Alain G. MARTIN – La Revue réformée https://larevuereformee.net Wed, 29 Sep 2021 17:27:25 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.11 Sommaire N° 189 -1996/3 – AVRIL 1996 – TOME XLVII https://larevuereformee.net/articlerr/n189 Tue, 28 Sep 2021 19:08:29 +0000 https://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1175 Continuer la lecture ]]> Monothéismes

D. EZZINE
L’Islam parmi nous


A.-G. MARTIN
Jésus dans l’Évangile et dans le Coran


A. POUPIN
A propos du Djihad


F. BAUDIN
Israël et l’Église


Un capitaine de l’Église
J. SOULLIER, Jean Chrysostome (349-407)


Théologie pratique
Le problème de l’alcoolisme

W. HÉNON, E. WELCH, R. GRAY


Livre à lire
A. PROBST,  » Le Catéchisme universel
 »


Réflexion théologique
Gérald BRAY, Le Dieu trinitaire : ses personnes et leurs œuvres


La Revue réformée, en texte intégral, en format pdf

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Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob https://larevuereformee.net/articlerr/n205/le-dieu-d%e2%80%99abraham-d%e2%80%99isaac-et-de-jacob Thu, 18 Aug 2011 15:56:42 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=585 Continuer la lecture ]]> Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob

Alain-Georges MARTIN*

Quelques jours après la mort de Blaise Pascal, son valet de chambre trouva, cousues dans un de ses vêtements, deux feuilles de papier où était écrite cette phrase célèbre: « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix. Dieu de Jésus-Christ. »

On cite ce Mémorial de Pascal pour réaffirmer que les chrétiens ne croient pas en un Dieu qui ne serait qu’idée ou principe, dont on pourrait disserter sans fin, mais qu’en Jésus-Christ, ils ont foi en un Dieu qui est une personne et qui ne s’appréhende que dans une relation.

Pascal n’a pas inventé cette formule. On la trouve déjà dans la Bible et dans la littérature qui en est issue. Cet article veut essayer de retracer son histoire et montrer son importance.

Mais, d’abord, pourquoi ces trois hommes, Abraham, père d’Isaac, lui-même père de Jacob?

I. Abraham, Isaac et Jacob

Abraham est le premier de cette chaîne qui unit trois générations. Mais Abraham lui-même ne vient pas de nulle part; il a un père, Térah, et des frères, Nahor, Harân; on ne connaît pas le nom de sa mère. Abraham est inséré dans une généalogie qui remonte à Adam: il fait pleinement partie de l’humanité.

Mais il lui arrive une chose bien particulière: Dieu vient à sa rencontre pour lui faire une double promesse:

– celle d’une descendance (Gn 15:5); elle se situe dans le temps;

– celle d’un pays où vivra cette descendance (Gn 15:5); elle se situe dans l’espace.

Cette double promesse est fragile. D’une part, Abraham est un étranger de passage dans le pays promis; de l’autre, le fils par qui la descendance pourra être possible ne naît que dans la vieillesse du couple formé par Abraham et Sara. Dans l’histoire de ces trois pères, la femme a un rôle aussi important que l’homme.

L’engagement de Dieu est manifesté par le rite d’une alliance (Gn 15) et de la circoncision (Gn 17). Pour que la promesse de Dieu se réalise, il faut qu’Abraham soit père. Mais ce fils qui accomplit la promesse n’est pas d’Abraham uniquement: il doit être celui du couple Abraham-Sara.

Des trois, Isaac est le père tranquille: il est le mari d’une seule femme et il ne quitte pas son pays, ce qui n’est le cas ni de son père Abraham ni de son fils Jacob.

Dieu va renouveler la promesse dans les mêmes termes qui ont été utilisés pour Abraham: Genèse 26:4 et Genèse 26:24, où il se présente comme le Dieu d’Abraham. Plus tard, Isaac dira à son fils Jacob: « Que Dieu donne à Jacob la bénédiction d’Abraham! » (Gn 28:4) Pour Isaac, Dieu est d’abord le Dieu de son père.

