Johannes VAN OORT – La Revue réformée https://larevuereformee.net Thu, 18 Aug 2011 11:47:59 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.9 Augustin, le Moyen Âge, Luther – Augustin et son influence, spécialement sur Luther https://larevuereformee.net/articlerr/n208/augustin-le-moyen-age-luther-augustin-et-son-influence-specialement-sur-luther Thu, 18 Aug 2011 13:47:59 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=546 Continuer la lecture ]]> Augustin, le Moyen Âge, Luther
Augustin et son influence, spécialement sur Luther

Johannes van OORT*

Introduction

Augustin est originaire d’Afrique du Nord; il a vécu à Thagaste, Carthage et Hippone la Royale (Annaba, en Algérie). Pour quelle raison ce Père de l’Eglise, dont seize siècles nous séparent, est-il important, intéressant? Tous ces siècles ont été remplis de sa présence. Ce théologien, vénéré par de nombreux catholiques romains comme saint, peut-il aussi apporter quelque chose aux protestants? A-t-il une autorité quelconque pour les chrétiens évangéliques?

Trois principes fondamentaux caractérisent la théologie de la Réforme: les trois « sola »: le sola Scriptura (l’Ecriture seule), le sola gratia (la grâce seule) et le solus Christus (le Christ seul). Il n’en demeure pas moins que les Réformateurs éprouvaient une grande considération, non seulement pour l’Eglise primitive mais, en général, pour l’Eglise des premiers siècles, qui représentait à leurs yeux comme un idéal vers lequel l’Eglise du XVIe siècle devait tendre. La Bible était assurément leur première et plus grande autorité, mais en même temps, dans leur polémique avec des contemporains catholiques romains (des membres de « l’Eglise ancienne »!), ils ont souligné leur accord avec l’Eglise primitive et, en particulier, avec Augustin1.

En 1559, Calvin reçut des chrétiens évangéliques de France la requête de rédiger une confession de foi. Ce qu’il fit en citant les Pères de l’Eglise et en les nommant « les saincts docteurs ». On le voit dans la Confessio Gallicana, la « Confession de Foy, faite d’un commun accord par les Eglises qui sont dispersées en France, et s’abstiennent des idolâtries papales ». A l’article VI, on y parle franchement des « saincts Docteurs comme sainct Hylaire, sainct Athanase, sainct Ambroise, saint Cyrille »2 mais, chose étonnante, Augustin n’est pas sur cette liste. Pourtant, comme j’espère le montrer, il était très estimé par Calvin et par ses compatriotes évangéliques, non pas tant comme autorité en soi, mais comme Père de l’Eglise pouvant faire mieux comprendre les Ecritures.

Pour bien comprendre la Réforme dans son essence, comme d’ailleurs n’importe quel courant spirituel, il convient de revenir à la source qui s’appelle Augustin.

Nous serons critique à l’égard d’Augustin, qui n’est pas un saint incontesté car, comme chacun d’entre nous, il était faillible et l’Ecriture sainte était, pour lui aussi, la norma normans. Peut-être pourrions-nous nous accorder avec l’historien bien connu Henri-Irénée Marrou, qui estime que, dans l’Europe désorientée de notre temps, il faut chercher un fondement spirituel qui unisse et propose de nous mettre à l’école d’Augustin3.

Nous aborderons les points suivants:

  • Qui était vraiment Augustin: sa vie personnelle, son temps et son contexte?
  • Quelle influence a-t-il exercée au Moyen Age et jusqu’à la veille de la Réforme?
  • Quelle influence a-t-il eue sur la Réforme, en particulier sur Luther?

I. Augustin: l’homme de l’Antiquité tardive, l’homme que Dieu a appelé

Qui était Augustin? L’histoire de sa vie est pleine d’actualité pour nous en cette fin du XXe siècle et du IIe millénaire. Augustin a vécu comme un homme entre deux mondes4: d’une part l’Antiquité tardive, un monde prêt à disparaître; d’autre part le Moyen Age occidental, un monde naissant après de grandes catastrophes. Si on le compare avec d’autres personnages de l’Antiquité classique, nous savons beaucoup de choses sur sa personne. Il y a ses nombreux livres, traités, sermons, lettres, qui constituent un abondant témoignage. Et, parmi eux, son livre des Confessions prime.

Que signifie son titre Confessiones? On le traduit généralement par Confessions, mais une meilleure traduction serait Louanges, comme en témoigne le contenu. Dans cet écrit, Augustin ne raconte pas seulement sa vie exceptionnelle, il ne confesse pas seulement ses anciennes fautes, il désire surtout inciter à la louange de Dieu:

Tu es grand, Seigneur,
et bien digne de louange;
grande est ta puissance

et incommensurable ta sagesse. (I,1,1)5

Dans un écrit de l’Antiquité classique, le thème central est d’ordinaire annoncé dès le début. La louange de Dieu est ainsi le cantus firmus, et cela est en parfait accord avec le contenu des treize livres des Confessiones. L’œuvre entière est un grand chant de louange à la grandeur et à la grâce de Dieu. La grandeur et la grâce de l’Eternel, aussi bien dans la vie d’un homme errant (thème des livres I-IX) que dans celle de toute créature (thème des livres XI-XIII). Ces trois derniers livres font donc bien partie intégrante de l’œuvre. L’inquiétude du début fait place au repos:

Et notre cœur est sans repos
tant qu’il ne repose pas en toi. (I,1,1)
Tu es toujours dans le repos
parce que ton repos, c’est toi-même. (XIII,38,53)

Cette œuvre profonde, véritable sommet de la littérature mondiale, suscite beaucoup de réflexions. C’est un ouvrage littéraire à différents niveaux6. Plus on le lit, plus on y découvre des hauteurs et des sommets, ainsi que de véritables profondeurs. L’auteur parle de Dieu; il décrit aussi, comme un précurseur de Sigmund Freud et de Carl Gustav Jung, les profondeurs de l’âme. On peut considérer les Confessions comme une belle tapisserie: la chaîne en est la louange de Dieu (laudatio Dei), exprimée surtout dans le langage des Psaumes; la trame en est le récit des fautes d’Augustin. Il est vrai que l’œuvre ressemble à une cathédrale, s’élevant très haut, pointant constamment vers le ciel mais, en même temps, on y découvre, derrière les piliers et les niches, des endroits sombres, à savoir des restrictions humaines. « Errare humanum est »: errer est un aspect de la vie humaine.

Qui donc était Augustin? Saint Augustin? Voici, sur ce point, une brève présentation. En premier lieu: il était originaire d’Afrique. N’oublions pas ce fait. Je me le représente comme un Tunisien, un Algérien, un Marocain d’aujourd’hui. A cet égard, nous avons quelques indications. On peut examiner une fresque très ancienne dans la vieille bibliothèque du Latran7: un homme avec un visage méditerranéen. De plus, le nom de sa mère, Monnica, nous révèle, selon toute probabilité, une origine berbère; ce nom rappelle celui d’une déesse indigène: Mon8. Monnica est donc un nom théofore tout comme Hannibal, Jochanan, Natanyahu, Adeodatus9. On sait aussi avec certitude que Monnica était issue d’une famille chrétienne et qu’elle était elle-même une chrétienne ardente, une dame de courage et de conviction, pleine de foi et de charité; pour Augustin, elle était un symbole de l’Eglise10. En revanche, le père d’Augustin (Patricius, Patricien) est resté païen jusqu’à la veille de sa mort. Cela aussi a marqué le futur Père de l’Eglise, situé ainsi à la frontière entre deux mondes: le païen et le chrétien. « Zwei Seelen, ach, in meiner Brust. »11

En fait, cette dualité est comme une structure fondamentale dans la vie d’Augustin. Sa mère est chrétienne, son père païen; à la maison, il reçoit une éducation chrétienne, et à l’école, une formation purement païenne; il était Africain de naissance et menait sans doute une vie de Romain; originaire d’un petit village, il habite de grandes métropoles comme Carthage, Rome, Milan, etc. Cette tension entre deux pôles suscite une explosion, pour la première fois, lorsqu’il a dix-neuf ans.

Comment? En voici une esquisse. Le jeune homme vit à Carthage où il est étudiant et mène une vie de véritable débauche. Ce qu’il en confesse à Dieu et aux hommes dans les Confessiones n’est pas exagéré: il y a d’autres sources qui confirment (et même complètent) les faits racontés dans les Confessiones. Mais, à cette époque et soudainement, ce jeune homme très charnel est attiré par le spirituel à la suite de la lecture d’un dialogue de Cicéron. Il essaiera, il s’efforcera de retourner vers la foi de sa jeunesse, mais n’y réussit pas. C’est alors, tout comme cela arrive si souvent de nos jours, que se produit dans sa vie un tournant bien caractéristique. Le jeune Augustin va adhérer à un mouvement gnostique.

