Pierre-Sovann CHAUNY – La Revue réformée http://larevuereformee.net Wed, 08 Feb 2023 16:09:30 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12  Sommaire N° 294 – 2020/2 – AVRIL 2020 – TOME LXXI http://larevuereformee.net/articlerr/n294 Wed, 08 Feb 2023 18:07:20 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1187 Continuer la lecture ]]> Que ton règne vienne !
Le royaume de Dieu dans l’Eglise et la société
Carrefour 2018 de la Faculté Jean Calvin

Seconde partie

Gert KWAKKEL
« Que ton règne vienne »
Que demandons-nous dans cette requête?


Nicolas FARELLY
« Au nom de Jésus » : l’autorité du Christ dans la vie chrétienne


Pierre-Sovann CHAUNY
Les guérisons, exorcismes et miracles sont-ils les signes habituels du royaume ?


Jean-Philippe BRU
« Sur la terre comme au ciel » : une évaluation de la théologie « dominationiste » de Peter Wagner


Jean-Philippe BRU
Le grand transfert de richesses de la fin des temps. Que faut-il en penser ?


Yannick IMBERT
La place du royaume dans le mandat missionnaire

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L’influence des démons sur nos actes moraux http://larevuereformee.net/articlerr/n290/linfluence-des-demons-sur-nos-actes-moraux Wed, 09 Jun 2021 17:02:16 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1123 Continuer la lecture ]]> L’influence des démons sur nos actes moraux

Pierre-Sovann CHAUNY
Professeur de théologie systématique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


La vie est complexe. Les problèmes de la vie sont complexes. Les choix que nous faisons, les actes que nous posons ne sont pas tous des choix, des actes simples – loin s’en faut ! En fait, la perspective qui se dégage d’une lecture attentive de la Bible sur la question du combat spirituel, et en particulier de l’activité des démons, doit nous conduire à voir un degré important de complexité dans les problèmes auxquels nous avons à faire face chaque jour. Pour affronter la prochaine journée, il ne suffit pas d’avoir les derniers how-to-do-books, les dix clés du succès, les sept habitudes des personnes efficaces, les cinq langages de l’amour… Il nous faut plus que cela !

Il faut, déclare l’apôtre Paul, nous revêtir « de toutes les armes de Dieu » (Ep 6.11). Un tel texte nous apprend à ne plus regarder les problèmes qui nous affectent comme étant purement humains et nous invite à rechercher une solution divine. « Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang » seulement (Ep 6.12). En tant que chrétiens, il nous faut abandonner l’idée simpliste que lorsque nous considérons un problème, que ce soit la pauvreté ou la violence dans notre ville, ou un problème personnel comme une dépression, nous aurions seulement « à lutter contre la chair et le sang » – et qu’il s’agirait là d’un problème purement humain. Nous devons nous débarrasser de l’idée qu’il est possible de bien gérer nos problèmes simplement en les abordant correctement. Le mal qu’il y a dans le monde n’est pas unidimensionnel, il est multidimensionnel. Et donc, nous ne pouvons pas penser que des solutions unidimensionnelles comme l’éducation ou l’économie vont tout régler. Parce que, dans toutes les situations, il y a de la complexité, et que dans toute cette complexité, il y a des forces spirituelles mauvaises à l’œuvre, des forces qui nous veulent du mal. Et pour cette raison, il nous faut « revêtir toutes les armes de Dieu ». Il faut nous « fortifier dans le Seigneur » (Ep 6.10). C’est la seule manière de « pouvoir tenir ferme » (Ep 6.13). Car, déclare Paul, « nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes » (Ep 6.12). Derrière les problèmes auxquels nous devons faire face, il y a beaucoup plus qu’un manque d’éducation, qu’une mauvaise répartition des richesses ou qu’un manque d’équilibre psychologique. Bien qu’il soit important de prendre les bonnes mesures humaines qui s’imposent, il faut aussi tenir compte des puissances spirituelles mauvaises qui sont entrées en action.

Lorsqu’on aborde la question délicate de la démonologie, il y a deux excès à éviter1 : d’une part, donner trop d’importance aux démons, leur accorder plus de puissance qu’ils n’en ont réellement en centrant notre vie chrétienne sur la confrontation de ces puissances que l’on voit partout à l’œuvre. Cet excès ne menace sans doute pas la plupart du lectorat de La Revue réformée, car ses auteurs s’inscrivent généralement dans une tradition qui manifeste une certaine prudence, à raison je pense, concernant l’identification pure et simple de tel ou tel problème avec une influence démoniaque de quelque degré que ce soit.

Mais il y a un autre excès : celui de donner trop peu d’importance aux démons, de leur accorder moins de puissance qu’ils n’en ont réellement, de ne plus les voir nulle part. Le risque, c’est que, tout en croyant au monde surnaturel, tout en confessant que les démons existent bel et bien, notre manière de penser le monde ne leur laisse que peu ou aucune place. Il est possible de professer l’existence d’êtres surnaturels tout en vivant comme si le monde était désenchanté. Il est possible de ne pas avoir de place concrète dans notre vision du monde pour les démons et l’influence qu’ils exercent sur notre vie.

Pour que ce risque ne se concrétise pas, ou pour corriger le tir si besoin est, je soulignerai deux aspects de l’enseignement biblique à ce sujet, à savoir (I) la puissance des démons et (II) les stratagèmes des démons.

I. La puissance des démons

Reprenons le passage d’Ephésiens 6 déjà cité. Regardez l’accumulation des titres des puissances spirituelles dont il est question. Remarquez aussi la nature de leurs titres : nous avons à lutter contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes.

Vous avez là toute la cohorte, effrayante, des esprits déchus qui ont suivi Satan dans sa chute. Autrement dit : les démons. Et ces démons sont puissants. Ce sont des êtres angéliques : ils sont célestes, ils dominent, ils ont autorité, ils sont les princes de ce monde de ténèbres.

En fait, la puissance de ces dominations et autorités est si grande que Jésus qualifie Satan de « prince de ce monde » (Jn 12.31). Paul déclare quant à lui que le diable est le « dieu de ce monde » (2Co 4.4), « le prince de la puissance de l’air qui agit maintenant dans les fils de la rébellion » (Ep 2.2). Autant de textes qui signifient, sans aucun doute possible, que les démons exercent une réelle emprise sur notre monde. Ils influencent le monde entier. Ils règnent sur tous ceux qui pensent vivre pour eux-mêmes, qui ne veulent pas vivre pour Dieu : qu’ils en soient conscients ou non – et souvent ils n’en n’ont pas la moindre conscience – le « prince de la puissance de l’air » est vraiment à l’œuvre en ceux qui vivent en rébellion contre Dieu.

Les démons sont les princes de ce monde de ténèbres. L’expression « princes de ce monde » traduit un unique mot grec, kosmocrator, qu’on pourrait translittérer en français par « cosmocrates », c’est-à-dire « les puissances du monde ». Les cosmocrates sont les dieux de ce monde. Cela signifie que l’animisme et les religions polythéistes n’ont pas aussi tort qu’il n’y paraît lorsqu’elles énoncent la présence d’êtres spirituels ou de dieux un peu partout. Ces approches de la vie spirituelle n’errent pas autant qu’on peut le croire en voyant des génies derrière chaque arbre, chaque rivière ou chaque montagne, en enseignant qu’il y a un dieu de la fertilité, un dieu du commerce, un dieu de la beauté… Car il y a bien dans ce monde des cosmocrates. Et l’une des stratégies les plus communes de ces cosmocrates consiste certainement à se manifester sous la forme des petites divinités des polythéismes et des animismes afin d’obtenir de certains êtres humains leur adoration.

Dans nos sociétés occidentales et modernes, la situation est plus complexe à analyser. Nous sommes pour la plupart extrêmement matérialistes. Nous sommes influencés à un très haut point par le sécularisme. Nous vivons dans un monde désenchanté. Nous ne croyons plus vraiment concrètement à la réalité du monde surnaturel – même lorsque nous confessons formellement l’existence de la surnature. Nous vivons comme si elle n’existait pas. Nous prenons des décisions, nous cherchons à résoudre des problèmes sans tenir compte de la réalité spirituelle.

Et la question qu’on peut alors se poser pour recouvrer un peu le sens de la guerre spirituelle, qui a bel et bien lieu sans même que nous y pensions, consiste à nous demander quel est ce qui, fonctionnellement, nous domine et nous dirige. Qu’est-ce qui nous motive ? Qu’est-ce qui nous conduit ? Qu’est-ce qui nous anime ? Qu’est-ce qui nous détermine, nous régente, nous commande ? Dit autrement : qu’est-ce que nous adorons ? Qu’est-ce que nous adorons vraiment ?

Il s’agit d’analyser les péchés que nous commettons, de chercher la raison pour laquelle nous avons parfois l’impression de céder à des besoins impérieux, lorsque nous cédons à des inclinations mauvaises, à des penchants pernicieux, à des tentations qui nous paraissent trop fortes. Pourquoi, finalement, faisons-nous le mal que, sous un autre angle, nous voudrions ne pas commettre ?

La raison est toujours la suivante : nous adorons quelque chose que nous ne devrions pas adorer. Nous nous prosternons devant quelque chose qui n’est pas Dieu. C’est le principe de l’idolâtrie qui est à l’œuvre ici. Et le fond de la puissance démoniaque, ce sont les idoles de notre propre cœur. Le moyen dont les démons usent en priorité, pour nous faire faire volontairement ce qu’ils veulent que nous fassions, consiste à nous faire adorer nos petits dieux préférés – qui sont très clairement de faux dieux ! Les dieux de l’argent, du sexe, du pouvoir2 – et plein d’autres.

Nous avons pris l’habitude, même en tant que chrétiens, d’évoquer nos problèmes récurrents par le vocable de l’addiction. Mais ce faisant, nous les réduisons à une unique dimension : scientifique, médicale. Comme si notre seul problème était un besoin de stimuler notre production d’endorphine et d’adrénaline et que c’était là la raison pour laquelle il est si difficile de décrocher de loisirs qui prennent tout notre temps, d’un usage tyrannique du pouvoir, du recours à la pornographie ou des peurs relatives à un compte en banque un peu moins garni. Nous évoquons pour cela des addictions, et ce n’est pas faux, mais si nous en restons là, notre analyse de problèmes complexes est unidimensionnelle. Nous pensons que nous luttons seulement contre la chair et le sang et qu’une cure de désintoxication est tout ce dont nous aurions finalement besoin. Mais c’est faux ! C’est terriblement faux ! Nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, en tout cas pas seulement. Et c’est pourquoi nous avons tant de peine à nous défaire de nos problèmes récurrents, parce qu’ils comportent une autre dimension qu’il ne faut pas oublier : il y a les cosmocrates, les dieux de ce monde qui se cachent derrière tout ça, et qui veulent que nous les adorions. Et lorsque, tout au fond de nous, nous décidons, nous ressentons que la vie n’a de sens que si nous pouvons avoir accès à ceci ou à cela, c’est-à-dire lorsque nous ployons le genou devant une idole, notre cœur se prosterne alors devant un cosmocrate.

Les animistes et les polythéistes ont donc raison en un sens. Il y a un peu partout des petits dieux. Ce sont en fait là des démons qui font tout ce qu’ils peuvent pour nous faire adorer ce qui n’est pas Dieu. Ce sont les cosmocrates des ténèbres. Ces dominations, ces autorités, ces cosmocrates des ténèbres nous enrôlent de cette manière dans leur armée, en nous faisant nous prosterner devant les idoles qui sont chères à notre cœur – en nous faisant trouver notre félicité, notre sécurité, notre paix, notre identité, notre justice ailleurs qu’en Jésus-Christ.

Et au moment où nous cédons à ces injonctions, à ces influences démoniaques, nous nous plaçons de facto sous leur ténébreuse domination. Les démons sont puissants, très puissants. Et une telle appréhension de la réalité spirituelle, des forces en présence, devrait nous rendre très humbles. Car s’il y a là l’un des aspects profonds des problèmes que nous rencontrons, alors sans l’intervention du Messie, du Christ victorieux, notre situation est désespérée. Voilà le pouvoir des démons, voilà l’influence qu’ils ont sur nous. Ils ont le pouvoir de nous conduire devant les idoles de notre cœur.

II. Les stratagèmes des démons

Le second élément biblique que j’aimerais relever, c’est que les démons sont rusés. Paul parle en Ephésiens 6.11 des ruses du diable. Le mot grec traduit par ruse dans ce verset est le mot methodeia qui désigne l’art de la tromperie. Paul déclare en 2 Corinthiens 2.11 en parlant de Satan : « […] nous ne sommes pas ignorants de ses procédés. » Le diable et ses anges emploient donc des ruses, des méthodes perverses, des procédés éprouvés pour nous influencer. L’idée sous-jacente consiste en ce que les démons ne sont pas des êtres qui agissent uniquement sous la motion d’impulsions spontanées. Ces êtres angéliques existent depuis très longtemps – peut-être depuis les premières minutes même de la création du monde – et ils ont eu le temps de perfectionner leur art de la tromperie, leurs méthodes, leurs stratégies.

Et Paul déclare dans ce verset : « […] nous ne sommes pas ignorants de ses procédés. » Cela signifie qu’il est possible d’être au clair sur les stratégies auxquelles les esprits méchants ont recours pour nous entraîner dans leur chute.

Alors quelles sont ces stratégies ? Il y a certainement une variété de moyens que les démons emploient pour nous influencer que je ne vais pas énumérer ici3. J’aimerais simplement porter à l’attention de nos lecteurs une seule de ces ruses. Celle-ci est en effet la ruse fondamentale qui est employée par les démons pour nous influencer, et dont les autres stratégies peuvent en fait être considérées comme des déclinaisons.

Cette ruse fondamentale est la tromperie. Lorsque Jésus parle du diable, que dit-il en effet ? Ceci : « Il ne se tient pas dans la vérité, parce qu’il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il parle de son propre fond ; car il est menteur et le père du mensonge. » (Jn 8.44) C’est là aussi, me semble-t-il, la ruse la plus ordinaire employée par les démons pour nous manipuler. La manière la plus efficace qu’emploient les démons pour parvenir à nous faire adorer ce qui n’est pas Dieu consiste à maquiller la réalité, à la déformer. Il s’agit pour eux de placer en nous le doute, de remettre en cause la bonté de Dieu et la véracité de sa Parole. Il s’agit pour eux de remplir notre cœur de mensonges, au point que nous devenions à notre tour menteurs (cf. Ac 5.3). « Dieu a-t-il vraiment dit ? » répètent-ils sans cesse insidieusement. « Non, Dieu a exagéré lorsqu’il a dit qu’il ne fallait pas faire cela » ; « ce n’est pas vraiment pour votre bien qu’il vous a dit cela, c’est sans doute plutôt pour vous contrôler » ; « il ne veut pas vraiment votre bonheur » : autant d’idées que Satan cherche à exciter en nous, pour nous déstabiliser et nous conduire à désobéir à Dieu. Il est le dieu de ce monde qui aveugle les esprits (2Co 4.4), et si en tant que croyants nous sommes guéris de l’aveuglement en ce qui concerne la gloire de l’Evangile, il n’en est pas moins vrai qu’à chaque fois que nous cédons au diable, c’est parce que nous avons gobé l’un de ses mensonges. Le diable ment ! Il nous ment ! Il ne fait que nous mentir ! C’est là le stratagème principal des démons.

Les démons instillent dans nos esprits des perceptions déformées de nous-mêmes, du monde et de Dieu. Et le diable et ses démons piègent le monde avec ce stratagème fondamental. L’antidote ? Il n’y en a qu’un seul : la connaissance de la vérité que seul Dieu lui-même confère. C’est pourquoi le serviteur de Dieu « doit redresser avec douceur les adversaires, dans l’espérance que Dieu leur donnera la repentance pour arriver à la connaissance de la vérité, et que, revenus à leur bon sens, ils se dégageront des pièges du diable, qui s’est emparé d’eux pour les soumettre à sa volonté » (2Tm 2.25-26). Ainsi, la vérité donnée par Dieu, celle qu’il communique dans sa Parole, nous libère des pièges du diable. C’est la vérité qui nous rend libres (Jn 8.32). Le combat spirituel commence donc ici : proclamer la Parole de Dieu, annoncer tout son conseil, dire toutes les vérités que contient la Bible. C’est cela seul qui, par la grâce de Dieu, peut nous délivrer des pièges du diable, de ses tromperies, de ses mensonges.

Prêcher la Parole, c’est l’antidote au poison des mensonges démoniaques. Il nous faut revêtir la ceinture de la vérité et brandir l’épée de l’Esprit qui est la Parole de Dieu (Ep 6.14, 17). Que Dieu nous donne donc, par sa Parole, de revenir à notre bon sens et de nous dégager des pièges du diable !


  1.  Voir sur ces deux écueils, A. Nisus, Mais délivre-nous du mal. Traité de démonologie biblique, Romanel-sur-Lausanne, La Maison de la Bible, 2016, p. 13-19.↩

  2.  Cette triade « argent, sexe, pouvoir » est régulièrement développée par le pasteur Timothy Keller. En français sur cette question, consulter T. Keller, Les idoles du cœur. Quand ce que vous adorez vous déçoit, Lyon, Clé, 2012, 184 p.↩

  3.  Pour un début de liste par un auteur moderne, voir, par ex., Edward Welsh, “Satan’s Strategy”, https://www.ccef.org/resources/blog/satans-strategies (consulté le 27/09/18). Il est possible, sur ce sujet comme sur tant d’autres, d’avoir recours à la sagesse méthodique des puritains. Trois chefs-d’œuvre méritent ici mention : Precious Remedies Against Satan’s Devices de Thomas Brooks, A Christian Directory de Richard Baxter et The Christian in Complete Armour de William Gurnall. Sur la question du modèle de combat spirituel des puritains, voir T.J. Keller, “Puritan Resources for Biblical Counseling”, The Journal of Pastoral Practice, vol. 9, no 3, 1988, p. 11-44.↩

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La laïcité rempart contre l’extrémisme ? http://larevuereformee.net/articlerr/n288/la-laicite-rempart-contre-lextremisme Mon, 08 Mar 2021 20:18:06 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1101 Continuer la lecture ]]> La laïcité rempart contre l’extrémisme ?

Confusion, séparation, distinction des sphères
de souveraineté de l’Eglise et de l’Etat


Pierre-Sovann CHAUNY
Professeur de théologie systématique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


La laïcité est-elle un rempart suffisant contre les violences religieuses ? Dans cet article, au-delà d’une réponse assez simple à apporter à cette question, j’explore la relation entre l’Eglise et l’Etat telle qu’elle est diversement envisagée dans la tradition réformée. Le lien entre les deux questions est clair : si la laïcité est à tort considérée comme un rempart contre l’extrémisme (I), c’est en raison de l’histoire compliquée des relations malheureuses entre l’Eglise et l’Etat (II). D’où il s’ensuit qu’une réflexion chrétienne sur la laïcité ne peut faire l’économie d’une discussion portant sur la nature et la fonction de l’institution étatique selon la Bible (III).

I. La laïcité n’est pas un rempart efficace contre l’extrémisme

Une première réponse à cette question, évidente, est que la laïcité n’est pas dans les faits un rempart suffisant contre l’extrémisme. Les événements que nous avons vécus ces derniers temps l’indiquent assez : la République française, si attachée au concept de laïcité qu’elle a forgé depuis la Révolution française qu’elle lui a donné une assise légale avec la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat1, n’a su empêcher l’essor d’un extrémisme religieux dont les actions les plus marquantes sont dans tous les esprits. La laïcité française n’est pas, de ce point de vue, la panacée contre les violences d’origine religieuse : elle n’est pas un rempart efficace contre l’extrémisme.

Pourtant, nous lisons sous la plume d’un journaliste des religions aussi averti qu’Henri Tincq que, dans « une société devenue multiculturelle, elle apparaît de plus en plus comme la réponse, radicale et salutaire, à la montée du communautarisme et à la menace de division du pays »2. L’idée entretenue par nombre de nos compatriotes, et par les politiciens qui surfent sur cette vague, est la suivante : la République n’est pas encore assez laïque pour contenir l’extrémisme. Ce qu’il faut, c’est plus de laïcité, une laïcité plus ferme, plus stricte, plus rigide – une laïcité de combat. Henri Tincq poursuit :

Le retour de cette « laïcité de combat », dirigée […] contre l’islam intégriste, supposerait la fin de toute concession : dans la construction de salles de prières et de mosquées pour laquelle des municipalités louent souvent des terrains à des taux avantageux ; dans les cantines scolaires où l’on distribue de plus en plus des plats halal ; dans les piscines où sont tolérées des plages horaires réservées aux femmes musulmanes ; dans les hôpitaux où se produisent abusivement des refus de médecins hommes pour soigner des femmes musulmanes ; dans les universités où il est de moins en moins rare de voir des foulards islamiques.

C’est cette logique qui sous-tend un phénomène observé au lendemain des attentats du 13 novembre, à l’occasion de l’apparition sur les réseaux sociaux du cri de ralliement #PriezPourParis : un dessinateur de Charlie Hebdo, Joann Sfar, a produit sur le réseau social Instagram ce dessin sur lequel nous pouvions lire : « Amis du monde entier, merci pour le #PriezPourParis, mais nous n’avons pas besoin de plus de religion ! Notre foi, c’est la musique ! Les baisers ! La Vie ! Le Champagne et la joie ! #ParisisaboutLife. »3 Ce dessin est l’une des expressions plaisantes, à coup sûr, du laïcisme qui veut cantonner toute manifestation religieuse à la sphère strictement privée. Et beaucoup de nos compatriotes, et peut-être beaucoup d’entre nous, sont favorables à ce durcissement de la laïcité – pour qu’elle constitue enfin un remède efficace contre l’extrémisme.

Le problème de ce point de vue provient du diagnostic posé. L’hypothèse qui sous-tend cette idée est la suivante : la religion génère l’extrémisme religieux, elle en est la cause. Il faut donc moins de religion pour avoir moins de violences religieuses, plus de laïcité pour faire barrage à l’extrémisme causé par les religions, en empêchant la religion de s’exprimer dans la sphère publique.

Derrière l’idée de la laïcité comme rempart contre l’extrémisme, il faut donc se demander si, en effet, la religion est vraiment la cause de l’extrémisme et si les violences religieuses sont réellement les conséquences de la religion, qu’il faudrait pour cette raison affaiblir.

Cette idée n’est pas seulement entretenue dans des discussions de comptoir au café du commerce. Des intellectuels de premier plan cautionnent l’idée que « la résurgence des violences légitimées religieusement » est une conséquence directe de « la résurgence contemporaine de la religion », en s’appuyant sur quatre lignes principales d’argumentation :

(i) La religion générerait l’extrémisme parce que la vision du monde religieuse impliquerait un double mouvement de dénigrement de l’ici-bas et de conquête du monde au nom de la réalité transcendante dont elle est la gardienne – ce qui justifierait la violence.

(ii) Les religions monothéistes sont exclusivistes : il n’y a qu’un seul Dieu, qui est le leur, qui est de leur côté – et les autres sont les ennemis du vrai Dieu, ce qui justifierait la violence.

(iii) La création du monde par Dieu devrait être analysée comme un acte de violence qui fait du monde la chose de Dieu qui impose violemment une forme à la matière informe. Armés d’une telle perception du monde, les croyants seraient naturellement poussés à vouloir eux aussi s’imposer au monde de Dieu – ce qui justifierait la violence.

(iv) L’idée d’une nouvelle création implique également une grande violence de la part de Dieu, qui mettra violemment un terme au monde que nous connaissons et qui jettera en enfer ceux qui ne croient pas en lui. Ceux qui croient ce genre de choses seraient naturellement poussés à dénigrer le monde présent et à mépriser ceux que Dieu enverra en enfer – ce qui justifierait là encore la violence.

Chacun de ces arguments s’avère infondé et le raisonnement qui sous-tend chacun d’entre eux peut être déconstruit aisément4, mais ils montrent l’un après l’autre combien la méprise sur la foi chrétienne est facile, et combien les intellectuels sont enclins à céder à l’idée qu’avec moins de religion – et plus de laïcité – il y aurait moins de violence. Mais ce n’est pas le verdict de la Bible. Car d’où vient la violence pour elle ? « Car c’est du cœur que viennent raisonnements mauvais, meurtres, adultères, inconduites sexuelles, vols, faux témoignages, calomnies. Voilà ce qui souille l’être humain. » (Mt 15.19-20) Le diagnostic biblique concernant les violences d’origine religieuse est le même que pour tous les autres péchés : c’est le cœur de l’homme, sa corruption de nature, qui entache tout son être, sa pensée, ses émotions, sa volonté, ses actions. Pour faire barrage à l’extrémisme religieux, il ne s’agit donc pas de contenir la religion dans la sphère privée, car cela est vain tant que le cœur humain reste inchangé.

Ce qu’il faut, c’est un nouveau cœur, et non une nouvelle organisation des relations entre la religion et la sphère publique, quelle qu’elle soit. Ce qu’il faut contrer, ce n’est pas la religion des gens religieux, c’est le péché qui est en eux, comme en tous les hommes, qu’ils soient religieux ou irréligieux. Ce qu’il faut donc, c’est la propagation de l’Evangile dans notre société, l’acceptation du règne du Christ par des personnes qui ne sont pas encore chrétiennes, et une compréhension approfondie des implications pratiques du règne du Christ sur nos vies par celles qui le sont déjà. L’Evangile : voilà ce qui seul peut faire barrage à l’extrémisme religieux.

