Roger BARILIER – La Revue réformée http://larevuereformee.net Sat, 27 Aug 2011 16:58:51 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 Égalité ou équité ? http://larevuereformee.net/articlerr/n193/egalite-ou-equite Sat, 27 Aug 2011 18:58:51 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=707 Continuer la lecture ]]> Égalité ou équité ?

Roger BARILIER*

Il y a dans le terme d' »égalité » (en latin aequalitas; le vieux français disait encore équalité) une certaine équivoque, un double sens. D’une part, il comporte une idée de justice et même de faveur, de bienveillance, et c’est ainsi probablement que voulaient l’entendre les auteurs de la Révolution française en rangeant l’égalité au nombre des « immortels principes ». Il s’agissait de placer tous les citoyens au même niveau devant la loi, sans favoritisme ni exclusion, en privant les « grands » de privilèges qui ne se justifiaient plus, et en accordant aux « petits » des droits dont ils étaient dépourvus sans raison1. Et, d’autre part – et c’est ainsi que l’ont entendu bien des révolutionnaires, parmi ceux de 1789 comme de ceux de la révolution communiste russe -, le mot « égalité » a pris le sens d’uniformité, d’indifférenciation, de nivellement général des conditions sociales – nivellement de préférence réalisé par le haut: « L’assiette au beurre, disait l’un d’eux, loin d’être le privilège de quelques-uns, doit devenir l’apanage de tous. » On tombait alors dans une vision utopique de la réalité, dans l’idéologie égalitaire ou, pour mieux dire, égalitariste.

Idéologie qui se porte assez bien en notre temps, où l’égalité des sexes, par exemple, est comprise comme une sorte de négation des différences entre l’homme et la femme, l’oubli de leurs rôles respectifs, la suppression dans le Code civil de la notion de « chef de l’union conjugale », la revendication des quotas féminins dans les conseils de la nation, la mode « unisexe », la réhabilitation de l’homosexualité, etc. De même, dans le domaine de la formation scolaire, où l’on nie les différences d’aptitudes intellectuelles, qui ne seraient dues qu’aux inégalités sociales, et où l’on voudrait que tous les enfants puissent parvenir au baccalauréat et à l’université. De même aussi, dans les Eglises protestantes, où l’égalité foncière de tous leurs membres devant Dieu, devant le péché et la grâce, est indûment étendue à l’égalité des fonctions, où l’on refuse parfois toute discrimination entre ministres et fidèles, entre les pasteurs et les diacres, entre les diacres et les anciens, et où bientôt chacun pourra baptiser, prêcher et présider la sainte cène. Tout est dans tout et réciproquement.

Or l’égalité, en ce sens, n’est pas toujours synonyme d’équité, de justice. Tout au contraire. La confusion des rôles et le mépris des diversités créent des injustices2, alors que la justice non seulement s’accommode souvent des différences et des distinctions, mais exige généralement leur respect. Car l’inégalité est dans la nature, et c’est elle qui en fait la richesse, et la complémentarité des êtres et des choses. Passons sur la diversité du cosmos, et sur celle de la surface terrestre. Tenons-nous-en au genre humain: on y compte des êtres différents par le sexe, par l’âge, par la taille, par l’intelligence, les aptitudes, le tempérament, les goûts, l’activité, les idées, etc., par les origines, le milieu, les circonstances vécues, le cheminement personnel…, on pourrait poursuivre cette énumération. Comment donc voudrait-on que tous soient coulés dans le même moule, tous interchangeables, tous conformes à un modèle standard reproduit à des millions d’exemplaires? Et comment oserait-on prétendre que ceux qui s’opposent aux inégalités sont des affreux, des méchants qui ferment les yeux sur l’injustice et refusent de la combattre?

I. Inégalité et hiérarchie

Répétons-le: l’injustice se trouve parfois dans une égalité contre nature, et la justice est de se plier, non pas, bien sûr, à des inégalités factices, fruit du péché des hommes, mais à des inégalités inévitables et voulues par le Créateur. Ajoutons maintenant que ces inégalités d’origine divine impliquent aussi une chose honnie par l’égalitarisme: à savoir une hiérarchie, avec des supérieurs et des inférieurs, des gens exerçant l’autorité et d’autres qui ont à s’y soumettre. Cela – nous le développerons dans un instant – pour empêcher le désordre, la confusion, l’anarchie, et pour favoriser au contraire l’ordre et la paix, et rendre la société vivable en dépit du péché qui colle à l’humanité et qui tend perpétuellement à désorganiser, à dresser les hommes les uns contre les autres, à semer la division et la guerre. Une hiérarchie, donc, non pas au profit de ceux qui commandent, mais pour le bien de ceux qui obéissent.

Une hiérarchie. Si le lecteur empreint d’esprit égalitaire tressaute à l’ouïe de ce mot, celui qui est nourri de l’Ecriture ne peut qu’acquiescer. L’autorité vient d’en haut, non d’en bas. L’Eglise n’est pas une démocratie, mais une christocratie. Le pouvoir suprême appartient à Dieu, et, en un sens, il n’y a pas d’autre pouvoir que le sien. Je veux dire: pas de pouvoir autonome, qui soit le fait et la propriété de son détenteur. « L’Eternel est le seul Dieu, il n’y a pas d’autre Seigneur que lui. »3 Mais il délègue une part de son autorité à quelques humains, pour qu’ils gouvernent leurs semblables en son nom. Il la délègue aux rois et aux chefs politiques pour qu’ils règnent sur chaque nation, avec pour contrepartie l’ordre donné aux citoyens de se soumettre à ces chefs: « Que chacun soit soumis aux autorités placées au-dessus de nous; car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent ont été instituées par Dieu. »4 Dans le couple conjugal, Dieu délègue son autorité, n’en déplaise aux féministes, au mari: « Le mari est le chef de la femme, comme le Christ est le chef de l’Eglise. Ainsi, comme l’Eglise est soumise au Christ, les femmes doivent l’être à leurs maris en toutes choses. »5 Bien entendu, nous le verrons plus loin, il ne s’agit pas là d’une soumission d’esclaves à des maîtres tyranniques. Mais il ne faut pas non plus raboter ces textes avec tant de force qu’il n’en reste rien. Dans la famille de même, Dieu charge les parents de se faire obéir de leurs enfants: « Enfants, obéissez à vos parents, selon le Seigneur; car cela est juste. »6 De manière plus générale, l’âge, l’ancienneté, confèrent un droit sur la jeunesse: « Jeunes gens, soyez soumis aux anciens! »7 Entre maîtres et serviteurs, ou, pour parler plus moderne, entre patrons et employés, l’autorité appartient aux premiers nommés: « Serviteurs, obéissez avec crainte et respect, dans la simplicité de votre cœur, comme au Christ, à ceux qui sont vos maîtres en ce monde. »8

C’est encore dans le même mouvement, dans le même esprit, dans la même volonté d’ordonner les choses pour le bien de tous, que Dieu a établi aussi dans l’Eglise non seulement des spécifications, des ordres différenciés – car « tous ne sont pas apôtres, tous ne sont pas prophètes, tous ne sont pas docteurs »9 et il n’est pas permis à tout un chacun de « s’ériger en docteur »10 – mais aussi des degrés divers, des supérieurs et des inférieurs, des fonctions de dirigeants et donc des états de dirigés: « Obéissez à vos conducteurs et soyez-leur soumis, car ils veillent au salut de vos âmes, dont ils auront à rendre compte; qu’ils puissent ainsi s’acquitter de leur ministère avec joie, et non en gémissant, ce qui ne serait pas à votre avantage. »11 La Confession de foi des Pays-Bas (1571), peu différente d’ailleurs de celle de La Rochelle, dit ceci:

Nous croyons que la vraie Eglise doit être gouvernée selon la police spirituelle que Notre Seigneur nous a enseignée par sa Parole: c’est qu’il y ait des ministres ou pasteurs pour prêcher et administrer les sacrements; qu’il y ait aussi des surveillants12 et des diacres, pour être comme le sénat de l’Eglise, et par ce moyen conserver la vraie religion et faire que la vraie doctrine ait son cours…

Les pasteurs principalement, car ils sont constitutifs de l’Eglise, ceux sans lesquels l’Eglise ne pourrait pas vivre – les autres ministères, si précieux soient-ils, ne sont pas absolument vitaux pour l’Eglise, et leur absence ne la condamne pas à mourir -, les pasteurs, disons-nous, remplissent la même fonction que les apôtres choisis par Jésus, et bénéficient des mêmes promesses: « Qui vous écoute m’écoute; qui vous rejette me rejette et rejette Celui qui m’a envoyé. »13

