Frédéric de CONINCK – La Revue réformée http://larevuereformee.net Sat, 27 Aug 2011 17:28:39 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 Péché collectif et responsabilité collective http://larevuereformee.net/articlerr/n192/peche-collectif-et-responsabilite-collective Sat, 27 Aug 2011 19:28:39 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=718 Continuer la lecture ]]> Péché collectif et responsabilité collective

Frédéric de CONINCK*

L’idée de péché collectif nous est, sans doute, moins facilement compréhensible qu’aux temps bibliques. Nous sommes pétris d’individualisme, et il nous est pénible d’envisager que nous puissions être solidaires, dans le mal, de nos concitoyens. Nous avons, dès lors, tendance à sauter par-dessus les passages bibliques qui évoquent une telle notion. L’Ancien Testament dénonce, à maintes reprises, le péché du peuple d’Israël dans son entier. Mais, dira-t-on, le Nouveau Testament innove et met en avant un appel individuel. Aussi vais-je m’attacher à mettre en évidence des exemples tirés du Nouveau Testament.

I. Les personnages collectifs dans le Nouveau Testament

Jésus apostrophe des villes qui semblent faire bloc dans leur refus d’écouter l’Evangile.

Il se mit à invectiver les villes qui avaient vu ses plus nombreux miracles mais n’avaient pas fait pénitence: « Malheur à toi, Chorazin! Malheur à toi, Bethsaïda! Car si les miracles qui ont eu lieu chez vous avaient eu lieu à Tyr et à Sidon, il y a longtemps que, sous le sac et dans la cendre, elles se seraient repenties. Aussi bien, je vous le dis, pour Tyr et Sidon, au jour du jugement, il y aura moins de rigueur que pour vous. Et toi, Capharna¸m, crois-tu que tu seras élevée jusqu’au ciel? Jusqu’à l’Hadès tu descendras. Car si les miracles qui ont eu lieu chez toi avaient eu lieu à Sodome, elle subsisterait encore aujourd’hui. Aussi bien, je vous le dis, pour le pays de Sodome il y aura moins de rigueur, au jour du jugement, que pour toi. »1

Lorsque Jésus envoie ses disciples en mission, il leur demande de s’adresser, non pas tant aux individus un par un, mais aux maisons et aux villes2. Les personnes regroupées dans les maisons (le cercle social de base, à l’époque) les accueillent ou les rejettent, de même que des cités entières peuvent les écouter ou les mépriser.

On connaît aussi les invectives que Jésus adresse aux pharisiens et aux scribes en Matthieu 23. Il considère que ces groupes sociaux présentent une attitude suffisamment homogène pour qu’il puisse leur adresser un message unique. A un autre moment, il refuse de faire un miracle en adressant des reproches à une génération entière: il parle de « génération mauvaise et adultère »3.

Prêtons-nous, d’autre part, assez attention aux destinataires des épîtres de Paul? Il s’agit souvent d’Eglises entières. Et, lorsque Paul leur adresse des reproches, il considère que leurs membres sont solidaires dans leurs erreurs: « ï Galates sans intelligence, qui vous a ensorcelés? »4 écrit-il par exemple.

II. Les réalités invisibles et la personnification de la dimension collective de la vie sociale

Mais ceci n’est, encore, que la partie émergée de l’iceberg, car une grande partie de la réflexion des auteurs du Nouveau Testament sur la dimension collective du mal passe inaperçue à nos yeux pour des questions de vocabulaire. En lisant l’Apocalypse, on peut, me semble-t-il, faire le pont entre le vocabulaire de cette époque et le nôtre. Jean, au début de ses visions, entend une voix qui lui dit: « Ce que tu vois, écris-le dans un livre pour l’envoyer aux sept Eglises: à Ephèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie et Laodicée. »5 Mais ensuite, et régulièrement, les lettres ne sont pas adressées aux Eglises, mais aux anges qui les représentent6. Il semble y avoir, de quelque manière, une équivalence entre les Eglises en tant que groupes et les anges auxquels on écrit. La voix de la vision inaugurale le suggère sans le dire explicitement: « Quant au mystère des sept étoiles que tu as vues dans ma main droite et des sept candélabres d’or, le voici: les sept étoiles sont les anges des sept Eglises; et les sept candélabres sont les sept Eglises. »7 On a l’impression, en lisant les lettres, que le comportement collectif de l’Eglise est personnifié sous la forme d’un ange8.

Cette démarche de personnification d’un comportement collectif, en l’attribuant à un être invisible, me semble assez générale à l’époque, et on en retrouve la trace à plusieurs reprises dans le Nouveau Testament. Voici, à titre d’illustration, une histoire: Un jour, dans un bureau, le chef de bureau est convoqué par le chef de service, qui lui adresse des reproches injustifiés. Le chef de bureau revient dans son bureau et, énervé, « passe un savon » à un subordonné pour une broutille. Le subordonné, perturbé par ce « savon » démesuré, sort dans la rue et bouscule quelqu’un qu’il s’empresse d’accabler d’injures. Cette personne bousculée monte dans sa voiture et, sitôt que quelqu’un devant elle fait une faute de conduite minime, klaxonne bruyamment. Le conducteur victime de cet accès de mauvaise humeur rentre chez lui et provoque une scène de ménage avec sa femme. Cette dernière, à son tour, donne une bonne fessée au premier enfant qui passe dans son champ visuel.