C’est là un des côtés les plus étonnants et les plus actuels d’Augustin: une personne d’éducation chrétienne orthodoxe qui devient gnostique! On pourrait dire aujourd’hui: un membre d’un mouvement du Nouvel Age, un adepte des rose-croix, de l’anthroposophie de Steiner. Augustin devient membre du mouvement gnostique des manichéens, de l’Eglise gnostique chrétienne qui suit le prophète Mani12. Sans doute, l’atmosphère chaleureuse et spirituelle de ce mouvement chrétien l’aura-t-il attiré. Mais il y a plus. Augustin espérait y trouver une satisfaction intellectuelle dont il avait besoin. Dans cette Eglise gnostique, ce qui était central, ce n’était ni l’autorité de l’Ecriture, ni le ministère clérical, mais le discernement personnel. Ou, pour mieux dire, un tel discernement personnel et indépendant lui était promis. L’homme parviendrait lui-même à la gnose, à la connaissance ésotérique de la vérité. Et, par-dessus tout cela, son soi, son âme bonne était une partie de Dieu. Dieu et mon être intérieur (mon Nous13) sont un. « Je suis un dieu dans le plus profond de mes pensées. »14

Augustin est resté membre de l’Eglise des manichéens pendant environ dix ans. Il ne faut jamais oublier cela: de sa dix-neuvième à sa vingt-neuvième année, il a été un gnostique! C’est surtout la question de l’origine du mal (unde malum?) qui l’a poussé dans cette direction. Si le mal vient de Dieu, Dieu en est alors responsable. Si le mal ne vient pas de Dieu, il y a une autre puissance indépendante de Dieu. Autre problème lié au problème du mal: celui de l’origine et du but de l’homme. « Unde homo? » L’homme est-il déterminé, prédestiné, ou est-il libre? Suis-je, par ma libre volonté, responsable de mes actes? Ou suis-je déterminé, programmé, sans libre arbitre?

Ces questions ont occupé l’esprit d’Augustin depuis son plus jeune âge. Pendant ses années d’étude à Carthage, sa réponse a d’abord été d’être gnostique, comme il l’avait appris des disciples de Mani: mon bon noyau, l’âme bonne, mon Nous est une partie substantielle de Dieu. Le mal que je fais, en particulier mes tendances mauvaises, cela ne fait partie de mon essence véritable. Il y a deux âmes dans l’homme, une bonne et une mauvaise.

Je ne développerai pas les divers aspects actuels de l’Augustin gnostique15, j’en soulignerai seulement l’importance. C’est là une clef pour comprendre Augustin. Les questions gnostiques l’ont accompagné et, de temps à autre, il évoque, de façon positive, ce qu’il a appris des manichéens16. On peut aussi apprendre de ses adversaires. L’Augustin catholique est étroitement lié à l’Augustin gnostique.

Comment? On le perçoit dans la thématique des œuvres telles que La grandeur ou quantité de l’âme (De quantitate animae), Le libre arbitre (De libero arbitrio), La vraie religion (De vera religione), Les deux âmes (De duabus animabus), La nature du bien (De natura boni). La thématique, dans ces livres, est toujours antimanichéenne, comme aussi dans plusieurs commentaires d’Augustin traitant des premiers chapitres du livre biblique de la Genèse; tous ces commentaires ont été écrits contre les manichéens, qui niaient que le Bon Dieu est le créateur de ce monde17. Augustin aborde aussi des questions importantes sur l’origine et la nature du bien et du mal, la signification de l’Ancien Testament pour l’Eglise chrétienne, la réalité du libre arbitre. La formation d’Augustin doit beaucoup aux discussions autour des problèmes abordés par les manichéens. C’est aussi, en partie, cette problématique qui revient dans ses œuvres tardives, bien que celles-ci soient surtout dirigées contre les pélagiens: La nature et la grâce (De natura et gratia), La nature et l’origine de l’âme (De natura et origine animae), Contre Julien (Contra Iulianum) et L’œuvre inachevée contre Julien (Opus imperfectum contra Iulianum).

En somme, qui était Augustin? C’était un homme comme vous et moi. Sa vie et son discernement, son actualité, même sa modernité nous surprennent. Pendant sa jeunesse, il reçoit une éducation chrétienne catholique. Etudiant, il s’en est éloigné et, pendant de nombreuses années, il a été membre d’une Eglise gnostique. Par la grâce de Dieu, il a été appelé et il est revenu à l’Eglise catholique. Il y devint un serviteur de la Parole de Dieu très influent. Il fut un évêque de grande notoriété et un théologien faisant autorité. La fin de sa vie terrestre (le 28 août 430) a été marquée par l’effondrement de l’Afrique sous la pression des Vandales.

II. L’influence d’Augustin sur le Moyen Age

Pour les générations qui l’ont suivi, l’influence d’Augustin a été immense. Après l’apôtre Paul, personnne n’a eu autant d’influence sur l’Eglise chrétienne et, par là, sur la société. Des contemporains comme Jérôme en étaient déjà conscients18. Au Moyen Age, on le nommait bien souvent Augustinus magister, « le maître Augustin »19. Mais le Moyen Age l’a surtout connu et honoré en tant que doctor gratiae, « le docteur de la grâce ».

On en retrouve des témoignages dans l’iconographie. Parmi les représentations des Pères de l’Eglise sur des fresques ou des miniatures, on peut presque toujours le reconnaître très rapidement. Augustin est représenté tenant un cœur dans la main et ce cœur est percé d’une flèche; comme il l’a dit dans les Confessions:

Je ne doute pas,
mais je suis sûr dans ma conscience,
Seigneur,
que je t’aime.
Tu as percé mon cœur de ton Verbe
et je t’ai aimé. (X,6,8)

Passage très célèbre qui se réfère au récit bien connu de sa conversion, récit fameux qu’on peut lire dans le livre VIII des Confessions. Augustin raconte cette histoire pour nous engager à la louange de Dieu, à la louange de la grâce de Dieu. Il est le docteur de la grâce et, comme doctor gratiae, il est vénéré jusqu’à Luther, Calvin et aussi, par exemple, par les jansénistes et leur célèbre disciple, Blaise Pascal.

Dans les Confessions, Augustin dit plus d’une fois: « Donne ce que tu commandes et commande ce que tu veux. »20 Expression paradoxale, ce dont Augustin est conscient21. Pélage, un ascète de Bretagne (et non un moine, comme on le lit souvent), avait entendu cette expression et en avait été choqué. Pélage faisait partie d’un mouvement chrétien ascétique, où l’on mettait l’accent sur la possibilité pour l’homme de contribuer lui-même à son propre salut.

Il faut savoir que Pélage était un chrétien convaincu qui avait une grande influence sur nombre de dames aristocratiques à Rome. Il voulait protéger son mouvement ascétique contre les accusations de manichéisme. Grâce à sa bonté naturelle, don de Dieu, l’homme serait, selon Pélage, libre de choisir le bien. Plus tard, les disciples de Pélage nieront l’existence du péché originel.

Le développement de la lutte pélagienne est très complexe22. En plus de Pélage, un certain Caelestius a joué un rôle important, et plus tard ce fut le tour de Julien d’Eclane. Ce dernier, en particulier, a été pour Augustin un redoutable opposant23. La doctrine de la grâce d’Augustin s’est formée au cours de sa lutte contre les pélagiens. Luther l’a dit de la façon suivante: Die Pelagianer haben ihn (Augustin) zum Mann gemacht24.

C’est cet Augustin antipélagien qui est devenu, pour le Moyen Age, le doctor gratiae. Le Moyen Age a, certes, connu d’autres influences importantes de la part d’Augustin, par exemple au travers de son chef d’œuvre La Cité de Dieu. Ce livre a été lu tant par les papes que par les empereurs, par les laïcs et par le clergé, parfois même comme un manuel politique. Au Moyen Age, il y avait l’augustinisme politique25. Augustin a eu une grande influence sur le développement de la mystique26 en plus de sa doctrine de Dieu, de sa christologie, de son ecclésiologie. Mais sa doctrine de la grâce a été prédominante.

On peut décrire l’histoire intellectuelle du Moyen Age comme celle de l’augustinisme. Aussi bien pour les questions philosophiques que pour les questions théologiques, Augustin l’Africain a été la grande autorité, sans oublier cependant Anselme, Abélard, Pierre Lombard, Thomas d’Aquin, Grégoire de Rimini, qui, tous, grands théologiens du Moyen Age, ont été des élèves d’Augustin. Ils l’estimaient comme leur maître. A partir du XIIe siècle, les Sententiae, les quatre livres des Sentences de Pierre Lombard, sont devenus des manuels d’enseignement pour des théologiens. Cette œuvre comporte plus de 90% de citations d’Augustin27. Autrement dit, la théologie du Moyen Age était, pour une très grande part, « augustinienne ». On se référait aussi à d’autres sources, mais Augustin a exercé une influence décisive. Et cette influence est particulièrement évidente à l’aube de la Réforme.

III. L’influence d’Augustin sur la Réforme: le cas de Luther

Y a-t-il eu également, au XVIe siècl, une influence spéciale d’Augustin? On peut répondre sans réserve « oui ». Cette influence d’Augustin a une très grande et très spéciale signification pour la Réforme. On la discerne chez Luther, comme aussi chez Calvin28.

Luther a été, à l’origine, un membre de l’ordre de Saint-Augustin. Dans les milieux protestants, on a tendence à l’oublier ou à le négliger. Pour Luther lui-même, ce fait était très important. Bien des années après le 31 octobre 1517, Luther se présentait comme un augustinien. On le voit à des détails significatifs, comme les initiales portées sur ses écrits: MLA, ou DMLA, ou DMA. Ces initiales signifient: Martin Luther Augustiner, Doctor Martin Luther Augustiner, Doctor Martinus Augustiner. Il dit aussi: « Augustinus meus totus est. » 29 (« Augustin est entièrement mien. ») Ou encore: « Il était un homme de bien; s’il avait vécu aujourd’hui, il aurait été d’accord avec nous… »30

Pour Luther, l’affirmation suivante avait du prix: je suis un augustinien et, de plus, un disciple fidèle du fondateur de mon ordre. Luther est devenu docteur en théologie (1512) et était très attaché à ce titre qui correspondait, pour lui, à sa vocatio, sa vocation. Ce titre lui a conféré le droit et, de plus, imposé le devoir d’exposer fidèlement l’Ecriture sainte. Luther a commencé ses cours à Wittenberg en 1513, d’abord par des cours sur les Psaumes, ensuite sur l’épître aux Romains, l’épître aux Galates et l’épître aux Hébreux. En 1518 eut lieu la dispute de Heidelberg au cours de laquelle, avec l’aide de Staupitz qui le soutenait, Luther a pu défendre et expliquer ses vues nouvelles.

Tels sont les principaux événements. Quand Augustin entre-t-il en scène? Luther devient membre de l’ordre des ermites augustiniens. Mais il ne semble pas que ceux-ci se soient spécialisés dans l’étude d’Augustin. Comme le dit Luther lui-même: « Nous, les moines, nous ne lisions pas Augustin mais Duns Scot. »31

Cependant, et très vite, on trouve chez le moine Luther un attachement particulier pour le père spirituel de son ordre. On en a des preuves très précieuses. Au XIXe siècle, dans la bibliothèque de l’hôtel de ville de Zwickau, en Allemagne, on a découvert quelques volumes anciens qui contiennent des notes écrites par Luther lui-même. Le premier volume est une édition des Sentences de Pierre Lombard. Luther les a lues et commentées en 1509-1510. Il a complété les thèses de Lombard, essentiellement par des citations d’Augustin32. A l’intérieur de la couverture de ce livre, Luther a écrit pourquoi il avait tant d’admiration pour Lombard: celui-ci était « nourri des lumières de l’Eglise, surtout de la lumière la plus éclatante: saint Augustin »33. C’est là le premier symptôme de l’estime que Luther avait pour Augustin. Mais il y a plus. A Zwickau aussi, dans la même bibliothèque, on a retrouvé deux autres volumes des œuvres d’Augustin lui-même. Ces deux grands tomes ont été publiés en 1489 et nous y avons rajouté aussi les annotations de Luther. Ces annotations datent des années 1509-1510 et montrent l’admiration de Luther. Il écrit par exemple: « aurea verba »: « des paroles en or »; « nota », « nota bene »; « pulchra, pulchra »: « magnifique, magnifique ». Les Confessions l’ont tout particulièrement rejoint dans sa propre expérience spirituelle. En même temps, Augustin lui procure un instrument pour sa critique de la scolastique de l’époque: « Augustin parle ici du bonheur de façon bien meilleure et beaucoup plus juste que le fabulateur Aristote avec ses défenseurs sans valeur… »34 Nous voyons ici que, déjà en 1509-1510, le jeune Luther lit ce Père de l’Eglise de façon existentielle. Il apprécie beaucoup plus Augustin que les théologiens scolastiques de son époque.

Ainsi Augustin devient un allié pour lui et cela de plus en plus au fil des années. A Wittenberg, Luther a commencé ses cours sur les Psaumes, dont nous possédons le texte dans sa forme originelle. L’exemplaire du livre des Psaumes tel que Luther le fait publier a été retrouvé. Cet exemplaire – l’original se trouve dans la fameuse bibliothèque de Wolfenbüttel, en Allemagne – contient des notes de la propre main de Luther. Ces notes sont portées entre les lignes imprimées, dans la marge, et aussi sur des pages séparées. A leur lecture, on ne peut que conclure que Luther s’est largement abreuvé, pour ses commentaires, à la source des Enarrationes in Psalmos d’Augustin. Il a certainement utilisé d’autres sources, notamment les explications des Psaumes du grand humaniste français Jacques Lefèvre d’Etaples35. Mais la théologie qui émane des explications de Luther est surtout celle d’Augustin. Comme lui, Luther explique les Psaumes de façon christologique, comme étant des prières de Christ et de son corps spirituel, l’Eglise36.

Une autre œuvre d’Augustin a revêtu, pour Luther, une très grande importance: le petit traité De spiritu et littera (L’Esprit et la lettre). Luther se voit confronté au vocable « iustitia Dei », la justice de Dieu. A ce sujet, surtout le texte Romains 1:17 soulève pour lui de grandes difficultés. Luther ne comprend absolument pas ce dont il s’agit. Littéralement, l’apôtre Paul a écrit: « La justice de Dieu y est révélée [sc. dans l’Evangile], comme il est écrit [sc. Habacuc 2:4]: Le juste vivra par la foi. » Mais que signifie « iustitia Dei »? Selon la scolastique dite « aristotélicienne », Luther a toujours compris que cela signifiait: la justice en tant que caractérisque propre à Dieu. Mais comment cela peut-il être, pour nous, Evangile? Si Dieu est juste et si, tel un juge sévère, il ne laisse rien passer, où se trouve la proclamation du salut? Soudain, Luther fait une découverte, et cette découverte est à la base de la Réforme. Luther vit que ce génitif avait des parallèles avec d’autres expressions bibliques. Des expressions, des vocables tels que « l’œuvre de Dieu », « la puissance de Dieu », « la sagesse de Dieu ». « L’œuvre de Dieu » (opus Dei) signifie: l’œuvre que Dieu fait en nous; la puissance de Dieu (virtus Dei) se réfère à la puissance dont il nous fortifie; la sagesse de Dieu (sapientia Dei) est la sagesse avec laquelle il nous rend sages. En bref, les mots « iustitia Dei » n’exprime pas une caractéristique de Dieu lui-même; le génitif n’est pas un génitif du sujet (genitivus subiectivus). Il ne s’agit ni de la justice dont Dieu use et qu’il exerce, ni d’une justice distribuant des récompenses et des pénitences. Le génitif a une nature tout à fait différente en tant que genitivus obiectivus ou genitivus causae: il s’agit de la justice que Dieu nous donne, la justice par laquelle l’Eternel revêt l’homme lorsqu’il justifie le pécheur. La justice de Dieu, c’est la grâce en Christ.

Il est difficile de préciser à quel moment la signification de l’expression « la justice de Dieu » est devenue complètement claire pour Luther37. Cela s’est fait peu à peu. Le Père de l’Eglise, Augustin, a été pour Luther un soutien et un « conducteur ». Rétrospectivement, le Réformateur le dit encore un an avant sa mort quand il reconsidère (comme Augustin!) sa vie et ses écrits. Luther indique qu’il a fait sa découverte principale en lisant et en étudiant l’Ecriture:

C’est ainsi que ce passage de saint Paul fut pour moi la porte du Paradis. Et ensuite j’ai lu le livre d’Augustin Sur l’Esprit et la lettre. Dans ce livre, j’ai découvert, à ma grande surprise, qu’il expliquait lui aussi la « iustitia Dei » de la même façon, c’est-à-dire comme la justice dont Dieu nous revêt lorsqu’il nous justifie38.

Il y a certainement d’autres terrains où le Père de l’Eglise a exercé son influence sur Luther39. Mais le plus important et ce qui a eu une incidence primordiale pour la percée de la Réforme vient d’être exposé. On peut, en conséquence, comparer l’aube de la Réforme à un réveil augustinien. Au jeune moine Luther, Augustin a fait comprendre un concept central de l’Ecriture40. Luther ne l’a jamais oublié.


* Texte d’une conférence faite dans le cadre de la Pastorale de Dijon, du 14 au 17 avril 1998, complété par quelques notes. L’actualité d’Augustin, spécialement pour les chrétiens réformés (« Augustin aujourd’hui »), thème d’une autre conférence, paraîtra dans un prochain numéro de La Revue réformée. Texte revu par Hans Diepeveen, étudiant en théologie et en philosophie à l’Université d’Utrecht. J. van Oort est professeur à l’Université d’Utrecht et spécialiste d’Augustin.

1 Voir les différentes études (avec des bibliographies détaillées) dans The Reception of the Church Fathers in the West (Leiden-New York-Köln: Irena Backus éd., 1997), en particulier les études de Manfred Schulze, « Martin Luther and the Church Fathers » (573-626), Irena Backus, « Ulrich Zwingli, Martin Bucer and the Church Fathers » (627-660) et Johannes van Oort, « John Calvin and the Church Fathers » (661-700).

2 Cf. J.N. Bakhuizen van den Brink, De Nederlandse belijdenisgeschriften in authentieke teksten met inleiding en tekstvergelijkingen, tweede druk (Amsterdam, 1976), 80.

3 Cf. H.-I. Marrou, Crise de notre temps et réflexion chrétienne (Paris, 1978).

4 Cf. E. Troeltsch, Augustin, die christliche Antike und das Mittelalter (München-Berlin, 1915), et R. Reitzenstein, « Augustin als antiker und mittelalterlicher Mensch », Vorträge der Bibliothek Warburg, II,1 (Leipzig-Berlin 1924), 28-65.

5 Ici et dans ce qui suit notre traduction se rapproche le plus possible de celle de la Bibliothèque Augustinienne. Les volumes de cette fameuse série (texte en latin avec une traduction française, introduction et des notes complémentaires) paraissent sous la direction de l’Institut d’études augustiniennes à Paris (Diffusion: Editions Brepols, Steenweg op Tielen 68, B-2300 Turnhout, Belgique).

6 Cf. Chr. Mohrmann, « The Confessions as a Literary Work of Art » (1954), dans: eadem, Etudes sur le latin des chrétiens, I (Rome, 1958), 371-381, et surtout P. Courcelle, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, 2 e éd. (Paris, 1958).

7 Récemment réimprimé comme frontispice dans C. Mayer (éd.), Augustinus-Lexikon, Fasc. 1/2 (Bâle-Stuttgart, 1986), et sur la couverture de S. Lancel, Saint Augustin (Paris, 1999). Cf. G. Wilpert, « Il più antico ritratto di S. Agostino », Miscellanea Agostiniana, II (Rome, 1931), 1-3.

8 W.H.C. Frend, « A Note on the Berber Background in the Life of Augustine », JTS 43 (1942), 188-191 (aussi dans: Frend, Religion Popular and Unpopular in the Early Christian Centuries, London 1976, ch. xiv).

9 Plus tard, le fils de Monnica appellera son fils Adeodatus: « donné par Dieu », Dieudonné. Un nom théofore aussi et très probablement une indication sur le fait que – pendant la période manichéenne d’Augustin – sa concubine était restée une chrétienne catholique.

10 Cf. P.M.A. van Kempen-van Dijk, Monnica. Augustinus’ visie op zijn moeder (Amsterdam, 1978), 82ss.

11 Goethe, Faust I, Vor dem Tore, vs. 1112. Cf. « Je trouve deux hommes en moi » (Racine, Cantiques spirituels 3, Plainte d’un Chrétien).

12 Cf. H.-Ch. Puech, Le manichéisme. Son fondateur, sa doctrine (Paris, 1949); F. Decret, Mani et la tradition manichéenne (Paris, 1974); M. Tardieu, Le manichéisme (Paris, 1981).

13 Ou Intelligence, Intuition.

14 Au dire du poète néerlandais Willem Kloos.

15 Voir J. van Oort, Mani, Manichaeism and Augustine. The Rediscovery of Manichaeism & Its Influence on Western Christianity (Tbilisi: Academy of Sciences of Georgia; The K. Kekelidze Institute of Manuscripts, 1996, 3e éd., 1998).

16 De util. cred. 36 (CSEL 25, 47): « Ita quod apud eos [sc. Manichaeos] verum didiceram, teneo… »

17 De Genesi contra Manichaeos (388-390), De Genesi ad litteram (393, plus tard indiqué comme De Genesi ad litteram liber imperfectus), De Genesi ad litteram libri XII (404-414); cf. aussi les livres XI-XIII des Confessions.

18 Cf. Ep. 195 (parmi les épîtres d’Augustin): « Macte virtute in orbe celebraris. Catholici te conditorem antiquae rursum fidei venerantur atque suscipiunt… »

19 G. Bardy, « Post Apostolos Ecclesiarum Magister », RMAL 6 (1950) 313-316; P. Courcelle, « A propos du titre Augustinus Magister », Augustinus Magister III (Paris, 1955), 9-11. G. Folliet donne trois suppléments dans « Pour le dossier Augustinus Magister », REA 3 (1957), 67-68.

20 « Da quod iubes et iube quod vis »: Conf. X,29,40; 21,45;37,60; cf. De dono pers. 53.

21 Cf. De gr. et lib. arb. 14,31: « Quare iubet si ipse daturus est »: « Pourquoi commande-t-il, si c’est lui qui doit donner? »

22 Pour une première approche, voir P. Maraval, Le christianisme de Constantin à la conquête arabe (Paris, 1997), 375-391 (avec litt.).

23 Voir M. Lamberigts, « Julián de Eclano sobre la gracia. Algunas reflexiones », Augustinus 40 (1995), 169-177 (avec litt.).

24 WA Tr IV, 56,3 s. (Nr. 3984, Anton Lauterbach, 1538).

25 H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen Age (Paris, 1934 (réimpr. 1958).

26 F. Van Fleteren, J.C. Schnaubelt, J. Reino (éd.), Collectanea Augustininana. Augustine: Mystic and Mystagogue, New York 1994.

27 M. Grabmann, Die Geschichte der scholastischen Methode, II (Freiburg i.B., 1911; réimpr. Graz 1957), 385-387; voir les indices dans: Magistri Petri Lombardi (…) Sententiae in IV Libris Distinctae (…), I/I, Grottaferrata (Rome, 1971), 155-156; idem I/II (Grottaferrata, 1971), 591-594; idem II (Grottaferrata, 1981), 572-575.

28 Quant à Calvin, presque toutes les références ont été rassemblées par L. Smits, Saint Augustin dans l’œuvre de Jean Calvin, II (Assen, 1958).

29 WA 18,640,9 (contre Erasme).

30 WATr 4,313,23-25 (Nr. 4441): « Er ist ein feiner Mann gewesen; si hoc saeculo viveret, nobiscum sentiret. »

31 WATr 4,611,6-8 (Nr. 5009): « Hic [sc. Augustinus] est summus theologus, qui post apostolos scripse­runt. Sed nos monachi non legimus eum, sed Scotum. »

32 WA 9,29-94.

33 WA 9,29,4-6.

34 WA 9,23,6-8: « Melius hic Augustinus et verius de felicitate disputat quam fabulator Aristoteles cum suis frivolis defensoribus. »

35 Psalterium quincuplex, Gallicanum, Romanum, Hebraicum, Vetus, Conciliatum (Paris, 1509; fac-similé de la deuxième éd. de Paris, 1513; Genève, 1979).

36 Pour cette méthode ancienne, voir e.g. M. Fiedrowicz, Psalmus vox totius Christus. Studien zu Augustins ‹Enarrationes in Psalmos› (Fribourg-Bâle-Wien, 1997).

37 Cf. les diverses opinions rassemblées dans E. Lohse (éd.), Der Durchbruch der reformatorischen Erkenntnis bei Luther (Darmstadt: E. Lohse éd., 1968), Der Durchbruch der reformatorischen Erkenntnis bei Luther. Neuere Untersuchungen (Stuttgart, 1988).

38 WA 54,187.

39 Voir sur l’usage que Luther fait d’Augustin dans son explication des phrases de Paul sur la prédestination D.C. Steinmetz, Luther in Context (Bloomington,1986), 12-20. Cf. H. Dörries, « Augustin als Weggenosse Luthers », dans Dörries, Wort und Stunde, 3 (Göttingen, 1970), 84-108, en particulier 103: « Im Umgang mit Augustin kam Luther zu einem sichereren Ausformen seiner Lehre »; B. Lohse, « Die Bedeutung Augustins für den jungen Luther », Kerygma und Dogma 11 (1965), 133: « Tatsächlich gibt es kaum ein Lehrstück oder ein bestimmtes theologisches Problem, bei dem der junge Luther nicht von Augustin beeinflusst worden ist. »

40 Augustin, De spiritu et littera IX,15 (MPL 44, 209 ou dans l’édition de A. Zumkeller, Schriften gegen die Pelagianer, I, Würzburg 1971, 324): « iustitia Dei, non qua Deus iustus est, sed qua induit hominem, cum iustificat impium. » Cf. e.g. De spir. et .litt. XI,18.