II. Inégalité et pouvoir

Entendons-nous bien. Il est certain qu’en un sens, devant Dieu et devant sa grâce, tous les membres de l’Eglise, pasteurs ou laïcs, sont également aimés de lui, pardonnés et sauvés – réalité attestée par le baptême qu’ils ont tous reçu. Tous sont sur le même pied, au même niveau, tous sont des « laïcs », des membres du peuple de Dieu. Et l’on peut dire aussi, comme Luther à ses débuts, que tous sont des « ecclésiastiques », car ils ont tous à témoigner de leur foi d’une manière ou d’une autre, tous à concourir à la mission de l’Eglise, chacun à la mesure de ses dons, de ses moyens ou de son état. Tous, ils sont ensemble « la race élue, la nation sainte, le peuple que Dieu s’est acquis, afin qu’ils annoncent les vertus de Celui qui les a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière »14. C’est cette même égalité que saint Paul reconnaissait entre les chrétiens différents par le sexe, la nationalité ou la condition sociale: « Il n’y a plus ici ni Juif, ni Grec; ni esclave, ni homme libre; ni homme, ni femme; car tous, vous êtes un en Jésus-Christ. »15

Sans doute. Mais cette parole de l’apôtre, abondamment citée et montée en épingle à notre époque, ne signifie pas l’effacement de toutes les différences qui existent réellement entre ces êtres fondamentalement égaux. Le Juif reste Juif, le Grec reste Grec; ni l’esclave ni l’homme libre n’échappent à leur condition; et l’homme n’est pas changé en femme, ni la femme en homme, ni tous les deux en une sorte d’androgyne asexué. Il en va de même dans l’Eglise entre tous ses membres: ceux-ci, malgré leur unité de base, restent divers dans le concret de leur vie, et sont appelés à servir Dieu d’une manière également diverse. En particulier, l’organisation de l’Eglise implique des bergers et un troupeau, des conducteurs et des conduits, des ministères d’une certaine importance et de simples services. Bref, une hiérarchie. On peut appliquer aux membres de l’Eglise une plaisanterie connue, mais en la prenant au sérieux: « Tous sont égaux, mais certains le sont plus que d’autres. »

A l’intérieur du Corps de Christ, Dieu confie à certains membres une certaine autorité, un pouvoir16, Calvin disait même une « puissance » qu’il n’accorde pas à tous. « Pour l’Evangile, j’ai été établi prédicateur, apôtre et docteur. »17

Quand Dieu confie une charge à quelqu’un, le personnage qu’il prend pour ministre lui est adjoint tant en la puissance de commander, qu’en l’obéissance que les autres lui doivent rendre18.

Il y a donc mise à part, consécration, Calvin disait « ordination » de quelques-uns pour le service de tous, élection au sein d’un « ordre » spécifique, de ceux qui ont reçu vocation à cet effet et formation adéquate. Un acte de l’Eglise manifeste qu’elle reçoit de Dieu ces serviteurs, et que Dieu les arme des aptitudes nécessaires à l’exercice de ce ministère. « Ne néglige pas le don de la grâce qui est en toi, écrit saint Paul à Timothée, et qui t’a été conféré lorsque l’assemblée des anciens (littéralement: du presbytérat) t’a imposé les mains. »19

On sait comment l’apôtre Paul se présentait lui-même: « Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre, mis à part pour annoncer l’Evangile de Dieu. »20 On sait aussi comment, avec quelle vigueur, quelle insistance, notamment dans les épîtres aux Corinthiens, il a défendu son ministère contre des jaloux qui lui contestaient cet honneur et cette charge; comment il a revendiqué le droit d’annoncer l’Evangile de la grâce, le droit d’instruire les autres, mais aussi de les corriger, de les censurer, de les ramener sur le bon chemin. A son collaborateur Timothée, exerçant les mêmes fonctions que lui, il ordonne de « prêcher la Parole, d’insister en temps et hors de temps, de reprendre, d’exhorter, de censurer avec une grande patience et un parfait enseignement »21. Et parlant pour lui-même, il déclare tout net: « Nous sommes prêts à châtier toute désobéissance, jusqu’à ce que votre obéissance soit parfaite. »22 Il prend tant de soin à écarter les calomnies de ses adversaires que ceux-ci le soupçonnent de « vouloir se faire valoir » auprès des Corinthiens23. Il définit clairement sa fonction comme celle d’un ambassadeur, qui parle donc au nom d’un autre, le Christ, mais qui n’en a pas moins cette dignité de lui servir de porte-parole, de s’exprimer valablement à sa place: « Nous faisons fonction d’ambassadeur pour Christ, Dieu lui-même exhortant à travers nous. »24 On est loin du pasteur copain-copain avec les membres de sa communauté, qui n’a au fond rien à leur dire de transcendant, et qui, comme tout le monde, n’est rien de plus qu’un individu « en recherche ».

III. L’autorité: un service

Il nous faut maintenant faire une réserve de taille, amener une précision qui pourra rassurer ceux que ce mot de « hiérarchie » épouvante. C’est à savoir que la supériorité accordée à certains par rapport à d’autres, dans la société ou dans l’Eglise, n’est que le moyen de servir les autres et de travailler à leur bien.

Cela est vrai pour toutes les hiérarchies que nous avons énumérées plus haut: l’Etat, le mariage, la famille, l’entreprise, la communauté chrétienne. « Le magistrat est ministre de Dieu pour ton bien, pour exercer la justice. »25 Le mari est le chef de la femme, non pour l’asservir, mais pour la servir. Pour la rendre heureuse. La soumission que l’Evangile demande à la femme est plus que compensée par l’amour qu’il exige du mari: « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Eglise et s’est sacrifié pour elle. »26 De même, l’obéissance des enfants a pour corollaire la bonté et le dévouement des parents: « Vous, pères, n’irritez pas vos enfants, mais élevez-les en les instruisant selon le Seigneur. »27 De même encore, l’obéissance réclamée des domestiques et autres employés a sa contrepartie dans l’affection des patrons et des supérieurs en général: « Maîtres, soyez bons avec vos serviteurs, et abstenez-vous de menaces, sachant que vous avez, vous et eux, le même Maître et que devant lui il n’y a point d’acception de personnes. »28

Il en va de même des fonctions dirigeantes dans l’Eglise. Qu’on ne pense pas que, parce que cet article est écrit par un pasteur, celui-ci ait voulu, en exaltant son ministère, se vanter lui-même! Car si sa fonction est importante, lui-même n’est rien. Il sait fort bien, comme les douze, que ce n’est pas lui qui a choisi le Christ, mais le Christ qui l’a choisi et établi29. Il sait aussi, comme saint Paul, que « toute sa capacité vient de Dieu »30, qu' »il n’a rien qu’il n’ait reçu »31, et que s’il annonce l’Evangile, il n’a pas lieu de s’en glorifier, vu que « la nécessité lui en est imposée »32. Il sait qu’il n’est qu’un vulgaire vase de terre et que, si ce vase contient un trésor, ce n’est pas lui qui est ce trésor, mais la Parole de Dieu; et il est tout tremblant d’avoir à le contenir et le faire connaître33. « Le pouvoir a été donné aux ministres pour le salut des fidèles. D’où il s’ensuit que ce pouvoir ne peut être offensant ni fâcheux aux fidèles. »34 Ce qui est intéressant, ce qui est sublime, ce n’est évidemment pas notre personne, mais le message dont nous sommes chargés. « Nous ne nous prêchons pas nous-mêmes, mais nous prêchons Jésus-Christ, le Seigneur; quant à nous, nous sommes vos serviteurs pour l’amour de Jésus. »35 « Faites paître le troupeau de Dieu qui vous est confié; que ce ne soit pas par contrainte, mais de bon gré, non pour un gain sordide, mais par dévouement, non en dominant sur ceux qui vous sont échus en partage, mais en vous rendant les modèles du troupeau. »36 « Nous ne cherchons pas à dominer sur votre foi, mais nous voulons contribuer à votre joie. »37 Ainsi donc, « que celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur »38!