On va retrouver la même situation avec Jacob. Mais la manière qu’a Jacob de parler de Dieu va évoluer. Tout d’abord, Dieu est le Dieu de son père. En Genèse 27:20, en parlant à son père Isaac, Jacob dit « ton Dieu ». Dans le récit bien connu du rêve de l’échelle, Dieu se révèle comme le Dieu d’Abraham et d’Isaac (Gn 28:13). On a la même chose au moment de la séparation de Jacob d’avec Laban: en Genèse 31:42, Jacob fait allusion au Dieu d’Abraham et d’Isaac et, en Genèse 31:53, Jacob prête serment à Laban au nom du Dieu d’Isaac.

Le récit de la lutte de Jacob avec le personnage mystérieux du gué de Yabboq (Gn 32:25-33) marque un tournant dans sa spiritualité: il va parler de Dieu d’une façon plus personnelle: « Dieu m’a comblé de grâces » (Gn 33:11); « Dieu qui m’a répondu au jour de ma détresse » (Gn 35:3).

De plus, Jacob va être intégré dans la promesse faite à son grand-père, puis à son père: « Le pays que j’ai donné à Abraham et à Isaac, je te le donnerai. » (Gn 35:12) En bénissant Joseph à la fin de sa vie, Jacob rappelle le Dieu d’Abraham et d’Isaac en ajoutant que Dieu est devenu son berger (Gn 48:15).

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Dieu s’est révélé particulièrement comme un Dieu de relation à trois hommes liés entre eux par une relation père-fils.

Pour Isaac comme pour Jacob, Dieu est d’abord le Dieu du père: ce n’est pas un Dieu qu’ils ont conçu par eux-mêmes, mais ils le reçoivent par l’intermédiaire d’autrui, leur père. Certes, pour Abraham, il n’y a pas eu transmission, mais révélation directe. Dieu vient à lui en lui parlant: « L’Eternel dit à Abraham. » (Gn 12:1)

On peut certes se demander si Abraham ne connaissait pas par tradition familiale l’histoire de son ancêtre, mais le texte biblique ne nous le dit pas et Abraham va rester, pour tous les croyants qui vont suivre, le premier de toute une chaîne: il est le point de référence de toute l’histoire qui va suivre.

On peut noter que ce qui caractérise ces trois hommes par rapport à ceux qui les ont précédés et qui vont les suivre, c’est qu’à chaque génération, ils vont être l’objet d’une élection: c’est Isaac qui est choisi et non Ismaël, Jacob et non Esaü. De même Abram et non Nahor ou Harân. En revanche, ce sont les douze fils de Jacob qui formeront les douze tribus d’Israël, même si, parmi eux, Joseph jouera un rôle particulier de sauveur.

On note aussi que les femmes d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ont des rôles importants à jouer dans le dessein de Dieu, alors qu’on ne mentionne pas le nom de la mère d’Abraham et que la femme de Joseph, une étrangère, n’est citée qu’en passant. Dans une société qui ne fait pas toujours grand cas de la femme, on gardera le souvenir d’une famille idéale où la femme a toute sa place: Sara, Rebecca et Rachel donnent toute son importance à la paternité d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

Il. Dans l’Ancien Testament

A la fin du livre de la Genèse (50:24), Joseph annonce, avant de mourir, que Dieu fera revenir les Hébreux dans le pays promis (mot à mot juré ) à Abraham, Isaac et Jacob. C’est l’amorce de la formule « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » que l’on va trouver tout au long de l’Ancien Testament, surtout dans le Pentateuque, particulièrement dans l’Exode et dans le Deutéronome.