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Augustin aujourd’hui – Esquisse de l’actualité d’Augustin https://larevuereformee.net/articlerr/n209/augustin-aujourd%e2%80%99hui-esquisse-de-l%e2%80%99actualite-d%e2%80%99augustin Thu, 18 Aug 2011 12:27:59 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=540 Continuer la lecture ]]> Augustin aujourd’hui
Esquisse de l’actualité d’Augustin

Johannes van Oort*

Dans un article précédent1, on a vu l’importance d’Augustin et de son influence au Moyen Age et sur la Réforme, spécialement sur Luther. Dans ce second texte, nous nous concentrerons sur la question: « Quelle pourrait être l’importance d’Augustin pour les chrétiens d’aujourd’hui, spécialement pour les chrétiens réformés? » Nous nous limiterons à trois sujets:

  • Augustin et la gnose.
  • La spiritualité d’Augustin.
  • Augustin prédicateur.

I. Augustin et la gnose

L’une des caractéristiques les plus importantes d’Augustin est qu’il a été lui-même un adepte de la gnose. De quelle gnose? Et comment la lutte qu’il a menée, par la suite, contre la gnose manichéenne de son temps et son entourage s’est-elle traduite?

Chez lui, le jeune Augustin a reçu une éducation chrétienne. Il dira même dans les Confessions qu’il s’est nourri de la foi chrétienne comme un enfant boit le lait maternel2. En tant que catéchumène dans l’Eglise chrétienne d’Afrique, il a aussi reçu une formation chrétienne. Il a sans doute été marqué du signe de la croix et consacré avec le sel3. Mais à Carthage, il vivra avec une concubine, aura un fils et s’éloignera de la foi de sa jeunesse. Cependant, son étude de l’Hortensius de Cicéron l’incite de nouveau à aspirer à une vie spirituelle et à la sagesse, c’est-à-dire à s’intéresser à la philosophie. La rencontre avec Cicéron lui fait opérer un retour provisoire, mais manifeste, à la foi chrétienne de sa jeunesse. Dans les Confessions, Augustin dit même: « Ah ! comme je brûlais, mon Dieu, comme je brûlais de m’envoler du terrestre pour revenir vers toi! »4 Mais avoir fait plus ample connaissance de la foi chrétienne catholique et, en particulier, de l’Ecriture sainte lui cause une déception, car le christianisme africain ne sait pas que répondre à beaucoup de ses questions. En conséquence, il se convertit à la religion mystique et élitiste des manichéens. Le futur Père de l’Eglise a été un gnostique pendant plusieurs années.

Quand on lit le passage des Confessions où il raconte ce fait5, on constate sa conversion à une nouvelle religion christocentriste. Car les manichéens étaient des chrétiens; ils se prétendaient même être les vrais chrétiens, les veri Christiani. En vérité, ils étaient des chrétiens gnostiques et hérétiques.

Aujourd’hui et pour la première fois, nous découvrons le véritable contenu de cette foi gnostique. Grâce aux découvertes faites, par exemple, en Algérie et en Egypte, à Tourfan et à Touen-Houang en Asie centrale, nous apprenons à connaître le manichéisme tel qu’il était vraiment. Nous découvrons une religion syncrétiste, et cependant chrétienne et gnostique pour l’essentiel. L’esprit, la révélation originaire du monde divin de la Lumière, sauve l’âme de l’homme, son noyau, son « soi », de la matière mauvaise. L’âme est de la même substance que l’Esprit divin, le Nous6. Puisque mon âme écoute et comprend l’appel qui vient du monde divin, je parviens à la gnose: la connaissance de Dieu et de moi-même.

Mais qui apporte cette révélation divine? Pour maints manichéens, en particulier pour les manichéens connus par les textes d’Egypte en d’Afrique du Nord, c’est essentiellement le Christ cosmique, qui est en même temps le Christ en moi. Dans le manichéisme occidental, le Christ est surtout une figure cosmique, le principe dans lequel la souffrance et le salut sont réunis. Et, en même temps, ce Christ est présent au plus profond de mon âme.

Nous voudrions illustrer cette place spéciale du Christ par un texte récemment découvert en Egypte. Ce texte rédigé en grec m’a été adressé par mes collègues d’Australie qui fouillent actuellement un site archéologique en Egypte, l’oasis el-Dachleh, à 800 kilomètres au sud-sud-ouest du Caire. Il s’agit d’une longue prière qui a la beauté d’un poème. Voici une traduction (provisoire!) en français d’une section de la première partie. Il s’agit du Christ, dont la signification est présentée ainsi:

J’adore et glorifie le Fils de la Grandeur,
l’Esprit éclairant, le Roi Christ,
qui est venu des lointains Aeons du monde supérieur,
et de là est descendu vers ce monde inférieur.
Et il a annoncé franchement sa Sagesse
et ses secrets inexprimables aux hommes sur la terre.
Et il a révélé le chemin de la vérité au monde entier.
Et il a déclaré [ce chemin] dans toutes les langues.
Et il sépare la vérité du mensonge
et la lumière des ténèbres
et le bien du mal
et les justes des injustes.
Par vous toute la grâce s’est fait connaître au monde.
Et la vie comme la vérité s’est fait connaître à tout [peuple]
dans toutes langues.
Lui-même il est devenu pour les âmes vivantes le Sauveur
[qui délivre] des liens hostiles de la nécessité.7

Nous avons de bonnes raisons de croire qu’Augustin, en tant que manichéen, a connu et même prié une telle prière. L’évêque Augustin lui-même dit dans ses Confessions avoir chanté des chants manichéens8. En 1938, le savant anglais Charles Allberry a publié la seconde partie d’un psautier des manichéens9. Parmi les diverses rubriques, on y trouve, par exemple, des « Psaumes à Jésus », des « Psaumes à Christ », des « Psaumes des errants », psaumes « Pour la Synaxe » (le service divin), « Du dimanche », « Pour la Pâque », « Des vigiles ». Dans ce psautier, il y a des chants comme le suivant (à remarquer la place prépondérante tenue par Jésus-Christ):

Jésus, mon vrai gardien, puisses-tu me garder.
Premier-Né du Père des lumières, puisses-tu me garder.
[Tu] es le vin vivant, le fils de la vraie vigne:
verse-nous à boire du vin vivant, provenant de ta vigne.
[Quand je suis] au milieu de l’océan, Jésus, pilote-moi.
Ne nous abandonne pas, de peur que les flots ne nous [enlèvent].
[Si je] prononce ton nom sur l’océan, il apaise ses vagues…
Ce nom, « Jésus », une grâce l’environne.10

Sans peine, on pourrait citer toute une série de psaumes consacrés à Jésus (ou au Christ) tant le psautier manichéen en contient. En fait, il s’agit de chants de chrétiens, mais de chrétiens hétérodoxes!

Les disciples de Mani ont promis à Augustin non seulement une connaissance libératrice, mais aussi la gnose des mystères les plus profonds, comme l’existence de Dieu, l’origine et le but de l’homme (unde homo), l’origine du mal (unde malum). Mais ce qui était pour lui le plus attirant, c’était leur piété christocentrique. Celle-ci, ajoutée à leur prétention de révéler la vérité11, fit d’Augustin un manichéen.

Le jeune homme Augustin a-t-il été un manichéen superficiel? On l’a dit quelquefois, et même on a considéré ces années manichéennes comme la période païenne d’Augustin12. En vérité, Augustin a été un auditeur (auditor) de la secte et non un élu (electus). Mais, comme auditeur, il a été un membre ardent et fanatique de l’Eglise de Mani. Il en a chanté les hymnes et les psaumes ardents; il a honoré Mani en tant que le Paraclet promis; il a considéré le Christ comme celui qui est venu apporter la gnose révélatrice; il a totalement rejeté l’Ancien Testament; il a amplement fait connaissance avec des écrits apocryphes comme l’évangile de Thomas, les Actes de Thomas, les Actes de Jean; il a ajouté foi à l’astrologie et à la réincarnation!