Nous voyons bien que quelque chose s’est transmis d’une personne à l’autre. Pour rendre compte de la situation, nous ne pouvons pas la réduire à des décisions individuelles. Nous emploierons à notre tour une personnification: nous dirons que ces personnes ont, l’une après l’autre, relayé « la violence » ou « l’injustice ». On voit bien que quelque chose passe au-dessus des individus pris un par un, quelque chose d’invisible, qui prend corps en passant d’une personne à l’autre. Il peut nous arriver, par exemple, de rejoindre un groupe ou une réunion et de nous rendre compte qu’il y règne un « bon esprit », ou, au contraire, un « mauvais esprit ». Jésus ne fait pas autre chose lorsqu’il parle de l’argent en l’appelant Mammon. Il nous invite à voir, derrière les multiples usages de l’argent, une menace commune. Toute la rhétorique de l’Apocalypse s’emploie à nous montrer que, derrière l’histoire pleine de bruit et de fureur que nous connaissons, il y a des puissances qui s’agitent. Ce n’est finalement pas très différent de parler du « pouvoir », de « l’avidité », de « l’oppression », ou de parler du « prince de ce monde », de Mamon, de « l’accusateur », de « la bête ». Dans les deux cas, on fait référence à des éléments qui dépassent l’individu, et qui pèsent sur lui, sans pour autant l’exonérer de sa responsabilité.

Quand Paul écrit aux Colossiens ou aux Ephésiens, il entre en relation avec une aire culturelle où se développent les premiers germes de ce qui deviendra le gnosticisme. Il s’adresse donc à des personnes qui considèrent que leur vie est dépendante de forces suprahumaines: les « dominations » et les « autorités ». Ces forces ont, bien sûr, un rapport avec la souffrance que ces gens endurent jour après jour, avec les autorités concrètes qu’ils côtoient, avec la domination qu’ils subissent. Mais, l’Empire romain se développant, il devient évident que tout ne se joue pas à Rome, dans la personne de l’empereur, et qu’il existe de multiples relais. Chaque fonctionnaire local brutal dépend, finalement, des « dominations ». Il est le relais de « l’oppression » en général. Paul n’hésite pas à entrer dans ce type de discours, et l’Apocalypse, une fois encore, est proche d’une telle vision des choses.

Le mot même de « monde », tel qu’il sera utilisé par Paul et par Jean, fait référence à quelque chose qui structure les conduites, beaucoup plus qu’à un lieu géographique. Paul parlera « d’éléments du monde »9. Il mettra sous ce mot ce que nous appellerions, pour notre part, des rites, des conventions, des interdits, des idéologies: toutes choses qui façonnent le comportement collectif. En voici trois exemples:

« Nous aussi, durant notre enfance, nous étions asservis aux éléments du monde (…) mais maintenant que vous avez connu Dieu ou plutôt qu’il vous a connus, comment retourner encore à ces éléments sans force ni valeur, auxquels à nouveau, comme jadis, vous voulez vous asservir? Observer des jours, des mois, des saisons, des années! »10

« Prenez garde qu’il ne se trouve quelqu’un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la « philosophie » selon une tradition toute humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ. »11

« Du moment que vous êtes morts avec le Christ aux éléments du monde, pourquoi vous plier à des ordonnances comme si vous viviez encore dans ce monde? Ne prends pas, ne goûte pas, ne touche pas, tout cela pour des choses vouées à périr par leur usage même! Voilà bien les prescriptions et doctrines des hommes! »12

Par cette série d’exemples, j’ai voulu vous convaincre que l’idée d’un péché collectif courait à travers l’ensemble du Nouveau Testament. Cela dit, les auteurs bibliques ne se sont pas contentés de poser l’existence de ces réalités collectives, ils ont aussi lié cela avec leur réflexion sur le comportement individuel. Ce sont, déclarent-ils, des réalités qui nous influencent. Tous, pour notre part, nous sommes soumis à la pression qu’exercent sur nous les différents cercles que nous fréquentons. Nous sommes membres d’une Eglise dont nous épousons les manières de faire. L’entreprise qui nous emploie a développé sa culture, son style, et ils déteignent sur nous. L’organisation de la consommation de masse structure nos choix quand nous sommes dans un hypermarché. Nous avons élu des représentants qui engagent la France entière sur la scène internationale. Nous imitons le mode de vie de nos voisins ou de nos amis. Nous assimilons les pratiques dominantes des cercles que nous fréquentons pour le bien comme pour le mal.

III. Vivre la libération du Christ dans le champ de la vie sociale

Pourtant, les auteurs du Nouveau Testament abordent toujours cette question du péché collectif pour inviter leurs lecteurs à se libérer de son emprise. Il n’y a pas, chez eux, la vision tragique d’une existence totalement construite par des forces implacables. Ils parlent sans cesse d’une libération apportée par la venue du Christ, et qui nous permet, par rapport à ces « trônes », « souverainetés », « autorités », « pouvoirs », de nous démarquer, individuellement d’abord, mais aussi communautairement, et même collectivement.

Dans l’Apocalypse, Jean appelle ses lecteurs à tenir bon. Chacun doit faire ses choix et résister à la séduction de « la bête ». Dans les épîtres aux Colossiens et aux Ephésiens, Paul déclare solennellement que le Christ a vaincu les « dominations » et les « autorités » et, qu’en conséquence, les chrétiens peuvent et doivent marcher en nouveauté de vie. On connaît également l’exhortation aux Romains:

Ne vous modelez pas sur le siècle présent, mais que le renouvellement de votre intelligence vous transforme et vous fasse discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, ce qui lui plaît, ce qui est parfait.13

On pourrait reprendre une par une les multiples figures du péché collectif dans le Nouveau Testament, et constater que, pour chacune, on annonce, sur un mode qui lui est propre, la libération en Jésus-Christ. On doit se souvenir, également, que le groupe des pharisiens n’est pas totalement monolithique et que Nicodème s’en désolidarise14. Marc raconte, également, que

Joseph d’Arimathée, membre notable du Sanhédrin, qui attendait lui aussi le Royaume de Dieu, s’en vint courageusement trouver Pilate et réclama le corps de Jésus15.

Bien que membre du Sanhédrin, il n’endosse pas la condamnation que celui-ci a prononcée.

Comme le dit Paul Ricoeur, dans le domaine du mal, commencer c’est continuer: c’est acquiescer à une logique dominante, l’endosser, la relayer. Le chrétien est appelé à rompre cette logique de relais successifs. Toutes les béatitudes constituent, par exemple, un appel à ne pas suivre la logique sociale dominante, qui valorise la richesse, la dureté, la joie superficielle, les arrangements, les rapports de force, les compromissions et la lutte pour la vie.

IV. Le rôle de l’Eglise en tant que groupe social

Cela dit, la conclusion des béatitudes va au-delà, me semble-t-il, d’un appel au seul individu. Quand Jésus dit: « Vous êtes le sel de la terre », puis « Vous êtes la lumière du monde », il s’adresse collectivement aux chrétiens. C’est l’Eglise, dans sa globalité, qui doit trancher sur le monde. Cet argument est pleinement développé dans l’épître aux Ephésiens. Paul y décrit, en effet, comment Dieu a construit l’Eglise autour de la mort et de la résurrection du Christ, comment il a édifié une communauté qui réunit les Juifs et les Grecs, séparés dans la société civile. Tout ceci, dit-il, « pour que les principautés et les puissances célestes aient maintenant connaissance, par le moyen de l’Eglise, de la sagesse multiple déployée par Dieu »16. Quand les apôtres exhortent, dans leurs épîtres, les Eglises en tant que groupes, quand l’Apocalypse stigmatise le comportement de telle ou telle Eglise locale, ils veulent qu’elles soient à la hauteur de leur vocation: être des groupes qui tranchent, collectivement, sur la société environnante. Ceci me rappelle également la parole de Jésus, après qu’il eut lavé les pieds à ses disciples:

Je vous donne un commandement nouveau: vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. A ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples: si vous avez de l’amour les uns pour les autres.17

Tous les commandements qui se déclinent sur le mode « les uns… les autres », font référence, d’ailleurs, au fonctionnement de l’Eglise en tant que groupe. Et ce fonctionnement fait partie intégrante du projet de Dieu18. Nous avons, en tant qu’Eglise locale, en tant qu’union d’Eglises et en tant qu’Eglises chrétiennes dans leur ensemble, la responsabilité de former un corps social construit sur l’amour, l’attention, le respect, réciproques.

V. Et finalement: notre responsabilité dans la société globale

Mais le projet de Dieu va, au-delà de l’Eglise, jusqu’à la société dans son ensemble. Le thème récurrent des rois de la terre dans l’Apocalypse nous y rend sensibles. Jésus y est appelé « le Prince des rois de la terre »19. Ce titre n’est pas anodin car, dans le cadre de tous les combats que l’Apocalypse nous relate, il indique qu’il importe au Christ de garder la haute main sur les pouvoirs politiques en place20. La cible du message de l’Apocalypse n’est ni purement intimiste, ni purement communautaire. « Il te faut, dit-on à Jean, prophétiser sur une foule de peuples, de nations, de langues et de rois. »21 Barnabas qui doit rencontrer Paul, nouveau converti, entend une parole analogue: « Cet homme est un instrument que je me suis choisi pour répondre de mon nom devant les nations païennes, les rois et les Israélites. »22 Au terme de l’histoire, « les rois de la terre apporteront leur gloire dans la Jérusalem céleste »23. Au reste, Jésus lui-même a dit être « plus que Salomon »24.

S’il est clair que des cités seront jugées, que les « trône  » et les « souverainetés » devront s’incliner devant le Christ, que les rois se prosterneront devant l’Agneau, alors notre responsabilité n’est ni simplement individuelle, ni purement communautaire, elle s’étend à notre statut de citoyen dans notre pays, et même de citoyen du monde. Nous ne pouvons nous laver les mains, ni des rapports économiques « Nord-Sud », ni de l’exclusion, ni du racisme ou du nationalisme.

Mais Jésus s’est-il adressé à un acteur politique, à quelqu’un qui pouvait peser sur l’événement? Assurément oui. En dehors de Pilate, il a dialogué avec un acteur de premier plan: la foule25. A une époque où il n’y a ni journaux ni télévision, la foule sert de caisse de résonance, d’opinion publique ambulante. Les nouvelles y volent de bouche en bouche. Un mécontentement dégénère rapidement en émeute. Au Ier siècle, les Romains ont dû réprimer brutalement plusieurs émeutes qui menaçaient directement tel ou tel plénipotentiaire. La multiplication des pains ou l’entrée de Jésus à Jérusalem le jour des Rameaux provoquent des débuts d’émeute. Et c’est la foule qui prononce l’ultime condamnation contre Jésus.

En conclusion: un projet de vie qui concerne notre vie sociale dans toutes ses dimensions

Ainsi l’ensemble du Nouveau Testament dénonce le péché individuel, le péché de groupes sociaux ou d’Eglises locales, le péché des puissants et le péché des nations. Il met en avant les structures sociales qui travaillent à la destruction, à la mort, à l’oppression. Il combat les idéologies, les coutumes, les rites qui emprisonnent l’homme. La victoire de Jésus-Christ, à travers sa mort et sa résurrection, traverse tous les cercles sociaux, toutes les structures qui encadrent notre vie. C’est pourquoi nous sommes responsables: responsables de vivre une vie différente au milieu du conformisme égoïste ambiant, responsables de construire des vies d’Eglise qui soient des lumières pour nos contemporains, responsables d’agir pour que nos sociétés manifestent « la justice, la miséricorde et la fidélité. »26 Sinon nous ne sommes plus qu’un sel sans saveur


* F. de Coninck est chercheur au CNRS et auteur de Ethique chrétienne et sociologie (Méry-sur-Oise: Sator, 1992).
1 Mt 11:20-24.
2 Lc 10:1-12.
3 Mt 12:39.
4 Ga 3:1.
5 Ap 1:11.
6 Ap 2:1, 2:8, 2:12, 2:18, 3:1, 3:7, 3:14.
7 Ap 1:20.
8 Bien sûr, on pourrait considérer que l’ange de chaque Eglise est tout simplement son envoyé (au sens premier de aggelos) et qu’il sert de facteur. Mais cela me semble rester en retrait par rapport à la culture de l’époque et la signification qu’elle met sous le mot d’ange. En outre, la rhétorique même du texte de l’Apocalypse appelle à aller plus loin, puisqu’on prend l’ange lui-même à partie, en le tutoyant, au lieu de faire référence à un « vous » collectif, comme il serait naturel si on s’adressait à une Eglise.
9 Ga 4:3 et 9; Col 2:8 et 20.
10 Ga 4:3, 9, 10.
11 Col 2:8.
12 Col 2:20-22.
13 Rm 12:2.
14 Jn 7:50, 19:38-39.
15 Mc 15:43.
16 Ep 3:10.
17 Jn 13:34-35.
18 Les références pullulent : Mc 9:50, Jn 13:14, 13:34-35, 15:12, 15:17, Rm 12:5, 12:10, 12:16, 14:13, 14:19, 15:5, 15:7, 16:16; I Co 11:33, 12:25, 16:20; II Co 13:12; Ga 5:13, 5:15, 5:26, 6:2; Ep 4:2, 4:25, 4:32, 5:21; Ph 2:3 (la plupart des traductions gomment la dimension de réciprocité de ce verset); Col 3:9, 3:13: I Th 3:12, 4:9, 4:18, 5:15; II Th 1:3; Hé 10:24; Jc 4:11, 5:9, 5:16; I Pi 1:22, 4:9-10, 5:5, 5:14; I Jn 1:7, 3:11, 3:23, 4:7, 4:11; II Jn 5. Leur nombre même devrait nous rendre attentifs à cet aspect de la foi.
19 Ap 1:5.
20 Cf. cette notation: « Ils mèneront campagne contre l’Agneau, et l’Agneau les vaincra, car il est Seigneur des seigneurs et Roi des rois. » (Ap 17:14)
21 Ap 10:11.
22 Ap 9:15.
23 Ap 21:24.
24 Lc 11:31.
25 Il serait trop long de le détailler ici, les appels à la clémence que l’on trouve dans les épîtres, à l’adresse des maîtres d’esclaves, sont porteurs d’un poids politique qu’il nous est difficile d’imaginer aujourd’hui. Dans des sociétés structurées autour des rapports d’interconnaissance, l’exemple de tel ou tel pèse lourdement sur son entourage. C’est ainsi que Sénèque, voulant travailler à l’éducation politique du jeune Néron, construira le traité De la Clémence.
26 Mt 23:23.

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Libéralisme et mondialisation : Chances et risques http://larevuereformee.net/articlerr/n214/liberalisme-et-mondialisation-chances-et-risques Wed, 17 Aug 2011 16:02:49 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=476 Continuer la lecture ]]> Libéralisme et mondialisation :
Chances et risques

Frédéric de CONINCK*

J’aimerais, pour commencer, préciser ce que ce papier ne dira pas. La question de la mondialisation fait souvent l’objet d’invectives ou, au contraire, de célébrations exagérées. Il faudrait être absolument pour ou absolument contre et juger en bloc. Bien sûr, c’est plus facile de se tailler un succès éditorial ou de réveiller un auditoire en tenant un discours sans nuances. J’avoue que je ne me sens aucun goût pour cet exercice (chacun ses limites!). Ce que je propose est plutôt de lire différentes facettes de la mondialisation pour discerner, à la fois, les chances et les risques que nous propose ce mouvement et tenter une évaluation éthique point par point.

Maintenant, autre point de vue que je refuse, on peut penser que l’internationalisation des capitaux et des échanges relève d’une pure mécanique, d’un effet de système qui ne correspond à aucun projet de société. Dans ce cas, l’idée même d’une évaluation éthique est vide de sens. On pourrait tout au plus décrire, mais certainement pas évaluer. Je pense, au contraire, qu’il existe un projet de société, au moins implicite, chez les défenseurs de la mondialisation, et c’est de ce projet dont je voudrais parler: d’une part pour l’évaluer en tant que projet, d’autre part pour évaluer la réalité concrète à l’aune de ce projet. Cela nous fournira deux voies d’entrées:

– Peut-on considérer ce projet comme celui d’une société juste?

– Et la société qui naît de la mondialisation est-elle à la hauteur de ce que prétendent les partisans de ce projet ?

Un projet de société qui remonte à la critique de la société d’ordres au XVIIIe siècle

A travers la question de la mondialisation, on retrouve, en effet, des questions qui ont été posées, à partir du XVIIe siècle, puis, plus fortement, au XVIIIe siècle, par ce qu’on a appelé l’économie politique. Les écrivains qui se sont rangés sous cette bannière ont systématiquement critiqué la société d’Ancien Régime avec la gabegie qu’elle provoquait. Les restes du pouvoir féodal, dans lesquels s’empêtrait le souverain, maintenaient en vie des règlements contre-productifs, des privilèges qui décourageaient l’initiative économique, un conservatisme de fait qui était aux antipodes de la volonté d’innovation des entrepreneurs. L’économie politique a donc critiqué cette société d’Ancien Régime aussi bien pour son injustice que pour son inefficacité. Il fallait instaurer une société plus juste où chacun pourrait tirer parti de son travail sans entraves et où on n’aurait pas besoin de la surveillance sourcilleuse qui empoisonnait la vie quotidienne des innovateurs.

Le « pape » de cette école de pensée fut, finalement, Adam Smith, qui rassembla, en 1776, son credo politico-économique dans L’enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations. On se représente volontiers Adam Smith comme une sorte de thuriféraire d’une économie sans états d’âme. Il faut savoir qu’avant ce fameux traité, il avait écrit un autre texte dont le titre est assez suggestif: Le traité sur les sentiments moraux, en 1759. Adam Smith avait réfléchi à ce qu’était une bonne vie en société (le sentiment moral qu’il mettait au premier plan était la sympathie qui nous rend capables d’entrer en relation avec les autres) et pas seulement à la manière de faire tourner l’économie.

Dès le départ, donc, le libéralisme économique qui est, pratiquement à 100%, la trame de fond idéologique des partisans de la mondialisation, a prétendu incarner une certaine justice. Alors voyons, pour commencer, quelle était (et quelle est toujours) cette justice.

A) Première question:

Quelle est la justice revendiquée par le libéralisme économique?

L’économie politique critiquait le pouvoir féodal, et le pouvoir monarchique qui était bâti sur lui, parce qu’ils empêchaient les hommes de donner le meilleur d’eux-mêmes, en les astreignant à un pouvoir exagéré. Elle critiquait, également, le parasitisme de la noblesse qui encaissait les revenus du travail sans travailler elle-même. Elle critiquait encore le mode de vie des chevaliers qui, dévorés par des passions meurtrières, se livraient à des activités inutiles, destructrices et néfastes. Elle critiquait le faste des cours royales qui ne servaient qu’à flatter l’ego du prince au prix de dépenses inutiles. On peut rassembler ces critiques en une seule: celui qui travaille n’est pas celui qui s’enrichit, tandis que ceux qui sont riches perdent leur temps en activités inutiles et même nuisibles1.

La vision de la justice qu’on voit apparaître en creux est ce qu’on appelle l’équité: il faut proportionner le revenu à la peine consentie. Cela a d’ailleurs donné lieu à des calculs plus ou moins théoriques pour arriver à une juste définition du revenu, à une juste proportion entre les plaisirs et les peines.

Si on laissait faire le marché, si on diminuait l’ingérence du prince dans l’économie, les lois d’airain de l’échange allaient produire, prétendait-on alors, une série d’effets vertueux. En fait, pour l’économie politique, la croyance de base est que le commerce oblige les gens à être vertueux. Un commerçant, s’il veut survivre, doit être aimable avec ses clients. S’il ne l’est pas au départ, il est forcé de le devenir, ou alors il disparaît. Même si on n’a pas envie de faire un bon produit, on doit, au moins, faire quelque chose qui plaît aux clients si on veut le vendre. Les multiples privilèges de la noblesse leur permettaient, alors, de se livrer à toutes sortes d’activités qui n’intéressaient qu’eux. Avec l’avènement du marché, chacun serait forcé de faire quelque chose qui intéresse les autres. On parle encore, de nos jours, de quelqu’un qui est « d’un commerce agréable ». L’idée de la mondialisation des échanges fut très vite présente et on rapprocha, d’ailleurs, les problèmes du commerce linguistique de ceux du commerce économique.

Enfin, alors même que la révolution anglaise avait montré à quelles violences et à quels excès pouvaient mener les divergences politiques et idéologiques, le commerce dissolvait le problème en forçant le vendeur à mettre entre parenthèses ses options idéologiques s’il voulait plaire à un maximum d’acheteurs: le commerce produirait, ainsi, la tolérance et une société de paix.

Voilà, retracées en quelques mots, les critiques essentielles opposées au pouvoir politique par l’économie politique. Elles n’ont guère varié aujourd’hui et, d’ailleurs, l’essentiel de l’exercice de la mondialisation est un exercice de déréglementation. On abaisse les barrières douanières, on favorise les échanges entre pays, on diminue les limites aux transferts transnationaux de capitaux et l’on diminue, aussi, le pouvoir d’intervention du politique dans l’économie.

B) Deuxième question:

Que penser de cette justice, sur le papier?

Il faut, d’abord, dire qu’il s’agit vraiment d’un projet de justice et pas seulement d’un habillage idéologique en faveur des plus puissants (bien que cela puisse être cela aussi). La critique des privilèges et du parasitisme des classes gouvernantes doit toujours s’exercer. En outre il est vrai, et nous le redirons dans l’évaluation concrète, que l’incitation à vendre a fait évoluer énormément de comportements vers plus d’équité.

Maintenant on s’est aperçu, au fil du temps, que cette vision de la société juste recelait plusieurs zones d’ombre.

• D’abord, elle laisse de côté la question de la discrimination négative en supposant que, dès le départ, tous les concurrents sont à armes égales. Or, si on laisse la concurrence s’installer sans discernement, ceux qui ont le plus d’atouts et le plus de moyens vont immédiatement écraser les autres. Il faut donc donner des moyens et du temps aux plus faibles pour être à niveau. C’est une question qui a travaillé les sociétés d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord et qui traverse aujourd’hui les rapports entre nations: il faut forcément instaurer des pauses dans la mondialisation au profit des pays les plus pauvres si on veut leur laisser le temps de développer leurs atouts. Mais au nom de quoi, avec quel rythme, comment le faire? Là, la théorie est muette.

• Une autre zone d’ombre de cette célébration à tout va du marché est qu’elle ignore largement le rôle de la durée dans la vie sociale. Certes, l’idée de fidéliser le client ou d’investir introduit un élément de durée, mais le marché, en moyenne, favorise quand même beaucoup le temps court de l’échange. Les investissements de très longue durée comme l’éducation ou l’entretien d’un réseau d’infrastructures sont hors champ, pourtant ce sont des éléments importants de la vie sociale et même, à terme, de la vie économique. En fait, le développement du marché donne une prime au comportement opportuniste. La spéculation est un comportement normal en situation de marché. La formule « après moi le déluge » est, également, favorisée par le développement du marché. On tire les marrons du feu à l’instant « t » sans trop se soucier des conséquences à l’instant « t+1 ». Au reste, aujourd’hui, il y a peu d’armes pour enrayer la spéculation et les paris à court terme. Les conférences sur le climat, pour ne prendre qu’un exemple, ont énormément de mal à aboutir, car les gouvernants savent qu’ils sont, désormais, jugés de la même manière que des commerçants: il faut que le « produit politique » soit utilisable immédiatement.