II. La laïcité comme séparation totale de la sphère de l’Eglise et de celle de l’Etat résulte de la trop longue confusion de ces sphères

Pour comprendre l’attachement de nos concitoyens – peut-être notre propre attachement – au principe de laïcité, il faut admettre que les faits les plus marquants de violences perpétrées au nom du christianisme l’ont précisément été lorsque la relation entre l’Eglise et l’Etat était caractérisée par une certaine confusion concernant leurs responsabilités. Cette confusion a été entretenue durant de nombreux siècles et, depuis le début du iiie siècle, à la suite de la conversion de l’empereur Constantin5. Celui-ci non seulement prit des décisions politiques favorables à l’Eglise, comme le rétablissement de ses propriétés confisquées lors des persécutions, mais il chercha aussi à s’impliquer dans les affaires proprement ecclésiastiques et doctrinales. Et, à la fin de ce même siècle, Théodose Ier instaura le christianisme comme seule religion licite. En moins d’un siècle, le christianisme était passé du statut de religion persécutée à celui de seule religion autorisée dans l’Empire.

Dans la partie orientale de l’Empire, la confusion de la sphère religieuse et de la sphère politique se fait par domination de l’Eglise par l’Etat : c’est le modèle byzantin. Dans la partie occidentale de l’Empire, c’est l’Eglise romaine qui domine l’Etat – et c’est l’évêque de Rome Léon le Grand qui négocie avec Attila, chef des Huns, puis avec Genséric, chef des Vandales : c’est le modèle papiste.

La confusion la plus frappante entre le religieux et le politique se trouve peut-être dans l’islam6. Dans son monothéisme unitarien incapable d’articuler le problème de l’un et du multiple comme seule l’orthodoxie trinitaire peut y parvenir, l’islam doit supposer une unité radicale de la création qui ne lui permet pas de distinguer les institutions de l’Eglise et de l’Etat. D’où l’idée de calife qui est un successeur politique du prophète de l’islam – une succession politique d’un prophète jamais vue dans la Bible.

Pendant ce temps-là, durant tout le Moyen Age, une lutte s’installe entre l’Eglise et l’Etat pour savoir qui domine l’autre : ce sont les Croisades durant lesquelles l’Eglise enjoint l’Etat de prendre les armes pour défendre (ce qu’elle pensait être) la cause de la Croix ; c’est la querelle des investitures pour savoir qui, du prince ou du pape, doit nommer les évêques ; c’est le pape Boniface VIII qui, en 1302, dans la bulle Unam Santam, déclare être le possesseur des deux glaives – le temporel et le spirituel.

En réaction aux abus du modèle papiste, l’époque de la Réforme voit l’émergence de la doctrine d’Eraste, qui reprend le modèle byzantin de domination de l’Eglise par le prince. La paix d’Augsbourg (1555) puis celle de Westphalie (1648) qui mettent fin à des guerres de religion établissent ainsi le principe « tel prince, telle religion ». Cette emprise de l’Etat sur l’Eglise, au moins dans les pays protestants, est alors tellement réelle que dans la Genève de Calvin – loin d’être une théocratie où la religion domine le politique – le réformateur lutte sans succès contre le Conseil de la ville pour que ce dernier ne s’arroge pas la prérogative de l’excommunication, qui n’appartient qu’à l’Eglise. Dans cette lutte, le réformateur a clairement perçu la distinction des règnes spirituel et temporel7. La théologie réformée va dès lors, de manière unanime dans un premier temps, faire la promotion d’une alliance entre l’Eglise et l’Etat au sein de laquelle chacun doit être souverain dans la sphère qui lui est propre. Dans la réalité, toutefois, un tel équilibre n’est jamais atteint, et le consensus réformé fini par voler en éclats. Le constantinisme déclaré des confessions de foi réformée est dès lors remis en cause par une bonne partie des personnes qui souscrivent à ces confessions. Dans le camp réformé, les opinions sur la question sont divisées, jusqu’à aujourd’hui, entre les partisans de la « doctrine presbytérienne classique » et ceux du « volontarisme ».

Le fait que l’on adhère à l’une ou à l’autre de ces deux doctrines dépend de la manière de répondre aux questions suivantes : « Est-ce que le fait de nier que l’Etat n’a aucune juridiction ou droit de contrôle sur l’Eglise implique que l’Etat n’a pas à utiliser sa propre autorité dans sa propre province dans le but de promouvoir les intérêts de l’Eglise ? Et est-ce que l’indépendance de l’Eglise en tant que société distincte, ayant l’obligation de maintenir cette distinction, l’empêche d’établir une union ou une alliance avec l’Etat ? »8

Les volontaristes nient que l’Etat ait pour but la prospérité de l’Eglise et que celle-ci puisse établir une alliance avec l’Etat. Dans la doctrine réformée classique, au contraire, s’il se trouve que l’Eglise et l’Etat désirent tous deux honorer Christ, ils peuvent entrer en alliance l’un avec l’autre. Et c’est là que nous retrouvons notre question de la laïcité et de l’extrémisme. Car le diagnostic qu’il nous faut poser avec Jésus sur l’origine de la violence religieuse nous a conduit à considérer l’idée que le seul rempart efficace contre l’extrémisme est la propagation de l’Evangile dans la société et une compréhension plus approfondie des ramifications pratiques de l’Evangile dans la vie quotidienne des chrétiens.

Dès lors, ne peut-on pas penser qu’une alliance entre l’Eglise et l’Etat est désirable et bénéfique pour tous ? L’Eglise serait plus forte, la société confiée à la garde de l’Etat serait plus sûre, pacifiée par l’Evangile. La prophétie d’Esaïe 49.23 faite à la nouvelle Jérusalem qu’est l’Eglise que « des rois seront tes nourriciers, et leurs princesses tes nourrices ; ils se prosterneront devant toi, face contre terre, et ils lécheront la poussière de tes pieds », ainsi que l’exhortation faite aux rois de la terre d’embrasser le fils avant qu’il ne soit trop tard (Ps 2.12) et celle aux chrétiens de faire des disciples, non parmi toutes les nations, mais de toutes les nations (Mt 28.19), trouveraient ainsi un dénouement bénéfique et pour l’Eglise et pour la société civile. Pour évaluer cet argumentaire, il faut toutefois d’abord réfléchir bibliquement à la nature et à la fonction de l’Etat.

III. Une réflexion chrétienne sur la laïcité doit intégrer une discussion biblique sur la nature et la fonction de l’institution étatique

Les éléments bibliques suivants permettent de poser quelques jalons pour construire une théologie de l’Etat.

(i) Alors que l’histoire du peuple de Dieu commence à la création du monde, avant la chute, dans le jardin d’Eden qu’Adam devait ériger en cité-temple à la gloire de Dieu, l’Etat ne trouve son origine biblique qu’après la chute, en Genèse 4.15, dans la réponse de Yahvé à la plainte de Caïn, laquelle présuppose précisément l’absence de l’Etat9. La réaction de Caïn doit nous faire comprendre qu’avant le meurtre d’Abel, c’est Dieu qui assure directement l’administration de la justice, comme lorsqu’il vient en jugement contre Adam et Eve en Genèse 3.16-19. En étant sanctionné comme il l’est pour son crime, Caïn considère qu’il est soustrait au regard judiciaire de Dieu, et que désormais n’importe qui pourra impunément le tuer « à l’est d’Eden ». Mais Dieu répond à cette plainte en établissant le principe de la rétribution judiciaire parmi les hommes : « Eh bien, si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois. » Venger sept fois désigne une rétribution voulue par Dieu, complète, divine (cf. Lv 26.24 ; Ps 79.9-12). L’Etat, dont Romains 13.1-7 nous dit que la fonction est de réprimer le mal et d’inciter au bien, trouve ici le fondement de son établissement par Dieu lui-même puisque ce dernier institue ici l’ordre légal. La structure de l’Etat émerge ici comme une institution de grâce commune ayant pour fonction de restreindre suffisamment le mal pour empêcher le chaos et permettre la mise en œuvre du plan de rédemption conduit par Dieu.

Il faut noter que les versets qui suivent immédiatement l’oracle divin établissant l’Etat décrivent précisément, dans la lignée de Caïn, le développement de la cité des hommes. Ils indiquent immédiatement que l’Etat peut dégénérer en bête monstrueuse lorsque des figures antichristiques comme Lamech prennent le pouvoir. Mais même lorsque c’est le cas, la cité des hommes ne perd pas sa légitimité. Celle-ci provient de l’institution de l’Etat par Dieu lui-même, et c’est pourquoi le peuple de Dieu dispersé au sein de la cité des hommes doit se soumettre aux règles communes de vie – tant que celles-ci n’impliquent pas de désobéir à Dieu. L’équilibre est difficile à trouver, car le Léviathan étatique a toujours tendance à persécuter ceux qui refusent de porter sa marque : il y a donc une tension difficile à maintenir pour le citoyen de la cité de Dieu entre la légitimité de la cité des hommes instituée et voulue par Dieu pour restreindre le mal, et la pensée apostate qui l’oriente sous l’administration de ses potentats10.

La bestialité – pour utiliser le vocabulaire de l’Apocalypse – dans laquelle dégénère parfois la structure étatique ne lui ôte donc pas sa légitimité : il faut se rappeler que c’est à des chrétiens qui vivent à Rome à l’époque de Néron que Paul demande d’être soumis aux autorités instituées par Dieu. Et même lorsque la cité des hommes a mis un tel comble à ses péchés (Gn 6.1-4) que Dieu envoie le déluge pour purifier la terre, Yahvé confirme en Genèse 9.5, dans le cadre de son alliance avec Noé qui clarifie le principe de la grâce commune, la légitimité de l’institution étatique en employant un langage qui évoque Genèse 4.15 : « Je réclamerai à chaque être humain la vie de l’homme qui est son frère. » Le potentiel bestial que la cité des hommes a manifesté dès ses origines – en Genèse 4 (la lignée de Caïn), en Genèse 6 (les fils de Dieu et les filles des hommes), en Genèse 11 (la tour de Babel) – nous préserve de la confondre avec la cité de Dieu, de confondre l’Etat et l’Eglise.

(ii) L’origine, la nature et la vocation de ces deux institutions sont différentes. L’Eglise a pour mission d’être un temple pour Dieu. En ce sens, elle existe depuis la création du monde et relève de l’ordre spirituel – c’est par l’Esprit qu’elle est temple de Dieu. L’Etat a pour mission de restreindre les effets du péché, d’empêcher que le chaos ne détruise l’humanité avant le dernier jour. Il a été institué après la chute, relève de la grâce commune – et disparaîtra donc certainement lorsque s’achèvera le temps où l’on peut dire : « Aujourd’hui, c’est le jour du salut. »

Est-ce que le fait que l’Etat soit une institution profane, bien qu’établie par Dieu, alors que l’Eglise est une institution sacrée – en d’autres termes, est-ce que le fait que l’Etat gouverne le développement de la culture alors que l’Eglise préserve le maintien du culte de Yahvé – implique qu’aucune alliance entre l’Eglise et l’Etat ne soit possible ? La nature et la vocation si distinctes de ces institutions les empêchent-elles de coopérer et vaut-il mieux que chacune d’entre elles s’occupe de remplir sa mission de son côté ?

C’est ce que semblent penser les défenseurs de la « théologie des deux royaumes », héritiers de Meredith Kline dont je viens de présenter la théorie sur l’origine biblique de l’Etat. Ceux-ci soulignent à la suite de Kline que le royaume du Christ n’est pas de ce monde, que c’est un royaume qui est spirituel, et non un royaume temporel – et qu’il y a là une indication très nette qu’il faut séparer l’Eglise et l’Etat, que la meilleure manière dont l’Etat peut protéger l’Eglise dans sa mission, c’est en ne s’impliquant d’aucune sorte que ce soit dans les projets de l’Eglise. L’argumentaire paraît convaincant, mais on peut hésiter.

En effet, peut-on conclure de la seule spiritualité de l’institution de l’Eglise qu’elle ne doit avoir aucune relation avec l’institution de l’Etat ? Peut-on conclure que parce qu’elle exerce un règne spirituel, elle doit être entièrement séparée du règne temporel ? Le raisonnement peut paraître convaincant, mais l’analogie suivante indique son caractère fallacieux : si l’on raisonne ainsi, on pourrait en effet dire de la même manière qu’il doit y avoir séparation entre l’institution de l’Eglise et l’institution de la famille, parce que l’Eglise est une famille spirituelle et non une famille temporelle. Jésus lui-même fait la distinction entre sa famille temporelle et sa famille spirituelle – donc la distinction est légitime. Mais cela veut-il dire qu’il n’y a aucune interaction entre l’institution de l’Eglise et celle de la famille ? Devons-nous prôner une séparation entre l’Eglise et la famille pour cette raison ? Certainement pas, et aucune Eglise ne vit les choses ainsi…

Alors, cela veut-il dire que l’Eglise et l’Etat peuvent entrer en alliance pour en retirer un bénéfice réciproque ? On peut hésiter. Ce que l’origine, la nature et la spécificité de grâce commune de l’institution étatique indiquent, c’est qu’il faut se garder d’appliquer directement ce qui avait cours dans l’Etat théocratique israélite – dont le développement culturel était orienté vers le culte. Cela enlève aux confessions de foi réformées tous les textes-preuves de la nécessité d’une alliance entre Eglise et Etat qui font référence aux actes des rois réformateurs qui ont purgé le pays des idoles. L’Etat d’Israël sous l’ancienne alliance est tellement singulier que rien de ce qui y avait cours ne peut être dupliqué dans les autres Etats « au-delà de ce que l’équité générale qui s’y trouve peut exiger » (Confession de Westminster XIX, 4).

Mais cela interdit-il, dans toutes les situations possibles et imaginables, une coopération entre l’Eglise et l’Etat ? Sans doute pas. En fait, il ne semble pas que la Bible prescrive un unique type de relation entre Eglise et Etat, de la même manière qu’il n’y a pas un unique type de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie…) compatible avec la Bible. La perception de la distinction des deux règnes conduit logiquement à condamner l’ingérence de l’Eglise dans la juridiction de l’Etat et l’ingérence de l’Etat dans la juridiction de l’Eglise. Mais pour ce qui est de l’exacte distance et de la possibilité d’une coopération entre ces deux sphères de souveraineté, il semble que la relation entre les deux institutions doive en grande partie être déterminée en fonction des circonstances. Ainsi, dans une société où les différentes sphères de l’existence que nous distinguons aujourd’hui sont complètement imbriquées – par exemple à l’époque des patriarches où le chef de famille est à la fois chef et prêtre de son clan et l’un des anciens de la ville où il n’y a pas ou guère de place pour des institutions non familiales –, la situation n’est pas du tout la même que dans une époque où la différentiation normative culturelle est avancée et où la société civile est multiculturelle et pluraliste. Les relations éventuelles entre l’Eglise et l’Etat ne peuvent pas être les mêmes dans ces cas-là11.

Conclusion

Il est important de réfléchir bibliquement à tous les sujets qui s’offrent à nous. Il est pour cette raison utile de réfléchir à la relation entre l’Eglise et l’Etat à la lumière de la Bible. Cela nous permet de construire un discours qui ne soit pas seulement le produit de la tendance actuelle à vouloir exclure la religion de la sphère publique et de l’histoire compliquée de la relation entre Eglise et Etat dans la théologie chrétienne et l’histoire de l’Occident. Il est important et utile de se demander quelle sorte de laïcité est souhaitable dans notre contexte face aux velléités de l’idéologie séculariste et athée.

Pour autant, il ne faut pas que ce genre de discussion éclipse la hiérarchie des priorités du chrétien. La mission prioritaire du chrétien en tant que chrétien est spirituelle : elle concerne le changement du cœur humain par l’Evangile. Le chrétien en tant que citoyen est aussi amené à participer au développement culturel selon les aspirations, les capacités et les opportunités qui sont les siennes, à la vie de la cité, au débat concernant l’organisation de la relation entre l’Eglise et l’Etat. En toutes ces choses, le chrétien doit toutefois se rappeler qu’il doit user du monde « comme n’en usant pas, car la figure de ce monde passe » (1Co 7.31).


  1.  Pour une introduction historique à la laïcité française, consulter l’inévitable J. Baubérot, Histoire de la laïcité en France, 6e éd., Paris, PUF, 2007. Du côté des ouvrages d’érudition, se reporter au grand classique publié en 1929 et réédité récemment : G. Weill, Histoire de l’idée laïque en France au xixe siècle, Paris, Hachette, 2004.↩

  2.  H. Tincq, Liberté, égalité, fraternité, laïcité. Mais quelle laïcité ?

    http://www.slate.fr/story/96767/liberte-egalite-fraternite-laicite, consulté le 11 janvier 2017.↩

  3.  J. Sfar, https://www.instagram.com/p/-C-NNrHZXh/ consulté le 11 janvier 2017 : « friends from the whole world, thank you for #prayforPARIS, but we don’t need more religion! our faith goes to music! Kisses! Life! Champagne and Joy! #ParisisaboutLife ».↩

  4.  Voir M. Volf, “Christianity and Violence”, Boardman Lectureship in Christian Ethics, 2002, p. 1‑16, pour une analyse fine de ces arguments et les réponses qu’il est possible d’y apporter. Une réserve importante doit toutefois être posée concernant « l’espoir » qu’il entretient d’un salut universel.↩

  5.  La présentation des relations entre Eglise et Etat résume le récit qu’en fait A.D. Strange, “Church and State in Historical Perspective”, Ordained Servant Journal, 2007, p. 94‑98.↩

  6.  Il est opportun d’évoquer ici l’islam dans cette section pourtant consacrée aux violences perpétrées par les chrétiens dans la mesure où des auteurs médiévaux importants comme Jean de Damascène ont considéré l’islam comme une hérésie chrétienne antitrinitaire.↩

  7.  Cf. J. Calvin, IRC, IV, xx, 1.↩

  8.  W. Cunningham, Discussions on Church Principles : Popish, Erastian, and Presbyterian, T&T Clark, 1863, p. 165.↩

  9.  Ce paragraphe résume l’important article à ce sujet de M.G. Kline, “The Oracular Origin of the State”, in G. Tuttle (dir.), Biblical and Near Eastern Studies : Essays in Honor of William Sanford LaSor, Grand Rapids, Eerdmans, 1978, p. 132‑141.↩

  10.  M.G. Kline, Kingdom Prologue : Genesis Foundations for a Covenantal Worldview, Overland Park, Two Age, 2000, p. 168‑169.↩

  11.  H. Dooyeweerd, Roots of Western Culture : Pagan, Secular, and Christian Options, Toronto, Wedge, 1979, p. 73‑80 et passim.↩

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Mouvement de Lausanne :
quelques clés de lecture

Pierre-Sovann Chauny
Professeur de théologie systématique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Introduction

Pour mieux situer et comprendre ce dont il est question dans les autres articles de ce numéro, il est opportun d’indiquer quelques clés de lecture des textes du Mouvement de Lausanne.

Il faut déjà préciser, lorsqu’il est question des « textes du Mouvement de Lausanne », qu’il est fait là référence à un ensemble de trois textes principaux, produits sur une période de trente-six années : l’Alliance de Lausanne1 (1974), le Manifeste de Manille2 (1989) et l’Engagement du Cap3 (2010)4. Cet article vise à mettre en perspective ces trois textes missiologiques dont l’intention sous-jacente et commune consiste à poser, ou du moins à rappeler, les fondements théologiques indispensables en vue de l’évangélisation du monde. Le Mouvement de Lausanne, par ces trois textes, se penche non seulement sur la question de l’évangélisation mondiale, mais encore sur les interactions éventuelles entre ce thème de l’évangélisation du monde et d’autres thèmes théologiques plus ou moins connexes. Ces trois textes pris ensemble, et l’Engagement du Cap en particulier, brassent ainsi une somme impressionnante de thèmes bibliques qu’il n’est pas question d’énumérer ici, puisque l’objet de cet article n’est pas de s’appesantir sur les détails de ces textes mais plutôt d’en esquisser une mise en perspective globale, en espérant ainsi pouvoir mieux les situer, les comprendre et en saisir la portée.

I. L’évangélisation du monde au cœur des textes du Mouvement de Lausanne

Plusieurs motifs, liés les uns aux autres mais distincts, peuvent être isolés au sein des textes du Mouvement de Lausanne concernant leur raison d’être. La méthode que je propose pour aller au cœur des motifs sous-jacents à la rédaction de ces textes est l’étude de quelques passages qui emploient un mot qui revient une vingtaine de fois dans les textes de Lausanne : le mot task, qui désigne en anglais une tâche à accomplir. Cette tâche est l’évangélisation du monde. Il s’agit de la raison d’être du Mouvement de Lausanne : l’évangélisation mondiale.

A. L’évangélisation du monde selon l’Alliance de Lausanne

Ce motif apparaît dès le paragraphe d’introduction de l’Alliance de Lausanne qui affirme : « Nous sommes stimulés par la tâche qu’il reste à accomplir concernant l’évangélisation. » L’un des objectifs principaux du Mouvement de Lausanne est en effet d’impulser chez les chrétiens une détermination renouvelée pour achever rien moins que l’évangélisation du monde. Le mot anglais task, qui n’est pas toujours traduit par « tâche à accomplir » en français, intervient à plusieurs reprises et à des endroits clés dans l’Alliance de Lausanne à propos de l’évangélisation du monde. Le premier article de ce texte, qui est consacré au dessein de la volonté divine, et qui énonce que Dieu veut appeler « du milieu du monde un peuple qui lui appartient » pour l’envoyer « dans le monde pour servir et témoigner, faire avancer son règne, édifier le corps du Christ et glorifier son nom », se conclut avec cette phrase : « Nous désirons de nouveau nous consacrer à faire connaître (to the task) ce trésor au monde. » L’article 9 est consacré à l’« urgence de l’évangélisation (evangelistic task) » de près de 2700 millions de personnes, soit les deux tiers de la population mondiale en 1974. Et l’objectif est dans ce paragraphe spécifié aussi précisément que possible : « Notre but : obtenir par tous les moyens et le plus tôt possible que chaque homme puisse entendre, comprendre et accepter la Bonne Nouvelle. » Et ce but a pour fondement une conviction énoncée un peu plus haut au même article :

Nous sommes convaincus que le temps est venu pour les Eglises et pour les organisations para-ecclésiastiques de prier avec insistance pour le salut de ceux qui n’ont pas encore été atteints et pour accomplir de nouveaux efforts en vue d’achever l’évangélisation du monde.

L’objectif est clair. Et c’est d’ailleurs contre ce but vers lequel doit tendre toute l’Eglise dans son annonce de l’Evangile tout entier au monde tout entier que se dressent les puissances spirituelles, selon l’article 12 :

Nous croyons que nous sommes engagés dans une lutte spirituelle constante contre les principautés et les puissances du mal qui cherchent à renverser l’Eglise et à l’empêcher d’évangéliser le monde (its task of world evangelization).

B. L’évangélisation du monde selon le Manifeste de Manille

L’affirmation 12 du Manifeste de Manille se situe parfaitement dans la lignée de l’Alliance de Lausanne en ce qui concerne la centralité de la tâche d’évangélisation du monde. Et cette fois-ci le mot « tâche » traduit le mot anglais task : « Nous affirmons que Dieu a confié à l’Eglise tout entière et aussi à chacun de ses membres la tâche de faire connaître le Christ partout dans le monde. » Cette affirmation élabore simplement un aspect présent mais peu développé dans l’Alliance de Lausanne, à savoir que c’est l’Eglise tout entière qui est appelée à cette tâche. L’affirmation continue ainsi : « Nous avons un ardent désir de voir laïcs et pasteurs mobilisés et formés pour cette tâche. » Et le préambule de la section du Manifeste de Manille qui développe le thème l’« Eglise tout entière » réitère cette affirmation : « La totalité du peuple de Dieu est appelée à prendre part à l’œuvre (task) d’évangélisation. »

L’affirmation 19 du Manifeste de Manille reprend quant à elle l’article 9 de l’Alliance de Lausanne sur l’urgence de la tâche d’évangélisation :

Nous affirmons que l’évangélisation du monde est une tâche urgente et qu’il est possible d’atteindre les populations non atteintes. Nous nous engageons donc à nous consacrer à cette tâche avec une détermination nouvelle pendant la dernière décennie du xxe siècle.

Et l’article 8 du Manifeste de Manille élabore une variation de ce thème principal de l’urgence de l’évangélisation du monde en relation avec la centralité de l’Eglise locale dans l’évangélisation. Quelle responsabilité pour la communauté ! Le conseil prodigué aux Eglises est alors le suivant :

Nous recommandons à chaque communauté ou paroisse de se pencher régulièrement sur l’étude, non seulement de ses effectifs et de ses programmes, mais aussi de la vie locale, avec toutes ses spécificités, afin de mettre au point des stratégies missionnaires adéquates. Ses membres pourront, par exemple, organiser une campagne de visites, être présents dans des lieux publics, prévoir une série de réunions d’évangélisation, de conférences ou de concerts, travailler avec les pauvres à la réhabilitation d’un quartier de taudis, implanter une nouvelle Eglise dans un faubourg ou dans un village avoisinant…, tout ceci sans oublier [la tâche globale de l’Eglise].

La version française indique à cet endroit qu’il ne faut pas oublier « les activités générales de l’Eglise », mais c’est là un contresens : le texte original anglais évoque « the church’s global task », la tâche globale de l’Eglise, i.e. l’évangélisation du monde, l’évangélisation au loin. Et la meilleure preuve de la justesse de cette compréhension du texte original anglais, c’est que la suite du paragraphe a précisément en vue l’évangélisation du monde au loin : « […] tout ceci sans oublier [la tâche globale de l’Eglise] : une Eglise qui envoie des missionnaires veille à ne pas négliger son propre environnement, et une Eglise qui évangélise son voisinage pense au reste du monde. » Dans le langage du Manifeste de Manille, « la tâche globale de l’Eglise » désigne l’évangélisation du monde. Et cette évangélisation du monde passe par l’implication des Eglises locales qui engagent des efforts non seulement pour l’évangélisation de proximité, mais aussi pour l’évangélisation au loin, notamment par l’envoi de missionnaires.

L’article 9 du Manifeste de Manille ajoute une condition à l’accomplissement de la tâche d’évangélisation du monde, à savoir la coopération dans l’effort missionnaire :

Nous affirmons que la coopération dans l’évangélisation est indispensable, d’abord parce qu’elle est dans la volonté de Dieu, mais aussi parce que notre manque d’unité jette un discrédit sur l’Evangile de la réconciliation et que l’évangélisation du monde (the task of world evangelization), si elle doit un jour être achevée, exige que nous y œuvrions ensemble.

Les statistiques, précise l’article 11 du Manifeste de Manille, incitent à mener à bien notre tâche d’évangélisation en distinguant quatre catégories de personnes : (i) les chrétiens engagés, (ii) les chrétiens nominaux, (iii) les non-évangélisés qui ont seulement une connaissance limitée de l’Evangile et (iv) les non-atteints qui peuvent n’avoir jamais entendu parler de Jésus comme sauveur. Le Manifeste de Manille fait montre ici d’un optimisme admirable : la tâche d’évangéliser les non-atteints « n’est pas impossible », mais cela implique toutefois un redéploiement stratégique missionnaire. Et l’article ajoute : « Le Christ nous donne l’ordre de porter l’Evangile à toutes les nations. La tâche est urgente. »

Dans sa conclusion, le Manifeste de Manille caractérise l’intervalle entre les deux venues du Christ comme le temps de la mission chrétienne. Un motif eschatologique affleure alors : « Il nous a été ordonné d’aller jusqu’aux extrémités de la terre pour y porter l’Evangile, et nous avons la promesse que la fin du monde viendra seulement lorsque nous aurons accompli notre tâche. » Et d’ajouter presque immédiatement :

La mission chrétienne est donc une tâche urgente. Nous ignorons combien de temps il nous reste. Il n’y a en tout cas pas de temps à perdre. Pour faire face à cette urgente responsabilité, diverses qualités nous seront nécessaires : l’unité (nous devons évangéliser ensemble) et l’esprit de sacrifice (nous devons évaluer le prix à payer et l’accepter). A Lausanne, nous nous sommes engagés à « prier, faire des projets et agir ensemble en vue de l’évangélisation du monde ». A Manille, notre Manifeste affirme que l’Eglise entière est appelée à porter l’Evangile entier au monde entier : avec le sens de l’urgence, dans l’esprit d’union et de sacrifice exigé, proclamer le Christ jusqu’à ce qu’il vienne.

C. L’évangélisation du monde selon l’Engagement du Cap

L’Engagement du Cap reprend totalement à son compte l’idée de l’évangélisation mondiale comme la tâche de l’Eglise, puisqu’elle indique dès son préambule : « Nous n’abandonnons pas notre engagement à rendre dans le monde entier témoignage (to the task of bearing worldwide witness) à Jésus-Christ et à tout son enseignement. » Une évolution sémantique significative doit toutefois être soulignée : alors que ce n’était pas le cas pour l’Alliance de Lausanne et le Manifeste de Manille, l’Engagement du Cap a recours au champ lexical de la missio dei. Ce concept, en vogue chez les missiologues de toutes tendances, a pour idée centrale que Dieu est essentiellement un Dieu missionnaire et, au plan dogmatique, que la mission est un attribut de Dieu. Cette affirmation dogmatique apparaît clairement au dixième article de la confession de foi de l’Engagement du Cap :

La source de toute notre mission est ce que Dieu a fait dans le Christ pour la rédemption du monde entier [i.e. la mission de Dieu], comme la Bible le révèle. Notre tâche d’évangélisation consiste à faire connaître cette bonne nouvelle à toutes les nations.

Et dans un paragraphe qui intéresse particulièrement les instituts de formation théologique, la raison d’être de ces établissements est énoncée ainsi :

La mission de l’Eglise sur la terre est de servir la mission de Dieu, et la mission de l’enseignement théologique est de renforcer et d’accompagner la mission de l’Eglise. La première raison d’être de l’enseignement théologique est la formation de ceux qui dirigent l’Eglise en qualité de pasteurs et enseignants, il les équipe pour enseigner la vérité de la Parole de Dieu avec fidélité, pertinence et clarté. Sa deuxième raison d’être est d’équiper tout le peuple de Dieu en vue de la tâche missionnelle consistant à comprendre la vérité de Dieu et la communiquer avec pertinence dans tous les contextes culturels.

Vous avez là le langage missiologique moderne – avec l’emploi du néologisme « missionnel » qui traduit le fait que l’Engagement du Cap, beaucoup plus que les précédents textes du Mouvement de Lausanne, intègre des concepts et des éléments de langage tournant autour de l’idée de mission de Dieu. Il faudra y revenir.

Mais avant de conclure notre examen des motifs sous-jacents à la rédaction des trois textes principaux du Mouvement de Lausanne, qui s’articulent autour de ce motif central de l’évangélisation du monde, il faut encore signaler à cet endroit la résistance des documents de Lausanne à la confusion entre évangélisation et action sociale. Le quatrième article de l’Alliance de Lausanne distinguait déjà l’évangélisation de l’action sociale en affirmant que

l’évangélisation elle-même est la proclamation du Christ historique et biblique comme Sauveur et Seigneur, dans l’optique de persuader les gens de venir à lui personnellement et ainsi d’être réconciliés avec Dieu. […] L’obéissance au Christ, l’intégration à son Eglise et un service responsable dans le monde sont les conséquences de l’évangélisation.

Trente-six ans plus tard, l’Engagement du Cap (art. 10, § B) cite précisément cette définition de l’évangélisation, distincte de l’action sociale, au moment de réaffirmer l’amour des chrétiens pour la mission de Dieu et leur participation à cette mission. Cette disjonction entre l’évangélisation et l’action sociale est l’occasion pour nous de considérer non plus seulement le motif principal de la rédaction de ces textes, à savoir l’évangélisation du monde, mais aussi la manière dont les chrétiens, d’après ces textes, doivent participer à la tâche urgente de l’Eglise d’évangéliser le monde. A ce stade de l’analyse, quelques remarques sur le genre littéraire de chacun de ces textes et leur contenu sont appropriées.

II. Genre et contenu des textes du Mouvement de Lausanne

Il n’est bien sûr pas question de lister toutes les propositions sur l’évangélisation du monde que l’on pourrait souligner au cours d’une lecture cursive des textes du Mouvement de Lausanne. Il suffira d’aborder cette question à très grands traits, en attirant principalement l’attention sur le genre littéraire de ces documents successifs.

A. Des textes de consensus qui encadrent la diversité du mouvement évangélique

La première chose à noter, c’est qu’il s’agit à chaque fois de documents de consensus, préparés en amont par un comité de théologiens représentant la diversité du protestantisme évangélique et intégrant en aval autant que possible les remarques des participants aux congrès où furent présentés et signés ces documents. Comme le dit explicitement le préambule de l’Engagement du Cap, il s’agit là d’une mise en œuvre du principe de « largeur encadrée » (breadth within boundary)5. La largesse se situe dans la diversité du monde évangélique que les documents veulent représenter en reconnaissant qu’il existe entre évangéliques des divergences d’interprétation sur ce que la Bible enseigne et attend de nous. Mais cela n’empêche pas un encadrement de cette largesse :

Nous établissons une distinction entre ce qui est le cœur de l’Evangile chrétien, à savoir les vérités premières sur lesquelles nous devons être unis, et les questions secondaires, où des chrétiens sincères ont des interprétations différentes sur ce que la Bible enseigne et attend de nous.

Cet encadrement se concrétise dans chacun des trois documents par le fait qu’ils posent ou rappellent chacun à sa manière les fondements doctrinaux du devoir chrétien de la tâche d’évangélisation, cette structure étant la plus évidente dans l’Engagement du Cap, qui présente d’abord une confession de foi puis un appel à l’action – la confession de foi qui énonce des éléments doctrinaux sert à son tour de fondement à l’appel à l’action pour mener à bien la tâche de l’évangélisation mondiale. Il convient de noter à cet endroit une des plus grandes forces des textes du Mouvement de Lausanne : leur capacité à dégager un tronc commun de fondements bibliques pour l’activisme évangélique dans toute sa diversité.

B. Alliance, manifeste et engagement

La deuxième chose à noter, c’est que les documents ont des intitulés différents : les rédacteurs auraient pu se contenter de différencier les documents par le lieu et l’année de leur adoption, par exemple la Déclaration de Lausanne de 1974, la Déclaration de Manille de 1989, la Déclaration du Cap de 2010. Mais ce n’est pas le cas : les documents sont intitulés « alliance » (covenant) à Lausanne, « manifeste » (manifesto) à Manille et « engagement » (commitment) au Cap. Et il ne s’agit pas là d’une variation ornementale synonymique qui viserait à éviter la répétition du mot déclaration, car le terme choisi correspond dans chacun de ces trois cas à l’esprit qui préside à la rédaction des textes en question.

1. A Lausanne, une alliance

Même si le titre français du texte adopté à Lausanne est simplement « Déclaration », il s’agit en fait d’une « Alliance » (covenant), un terme chargé bibliquement mais également théologiquement6. Il y a une alliance à Lausanne à deux niveaux : entre les signataires et Dieu, et entre les signataires entre eux. Le paragraphe conclusif de l’Alliance de Lausanne est sans ambiguïté sur la visée alliancielle du document :

Puisque telle est notre foi et notre résolution, nous nous engageons par une alliance solennelle avec Dieu, et les uns avec les autres, à prier, à dresser des plans et à œuvrer ensemble pour l’évangélisation du monde entier. Nous appelons autrui à se joindre à nous. Que Dieu nous aide par sa grâce et pour sa gloire à être fidèles à cette alliance ! Amen ! Alléluia !

La posture adoptée ici est celle d’un peuple qui se rassemble ; un peuple qui affirme devant Dieu et les uns devant les autres leur foi au Dieu unique, l’autorité et la puissance divine des Ecritures, l’unicité du Christ, la puissance de l’Esprit, le retour du Christ, la responsabilité sociale du chrétien et, bien sûr, la nécessité et l’urgence de l’évangélisation du monde ; un peuple qui confesse à plusieurs reprises humblement ses nombreux manquements ; un peuple qui prend la ferme résolution de se consacrer au service dans la perspective du retour du Christ : « Entre-temps, nous nous consacrons de nouveau au service du Christ et à celui des hommes, en nous soumettant avec joie à son autorité sur nos vies tout entières. » (Art. 15)

L’Alliance de Lausanne a ainsi pour but de sceller devant Dieu une compréhension commune et une motivation commune, qui concernent dans ce cas précis la mission de l’Eglise et l’évangélisation du monde. Ce but est d’abord atteint en définissant notre tâche d’évangélisation comme le fait de

répandre la Bonne Nouvelle que Jésus-Christ est mort pour nos péchés, qu’il est ressuscité des morts selon les Ecritures, qu’il règne en Seigneur et qu’il offre maintenant, à tous ceux qui se repentent et qui croient, le pardon des péchés et le don du Saint-Esprit pour nous rendre libres (art. 4).

Mais l’Alliance de Lausanne est plus précise encore que cela puisqu’elle distingue notre tâche d’évangélisation de ce qui n’est pas l’évangélisation. Il ne s’agit pas d’établir un cordon sanitaire entre l’évangélisation et les autres activités humaines que le chrétien peut accomplir, mais de préciser la nature de la relation entre l’évangélisation et ce qui n’est pas l’évangélisation. Il s’agit à la fois d’affirmer la centralité, la priorité à l’évangélisation, comme le souligne l’article 6, tout en maintenant l’affirmation de l’article 5 « que l’évangélisation et l’engagement sociopolitique font tous deux partie de notre devoir chrétien ».

Il y a là un élément qui est sujet à débat entre évangéliques, mais il faut bien remarquer que l’Alliance de Lausanne ne traite pas de l’engagement sociopolitique comme « mission de l’Eglise » mais comme « devoir du chrétien » – ce qui est une formulation plutôt prudente et sage. L’enthousiasme de l’Alliance de Lausanne pour l’évangélisation du monde ne cherche ainsi aucunement à détourner les chrétiens des autres devoirs qui ne sont pas l’évangélisation et que nous pouvons avoir, en tant qu’humains et chrétiens, envers nos prochains. L’Alliance de Lausanne met ainsi en perspective l’évangélisation. Celle-ci doit trouver sa place à côté de nos autres activités, de nos autres devoirs chrétiens.

2. A Manille, un manifeste

Manille a produit un « manifeste ». Un manifeste est la proclamation programmatique publique d’un groupe défini et consolidé (ici les chrétiens évangéliques qui adhèrent au Mouvement de Lausanne) pour expliquer ses actions passées et ses intentions pour l’avenir. Alors que le mot « manifeste » n’a pas d’arrière-plan biblique comme c’est le cas pour le mot « alliance », Robert Schreiter, un observateur catholique romain du Mouvement de Lausanne, note qu’il y a tout de même une résonnance biblique avec le choix du mot « manifeste ». En effet, à l’époque de la rédaction du Manifeste de Manille, il était devenu courant de parler de Luc 4.16-20 comme du « manifeste de Nazareth », i.e. le programme de Jésus7.

Le Manifeste de Manille comporte une introduction composée de vingt et une affirmations succinctes qui jouent le rôle d’une confession de foi, puis trois parties respectivement consacrées à « l’Evangile tout entier », à « l’Eglise tout entière » et au « monde tout entier ». Cette tournure provient de l’Alliance de Lausanne et correspond à la dernière et vingt et unième des affirmations introductives du Manifeste de Manille : « Nous affirmons que Dieu appelle l’Eglise tout entière à porter l’Evangile tout entier au monde tout entier. Nous sommes donc résolus à le proclamer fidèlement, dès à présent et à tout prix, jusqu’au retour de Jésus. » Le Manifeste de Manille est donc structuré autour de cette affirmation.

Il rappelle d’abord ce qu’est l’Evangile tout entier : une annonce des doctrines du péché, de la grâce et de l’unique médiation du Christ. Les implications sociopolitiques de l’Evangile qui ne sont pas l’Evangile mais qui découlent d’une bonne compréhension de l’Evangile sont alors évoquées.

Le Manifeste de Manille énonce ensuite la conviction que cet Evangile tout entier est annoncé par l’Eglise tout entière. Il s’agit d’affirmer le sacerdoce universel des croyants en ce qui concerne la mission. Dieu est alors présenté comme l’évangéliste par excellence. Et tous les chrétiens, pasteurs ou laïcs, sont appelés par ce Dieu-évangéliste à entrer dans cette œuvre, à participer à la tâche urgente de l’Eglise tout entière d’annoncer l’Evangile tout entier au monde tout entier. Il faut particulièrement noter, dans cette partie consacrée à l’implication de tous les chrétiens dans l’évangélisation, l’accent qui tombe sur la nécessité de vivre une vie digne de l’Evangile :

Aucune présentation de l’Evangile n’est aussi éloquente qu’une vie transformée ; rien ne ternit autant le message qu’une vie inconséquente. Il nous est demandé de nous conduire d’une manière digne de l’Evangile du Christ, et même de lui servir de parure, et d’en souligner la beauté par une vie de sainteté. Le monde qui nous observe attend, avec raison, des disciples du Christ un comportement cohérent avec ce qu’ils disent de lui. Un tel comportement est un témoignage saisissant.

De même, la nécessité d’une unité et d’une coopération dans la mission entre Eglises de différents horizons est particulièrement mise en avant à l’article 9 :

Nous affirmons que la coopération dans l’évangélisation est indispensable, d’abord parce qu’elle est dans la volonté de Dieu, mais aussi parce que notre manque d’unité jette un discrédit sur l’Evangile de la réconciliation et que l’évangélisation du monde, si elle doit un jour être achevée, exige que nous y œuvrions ensemble.

Le Manifeste de Manille se focalise enfin sur le « monde entier », avec une approche qui souligne la nécessité des efforts de contextualisation et de la prise en compte des réalités locales au moment d’annoncer l’Evangile.

3. Au Cap, un engagement

L’Engagement du Cap se différencie de ses deux prédécesseurs non seulement par sa longueur mais aussi parce qu’on est là plus dans le genre de la dissertation que dans celui de la proclamation publique8. Le terme même d’engagement a certainement été choisi en relation avec l’objectif expressément énoncé dans son préambule :

Beaucoup de déclarations doctrinales affirment ce que croit l’Eglise. Nous espérons aller plus loin en liant croyance et mise en pratique. Nous prenons pour modèle l’apôtre Paul dont l’enseignement théologique était étoffé par des instructions pratiques. Dans la lettre aux Colossiens, par exemple, le portrait profond et merveilleux qu’il donne de la suprématie du Christ débouche sur un enseignement terre à terre de ce que veut dire être enraciné dans le Christ.

L’engagement se veut donc être un engagement à mettre en pratique la vision du monde biblique, à ne pas en rester à l’affirmation de nos articles de foi, mais à les utiliser comme fondement de notre action dans le monde. Il s’agit de lier théologie et praxis. L’engagement vient après l’alliance et le manifeste : il ne s’agit plus seulement de se retrouver autour d’une vision commune ou d’émettre une proclamation programmatique, mais d’appliquer cette vision commune et de décliner ce programme sur des aspects aussi précis et divers que les médias globalisés, les conflits ethniques, les handicapés, la liberté religieuse, les grandes villes, le sida, le consumérisme, le sexisme, et ainsi de suite.

L’amplitude des thèmes abordés correspond à un déplacement d’accents concernant la mission qui indiquent, me semble-t-il, une différence substantielle dans la compréhension du concept de mission. Dans les deux premiers documents, le terme « mission » était employé comme un strict synonyme de notre tâche d’évangéliser (evangelistic task) le monde ; mais, dans l’Engagement du Cap, le mot « mission » semble tout englober. Désormais, la « mission dans toutes ses dimensions » comprend les activités (et souffrances) suivantes :

Evangéliser, témoigner de la vérité, former des disciples, œuvrer en faveur de la paix, s’engager socialement, agir pour une transformation éthique, prendre soin de la création, vaincre les puissances du mal, chasser des esprits démoniaques, guérir les malades, souffrir et persévérer sous la persécution (I, 5, C).

Ce même paragraphe assume le caractère englobant de la conception de la mission développée dans l’Engagement du Cap puisque toutes ces « dimensions » de la mission sont immédiatement appelées « Tout ce que nous faisons au nom du Christ ». Autrement dit, dans la perspective de l’Engagement du Cap, tout devient mission.

Il est certes appréciable que l’évangélisation soit resituée parmi les autres devoirs chrétiens et ne soit pas présentée comme la seule tâche importante qu’un chrétien doit accomplir, comme le seul devoir qu’il doit avoir en vue, comme sa raison d’être sur la terre. Il n’est toutefois pas déraisonnable de se demander si charger à un tel point le terme « mission », en lui faisant porter tout ce que le chrétien doit faire, n’est pas contre-productif à terme. Il y a un risque à galvauder le terme auprès des chrétiens en le chargeant excessivement.

III. Trois faiblesses des textes du Mouvement de Lausanne

Les textes du Mouvement de Lausanne méritent d’être lus avec attention pour leur capacité à nous redonner le sens de l’importance de l’évangélisation du monde et à susciter dans ce but la collaboration de chrétiens et d’Eglises évangéliques par ailleurs très divers. Il faut leur reconnaître cela.

En même temps, ces textes – et particulièrement l’Engagement du Cap – ne sont pas exempts de tout reproche. Puisqu’il s’agit dans cet article de mettre en évidence l’apport positif de ces textes (voir paragraphe ci-dessus), je n’énumérerai pas les différents aspects contestables de ces textes et me contenterai de brièvement nommer trois faiblesses qui me semblent les plus marquantes.

A. Un manque de précision théologique

Premièrement, ces textes présentent la faiblesse d’être un texte de consensus : c’est simplement le revers de la médaille. La capacité à rassembler largement (breadth within boundary) se fait au détriment de la précision théologique pour rassembler des évangéliques, qui ne sont presque jamais seulement des évangéliques. Des questions importantes qui ont des conséquences pour l’évangélisation sont passées sous silence ou presque, notamment la question de la relation entre les alliances ou les éléments de débats classiques en sotériologie relatifs à l’ordre de la relation temporelle entre régénération et conversion.

B. L’idéologie missiologique

Deuxièmement, il faut noter que la présence grandissante dans ces textes du langage de la missio dei et de son corollaire qu’est la perspective « missionnelle » est propre à susciter le débat. Le fait que Christopher Wright soit le rédacteur principal de l’Engagement du Cap alors qu’il est également le chef de file de l’« herméneutique missionnelle » parmi les évangéliques9 joue beaucoup. Mais décrire Dieu comme un Dieu missionnaire, comme un Dieu-évangéliste, de manière à présenter la mission de l’Eglise comme le prolongement des missions divines, relève à mes yeux d’un procédé idéologique, sans fondement biblique, qui ne dépend que d’un glissement linguistique, ce que James Barr qualifiait de « transfert de totalité illégitime »10, et dont la fin est la promotion de cette « herméneutique missionnelle ». Comme le remarque mon collègue Yannick Imbert dans un numéro précédent de La Revue réformée :

Or, c’est là que se trouve l’une des difficultés majeures que suscite le concept même d’« herméneutique missionnelle » : elle confond « théologique » et « herméneutique ». Dire que la mission est une clé de compréhension théologique est légitime. Cela exprime simplement le fait que la compréhension de l’ensemble de la Bible, c’est-à-dire sa systématisation, doit s’articuler autour du thème de la mission. La volonté de développer une « herméneutique missionnelle », c’est-à-dire la volonté prédéterminée de voir l’ensemble de la Bible au travers des lentilles de la mission, suscite une confusion de catégories, un regroupement réducteur de l’herméneutique et de la théologie, en particulier de la théologie systématique. Ce serait oublier que les deux domaines, bien qu’intimement liés, sont distincts11.

C. La confusion entre mission de l’Eglise et devoir du chrétien

Troisièmement, la mission de l’Eglise et le devoir du chrétien en tant qu’individu ne sont jamais clairement articulés comme des réalités distinctes. Le langage de l’Alliance de Lausanne permettait encore d’envisager une telle articulation en creux. Le chemin suivi jusqu’à l’Engagement du Cap laisse toutefois à craindre que les fines distinctions entre les sphères de souveraineté chères au néocalvinisme12 ne peuvent plus trouver place à ce stade du développement de la pensée du Mouvement de Lausanne, avec cette vision englobante de la mission promue par Christopher Wright non seulement dans ses livres, mais aussi dans l’Engagement du Cap. C’est certainement là un aspect à faire valoir par les néocalvinistes qui sont impliqués dans le Mouvement de Lausanne, en vue d’une inflexion de la trajectoire de celui-ci.

Conclusion

Quoi qu’il en soit, ces textes, s’ils ne sont pas exempts de défauts, dont certains sérieux à mes yeux, n’en demeurent pas moins d’une très grande valeur. Les considérer comme des documents de travail, des points de départ déjà très riches pour continuer la discussion et passer à l’action dans l’optique d’obéir au mandat missionnaire donné par le Christ à son Eglise auquel nous voulons tous manifester notre attachement ne peut être que bénéfique.


  1.  « La Déclaration de Lausanne », Perspectives missionnaires, no 2, 1981, p. 66-75. Le texte anglais a pour titre The Lausanne Covenant. Le choix des termes covenant, manifesto et commitment est significatif et justifie qu’il soit question dans la suite de cet article de l’« Alliance de Lausanne » plutôt que de la « Déclaration », même si ce n’est pas l’intitulé de la traduction française.↩

  2.  Le Manifeste de Manille. Un prolongement de la Déclaration de Lausanne, Pasadena, Comité de Lausanne pour l’évangélisation du monde, 1989, 23 p.↩

  3.  L’Engagement du Cap. Une confession de foi et un appel à l’engagement, Marpent, BLF, 2011, 111 p.↩

  4.  Les trois textes de Lausanne, complétés par des guides d’étude, ont été regroupés à l’initiative du Comité Lausanne France dans J.-P. Rempp, Evangéliser, témoigner, s’engager. Les documents de référence du Mouvement de Lausanne, Charols, Excelsis, 2017, 302 p.↩

  5.  Robert J. Schreiter, « From the Lausanne Covenant to the Cape Town Commitment. A Theological Assessment », International Bulletin of Missionary Research, vol. 35, no 2, avril 2011, p. 88.↩

  6.  Ibid.↩

  7.  Ibid., p. 89.↩

  8.  Ibid.↩

  9.  Cf. C.W. Wright, La mission de Dieu. Fil conducteur du récit biblique, Charols, Excelsis, 2012, 696 p.↩

  10.  J. Barr, Sémantique de langage biblique, Aubier-Montaigne, Cerf, Desclée de Brouwer, Delachaux & Niestlé, 1971, p. 245.↩

  11.  Y. Imbert, « L’instrumentalisation de l’Ecriture par les idéologies », La Revue réformée 268 (2013/5), p. 56-57.↩

  12.  Cf. A. Kuyper, « Sphere Sovereignty », in J.D. Bratt, sous dir., A Centennial Reader, Grand Rapids/Carlisle, Eerdmans/Paternoster, 1998, p. 461-490.↩

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AU XXIe SIÈCLE

Pierre-Sovann CHAUNY
Professeur de théologie systématique
Faculté Jean Calvin, Aix-en-Provence


Il faut bien l’admettre, les cultes dans nos Eglises évangéliques françaises peuvent être très différents d’une assemblée à une autre. Et au sein d’une même Eglise locale, le style du culte peut considérablement varier d’un dimanche à l’autre lorsque les différentes personnes qui conduisent l’office bénéficient d’une certaine liberté. La diversité culturelle de nos Eglises est une très grande richesse et il est normal qu’elle soit aussi reflétée dans les présidences de culte. Mais cette diversité peut aussi engendrer des tensions au sein d’une même communauté. Par exemple, certains n’aiment que les prières d’intercession réfléchies et rédigées à l’avance, d’autres ne jurent que par le « moment de prières libres ». De même, certains aimeraient chanter plus de psaumes de la Réforme et de cantiques des temps héroïques, d’autres ne supportent que le rock chrétien. Ou encore, certains aiment réciter un psaume ou une prière de manière communautaire, d’autres trouvent que « ça fait catholique », voire « secte ». La personnalité et l’arrière-plan ecclésial de chacun joue certainement dans la manière qu’il a d’envisager le culte rendu à Dieu.

J’aimerais dans cet article préciser ma posture liturgique ainsi que la réflexion théologique qui la sous-tend. Pour ce faire, je rappellerai d’abord brièvement ce qui constitue à mes yeux la finalité du culte communautaire chrétien (I). J’exposerai ensuite plus longuement les principes qui, suivant ce que je vois dans la Bible, devraient orienter notre manière de concevoir et de vivre le culte (II). Je replacerai enfin la question dans un cadre plus vaste en soulignant les vertus qu’il nous faut avoir si nous souhaitons à la fois rendre notre culte plus conforme aux exigences divines tout en prenant soin de ne pas brusquer l’Eglise (III).

I. Les objectifs du culte communautaire

Le premier objectif du culte communautaire : glorifier Dieu

« Quel est le but principal de la vie de l’homme ? » Le Petit catéchisme de Westminster répond à cette question sans détour : « Le but principal de la vie de l’homme est de glorifier Dieu et de trouver en lui son bonheur éternel. » (Q. & R. 1) Deux éléments sont ici conjoints : d’une part que nous ne vivons pas d’abord pour nous-mêmes, mais pour faire de notre vie tout entière une expression de notre gratitude envers celui qui nous a créés et sauvés ; et d’autre part que c’est précisément en faisant de notre vie un hommage perpétuel à notre Créateur et Sauveur que nous trouverons le véritable bonheur.

Nous devrions garder à l’esprit ces deux vérités dans tous les domaines de notre vie et cela devrait influencer tout ce que nous faisons, de notre manière de boire notre jus d’orange à notre attitude sur notre lieu de travail, en passant par notre comportement en famille et avec nos amis : tout faire pour la gloire de Dieu et savoir que c’est ainsi que nous serons véritablement heureux.

Si cela est vrai pour nos activités quotidiennes et profanes, à combien plus forte raison devrions-nous appliquer ces vérités au culte que nous rendons à Dieu ! Dans notre culte personnel et familial bien sûr, mais aussi, et c’est ce qui m’intéresse dans cette étude, dans notre culte communautaire. N’est-ce pas là une belle devise pour nos cultes en Eglise : « glorifier Dieu et trouver en lui notre bonheur éternel » ?

La motivation première pour rendre un culte communautaire à Dieu est donc la même que celle qui doit prévaloir dans tous les domaines de la vie : rendre gloire à Dieu. En conséquence, l’activité principale de l’assemblée réunie est tournée vers le Dieu vivant et vrai, centrée sur lui. Il ne s’agit pas, par notre manière de célébrer le culte, de plaire aux hommes en offrant un sympathique spectacle au « public » ou en cherchant à attirer des personnes, notre « cible » marketing. Notre objectif, lorsque nous nous réunissons pour célébrer le jour du Seigneur, est avant tout de montrer « notre gratitude en rendant à Dieu un culte qui soit agréé de lui, avec piété et avec crainte » (Hé 12.28). Il s’agit donc de rendre un culte à Dieu d’une manière qui met en évidence que Dieu est au centre de notre vie communautaire.

Néanmoins, puisque cette motivation première pour rendre un culte à Dieu – le glorifier et trouver en lui notre bonheur éternel – est aussi celle qui doit diriger toute notre vie, il convient de distinguer ce qu’il est approprié de faire pour le glorifier en fonction des situations. Notre volonté de glorifier Dieu ne se concrétise en effet pas de la même manière lorsque nous prenons un repas en famille et lorsque nous animons une réunion au bureau, car la sphère familiale et la sphère professionnelle sont deux sphères distinctes qui sont régies par des lois qui leur sont propres.

De même, le culte que nous rendons à Dieu individuellement, en famille ou en Eglise ne suit pas exactement les mêmes lois puisque la manière dont nous exprimons la relation que nous avons avec Dieu doit correspondre à la sphère dans laquelle nous nous situons : sphère d’intériorité personnelle, sphère d’intimité familiale, sphère ecclésiale plus formelle. C’est en vertu de cette distinction entre les différentes sphères (souvent faite intuitivement) que certaines choses qui sont tout à fait appropriées dans le culte privé paraissent déplacées dans le cadre d’un culte communautaire. Il en est par exemple ainsi de certaines prières très personnelles qui ont leur place dans des réunions de prière en petits groupes – et bien sûr dans la prière faite seul devant Dieu – mais qui, si elles sont faites dans le cadre plus large d’un culte en Eglise le dimanche matin, peuvent devenir une sorte de grand déballage impudique absolument inapproprié. Certaines choses qui glorifient Dieu dans la sphère personnelle ou privée ne le glorifient plus lorsqu’elles sont faites dans le cadre public de la sphère communautaire ecclésiale.

La spécificité du culte communautaire rendu à Dieu au sein de la sphère ecclésiale est, précisément, que nous sommes rassemblés par lui et pour lui. Notre culte communautaire a donc non seulement une dimension verticale, car nous sommes là pour lui, mais aussi une dimension horizontale, car c’est les uns avec les autres que nous sommes là devant lui. Cette horizontalité implique que le culte offert à Dieu par ceux qui sont assemblés en son nom n’a pas la gloire de Dieu comme seul objectif : il s’agit aussi de s’édifier mutuellement.

Le second objectif du culte communautaire :
édifier les saints

L’Eglise rassemblée est le premier « lieu » où les chrétiens peuvent se comporter d’une manière digne de l’appel qu’ils ont reçu (Ep 4.1). Dans l’Eglise, Christ donne aux hommes (Ep 4.8) des ministres de sa Parole (Ep 4.11) afin de « former les saints pour l’œuvre du ministère, pour la construction du corps du Christ » (Ep 4.12). Il est dès lors naturel que la réunion principale de l’Eglise, son rassemblement pour rendre ensemble un culte à Dieu, ait pour finalité d’édifier les membres de l’assemblée.

Ce qui édifie l’Eglise (1Co 12.3-4), ce sont des paroles qui instruisent (1Co 12.19), des paroles qui disent les merveilles de Dieu et qui nous aident à méditer, à mieux comprendre et à mieux vivre la grâce de Dieu. C’est ce à quoi doivent aussi servir nos cultes communautaires.

Lors du culte communautaire, nous nous approchons, avec crainte et tremblement,

de la montagne de Sion et de la cité du Dieu vivant, la Jérusalem céleste ; de dizaines de milliers d’anges ; de la réunion et de l’assemblée des premiers-nés inscrits dans les cieux ; de Dieu, juge de tous ; des esprits des justes portés à leur accomplissement ; de Jésus, le médiateur d’une alliance neuve ; et du sang de l’aspersion qui parle mieux que celui d’Abel. (Hé 12.22-24)

Aussi intimidante que soit cette vérité, c’est en même temps avec une pleine assurance que nous nous approchons en Christ du trône de la grâce. Nous croyons en même temps ce que la Parole de Dieu dit à propos de notre cœur humain corrompu et ce qu’elle dit à propos de l’accès que nous avons auprès de Dieu. Nous sommes à la fois plus mauvais que ce que nous aurions jamais pu penser et en même temps plus aimés que ce que nous aurions jamais osé imaginer ! C’est pourquoi, lorsque nous rencontrons le Sauveur dans cette perspective, nous avons conscience de nos manquements et ressentons cette faim et cette soif pour une justice qui nous fait tellement défaut. Mais nous sommes heureux, parce qu’en venant à lui nous savons que notre désir sera comblé. Le Sauveur satisfait cette faim et cette soif spirituelles en nous donnant le pain de sa Parole et l’eau de son Esprit. Pour cette raison, la prédication de la Parole appliquée au cœur des croyants par l’Esprit est le grand temps fort de l’édification des saints. L’administration des sacrements, le saint baptême et la sainte cène, a également une place de choix puisqu’ils signifient et scellent visiblement ce qui est prêché dans l’Evangile.

Mais c’est le culte tout entier, et non seulement ses temps forts, qui, en tant qu’il est de manière toute particulière rencontre avec le Dieu vivant et vrai, édifie, encourage et réconforte les saints en vue de l’accomplissement de leur vocation dans le monde. Ce deuxième objectif du culte communautaire d’édifier les saints pour qu’ils accomplissent leur vocation entretient une relation étroite avec le troisième objectif principal du culte qu’il reste à présenter – celui de la proclamation de l’Evangile.

Le troisième objectif du culte communautaire :
proclamer l’Evangile

La proclamation du règne du Christ est une bonne nouvelle pour ceux qui, rachetés par le Christ, croient en lui. La mission de l’Eglise consiste en ce que cette proclamation soit entendue jusqu’au bout du monde. Il s’ensuit qu’une partie de la vocation individuelle des chrétiens consiste à s’impliquer chacun à sa manière dans la mission de l’Eglise. Le culte communautaire est le premier lieu où, l’Evangile y étant normalement prêché, des cœurs incroyants peuvent être transpercés (cf. Ac 2.37) et que, « tombant face contre terre », des personnes qui ne croyaient pas encore puissent adorer Dieu « en déclarant : Dieu est réellement parmi vous ! » (1Co 14.25). La prédication de la folie de la croix doit bien sûr se faire hors des murs de l’église pour atteindre ceux qui n’entreraient jamais dans un lieu de culte, mais il va sans dire que les incroyants disposés à participer à nos rassemblements doivent pouvoir y entendre quelle sagesse et quelle puissance, folles aux yeux des hommes, Dieu utilise pour s’acquérir un peuple qui l’adore. Ce n’est pas seulement la prédication qui doit permettre de faire comprendre la folie de la croix : l’ensemble du culte peut être construit de manière réfléchie, dans l’élaboration de sa structure et de son contenu, d’une manière cohérente avec le message même de l’Evangile.

II. Les principes bibliques pour conduire
le culte communautaire

1. Le principe régulateur du culte communautaire

a. Parcours biblique

Ce premier principe, qui est l’application faite au culte communautaire que la Bible est la seule règle infaillible de notre foi et de notre pratique, est classiquement énoncé par la Confession de foi de Westminster (chap. 21, § 1) :

Le vrai Dieu lui-même a ordonné et fixé par sa propre volonté la façon de lui rendre un culte, de telle sorte qu’aucun culte ne peut lui être rendu selon l’imagination et les désirs des hommes, ou selon les suggestions de Satan, sous quelque représentation que ce soit, ou de quelque autre manière que ce soit non prescrite dans la Sainte Ecriture.

Dit plus simplement, ce qui doit se faire dans le culte « est expressément consigné dans l’Ecriture ou doit en être déduit comme une bonne et nécessaire conséquence ; rien, en aucun temps, ne peut y être ajouté, soit par de nouvelles révélations de l’Esprit, soit par les traditions humaines » (chap. 1, § 6, italiques ajoutés).

Ce principe était connu des Israélites. En Deutéronome 13.1, dans un contexte où il est question du culte rendu à Yahvé (Dt 12-13), voici ce qu’il ordonne à son peuple : « Tout ce que je vous ordonne, vous veillerez à le mettre en pratique. Tu n’y ajouteras rien et tu n’en retrancheras rien. » Il s’agit de mettre en pratique tout ce que Dieu a ordonné pour son culte. Il s’agit aussi de ne rien ajouter, de ne pas faire ce que Dieu n’a pas commandé. Cette erreur est celle que commirent Nadab et Abihou, fils d’Aaron : ils « prirent chacun une cassolette, y mirent du feu et placèrent de l’encens dessus ; ils présentèrent devant Yahvé un feu profane, qu’il ne leur avait pas ordonné. Alors un feu sortit de devant le Yahvé et les dévora : ils moururent devant le Yahvé. » (Lv 10.1-2) Il faut noter que le texte ne dit ni que ce châtiment terrible arriva parce que leur démarche manquait de sincérité, de bonnes intentions, ni même que c’est parce qu’ils avaient fait quelque chose d’explicitement interdit dans la Loi. Ils avaient seulement pris la liberté de faire ce qui n’avait pas été ordonné par Dieu. Ce texte confirme donc le commandement de Deutéronome 13.1 : ne pas faire dans le culte ce que Dieu n’a pas ordonné pour le culte que nous lui rendons.

Ce que Dieu n’a pas commandé est donc en fait interdit. Cette équivalence entre « pas commandé » et « interdit » se trouve d’ailleurs dans un texte du prophète Jérémie : « Ils ont bâti des hauts lieux, le topheth qui est dans la vallée du Fils de Hinnom, pour jeter au feu leurs fils et leurs filles, chose que je n’avais pas ordonnée et qui ne m’était pas venue au cœur. » (Jr 7.31) Faire passer ses fils par le feu était, cette fois-ci, explicitement interdit par la Loi de Dieu – mais parce que ce que Dieu n’ordonne pas est exactement équivalant à ce que Dieu interdit, Yahvé peut dire ici par l’entremise du prophète Jérémie que ce qu’il a interdit ailleurs est « une chose qu’il n’a pas ordonnée ».

Cependant, il pourrait être argumenté qu’avec l’accomplissement des lois cérémonielles dans le sacrifice de Jésus, ce principe régulateur du culte communautaire ne concerne pas le culte rendu à Dieu par l’Eglise. Qu’en est-il ?

Le meilleur endroit pour commencer est peut-être le dialogue entre Jésus et la femme samaritaine. Le commentaire de Calvin sur Jean 4.22-26 met particulièrement en évidence que notre Seigneur

divise la somme de son propos en deux membres. Au premier, il condamne de superstition et erreur la forme de servir Dieu, de laquelle les Samaritains avaient usé : mais quant aux Juifs, il testifie qu’ils en avaient la vraie forme et légitime. Et ajoute la cause de la différence, que les Juifs étaient certains par la parole de Dieu, du service qu’ils lui rendaient : mais au contraire, les Samaritains n’avaient rien de certain de la bouche de Dieu. Au second, il déclare que les cérémonies que les Juifs avaient gardées jusques alors, prendraient bientôt fin.

Concernant le premier point, à propos de ce que le Seigneur dit à la femme samaritaine : « Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas » (Jn 4.22), Calvin écrit :

Par quoi toutes les bonnes intentions, qu’on appelle, sont abattues par cette sentence, comme d’une foudre. Car nous savons que les hommes ne peuvent qu’errer, quand ils sont gouvernés par leur propre opinion sans la parole ou le commandement de Dieu.

Autrement dit, Jésus confirme par cet enseignement sur l’adoration due à Dieu la validité du principe régulateur du culte, même si la venue du Christ a de lourdes conséquences sur la forme extérieure des cérémonies puisque les lois cérémonielles étaient sur le point d’être abolies. Ce que souligne bien Calvin à partir de ce passage, c’est que « nous ne différons des Pères qu’en la forme externe seulement, d’autant qu’eux adorant Dieu en esprit, étaient astreints aux cérémonies, lesquelles ont été abolies par la venue de Christ ». Adorer Dieu « en esprit et en vérité » (Jn 4.23) consiste dès lors à « retenir simplement ce qui est spirituel au service de Dieu, ôtant les enveloppements des cérémonies ».

La raison pour laquelle notre culte doit être régulé par ce principe est en fait la corruption de l’homme :

Vu que les hommes sont chair, il ne se faut point ébahir si les choses qui sont correspondantes à leur naturel, leur plaisent. De là advient qu’ils forgent et inventent beaucoup de choses au service de Dieu, lesquelles étant pleines de grande ostentation, n’ont nulle fermeté. Mais ils devaient sur toutes choses considérer qu’ils ont affaire à Dieu, lequel s’accorde aussi peu avec la chair, que le feu avec l’eau. Cette seule pensée, quand il est question du service de Dieu, devait suffire pour refréner la légèreté frétillante de notre nature : à savoir que tant s’en faut que Dieu soit semblable à nous, que les choses qui nous plaisent le plus, lui viennent à contrecœur et dépit.

L’enseignement du Nouveau Testament se situe bien sur cette question de la régulation du culte dans la continuité de celui de l’Ancien. Dieu demande bien « que nous ne lui rendions aucun autre culte que celui qu’il a commandé dans sa Parole »1.

Il s’agit en fait de se méfier de notre propre corruption morale : ce n’est pas parce que nous avons de « bonnes intentions » que ce que nous apportons à Dieu pour l’adorer lui sera agréable. Ce que Paul disait d’une forme de légalisme est tout aussi vrai concernant la tentation qui est toujours la nôtre d’apporter à Dieu un autre culte que celui qu’il a commandé dans sa Parole : « Il s’agit de commandements et d’enseignements humains qui ont, il est vrai, une apparence de sagesse […] mais qui n’ont en fait aucune valeur et ne contribuent qu’à la satisfaction de la chair. » (Col 2.22-23)

b. « Eléments » et « circonstances » du culte

Le culte communautaire doit-il avoir lieu le samedi ou le dimanche ? Faut-il qu’il commence à 10 heures ou plutôt à 11 heures ? Doit-il durer deux heures ou quatre heures ? Le théâtre ou la danse sont-ils des formes acceptables du culte rendu à Dieu ? Que devons-nous chanter ? Avons-nous le droit d’utiliser des micros ou de mettre des chaises dans nos églises ? Devons-nous utiliser pour les chants un recueil ou plutôt un vidéoprojecteur ? Toutes ces questions ne sont pas sur le même plan :

Certains aspects du culte dû à Dieu […] communs à toutes activités et sociétés humaines, doivent être arrangés selon la lumière naturelle et la sagesse chrétienne, dans le respect des règles générales de la Parole qui doivent toujours être observées. (Confession de foi de Westminster, chap. I, § 6)

Il s’agit de ce qui relève des « circonstances » du culte, c’est-à-dire des choix qu’il est nécessaire d’opérer même sur les questions où la Bible n’ordonne rien. Les questions qui relèvent des « circonstances » sont les mêmes qui se posent pour l’organisation de n’importe quelle réunion humaine : à quelle heure la réunion commencera-t-elle ? Combien de temps durera-t-elle ? Faut-il des bancs, des chaises ou laisser les gens debout ? Faut-il utiliser un support visuel écrit ou projeté ?

Cela ne signifie pas que les réponses à ces questions sont indifférentes : il s’agit d’arranger ces aspects du culte selon la lumière naturelle (le bon sens) et la sagesse chrétienne (le renouvellement de l’intelligence). Par exemple, il peut paraître préférable à certains de ne pas projeter le texte biblique à l’écran mais plutôt de demander aux membres de l’assemblée d’ouvrir la Bible. Cependant, si l’éclairage n’est pas suffisant, il faudra tout de même se résoudre à projeter le texte à l’écran.

Il faut en revanche bien distinguer ces « circonstances » des éléments que comprend le culte communautaire. La Confession de foi de Westminster (chap. XXI, § 6) propose une liste de ces éléments qui composent le culte :

Le culte religieux ordinaire de Dieu comprend la lecture des Ecritures faite dans la crainte de Dieu (Ac 15.21 ; Ap 1.3), une solide prédication (2Tm 4.2) et l’écoute attentive de la Parole dans l’obéissance à Dieu, et avec intelligence, foi et respect (Jc 1.22 ; Ac 10.33 ; Mt 13.19 ; Hé 4.2 ; Es 66.2), le chant des psaumes avec la grâce dans le cœur (Col 3.16 ; Ep 5.19 ; Jc 5.13), comme aussi une juste administration des sacrements institués par Christ ; à cela s’ajoutent les serments religieux (Dt 6.13 avec Né 10.29), les vœux (Es 19.21 avec Ec 5.4, 5), les jeûnes solennels (Jl 2.12 ; Est 4.16 ; Mt 9.15 ; 1Co 7.5) et les actions de grâce lors de circonstances particulières (Ps 107 ; Est 9.22), le tout devant être pratiqué, en temps voulu, de manière sainte et religieuse (Hé 12.28).

Cette liste n’est pas forcément exhaustive : il faut peut-être préciser que ce qui est commandé dans le Nouveau Testament est le chant « des psaumes, des hymnes et des cantiques spirituels » et que l’offrande (Ga 2.10 ; 1Co 9.3-12) pourrait aussi faire partie de cette liste.

La structure liturgique, quant à elle, doit certainement être considérée comme une « circonstance » du culte : en fonction de la situation, des temps et des lieux, la forme du culte peut et doit changer. En revanche, l’existence d’un motif récurrent dans les structures liturgiques des cultes rendus à Dieu décrits par la Bible (cf. section suivante) invite, pour le moins, à réfléchir sérieusement aux raisons pour lesquelles nous choisissons de nous éloigner de ce motif, lorsque c’est le cas. Cette question sera traitée en même temps que le deuxième principe qui doit orienter le culte que nous rendons à Dieu : le principe dialogique du culte communautaire.

2. Le principe dialogique du culte communautaire

a. Le principe dialogique et l’alliance

Le « principe dialogique » ne gouverne pas seulement le culte communautaire mais aussi toute l’histoire du salut. L’histoire de la rédemption que raconte la Bible est en effet le récit des interactions entre Dieu et son peuple. Dieu prend l’initiative, il parle à son peuple. Son peuple lui répond et lui obéit ou, malheureusement, l’ignore et pèche. Dieu, à son tour, répond en conséquence, bénissant ou maudissant son peuple. Il s’agit là d’un véritable « dialogue d’alliance ».

Il n’est dès lors pas très surprenant que l’examen des quelques textes relatant les assemblées particulières du peuple de Yahvé en l’honneur de son Dieu révèle que ce « principe dialogique » se retrouve dans la structure liturgique de ces cultes. Le culte communautaire que rend la communauté de l’alliance à son Dieu traduit ce qui est au cœur même de l’alliance : la rencontre avec Dieu. Dans cette rencontre, Dieu redit combien il aime son peuple. L’assemblée, pleine de reconnaissance, loue alors le Seigneur en faisant monter vers lui ses prières et ses chants. Dieu nous parle. Nous lui répondons. Ce « principe dialogique » du culte manifeste au plan communautaire que c’est une véritable relation qui est au cœur de notre spiritualité : il nous parle, nous lui répondons.

b. Parcours biblique

Déjà dans le jardin d’Eden, Dieu avait passé alliance avec l’homme et la femme – alliance que la théologie réformée a appelée « alliance des œuvres ». Le principe dialogique était donc opérationnel avant même la chute, avant le lancement de l’histoire de la rédemption. Adam et Ève avaient reçu une parole de la part de Dieu : il leur fallait se multiplier et soumettre la nature, garder le jardin et le cultiver et ne pas toucher à l’arbre du fruit de la connaissance du bien et du mal. Malheureusement, au lieu de faire confiance à Dieu et de mettre en pratique ce qu’il leur demandait, ils ne gardèrent pas le jardin de l’intrusion du Serpent en le chassant, mais ils l’écoutèrent et transgressèrent le commandement de Dieu. Dieu avait parlé aux hommes, mais les hommes ont répondu d’une manière parfaitement inappropriée – la désobéissance – avec toutes les conséquences que l’on sait…

Un nouvel Adam, Noé, fait bien mieux que son ancêtre : à la parole que lui adresse Dieu lui commandant de sortir de l’arche (Gn 8.15-17), il répond avec une stricte obéissance en sortant de l’arche (Gn 8.18). Sa réponse se prolonge dans le premier acte d’adoration que décrit explicitement la Bible : la construction d’un autel en l’honneur de Yahvé sur lequel il offre des sacrifices d’animaux purs (Gn 8.20)2. Le dialogue se poursuit alors puisque le texte mentionne la réaction de Yahvé au verset suivant : c’est avec plaisir que Dieu reçoit ce sacrifice. Dieu adresse alors à Noé aussi bien des promesses (Gn 8.21-22) et des bénédictions (Gn 9.1-3), que des commandements (9.4-7). Il conclut cette rencontre avec Noé avec une confirmation de son alliance par l’établissement de l’arc-en-ciel comme signe et sceau de cette alliance (9.8-17).

Ou lorsque Dieu choisit d’appeler Abraham et de le mettre à part pour qu’il devienne l’ancêtre du peuple par lequel il sauvera le monde (Gn 12.1-3), que se passe-t-il ? Dieu lui apparaît, lui parle et lui promet que ce pays de Canaan (Gn 12.7), où Abraham est venu, sera donné à sa descendance. Quelle est la réponse d’Abraham à la promesse gracieuse qui lui est faite ? Il « bâtit là un autel pour le Yahvé qui lui était apparu. Puis il leva le camp pour se rendre dans la montagne, à l’est de Beth-El ; il dressa sa tente entre Beth-El, à l’ouest, et le Aï, à l’est. Il bâtit là un autel pour le Yahvé et invoqua le nom du Yahvé. » (Gn 12.7-8)

Le premier culte communautaire relaté dans l’Ecriture de manière détaillée est celui de l’assemblée d’Israël rassemblée au mont Sinaï (Ex 24). Les chapitres 19 à 23 du livre de l’Exode décrivent l’établissement de l’alliance entre Dieu et son peuple. Le chapitre 24, quant à lui, rapporte le culte rendu par Israël à son Dieu au moment de ratifier l’alliance. La structure de ce culte peut être analysée ainsi :

  1. Dieu donne ses instructions (v. 1-3a).

  2. Première réponse du peuple : « Tout ce que Yahvé a dit nous le ferons » (v. 3b).

  3. Deuxième réponse du peuple : un autel est construit sur lequel sont offerts des sacrifices (pour le péché) avant de s’approcher formellement de Dieu (v. 4b-6).

  4. Moïse lit les paroles de Dieu consignées dans le livre de l’alliance (cf. v. 4a) (v. 7a).

  5. Réponse du peuple : « Tout ce que Yahvé a dit nous le ferons et nous l’écouterons » (v. 7b).

  6. Moïse asperge le peuple avec le sang qui sert de signe et de sceau de l’alliance (v. 8).

  7. Les représentants du peuple de Dieu mangent en présence du Dieu de l’alliance (v. 9-11).

Le culte communautaire décrit avec le plus de détails est le culte de dédicace du temple tel qu’il est rapporté en 2 Chroniques 5-7. Ce récit est plus long et plus détaillé que celui d’Exode 24, mais il faut noter qu’au niveau structurel les similitudes sont nombreuses :

  1. Convocation et rassemblement du peuple, préparation au culte (5.2-5).

  2. Sacrifices (pour le péché) offerts à Dieu par le peuple avant de s’approcher formellement de lui (5.6).

  3. Entrée formelle par les prêtres dans la présence de Dieu (5.7-10).

  4. Psaume de louange par les prêtres (5.11-13a).

  5. Manifestation par Dieu de son approbation et de sa gloire : la nuée remplit le temple (5.13b-14).

  6. Proclamation de la Parole de Dieu par Salomon (6.1-11).

  7. Prière d’intercession par Salomon (6.12-42).

  8. Manifestation par Dieu de son approbation et de sa gloire : le feu du ciel consume les holocaustes et la nuée remplit le temple (7.1-2).

  9. Adoration et psaume de louange par le peuple (7.3).

  10. Sacrifices (de communion) offerts à Dieu par le peuple (7.4-9).

  11. Renvoi du peuple par Salomon (7.10).

D’autres textes mériteraient d’être décrits dans le détail et d’être comparés les uns aux autres, notamment : 1 Chroniques 28.1-29.22, 2 Chroniques 29, 2 Chroniques 30, 2 Chroniques 35 ou Néhémie 8.1-12, Néhémie 8.13-18 ou encore Néhémie 9.1-10.40. Pour l’instant, il suffit cependant de constater que, outre le temps de convocation et de rassemblement du peuple au début du culte et la bénédiction et dispersion du peuple à la fin, quatre grands temps se dégagent : (i) l’entrée dans la présence de Yahvé ; (ii) la proclamation de la Parole de Yahvé ; (iii) la réponse du peuple à la parole de Yahvé ; (iv) la communion avec Yahvé symbolisée par un repas. Il apparaît dans tous ces textes un motif récurrent et fondamental selon lequel le dialogue entre Dieu et son peuple suit un certain ordre, même s’il existe au sein de cet ordre une certaine liberté.

Ce motif récurrent disparaît-il lors du passage de l’ancienne à la nouvelle alliance ? Il y a de bonnes raisons de penser que ce n’est pas le cas, même s’il faut d’abord souligner que le Nouveau Testament ne relate jamais les cultes des premiers chrétiens de manière suffisamment détaillée pour répondre de manière convaincante pour tous. Pourtant, il me semble que le livre de l’Apocalypse confirme ce motif récurrent et fondamental selon lequel le dialogue entre Dieu et son peuple suit un certain ordre.

Il faut d’abord remarquer qu’il n’est peut-être pas si anodin qu’il n’y paraît d’abord que la vision qu’a reçue Jean ait été donnée « le jour du Seigneur » (1.10) alors que le Seigneur ressuscité veut précisément communiquer à ses Eglises qu’il marche au milieu d’elles (1.12-13), qu’il est avec les chrétiens tous les jours jusqu’à la fin du monde même dans les difficultés et persécutions. En effet, ce que Jean est appelé à voir et à rapporter constitue une sorte de liturgie céleste qui reprend divers éléments déjà repérés dans les textes de l’Ancien Testament :

  1. Manifestation de la présence de Dieu par des éclairs, des voix et des tonnerres (4.2-4).

  2. Présence de plusieurs cercles d’adorateurs autour du trône de Dieu (4.5-11) qui fait particulièrement écho à 2 Chroniques 5.2-5 et ses cercles d’adorateurs, des plus proches conseillers du roi au peuple tout entier.

  3. Apparition de l’agneau immolé (5.1-7) : le rouleau de l’histoire de la rédemption ne peut être ouvert tant que n’apparaît pas celui qui, seul, parce qu’il est sans péché, est digne de l’ouvrir. Les pleurs de Jean (confession du péché) du verset 4 laissent donc place à l’assurance joyeuse fournie par le lion de Juda messianique, vainqueur du péché et de la mort.

  4. L’apparition de l’agneau permet au peuple de continuer son culte et de s’approcher sans obstacle de son Dieu et de lui manifester sa reconnaissance pour ce que Jésus a fait (5.8-14).

  5. Proclamation de la parole de Dieu dans les sept sceaux (6.1-7.8).

  6. Réponse du peuple : prières de louange (7.9-8.4).

Avec l’ouverture des sept sceaux commence en fait le premier des cinq septénaires qui composent le corps du développement de l’Apocalypse. La structure littéraire de ces cycles étant proches, il n’est pas étonnant de retrouver les éléments suivants qui se répètent :

  1. Manifestation de la présence de Dieu par des éclairs, des voix, des tonnerres, un tremblement de terre (8.5 ; 16.18) et par de la grêle (11.19) ou par de la fumée dans le sanctuaire (15.5-8).

  1. Proclamation de la parole de Dieu dans les sept trompettes (8.6-11.15), les sept visions (12.1-15.1), les sept coupes (16.1-16) et les sept paroles sur Babylone (17.1-18.24).

  2. Réponse du peuple : prières de louange (7.9-8.4 ; 11.16-18 ; 15.2-4 ; 19.1-5)3.

La fin de l’Apocalypse introduit de nouveaux éléments :

  1. Le repas d’alliance des noces de l’Agneau (19.6-10) dont le grand dîner de Dieu donné aux oiseaux qui volaient dans le ciel (19.17-21) est la contrepartie, suite à la victoire du cavalier blanc (19.11-16) qui est, précisément, l’Agneau.

  2. Bénédiction éternelle du peuple de Dieu (21.1-22.7).

c. Quelles conséquences pour le culte chrétien ?

Si l’histoire de la rédemption, décrite dans l’Apocalypse, suit une structure liturgique semblable à celle des cultes de l’Ancien Testament, que faut-il en tirer lorsque nous nous rassemblons le « jour du Seigneur » pour lui rendre un culte ?

Lorsque notre Seigneur institua la sainte cène, il le fit, entre autres, dans une perspective eschatologique (le « jusqu’à ce qu’il vienne » de 1 Corinthiens 11.26). Le culte communautaire que nous rendons chaque dimanche à Dieu ne pourrait-il pas – ne devrait-il pas – nous servir à participer d’ores et déjà à ce culte eschatologique ? Comme dans l’Apocalypse, nous ne pouvons pas nous approcher sans crainte de Dieu si ce n’est par le sang de l’Agneau immolé. Mais puisque par son sacrifice nous avons l’assurance d’un plein accès au sanctuaire céleste (Hé 10.19), il est naturel que le rappel de son sacrifice pour ôter nos péchés et de l’assurance que nous possédons maintenant nous conduisent dans une louange joyeuse de celui qui nous sauve. Dans ces conditions, quoi de plus normal que d’écouter avec la plus grande attention ce que Dieu nous dit dans sa Parole – aussi bien le rappel de sa grâce et de sa fidélité que ses exigences envers nous, qui sommes son peuple de prêtres et qui le représentons sur la terre.

Dans nos cultes, nos prières montent vers le trône de Dieu pour qu’il continue à être fidèle à ses promesses et pour que nous puissions ainsi nous aussi lui être fidèles malgré nos nombreuses imperfections. Nous lui apportons donc non seulement notre louange, mais nous prions aussi pour nous-mêmes, en tant qu’individus et que communauté, et pour notre pauvre monde, avec l’assurance que les prières de ceux qui sont réunis en son nom pour former cette nouvelle humanité qu’est l’Eglise (Mt 18.15-20) seront exaucées : oui, le Seigneur manifeste sa présence, il donne le feu de son Esprit pour bénir son peuple.

C’est pourquoi, dans nos cultes, nous célébrons aussi le repas du Seigneur dans lequel nous nous rappelons la mort du Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne et par lequel nous recevons l’assurance que

son corps a été offert et rompu sur la croix et son sang versé, aussi certainement que je vois de mes yeux que, pour moi, le pain du Seigneur est rompu et la coupe est donnée ; et qu’il veut nourrir et désaltérer mon âme pour la vie éternelle de son corps crucifié et de son sang répandu, aussi certainement que je reçois de la main de l’officiant et goûte corporellement le pain et la coupe du Seigneur, qui me sont donnés comme signes certains du corps et du sang du Christ lui-même4.

Ainsi renouvelés, nous sommes prêts à recevoir à la fin du culte la bénédiction de Dieu avant de repartir dans le monde y accomplir notre vocation. La perspective de la bénédiction divine de la vie éternelle est de cette manière le contexte dans lequel s’inscrit notre vie quotidienne.

Il est certes vrai que nous vivons au milieu d’une génération perverse et corrompue, mais si nos cultes imitaient un peu plus qu’ils ne le font à l’heure actuelle la liturgie céleste et eschatologique, peut-être serait-il plus facile au quotidien d’avoir véritablement et pleinement conscience que notre unique assurance dans la vie et dans la mort est d’appartenir à Jésus-Christ notre fidèle sauveur qui nous a parfaitement délivrés de tous nos péchés et de toute la puissance du diable, et de vivre toute sa vie à la gloire de Dieu (1Co 10.31) comme un acte d’adoration qui anticipe la félicité éternelle dans l’attente du retour de Jésus dans la gloire. « Amen ! Viens, Seigneur Jésus ! » (Ap 22.20)

3. Le principe corporatif du culte communautaire

Le troisième principe qui doit conduire le culte communautaire est, précisément, qu’il s’agit d’un culte communautaire. Il s’agit de rendre un culte à Dieu qui correspond au fait que nous le faisons en communauté (plutôt qu’en famille ou dans l’intimité d’un culte personnel). Dans la vie de tous les jours, nous nous rendons bien compte que nous ne parlons pas à nos parents ou à nos amis les plus proches en étant seuls avec eux ou lorsqu’il y a du monde. Il y a des marques d’affection et des confidences qui sont parfaitement déplacées en public mais que nous avons la liberté de faire dans un cercle plus restreint et, évidemment, dans l’intimité d’un tête-à-tête. Pour cette raison, le culte communautaire n’est pas le lieu de l’expression particulière des joies particulières et des fautes particulières d’un individu, sauf lorsqu’elles concernent la communauté.

Le fait que nous nous réunissions de manière corporative ou communautaire est une conséquence de l’alliance : Dieu fait alliance avec un peuple. Le culte est l’assemblée solennelle du peuple que Dieu rassemble. Pour cette raison, le culte doit rassembler toutes les différentes catégories qui composent l’Eglise, aussi bien aux plans socio-économique et socio-culturel qu’au niveau des tranches d’âge – aussi bien les « enfants » que les « pères » et les « jeunes gens » (cf. 1Jn 2.12-14). L’intégration des enfants au culte communautaire doit particulièrement être réfléchie – y compris dans les communautés qui ne les considèrent pas comme participant de l’alliance – car, de fait, ils sont là et, pour le moins, sont confiés à la garde de l’Eglise. Ils doivent apprendre avec leurs parents et en les imitant à adorer le Seigneur avec crainte, joie et sincérité. « Réunissez le peuple, consacrez une assemblée ! Rassemblez les anciens, réunissez les enfants, même les nourrissons au sein de leur mère ! » (Jl 2.17) Tous sont concernés !

III. Comment mener la réforme du culte évangélique
du xxie siècle ?

En supposant qu’il est clair à ce stade qu’il faut réformer en notre siècle le culte évangélique, il reste à savoir comment mener cette réforme. L’exemple des grandes réformes du passé tout autant que l’examen de l’enseignement biblique sur les vertus chrétiennes montrent que, s’il faut certainement de l’énergie pour conduire ce genre de réforme, il faut surtout faire preuve d’une grande écoute et d’une grande compréhension. L’Eglise est là où elle en est aujourd’hui. Il est nécessaire de la faire progresser, mais il n’est pas utile (et encore moins efficace) de la brusquer pour y parvenir. C’est en fait un alliage de différentes vertus qu’il faut manifester.

Douceur et patience

Le respect des convictions et des habitudes de chacun est plus que toute autre chose nécessaire. Chacun a de bonnes raisons de penser ce qu’il pense concernant le culte, même s’il ne s’agit pas forcément de raisons scripturaires. La force de l’habitude est elle-même une raison qu’il ne faut pas sous-estimer… et qu’il ne faut pas non plus mépriser. Manifester de l’amour, en l’occurrence pour nos frères et sœurs dans la foi, implique de les respecter même dans leurs convictions les plus folles. Certaines d’entre elles peuvent concerner la manière de conduire le culte, d’autant plus que certaines cultures d’Eglises locales nous habituent à des motifs liturgiques passablement éloignés de ceux que l’Ecriture met en évidence. Face à l’inertie que peuvent recevoir dans ce contexte nos arguments, la meilleure posture est certainement de s’armer de douceur et de patience plutôt que d’une agressivité souvent du plus mauvais goût.

Conviction et persuasion

Le respect de l’autre, une patience véritable à son égard et une douceur certaine dans l’attitude manifestée à son endroit n’impliquent pas nécessairement une démission quant à la transmission de ce que nous recevons comme vérité biblique. Si nous savons que le cœur du peuple de Dieu est dur et que sa nuque est raide (nous sommes bien placés pour le savoir, puisque notre cœur à nous est tout aussi dur et notre nuque tout aussi raide), nous savons aussi que l’Esprit de Dieu est à l’œuvre et que, par son travail et son intercession, des prises de conscience extraordinaires peuvent avoir lieu dans l’Eglise à certaines époques et à certains endroits. Pour cette raison, s’il ne faut pas désarmer de patience et de douceur, il ne faut pas non plus manquer de conviction et de persuasion. Il faut développer notre argumentaire et étudier la Bible avec nos communautés pour les convaincre par la Parole, et donc par l’Esprit, de la justesse de ce que nous recevons comme une vérité biblique.

Confiance et sérénité

Parce que cette œuvre est en dernier ressort une œuvre de l’Esprit, tout ce que nous pouvons faire, c’est attendre : attendre de le voir agir par sa Parole, attendre de le voir changer le point de vue dominant de nos assemblées par le renouvellement de l’intelligence, attendre de le voir transformer nos cultes par la sagesse que nous lui demandons pour comprendre ce qu’il attend de nous. Cette attente se vit dans la confiance et dans la sérénité : c’est Dieu qui est souverain. Il dirige l’histoire. Il la mène à son accomplissement. Et même si nous ne verrons peut-être jamais un tel changement dans nos Eglises concernant la manière de vivre le culte, nous avons l’assurance que, pour l’éternité, nous prendrons part à ce culte céleste – mais sur la terre renouvelée lorsque nous participerons au festin de l’Agneau.


  1.  Catéchisme de Heidelberg, R. 96.↩

  2.  Il y a ici une difficulté apparente pour le principe régulateur du culte puisque nous n’avons pas connaissance qu’à l’époque de Noé Dieu avait commandé d’offrir des animaux purs. Cependant, le seul fait que Noé avait conscience qu’il existait des animaux purs et impurs implique de se demander « purs et impurs » pour quoi ? Dans la mesure où il n’est pas fait de mention de restrictions alimentaires dans le contexte (cf. Gn 9.1-3), il s’agit certainement de pureté et d’impureté des animaux par rapport aux sacrifices à offrir à Yahvé. Il faut donc en conclure soit que Noé avait reçu une parole l’enjoignant explicitement de sacrifier ces animaux, soit qu’il avait déduit comme une bonne et nécessaire conséquence de la distinction que Yahvé avait faite entre animaux purs et impurs (Gn 7.2-3) que ces animaux étaient destinés au sacrifice.↩

  3.  Dans le contexte des récurrences mises en évidence, l’absence de louanges de la part du peuple lors du cycle des sept coupes est remarquable. Il se comprend cependant aisément à la lumière d’Apocalypse 15.8, qui énonce que personne ne pouvait entrer dans le sanctuaire, et de l’ensemble du chapitre 16 : l’intensité de la colère de Dieu est telle dans ce chapitre que les îles mêmes doivent s’enfuir. Devant une telle dévastation, il n’est peut-être pas opportun pour le peuple de Dieu de manifester une joie ostentatoire.↩

  4.  Catéchisme de Heidelberg, R. 75.↩

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Le message de Jean Calvin pour notre vie spirituelle http://larevuereformee.net/articlerr/n285/le-message-de-jean-calvin-pour-notre-vie-spirituelle Mon, 18 May 2020 14:22:11 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1073 Continuer la lecture ]]> Le message de Jean Calvin
pour notre vie spirituelle

Pierre-Sovann CHAUNY
Professeur de théologie systématique
Faculté Jean Calvin, Aix-en-Provence


Quel est le message de Jean Calvin pour notre vie spirituelle ? Le texte que j’ai choisi pour traiter cette question se situe dans le deuxième livre de l’œuvre majeure de Calvin, l’Institution de la religion chrétienne, au chapitre xvi, au paragraphe 19.

Dans le premier livre de l’Institution, Calvin s’est attaché à parler de « la connaissance de Dieu en titre et qualité de créateur et souverain gouverneur du monde ». Dans ces chapitres, Calvin établit sa doctrine de l’Ecriture, de la Trinité, de la création et de la providence.

Dans le deuxième livre de l’Institution, Calvin traite de « la connaissance de Dieu en tant qu’il s’est montré Rédempteur en Jésus-Christ : laquelle a été connue premièrement des Pères sous la Loi, et depuis nous a été manifestée en l’Evangile ». Ici, Calvin élabore sa doctrine de la chute, de la corruption de l’homme et du serf-arbitre, de la loi, du rapport entre l’Ancien et le Nouveau Testament, de la double nature du Christ et son office de médiateur entre Dieu et les hommes.

Le chapitre 16 examine « comment Jésus-Christ s’est acquitté de l’office de médiateur pour nous acquérir le salut » et, pour cela, Calvin suit l’ordre du Symbole des apôtres. Et c’est après avoir exposé les bienfaits de l’œuvre du Christ résumés par le symbole que Calvin conclut son chapitre avec notre texte :

Or puisque nous voyons que toute la somme et toutes les parties de notre salut sont comprises en Jésus-Christ, il nous faut garder d’en transférer la moindre portion qu’on saurait dire. Si nous cherchons salut : le seul nom de Jésus nous enseigne qu’il est en lui. Si nous désirons les dons du Saint-Esprit : nous les trouverons en son onction. Si nous cherchons force : elle est en sa seigneurie. Si nous voulons trouver douceur et bénignité : sa nativité nous la présente, par laquelle il a été fait semblable à nous, pour apprendre d’être pitoyable. Si nous demandons rédemption : sa passion nous la donne. Si nous désirons que la malédiction nous soit remise : nous obtenons ce bien-là en sa croix. La satisfaction, nous l’avons en son sacrifice ; l’expiation, en son sang […]. En somme, puisque les trésors de tous biens sont en lui, il nous les faut de là puiser pour être rassasiés, et non d’ailleurs1.

Voici donc le message de Jean Calvin pour notre vie spirituelle : tous les trésors de tous les biens sont en lui. Tout ce dont nous avons besoin pour notre vie spirituelle est en lui. Et, pour cette raison, c’est en lui, et non ailleurs, que nous devons aller puiser pour être pleinement rassasiés.

J’aimerais expliquer l’importance de ce texte en posant trois questions :

  1. Pourquoi Calvin prend-il la peine de nous dire que tous les trésors de tous les biens sont en lui ?
  2. Comment pouvons-nous puiser toutes ces choses en Jésus-Christ ?
  3. Que trouvons-nous en lui ?

I. Pourquoi Calvin prend-il la peine de nous rappeler que tous les trésors de tous les biens sont en lui ?

Le premier élément de réponse à cette question que j’aimerais apporter, c’est la capacité que l’être humain a à se forger ses propres idoles. L’anthropologie calviniste est très pessimiste. Elle ne croit pas en l’homme. Pourquoi ? Parce que selon une formule très frappante de Calvin, « l’esprit de l’homme est une boutique perpétuelle et de tout temps pour forger idoles »2. L’homme déchu est, pour Calvin, naturellement idolâtre. Il cherche à être son propre Seigneur et son propre Sauveur et, au lieu de chercher tous les trésors de tous les biens dans le Christ, il les cherche ailleurs.

Il y a la crasse idolâtrie qui consiste à chercher explicitement en dehors du Christ ce qu’il nous faut pour notre vie spirituelle. Mais cela ne veut pas dire qu’en tant que chrétiens nous sommes indemnisés de cette tendance idolâtre. Au contraire, en tant que chrétiens, il nous arrive trop souvent de vouloir rechercher notre bien-être spirituel en dehors du Christ. Calvin avait au moins trois types d’adversaires :

  1. l’Eglise romaine ;
  2. ceux qu’il appelait les « enthousiastes » ou encore les « fantastiques » ;
  3. ceux qui, comme Michel Servet, se forgeaient un Christ selon leur imagination.

L’Eglise romaine ajoutait ses traditions au Christ, ne cherchant pas en lui tous les trésors de tous les biens, et se rendait ainsi coupable d’idolâtrie.

Les « enthousiastes » recherchaient des révélations privées et des expériences qu’ils attribuaient à l’Esprit de Dieu, mais qui n’étaient que le produit de leur imagination, et se rendaient ainsi coupables d’idolâtrie.

Enfin, ceux qui se forgeaient un Christ selon leur imagination vidaient le Christ biblique de la substance pour lui substituer un Christ chimérique.

Qu’en est-il de nous ? Est-ce que, par légalisme, nous n’ajoutons pas au Christ en espérant obtenir certains trésors par notre obéissance servile à des lois que nous avons forgées ? Ou est-ce que, par un noble souci d’ouverture, nous nous laissons aller à un relativisme religieux qui fait du Christ une voie parmi d’autres, mais certainement pas le lieu où l’on trouve tous les trésors de tous les biens ? Est-ce que, comme les « enthousiastes », nous cherchons le sensationnel et attribuons à l’Esprit de Dieu ce qui n’est que le produit de notre imagination, en oubliant que l’Esprit est la personne discrète de la Trinité dont l’objectif est, non pas de se glorifier lui-même, mais de glorifier Jésus ? Ou est-ce que nous n’avons pas parfois tendance à nous forger un Christ à notre image, à vider le Jésus biblique de sa substance ? Nous ne devons pas oublier que notre esprit est une « boutique perpétuelle pour forger idoles » et prendre garde à cette tendance naturelle.

Le deuxième élément pour lequel Calvin doit nous rappeler que nous devons chercher tous les trésors de tous les biens en Christ, c’est parce que nous avons besoin d’un médiateur. Parce que l’homme est pécheur, la relation d’alliance qu’il avait au commencement avec Dieu est rompue. L’homme ne peut plus venir à Dieu de lui-même et aucune relation « en direct » n’est possible. Pour Calvin, « la majesté de Dieu est trop haute, pour que les hommes mortels y puissent parvenir »3. Il faut que Dieu vienne jusqu’à nous pour que nous le connaissions réellement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune connaissance intuitive de Dieu, car nous sommes créés en son image, mais parce que nous sommes idolâtres, nous corrompons toujours cette connaissance naturelle que nous avons de Dieu en superstition. Ainsi Calvin explique à propos des païens et des musulmans : « Bien qu’ils se vantent à pleine bouche que le souverain créateur est leur Dieu, néanmoins ils substituent une idole à sa place, d’autant qu’ils réprouvent Jésus-Christ. »4

L’homme est incapable par lui-même d’aller à Dieu et de puiser en lui tous les trésors de tous les biens. Il a donc besoin d’un médiateur qui soit vrai Dieu et qui soit vrai homme. Une fois cela établi, la prochaine question est :

II. Comment pouvons-nous puiser toutes ces choses en Jésus-Christ ?

Le problème, c’est que le Christ est au ciel et que nous, nous sommes sur la terre. C’est pour résoudre ce problème que Calvin développe sa doctrine de l’union avec le Christ. Ainsi, pour Calvin,

tant que nous sommes hors de Christ et séparés de lui, tout ce qu’il a fait ou souffert pour le salut du genre humain nous est inutile et de nulle importance. Il faut donc, pour nous communiquer les biens dont le Père l’a enrichi et rempli, qu’il soit fait nôtre et habite en nous5.

Le croyant ne peut posséder les biens qui sont en Christ qu’en étant uni à lui par une relation vivante avec un Christ vivant. Le soi-disant Jésus historique qui n’est ressuscité que métaphoriquement ne nous est ici d’aucune utilité. Il nous faut un Christ vivant, un Christ ressuscité et glorifié, un Christ auquel nous pouvons véritablement être unis. Cette union avec le Christ, à quoi ressemble-t-elle ? Les images que Calvin utilise constamment, à la suite de la Bible, sont celles de la greffe, du vêtement et du mariage. Il faut être greffé sur le Christ comme un serment sur son cep. Commentant Jean 15.1, Calvin nous enseigne que

le Christ s’arrête principalement sur ceci : que le suc vital, c’est-à-dire toute la vie ou la vigueur, procède de lui seul. Il s’en ensuit que la nature de tous les hommes est infructueuse, stérile et vide de tout bien ; parce que nul ne tient de la nature de la vigne, jusqu’à ce qu’il soit enté en Christ6.

Il nous dit aussi qu’il nous faut revêtir le Christ et devenir la chair de sa chair et l’os de ses os. L’union avec le Christ que Calvin a en vue est une union intime comme le mariage. Mais comment pouvons-nous être ainsi unis à lui alors qu’il est au ciel et que nous sommes sur la terre ? Calvin rejette vigoureusement les spéculations du mysticisme qui énonçaient que, par l’union avec le Christ, la nature divine était infusée en l’homme. Un tel mysticisme qui cherche la rédemption en dehors de l’œuvre du médiateur par l’infusion de la nature divine est une fois encore une chimère de l’esprit de l’homme, car alors on cherche finalement hors du médiateur notre salut, dans la nature divine elle-même.

Si l’union avec le Christ n’est pas celle que propose la mystique, alors de quoi s’agit-il ? Calvin nous apprend qu’il s’agit d’une union spirituelle, c’est-à-dire une union créée par le Saint-Esprit. Ainsi, pour Calvin, le Christ

ne s’unit avec nous que par son Esprit, et par la grâce et vertu de cet Esprit il nous fait ses membres pour nous retenir à soi et pour être à son tour possédé de nous7.

Autrement, sans le Saint-Esprit, nous ne pouvons profiter d’aucun des trésors de tous les biens qui sont en Christ : nous ne pouvons pas venir y puiser. A moins d’avoir le don du Saint-Esprit, nous sommes aveugles et sourds, incapables même de vraiment comprendre la Bible. Sans lui, nous ne comprenons pas l’Evangile, nous ne venons pas au Christ. Pourquoi ? Parce que sans l’Esprit, il n’y a pas de foi réelle. C’est pourquoi Calvin peut dire :

Ainsi donc, comme nous avons dit que toute perfection de salut se trouve en Jésus-Christ, aussi lui, afin de nous en faire participants, nous baptise du Saint-Esprit et de feu, nous illuminant en la foi de son Evangile, et nous régénérant, de telle sorte que nous soyons nouvelles créatures8.

L’union avec le Christ est une union spirituelle, par l’Esprit. Le Christ est au ciel, et nous, nous sommes sur la terre, mais l’Esprit œuvre ici-bas pour nous unir au Christ qui est là-haut. La compagnie de ceux qui sont ainsi unis au Christ forme l’Eglise qui est le corps spirituel du Christ. Pour cette raison, le corps du Christ, l’Eglise invisible, n’est pas l’œuvre des hommes mais de Dieu seulement. Pourquoi ? Parce que la foi en Christ qui rassemble les élus est, pour Calvin,

le chef-d’œuvre du Saint-Esprit […] c’est un don céleste et surnaturel, que les élus reçoivent Jésus-Christ par la foi, qui autrement demeureraient adonnés à leur incrédulité9.

Calvin appelle donc le Saint-Esprit « la clef, par laquelle les trésors du royaume des cieux nous sont ouverts »10. Cette clef, l’homme déchu, idolâtre et rebelle par nature, ne peut la tourner lui-même. C’est Dieu seul qui sauve dans sa grâce, c’est lui qui accorde avec son Esprit la foi aux élus.

En résumé, Dieu, en nous illuminant en la foi par son Esprit, nous greffe au corps du Christ pour nous faire participants de tous ses biens. C’est de cette manière que nous pouvons puiser tous les trésors de tous les biens en Jésus. Cela m’amène à ma dernière question :

III. Que trouvons-nous comme trésors en Jésus ?

Les bienfaits que nous pouvons retirer de notre union avec le Christ sont très nombreux. En voici quelques-uns sur lesquels Calvin met le doigt.

Avant toute autre chose, l’union avec le Christ est ce qui permet la justification par la foi. Sans l’union avec lui, la justification serait impossible. Je cite Calvin :

Or nous exposons que cette justice est telle : c’est que le pécheur, étant reçu en la communion du Christ, est par sa grâce réconcilié avec Dieu, d’autant qu’étant purifié par son sang, il obtient la rémission de ses péchés, et étant vêtu de la justice du Christ, comme de la sienne propre, il peut subsister devant le tribunal de Dieu. Après que la rémission des péchés est mise, les œuvres qui s’ensuivent sont estimées d’ailleurs que de leur mérite. Car tout ce qui y est imparfait est couvert par la perfection du Christ ; tout ce qui y est d’ordures et de taches est nettoyé par sa pureté pour ne point venir en compte11.

La justification est un concept juridique : nous sommes déclarés justes aux yeux de Dieu, parce que nous sommes unis au Christ. Mais il ne s’agit pas là d’une fiction juridique. Au contraire, celui qui est uni au Christ est non seulement déclaré juste, mais à ce moment-là est aussi implantée en lui la semence de la sainteté. Dixit Calvin :

Nous confessons bien, quand Dieu nous réconcilie avec soi par le moyen de la justice de Jésus-Christ, et nous ayant fait la rémission gratuite de nos péchés nous répute pour justes, qu’avec cette miséricorde est conjoint un autre bienfait : c’est que par son Saint-Esprit il habite en nous, par la vertu duquel les concupiscences de notre chair sont de jour en jour plus mortifiées ; et ainsi sommes-nous sanctifiés, c’est-à-dire consacrés à Dieu en vraie pureté de voie, en tant que nos cœurs sont formés en l’obéissance de la Loi, afin que notre principale volonté soit de servir sa volonté, et avancer sa gloire en toutes sortes12.

La conséquence est donc que l’union avec le Christ développe en notre cœur une vraie piété qui consiste, pour Calvin, en la mortification de notre chair et du vieil homme et en la vivification de l’Esprit13.

De cette manière, nous devenons capables de souffrir patiemment dans cette vie, car si nous sommes unis au Christ, lui qui a souffert avant de goûter à la gloire, nous qui ne sommes pas plus grands que le maître, nous devrons suivre le même chemin…

Mais c’est avec une grande espérance que nous le faisons, parce que dans l’union avec le Christ sont scellées les promesses de Dieu, et notamment la promesse que nous sommes devenus enfants de Dieu.

Et cette vie d’espérance n’est pas vécue de façon autonome, dans la solitude, mais dans la communauté de l’Eglise, car c’est au corps du Christ que nous sommes unis par son Esprit.

Il faudrait bien du temps pour développer les thèmes de la justification, de la sanctification, des bonnes œuvres et de la vraie piété, de la patience dans l’épreuve et de l’espérance, de l’assurance du salut et de la vie de l’Eglise qui sont les fruits de l’union avec le Christ. Mais le plus important, c’est de comprendre que nous avons tout en Christ, si nous sommes unis à lui, et que nous ne devons rien chercher ailleurs.

Je laisserai le mot de la fin à Calvin, qui nous présente dans son enseignement sur la cène un résumé de sa doctrine de l’union du croyant avec le Christ. Voici ce qu’il écrit :

Nos âmes peuvent prendre et recueillir de ce sacrement une grande douceur et fruit de confiance ; c’est que nous reconnaissions Jésus-Christ être tellement incorporé en nous, et nous aussi en lui, que tout ce qui est sien, nous le pouvons appeler nôtre et tout ce qui est nôtre, nous le pouvons nommer sien14.

C’est ici que Calvin résume la nature de l’échange que le Christ a entrepris pour nous unir à lui. Ce résumé me servira de conclusion :

C’est l’échange admirable que de sa bonté infinie il a voulu faire avec nous, qu’en recevant notre pauvreté, il nous a transféré ses richesses ; en portant notre débilité sur soi, il nous a confirmés de sa vertu ; en prenant notre mortalité, il a fait son immortalité nôtre ; qu’en recevant le fardeau de nos iniquités, duquel nous étions oppressés, il nous a donné sa justice pour nous appuyer sur elle ; en descendant sur terre, il nous a fait voie au ciel ; en se faisant fils d’homme, il nous a faits enfants de Dieu15.


  1. Institution de la religion chrétienne, Kerygma/Farel, Aix-en-Provence/Fontenay-sous-Bois, 1978, II, xvi, 19, p. 281.↩

  2. IRC, I, xi, 8, p. 67.↩

  3. IRC, II, vi, 4, p. 103.↩

  4. IRC, II, vi, 4, p. 103.↩

  5. IRC, III, i, 1, p. 9.↩

  6. Commentaires bibliques sur l’évangile selon Jean, Kerygma/Farel, Aix-en-Provence/Fontenay-sous-Bois, 1978, p. 413.↩

  7. IRC, III, i, 3, p. 13.↩

  8. IRC, III, i, 4, p. 14.↩

  9. Ibid., p. 13.↩

  10. Ibid.↩

  11. IRC, III, xvii, 8, p. 277-278.↩

  12. IRC, III, xiv, 9, p. 241.↩

  13. Cf. IRC, III, iii, 5, p. 72-73.↩

  14. IRC, IV, xvii, 2, p. 350.↩

  15. Ibid.↩

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Pourquoi nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême http://larevuereformee.net/articlerr/n282/pourquoi-nous-ne-devrions-pas-imiter-elie-a-lextreme Sun, 01 Sep 2019 16:08:27 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1045 Continuer la lecture ]]> Pourquoi nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême

Pierre-Sovann CHAUNY1

Un texte biblique comme 2 Rois 1.9-15 met en scène un prophète de Dieu, et non des moindres, agissant avec une violence assez stupéfiante :

[Achazia] envoya [à Élie] un chef de cinquante avec ses cinquante hommes. Celui-ci monta auprès d’Élie, qui était assis au sommet de la montagne, et il lui dit : Homme de Dieu, le roi a dit : « Descends ! » Élie répondit au chef de cinquante : Si je suis un homme de Dieu, qu’un feu descende du ciel et te dévore, toi et tes cinquante hommes ! Alors un feu descendit du ciel et le dévora, lui et ses cinquante hommes. Il lui envoya encore un autre chef de cinquante avec ses cinquante hommes. Celui-ci dit à Élie : Homme de Dieu, ainsi parle le roi : « Descends vite ! » Élie leur répondit : Si je suis un homme de Dieu, qu’un feu descende du ciel et te dévore, toi et tes cinquante hommes ! Alors un feu de Dieu descendit du ciel et le dévora, avec ses cinquante hommes. Achazia envoya encore le chef d’une troisième cinquantaine avec ses cinquante hommes. Ce troisième chef de cinquante monta ; et à son arrivée, il fléchit les genoux devant Élie et le supplia : Homme de Dieu, je te prie, que ma vie et celle de ces cinquante hommes, tes serviteurs, soient précieuses à tes yeux ! Le feu est descendu du ciel et a dévoré les deux premiers chefs de cinquante et leurs cinquante hommes ; mais maintenant, que ma vie soit précieuse à tes yeux ! Le messager du Seigneur dit à Élie : Descends avec lui, n’aie pas peur de lui. Élie descendit avec lui vers le roi2.

Il ne s’agit pas, dans cet article, de déterminer si la violence dont Élie fait preuve dans ce passage est donnée en exemple au chrétien. Cette discussion n’a pas lieu d’être puisque le Seigneur Jésus lui-même coupe court à cette possibilité en Luc 10.51-55 lorsque ses disciples font précisément allusion à cet épisode du feu qui descend du ciel pour dévorer les impies :

Comme arrivaient les jours où il allait être enlevé, [Jésus] prit la ferme résolution de se rendre à Jérusalem et il envoya devant lui des messagers. Ceux-ci se mirent en route et entrèrent dans un village de Samaritains, afin de faire des préparatifs pour lui. Mais on ne l’accueillit pas, parce qu’il se dirigeait vers Jérusalem. Quand ils virent cela, les disciples Jacques et Jean dirent : Seigneur, veux-tu que nous disions au feu de descendre du ciel pour les détruire ? Il se tourna vers eux et les rabroua.

L’objet de cet article n’est donc pas de savoir si, oui ou non, nous devrions imiter Élie dans sa violence, mais pourquoi nous ne le devons pas. Il s’agit non de déterminer le comportement moral du chrétien – ce qui est aisé dans ce cas précis – mais d’en saisir les raisons sous-jacentes.

Pourquoi, donc, ne devrions-nous pas imiter Élie à l’extrême ? Une première idée, qui vient assez spontanément, consiste à révoquer l’Ancien Testament. La violence de l’Ancien Testament ne concernerait pas le chrétien, dans cette perspective, parce que nous vivons sous la nouvelle alliance. Voici une façon de se débarrasser du problème qui a l’avantage d’être simple… à l’extrême. C’est en fait la vieille solution de Marcion de Sinope, un hérétique du iie siècle apr. J.-C., qui ne reconnaissait pas le Dieu de Jésus-Christ dans le Dieu de l’Ancien Testament, et qui a donc tout simplement proposé de se débarrasser de l’ensemble de la première partie du canon biblique3. Dans une telle optique, la violence d’Élie n’embarrasse plus.

C’est pourtant une solution simpliste qui ne fonctionne pas, car celui qui lit le Nouveau Testament se rend vite compte que l’Ancien Testament est considéré comme recelant de nombreux enseignements et exemples pour le chrétien. Et c’est particulièrement vrai de la personne du prophète Élie, puisque nous lisons ceci sous la plume de Jacques :

Quelqu’un parmi vous est-il dans la souffrance ? Qu’il prie. […] Élie était un être humain, de la même nature que nous : il pria avec instance pour qu’il ne pleuve pas, et il ne tomba pas de pluie sur la terre pendant trois ans et six mois. Puis il pria de nouveau ; alors le ciel donna de la pluie et la terre produisit son fruit. (Jc 5.13, 17-18)

Élie nous est présenté ici comme un exemple en ce qui concerne la prière. Jésus nous défend d’imiter Élie en ce qui concerne le feu qui descend du ciel et qui dévore ses ennemis, mais le frère de Jésus nous exhorte à imiter Élie en ce qui concerne la prière. Ainsi, Élie est un exemple dans certains domaines, comme la prière, mais pas pour d’autres, comme la violence. Comment comprendre cela ?

Trois pistes complémentaires seront abordées dans cet article pour répondre à cette question : l’articulation biblique entre continuité et discontinuité des alliances (I), l’articulation biblique entre histoire et eschatologie (II) et l’articulation biblique entre profane et sacré (III).

I. Nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême en raison de l’articulation biblique entre continuité et discontinuité des alliances.

La réprimande de Jésus en Luc 10.55 à l’égard des apôtres Jacques et Jean indique une discontinuité : tout dans l’Ancien Testament n’est pas donné comme exemple au chrétien. L’exhortation de la lettre de Jacques (le « frère de Jésus » qu’il ne faut pas confondre avec le frère de Jean) indique à l’inverse une continuité : certaines choses dans l’Ancien Testament sont données comme exemple au chrétien. Il y a discontinuités et continuités. Tout le problème d’interprétation consiste à bien saisir où passent les discontinuités et où se situent les continuités4.

Il faut du discernement pour percevoir justement les continuités et les discontinuités. Et c’est en acquérant ce discernement que nous comprenons mieux pourquoi tout, dans la vie d’Élie, ne doit pas être l’objet de notre imitation. Comment donc articuler bibliquement les continuités et les discontinuités dans la Bible ? Voici quelques jalons que je soumets à votre jugement :

(i) La continuité dans l’histoire de la rédemption est première. L’Évangile était déjà promis par les prophètes (Rm 1.2), la nouvelle alliance est l’aboutissement de toute l’histoire antérieure. Le temps de l’Église est celui de la plénitude des temps (Ga 4.4). Élie était un homme comme nous que nous pouvons imiter.

(ii) Il y a un contraste entre le temps de l’attente et celui de l’accomplissement qui est marqué par une dualité : dans le langage de Jean, c’est Moïse et Jésus-Christ, la Loi et la Grâce (Jn 1.17), dans celui de Paul et de l’auteur de l’épître aux Hébreux, c’est l’ancienne et la nouvelle alliance, la lettre et l’Esprit (2Co 3 ; Hé 8‒10). Élie vivait au temps de l’attente, tout ce qu’il a vécu ne correspond pas au temps de l’accomplissement dans lequel vit l’Église. Il y a donc des discontinuités qu’il est « légitime »5 de percevoir et de souligner.

(iii) Il y a une autre dualité au sein de l’Ancien Testament : au régime de la Loi et de ses œuvres s’oppose le régime abrahamique de la promesse et de la foi. Les membres de la nouvelle alliance sont enfants d’Abraham (Ga 3‒4) : la non-imputation des péchés caractéristique de l’expérience du patriarche à l’époque qui a précédé l’introduction de la Loi mosaïque (Rm 4.15 ; 5.13-14 ; 7.9) est également caractéristique de l’expérience de ses enfants sous la nouvelle alliance.

Cet accent trouvé dans le Nouveau Testament doit être respecté dans la recherche d’une articulation des alliances : le rapport avec Abraham est d’abord celui de la continuité, le rapport avec Moïse d’abord celui de la discontinuité. D’où il s’ensuit qu’un prophète ayant exercé son ministère sous le régime mosaïque se prête moins directement à notre imitation que les patriarches dont le livre de la Genèse nous raconte l’histoire.

(iv) La Loi advenue sous Moïse n’a pas annulé la promesse faite à Abraham (Ga 3.17-29). Les croyants qui vivaient sous le régime de la Loi étaient eux aussi sauvés au moyen de la foi (cf. Rm 4.6-8). La promesse est demeurée en vigueur lorsque la Loi a été ajoutée. Les langages antithétiques de la justification par les œuvres (Lv 18.5 ; cf. Ga 3.12 ; Rm 10.5) et de la grâce (Dt 30.12-14 ; cf. Rm 10.6-8) s’y trouvent réunis6. Cette coexistence des principes de grâce et des œuvres est possible parce qu’ils sont présents dans l’alliance mosaïque à des niveaux différents. Le principe de la grâce est premier, fondamental, infrastructurel, concernant le salut : l’Israélite, lui aussi, est justifié par la foi seule comme David l’exprime dans le Psaume 32 (cf. Rm 4.6-8). Le principe créationnel des œuvres est, quant à lui, intégré dans l’alliance du Sinaï au niveau superstructurel des bienfaits temporels et du maintien dans la terre promise : l’Israélite devait soit mériter par ses œuvres son maintien dans les bénédictions divines soit être retranché de la terre que Dieu lui avait octroyée. Élie était sauvé comme nous, par la grâce : sa prière de foi peut donc nous servir d’exemple. Mais Élie vivait aussi à une époque de l’histoire du salut où le principe des œuvres était en vigueur et on pourrait le paraphraser ainsi dans le cas des ennemis d’Élie : « Si tu fais les choses de la Loi, tu vivras par elle ; mais si tu ne les fais pas tu seras retranché du pays, et le feu qui descend du ciel te dévorera. » Puisque les malédictions de l’alliance mosaïque sous lesquelles s’étaient placés les ennemis d’Élie par leur impiété ne sont plus en vigueur, nous ne pouvons donc pas imiter Élie sur ce point.

(v) Les deux principes de la grâce et des œuvres coexistent toutefois non seulement dans l’administration mosaïque de l’alliance, mais également depuis le début de l’histoire de l’humanité déchue. Le principe de la grâce et de la foi remonte jusqu’à Abel (Hé 11.3) et même au jour de la chute (cf. Gn 3.15). Quant au régime des œuvres, son principe n’est pas plus récent : le principe légal contenu dans la Loi mosaïque (cf. Ga 3.23-29) est l’exact pendant des στοιχεῖα τοῦ κόσμου, les « éléments du monde » qui régissent les pratiques païennes (cf. Ga 4.1-12)7, i.e. le principe des œuvres adamiques connu de tous mais qui demeure impuissant à sauver des pécheurs. Les transgresseurs de la Loi de Moïse doivent être retranchés de la terre d’Israël, les transgresseurs de l’alliance créationnelle doivent être retranchés de la terre des vivants, selon le principe « le jour où tu en mangeras, tu mourras » (Gn 2.17). Tous, païens comme Juifs, étant des traîtres à l’alliance dans laquelle ils sont nés, il serait possible d’en déduire que la violence d’Élie contre les traîtres à l’alliance mosaïque (les Israélites impies) peut être étendue aux traîtres à l’alliance créationnelle (les humains impies). Nous savons toutefois par Jésus que ce n’est pas le cas. Et nous en trouvons la raison en suivant la deuxième piste évoquée en introduction.

II. Nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême en raison de l’articulation biblique entre histoire et eschatologie.

Ce qui nous conduit à examiner l’articulation biblique entre histoire et eschatologie est précisément l’autre passage du Nouveau Testament qui réemploie le langage du feu qui descend du ciel pour dévorer les ennemis d’Élie. Il s’agit d’Apocalypse 20.7-8 :

Quand les mille ans seront achevés, le Satan sera relâché de sa prison, et il sortira pour égarer les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre. Leur nombre est comme le sable de la mer. Ils montèrent sur toute la surface de la terre et ils investirent le camp des saints et la ville bien-aimée. Mais un feu descendit du ciel et les dévora.

Ainsi, si Jésus réprimande ses disciples parce qu’ils veulent faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains afin qu’il les dévore, ce n’est pas parce que cela serait absolument contradictoire avec sa mission, mais parce que le temps du feu du ciel n’est pas encore venu. Ce jour viendra ! Ce sera au dernier jour, quand le diable rejoindra la bête et le prophète de mensonge dans l’étang de feu et de soufre (Ap 20.10). L’utilisation du langage de 2 Rois 1 en Apocalypse 20 nous renseigne sur la fonction de la violence d’Élie dans le cadre de l’histoire de la révélation et de la rédemption : elle anticipe le jugement dernier. La mise en lumière de cette correspondance nous conduit à réfléchir à l’articulation entre histoire biblique et eschatologie. Chaque texte, en effet, par la place qu’il occupe dans l’histoire de la révélation et de la rédemption, possède son propre rapport au monde nouveau que Dieu instaurera. Deux lignes différenciées d’anticipation eschatologique peuvent être distinguées :

(i) La première ligne d’anticipation eschatologique trouve son point de départ dans le jardin d’Éden où la relation entre Dieu et les hommes est d’abord réglée par l’alliance des œuvres créationnelle par laquelle l’homme devait mériter (ex pacto8) son entrée dans la vie eschatologique9. Ici, pas de violence, si ce n’est peut-être celle que l’homme aurait dû exercer à l’égard du serpent pour accomplir la mission que Dieu lui avait donnée de « garder » le jardin (Gn 2.15), ainsi que, bien sûr, la menace qui était attachée au non-respect de l’alliance : « […] le jour où tu en mangeras, tu mourras. » (2.17) L’homme échoue lors de la mise à l’épreuve de sa foi. Conformément aux dispositions de l’alliance, le Seigneur vient en jugement : l’homme et la femme entendent alors le terrifiant « bruit du Seigneur Dieu traversant le jardin en tant que l’Esprit du Jour »10 (3.8). Ce « jour » de l’Esprit sert de prototype à ce que d’autres auteurs bibliques appellent « le Jour du Seigneur », « le Jour », « le grand Jour », « le Jour de la Colère », « le Jour de sa visite », notamment, autant d’expressions qui désignent de multiples jugements temporels de Dieu dans l’histoire – le déluge, la destruction de Sodome, celle des armées du pharaon, l’invasion de Canaan, l’établissement de la maison de David dans la violence, les multiples « jours du Seigneur » qu’annoncent les prophètes tout au long de l’histoire d’Israël, et ce jusqu’à la seconde destruction du temple en 70 apr. J.-C. Et, bien sûr, cette parousie primitive en Éden sert également de prototype à cette venue de Dieu qui, « en ce jour-là », mettra un terme à l’histoire humaine. L’épisode d’Élie faisant tomber le feu du ciel pour dévorer ses adversaires s’inscrit dans cette logique. Le prophète fait advenir, pour eux, le Jour du Seigneur. Il les transperce de la lumière éblouissante de Dieu qui détruit les ténèbres.

(ii) La deuxième ligne d’anticipation eschatologique trouve son point de départ au cœur même du premier jugement, dans ce qu’on appelle le protévangile (Gn 3.15) qui prophétise la victoire de la descendance de la femme sur celle du serpent. Toutes les dispositions qui sont ajoutées au cours de l’histoire du salut procèdent de la grâce de Dieu et sont une expression de l’unique alliance de grâce en Christ. Le médiateur de cette alliance est un nouvel et dernier Adam qui accomplit l’alliance des œuvres à la place de ceux qui, par la foi, sont unis à lui. Remplissant les conditions de l’alliance à leur place par son obéissance active et prenant sur lui les malédictions de l’alliance par son obéissance passive, il mérite pour ceux qui sont unis à lui l’entrée dans la vie eschatologique, le salut. Dès lors, la vie des croyants est marquée elle aussi par une anticipation eschatologique – non celle du jugement, mais celle du salut. Cela est vrai aussi bien des saints de l’Ancien Testament que des chrétiens. Cela signifie que les correspondances que nous pouvons établir entre la situation de l’Église et celle de l’Ancien Testament ne se limitent pas aux périodes qui ressemblent le plus à celle dans laquelle vit l’Église comme, par exemple, la période qui précède le déluge, celle des patriarches, celle de l’esclavage en Égypte, celle de l’Église israélite errant quarante ans dans le désert ou encore celle de l’époque des juges, celle du reste fidèle lors du délitement de la monarchie ou encore celle de l’exil. Il est vrai que les correspondances entre ces époques et la nôtre sont plus fortes, et les auteurs du Nouveau Testament ne manquent d’ailleurs pas d’y faire souvent allusion. Mais puisque les Israélites, sous le régime de l’ancienne alliance mosaïque, étaient tout autant sauvés par la grâce que nous, ce qui relève du principe de la grâce dans leur vie s’applique à notre situation de manière comparable. C’est pourquoi Élie peut être pour nous un sujet d’imitation concernant sa foi s’exprimant dans la prière – même si le contenu de sa prière, qui impliquait le jugement, ne fait pas l’objet de l’imitation des disciples de Jésus, qui aiment leurs ennemis et prient pour leurs persécuteurs.

Il ne s’agit donc pas seulement de distinguer diverses administrations de l’alliance dans l’Ancien Testament pour savoir ce qui s’applique à nous, mais plutôt de déterminer, dans toutes ces administrations de l’alliance de grâce, ce qui renvoie d’une part au temps de la grâce et du salut et ce qui renvoie d’autre part au temps du jugement. Nous retrouvons ici la traditionnelle distinction entre Loi et Évangile, considérée sous un angle eschatologique. Parce que la Loi a pour principe : « fais ce que demande la Loi et tu vivras par elle, mais maudit soit quiconque ne met pas en pratique tout ce qu’exige la Loi », la destinée eschatologique des pécheurs qui n’ont que la Loi comme moyen de salut est inévitablement le jugement. Parce que l’Évangile a pour principe : « un autre fait à ta place ce que la Loi exige de toi pour que tu puisses recevoir la récompense de son obéissance », la destinée eschatologique des justifiés par la foi est irrévocablement le salut. Nous apprenons ainsi à distinguer deux lignées différenciées d’anticipation eschatologique. D’un côté, il y a Élie, assis au sommet d’une montagne où ciel et terre se rencontrent, qui fait descendre le feu du ciel sur ses ennemis. De l’autre, il y a le Christ, assis sur une montagne où ciel et terre se rencontrent, qui demande à ses disciples d’aimer leurs ennemis et de prier pour leurs persécuteurs. Dans les deux cas, il s’agit d’être un signe du monde à venir. Mais la lumière que jette le ciel n’est pas la même. D’un côté, une lumière qui consume : le ciel vient sur terre pour apporter le jugement. De l’autre, une lumière qui éclaire : le ciel vient sur terre pour apporter le salut. Le Sermon sur la montagne donne, de ce côté-ci de la croix, la ligne de conduite des fils de lumière qui sont, par leurs belles actions, l’annonce d’un monde nouveau. Alors qu’Élie, en faisant descendre le feu du ciel, est le précurseur du jugement dernier. L’Église doit, quant à elle, faire briller une lumière qui est celle du salut. C’est pourquoi l’Église n’a pas à imiter Élie sur ce point : aujourd’hui, c’est encore le jour du salut. Le jugement viendra après. Certes, l’Église annonce aussi le jugement à venir, mais elle n’est pas elle-même agent du jugement autrement que par son annonce de l’Évangile, qui est odeur de vie pour ceux qui sont sur la voie du salut, et odeur de mort pour ceux qui vont à leur perte.

Il reste à évoquer une troisième piste pour comprendre pourquoi nous ne devons pas imiter Élie dans sa violence.

III. Nous ne devrions pas imiter Élie à l’extrême en raison de l’articulation biblique entre profane et sacré.

Lorsque Dieu crée le monde, tout est sacré. Le mandat créationnel établit l’homme à la fois comme prêtre et roi au sein de la création. Le jardin est à la fois l’objet de son labeur de roi-cultivateur du jardin et de prêtre-gardien du sanctuaire : « Au sein de la théocratie créationnelle (comme lors de tous les rétablissements de cet ordre théocratique dans l’histoire de la rédemption) la dimension culturelle est […] orientée vers le culte ; elle est elle-même sacrée. »11 Après la chute, il y a disjonction de la culture et du culte, qui est symbolisée en Genèse 4 par le fait que des avancées culturelles sont attribuées à la lignée de Caïn, alors que la lignée de Seth est caractérisée par sa préservation du culte de Yahvé. De cette disjonction de l’activité culturelle et de l’activité cultuelle procède la distinction entre profane et sacré.

Si, dans le monde de Dieu, il y a du profane et du sacré, c’est en raison de sa patience. En effet, l’histoire de l’humanité aurait très bien pu se terminer lors de la parousie primordiale, lorsque Yahvé Dieu traversa le jardin pour venir en jugement. Mais au lieu de faire advenir alors le jugement dernier, le Seigneur s’est contenté d’imposer une malédiction commune à l’humanité adamique. Cette malédiction commune a pour contrepartie immédiate une grâce commune : le jugement d’Éden est à la fois une préfiguration et un report du jugement dernier, tout comme le déluge d’eau est à la fois une préfiguration et un report du déluge de feu final. Ce qui ressort de ces reports, c’est la perpétuation de l’ordre du monde. Les bienfaits que retire l’homme de l’ordre de la grâce commune sont temporels et destinés à tous les hommes : Dieu donne soleil et pluie aussi bien aux justes qu’aux méchants – jusqu’au déluge de feu, au jugement dernier. La formulation même de la malédiction édénique qui affecte la femme dans sa fonction procréatrice et l’homme dans son labeur agricole suppose que le mandat culturel de remplir le monde et de le soumettre reste en vigueur12. La différence, toutefois, c’est que l’entreprise culturelle est désormais disjointe du culte rendu à Dieu. La culture est désormais profane : elle n’a plus pour but la construction du temple de Dieu sur terre. En fait, c’est uniquement la lignée de la femme, dans sa préservation du culte de Yahvé, qui est le temple de Dieu – en attendant que Dieu fasse lui-même surgir le temple eschatologique de la nouvelle création.

Le temps qui s’écoule entre la parousie primordiale et le jugement dernier est donc caractérisé par la coexistence du profane et du sacré. Un jour viendra la fin de l’ère de la grâce commune. Celle-ci aura alors rempli sa fonction première : la perpétuation du présent siècle (pourtant mauvais) pour que surgisse en son centre la descendance de la femme vainqueur de la descendance du serpent et pour que des hommes et des femmes de toutes les nations entrent dans l’alliance de grâce pour peupler la cité de Dieu qu’il établira pleinement à la terminaison de l’ancien monde, celui dans lequel nous vivons13.

Dans la Bible, la violence envers les incroyants est, nous l’avons vu, l’irruption dans le monde présent d’une anticipation eschatologique du jugement dernier. La violence envers les incroyants et les hérétiques spécifiquement perpétrée par des croyants – celle de Phinées contre l’Israélite et la Madianite, celle de Josué et des douze tribus contre les sept nations cananéennes, celle de Salomon contre ceux qui représentaient une menace à l’établissement de son règne, et celle d’Élie contre les messagers d’Achazia – est commise par des Israélites, le peuple sacré de Dieu, qui agit avec violence contre les profanateurs de l’alliance et contre les ennemis de Dieu. Mais la relation entre profane et sacré n’est pas la même pour nous que pour les Israélites dont l’activité culturelle était orientée vers le culte. Lorsque les Amorites ont mis un comble à leur péché, ce nouvel Éden où coulent le lait et le miel leur a été donné pour qu’ils en fassent un temple pour Dieu dans lequel tout lui serait consacré. C’est dans ce cadre que les Cananéens devaient être frappés d’anathème, et c’est aussi dans ce cadre qu’Élie fait descendre le feu du ciel sur les messagers d’Achazia. Mais la relation entre la culture et le culte, le profane et le sacré qui prévaut pour l’Église du Nouveau Testament est nettement distincte de celle qui prévalait en Israël. La relation entre le profane et le sacré pour l’Église est plutôt semblable à celle qui prévalait à l’époque des patriarches, lorsque Jacob réprimanda la violence de ses fils Siméon et Lévi (Gn 34.30 ; 49.5-7). Dans le temps de la grâce commune, l’incroyant possède un statut théologique qui interdit que nous demandions au feu du ciel de descendre sur lui. Il ne doit pas être attaqué ou persécuté pour son absence de foi au Dieu vivant et vrai, mais il doit être toléré et accueilli en tant que tel, parce qu’il plaît à Dieu de ne pas mettre un terme à l’ordre de la grâce commune. Le temps de l’Église, comme celui des patriarches, est un temps de pérégrination au milieu du monde où nous nous soumettons aux autorités établies par Dieu – même lorsqu’elles sont aussi non chrétiennes que les tribus cananéennes ou les empereurs romains.

C’est pourquoi, afin d’être des fils de notre Père qui est dans les cieux qui fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes – afin d’être des fils du Dieu de la grâce commune – le Christ nous le demande solennellement : « Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. » Alors, oui, prions : prions avec autant de foi qu’Élie – non pas pour que le ciel soit fermé à notre parole, mais pour que tous voient nos belles œuvres et glorifient notre Père qui est dans les cieux.


  1.  Pierre-Sovann Chauny est professeur de théologie systématique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2.  Toutes les citations bibliques de cet article viennent de la NBS.↩

  3.  J. Pelikan, La tradition chrétienne. L’émergence de la tradition catholique (100-600), Paris, PUF, 1994.↩

  4.  Consulter J. Calvin, IRC, II.x-xi, sur ce point.↩

  5.  M.W. Karlberg, « Legitimate Discontinuities Between the Testaments », Journal of the Evangelical Theological Society, 1985, p. 9-20.↩

  6.  Cf. F. Turretin, Institutio Theologiae Elencticae, loc. XII, q. VII, t. XXX-XXXII, p. 248-249 ; q. XII, t. V, p. 288, où il évoque la promulgation de la loi et de l’alliance des œuvres dans l’administration externe de l’alliance sinaïtique, alliance qui n’en demeurait pas moins une administration de l’unique alliance de grâce. Cf. M.G. Kline, Kingdom Prologue. Genesis Foundations for a Covenantal Worldview, Overland Parks, Two Age, p. 320-323. ↩

  7.  En judaïsant, les pagano-chrétiens de Galatie reviennent à ces faibles et pauvres éléments qu’ils connaissaient déjà dans le paganisme (Ga 4.8-11). L’erreur fatale est de se replacer volontairement sous le régime de l’alliance des œuvres en se croyant capable de l’accomplir.↩

  8.  Le mérite dont parle la théologie réformée n’est pas un mérite intrinsèque, ni ex congruo ni ex condigno, mais ex pacto. Cf. H. Bavinck, Reformed Dogmatics, vol. 2, Grand Rapids, Baker Academic, 2006, p. 544.↩

  9.  P.-S. Chauny, « La Bible face à la société idéologique : l’éthique protestante et la mutation du capitalisme », La Revue réformée 268 (2013/5), p. 78-79 : « L’eschatologie biblique commence initialement avec le récit de la création du monde. Ce récit nous présente Dieu comme le créateur du ciel et de la terre. Lors de sa semaine de travail créationnel, Dieu configure la matière créée pour que le monde soit comme son temple, le théâtre de sa gloire. Pour ce faire, Dieu établit, d’abord, des distinctions dans le monde créé (jours 1-3), avant de remplir le monde (jours 4-6). L’homme est créé le sixième jour pour servir d’effigie de Dieu sur la terre. Avant même la formulation du commandement, l’homme, image de Dieu, doit déjà agir à la manière du Créateur, en organisant la création et en la remplissant. C’est exactement ce qui est signifié dans le mandat créationnel : soumettre la terre et s’y multiplier. La mission de l’humanité, en tant qu’effigie de Dieu sur la terre, consiste donc à faire de la « semaine » de l’histoire humaine une imitation de la semaine de travail de Dieu, telle qu’elle est rapportée en Genèse 1. Dans ce contexte, le repos sabbatique de Dieu au début de Genèse 2 tient lieu de promesse : si vous imitez comme vous le devez l’œuvre de Dieu, si vous respectez son commandement, si vous cultivez le jardin et que vous le gardez des intrusions extérieures, et ainsi de suite, alors vous entrerez dans le repos de Dieu, vous accéderez à la plénitude pour laquelle vous avez été conçus. »↩

  10.  Voir M.G. Kline, « Primal Parousia », Westminster Theological Journal, 1977, p. 245-280 ; M.G. Kline, Kingdom Prologue : Genesis Foundations for a Covenantal Worldview, Overland Park, Two Age, 2000, p. 128-129.↩

  11.  M.G. Kline, Kingdom Prologue : Genesis Foundations for a Covenantal Worldview, op. cit., p. 67.↩

  12.  Ibid., p. 154-155.↩

  13.  Ibid., p. 157.↩

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l’éthique protestante et la mutation du
capitalisme

Pierre-Sovann CHAUNY*

En 1992, trois ans après l’effondrement du mur de Berlin, le politologue américain Francis Fukuyama publie un essai retentissant. Il proclame la victoire idéologique définitive de la démocratie libérale sur les autres idéologies politiques dans La fin de l’Histoire et le dernier homme[1]. Après l’auto-anéantissement des régimes communistes, les nations n’auraient plus d’autre choix que la démocratie et le libéralisme. Fukuyama reprend donc le leitmotiv attribué à Margaret Thatcher lorsqu’elle fut premier ministre du Royaume-Uni. Son fameux slogan There Is No Alternative soutient l’absence d’alternative à l’économie de marché, au capitalisme libéral et à la mondialisation économique.

Vingt ans après l’effondrement de l’Union soviétique, le nouvel ordre mondial qui a émergé de l’après-guerre froide[2] a permis la généralisation de la « société de marché » et de l’idéologie néolibérale de telle sorte qu’il est difficile aux Occidentaux d’imaginer d’autres modèles que la démocratie et l’économie de marché. Pour autant, l’ensemble des motifs idéologiques du néolibéralisme[3] n’est pas accepté par tous, loin s’en faut ! Ainsi, en France, à gauche comme à droite, l’ultralibéralisme est un repoussoir. Un certain consensus sur l’acceptation des mécanismes de marchés et sur la nécessité d’atténuer leurs conséquences sociales a émergé : la gauche et la droite de gouvernement prônent aujourd’hui des politiques économiques semblables[4]. La rhétorique demeure, toutefois, distincte[5]. L’analyse des discours met en évidence les « valeurs » et, le cas échéant, les « idoles » des uns et des autres (I) malgré la convergence des partis de gouvernement dans l’acceptation de la nouvelle idéologie mondiale (II). La Parole inspirée met en évidence une autre perspective (III) qui implique des comportements et des attitudes nouveaux pour les chrétiens du XXIe siècle (IV).

I. L’analyse des discours politiques met en évidence les « valeurs » de gauche et de droite

Le clivage gauche/droite a longtemps désigné, avant tout, un clivage socio-économique[6]. La droite serait du côté des patrons, la gauche de celui des ouvriers. La droite aurait à cœur la compétitivité économique des entreprises au risque de fragiliser la situation des salariés, la gauche l’obtention de nouveaux acquis sociaux au risque de fragiliser la situation des entreprises. La droite croirait au libre-échange et en l’efficience des marchés, la gauche serait interventionniste et anticapitaliste. Ces « valeurs » socio-économiques sur lesquelles les uns et les autres se font élire, bonnes en elles-mêmes comme fins, ou neutres en elles-mêmes comme moyens, peuvent devenir des idoles lorsqu’elles sont absolutisées ; et elles le sont souvent. La liberté individuelle ou la prospérité économique, par exemple, ne sont pas de mauvaises choses en soi. Mais si nous levons les yeux vers ces valeurs pour en attendre le secours, nous en avons fait des idoles[7].

 

Un rapide survol historique, même simplificateur, permet de mieux cerner les valeurs de gauche et de droite.  

1. L’Assemblée constituante de 1789 oppose les conservateurs aux partisans de la révolution

La première Révolution française d’inspiration libérale oppose, aux partisans d’une conservation d’un ordre social fondé sur une très forte hiérarchisation, les promoteurs d’une égalité d’abord juridique : l’égalité devant la loi de tous les citoyens français. Les notions de gauche et de droite politiques apparaissent alors : dans l’Assemblée constituante de 1789, les partisans du roi siègent à droite, ceux de la révolution à gauche. La gauche de la première révolution est libérale au plan économique et la droite royaliste, mercantiliste, colbertiste est favorable à une intervention du gouvernement dans l’économie[8].

Depuis, la conservation de l’ordre social, parfois au détriment de la justice, est une valeur plutôt de droite, et l’aspiration à toujours plus d’égalité, quitte à faire usage de force pour l’établir, comme une valeur plutôt de gauche[9].

2. En 1793, la Terreur met à jour une tension entre égalité et liberté

La seconde Révolution française d’inspiration utopiste fait table rase du passé : la monarchie a été abolie et l’an I du calendrier révolutionnaire est proclamé. Il n’est plus question seulement d’égalité juridique mais aussi d’égalité de condition sociale. Cet accent égalitariste se manifeste de diverses manières avec, comme forme la plus extrême, l’idéal d’abolition de la propriété privée. L’esprit de 1793 s’oppose donc à celui de 1789[10]. Le marxisme et tous les mouvements socialistes qui prennent leur essor au XIXe siècle se situent nettement dans la lignée utopiste de 1793. Une gauche libérale, non dirigiste, héritière de 1789, survit néanmoins, mais les effets désastreux de la Révolution industrielle sur la classe ouvrière « gauchise » progressivement l’échiquier politique. Les défenseurs du libre-échange et de la propriété privée des moyens de production se retrouvent de plus en plus à droite. La bourgeoisie commerçante, en général favorable au statu quo en ce qui concerne l’ordre social, soutient d’ailleurs les thèses libérales.

Dès lors, s’il faut choisir entre liberté et égalité, la droite aura tendance à favoriser plutôt la liberté individuelle et la gauche plutôt l’égalité de condition. La responsabilité individuelle devient plutôt une valeur de droite, la solidarité républicaine plutôt une valeur de gauche.

3. Après la crise de 1929, keynésianisme et néolibéralisme s’affrontent   

De 1921 à 1929, la production industrielle américaine croît de 50%. Pendant ce temps, les cours de Bourse américains augmentent de 300%. Lorsque cette bulle spéculative éclate en octobre 1929, l’économie américaine s’effondre et entraîne dans sa chute l’économie mondiale tout entière dans la crise économique la plus violente du XXe siècle. La « main invisible » de la libre concurrence d’Adam Smith[11] est dès lors durablement remise en cause. Une main bien plus visible, celle de l’Etat, est appelée à mettre en place des politiques de relance et des réglementations économiques. Les réformes qui permettent de sortir de la Grande Dépression des années 1930 – dont Keynes est le théoricien[12] – posent les fondements institutionnels des Trente Glorieuses de l’après-guerre. Au plan théorique, la « synthèse néo-classique », qui intègre mécanismes keynésiens à court terme et éléments de la théorie classique à long terme, triomphe jusqu’aux années 1970. Apparaît alors la « stagflation[13] », que les dépenses gouvernementales ne peuvent pas juguler. Les auteurs néolibéraux[14] de l’école autrichienne de Friedrich von Hayek (Prix Nobel d’économie en 1974) et de l’école de Chicago de Milton Friedman (Prix Nobel d’économie en 1976) réhabilitent la croyance dans l’efficience du marché, militent pour le retrait de l’Etat de l’économie et inspirent, dans la décennie suivante, les politiques de Thatcher et de Reagan.

Depuis, la croyance en l’efficience des marchés, en la main invisible de la libre concurrence et le minimalisme étatique est plutôt de droite ; et l’interventionnisme étatique, la redistribution des richesses et la défiance envers la libre concurrence et le libre-échange plutôt de gauche.

4. Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, le clivage gauche/droite se révèle principalement rhétorique

Les politiques de réformes et de modernisation menées par Gorbatchev, la Glasnost et la Perestroïka, n’ont pas pu sauver le système soviétique. L’URSS, qui incarnait l’économie planifiée centralisée et l’égalitarisme, s’effondre en 1991. C’est la fin du communisme comme force majeure et l’avènement, au plan mondial, de la démocratie libérale et de l’économie de marché comme unique modèle dominant[15]. En France, les éléments communistes et anticapitalistes sont désormais voués à rester à la marge de la gauche de gouvernement. Dans l’Hexagone, il faut choisir entre le « capitalisme étatique » à droite et la « social-démocratie de marché » à gauche. Dès lors, c’est principalement le discours qui démarque la droite et la gauche, par exemple sur la dette publique et sur la rigueur[16]. Quelques solutions techniques à haute portée symbolique, concernant notamment la politique de l’emploi, permettent aussi de faire la différence : les lois sur la semaine de 35 heures ou sur la défiscalisation des heures supplémentaires en témoignent.

La « valeur travail » serait plutôt de droite, le « partage du temps de travail », et donc la générosité, plutôt de gauche. Le courage, l’effort et même « la France qui se lève tôt » seraient plutôt de droite, le partage des gains par une meilleure répartition permettant une augmentation des salaires et du niveau de vie même sans augmentation des profits serait plutôt de gauche. Travailler plus pour gagner plus serait de droite. Mieux répartir la richesse pour mieux vivre ensemble serait de gauche.

5. Conclusion

Le tableau ci-dessous récapitule sommairement les valeurs des uns et des autres :

Gauche

Droite

1789

Egalité

Ordre social

1793

Solidarité républicaine

Responsabilité individuelle

1929

La main visible de l’Etat
Keynes, synthèse néo-classique

La main invisible du marché
Smith, Hayek, Friedman

1991

Partage du temps de travail

« Valeur travail », courage, effort…

Bien souvent, ces valeurs deviennent des idoles, des fins en elles-mêmes. En tant qu’êtres humains, nous sommes tentés de chercher notre secours dans l’efficience du marché, l’interventionnisme de l’Etat, la maximisation de la liberté des individus, le bien-être matériel, la grandeur économique de la Nation ou encore la poursuite perpétuelle de la croissance. Aucun de ces motifs n’est mauvais en soi, mais chacun d’eux peut devenir une idole, y compris pour les chrétiens.

II. La nouvelle idéologie mondiale impose, elle aussi, des idoles qu’il faut démasquer

Si, au niveau des paroles, la droite et la gauche de gouvernement veulent se démarquer l’une de l’autre, il n’en demeure pas moins que l’économie de marché est perçue comme la seule option viable : There Is No Alternative. A bien des égards, l’économie de marché n’est pas une solution très satisfaisante, mais elle est, nous semble-t-il, la seule solution possible. La fin de l’Histoire envisagée par Fukuyama paraît inéluctable : le dernier homme sera certainement mondialiste, capitaliste, libéral et démocrate.

Dans cet article, il me faut remettre en cause cette vision des choses, cette nouvelle idéologie mondiale. Non, Monsieur Fukuyama, ce que vous nous présentez n’est pas la fin de l’Histoire ! Il n’est pas raisonnable de dire qu’il n’y a pas d’autres solutions : tout autour du monde, et surtout hors de l’Occident, s’élèvent des voix pour crier qu’il existe des milliers d’autres alternatives ![17] 

Même si ces solutions existent, nous sommes cependant souvent pris dans la confusion générée par l’absence de discours alternatifs clairement identifiés[18]. C’est pourquoi il nous faut examiner les ressorts de la nouvelle idéologie mondiale et en dénoncer les idoles. Son analyse est restreinte ici à l’explication de trois concepts : l’humanisme, l’individualisme et l’économisme.

1. L’humanisme réduit l’horizon de l’humanité à elle-même

Le compromis libéral interventionniste qui domine aujourd’hui le monde est résolument moderne. Il est héritier de l’humanisme de la Renaissance qui reprit à son compte l’aphorisme de Protagoras, suivant lequel « l’homme est la mesure de toute chose ». La primauté de l’homme, l’homme au centre : certains accents du discours humaniste sont congruents avec ceux du discours chrétien sur la dignité de l’homme créé en tant qu’image de Dieu. Mais, pour l’humanisme, l’homme est aussi lui-même la solution. Ainsi, l’humanisme est une forme d’idolâtrie, celle de l’homme sans Dieu qui se sauve lui-même et qui construit toujours à nouveau la tour de Babel, afin de se faire un nom sous le soleil.

2. L’individualisme réduit la société à la somme des individus qui la composent

L’homme est au centre et, plus précisément, l’individu compris de manière atomiste comme l’unité de base de la société. La démocratie libérale est pleinement acquise à l’individualisme de la Révolution française, avec sa liberté contractuelle, sa liberté d’entreprendre, son égalité des citoyens devant la loi et son état de droit. Dans cette perspective, la société est réduite à la somme des individus qui la composent. L’individu tend à acquérir toujours plus de libertés, de droits qui comblent les ruptures d’égalités entre les individus. Ce qui importe, c’est le bonheur de chacun pris isolément. La maximisation du profit des particuliers est égale – ou presque – au bien-être de la société, une société fondée sur l’égoïsme de chacun de ses membres.

3. L’économisme réduit les relations sociales à des échanges économiques

La « semence de religion[19] » implantée en l’homme implique qu’il a constamment besoin de dieux. S’il ne se tourne pas vers le Dieu vivant et vrai, c’est vers des idoles qu’il se prosterne. Et lorsque l’humanisme et l’individualisme l’ont conduit à abandonner tout ce qui relève de la transcendance, le désenchantement du Ciel reporte notre recherche de sens vers l’immanence – et très souvent vers l’amour de l’argent, cette « racine de tous les maux » (1Tm 6.10). De là à ce que tout devienne économique, il n’y a qu’un pas.

Cet économisme est une nouveauté radicale inventée par l’Occident moderne tout comme, d’après l’anthropologue Louis Dumont[20] et l’économiste hétérodoxe Karl Polanyi[21], « l’économie de marché » elle-même. Le triomphe de l’économie de marché est aujourd’hui si complet

qu’il nous est même difficile […] de concevoir cette nouveauté, et d’éviter de projeter sur le passé lointain des structures et des concepts dont la simple possibilité était inimaginable dans la plupart des civilisations connues. La nouveauté consiste en ceci : pour la première fois dans l’histoire humaine, à partir du XVIIIe siècle, en Occident, l’économie s’est détachée du tissu social pour se constituer en domaine autonome. Cette réalité, pour nous familière, « le marché », est une innovation sans précédent, qui a véritablement transformé de fond en comble notre manière de concevoir la vie sociale[22]

Les échanges marchands tout comme, d’ailleurs, la cupidité ont toujours existé – mais pas l’économie de marché ! Jusqu’à récemment, en effet, l’économie « comme domaine séparé, régi par des lois propres distinctes de celles qui gouvernent l’ensemble de la vie sociale[23] » n’existe tout simplement pas. Les aspects économiques restaient alors

solidaires d’aspects politiques, moraux ou religieux, tandis que la révolution moderne des valeurs consiste précisément à isoler la politique, la morale, la religion et l’économie comme autant de domaines distincts. Ce qui est moderne, c’est de distinguer et séparer ce qui, auparavant, constituait une vie sociale unique, dont les circonstances amenaient à privilégier tantôt la dimension politique, tantôt la dimension religieuse, tantôt la dimension économique[24].

Il y a, pour utiliser le langage de Polanyi, un véritable « désencastrement » de l’économie. Dans toutes les sociétés humaines, à la seule exception de la société de marché, l’économie est pensée et pratiquée en tant qu’auxiliaire de la société, au service des relations sociales. A l’inverse, dans la société de marché, les relations que nous entretenons avec les marchandises prennent le pas sur les relations que nous entretenons avec les autres. Dans les sociétés traditionnelles[25], la terre, le travail et l’argent ne sont pas considérés comme des marchandises – ces « biens » ne sont échangeables que sous des conditions très strictes. Dans la société marchande, tout est à vendre : la terre de nos ancêtres, la force de nos bras et l’intelligence de nos cerveaux – le fameux « capital humain » – et même l’argent.

Ceux d’entre nous qui sont familiers avec le néocalvinisme de Kuyper[26] et de Dooyeweerd voient peut-être la proximité de certaines de leurs analyses avec celle de Polanyi. L’autonomisation de l’économie, de la politique, de la religion, et ainsi de suite, correspond à la « différenciation culturelle normative » chère à Dooyeweerd[27]. Cette « différenciation des sphères » n’est pas mauvaise en soi : elle correspond au développement historique normal d’une société. Le problème apparaît lorsqu’une ou plusieurs de ces « sphères de souveraineté » différenciées enflent au point de régir ce qui appartient à d’autres sphères. L’économisme moderne procède de cette déviance : en se « désencastrant » du reste des relations sociales, l’économie tend à devenir une « sphère des sphères » (rôle normalement dévolu à l’Etat) qui va bien au-delà de ses limites naturelles[28]. Une telle inflation de l’économie dans la vie moderne n’est pas conforme à l’ordre créationnel.

4. Conclusion

Sans forcément correspondre aux prédictions d’effondrement du capitalisme annoncées par Polanyi en 1944, il semble inéluctable que la bulle de l’économisme éclate un jour. Quelle catastrophe devra-t-il advenir cependant pour que nous changions de système ? Que ressortira-t-il de cette période de l’histoire humaine dévouée corps et âme au tout économique ? Certainement autre chose que ce que nous connaissons aujourd’hui…

III. La Bible propose une autre fin de l’Histoire et un autre dernier homme

Quelle perspective la Parole inspirée nous offre-t-elle ? Avec sa fin de l’Histoire et son dernier homme libéral qui s’épanouit dans la société de marché, Fukuyama nous propose une eschatologie, c’est-à-dire un discours sur la finalité du genre humain. La Bible nous propose une tout autre vision, une tout autre eschatologie, une tout autre fin de l’Histoire et un tout autre dernier homme.

1. Le récit de la création du monde contient déjà une eschatologie

L’eschatologie biblique commence initialement avec le récit de la création du monde[29]. Ce récit nous présente Dieu comme le créateur du ciel et de la terre. Lors de sa semaine de travail créationnel, Dieu configure la matière créée pour que le monde soit comme son temple[30], le théâtre de sa gloire[31]. Pour ce faire, Dieu établit, d’abord, des distinctions dans le monde créé (jours 1-3), avant de remplir le monde (jours 4-6). L’homme est créé le sixième jour pour servir d’effigie de Dieu sur la terre. Avant même la formulation du commandement, l’homme, image de Dieu, doit déjà agir à la manière du Créateur, en organisant la création et en la remplissant. C’est exactement ce qui est signifié dans le mandat créationnel : soumettre la terre et s’y multiplier. La mission de l’humanité, en tant qu’effigie de Dieu sur la terre, consiste donc à faire de la « semaine » de l’Histoire humaine une imitation de la semaine de travail de Dieu, telle qu’elle est rapportée en Genèse 1.

Dans ce contexte, le repos sabbatique de Dieu au début de Genèse 2 tient lieu de promesse : si vous imitez comme vous le devez l’œuvre de Dieu, si vous respectez son commandement, si vous cultivez le jardin et que vous le gardez des intrusions extérieures, et ainsi de suite, alors vous entrerez dans le repos de Dieu, vous accéderez à la plénitude pour laquelle vous avez été conçus.

Dans le récit, mandat créationnel et repos sabbatique sont intrinsèquement liés. L’homme doit amener la création vers son accomplissement. Le sabbat lui rappelle que l’Histoire humaine suit une trajectoire, qu’elle se dirige vers son achèvement. C’est cette fin de l’Histoire qui était initialement proposée au premier homme.

2. Le peuple d’Israël reçoit à son tour une promesse eschatologique

Lorsque le serpent s’est introduit dans le jardin, l’homme ne l’a pas rabroué ; il n’a pas gardé le jardin. Le péché a tout gâté.

Commence, alors, une nouvelle ère, celle de la malédiction commune, celle aussi de la grâce commune. La malédiction commune prononcée contre le labeur humain signifie que l’homme ne pourra plus obtenir par ses propres forces la récompense du repos éternel signifiée par le sabbat. La grâce commune restreint, cependant, les effets du péché, permet tant bien que mal la vie en société et assure la perpétuation de l’espèce humaine.

Quant au sabbat, nous n’en trouvons plus mention dans la suite du livre de la Genèse. Il réapparaît seulement avec l’alliance conclue au Sinaï. Il faut bien noter que le peuple sauvé de l’esclavage d’Egypte l’est par une intervention divine en faveur de son peuple : il s’agit donc fondamentalement d’une alliance de grâce. Au niveau du fonctionnement concret de l’alliance, il y a cependant une réédition du principe en œuvre avant la chute, le principe selon lequel le repos se mérite. Le peuple d’Israël est sur le point d’entrer dans une sorte de nouveau jardin d’Eden, le pays de Canaan, et s’il respecte les lois qui lui sont données, il vivra dans ce pays, le repos lui sera accordé, les nations viendront au Dieu de l’alliance et seront bénies dans le nom d’Abraham. L’eschatologie est réintroduite en même temps que le signe du sabbat.

Les Israélites, fils d’Adam comme nous, n’ont, bien sûr, pas fait mieux que le père de tous les humains : ils se sont rebellés dans le désert avant même d’entrer dans leur jardin de Canaan. Le sabbat est, dès lors, devenu pour eux le signe d’un repos dans lequel ils ne pouvaient entrer par eux-mêmes.

3. Le Fils de l’homme fait advenir la nouveauté eschatologique

Lorsque le Christ – la descendance d’Abraham, le fils d’Adam, le fils de l’homme – est apparu, il a donc dû accomplir par sa vie et sa mort ce que ni Adam ni Israël n’avaient su faire : résister à la tentation, accomplir la Loi et mériter pour ceux dont il était le représentant – le chef d’alliance – la vie éternelle. Il a accompli ce que le sabbat signifie : l’entrée dans le repos de Dieu. Jésus est le nouvel Adam, le second Adam, le dernier Adam, le dernier Homme. Avec sa résurrection a commencé la véritable fin de l’Histoire : le Fils de Dieu auquel tout pouvoir a été remis mettra inéluctablement tous ses ennemis sous ses pieds.

Alors adviendra la Palingenèse (Mt 19.28) de l’univers – le renouvellement de toute chose, la nouvelle création dans toute sa force, le nouveau jardin d’Eden, la nouvelle Jérusalem – dans lequel résidera la gloire de Dieu, mais aussi notre humanité glorifiée.

4. Conclusion

La Bible promet cette fin de l’Histoire à ceux qui se confient dans le dernier Homme, Jésus-Christ, notre Seigneur. Telle est la vision de la Parole inspirée face à toutes les eschatologies sécularisées, celle du marxisme du XXe siècle, celle du néolibéralisme du XXIe siècle.

IV. La Bible fournit aux chrétiens le cadre de leur implication dans le monde présent

Qu’implique pour nous une telle remise en perspective ? Il s’agit de trouver le juste équilibre qui permette de s’impliquer dans le monde sans croire que nous pourrons faire ce que seul Christ accomplira, lorsqu’il reviendra dans la gloire.

L’apôtre Paul, en 1 Corinthiens 7.29-31, valide une stratégie de type « ni-ni » : ni retrait, ni activisme ! Car voici ce que nous lisons : « Ce que je dis, mes frères, c’est que le temps se fait court ; désormais, que […] ceux qui usent du monde [soient] comme s’ils n’en usaient pas, car la figure de ce monde passe. »

Dans ce passage, il n’est pas question de se retirer du monde, de l’abandonner à ses turpitudes, de fuir. Nous devons « user du monde », mais en user « comme n’en usant pas », c’est-à-dire faire preuve de recul : la réalité intramondaine n’est pas notre seul horizon et il faut réfléchir concrètement à notre implication dans la mutation du capitalisme.

1. Les chrétiens doivent repousser les tentations de l’activisme et du retrait 

Dans certains milieux chrétiens, nous sommes invités à nous engager pour transformer le monde. Et c’est bien – jusqu’à un certain point – car l’ordre de la grâce commune sous lequel nous vivons connaît une continuité avec le mandat créationnel initial : l’humanité est toujours appelée, comme au commencement, à soumettre la terre et à la remplir d’hommes. L’entreprise scientifique, technologique, artistique, économique relève toujours de la vocation de l’humanité. Notre implication, cependant, ne peut pas être la même que ce qu’elle aurait été avant la chute. L’humanité ne peut plus mériter son entrée dans le repos de Dieu. Lutter contre la pauvreté, préserver la nature, progresser dans la science, produire des œuvres d’une grande qualité artistique est assurément bon, mais il ne faut pas en faire une planche de salut.

En pratique, nous usons souvent du monde sans prendre de recul, en nous laissant immerger dans le consumérisme, mais aussi dans l’activisme. Notre désir de transformer le monde ne doit pas devenir, à son tour, une idole. Il faut user de ce désir comme n’en usant pas, en prenant du recul, ne pas s’impatienter de ce que tous ne soient pas aussi actifs dans l’engagement social ou dans la mutation du capitalisme. Il y a des choses que l’Eglise dans son ensemble est appelée à faire sans que chaque chrétien en particulier ait reçu cette vocation[32]. Les chrétiens qui s’engagent contre tels ou tels maux pourraient adopter comme devise – afin que leur bel engagement ne devienne pas pour eux un piège, une idole – la formule suivante : « Agir dans le monde comme n’y agissant pas. »

Pourrions-nous dire : « Transformons le monde comme ne le transformant pas » ? Ce que nous faisons dans notre travail ou dans nos engagements associatifs a de l’importance. La gloire et l’honneur des nations seront apportés à la nouvelle Jérusalem comme les trésors d’Egypte ont été emportés par le peuple d’Israël lors de l’Exode. Le bien que nous faisons dans ce monde demeurera pour l’éternité, même si, bien sûr, Dieu transfigurera le bien imparfait que nous avons accompli pour le porter à sa perfection. Nous impliquer dans le monde est nécessaire pour accomplir des commandements aussi basiques que celui d’aimer notre prochain. Si nous avons la possibilité de changer le monde, faisons-le !

2. Les protestants peuvent contribuer à la mutation du capitalisme

Et si, un jour, un ouvrage paraissait sous le titre L’éthique protestante et la mutation du capitalisme ? Cela n’arrivera que si nous prenons conscience de l’emprise idéologique néolibérale et consumériste de notre siècle, si nous cherchons à nous en défaire, et si certains d’entre nous, selon leurs vocations et leurs circonstances, contribuent à la transformation du monde.

La responsabilité des uns et des autres varie considérablement. Certains d’entre nous ne sont pas du tout appelés à remettre en cause le système en place : qu’ils se contentent de pourvoir aux besoins des leurs, de travailler consciencieusement en faisant confiance à la providence divine et, s’ils peuvent prendre un peu de recul par rapport à notre société, même sans rien en changer, ce sera déjà très bien.

En revanche, ceux d’entre nous qui ont plus de moyens et qui sont sensibles aux dysfonctionnements de notre société de marché doivent réfléchir à la manière d’encourager une autre forme d’économie, qui ne soit pas uniquement axée sur le profit : une partie de notre argent peut être employée dans l’achat de biens ne répondant pas uniquement à une logique strictement financière. Nous pouvons aussi nous joindre à ce mouvement de la « consom’action » (dans la perspective duquel chaque achat est un acte citoyen) bien implanté dans les « magasins bio », même si toutes sortes de spiritualités nouvelles tentent de se greffer sur ce mouvement de contestation[33], ce qui implique un recul critique de notre part.

Autre exemple qui peut nous faire réfléchir : celui des AMAP, ces Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne, au moyen desquelles des citoyens s’engagent à soutenir des agriculteurs locaux non seulement avec leur argent en échange de produits frais, mais aussi avec leur temps et leur force, via la participation à certains menus travaux. Il faut pouvoir trouver le temps et l’argent, mais un certain retour à la réalité agricole sera probablement utile aux plus citadins d’entre nous.

Dans le monde du travail, des cadres d’entreprise ou des dirigeants sont certainement appelés à promouvoir plus de relationnel et de respect dans le fonctionnement de leur entreprise. Pour un patron, il ne s’agit pas, bien sûr, de sortir de la logique du profit financier, au risque de fermer l’entreprise et de licencier, avec les conséquences sociales et économiques induites : se préoccuper des collaborateurs en tant qu’ils sont des êtres humains avant d’être des acteurs économiques, c’est déjà sortir de la logique du tout financier.

Commerce équitable, économie sociale et solidaire, soutien apporté aux plus démunis dans notre pays ou dans notre monde via des associations humanitaires, participation à des groupes de réflexion (think tank) sur la relation entre économie et pauvreté ou sur la réduction des dépenses énergétique et des coûts induits par la pollution, mise en place de systèmes d’échanges alternatifs en Occident (troc de biens d’occasion) et d’alternative à l’économie de marché dans les pays en développement, et ainsi de suite, sont autant de pistes à explorer.

3. Conclusion

Il n’y a pas de solution toute prête : il revient à chacun de décider comment contribuer à la mutation du capitalisme. Mais, là encore, ce désir de remettre en cause la nouvelle idéologie mondiale ne doit cependant pas devenir, à son tour, une idole. Jusqu’à la fin du monde, jusqu’à la venue de celui qui vient pour juger les vivants et les morts, il faudra se rappeler qu’en vérité « le changement, ce n’est pas maintenant » ! Le vrai changement, la fin de l’Histoire, aura lieu quand apparaîtra, aux yeux de tous, le second et dernier Adam, le dernier Homme.


* P.-S. Chauny est diplômé de HEC (H.07) et a terminé son Master 2 Recherche à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, où il est également chargé de travaux dirigés en méthodologie.

[1]

 F. Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, collection Champs, Flammarion, 1992.

[2] En utilisant cette expression, il ne s’agit pas d’accréditer les diverses théories de la conspiration. Il est ici question du sens de l’expression « Nouvel ordre mondial » telle qu’elle a été employée dans les discours de l’immédiat après-guerre froide, par exemple dans l’allocution du 11 septembre 1990 prononcée par le président américain George Bush (http://bushlibrary.tamu.edu/research/public_papers.php?>, page consultée le 25 février 2013).  

[3] Voir l’analyse qu’en fait un sociologue se réclamant de la gauche libertaire : A. Bihr, « L’idéologie néolibérale », Semen 30 (novembre 2010), 43-56.

[4] La moitié du PIB français est redistribuée chaque année, que la gauche ou la droite soit au pouvoir.

[5] Tel homme de droite fustigera la semaine de 35 heures, même si la droite a eu dix ans pour revenir sur cette mesure et qu’elle n’a rien fait. Ou tel homme de gauche dira : « Je n’aime pas les riches, j’en conviens », en citant la somme de 4000 € net mensuel comme le seuil où l’on devient riche, alors même qu’il fait partie selon sa définition des riches qu’il n’aime pas…

[6] Pour une synthèse des différences entre la droite et la gauche sur les plans variés des différences sociologiques, historiques, politiques, économiques, philosophiques, psychologiques et culturelles, voir l’article « Droite/Gauche » d’André Comte-Sponville dans Le dictionnaire philosophique, Paris, PUF, 2001.

[7] Cf. B. Goudzwaard, Idols of our Time, Downers Grove, IVP, 1984, 21 : « First, people sever something from their immediate environment, refashion it and erect it on its own feet in a special place. Second, they ritually consecrate it and kneel before it, seeing it as a thing which has life in itself. Third, they bring sacrifices and look to the idol for advice and direction. In short, they worship it. […] Fourth, they expect the god to repay their reverence, obedience and sacrifice with health, prosperity and happiness. »

[8] Certaines idées, aujourd’hui « de gauche », étaient donc « de droite » à l’époque, et réciproquement.

[9] La droite est traditionnellement le parti de l’ordre, la gauche celle du mouvement. Cf. N. Truong, « La gauche, c’est Don Quichotte, et la droite, Sancho Pança », Le Monde (13 septembre 2012),

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/09/13/la-gauche-c-est-don-quichotte-et-la-droite-sancho-panca_1759900_3232.html, consulté le 19 février 2013 : « Autrefois, tout paraissait simple. La droite, c’était le parti de l’ordre ; la gauche celui du mouvement. Autorité, famille, religion et tradition d’un côté ; égalité, fraternité, progrès et émancipation de l’autre. Or la campagne présidentielle de 2007 a fait valser cette antinomie. Nicolas Sarkozy mit le mouvement et la ‹rupture› de son côté. Et Ségolène Royal défendit ‹l’ordre juste› avec âpreté. »

[10] Voir l’utilisation de cette typologie 1789/1793 qui en est faite par P. Nemo, Les deux républiques françaises, Paris, PUF, 2008.

[11] A. Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Flammarion, 1991, tome II, 43 (première édition anglaise 1776).  

[12] J.M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1988 (première édition anglaise 1936). 

[13] Terme qui désigne la combinaison au plan économique de la stagnation et de l’inflation. Durant les années 1970, les politiques interventionnistes ne parviennent pas à sortir les économies nationales d’une stagnation entraînant un chômage de masse mais qui alimente une forte inflation.

[14] Cf. M. Friedman & R. Friedman, La Liberté du choix, Paris, Belfond, 1980.

[15] Cf. F. Fukuyama, op. cit.

[16] Au niveau du discours, la droite serait favorable à la réduction des dettes publiques alors que la gauche favoriserait un soutien de la croissance par des dépenses publiques et se refuserait à parler d’austérité. Dans la pratique, la gauche de gouvernement est convertie à un certain libéralisme économique qui peut la conduire à adopter des politiques de restrictions budgétaires depuis le « tournant de la rigueur » de 1983 opéré par le gouvernement Mauroy. A l’inverse, la droite au pouvoir durant dix ans a laissé s’envoler la dette publique. Depuis 2007, ne sont respectés ni le seuil du déficit public annuel (3% du PIB) ni celui de la dette publique (60% du PIB) définis par le Traité de Maastricht lors de l’établissement des critères de convergence en vue de la création de la monnaie unique.  

[17] Cf. B. Goudzwaard, « Faith, the Economy and People Movements in the Era of Globalization : The Role of Churches and Non-Governmental Organizations », discours donné en Indonésie à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du Yayasan Bimbingan Kesajahteraan Sosial, 1999, http://www.allofliferedeemed.co.uk/goudzwaard/BG78.pdf, page consultée le 25 février 2013.  

[18] Je ne prétends pas m’extraire mieux que d’autres de cette confusion : j’ai bien des difficultés à imaginer autre chose que l’économie de marché. Cf. A. Bihr, op. cit. (56) : « Le néolibéralisme est même sans doute aujourd’hui non seulement l’idéologie dominante dans le champ politique, mais encore la seule idéologie véritablement constituée au sein de ce champ : il n’a pour l’instant aucun rival digne de ce nom. » Mes études en école de commerce constituent, sans doute, un handicap supplémentaire : cf. F. Noiville, J’ai fait HEC et je m’en excuse, collection Librio n° 1052, Paris, J’ai Lu, 2012.

[19] Cf. IRC I.iii.1.

[20] L. Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.  

[21] K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983 (première édition anglaise : 1944).

[22] Cette citation provient du billet « L’invention de l’économie » (http://lescalier.wordpress.com/2009/05/06/linvention-de-leconomie/, consulté le 25 février 2013) du blog L’esprit de l’escalier (http://lescalier.wordpress.com/, consulté le 25 février 2013) écrit par un professeur de philosophie catholique qui se cache sous le pseudonyme Philarête. Je tiens à lui exprimer ma reconnaissance pour avoir porté à ma connaissance les ouvrages de Louis Dumont et de Karl Polanyi.

[23] Ibid.

[24] Ibid.

[25] Il ne s’agit pas d’idéaliser ces sociétés traditionnelles qui sont, tout autant que les sociétés de marché, marquées par de graves dysfonctionnements. La comparaison permet seulement d’établir que l’économisme n’est pas une fatalité.

[26] A. Kuyper, « Sphere Sovereignty », in J.D. Bratt (sous dir.), A Centennial Reader, Grand Rapids/Carlisle, Eerdmans/Paternoster, 1998, 461-490.

[27] Voir, par exemple, H. Dooyeweerd, Roots of Western Culture. Pagan, Secular, and Christians Options, Toronto, Wedge, 1979, 73-80 et passim.

[28] Cf. J.D. Bratt, « Abraham Kuyper’s Calvinism. Society, Economics, and Empire in the Late Nineteenth Century », in E. Dommen & J.D. Bratt (sous dir.), John Calvin Rediscovered. The Impact of His Social and Economic Thought, Louisville, Westminster John Know, 2007, 79-92 (92) ; K.A. Van Til, « Not Too Much Sovereignty for Economics, Please : Abraham Kuyper and Mainstream Economics », Perspectives, volume 23, n° 9 (novembre 2008), 12-17.

[29] G. Vos, Biblical Theology. Old and New Testament, Edimbourg, Banner of Truth, 1975, 27-44 ; M.G. Kline, Kingdom Prologue. Genesis Foundations for a Covenantal Worldview, Overland Parks, Two Age Press, 2000, 175. Toute la réflexion qui suit a été formée au contact de la pensée de ces deux théologiens et de ceux qui, au sein de ce pan de la tradition réformée le plus sûr et solide, les ont précédés, tels Herman Witsius et François Turretin pour n’en citer que deux.

[30] Cf. M. Richelle, « L’origine de l’humanité selon le début de la Genèse », in L. Jaeger, Adam, qui es-tu ? Perspectives bibliques et scientifiques sur l’origine de l’humanité, Charols/Paris, Excelsis/GBU, 2013, 11-36 (30-32) ; B. Waltke, Théologie de l’Ancien Testament, Charols, Excelsis, 2012, 258.

[31] Cf. IRC I.xiv.20.

[32] Voir D. Hillion, « Does Integral Mission Include Everything that God Requires of Us, and Does God Require of Us Everything Included in Integral Mission ? »,

http://www.micahnetwork.org/sites/default/files/doc/page/does_im_include_everything_that_god_requires_of_us_daniel_hillion.pdf, consulté le 11 mars 2013.

[33] En parlant de contestation, je ne signifie pas que nous devrions être des révolutionnaires qui pensent que la fin justifie les moyens, y compris la violence. Les chrétiens ne sont pas appelés à être des révolutionnaires. Notre vocation de sel de la terre implique un certain conservatisme. Pour une distinction entre vrai et faux conservatisme, voir A. Kuyper, « Conservatism and Orthodoxy : False and True Preservation  », in J.D. Bratt (sous dir.), op. cit., 65-85. Nous ne sommes pas appelés à bouleverser les structures sociales en une seule nuit. Notre vocation de sel de la terre implique aussi une certaine volonté de changer les choses, de refuser le conformisme politique. Cf. A. Bieler, La pensée économique et sociale de Calvin, Genève, Georg, 1959, 285. Bref, c’est d’une contestation non révolutionnaire dont il est question ici.

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