Il ne faut donc pas sous-estimer cette période manichéenne d’Augustin. De plus, ses contemporains ont su qu’il avait été un manichéen. Comme le dit son adversaire catholique et fanatique, le pélagien Julien d’Eclane, un évêque d’Italie: « Si un Ethiopien (c’est-à-dire un nègre, ou autrement dit: un homme de l’Afrique…!) pouvait changer sa peau ou un léopard ses taches, alors vous pourriez vous débarrasser des mystères des manichéens. »13

Qu’est-ce qui est vrai? Cette accusation a été formulée par un adversaire, un disciple de Pélage. C’est ce Julien, comme nous l’avons vu14, qui s’est opposé à l’enseignement d’Augustin sur la grâce et le péché originel. Des chercheurs voient, encore aujourd’hui, un rapport étroit entre les conceptions d’Augustin au sujet du péché originel transmis par une sexualité désordonnée et le manichéisme. Le dernier mot ne semble toujours pas dit sur ce sujet!15

Cependant, la problématique du passé gnostique d’Augustin peut aussi être considérée dans une autre perspective. L’importance formidable de ce Père de l’Eglise tient aussi (et même de façon spéciale!) au fait qu’il a lutté contre la gnose. C’est même un aspect central de l’actualité d’Augustin. C’est justement parce qu’il a été un gnostique qu’il défend avec tant de ferveur, après être redevenu chrétien catholique, la beauté et la valeur (et même, la grandeur) du monde matériel comme création de Dieu; c’est pour cette raison qu’il ne rejette ni le mariage, ni la sexualité; qu’il reconnaît la valeur du canon de l’Ecriture ayant de l’autorité dans l’Eglise; qu’il met l’accent sur la véritable humanité et la véritable souffrance de Jésus-Christ.

A la lumière des nouveaux textes manichéens, on est de plus en plus persuadé de l’importance de ce système gnostique pour comprendre la théologie d’Augustin. La gnose a été pour lui un défi énorme, et c’est en luttant qu’il a gagné: Luctavit et emersit.

La séduction gnostique ne lui a pas seulement coûté dix ans d’égarement; elle lui a aussi donné, en définitive, une connaissance plus profonde. L’Augustin catholique est, dans une large mesure, l’Augustin antignostique.

II. La spiritualité d’Augustin

Comme tant d’hommes aujourd’hui, Augustin a été, lui aussi, à la recherche d’expériences spirituelles. Il a cherché une cognitio Dei experimentalis, une véritable connaissance de Dieu. Aussi peut-on considérer le long chemin de sa conversion comme une quête de Dieu.

Comment s’est effectuée cette recherche et comment Augustin a-t-il grandi spirituellement? Dans les Confessions, il montre que sur ce chemin il y a eu des étapes diverses. On peut même parler d’une croissance et d’expériences extraordinaires.

Une première expérience spirituelle est décrite dans le septième livre. Augustin se trouve à Milan et il est enthousiasmé par quelques-uns des livres des néoplatoniciens16. Ces platoniciens ont, pour lui, une très grande importance, parce qu’ils ne considèrent pas Dieu comme une entité matérielle (comme les manichéens le faisaient), mais comme un Etre entièrement spirituel. De plus, ils fournissent à Augustin ce qu’il considère comme une explication raisonnable de l’existence du mal. Le mal est, en fait, ce qui n’existe pas, le néant. Après avoir acquis ces nouvelles vues philosophiques, Augustin a espéré pouvoir continuer sur la voie des néoplatoniciens et ressentir l’Etre supérieur, « l’Un », l’Eternel lui-même. Mais, au cours de cette recherche, il lui est arrivé quelque chose de remarquable:

Et, averti par ces livres [des néoplatoniciens] de revenir à moi-même, j’entrai dans l’intimité de mon être sous ta conduite: je l’ai pu parce que tu t’es fait mon soutien. J’entrai et je vis avec l’œil de mon âme, quel qu’il fût, au-dessus de cet œil de mon âme, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable, non pas celle qui est ordinaire et visible à toute chair… Non, ce n’est pas cela qu’elle était, mais autre chose, bien autre chose que toutes nos lumières: sed aliud, aliud valde, ab istis omnibus!

Elle n’était pas au-dessus de mon intelligence, comme de l’huile au-dessus de l’eau, ni comme le ciel au-dessus de la terre; mais elle était au-dessus, parce que c’est elle-même qui m’a fait, et moi au-dessous, parce que j’ai été fait par elle. Qui connaît la vérité connaît cette lumière, et qui la connaît, connaît l’éternité. La charité la connaît.

Ô éternelle vérité
et vraie charité
et chère éternité!
C’est toi qui es mon Dieu,
après toi, que je soupire jour et nuit!
Et quand pour la première fois je t’ai connue,
tu m’as soulevé pour me faire voir
qu’il y avait pour moi l’Etre à voir,
et que je n’étais pas encore être à le voir.
Tu as frappé sans cesse la faiblesse de mon regard
par la violence de tes rayons sur moi,
et j’ai tremblé d’amour et d’horreur…17

Ce passage décrit, de façon néoplatonicienne, une expérience mystique. C’est une expérience qui révèle Dieu comme un mystère qui, à la fois, fascine l’homme et le fait trembler, un mysterium tremendum ac fascinans. Augustin est, pour ainsi dire, sous le choc, il est frappé: il réalise qu’il n’est pas en état de se tenir devant Dieu et de contempler ses mystères. Dieu est différent, tout à fait différent: sed aliud aliud valde18.

Cette expérience extraordinaire est pour Augustin une déception. Il est repoussé, rebuté (reverberasti). Pourquoi? Un peu plus loin dans les Confessions, il y revient:

Et j’étais étonné de ce que déjà je t’aimais, toi… et je n’étais pas stable en la jouissance de mon Dieu, mais j’étais emporté vers toi par ta beauté, et bien vite violemment déporté loin de toi par mon poids… et ce poids, c’était l’habitude charnelle… Et ma puissance rationnelle est parvenue à Ce Qui Est, dans l’éclair d’un coup d’œil frémissant… mais je n’ai pas eu assez de force pour fixer mon regard…19

Cependant, cette expérience spirituelle est pour Augustin très enrichissante. Elle lui fait connaître ce qu’il n’avait pas lu dans les écrits des néoplatoniciens, et qu’il découvre maintenant dans la Bible: l’humilité (humilitas) du Dieu-homme Jésus-Christ. C’est ce qu’il dira plus loin dans le septième livre: « Et je cherchais la voie, pour acquérir la vigueur qui me rendrait capable de jouir (frui) de toi; et je ne trouvais pas, tant que je n’avais pas embrassé « le Médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus-Christ, qui est au-dessus de tout, Dieu béni à jamais »; il appelle et il dit: « Je suis la voie, la vérité et la vie. »20

Nous ne pouvons pas approfondir, ici, le fameux récit de la conversion d’Augustin: l’événement dans le jardin de Milan, où une voix lui a dit en chantant: tolle lege, tolle lege: prends, lis; prends, lis21. Cela a été, sans aucun doute, une expérience spirituelle profonde, puisque c’est alors que la volonté d’Augustin a été entièrement remodelée, convertie. A partir de ce moment, il suivra les traces de l’humilité de Christ (humilitas Christi).

Un élément également très décisif dans le développement spirituel d’Augustin est ce qu’on appelle « la vision d’Ostie », décrite dans le livre IX des Confessions. Augustin y raconte comment, avec sa mère, il a senti la présence de Dieu. Ils sont alors sur le chemin du retour vers l’Afrique, dans le port d’Ostie, près de Rome. La mère et le fils ont ensemble une dernière conversation. Ils sont, tous deux, accoudés à une fenêtre et le désir de leur âme est le même. Ensemble, ils sentent quelque chose de Dieu. Augustin décrit cette expérience de la proximité de Dieu de la façon suivante:

Or, le jour était imminent où elle [Monnica] allait quitter cette vie, jour que tu connaissais, toi, mais que nous, nous ignorions. Il se trouva, par tes soins j’en suis sûr, par tes secrètes dispositions, que nous étions seuls, elle et moi, debout, accoudés à une fenêtre… Donc, nous parlions ensemble dans un tête-à-tête fort doux. « Oubliant le passé, tendus vers l’avenir » (Ph 3:13), nous nous demandions entre nous, en présence de la Vérité que tu es, toi, ce que pourrait être cette vie éternelle des saints que « ni l’œil n’a vue, ni l’oreille entendue, ni le cœur de l’homme senti monter en lui » (1 Co 2:9)…

Et l’entretien (sermo) nous amenait à cette conclusion: le plaisir des sens charnels… placé en face de la félicité de l’autre vie, ne supportait aucune comparaison, et même ne paraissait pas digne de mention.

Alors, nous élevant d’un cœur plus ardent vers l’Etre même22, nous avons traversé, degré par degré, tous les êtres corporels, et le ciel lui-même, d’où le soleil, la lune et les étoiles jettent leur lumière sur la terre.

Et nous montions encore au-dedans de nous-mêmes, en fixant notre pensée, notre dialogue, notre admiration sur tes œuvres. Et nous sommes arrivés à nos âmes; nous les avons dépassées pour atteindre la région de l’abondance inépuisable où tu repais Israël à jamais dans le pâturage de la vérité…

Et pendant que nous parlons et aspirons à elle, voici que nous la touchons, à peine, d’une poussée rapide et totale du cœur (modice toto ictu cordis). Et nous avons soupiré, et nous avons laissé là, attachées, les prémices de l’esprit (cf. Rm 8:23); et nous sommes revenus au bruit de nos lèvres, où le verbe et se commence et se finit.23

Cette vision d’Ostie est aussi une expérience spirituelle extraordinaire, une découverte de la proximité de Dieu. Le langage de ce récit peut être néoplatonicien; le contenu en est chrétien24.

On peut se demander si Augustin a eu plus tard de telles expériences spirituelles. Et on peut se demander aussi s’il les considérait indispensables à une véritable vie de foi, comme le serait un deuxième baptême du Saint-Esprit? Ou bien les considérait-il comme exceptionnelles et – en ce qui le concerne – comme ne s’étant passées qu’à l’époque de sa remarquable conversion? Evidemment, ceci n’est pas le cas, car Augustin affirme clairement que, plus tard dans sa vie, il a eu d’autres expériences spirituelles spéciales. Il ajoute aussi que d’autres chrétiens les font. Toutefois, jamais il n’a parlé d’une expérience qui serait plus ou moins nécessaire à une pleine et véritable vie de foi chrétienne.

Quant à Augustin lui-même, je m’en réfère volontiers à un passage du livre X des Confessions. Augustin y décrit la situation dans laquelle il se trouvait vers l’an 400, soit environ treize ou quatorze ans après sa conversion à Milan et la « vision d’Ostie ». Il dit:

Et parfois tu, Dieu, tu me fais entrer dans un sentiment tout à fait extraordinaire (inusitatum) au fond de moi, jusqu’à je ne sais quelle douceur qui, si elle devient parfaite en moi, sera je ne sais quoi que cette vie ne sera pas. Mais je retombe dans l’actuel aux misères accablantes; me voilà réabsorbé par l’ordinaire, et tenu; je verse bien des larmes, mais je suis bien tenu, tellement le fardeau de l’habitude a du poids! Etre ici, je le peux et ne veux pas; là, je veux et ne peux pas, malheureux de part et d’autre.25

C’est comme si nous entendions la complainte du desertio spiritualis, tel qu’elle sera formulée par les mystiques du Moyen Age, comme Bernard de Clairvaux, un homme né à Fontaine, près de Dijon (et très estimé par la Réforme, par exemple par Luther et Calvin), ou exprimé par le fameux théologien reformé néerlandais du XVIIe siècle, le professeur Gisbert Voetius, d’Utrecht. Le dersertio spiritualis, c’est l’abandon spirituel par Dieu. On a conscience, à la fois, de la douce présence de Dieu et de sa douloureuse absence. Ces sentiments, ces affections, ces émotions très fortes résonnent aussi dans d’autres passages de ce même livre X. Par exemple, dans le passage magnifique où Augustin dit tout d’abord à Dieu: Sero te amavi26:

Bien tard je t’ai aimée,
ô Beauté si ancienne et si nouvelle,
bien tard je t’ai aimée!
Et voici que tu étais au-dedans, et moi au-dehors
et c’est là que je te cherchais,
et sur la grâce de ces choses que tu as faites,
pauvre disgracié, je me ruais!
Tu étais avec moi et je n’étais avec toi;
elles me retenaient loin de toi, ces choses qui pourtant,
si elles n’existaient pas en toi, n’existeraient pas!
Tu as appelé, tu as crié et tu as brisé ma surdité;
tu as brillé, tu as resplendi et tu as dissipé ma cécité;
tu as embaumé, j’ai respiré et haletant j’aspire à toi;
j’ai goûté, et j’ai faim et j’ai soif;
tu m’as touché et je me suis enflammé pour ta paix.27

Augustin dit cela d’une façon très belle: ce passage est l’un des plus beaux, l’un des plus impressionnants de la littérature mondiale. C’est ainsi que ce chrétien vivait avec son Dieu et qu’il a senti l’Eternel. Rien d’étonnant à ce que certains passages des Confessions aient été hautement appréciés par des mystiques comme Bernard, Jean de Fécamp, Luther, Voetius, Pascal. Pendant des siècles, la spiritualité d’Augustin a trouvé une résonance chez de nombreux chrétiens28.

Cela pourrait-il encore se faire aujourd’hui, alors que tant de gens recherchent leur nourriture spirituelle dans des courants mystiques non chrétiens? Je suis sûr que la spiritualité d’Augustin vaut la peine d’être redécouverte par l’homme moderne. On verra alors qu’Augustin met chaque fois l’accent sur le fait que, dans cette vie terrestre, l’expérience spirituelle de Dieu n’est pas durable et qu’en conséquence elle est incomplète. Dans notre vie terrestre, il s’agit d’un début, d’un avant-goût. De plus, cette expérience de Dieu, selon Augustin, est normalement reliée au rôle médiateur de la Parole de Dieu, telle qu’elle nous est donnée dans la Bible. L’Ecriture sainte contient des signes (signa); ces signes sont des aides adaptés à la capacité de la compréhension humaine. L’Ecriture témoigne de la Vérité; elle n’est pas la Vérité en soi. Par l’illumination (illuminatio), l’œuvre du « maître intérieur » (magister interior), cette Vérité et, alors, la Sagesse divine se révèlent. L’homme n’a pas d’autorité dans ce domaine: il s’agit d’un don de Dieu.

III. Augustin prédicateur

Ce qui vient d’être dit donne une idée de l’importance que l’Ecriture a dans la théologie d’Augustin. Dans la vie terrestre de l’homme, l’Ecriture est d’une très grande portée en tant qu’instrument, moyen, véhicule du salut. On peut dire que, pour Augustin, l’Ecriture sainte est le vêtement dans lequel Jésus-Christ vient à nous. Ainsi l’Ecriture est un medium externum, un moyen extérieur qui sert de médiateur; elle est donc, tout comme les sacrements de la sainte cène et du baptême, d’une importance primordiale et indispensable. C’est la raison pour laquelle Augustin donne une si grande place au ministère de la Parole. Quand il évoque sa vocation, il se présente comme verbi divini minister, ministre de la Parole divine.

Dans une de ses lettres découvertes assez récemment – elles ont été trouvées par Johannes Divjak dans des bibliothèques françaises et publiées pour la première fois en 198129 –, Augustin se présente expressément comme ministre de la Parole de Dieu30. Celui qui étude sa vie le reconnaîtra: dès qu’il est devenu presbyter (391) et, quelques années après, évêque d’Hippone (395), il a prêché quasi sans interruption. Au total, il aurait prononcé quelque huit mille sermons31. Lorsque Possidius, après la mort des son maître, écrira une vie d’Augustin (Vita Augustini), il mettra l’accent sur l’importance de l’activité d’Augustin en tant que prédicateur. Selon Possidius, son maître, il « enseignait et annonçait la Parole du salut, avec une grande liberté, que ce soit dans les cercles restreints ou en public, dans les maisons ou à l’église »32. C’est ainsi qu’un tiers, approximativement, des œuvres laissées par Augustin se compose de sermons33. Son talent de prédicateur est sa caractéristique la plus marquante.

Quelle était donc la pratique de ce verbi divini minister? Et pourquoi considérait-il ce ministère comme primordial pour la vie de l’Eglise? Le ministère de la Parole, quoique œuvre humaine, est fondamental et essentiel pour la vie de l’Eglise, parce que c’est Dieu lui-même qui parle; la prédication est au fond parole même de Dieu!

Nous ne pouvons comprendre cette conception de la prédication que si nous connaissons ce qu’Augustin dit du magister interior. Les prédicateurs et les auditeurs ont un même et unique maître: Christ lui-même. C’est Christ qui est présent par son Esprit. A ce sujet, il y a un passage célèbre d’Augustin dans ses Homélies sur la première Epître de Jean:

Il y a là, mes frères, un grand mystère (sacramentum) à méditer: le son de nos paroles frappe vos oreilles par son Esprit, le Maître est au-dedans. N’allez pas croire qu’on apprenne quelque chose d’un autre homme. Nous pouvons attirer votre attention par le bruit de notre voix: si au-dedans n’est pas celui qui instruit, vain est le bruit de nos paroles. En voulez-vous une preuve, frères? N’avez-vous pas tous entendu ce sermon? Combien sortiront d’ici sans avoir rien appris? Autant qu’il dépend de moi, j’ai parlé à tous; mais ceux à qui cette onction ne parle pas au-dedans, ceux que l’Esprit saint n’instruit pas au-dedans, s’en vont sans avoir rien appris. Les enseignements extérieurs sont une aide, une invitation à faire attention. C’est au ciel qu’est la chaire de celui qui instruit les cœurs. Voilà pourquoi il dit lui-même dans l’Evangile (Mt 23:8): « Ne vous faites pas appeler maître sur la terre: un seul est votre Maître, le Christ. »34

« Nous prêchons, mais Dieu enseigne. » Plus d’une fois, Augustin le dit35. Et il rappelle qu’en vérité, si Paul a planté et Apollos a arrosé, c’est Dieu qui a donné la croissance36. « Nous, nous travaillons comme des fermiers sur leur terre: à l’extérieur. S’il n’y avait personne qui travaille de l’intérieur, aucune semence ne pourrait se fixer dans la terre, aucune pousse ne pourrait sortir du sol, aucun rameau ne pourrait devenir un solide tronc d’arbre, aucune branche, aucun fruit, aucune feuille ne pourrait exister. »37 La terre est bien touchée, mais ce sont les cieux qui ruissellent, qui ruissellent à partir de la face de Dieu38.

La prédication de la Parole est un travail spirituel, le travail de l’Esprit. C’est dans cette conviction qu’Augustin a prêché et qu’il a reconnu la valeur de la prédication. Contre les pélagiens, qui ne l’estiment pas à sa juste valeur, il attire surtout l’attention de l’œuvre du Saint-Esprit qui applique la Parole: Christ en nous, qu’est-ce d’autre que l’Esprit saint en nous? Tout s’accomplit par la grâce de Christ, à savoir par son Esprit qui habite en nous39.

Pour Augustin, la prédication est une puissance créatrice. Elle est kerygma, proclamation actuelle et dynamique. Ce n’est pas le prédicateur qui en est la cause, mais Christ lui-même annonce Christ.

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J’espère avoir suggéré quelle influence Augustin pourrait avoir aujourd’hui par son rejet de la gnose, par sa spiritualité et sa vision de l’importance de la prédication. Il y a sans doute encore d’autres aspects qui vaudraient la peine d’être mentionnés. Terminons en rappelant ce qui a été dit dans le précédent article: Augustin est tout d’abord le doctor gratiae, le docteur de la grâce. Il est l’homme qui a le cœur sur la main40. Pas une autorité bien qu’il soit lui-même un personnage si grand et important; au fond, il était un homme comme nous tous. Mais il est le Père de l’Eglise par excellence, parce qu’il a enseigné et expliqué la Parole de Dieu:

Tu as percé
mon cœur
de ton Verbe
et je t’ai aimé…41


* Texte d’une conférence donnée dans le cadre de la Pastorale de Dijon, du 14 au 17 avril 1998, complété par quelques notes. J. van Oort est professeur aux Universités d’Utrecht et de Stellenbosch et spécialiste d’Augustin.

1 Cf. La Revue réformée, n° 208, juin 2000.

2 Conf. III,4,8.

3 Conf. I,11,17.

4 Conf. III,4,8.

5 Conf. III,6,10s.

6 Cf. p.e. les études rassemblées dans A. van Tongerloo et J. van Oort (éd.), The Manichaean NOY? Proceedings of the International Symposium organised in Louvain from 31 July to 31 August 1991 (Lovanii, 1995).

7 La « nécessité » (anagkê) désigne la matière mauvaise ou son hypostase, le Prince des ténèbres.

8 Conf. III,7,14: et cantabam carmina…

9 C.R.C. Allberry, A Manichaean Psalm-Book, Part II, Manichaean Manuscripts of the Chester Beatty Collection, Vol. II (Stuttgart, 1938).

10 C.R.C. Allberry, op. cit., 151-152; traduction française de A. Villey, Psaumes des errants. Ecrits manichéens du Fayyûm (Paris, 1994), 87.

11 Cf. p.e. Conf. III,6,10: « Et ils disaient: Vérité, vérité. »

12 Cf. p.e. F.G. Maier, Augustin und das antike Rom (Stuttgart-Köln, 1955), 18-21, qui parle des années avant 386 comme « Augustins heidnische Lebenszeit ».

13 Opus imp. c. Iul. IV,42 (avec citation biblique de Jr 13:23): « Si mutabit Aethiops pellem suam aut pardus varietatem, ita et tu a Manichaeorum mysteriis elueris. » Voir aussi II,31-33.

14 Cf. La Revue réformée, n° 208, juin 2000.

15 Cf. J. van Oort, « Augustine and Mani on concupiscentia sexualis », in: J. den Boeft & J. van Oort (éd.), Augustinina Traiectina. Communications présentées au Colloque international d’Utrecht (Paris, 1987), 137-152; idem, « Augustine on sexual concupiscence and original sin », in: E. Livingstone (éd.), Studia Patristica, vol. XXII (Oxford-Leuven, 1989), 382-386.

16 Cf. p.a. P.F. Beatrice, « Quosdam Platonicorum libros. The Platonic Readings of Augustine in Milan », Vigiliae Christianae 43 (1989), 248-281.

17 Conf. VII,10,16; traduction de E. Tréhorel et G. Bouissou dans Bibiothèque Augustinienne 13 (Paris, 1962), 615 & 617.

18 Cf. l’importance de ce sentiment chez R. Otto, Das Heilige (Munich, 1936), 31; et Das Gefühl des Überweltlichen (Munich, 1932), 229-232.

19 Conf. VII,17,23. Citations bibliques: 1 Tm 2:5; Rm 9:5; Jn 14:6.

20 Conf. VII,18,24.

21 Conf. VIII,12,29.

22 Par l’expression « l’Etre même » (Idipsum) dans les traductions latines de la Bible, on indique souvent l’Etre constant et invariable de Dieu étant toujours égal à lui-même.

23 Conf. IX,10,23-24.

24 Pour les études classiques (P. Henry, Ch. Boyer) sur l’élément « platonicien » ou « chrétien » dans la mystique d’Augustin, cf. p.e. le rapport de A. Mandouze, « Où il est question de la mystique augustinienne? », dans Augustinus magister, III (Paris, 1955), 103-163; pour des études plus récentes (G. Bonner, J.M. Quinn, F. Van Fleteren, etc.), cf. p.e. F. Van Fleteren e.a. (éd.), Augustine: Mystique and Mystagogue (New York, etc., 1994).

25 Conf. X,40,65.

26 Ici l’expression sero signifie « tard » ou même « trop tard ». Voir P. Courcelle, « Le thème du regret: Sero te amaui, pulchritudo », REL 38 (1960) (1961), 264-295, pour l’importance de ce texte depuis le temps d’Augustin jusqu’à nos jours.

27 Conf. X,27,38.

28 Voir A. Wilmart, Auteurs spirituels et textes dévots du Moyen Age latin (Paris, 1932, réimpr. Paris 1971); Van Fleteren e.a. (éd.), Augustine: Mystique and Mystagogue; Erich Naab, Augustinus, Über Schau und Gegenwart des unsichtbaren Gottes (Stuttgart, 1998).

29 Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum 88 (Vienne 1981); cf. Bibliothèque Augustinienne 46B (Paris 1987).

30 Ep. 2*, 7: « Ego tamquam eius minister et ab ipso [sc. Deo] habens hoc ministerium. » Cf. Ep. 2*, 8: « Persuadet ergo tibi, cum uolet, siue per nostrum ministerium siue alio quali uult modo. »

31 Cf. p.e. G. Madec, Introduction aux révisions et à la lecture des œuvres de saint Augustin (Paris, 1996), 55.

32 « Et docebat et praedicabat ille, privatim et publice, in domo et in ecclesia, salutis verbum cum fiducia… » (7,1).

33 Voir les tomes 35-39 de la fameuse série de J.-P. Migne, Patrologia Latina.

34 Tract. in Ep. Ioh. 3,13; cf. P. Agaësse dans Sources chrétiennes 75 (Paris 1961), 211.

35 Cf. p.e. sermo 153,1.

36 Voir aussi à ce sujet (cf. 1 Co 3: 6-7) Tract. in Ep. Ioh. 3,13; 4,1 et, p.e., les Tract. in Ioh. Ev. 5,15; 10,7; 12,9; 14,18; etc.

37 Sermo 152,1.

38 Cf. En. in Ps. 67,10.

39 Cf. De pecc. mer. et rem. I,7.

40 Comme en témoignent presque tous les anciennes représentations d’Augustin; cf. Jeanne & Pierre Courcelle, Iconographie de saint Augustin. Les cycles du XIVe siècle (Paris 1965); J. & P. Courcelle, Iconographie de saint Augustin. Les cycles du XVe siècle (Paris, 1969); J. & P. Courcelle, Iconographie de saint Augustin. Les cycles du XVIe et du XVIIe siècle (Paris, 1972); etc.

41 Conf. X,6,8.

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