• Une autre limite de cette conception de la vie sociale est qu’elle suppose un égal accès à l’information pour tous, sinon les règles du marché sont faussées. Un habile commerçant peut faire des affaires injustes s’il cache une partie de l’information à ses clients (par exemple qu’il existe le même produit pour moins cher ailleurs). Le client informé aura un avantage sur le client mal informé. Or, souvent, l’information suit les lignes de force de la société. Plus on est haut dans la hiérarchie sociale, plus on possède d’informations: de la sorte, le libre marché profite davantage à ceux qui sont déjà les mieux placés. Un exemple tout à fait actuel est l’accès à internet qui, certes, ouvre des champs d’information immenses mais, une fois de plus, favorise ceux qui ont, déjà, le plus d’atouts intellectuels et économiques. Même aux Etats-Unis où l’accès à internet est fort, il existe un clivage persistant entre ceux qui utilisent le web et ceux qui ne l’utilisent pas. On parle, aujourd’hui, de « fracture numérique » pour désigner ce nouveau renforcement des inégalités.

• Un autre impensé de cette vision des choses est que, contrairement à ce que pensaient les partisans de l’économie politique, l’économie de marché ne peut se développer que lorsque existe un Etat fort et légitime qui fait respecter les règles du jeu. Sinon, c’est la foire d’empoigne qui se développe. L’exemple des pays de l’Est est là pour nous le rappeler. Lorsqu’on libéralise dans un contexte où le pouvoir politique a perdu toute légitimité, c’est la mafia qui se développe.

• Enfin, une dernière insuffisance de cette vision de la justice est qu’elle ne règle pas la question du minimum de dignité qu’une société est prête à consentir pour n’importe lequel de ses membres. Ce manque est assez logique dans la mesure où les tenants de l’économie politique représentaient les détenteurs d’un certain pouvoir économique contre les détenteurs d’un certain pouvoir politique. Ce n’étaient, en aucun cas, des démunis. Il était, dès lors, logique que leur théorie soit aveugle à ce point qui a surgi plus tard dans l’histoire des sociétés développées. Dans son œuvre majeure, Théorie de la justice2, John Rawls a souligné cette question qu’une société ne peut éviter de se poser: quel est le minimum qu’une société accorde à un de ses membres même s’il n’a rien fait pour l’obtenir? L’idée de droits universels de la personne humaine (plus dans la version de 1948 que dans celle de la Révolution française, d’ailleurs) répond, au moins pour partie, à cette question. Mais on la retrouve sur le plan international avec, par exemple, la question de l’annulation de la dette des pays les plus pauvres. On la retrouve aussi autour de la question du travail des enfants: s’il est injuste, aucune régulation marchande en tant que telle ne l’interdira. Ce sont plus des pressions internationales (des lobbies d’acheteurs ou des règles politiques) qui peuvent parvenir à le limiter.

Au cas par cas, il y a, donc, des réponses aux questions que j’ai soulevées, mais elles ne découlent absolument pas de la mondialisation des échanges. Elles proviennent d’autres dimensions de la mondialisation: politiques, culturelles ou religieuses. En termes théologiques, on remarquera que, souvent, cette équité au forceps prônée par les partisans du marché favorise l’instauration d’une loi sans grâce, d’une loi sans pitié pour le faible ou le perdant. Cela doit nous poser question.

C) Troisième question:

En quoi ce projet de société a-t-il malgré tout mis en évidence une certaine justice?

Si l’on examine, concrètement, les produits de ce développement de la logique des échanges, il faut reconnaître, cependant, qu’il met en évidence une certaine justice.

1) Il est vrai, d’abord, qu’une société qui pratique sur une vaste échelle l’accaparement ne connaît pas de développement économique. Les structures sociales des pays du tiers monde, souvent encore marquées par un paternalisme qui conduit à rassembler entre les mains des patriarches l’essentiel de la richesse, sont tout à fait contraires au développement économique. Lorsque vous savez que l’essentiel de la richesse se gagne en extorquant des fonds à d’autres, vous n’avez, premièrement, aucune envie de vous faire extorquer vous-mêmes et, deuxièmement et logiquement, vous passez l’essentiel de votre énergie à vous mettre bien avec les extorqueurs. Tout cela est contradictoire avec le développement économique. Les pays riches portent leur part de responsabilité dans le sous-développement des pays pauvres, il n’y a aucun doute là-dessus, mais il est tout aussi certain qu’aucun développement n’apparaîtra tant que la vie sociale des pays pauvres restera marquée par des prébendes, par le parasitisme des patriarches, par une justice à deux vitesses, par une corruption généralisée et par des gouvernements investis par des luttes tribales entre factions qui cherchent à obtenir la plus grosse part du gâteau. Le même genre de remarque vaut pour l’économie mafieuse des pays de l’Est (la mafia est, d’ailleurs, un prolongement de l’économie patriarcale dans l’économie moderne) qui grève lourdement le redécollage économique de ces pays, actuellement. Le sous-développement chronique de l’Italie du Sud en est un autre exemple. La crise asiatique a montré également les risques que faisait courir à toute économie la trop grande familiarité entre les différents investisseurs.

Tout ce qui favorise l’entente, la non-transparence, les passe-droits et les dessous-de-table nuit, en fait, à terme au développement économique. Cela vaut pour la France, également. Il y a donc un rapport entre l’équité d’une société et son développement économique. Cela, on ne peut pas le nier. Dès lors, la recherche d’une certaine efficacité économique implique un minimum de respect de l’équité et on peut donc dire que l’instauration d’une économie de marché favorise l’établissement d’un minimum d’équité.

2) L’autre élément qu’il faut souligner est que le développement de l’économie monétaire ouvre une liberté de choix extrêmement importante au consommateur. Si vous devez vivre de troc, vous êtes obligé de trouver quelqu’un qui s’intéresse directement à ce que vous faites et vous devez échanger avec lui quelque chose qui vous intéresse vous. Cela limite beaucoup les échanges et, de fait, on a tendance, dans ces cas-là, à se replier vers une économie en autarcie, peu variée et peu productive. En revanche, la médiation de l’argent en numéraire vous donne toute liberté d’acheter ce que vous voulez à qui vous voulez, avec la somme dont vous disposez. De plus, il est bien plus facile d’organiser les échanges à longue distance si vous n’avez que des lettres de change à transporter en retour.

Pendant les années soixante, on a imaginé que le développement de l’économie de masse allait, au contraire, uniformiser complètement la vie sociale. Tout le monde allait acheter les mêmes produits et nous allions mener des vies au kilomètre semblables à des robots programmés. En fait, le développement des automates industriels programmables a permis de développer à nouveau la diversité tout en bénéficiant des économies d’échelles liées aux quantités produites. La diversité de ce que nous consommons aujourd’hui (pour autant que nous ayons accès à la consommation) est sans précédent dans l’histoire. La cuisine des terroirs, si vantée par certains, était incroyablement répétitive. En fait, la cuisine que nous connaissons aujourd’hui est la mise bout à bout de tous les terroirs du monde. Et cela ne vaut pas seulement dans le champ de l’alimentation. Les échanges culturels sont favorisés par l’abaissement des coûts de transport.

Cette diversité et cette ouverture du champ des possibles sont à mettre au crédit de l’ouverture des économies. De fait, l’échange économique s’est bien doublé d’un échange linguistique et culturel. Là aussi, il serait sot de le nier.

D) Quatrième question:

Quelles sont les limites concrètes de ce modèle aujourd’hui?

Une première limite concrète du modèle de l’équité par l’échange est que les dés sont pipés. En principe, le marché doit rendre à chacun selon ses mérites, mais les différents concurrents ne sont pas à armes égales. Pour le faire comprendre, on peut prendre l’image suivante: si deux joueurs jouent à pile ou face (en pariant une somme fixe à chaque fois) et s’arrêtent lorsque l’un des deux est ruiné, celui qui a plus d’argent au départ a plus de chances de gagner à l’arrivée. Cela veut dire, par exemple, que dans des situations où il faut accepter de courir un risque (pour investir dans l’éducation, dans un projet de développement, ou quoi que ce soit), celui qui risque une plus faible part de sa fortune sera avantagé. Il y a donc une logique cachée d’avantage supplémentaire à celui qui possède au départ un avantage, dans le marché.

D’autre part, tout ce que nous avons dit sur l’information inégale et sur la nécessité d’un temps d’apprentissage et de renforcement pour celui qui est faible au départ montre, également, que les dés sont pipés. Tout le monde n’a pas les mêmes atouts dans la compétition économique et le marché n’est pas nécessairement autocorrectif.

J’ai, de fait, tenté une modélisation à partir d’un jeu de pile ou face où on gagne légèrement plus que l’on perd, pour styliser le cas d’une économie potentiellement en légère croissance. J’ai envisagé deux cas:

• Celui d’abord, où, une fois que l’on est ruiné, on peut encore emprunter pour sa survie à quelqu’un de plus chanceux (mais, bien sûr, le jeu devient plus difficile, car il faut rembourser); si, alors, on se ruine une deuxième fois, on tombe définitivement sous la dépendance d’un « riche ». Ce premier cas est plus ou moins celui des pays à Etat faible, comme il y en a dans le tiers monde.

• Dans le deuxième cas, j’ai envisagé que, dans l’hypothèse où l’on serait ruiné, la société prélève un impôt sur les plus riches pour donner juste les moyens au plus pauvres de parier l’année suivante (éventuellement l’opération se répète l’année d’après et autant de fois que nécessaire). Ce deuxième cas est, stylisé, celui des Etats dits « Etats-providence ».

J’ai envisagé que dans chacun des cas une partie de la population est moins productive que le reste. Dans le premier cas, ceux qui sont sous la dépendance des plus riches n’ont plus d’intérêt à donner leur maximum: ils sont donc moins productifs. Dans le deuxième cas, ceux qui sont à proximité de la ruine n’ont plus non plus tellement intérêt à donner leur maximum, car ils savent que, de toute manière, on les renflouera. L’évolution, en répétant un nombre suffisant de coups, est assez suggestive (on se reportera aux graphiques page suivante). Dans le cas du pays à Etat faible, on observe une dualisation progressive: le pays se coupe en deux. Les riches d’un côté et les ruinés de l’autre. Dans le cas du pays à Etat-providence, on observe que, peu à peu, un nombre croissant de gens sortent de la pauvreté. Ils finissent par gagner et se remettent à produire plus. Au total la société à Etat-providence est plus riche globalement (il y plus de « motivés »). Les riches de l’Etat-providence perdent un peu par rapport aux autres riches: ils sont un peu moins riches mais dans des proportions faibles.

Cette modélisation n’a pas d’autre but que de fixer les idées. Elle montre simplement que le marché, laissé à lui-même, engendre de la dualisation. A l’inverse, un petit coup de pouce à destination de ceux qui sont en difficulté leur permet de sortir la tête de l’eau et de reprendre leur place dans la société d’ensemble. Le deuxième schéma n’est pas égalitaire (d’ailleurs l’inégalité croît légèrement au fil du temps) mais il a incorporé une autre logique que celle de la simple compétition.

Si l’on continue sur le chapitre de l’équité, force est de constater qu’elle est biaisée de multiples manières. Si on réfléchit au juste salaire, par exemple, il est clair que le niveau de salaire se définit plus par le rapport de force (qu’il soit en faveur des salariés ou des employeurs) qu’autre chose. De même les politiques d’ajustement structurelles qui, en principe, sont destinées à restaurer les règles d’une saine économie dans un pays touchent plus les classes moyennes (et par ricochet les pauvres) que les élites des pays pauvres qui ont les moyens de placer leurs capitaux à l’étranger.

Dans une perspective missiologique, ces critiques sur l’équité me semblent importantes, car elles touchent directement ce que notre société prétend être. Nous adressons donc une interpellation concernant l’amour du prochain et la justice dans un langage que nos contemporains comprennent et en rejoignant des préoccupations qu’ils ont.

Il faut, d’ailleurs, prolonger ces réflexions en dehors du pur champ économique. En effet, l’inégalité monétaire déborde en dehors de son champ et envahit d’autres champs de valeur. La tolérance que prétendait promouvoir l’économie politique a, ainsi, ses limites. Toutes les cultures ne se valent pas dans le concret du marché culturel. L’hégémonie économique provoque l’hégémonie culturelle: dans le domaine du cinéma, de la musique, ou des divertissements, la puissance économique d’un pays se traduit directement par sa puissance culturelle. Ce qui vaut au niveau des pays vaut aussi au niveau des groupes sociaux ou des individus. De nombreux travaux ont montré qu’on est toujours dans une société d’ordre avec ses privilèges et son hérédité des positions sociales. La valeur économique d’une personne déteint sur sa valeur sociale et ce prestige se transmet, qui plus est, de génération en génération. Bien sûr, tout n’est pas aussi bien bordé que dans les sociétés d’ordre de naguère, mais il subsiste de nombreuses barrières. Une fois encore, il s’agit d’un thème missiologique intéressant: montrer que, de fait, on n’accorde pas la même valeur à tous les individus alors qu’on prétend le contraire.

Les partisans du marché prétendaient, et prétendent toujours, promouvoir l’équité, la tolérance et la paix par le biais du marché. On a vu que c’est vrai, mais en partie seulement: le marché ne règle pas toutes les questions de l’équité et de l’égalité en valeur des différents individus. Ces questions restent ouvertes dans le processus actuel de mondialisation. La question de la paix le reste aussi. Les conflits économiques entre puissances ont, malgré tout, contribué à faire surgir les deux guerres mondiales de la première moitié du XXe siècle. Ensuite, le Marché commun, en Europe, a plutôt joué un rôle pacificateur. Mais il reste un cas de conflit où la mondialisation ne règle rien aujourd’hui: ce sont les conflits qui opposent le groupe des puissants à un non-puissant ou à un groupe de non-puissants. La guerre du Golfe a montré, par exemple, qu’au nom des intérêts économiques des pays développés, les pays riches étaient prêts à faire donner leurs armées. Sur ce chapitre, la justice internationale se cherche encore. On est encore dans un schéma où la confusion entre le juge et les parties règne. Une fois de plus, ce ne sont pas les simples règles du marché qui permettront de venir à bout de ces questions.

Conclusion:

Compétition et coopération

Dans mon livre La justice et l’abondance3, je me suis longuement attaché à démontrer qu’il y a un plaidoyer récurrent, dans la Bible, pour réinstaurer la problématique de la justice là où les hommes tendent à ne plus se préoccuper que de l’abondance (ou de l’économie, pour parler le langage actuel). Dieu vient peser sur l’abondance pour réinstaurer cette question de la justice. La justice collective d’un peuple finit par déterminer son abondance. La formule bien connue du Sermon sur la montagne synthétise ce parti pris: « Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu et tout cela (l’abondance en l’occurrence) vous sera donné par surcroît. »

On a vu, à travers ces développements, les entrelacs complexes de l’abondance économique et de l’équité. Poser la question de la justice, aujourd’hui, c’est d’abord, en effet, poser la question de l’équité dans la compétition économique entre individus, entre groupes sociaux, entre nations. L’instauration du marché généralisé prétend donner naissance à une compétition équitable. On a vu que c’est vrai en partie, mais en partie seulement. C’est notre mission, en tant qu’Eglise, aujourd’hui, de mettre en évidence les aspects inéquitables de cette compétition.

Maintenant la justice consiste aussi, au-delà des règles d’une compétition équitable, à promouvoir la coopération. Compétition et coopération ne sont pas forcément contradictoires, mais elles ne vont pas forcément dans le même sens. Or se mettre ensemble, se soutenir l’un l’autre, se tendre la main, s’écouter, sont des dimensions irremplaçables de la vie sociale. Une société coopérante est une société plus juste qu’une société individualiste et égoïste. C’est notre devoir, également, par conséquent, de montrer l’exemple de structures de coopération, mais aussi d’interpeller les pouvoirs publics pour qu’ils favorisent la coopération. Là aussi il y a un enjeu missiologique: rappeler que sans amour, sans coopération, la compétition pure et dure finit par buter sur des tensions insurmontables. On retrouve, ici, le rappel de l’exigence de justice dans un monde qui se soucie trop exclusivement d’abondance.


1 Tout cela a été remarquablement exposé par Albert O. Hirschman, Les passions et les intérêts: justifications politiques du capitalisme avant son apogée, trad. française (Paris: PUF, 1980; maintenant Quadrige, n° 245).

2 * F. de Coninck est sociologue, chargé de recherche à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées de l’Université de Paris.

John Rawls, Théorie de la justice, trad. française (Paris: Seuil, 1987; édition originale de 1971).

3 Frédéric de Coninck, La justice et l’abondance (Québec: Ed. la Clairière, 1997).

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