C’est là un des maîtres enseignements des Evangiles. Tous les croyants connaissent cet épisode où la femme de Zébédée réclamait pour ses fils des places d’honneur aux côtés de Jésus, quand il serait dans son Royaume, et l’enseignement dont cette demande a été l’occasion:

Vous savez que les princes des nations les asservissent, et que les grands les tiennent sous leur puissance. Il n’en sera pas ainsi parmi vous; au contraire, que celui qui voudra devenir grand parmi vous se fasse votre serviteur, et que celui qui voudra être le premier se fasse votre esclave!39

Certes, Jésus ne condamne pas ceux qui voudraient être grands, ou les premiers; et dans le parallèle de l’évangile selon saint Luc40, il reçoit comme un fait que certains sont « plus grands » et sont de ceux « qui gouvernent », mais c’est en acceptant d’être petits qu’ils sont vraiment grands, et en servant qu’ils gouvernent le mieux. Jésus lui-même en a donné l’exemple, lui qui, étant Dieu, donc le plus grand de tous, « n’a pas voulu se prévaloir de son égalité avec Dieu », mais s’est abaissé au niveau des plus humbles et des plus maltraités41. Et c’est en suivant cet exemple que nous sommes ses disciples: « Le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup d’hommes. »42 Ce sont ceux qui s’abaissent qui seront élevés, alors que ceux qui s’élèvent eux-mêmes seront abaissés43.

Ainsi, le pasteur qui bomberait le torse et ferait sonner son titre, qui chercherait à attirer les honneurs sur sa personne plutôt que sur son message trahirait la mission dont il est chargé. Bien plutôt doit-il considérer comme ses maîtres les membres de son troupeau, et se dévouer pour eux en temps et hors de temps. Remarquons aussi que cette attitude d’humilité confère à son ministère une tonalité de douceur, de bienveillance, d’amour pour les âmes. Car, objet lui-même d’une insigne miséricorde, imméritée comme toute vraie miséricorde, le pasteur ne peut que ressentir sa propre insuffisance, et donc faire bénéficier ses ouailles d’une miséricorde semblable. Et du même coup, le voilà préservé de toute attitude autoritaire ou autocratique. Doutant sans cesse de lui-même et de l’excellence de son travail, il doit compter sur la pitié de Dieu et l’indulgence de ses paroissiens. Et il a besoin des conseils de ses collaborateurs: le gouvernement d’une paroisse n’est pas monarchique, mais collégial.

Pourtant, être serviteur des fidèles ne signifie pas ramper devant eux, satisfaire tous leurs caprices, ni approuver tous leurs écarts de pensée ou de conduite. Car, dans son humilité même, il n’en exerce pas moins une autorité qui, si elle n’appartient pas à sa personne, lui a bel et bien été confiée: celle de la Parole de Dieu. Or la Parole de Dieu ne bénit pas tout et n’importe quoi, l’erreur et le péché aussi bien que l’égaré ou le pécheur repentant.

Il appert par ses écrits, dit Calvin à propos de saint Paul, combien il était débonnaire, gracieux [prêt à pardonner] et de grande patience. Mais comme c’est le devoir d’un bon père d’endurer et pardonner beaucoup de choses, c’est aussi le fait d’un père sot, et qui ne tient pas grand compte du salut de ses enfants, de n’user pas de sévérité quand il en est temps, et de ne mêler quelque rigueur parmi la douceur.44

Car l’apôtre – et le pasteur, qui exerce le même ministère de nos jours – ne peut rien contre la vérité, mais seulement « pour la vérité »45.

Je ne cherche et ne souhaite autre puissance que celle que Dieu m’a donnée, dit encore Calvin paraphrasant saint Paul: la puissance de servir la vérité; au contraire des faux apôtres, qui, pourvu qu’ils aient puissance, n’ont aucun égard d’en user pour le bien.46

IV. Pour conclure

Revenons à notre titre: « Egalité ou équité? » Donnons une dernière fois la parole à Calvin:

Equalité47 se peut prendre en deux sens: ou pour une récompense mutuelle, quand on rend la pareille [égalité], ou pour un moyen adapté et bien calculé [équité]. Quant à moi, je la prends pour cette équalité [équité] qu’Aristote appelle de droit analogique, c’est-à-dire qui est calculée en proportion des qualités des personnes et autres particularités. Ce mot est pris dans ce sens en Col 4:1, où saint Paul admoneste les maîtres de garder équalité [équité] pour leurs serviteurs. Il ne veut certes pas dire qu’ils soient pareils en condition et degré, mais par ce mot il entend l’humanité, clémence et traitement aimable que doivent les maîtres à leurs serviteurs. Ainsi Dieu veut qu’il y ait une telle analogie et équalité [équité], que chacun subvienne aux indigents selon son pouvoir, afin que les uns n’en aient à superfluité, et les autres soient souffreteux… C’est un ordre en l’Eglise, calculé selon ce droit analogique dont nous avons parlé, que lorsque les membres sont en communion les uns avec les autres, selon la mesure des dons et des besoins, cette communion mutuelle établit une proportionnalité fort convenable, et comme une belle harmonie, bien que les uns possèdent plus et les autres moins, et que les dons soient distribués inégalement… Il ne nous est point commandé de tenir une telle équalité [égalité] qu’il ne soit licite aux riches de vivre plus délicatement que les pauvres, mais l’équalité [équité] doit être gardée de telle façon que nul ne soit délaissé en disette, et que nul ne cache son abondance en fraudant les autres.

Ce commentaire, rédigé à propos du domaine social ou caritatif, peut s’appliquer à toutes les hiérarchies que nous avons citées: la politique, le mariage, la famille, l’entreprise…, et l’Eglise. Dans tous ces domaines, il est clair que l’Evangile préfère une équité inégalitaire à une égalité inéquitable.


* Roger Barilier a été pasteur de la cathédrale de Lausanne.

1 La Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen affirme: « Les hommes naissent libres et égaux en droit. ». La Constitution de mon pays (la Confédération helvétique), influencée elle aussi par le Siècle des lumières, s’exprime ainsi dans son article 4: « Tous les Suisses sont égaux devant la loi. Il n’y a en Suisse ni sujets, ni privilèges de lieu, de naissance, de personnes ou de familles. »

2 Par exemple, il ne serait pas juste qu’un bon à rien reçoive le même salaire qu’un homme de formation supérieure et chargé d’une lourde responsabilité.

3 II S 7:22.

4 Rm 13:1. Voir aussi Tite 3:1; I P 2:13. La Confession de foi de La Rochelle, drapeau de la Réforme française, déclare, dans son article 40: « Nous réprouvons ceux qui voudraient rejeter les supériorités, établir la communauté et la confusion des biens et renverser l’ordre de la justice. »

5 Ep 5:24; Col 3:18; I P 8:5.

6 Ep 6:1; Col 3:20.

7 I P 5:5.

8 Ep 6:5; Col 3:22; Tite 2:9.

9 I Co 12:28.

10 Jc 3:1.

11 Hé 13:17.

12 Ce sont ceux que le Nouveau Testament nomme à peu près indifféremment épiscopes (évêques), presbytres (anciens), conducteurs ou pasteurs.

13 Lc 10:16.

14 I P 2:9. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à nos deux articles sur « Ordination pastorale et autorité du ministère », et « Sacerdoce universel ou sacerdoce commun? », La Revue réformée, 41 (1990:1) et 46, (1995:4). Le présent article est comme une variation ou un nouveau développement de ces deux précédents.

15 Ga 3:28; Col 3:11.

16 II Co 13:10.

17 II Tm 1:11.

18 J. Calvin, Commentaire sur II Co 8.

19 I Tm 4:14. Voir aussi II Tm. 1:6.

20 Rm 1:1.

21 II Tm 4:2.

22 II Co 10:6.

23 II Co 5:12.

24 II Co 5:20.

25 Rm 13:4.

26 Ep 5:25.

27 Ep 6:4.

28 Ep 6:8.

29 Jn 15:16.

30 II Co 3:5.

31 I Co 4:7.

32 I Co 9:16.

33 II Co 4:7.

34 J. Calvin, sur II Co 10:8.

35 II Co 4:5.

36 I P 5:2-3.

37 II Co 1:24.

38 II Co 10:17.

39 Mt 20:25-27.

40 Lc 22:25-27

41 Ph 2:5-9.

42 Mt 20:28.

43 Mt 23:12.

44 Commentaire sur II Co 13:2, où Paul déclare: « Si je reviens vers vous, je n’épargnerai personne. »

45 II Co 13:8.

46 Id., sur le v. 8.

47 Relire les premières lignes de cet article. Nous conservons ici ce mot vieilli, avec son double sens. A cette exception près, le texte est légèrement modernisé. Il est tiré du commentaire du Réformateur sur la deuxième aux Corinthiens, chap. 8.

]]>
Liberté ou libertarisme ? http://larevuereformee.net/articlerr/n194/liberte-ou-libertarisme Sat, 27 Aug 2011 18:26:12 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=700 Continuer la lecture ]]> Liberté ou libertarisme ?

Roger BARILIER*

Ce soir, j’ai regardé à la télévision suisse romande le dernier film sur Farinet. Le dernier, car il y en avait eu un autre, dans les années 40 ou 50, avec pour protagoniste le grand acteur français J.-L. Barrault. Celui-ci s’était dit fasciné par le personnage qu’il incarnait, et avait établi à l’occasion du tournage des liens vivaces avec la République et Canton du Valais, patrie dudit Farinet. A côté de ces deux films, il y a eu plusieurs adaptations théâtrales. Et auparavant, le roman de C.F. Ramuz. Et à l’origine de toute cette littérature et de tous ces spectacles, la légende, elle-même brodée sur l’histoire authentique, de ce faux-monnayeur vagabond, dont on a fait un des types de l’homme libre.

Mais je n’en suis pas à croire que ce personnage, célèbre en terre romande, est aussi bien connu de mes lecteurs français. Il faut donc que j’explique qui était Farinet. Reportons-nous au début du siècle dernier, où le Valais venait d’entrer dans l’alliance confédérale helvétique (1815). De bonne souche valaisanne, Farinet avait appris tout jeune à parcourir la montagne et à frauder la loi en faisant de la contrebande avec l’Italie, ce qui lui avait valu un premier emprisonnement, suivi d’une première évasion. De retour au pays, il avait joint à la contrebande la fabrication de fausse monnaie, qu’il distribuait d’ailleurs généreusement aux gens de son village. Seconde incarcération, et seconde évasion. Il n’en avait pas la conscience troublée, et ne se considérait pas comme menteur, ni voleur, estimant que le gouvernement, avec ses impôts, volait le monde plus que lui. Echappatoire habituelle: quand on n’est pas seul à pécher (si l’on peut nommer péché la levée des impôts!), on est blanchi.

Le gouvernement, c’était l’ennemi; la loi, les règlements et les sanctions contre ceux qui les enfreignent, c’était la servitude. En revanche, narguer la police et la justice, n’avoir ni principes, ni scrupules – sur un autre chapitre, Farinet était aussi un fameux coureur de jupons -, être sans papiers d’identité, sans foyer, sans épouse, être indifférent au préjudice qu’on faisait subir à autrui, cela c’était être roi, c’était la liberté. Et comme en tout individu sommeille un enfant prenant plaisir à voir Guignol rosser le gendarme, et que les Valaisans sont plutôt frondeurs de nature, Farinet trouvait chez plusieurs de ses compatriotes approbation et appui.

Eh bien! cet insoumis, ce rebelle, réfractaire à tout ordre social, la légende et les commentateurs en ont fait une sorte de héros populaire, un champion de la justice, un valeureux apôtre de la libération sociale et politique. Cette vision-là du personnage, guère présente dans la nouvelle écrite par Ramuz, a été bien développée dans les réinterprétations qu’on en a faites depuis. Ramuz voyait en Farinet un homme proche de la nature, un caractère fruste, un être n’ayant jamais réfléchi au rôle bienfaisant et nécessaire qu’ont les lois et les principes moraux pour permettre la vie en société et une paix au moins relative entre les humains. Mais pour les publicistes et artistes d’aujourd’hui, modeleurs de l’opinion publique, et en particulier pour l’auteur du film que j’ai vu ce soir, cette allure héroïque et révolutionnaire de Farinet est lourdement soulignée.

Par exemple, un des adversaires du rebelle, soutenant le gouvernement dans sa poursuite du faux-monnayeur, et qui chez Ramuz et dans la réalité était un paysan comme les autres habitants de son village, est transformé en aristocrate à particule, regardant de haut le menu peuple et le traitant comme un seigneur du Moyen Age (du moins tel qu’on se le représente communément), au surplus homme d’affaires habile et peu scrupuleux, gagnant un argent pas très propre avec une maison de jeu. Sa fille, jeune personne pudique et rougissante chez le romancier, est présentée ici comme une militante avant l’heure des droits de la femme. Les amis de Farinet, séduits par son esprit d’indépendance, deviennent dans ce film des émeutiers réclamant bruyamment la libération de leur idole incarcérée. Et Farinet lui-même, après sa seconde évasion, se mue en un tribun au verbe agressif, incitant ses partisans à la haine de l’Etat et de ses suppôts, oppresseurs féroces du bon peuple. La chose est claire, et l’on est en plein manichéisme renversé: les méchants, les affreux, ce sont les hommes au Pouvoir, censés s’engraisser avec la sueur des pauvres, bien qu’ils ne cherchent qu’à faire respecter l’ordre, tandis que les bons, les exemples à suivre, dignes de sympathie et d’admiration, ce sont Farinet et ses amis. Or non seulement on oublie que Farinet, avec son tempérament de farouche indépendance, se souciait fort peu de s’embrigader dans la révolution, lui l’homme sans attache, mais pour comble, on fait s’évanouir dans l’épaisseur de la nuit les délits de fausse monnaie et de soustraction à la justice, pour lesquels leur auteur était à bon droit poursuivi.

Tel fut donc Farinet: un champion de la liberté, pour les uns; en réalité, une tête brûlée, un capricieux libertaire. Car ce n’est pas la liberté qu’il défendait, mais sa liberté à lui. Une liberté à sa convenance. Une liberté sans limite, ne cédant ni devant les droits du prochain, ni devant le service du bien public. Une liberté ne reconnaissant aucune obligation, aucun devoir, aucune volonté autre que la sienne propre. La liberté d’agir à sa guise, de suivre sa nature, ses penchants, ses pulsions, ses conceptions personnelles de l’existence. La liberté de ne se soumettre à aucune autorité extérieure à la sienne, à commencer, bien sûr, par celle de Dieu – lequel, par ses ordonnances, n’a pourtant en vue que le bien des hommes.

C’est la liberté ainsi comprise qui fut le drapeau de bien des zélateurs de la Révolution française, et qui est finalement celui de l’homme naturel, inconverti. Une liberté ne reculant devant aucune injustice sous prétexte de défendre la justice, devant aucun mensonge pour défendre la vérité, devant aucune exaction pour défendre la vertu. On connaît l’apostrophe de cette activiste de la Révolution qui finit comme tant d’autres à en être la victime: « Liberté, liberté, que de crimes on commet en ton nom! »

Plus près de nous, une attitude semblable, quoique aux conséquences moins violentes, n’en a pas moins ébranlé notre société: je veux parler de l’insurrection étudiante de mai 1968. Attitude typiquement adolescente, de permissivité totale. « Nous refusons, disait une inscription de l’Odéon, d’être HLMisés, recensés, endoctrinés, sarcellisés, sermonnés, télémanipulés, fichés. » En bref, selon une autre formule de ce mouvement: « Il est interdit d’interdire. »

Inutile de dire que par le mot de liberté,l’Evangile de Jésus-Christ entend tout autre chose. Il n’y a de liberté que pour le bien et pour la vie. Etre libre, c’est être délivré de l’esclavage du péché et de la mort, et recevoir de la grâce de Dieu la capacité de faire le bien et d’obtenir la vie éternelle. Ce n’est pas le droit de faire ce qu’on veut, mais la possibilité surnaturelle de faire ce que Dieu veut. La liberté n’est pas là où l’homme est son propre guide, mais là « où est l’Esprit du Seigneur » (2 Co 3:7). Elle n’est pas là où l’homme cherche son bonheur dans l’autonomie, mais là où « il le trouve dans l’obéissance » (Jc 2:12).

Il n’y a de liberté que chrétienne. Saint Paul n’hésitait pas à dire: « Tout m’est permis », en ajoutant aussitôt: « Mais tout n’est pas utile,… mais tout n’édifie pas,… mais je ne me laisserai asservir par rien » (1 Co 6:12; 10:23). Le Christ, de son côté, déclarait: « Si vous demeurez dans ma Parole, vous serezvéritablement libres… Si le Fils vous affranchit, vous serezréellement libres » (Jn 8:32, 36). Il y a donc une condition à remplir pour accéder à la vraie liberté – une condition que tous les Farinet du monde, d’hier ou d’aujourd’hui, ne remplissent pas, et qui est donc d’être greffé sur la Parole du Christ, le Libérateur par excellence, et de se laisser affranchir par lui « de la servitude de la corruption » qui a pris possession de nos coeurs, « pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu » (Rm 8:21). Alors, si cette condition est remplie, si nous sommes intérieurement transformés, nous serons « véritablement » et « réellement » libres. Ces deux adverbes laissent entendre que, hors de Jésus-Christ, nous ne sommes libres que faussement, mensongèrement, en apparence ou en imagination.

Revenons, en effet, à Farinet. Pouvait-on le considérer comme libre, alors qu’il était obligé – obligé, lui qui refusait toute obligation – de se cacher et de se déplacer sans cesse pour échapper à ses poursuivants, d’habiter le plus souvent dans le total inconfort d’une grotte, de souffrir de la solitude, du froid et de la faim, de vivre en marge de la société. Esclave, bien plutôt! Esclave de ces nécessités qui lui étaient imposées, esclave aussi de ses penchants, de ses idées sur la vie, et de sa conception même, de sa conception faussée de la liberté. Tout cela pour finir son existence, en pleine jeunesse, sous les balles des gendarmes venus pour l’arrêter.

Farinet, et tous ses semblables, loin d’être les héros qu’on veut nous faire croire, sont sans doute autant à plaindre qu’à blâmer. Ils ne sont en tout cas pas à imiter. « Ils nous promettent la liberté, alors qu’ils sont esclaves de la corruption; car on est esclave de ce qui nous domine » (2 P 2:19).

_____________________

* Ce texte est le deuxième d’une série de trois de Roger Barilier, ancien pasteur de la cathédrale de Lausanne, sur le thème « Liberté, égalité, fraternité ». Voir le premier dans le numéro 97:2 de La Revue réformée: « Egalité ou équité? ».

]]>
Fraternité ou communion ? http://larevuereformee.net/articlerr/n195/fraternite-ou-communion Sat, 27 Aug 2011 18:04:20 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=682 Continuer la lecture ]]> Fraternité ou communion ?

Roger BARILIER*

Un tribun populaire concluait un jour un de ses discours enflammés sur la fraternité universelle et la paix entre tous les hommes par cette déclaration enthousiaste:  » J’embrasse l’humanité.  » Et il joignait le geste à la parole. Sur quoi l’un de ses camarades, dans l’auditoire, sachant probablement que la vie conjugale de l’orateur n’était pas au beau fixe, lui lança cette apostrophe:  » As-tu embrassé ta femme ce matin ? « 

On touchait ainsi du doigt non seulement la distance qui sépare souvent la parole et les actes, mais plus précisément le caractère creux, théorique, de bien des propos sur l’ouverture au monde, l’abolition des frontières, l’internationalisme planétaire et autres poncifs de la langue de bois.  » Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire.  » L’amour de l’humanité tout entière, la fraternité entre tous les peuples n’est en somme qu’un mot, un flatus vocis, une abstraction sans réalité. Je n’ai jamais affaire à l’humanité dans son ensemble, elle n’est rien pour moi. Je ne connais que les membres individuels de cette humanité, des individus non plus abstraits, mais bien réels, que je côtoie dans ma famille, dans ma profession, dans tel groupement de citoyens dont je fais partie. Et ces gens-là – ce voisin qui m’importune avec sa radio tonitruante, ce collègue qui me jalouse et me fait des coups tordus, ce patron qui, pour restructurer son entreprise, me congédie et me condamne au chômage -, je n’ai guère envie de les embrasser. J’aimerais plutôt ne plus les saluer, ne plus leur adresser la parole, parfois les traîner en justice, ou même, le dernier nommé du moins, lui mettre mon poing dans la figure.

C’est dire que la fraternité universelle n’est pas facile à réaliser. Il y a, dans le coeur des hommes, un obstacle qui s’y oppose. Les hommes se haïssent, se mordent et se déchirent les uns les autres, disent du mal les uns des autres, se font du mal les uns aux autres, et rendent le mal pour le mal. Il n’y a qu’à ouvrir les journaux ou à regarder la télévision pour avoir le spectacle d’un monde pourri, haineux, répandant la misère, la guerre et la mort autour de lui, et des humains peu disposés à se jeter au cou les uns des autres pour de généreuses et générales embrassades.

Il est vrai qu’en un sens les hommes sont tous frères. Ils sont tous les enfants d’un même Père, d’un même Créateur, encore qu’ils ne sachent pas toujours le reconnaître. (D’ailleurs, même quand ils le reconnaissent, cela ne les empêche pas de se comporter comme de mauvais frères.) Ils sont tous, quelle que soit leur nationalité ou leur race, descendants d’Adam et Eve, ils appartiennent tous à la même espèce d’êtres vivants: à cette espèce supérieure à toutes les autres parce que créée « à l’image et ressemblance de Dieu » (Gn 1:26), et donc douée d’une intelligence, d’une volonté, d’une âme, et par là capable d’entrer en relation avec Dieu, mais étant aussi responsable devant lui. « Dieu a fait naître d’un seul homme tous les peuples répartis sur la surface de la terre… C’est de sa race que nous sommes. » (Ac 17:26 et 28)

Mais voilà – j’y reviens – en dépit de cette parenté fondamentale qu’ils ont avec le Créateur, et aussi les uns avec les autres, le comportement des humains n’est pas celui de vrais frères et soeurs, ils ne sont pas portés à s’aimer les uns les autres, sans discrimination aucune. Et même lorsqu’ils parviennent à s’aimer mutuellement, cet amour n’est pas sans ombre, sans nuages, sans déchirures, sans risque de se changer en haine. Il y a quelque part comme un noeud, comme un corps étranger qui vient gripper les rouages de leur fraternité et la rendre impossible. Il faut donc trouver le moyen de défaire ce noeud, de dégripper ce mécanisme. Il ne suffit pas de l’huiler. Ni de faire comme s’il fonctionnait, en pensant qu’un peu de bonne volonté et de générosité suffirait à le remettre en marche. Foin des beaux discours et des folles embrassades! La difficulté surmonte les forces humaines, l’obstacle est rédhibitoire.

* * *

Alors, que faire? Rien, à proprement parler. Rien d’autre que d’accueillir ce qu’un Autre a fait pour nous. Je prêche à des gens bien informés, et n’ai pas besoin d’insister lourdement. Celui qui seul est en mesure de lever l’obstacle rendant impossible la fraternité humaine, c’est notre Seigneur Jésus-Christ. En vivant lui-même avec nous une fraternité réelle, en clouant sur la Croix notre impossibilité de nous aimer les uns les autres, il nous a rendus capables, sinon de vivre pleinement cette authentique fraternité, du moins d’en prendre le chemin.

En vérité, nous avions tort de parler de fraternité à propos du genre humain tout entier. Tout au plus pouvions-nous parler de frères ennemis et de leurs luttes fratricides. Mais relisez le Nouveau Testament: il réserve le terme de « frères » à ceux que Jésus-Christ a adoptés comme tels, à ceux qui lui ont donné leur confiance, à ceux qui, par un retournement intérieur à cent quatre-vingts degrés, ont troqué l’esprit du monde contre le Saint-Esprit. Ils ne sont plus seulement les créatures de Dieu, mais ses enfants bien-aimés. Tout en étant « dans le monde », ils ne sont plus « du monde ». « Qui sont mes frères? » demandait um jour Jésus. Et il répondait lui-même, étendant la main sur ses disciples: « Les voici! Car quiconque fait la volonté de mon Père est mon frère ou ma soeur. » (Mt 12:48-50)

Le pasteur Pierre Marcel, dans l’un des nombreux et solides articles qu’il a écrits dans cette revue-ci qu’il avait fondée, a soigneusement distingué ces deux notions que l’on confond généralement sans sourciller: celle de frère, précisément, et celle de prochain[1]. Le prochain est cet être dont nous parlions en commençant, semblable à moi par son origine divine et d’ailleurs aussi par son péché, et que je dois sans doute aimer et respecter en raison de cette origine commune: le mépriser et le haïr seraient mépriser et haïr Dieu lui-même, qui l’a créé comme moi. Mais le frère est celui que nous venons de dire, qui partage la même foi que moi-même, qui a passé par la même conversion, qui a part au même salut, et qui est membre de la même famille spirituelle. C’est dans l’Eglise de Jésus-Christ qu’on est frères et soeurs les uns des autres. Le prochain est à l’image de Dieu créateur; le frère, à celle de Dieu sauveur.

« Chers frères et soeurs », déclare le pasteur au début de son sermon. La formule est usée, et a perdu de son pouvoir, mais elle n’en est pas moins une vérité profonde. Ces frères et ces soeurs, je dois les aimer plus encore que mon prochain, d’un amour surnaturel, d’un amour « qui surpasse toute connaissance » (Ep 3:20), d’un amour nouveau par rapport à ce que notre humanité peut produire en fait de fraternité. « Je vous donne un commandement nouveau, dit Jésus: Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres que tous connaîtront que vous êtes mes disciples. » (Jn 13:34-35) « C’est un commandement nouveau que je vous écris, vraiment nouveau, et en Christ et en vous, parce que les ténèbres se dissipent et que la vraie lumière luit déjà. » (1 Jn 2:8) Ainsi, « faisons du bien à tous, mais surtout à nos frères en la foi » (Ga 6:10).

Certes, ce n’est pas à dire que cet amour fraternel, avec tout ce qu’il implique de dévouement, d’abnégation, de sacrifices, d’oubli des offenses, d’attention portée aux malheureux, soit pratiqué dans sa perfection toujours et par tous les chrétiens. Jésus et les Apôtres nous parlent de fidèles qui se mettent en colère contre leurs frères (Mt 5:22), qui sont en procès avec eux (1 Co 6:6), qui blessent la conscience des faibles (1 Co 8:12), qui ont la foi sans les oeuvres et laissent leurs frères dans le dénuement (Jc 2:14-15), qui négligent de secourir ceux qui ont besoin de l’être (Mt 25:40 et 45)[2], ou qui ne savent pas régler leur conduite (2 Th 3:6) et vivent dans une immoralité pire que celle des païens (1 Co 5:1). Sans doute, mais ce sont alors de faux frères (2 Co11:26), qui ont renié leur foi et trahi leur Maître: des Judas en quelque sorte (1 Tm 5:8). Leur faute est d’autant plus grave qu’on pouvait attendre d’eux davantage, et qu’ils étaient appelés à faire ce que le monde immergé dans le péché ne peut pas faire. Ceux-là recevront leur lot avec les infidèles: « A quiconque il aura été beaucoup donné, il sera beaucoup redemandé; et l’on exigera davantage de celui à qui l’on aura beaucoup confié. » (Lc 12:46,48)

L’avantage que nous avons, comme croyants, de pouvoir vivre une fraternité réelle et non idéologique comme celle de l’orateur cité en tête de ces lignes, serrant dans ses bras l’humanité tout entière, cet avantage se paie aussi d’une responsabilité d’autant plus grande et, en cas de trahison, d’un châtiment d’autant plus rigoureux (Mt 23:14). Soyons donc sur nos gardes!

Reste que cette vraie fraternité, cette communion, est en germe, mais en un germe qui donne déjà du fruit dans ce monde et qui promet un épanouissement merveilleux dans le Royaume, chez tous les membres du Corps du Christ. Et ce germe nous est signifié et communiqué par le sacrement de la sainte Cène.

« Puisque Notre Seigneur n’a qu’un corps, duquel il nous fait participants, il faut nécessairement que par cette participation nous soyons faits aussi tous ensemble un seul corps; laquelle unité nous est représentée par le pain qui nous est offert pour sacrement. Car comme il est fait de plusieurs grains de blé, qui sont tellement mêlés et confus [confondus] ensemble, qu’on ne pourrait discerner ni séparer l’un de l’autre, en cette manière nous devons aussi être par accord de volonté tellement conjoints et assemblés entre nous, qu’il n’y ait aucune noise [querelle] ni division […] Le pain de bénédiction que nous rompons, est la participation du corps de Christ. Donc nous sommes un même corps, nous tous qui participons d’un même pain. » [3]


* Ce texte est le troisième et dernier d’une série de R. Barilier, ancien pasteur de la cathédrale de Lausanne, sur le thème « Liberté, égalité, fraternité ». Voir les deux premiers textes respectivement dans les numéros 97:2 et 3 de La Revue réformée.
[1] La Revue réformée, 39 (1988:3), 71ss.
[2] Remarquons que, contrairement à l’usage humanitariste qui est fait aujourd’hui de ce texte, c’est bien à ses frères malheureux, et non à tout homme souffrant en général, que Jésus s’identifie.
[3] J. Calvin, Institution IV, XVII, 38.

]]>
Une autre fête des vignerons http://larevuereformee.net/articlerr/n204/une-autre-fete-des-vignerons Fri, 19 Aug 2011 15:31:10 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=590 Continuer la lecture ]]> Une autre fête des vignerons

Roger BARILIER*

Grandiose et populaire, le spectacle qui se donne en plein air à Vevey, près de Lausanne, tous les quarts de siècle, reflète une religiosité antérieure au christianisme. Cérès, Palès, Bacchus, Silène, Orphée, les satyres et les bacchantes sortent tout droit de la mythologie gréco-latine. Pour autant, je ne dirai pas, avec certains « évangéliques » purs et durs, que ce spectacle est païen, et donc à réprouver. Car il est bien clair que les fausses divinités qui s’y trouvent évoquées ne sont là que pour visualiser, donner forme aux saisons successives de l’année et aux divers travaux de la vigne qui s’y rapportent. Elles n’ont point pour la foule d’existence réelle, et les spectateurs ne leur offrent ni culte, ni sacrifice. Sans vouloir garantir les sentiments chrétiens de tous les participants à cette fête, on peut estimer que la plupart d’entre eux ont au moins un reste de foi religieuse, et qu’ils attribuent l’existence de la vigne, l’excellence de son fruit, comme les beautés de la nature en général, au seul vrai Dieu, Créateur si ce n’est Sauveur.

Il n’est donc certes pas défendu de vibrer aux vastes déploiements scéniques d’une fête comme celle des vignerons, de se remplir les yeux des chatoyants costumes et des mouvements réglés par une talentueuse mise en scène, de se garnir les oreilles d’une musique riche et entraînante. Dieu lui-même ne préfère pas pour nous la morosité à la liesse. On peut s’interroger pourtant sur la qualité du sentiment religieux qu’il est possible de ressentir au spectacle d’une pareille fête, de si haute tenue soit-elle.

Tout est machine et ressort, écrivait Chateaubriand, tout est extérieur, tout est fait pour les yeux dans les tableaux du paganisme… Qu’est-ce que tout cela laisse au fond de l’âme? Qu’en résulte-t-il pour le cœur? Quel fruit peut-on en retirer pour la pensée?

Essayons d’imaginer une Fête des vignerons qui laisserait tomber ces sempiternels dieux et déesses de papier mâché, pour s’inspirer de la Parole de Dieu unique et véritable, Père, Fils et Saint-Esprit.

Cela est possible, sans du tout sacrifier la vigne et les vignerons. Car ils sont présents, ô combien! dans le livre contenant cette Parole divine: l’Ecriture sainte. Celle-ci contient une septantaine de textes où il est question de la vigne, sans compter ceux qui parlent des vignerons, de la vendange, du raisin, du cep et des sarments, de la plantation, de l’arrachage, de la taille, des maux auxquels la vigne est exposée, des bienfaits qu’elle procure, et, bien sûr, de la remarquable boisson que produit son fruit: le vin. Et les leçons que la Bible donne à ce sujet, les pensées et les actions qu’elle suscite sont plus nombreuses et diverses que celles que dégageait la mythologie des Anciens.

I. La vigne et ses origines

Ces enseignements sont si nombreux et divers que nous ne pourrons en relever que quelques-uns dans les lignes qui suivent.

La première mention que l’Ecriture fait de la vigne apparaît au lendemain du récit du déluge1. C’est la vigne qui, après cette sorte de mort de l’humanité et de la création, est la première à en marquer le nouveau départ, le retour à la vie. Noé et sa famille, uniques rescapés du désastre, sont aussi les premiers à la cultiver. La pluie a cessé, le ciel se dégage, Dieu a pardonné à l’humanité rebelle et lui accorde un sursis. Pour l’attester, il fait apparaître à l’horizon un bel arc-en-ciel. La culture de la vigne est un autre signe de cette nouvelle chance accordée aux hommes.

Signe d’espérance donc. Mais le récit biblique de cet après-déluge présente encore deux enseignements. Le premier est que le vin, tiré de la vigne, est à la fois un bienfait et un danger. Consommé modérément, il « réjouit le cœur de l’homme et fait resplendir son visage »2. Il est bon pour la santé: Paul, bien plus tard, en recommandera l’usage à son disciple Timothée, pour favoriser la digestion3. Le Seigneur lui-même, pour accompagner ses délivrances et ses bontés envers les peuples, leur offrira « un festin de viandes grasses et de vins choisis et clarifiés »4. « Le bon vin réjouit Dieu et les hommes. »5 Mais, bu avec excès – Noé l’a appris à ses dépens – le vin étourdit, endort, fait perdre sa dignité d’homme et la maîtrise de soi6. La Loi divine en interdit l’usage aux prêtres pour qu’ils sachent toujours « distinguer ce qui est saint de ce qui est profane »7. De même, l’apôtre Paul en défend l’abus aux conducteurs spirituels8. Trop aimer le vin n’est pas sage9. C’est aussi s’appauvrir10. « Malheur à ceux qui courent après les boissons enivrantes et qui sont échauffés par le vin! »11 Et Paul fera écho à ces propos en disant aux fidèles en général: « Ne vous enivrez pas de vin, car il porte à la dissolution, mais soyez plutôt remplis du Saint-Esprit! »12

Pour en revenir à Noé, l’histoire de ses rapports avec le vin comporte une leçon d’un autre ordre. Ignorant l’effet négatif que pouvait avoir cette boisson nouvelle pour lui – le vin –, il s’est enivré et, ne sachant plus ce qu’il faisait, s’est partiellement dévêtu et a laissé voir sa nudité. Informé de ce scandale par un de leurs frères, Sem et Japhet, fils de Noé, prirent sur leurs épaules le manteau de celui-ci et, marchant à reculons, en couvrirent leur père. Bel exemple de décence et de pudeur, dont le cinéma et la télévision d’aujourd’hui devraient bien s’inspirer, eux qui ne peuvent pour ainsi dire pas montrer un film sans personnages dévêtus.

II. La vigne dans l’Ancien Testament

Le personnage biblique de Noé est généralement mentionné dans la Fête des vignerons. Mais, si je ne me trompe, c’est le seul de son espèce, et je suppose que les enseignements qu’on vient de lire ne seront pas présents à Vevey. Pas plus que ne sera présente la première moitié de la devise de ces lointains descendants de Noé que sont les moines cisterciens qui ont introduit la culture de la vigne sur nos coteaux: Ora et labora! (Prie et travaille!) Il est vrai qu’on voit mal l’espace scénique de Vevey se transformer en sanctuaire de recueillement…

Revenons dès lors à la Bible. Sans négliger le travail, seconde partie de la devise, ni toute la dimension « horizontale » de la vie, la Bible met en première ligne la dimension « verticale »: la prière, la relation avec l’invisible, la reconnaissance pour les bienfaits divins, la repentance pour nos propres méfaits. Or, cette relation est souvent représentée dans la Bible sous l’image de la vigne dont Dieu est le propriétaire et nous les vignerons.

La vigne, dans l’Ancien Testament, c’est le peuple élu, mais aussi les choses de ce monde, et notre vie même, que nous avons à gérer, à cultiver, et qui doit, comme le suggère cette image, porter du fruit. « Vivre à l’ombre de sa vigne et de son figuier » est le type même du bonheur et de la paix13. C’est l’état de la Terre promise et du peuple de Dieu, tant que ce peuple élève son âme à ce Dieu qui l’a choisi, et tant qu’il se conforme à cette volonté d’en haut qui s’exprime dans les Dix Commandements. Israël est alors une vigne fertile et généreuse14. Mais que ce peuple vienne à se détourner de son divin bienfaiteur et à rendre un culte à de faux dieux, alors les malheurs s’accumulent pour lui. Cette vigne qui est son pays, qui est lui-même, est déchiquetée par la grêle15, laissée sans soins, envahie par les chardons16, dévastée et privée de vendange17. Les chants de joie ne s’y font plus entendre18. Tels sont les châtiments, faciles à transposer de l’image au réel, de l’idolâtrie et de l’immoralité19.

L’idolâtrie. N’avons-nous pas aujourd’hui nos propres idoles, nos faux dieux: la science, la technique, l’argent, le sexe, les médias et quelques autres? L’immoralité. Les nouvelles ne nous annoncent-elles pas tous les jours des détournements, des prévarications, de l’injustice, de l’intolérance (ou au contraire l’abandon de toute règle), de l’infidélité et de la prostitution, en veux-tu en voilà? Notre vigne moderne est dans un état lamentable. Economiquement, politiquement, spirituellement et moralement, tout va mal, tout se déglingue et se détruit.

Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau fertile… Il espérait qu’elle produirait des raisins, mais elle donna des grappes sauvages. (Es 5:1-2)

Heureusement que la Bible n’a pas que des perspectives aussi sombres. Il y a une espérance. Des possibilités de restaurer notre vigne massacrée et de la faire porter du bon fruit. Déjà le patriarche Jacob l’avait annoncé:

…Viendra le Pacifique,
Auquel les peuples obéiront…
Il attachera son ânon à la vigne,
Et au meilleur cep le petit de son ânesse,
Il lavera son vêtement dans le vin
Et son manteau dans le sang des raisins. (Gn 49:10-12)
III. La vignes dans les évangiles

Ce Pacifique, ce restaurateur, nous le connaissons. C’est Jésus le Christ. Et aussi le fils du propriétaire de la vigne.

Le voici qui, après un long temps de préparation, commence son ministère par un miracle qui a trait au fruit de la vigne: il change en vin ce qui n’était que de l’eau. Par quoi il rend service à l’hôte qui l’a invité pour un repas de noces et qui se trouve à court de boisson de table. Par quoi aussi, en opérant cette chose impossible aux hommes, il démontre qu’il est d’essence surhumaine, divine. Et par quoi encore, il annonce – car ici le vin est symbole de joie – la Fête des fêtes, la venue du Royaume de Dieu et du bonheur éternel. Mais peut-être y a-t-il dans ce vin l’évocation encore voilée du sang que Jésus versera bientôt pour nous, pour le pardon de nos fautes et pour notre salut?

Au cours de son ministère d’enseignement, Jésus parlera plusieurs fois de la vigne pour en tirer diverses leçons.

i) Dans la parabole des ouvriers dans la vigne20, il montre la gratuité de la bienveillance divine. Les ouvriers de la dernière heure reçoivent autant que ceux de la première heure. Apparente injustice! Mais en réalité preuve que Dieu ne nous traite pas selon nos mérites, mais selon les richesses surabondantes de sa grâce. Si d’ailleurs il nous récompensait dans la mesure du bien que nous avons fait pour lui et pour notre prochain, nous aurions tout à craindre pour notre avenir, car combien sont minces nos prétendus mérites, et combien épaisses nos lacunes, nos fautes, nos entorses à la Loi divine, et combien tangibles notre orgueil et notre égoïsme, nos tiédeurs et nos manques d’amour! « Les premiers seront les derniers, et (heureusement) les derniers seront les premiers. »

ii) Dans la parabole des deux fils21, ces fils que leur père envoie travailler à sa vigne, et dont l’un refuse d’obtempérer, mais y va quand même, et l’autre se soumet en apparence, mais finalement ne fait pas le travail demandé, il y a une sévère mise en garde contre une vie chrétienne toute en paroles et très peu en actes. Ceux qui obéissent à Dieu et servent les autres ne sont pas ceux qui disent, mais ceux qui font. « Les gens de mauvaise vie peuvent devancer les gens pieux dans le Royaume de Dieu. » Appel à l’humilité et à la repentance.

iii) Autre enseignement qui recourt aussi à l’image de la vigne: le Cep et les sarments22. Nos lecteurs le savent bien: les sarments (autrement dit nous-mêmes) ne peuvent porter du fruit (c’est-à-dire plaire à Dieu par une vie d’humilité et de service) qu’en demeurant attachés au cep (donc unis au Christ par la prière et la méditation de la Parole de Dieu, par la foi et l’amour). A défaut, ces sarments sont stériles, on les coupe et les jette au feu. On devine ce que cette menace peut cacher de terrible; mais qui la prend encore au sérieux, de nos jours?

iv) Dans la parabole des méchants vignerons, Jésus prédit le sort que vont lui faire subir les monteurs de cou (les pharisiens). Le maître de la vigne (autrement dit Dieu lui-même) envoie ses serviteurs (les prophètes) pour faire la vendange (récolter les fruits de conversion et d’amour). Mais les vignerons (les chefs religieux), qui veulent cette vendange pour eux seuls, chassent, maltraitent ou tuent ces serviteurs. Le propriétaire finit par envoyer son propre fils (Jésus-Christ), pensant que les vignerons le respecteront, mais ils lui font subir le même sort qu’aux serviteurs qui l’ont précédés. Ils en seront eux-mêmes châtiés sévèrement: la vigne (autrement dit le peuple de Dieu) leur sera arrachée et donnée à d’autres (la communauté chrétienne, l’Eglise). Mais en attendant, c’est donc le supplice de la croix qui s’annonce à l’horizon pour le fils du maître.

Et c’est bien ce que nous rapporte la suite de l’Evangile. Jésus est arrêté, sommairement jugé et exécuté. Or, peu avant sa mort, célébrant avec ses amis la Pâque de son peuple, il a fait une dernière allusion à la vigne et à son fruit. Elevant la coupe de vin rouge de ce repas, il fit de cette boisson l’image de son sang, de ce sang qu’il allait verser sur la croix. Et non seulement l’image, mais la communication réelle, à ceux qui en buvaient et à ceux qui en boiraient, de l’effet salvateur, pour les croyants, de ce sang versé: le pardon des péchés, la mort de la mort. « Celui qui boira de cette coupe vivra pour toujours. »23 De cette fête de la Pâque, qui commémorait la fin de la servitude temporelle d’Egypte, Jésus a fait l’annonce d’une délivrance beaucoup plus grande, et spirituelle: la fin de la servitude d’une vie de misère et limitée dans le temps. Puis, ajoutant la promesse d’une future transformation totale du monde entier et de la fin de toutes les détresses, il ajoute:

Je ne boirai plus de ce fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai nouveau, avec vous, dans le Royaume de mon Père. (Mt 26:29)

IV. La vigne dans les épîtres

Ce Royaume de Dieu, ce monde épuré de toutes les formes du mal, sans doute n’est-il pas encore réalisé maintenant. Il n’y en a guère que des aperçus épisodiques, quelques jalons, quelques signes avant-coureurs. Et c’est à nous, chrétiens, de donner ces aperçus, de poser ces jalons, de dégager ces signes. A nous de mettre en œuvre cette grâce que le Christ a déposée en nous, cette vie nouvelle née de sa croix et de sa résurrection. Et cette tâche à laquelle nous sommes appelés en attendant la fin des temps, les apôtres, dans les épîtres faisant suite aux évangiles, la désignent volontiers comme le devoir de « faire fructifier » cette impulsion au bien que le Christ a mise en nous. La vigne de notre vie doit « porter du fruit ». Des fruits, qui sont en somme la mise en pratique de ces Dix Commandements que Dieu a donnés à l’humanité pour que l’ordre et le bonheur commencent à y régner – ces commandements dont nous avons rappelé plus haut le mépris dans lequel ils sont tenus par le monde qui nous entoure. Ces fruits qui sont, notamment, « l’amour, la joie, la patience, la bienveillance, la bonté, la fidélité, la douceur, la maîtrise de soi »24.

Maintenant, dit en résumé le même apôtre, Paul, affranchis que vous êtes à l’égard du péché, et devenus les serviteurs de Dieu, le fruit que vous portez, c’est la sanctification, dont la vie éternelle est l’aboutissement. (Rm 6:22)

Quant à l’Apocalypse, qui nous transporte à cet aboutissement final, à cette apparition des cieux nouveaux et de la terre nouvelle, c’est encore à l’image de la vigne qu’elle recourt pour nous en parler:

Un ange sortit et cria d’une voix forte à celui qui avait une faucille tranchante: lance ta faucille, et vendange les grappes de la vigne de la terre; car ses raisins sont mûrs. (Ap 14:18)

V. Une autre Fête des vignerons

Ainsi s’intitulait mon article. Imaginais-je qu’on puisse mettre en scène, dans un spectacle grandiose comme celui de Vevey, l’enseignement biblique sur la vigne et tout ce qui s’y rapporte? M’est avis que ce ne serait pas absolument impossible. Certes, il y manquerait les rutilants costumes des déesses et demi-dieux de l’Antiquité. Mais les thèmes que nous venons d’évoquer se prêteraient à une musique de haute tenue. La puissance de Dieu, son amour et sa sainteté ont fourni dans le passé matière à de très beaux chants. Des danses ne seraient pas exclues: l’Ancien Testament nous parle de jeunes filles exécutant quelque farandole dans les vignes25. Et un metteur en scène imaginatif pourrait bien nous faire, avec la culture viticole telle qu’elle apparaît dans l’Ecriture, un théâtre à grand spectacle.

Mais rassurez-vous, si vous avez besoin de l’être! Ce n’est pas cela que je souhaitais. Une fête, oui, une réjouissance, c’est bien ce que la Bible nous offre. Mais c’est une fête intériorisante, et non extériorisante. Une fête qui n’est pas une simple distraction, mais qui donne à réfléchir, qui n’est pas seulement pour les yeux et les oreilles, mais pour l’esprit, le cœur et l’âme. Une fête qui soit faite non pour « s’éclater », mais pour s’approfondir. Rappelons-nous ce que disait Chateaubriand cité au début de cet article! Le spectacle – qu’il soit en rapport avec la vigne ou avec autre chose – est de l’ordre du plaisir, et certes Dieu ne nous pleure pas ce genre de satisfaction. Mais l’enseignement biblique est de l’ordre de « la seule chose nécessaire, qui ne nous sera pas ôtée ».

Tâchons de nous en souvenir et d’en faire notre profit!
PRIÈRE DES SARMENTS
« Je suis la vraie vigne gorgées de lumière
et vous êtes les sarments », et tout ensemble, fruits, sarments
Seigneur, vraie vigne, nous te prions, et Toi, la vigne originelle,
nous les sarments noueux et tordus. nous faisons la gloire du vigneron,
Nos vrilles se tendent et s’étendent ton Père.
pour s’accrocher partout
ailleurs que sur Toi. Donne-nous de vouloir
Nous donnons l’illusion toujours vivre de Toi.
de vivre par nous-mêmes Ne permets pas que nous soyons
tout à l’orgueil de nous croire jamais séparés de Toi.
les vignes éternelles. Aide-nous à accepter
la taille du vigneron.
Pardon, vigne unique enracinée Nous nous faisons gloire
dans la terre du vigneron, de nos longs jets de printemps
dans le royaume de sa vie, et de nos feuilles luisantes,
pardon, pardon d’oublier ne laissant plus aucune place
que la sève qui coule en nous pour les fruits à venir;
vient de Toi et de Toi seul, mais, au nom de l’essentiel,
Pardonne-nous d’oublier le vigneron vient tailler,
que par Toi seul, couper, émonder,
nous sommes reliés à la vraie vie, redresser, palisser,
ne faisant qu’un avec Toi. redonnant vigueur à notre élan
Coupés de Toi nous nous desséchons, et force au sang de Toi
nous tombons bois mort qui coule en nous.
sans feuille ni fruit,
et pourtant tu nous as chargés Fidèles à l’exigence de ta Parole,
d’être les porte-fruits nous serons en Toi et Toi en nous.
de la vigne du Père. Etendant jusqu’à l’infini la vraie vigne
C’est en nous que ta vie du Royaume éternel de Dieu ton Père,
prend force et beauté en Toi son Fils
en lourdes grappes par le souffle de l’Esprit.


* R. Barilier est un des anciens pasteurs de la cathédrale de Lausanne.

1 Gn 9:20.

2 Ps 104:15.

3 1 Tm 5:23.

4 Es 25:6.

5 Jg 9:13.

6 Ps 60:5; Os 4:11.

7 Lv 10:9.

8 1 Tm 3:3, 8; Tt 1:7.

9 Pr 20:1.

10 Pr 21:17.

11 Es 5:11.

12 Ep 5:18.

13 1 R 4:25; Mi 4:4, etc.

14 Ps 80:9-12.

15 Ps 78:47.

16 Pr 24:30.

17 Ez 15:2.

18 Es 16:9-11.

19 Es 5:1-6.

20 Mt 20:1-16.

21 Mt 21:28.

22 Jn 15:1-11.

23 Mt 26:28; Jn 6:54.

24 Ga 5:22-23.

25 Jg 21:21.

37

]]>