Quand la situation des Hébreux en Egypte devient difficile, Dieu se souvient, enfin, de son alliance faite quatre siècles plus tôt à trois hommes (Ex 2:24). Dieu va agir au nom de cette alliance et l’histoire va en être marquée. Dans sa révélation à Moïse au buisson ardent (Ex 3), Dieu se présente à la fois comme « Je suis qui je suis » et comme le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dieu n’est ni intemporel, ni abstrait: c’est parce qu’il a vécu une histoire avec ces trois hommes qu’une nouvelle histoire, celle de la libération des Hébreux, devient possible pour Moïse (Ex 3:16 et 4:5).

Cette formule est employée en relation avec différentes notions qui rappellent les termes des promesses faites à Abraham, Isaac et Jacob:

– la promesse d’un pays 1 ;

– la promesse d’un pays et d’une descendance 2 ;

– la promesse d’une descendance 3 .

Des deux promesses faites à Abraham, celle d’un pays revient le plus souvent:

– le rappel de l’alliance, Dieu est lié par sa parole 4 et il se souvient de son alliance 5 .

Elle est aussi invoquée dans 2 Rois 13:23 où, en son nom, on demande pitié à Dieu pour son peuple. Ce thème de l’alliance est développé dans un texte que l’on trouve à la fois au Psaume 105 (vv. 8 à 11) et en 1 Chroniques 16:16: Dieu se souvient de son alliance avec Abraham, du serment avec Isaac et de la prescription avec Jacob. L’emploi de trois mots différents souligne l’importance de l’engagement de Dieu.

En 1 Chroniques 29:18, David prie pour la fidélité de son fils Salomon. En 1 Rois 18:36, c’est le thème de la révélation qui réapparaît. Enfin, en 2 Chroniques 30:6, il y a un appel à la conversion: « Revenez à l’Eternel, Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob! »

L’emploi de cette formule dans l’Ancien Testament veut montrer qu’une histoire entre Dieu et son peuple reste toujours possible au nom de l’histoire particulière vécue entre Dieu et trois hommes. Il n’y a d’avenir que parce que Dieu se souvient du passé. C’est le souvenir de Dieu qui construit l’histoire d’Israël.

III. Dans le Nouveau Testament

Abraham, Isaac et Jacob sont mentionnés ensemble dans deux passages des évangiles:

i) En Matthieu 8:11 6 , où il est question du festin du Royaume à venir auquel participent Abraham, Isaac et Jacob. C’est la dimension spatiale qui est soulignée. On notera aussi que les trois hommes ne sont pas nommés en référence directe avec Dieu, mais pour eux-mêmes, en communion avec d’autres. Ce n’est plus leur élection qui est soulignée, mais leur insertion dans la communion des saints. Nous verrons qu’il s’agit d’un fait que l’on trouve dans la littérature juive de l’époque.

ii) En Matthieu 22:32 7 . C’est cette fois la dimension temporelle: c’est à propos de la résurrection que les évangiles citent Exode 3:6. La résurrection n’est pas une théorie sur l’après-mort à côté d’autres ou encore une nouveauté introduite par les pharisiens; elle a son fondement dans l’alliance de Dieu faite déjà au début de l’histoire d’Israël, avec Abraham, Isaac et Jacob, et renouvelée avec Moïse au buisson ardent. Cette alliance ne peut se faire qu’avec des vivants; c’est cela qui justifie et implique la résurrection.

On trouve encore deux citations de la formule dans le livre des Actes:

– en Actes 7:32, où Étienne reprend Exode 3:6;

– en Actes 3:13, où on lit: « Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob a glorifié son serviteur Jésus. » L’important, ici, est la mention de Jésus, comme pour introduire le fait que, dans la nouvelle alliance, on va parler du Dieu de Jésus à la place du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Le lieu de la révélation s’est déplacé.

IV. Dans les littératures apocryphes

Dans les siècles qui ont précédé et suivi Jésus-Christ, le judaïsme et le christianisme ont développé une abondante littérature non canonique. