmoins, le contenu n’encourage pas cette interprétation. Outre les remarques de Saint Augustin, on retiendra le commentaire de Samuel Bénétreau, qui pense que Paul commence par l’Eglise au début du verset 8, puis va plus loin : « (…) l’amour déborde les frontières ; le cadre de l’Eglise est dépassé par la mention de l’amour de l’autre (v. 8b), du prochain (v. 9) (…). » L’épître de Paul aux Romains, tome II, Commentaire évangélique de la Bible, Vaux-sur-Seine, Edifac, 1997, 192. Il mentionne, dans le même sens, le grand exégète calviniste J. Murray : « Si l’amour dont il parle est l’accomplissement de la loi, alors l’amour doit être aussi large que la loi elle-même et la loi concerne nos relations avec tous les hommes. »

[30] C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 33.

[31] H. Blocher, Révélation des origines, Le début de la Genèse, Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1979, 1988, 91.

[32] Cf . C. Nicolas, « Qui est mon prochain ? », art. cit., 27, note 47, pour une remarque pertinente sur la famille.

[33] Ce lien n’existait pas entre les Israélites de l’Ancien Testament.

[34] Même si l’on peut discerner dans le Nouveau Testament un noyau dur indiquant ce qu’est censée faire l’Eglise rassemblée. Actes 2.42 me semble en donner une synthèse.

[35]  J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, IV, i, 8, citation libre.

[36] Cela sera repris dans le point suivant : la question du salut est-elle la seule qui compte ?

[37] Pour revenir sur les livres sapientiaux (Pr, etc.), une question peut se poser : étaient-ils lus avec une pensée universelle ou leur horizon (malgré des formules qui semblent universelles) correspondait-il aux limites du peuple élu ? J’avoue ne pas pouvoir répondre très précisément à cette question. Nous l’avons aussi évoquée pour ce qui est des Dix Commandements. J’aime lire le Ps 33 (12-18), qui semble attester (si les traductions habituelles sont correctes) que ces deux dimensions se côtoient sans se confondre : Dieu observe tous les habitants de la terre ; son œil est sur ceux qui le craignent, sur ceux qui espèrent en sa bonté. Est-ce contradictoire ? En un sens, Dieu aurait donc deux regards, conformément aux différentes alliances par lesquelles il s’est engagé.

[38] Je crois à la pertinence de ces trois motifs principaux que sont la création, la chute et la rédemption. Toute la théologie dépend du maintien et de la juste articulation qui leur sont accordés. Mon sentiment est que les conséquences de la chute sont trop souvent minimisées aujourd’hui, ce qui affecte la portée de l’œuvre de la rédemption.

[39]  En écrivant cela, je ne nie pas que Christ soit aussi en rapport (et comment !) avec l’ordre de la création.

[40] Car l’amour de Dieu est un amour électif. Il ne sauve pas temporellement seulement. Il élit, rachète et sauve pour toujours. C’est là le sujet d’une prochaine étude.

[41] Voir par exemple Actes 4.19-21, 5.29-32, qui parlent de priorité et de rupture.

[42] La même précaution s’impose avec la parabole du bon Samaritain et celle du jugement dernier dont on s’est servi – à partir d’une apparente évidence – pour soutenir un sens contraire à celui dont le texte est porteur. Le risque est constant d’interpréter la Bible à partir d’évidences qui ne sont pas bibliques.

[43] Ils sont très nombreux, dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament.

[44] Je crois que je viens d’inventer un terme. Il me paraît dire quelque chose d’important et donc être utile !

[45]  Dans ce même sens, on a souvent compris le « rachetez le temps » d’Ep 5.15 comme une invitation à faire le maximum possible… alors que le mot kairos, là aussi, réclame que l’on traduise plutôt : saisissez l’occasion. Cette compréhension est très nettement confirmée par le contexte : « Prenez garde de vous conduire avec circonspection et non comme des insensés, comprenez quelle est la volonté du Seigneur… » Il ne s’agit pas de « faire le maximum » au risque de tomber dans un activisme insensé, mais de se laisser conduire pour suivre la direction que Dieu indiquera selon son dessein souverain. Le contexte de ce passage montre d’ailleurs l’importance de se préserver tout autant que de s’impliquer activement. Voir dans ce sens Jc 2.27, qui présente un résumé de l’engagement chrétien avec ces deux axes : se préserver et soutenir les membres fragiles de la communauté chrétienne (je crois que c’est d’eux qu’il est, en effet, question).

[46] Dans les milieux évangéliques, cela est assez rarement suggéré… mais assez rarement démenti aussi.

[47]  C’est sans doute ce qu’a voulu réaliser la Déclaration de Lausanne en 1974. Mais c’était peut-être sous-estimer l’influence de la pensée humaniste de la fin du XXe siècle.

[48] Cela est particulièrement vrai pour les parents que tout enfant est appelé à honorer, quels qu’aient été leurs mérites ou leurs défaillances. Il semble qu’il en est de même pour le roi. Disons qu’honorer n’implique pas nécessairement approuver. On pourrait dire : même un prisonnier, même un condamné à mort devrait encore être honoré.

[49] En amont de cette compréhension se trouve la doctrine de l’expiation définie : Christ a aimé les siens (Jn 13.1, 17.23) et a offert sa vie pour ceux que le Père lui a donnés (17.6), pour son peuple (Lc 1.77).

[50] En réalité, je me demande s’il existe un texte biblique qui suggère que Dieu aime tous les hommes dans le sens plein et fort du verbe aimer.

]]>
Les obstacles à l’engagement évangélique en faveur des pauvres http://larevuereformee.net/articlerr/n247/les-obstacles-a-l%e2%80%99engagement-evangelique-en-faveur-des-pauvres Thu, 28 Oct 2010 16:23:39 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=182 Continuer la lecture ]]> LES OBSTACLES À L’ENGAGEMENT ÉVANGÉLIQUE
EN FAVEUR DES PAUVRES

Daniel HILLION*

L’engagement des chrétiens évangéliques en faveur des pauvres pose-t-il un ou des problèmes? Rencontrons-nous des obstacles sur notre route lorsque nous réfléchissons au sujet de l’action sociopolitique auprès des plus démunis d’un point de vue chrétien? Sans chercher à poser les fondements théologiques de l’engagement évangélique en faveur des pauvres, ni même à justifier tel ou tel type d’engagement particulier (comme le Défi Michée, par exemple), je voudrais plutôt me fixer l’objectif suivant: formuler aussi clairement que possible un problème. Celui-ci se résumerait dans la question: pourquoi rencontrons-nous des difficultés persistantes à l’idée d’un engagement évangélique en faveur des pauvres? Et ayant énoncé ce problème, je voudrais que nous essayions d’en trouver la ou les sources, pour faire, enfin, quelques propositions sur ce que serait un engagement évangélique bien orienté en faveur des pauvres.

Essayons, tout d’abord, de décrire ce problème ou cette question plus en détail. Voici comment les choses m’apparaissent: d’une part, le lecteur de la Bible a l’impression que l’Ecriture regorge de passages encourageant un engagement fort en faveur des pauvres, des faibles, des malheureux, des handicapés, des victimes de l’injustice. Un exemple éloquent pourrait se trouver dans un texte comme Job 29.12-17. Job médite sur son malheur présent et sur sa prospérité passée. Pour se justifier, il rappelle la façon dont il faisait le bien quand il en avait le pouvoir et souligne ses actes de bienfaisance envers les plus pauvres (répondant ainsi à l’attaque d’Eliphaz en 22.6-11). La lutte contre l’injustice a une part très grande dans l’engagement que Job revendique. Soulignons la force d’une expression comme celle qui se trouve au verset 17: «Je brisais la mâchoire de l’injuste et j’arrachais la proie de ses dents.» Je me demande si beaucoup de chrétiens pourraient, ou même voudraient, se vanter d’une telle énergie dans la lutte contre l’injustice… La «règle d’or» du Sermon sur la montagne («Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes.» Mt 7.12) va très nettement dans le sens d’un engagement fort en faveur des pauvres: car qu’est-ce que je voudrais que l’on fasse pour moi si j’étais pauvre? Jésus nous appelle à le faire pour «les hommes» et pas seulement pour «nos frères», et il ajoute que c’est «la loi et les prophètes», autrement dit qu’il nous livre comme un concentré d’enseignement biblique et pas un aspect périphérique de la révélation.

D’une part donc l’Ecriture semble encourager un engagement fort en faveur des pauvres soit directement, soit par «bonne et nécessaire conséquence». Cela a conduit certains à parler d’une «option préférentielle» de Dieu ou de l’Eglise pour les pauvres1.

Mais, d’autre part, de nombreux chrétiens évangéliques ressentent un malaise persistant devant l’idée d’une action sociale chrétienne, surtout quand cette action prend un aspect «politique» (ce qui est bien le cas dans le Défi Michée) et qu’elle n’est plus seulement affaire de compassion, mais se veut aussi une question de justice. Graham Gordon formule la chose en ces termes: «De nombreux chrétiens sont toujours extrêmement sur leurs gardes devant tout discours concernant l’implication dans les questions de justice sociale et demandent à être convaincus de ses bases bibliques ou de son utilité pratique.»2

On peut distinguer entre le malaise «ressenti» et la formulation d’un certain nombre d’objections, de problèmes, d’obstacles à un engagement évangélique en faveur des pauvres – en tout cas, dans la société au sens large3. Et ce qui est troublant, c’est que ces réticences paraissent se fonder, elles aussi, sur la Bible. Ces dernières années, c’est surtout l’articulation avec la mission d’évangéliser qui a été soulignée. Le mandat missionnaire de Matthieu 28 – faire des disciples de toutes les nations, les baptiser et les enseigner – a été le point de mire de la majorité des évangéliques et le reste aujourd’hui. Or, il s’agit d’abord, semble-t-il, du ministère de la Parole: «Allez dans le monde entier et prêchez la bonne nouvelle à toute la création», pour le dire dans les termes de la finale de l’évangile selon Marc (16.15). Est-ce que l’action sociopolitique ne nous détourne pas de notre mandat missionnaire?

On peut également évoquer le problème de la sécularisation de la notion de Royaume de Dieu: l’action sociopolitique ne cherche-t-elle pas à instaurer par des moyens humains le Royaume de Dieu sur la terre? Or, Jésus nous a avertis que nous aurons toujours les pauvres avec nous (Mc 14.7). Certes, nous pouvons leur faire du bien quand nous le voulons, mais la parole de Jésus ne nous invite-t-elle pas à ne pas trop investir dans l’action sociale? Le résultat ne sera jamais à la hauteur des attentes. D’ailleurs, ne faut-il pas relativiser la gravité du problème de la pauvreté et souligner à nouveau l’importance du sort éternel des individus? 

Plus profondément encore se pose la question de la place de l’engagement du chrétien dans la cité (c’est-à-dire la «politique»): les premiers chrétiens se préoccupaient certes des pauvres, mais n’était-ce pas surtout des pauvres au sein de leur propre communauté? Le monde ne gît-il pas tout entier dans le Malin? (1Jn 5.19) Ne devons-nous pas plutôt – par l’évangélisation – arracher au feu ceux qui doutent encore (cf. Jude 23), plutôt que de chercher à transformer la société et à soulager des maux inévitables et appelés à empirer?

On ne peut pas balayer d’un revers de la main l’un des deux aspects du problème. Il y a des données bibliques à prendre en compte des deux côtés.

Le problème étant ainsi posé, il nous faut chercher sa ou ses sources. Ce sera tout l’intérêt de notre étude. Nous sommes ici pour parler d’un engagement évangélique en faveur des pauvres. Le présupposé de cet article sera que l’Ecriture Sainte est la Parole de Dieu, entièrement digne de foi, et que, par conséquent, si plusieurs passages semblent aller dans des sens différents, il doit y avoir un moyen de découvrir une harmonie de l’ensemble.

Avant de me lancer dans l’analyse des sources de notre problème, je voudrais souligner aussi fortement que possible l’importance des enjeux de cette étude: ils concernent d’une part la situation des pauvres auprès desquels nous allons nous engager, ou auprès desquels nous n’allons pas nous engager; ils concernent, d’autre part, notre style de vie ou, pour le dire plus brutalement, le genre d’êtres humains que nous allons être. Comment pourra-t-on décrire notre vie? Regardons comment Job décrivait la sienne et de quelle façon les pauvres et son action à leur égard trouvaient leur place dans cette description. Qu’en est-il pour chacun d’entre nous?

Quelques distinctions

Celui qui aborde le sujet de l’action sociopolitique en faveur des pauvres va rencontrer un certain nombre de distinctions et/ou de hiérarchies traditionnellement admises dans l’Eglise chrétienne. Par exemple, la distinction de l’âme et du corps et des besoins de ces deux éléments qui composent l’être humain. Parmi les autres exemples, on peut penser à la distinction de la parole et des actes, de l’Eglise et de la société, et ainsi de suite. Il me semble que l’Ecriture nous enseigne nettement ces distinctions et, structurant ces distinctions, des hiérarchies et/ou des priorités entre les éléments distingués. Les promoteurs d’une action sociopolitique chrétienne ne les reconnaissent pas toujours assez et ont, parfois, tendance à les estomper, voire à les effacer4. Quant aux chrétiens qui sont réticents à l’égard d’un engagement évangélique en faveur des pauvres, ils estiment que ces distinctions justifient leurs réticences et ont tendance à les durcir: il faut s’occuper, d’abord et avant tout, de l’âme et de ses besoins, du ministère de la Parole et de l’Eglise, plutôt que du corps et de ses besoins, des œuvres de bienfaisance et de la société.

L’hypothèse que je voudrais avancer, dans cet article, sera que les distinctions en question, qu’il faut maintenir, ne représentent pas en tant que telles un obstacle valable à un engagement évangélique en faveur des pauvres, ni même le problème central dont nous avons à nous occuper – bien qu’elles jouent un rôle non négligeable dans la discussion du problème qui nous occupe – et que l’obstacle principal à un tel engagement est la peur, une peur qu’il va nous falloir apprendre à combattre.

Démontrer l’hypothèse que je viens de définir est un objectif un peu ambitieux. Je pourrai m’estimer heureux si je trace des grandes lignes orientant correctement la réflexion. Procédons par étapes en posant un certain nombre de jalons. Le récit du début de la Genèse nous donnera quelques points de repères utiles pour notre conception de l’homme et du monde.

Le premier chapitre de la Genèse nous présente la création d’un monde d’une diversité, d’une multiplicité prodigieuses. Quand Dieu finira par répondre à la plainte de Job, il soulignera à quel point sa création dépasse la compréhension des humains, leur prise et leur maîtrise. «Que tes œuvres sont en grand nombre, ô YHWH! Tu les as toutes faites avec sagesse. La terre est remplie de ce que tu possèdes.» (Ps 104.24) Cette multiplicité est une multiplicité ordonnée et unifiée: Dieu sépare la lumière des ténèbres, les eaux qui sont au-dessus de l’étendue des eaux qui sont en dessous, la terre sèche et la masse des eaux, et ainsi de suite. Les astres dans le ciel permettent de repérer les temps, les jours et les années… Dieu contrôle tout: sa Parole – qui s’accomplit infailliblement – pose des distinctions nettes; son Esprit donne cohésion et unité à l’ensemble. Malgré toute cette multiplicité, la terre ne reste pas «informe et vide», elle n’est pas un chaos sans chemin.

L’homme, créé en image de Dieu, est lui-même un être complexe: tiré de la poussière du sol, il se voit insuffler dans les narines un souffle vital et devient un être vivant, âme et corps. Dieu pourvoit pour lui à des besoins très divers; la première chose que fait Dieu après avoir créé l’homme et la femme est de leur parler: parole de bénédiction d’abord (car la grâce est toujours première, même dans l’état d’intégrité); parole de direction, ensuite, et d’alliance (mandat culturel; alliance des œuvres). Puis, il se soucie de leurs besoins physiques en leur fournissant la nourriture nécessaire. Le deuxième chapitre, avec son «il n’est pas bon que l’homme soit seul», fait porter l’accent sur les besoins relationnels et sur le prochain comme «présence concrètement qualifiée»5.

Tant que l’homme vivait dans la communion avec Dieu (représentée par l’arbre de vie), cette diversité ne posait aucun problème. Nous sommes dans une vision «holistique» de l’être humain et de la création, dans laquelle tous les éléments sont liés, mais chaque élément a sa place dans la hiérarchie de l’ensemble6. Il faut souligner que la «combinaison» unité/multiplicité dans la création, avec son ordre, reflète – de façon analogique et imparfaite – l’Unité et la Trinité divines avec les processions intradivines. La méditation du mystère trinitaire peut nous orienter dans notre réflexion sur les distinctions dont j’ai parlé plus haut, notamment celle entre parole et actes, ou plus exactement entre parole et amour7.

Le péché viendra perturber l’équilibre dont nous avons parlé. Lorsque l’homme a péché et a déclaré son indépendance par rapport à Dieu, il a mis sur ses épaules un poids qu’il n’est pas capable de porter. Il a refusé de recevoir de Dieu tout ce qu’il est et tout ce qu’il a. Il va donc falloir qu’il se fasse un nom tout seul… mais l’homme n’a pas été créé pour cela et dans ce monde, il n’est pas capable de s’en sortir tout seul. La multiplicité du monde devient une menace et l’homme qui avait reçu l’ordre de remplir la terre déclare: «Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas disséminés à la surface de toute la terre.» (11.4) Plus question de remplir la terre. C’est trop dangereux. Regroupons-nous, faisons-nous un nom et concentrons-nous sur notre objectif!

Le besoin de se faire soi-même un nom est mortel pour l’amour du prochain. Il est mortel pour l’engagement en faveur des pauvres. C’est un obstacle des plus grands. Si mon objectif dans la vie est de me faire un nom, je n’aurai plus le temps d’aimer – plus encore, mon prochain deviendra dans bien des cas une menace – et sa souffrance ou son appauvrissement un sujet de soulagement. La chute entraîne ruptures de relations: l’homme et la femme sentent le besoin de se cacher du regard de l’autre; le frère tue son frère; la terre se remplit de violence par surenchère dans la vengeance…

La pauvreté est un des fruits amers des ruptures de relations engendrées par la chute8 et elle est perpétrée par le péché d’autoprotection dont se rendent coupables par définition tous les pécheurs9.

Le Seigneur Jésus décrit comme une caractéristique distinctive des païens du monde le fait de chercher ce qu’ils mangeront, ce qu’ils boiront et de se tourmenter (Lc 12.29-30). Et qu’oppose-t-il à ce comportement? Une parole de réconfort libératrice et un commandement d’action radicale à l’égard des pauvres! «Sois sans crainte, petit troupeau; car votre Père a trouvé bon de vous donner le royaume. Vendez ce que vous possédez, et donnez-le en aumône…» (Versets 32-33)

Et si l’obstacle principal à un engagement évangélique en faveur des pauvres était la peur? La peur devant un monde dont la multiplicité nous dépasse, que nous ne contrôlons pas; dans lequel nous n’avons même pas la possibilité d’ajouter une seule coudée à la durée de notre vie… Et si notre tendance à durcir les distinctions ou à les effacer disait quelque chose de notre nervosité devant le commandement de laisser Dieu nous guider pas après pas?

En durcissant les distinctions, nous nous construisons un chemin bien balisé. Nous avons une petite liste de domaines dans lesquels nous intervenons en tant que chrétiens. Nous pouvons dire à l’avance qui est notre prochain et ce que nous lui devons, en classifiant bien ce que nous faisons pour les chrétiens, ce que nous faisons pour les non-chrétiens, notamment. Et de tout ce monde – qui, il est vrai, est devenu un monde terrifiant après la chute – nous nous en tenons autant à l’écart que possible. Parce que, au fond, nous ne sommes pas très sûrs que Dieu lui-même contrôle ce qui s’y passe. Il est difficile de faire le bien dans la confiance en Dieu dans un monde de ténèbres, de pauvreté et d’injustice. Cela demande non seulement de la confiance, mais d’être prêt à souffrir10.

Je ne veux pas caricaturer la position des chrétiens qui sont réticents à un engagement en faveur des pauvres. Certains de leurs soucis sont légitimes. Oui, il existe une différence entre l’âme et le corps; oui, le salut éternel de l’âme est d’une importance capitale; oui, la prédication de la Parole de Dieu doit avoir une place centrale; oui, le salut du corps et de la société sont des réalités futures. Ces frères et sœurs nous rappellent le poids de certains sujets que nous tendons à négliger aujourd’hui. La question de Chrétien dans le Voyage du pèlerin − «Comment cela va-t-il entre ton âme et Dieu, maintenant?»11 − nous fait parfois un peu sourire; en fait, elle n’est pas ridicule du tout. Nous ne devrions pas nous moquer de l’expression «le salut de l’âme», comme certains évangéliques le font aujourd’hui sous prétexte qu’il n’existe pas d’âme désincarnée dans ce monde. L’expression en cause est biblique12. D’ailleurs, il y a aussi des chrétiens dont le discours est axé uniquement sur l’aspect spirituel, sur l’évangélisation et le salut de l’âme… et qui, dans la pratique, se montrent extrêmement généreux et engagés auprès des pauvres. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas intégré le souci des pauvres dans sa théologie qu’on ne l’a pas inclus dans sa pratique.

Pourtant, aucun de ces aspects de l’enseignement biblique qu’il souligne n’est incompatible avec un engagement en faveur des pauvres, y compris dans le domaine politique. L’Ecriture nous appelle à faire le bien dans un monde déchu. Et même si cela peut sembler absurde ou inutile – cela ne l’est pas d’ailleurs – nous honorons notre Dieu lorsque nous lui obéissons. Nous reviendrons un peu plus loin sur la façon dont ce «faire le bien» s’articule avec le souci légitime que la Parole de Dieu soit au centre. Je souhaite seulement souligner ce que je considère comme le plus grand danger de la position qui durcit les distinctions entre l’âme et le corps, la parole et les actes… Pour cela, je m’aiderai d’une anecdote rapportée par Tim Chester:

«Ray Bakke parlait dans une Eglise du besoin de s’occuper des pauvres dans les cités. Quelqu’un demanda: ‹N’est-ce pas précisément cela qu’on appelle l’Evangile social?› L’Evangile social était un mouvement qui croyait que le Royaume de Dieu pouvait venir dans l’histoire à travers l’action sociale chrétienne. En réponse à cela, Ray Bakke demanda: ‹Où vivez-vous?› ‹Dans un quartier agréable.› ‹A quoi ressemble votre maison?› ‹Une grande maison.› ‹Quelle voiture conduisez-vous?› ‹Un modèle haut de gamme.› ‹Quelles perspectives d’avenir ont vos enfants?› Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Ray Bakke dise: ‹Il me semble que c’est vous qui réalisez le modèle de l’Evangile social.»13

La tendance à mettre de côté ou à dévaloriser ce qui n’est pas «spirituel» n’est pas innocente. Elle minimise la souveraineté de Dieu sur l’ensemble de la réalité (et le danger d’un dualisme au sens propre guette) – ce qui a comme conséquence pratique que sur cette partie de la réalité la différence n’est pas très évidente entre notre style de vie et celui de nos contemporains non chrétiens qui gagnent le même salaire que nous. Ne nous conduisons-nous pas parfois comme si nous croyions qu’il était possible d’accepter Jésus comme Sauveur tout en conservant l’argent comme maître? Il est certain qu’une telle manière de faire peut représenter un obstacle à l’engagement évangélique en faveur des pauvres. Je n’insisterai pas trop…

Mais en effaçant les distinctions, nous ne nous mettons pas dans une meilleure posture. Nous atténuons le caractère central de la Parole de Dieu et nous nous fabriquons une cause qui nous redonne le sentiment que nous pouvons contrôler notre destinée et celle de l’humanité. Ici, ce n’est pas l’engagement en faveur des pauvres qui est menacé: c’est l’engagement évangélique qui l’est. On pourrait appliquer à notre sujet les paroles de Wormwood, le démon expérimenté s’adressant au démon novice, dans Tactique du diable:

«Qu’il commence par considérer le Patriotisme ou le Pacifisme comme partie intégrante de sa religion. Puis, sous l’effet de la passion partisane, qu’il en vienne à penser que c’est là l’essentiel ; petit à petit, amène-le à cet état où la religion se réduit à un aspect de la ‹Cause…»14

Il serait mortel pour le caractère évangélique de notre engagement que la prédication de l’Evangile se réduise à un aspect de la cause globale de la lutte contre la pauvreté et les injustices… Le démon imaginé par C.S. Lewis continue en affirmant:

«Il faut le préserver de l’attitude qui consiste à traiter les problèmes quotidiens comme des occasions d’obéissance. Quand tu auras fait du monde la fin dernière de sa vie et de sa foi un instrument, tu auras presque gagné ton homme, et le but qu’il poursuit chaque jour n’importera guère.»15

«… Le but qu’il poursuit chaque jour n’importera guère.» Même s’il s’agit de la lutte contre la pauvreté et les injustices… Là non plus, je ne souhaite pas caricaturer la position des chrétiens les plus actifs et les plus militants dans l’engagement sociopolitique en faveur des pauvres. Ils veulent porter un Evangile intégral et non pas un programme dont l’Evangile n’est qu’un aspect. Mais la tentation de ne plus reconnaître le caractère central de la Parole de Dieu, de sa proclamation et de son écoute – pire de se servir de la Parole de Dieu pour promouvoir une cause – n’est pas une tentation imaginaire…

La peur et le courage de faire le bien dans un monde déchu

Si l’obstacle principal à l’engagement évangélique en faveur des pauvres est la peur, nous n’arriverons à rien de bon tant que nous n’aurons pas traité cette peur à sa racine. Il faut revenir à la parole rassurante de Jésus: «Sois sans crainte, petit troupeau; car votre Père a trouvé bon de vous donner le royaume.»

Si nous voulons ôter les obstacles à un engagement qui soit évangélique en faveur des pauvres, être capables de «vendre ce que nous possédons et de le donner en aumône», il nous faudra faire face à la peur de vivre dans un monde déchu et apprendre à écouter avec courage l’appel biblique à faire le bien.

Faire le bien… Ne serait-il pas temps de revenir à une constatation d’une simplicité enfantine: s’engager envers les pauvres, dans l’Eglise comme dans la société en général, c’est simplement faire le bien. C’est un des nombreux exemples de ce que veut dire «faire le bien». Plus: ce n’est pas un exemple parmi d’autres. C’est un exemple paradigmatique. Je crois que l’on peut plaider que dans de nombreux textes, lorsque la Bible parle des pauvres, elle parle des pauvres sur le plan économique ou social comme représentant l’ensemble du peuple de Dieu. La pauvreté, si elle est une conséquence de la chute, est aussi une figure de la condition de l’humanité perdue à laquelle Dieu vient en aide. C’est parce que nous sommes tous, riches ou pauvres, les «pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux» de la parabole des invités que Jésus nous ordonne: «… lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles.» (Lc 14.21 et 13)

Faire le bien? Mais dans quel engagement?

Permettez-moi d’évoquer rapidement quelques pistes à partir du texte de Galates 6:

«Frères, si un homme vient à être surpris en quelque faute, vous qui êtes spirituels, redressez-le avec un esprit de douceur. Prends garde à toi-même, de peur que toi aussi, tu ne sois tenté. Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. Si quelqu’un pense être quelque chose, alors qu’il n’est rien, il s’illusionne lui-même. Que chacun examine son œuvre propre, et alors il trouvera en lui seul, et non dans les autres, le sujet de se glorifier, car chacun portera sa propre charge. Que celui à qui l’on enseigne la parole fasse participer à tous ses biens celui qui l’enseigne. Ne vous y trompez pas: on ne se moque pas de Dieu. Ce qu’un homme aura semé, il le moissonnera aussi. Celui qui sème pour sa chair moissonnera de la chair la corruption; mais celui qui sème pour l’Esprit moissonnera de l’Esprit la vie éternelle. Ne nous lassons pas de faire le bien; car nous moissonnerons au temps convenable, si nous ne nous relâchons pas. Ainsi donc, pendant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien envers tous, et surtout envers les frères en la foi.»

Ce qui frappe dans ce texte, c’est d’abord l’accent sur la communauté chrétienne et sur les relations à l’intérieur de cette communauté: redresser avec douceur ceux qui tombent dans le péché, porter les fardeaux les uns les autres, faire le bien envers les frères en la foi. Et le caractère central de la Parole est souligné de manière extrêmement concrète par une recommandation sur la rémunération des enseignants. S’il faut pratiquer le bien envers tous, il faut faire participer à tous ses biens celui qui enseigne la Parole… Mais il faut, en même temps, remarquer que le ministère de la Parole est un ministère spécialisé et j’aimerais citer les paroles, peut-être un peu provocantes, du professeur Paul Wells, en référence à ce texte:

«… l’apôtre Paul établit ses Eglises par la prédication de l’Evangile, par une «annonce» verbale. Ceci fait, il ne demande pas aux chrétiens de faire comme lui. Dans ses épîtres, il n’écrit pas ‹allez évangéliser› ou «témoignez›, mais ‹vivez l’Evangile› afin que les hommes soient conscients de la réalité du salut en Christ. ‹Faites du bien à tous, particulièrement à ceux qui sont de la maison de Dieu› est une exhortation qui montre bien que, pour l’apôtre, l’Evangile, s’il allait atteindre la société païenne, ne serait pas une parole désincarnée.»16

Cette citation ne veut sûrement pas dévaloriser le ministère de la Parole. Peut-être faudrait-il simplement rappeler que la vocation principale de l’Eglise – et en même temps ce à quoi elle a été prédestinée –, c’est de se préparer au mariage spirituel avec le Christ. De là procèdent les divers ministères – au premier rang desquels le ministère de la Parole – et l’appel à faire le bien. A force de nous concentrer sur la vocation d’évangéliser (adressée d’abord aux apôtres et aux ministres de la Parole), nous en avons parfois oublié l’appel à faire le bien avec tout ce que cela implique pour les pauvres. Je ne suis pas sûr que la façon dont les évangéliques ont souvent envisagé le mandat missionnaire de Matthieu 28 ait toujours été bien orientée. Je poserai juste deux questions: dans ce mandat, n’est-il pas aussi question d’enseigner tout ce que Jésus a prescrit? Donc aussi de faire aux hommes – et donc aux pauvres – ce que nous voudrions qu’on nous fasse. Qu’est-ce qui aurait changé dans la manière d’envisager la mission si l’attention des évangéliques s’était concentrée non pas sur le mandat missionnaire de Matthieu 28, mais sur le texte «parallèle» de Jean 20: «Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie» ou, dit plus précisément dans Jean 17: «Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les ai envoyés dans le monde»? C’est toute l’Ecriture qu’il nous faut prendre en compte et pas seulement nos passages favoris – ou nos aspects favoris de nos passages favoris !

Si l’accent porte très fortement sur la communauté chrétienne, cette communauté est une communauté ouverte. Elle est appelée à pratiquer le bien envers tous. On peut compléter ce texte de Paul par deux autres, extraits de la première lettre aux Thessaloniciens: «Prenez garde que personne ne rende le mal pour le mal; mais recherchez toujours le bien, soit entre vous, soit envers tous.» (5.15) «Que le Seigneur fasse abonder votre amour les uns pour les autres et envers tous les hommes…» (3.12) Le Sermon sur la montagne est adressé à la communauté des disciples et c’est à cette communauté qu’il est dit: «Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le de même pour eux, car c’est la loi et les prophètes.» (Mt 7.12)

Quel genre de «bien» faut-il faire? Réponse: celui que nous avons l’occasion de faire. «Pendant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien envers tous…» On entend parfois dire que les premiers chrétiens ne faisaient pas de plaidoyer auprès des autorités politiques de leur temps pour combattre l’injustice. Mais comparons un peu les contextes. L’année dernière, un représentant du gouvernement français a affirmé, concernant l’atteinte des Objectifs du millénaire pour le développement, que «nous ne pourrons rien faire si nous n’avons pas le soutien de l’opinion publique. Les objectifs sont ambitieux, c’est pourquoi il faut un soutien fort.»17 En d’autres termes, les citoyens, dont nous sommes, sont appelés par les autorités à les exhorter à tenir leurs promesses. Nos occasions de faire le bien ne sont pas les mêmes que celles des chrétiens du Ier siècle. Néron n’invitait pas les chrétiens de son temps à lui rappeler de s’occuper des pauvres… Mais quand Paul a eu l’occasion de parler à Félix, il a parlé de justice, de maîtrise de soi et de jugement à venir (Ac 24.25). Daniel, quand il en a eu l’occasion, a osé dire à Neboukadnetsar: «Mets un terme à tes péchés par la justice et à tes fautes par la compassion envers les malheureux, et ta tranquillité se prolongera.» (Dn 4.24) Peut-être le Défi Michée devrait-il parler un peu plus de jugement à venir, mais on ne peut sûrement rien avoir à redire au fait qu’il parle de justice ou de compassion!

Quelles sont les occasions de faire le bien aujourd’hui dans l’Eglise et dans le monde? Et quelle place pour les pauvres dans notre «faire le bien»? Il me semble que des textes comme la «règle d’or» nous laissent une très grande marge de manœuvre. Ils nous demandent un effort d’imagination: qu’est-ce que je voudrais qu’on fasse pour moi si j’étais à leur place? Et plus encore que d’imagination, un effort d’identification avec les hommes, et notamment, et en particulier, avec les pauvres. Ce qui compte, c’est l’obéissance concrète au quotidien – c’est-à-dire l’amour – et pas l’espoir insensé de régénérer nous-mêmes la société. Ce n’est pas parce que le bien que nous faisons n’instaure pas le Royaume de Dieu sur la terre qu’il ne sert à rien, ni même qu’il ne portera pas un certain fruit dans l’éternité. Nous ne sommes pas appelés à changer le monde, mais à saisir des occasions. Les chrétiens ont toute légitimité pour s’engager dans la cité quand les occasions se présentent. Et ces occasions, nous ne pouvons pas les prévoir à l’avance. Ce seront celles que Dieu mettra sur notre chemin. Le Défi Michée se présente comme l’une de ces occasions d’avoir une parole chrétienne dans la société en faveur de ceux qui vivent dans l’extrême pauvreté. Saurons-nous la saisir?

Ce qui fait la véritable difficulté d’un engagement évangélique en faveur des pauvres, c’est que nous avons besoin d’être suffisamment libérés de nos craintes et de notre volonté de maîtrise pour oser prendre le risque de faire le bien dans le monde dans lequel nous vivrons en nous enracinant dans une communauté chrétienne, centrée sur la Parole de Dieu et dont Jésus, le Christ, est la seule fondation. C’est pourquoi nous avons besoin de revenir sans cesse à la parole rassurante du Christ: «Sois sans crainte, petit troupeau» et à la bénédiction divine: «Que le Seigneur fasse abonder et déborder votre amour les uns pour les autres et envers tous les hommes…»

* D. Hillion est responsable des relations publiques du SEL (Service d’entraide et de liaison).

1 Voir par exemple, pour l’Eglise catholique, le Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, établi par le Conseil pontifical justice et paix (Paris: Cerf-Bayard-Fleurus-Mame, 2005), 101, 253. T. Chester, La responsabilité du chrétien face à la pauvreté, trad. A. Tchangang (Marne-la-Vallée: Editions Farel, 2006), 16-17, sans rejeter l’expression, met en garde contre les malentendus qu’elle peut provoquer: il ne faudrait pas comprendre que Dieu «soit partial de quelque façon que ce soit, ni que les pauvres aient plus de mérite à cause de leur condition».

2 G. Gordon, What if you got involved? Taking a stand against social injustice (Carlisle: Paternoster Press, 2003), xx.

3 Il y aurait sans doute moins de réticences à encourager une action en faveur des pauvres à l’intérieur de l’Eglise – mais même là, la préoccupation des chrétiens du Nord pour ceux du Sud (par exemple) n’est pas toujours très évidente.

4 Un article, paru dans le journal du SEL, propose la thèse suivante: «Entre ceux qui voient l’action sociale comme un bon moyen pour annoncer l’Evangile (la fin justifie les moyens) et ceux qui n’annonceront l’Evangile que s’ils n’ont pas le choix, nous avons choisi la mission intégrale: il n’y a pas de différence entre la parole et les actes, entre la compassion et la proclamation, tout n’est qu’un.» «La mission intégrale – une vision partagée du travail humanitaire», in SEL-Informations, 63 (juin 2003), 4.

5 L’expression est de H. Blocher, Révélation des originesLe début de la Genèse (Lausanne: Presses Bibliques Universitaires, 1979, 1988), 91: «Que la première compagnie donnée par Dieu à l’homme pour briser sa solitude ait été de l’autre sexe rappelle que Dieu n’institue pas d’altérité abstraite: il donne un prochain et non pas simplement un «autre»; il donne une présence concrètement qualifiée, dans l’ordre qu’il a disposé, et non pas dans le vide.»

6 Pour plus de détails, on pourra se référer au chapitre «L’être, l’ordre et la vie» de H. Blocher dans Révélation des origines, 52-71. Sur la notion de hiérarchie, si peu appréciée en un temps d’égalitarisme et de confusionnisme, voir en particulier 66-67.

7 Commentant la parole de Thomas d’Aquin «Verbum spirans amorem», dans laquelle l’Amour est le Saint-Esprit, J. et R. Maritain écrivent à juste titre: «En nous aussi, il faut que l’amour procède du Verbe, c’est-à-dire de la possession spirituelle de la vérité, dans la foi.» De la vie d’oraison (Saint Maur: Parole et Silence, 1998), 17 (première édition: 1922).

8 Il est intéressant de remarquer que l’expression toute faite pour désigner les pauvres dans la Bible, «la veuve, l’orphelin et l’immigrant», désigne à chaque fois des personnes pour lesquelles des relations clés ont été abîmées ou brisées: perte du mari ou du père; isolement par rapport à la communauté d’origine.

9 Sur le péché d’autoprotection, il est utile de se référer à l’ouvrage de L. Crabb, Bouleversement intérieur, trad. A. Doriath (Marne-la-Vallée: Editions Farel, 1993), 224 pp.

10 On trouverait certainement du profit à méditer aujourd’hui l’œuvre de L. Bloy, qui présente une forme d’interpellation «prophétique» sur la question de la pauvreté, de la richesse, de l’injustice, de la souffrance, et ainsi de suite. Cette œuvre nous remet en cause, quand bien même nous ne pouvons pas la reprendre telle quelle. Sur la pauvreté et la souffrance par exemple: «Vous savez que j’ai renoncé, je ne dis pas seulement à la richesse qui est une ordure, mais à l’ambition de ne plus souffrir…» (Dédicace à Quatre ans de captivité à Cochons-sur-Marne, in Léon Bloy, Journal, I, 1892-1907, édition établie, présentée et annotée par Pierre Glaudes (Paris: Robert Laffont, coll. Bouquins), 335.

11 J. Bunyan, Le voyage du pèlerin, chap. 19, trad. S. Maerky-Richard (La Bégude de Mazenc: CLC, 1970), 174.

12 «… remportant pour prix de votre foi le salut de vos âmes.» (1 P 1.9)

13 Texte disponible sur le site internet du Défi Michée: http://www.defimichee.fr/spip.php?article44.

14 C.S. Lewis, Tactique du diable, trad. B.V. Barbey (Delachaux et Niestlé, coll. «Foi Vivante», 1967), 31-32.

15 Ibid., 32.

16 Paul Wells, «Comment témoigner? Par la parole ou par les actes?», in La Revue réformée, 183 (1994), 84-85.

17 Cette citation m’a été communiquée par Thierry Seewald, coordinateur national de la campagne du Défi Michée en France.

]]>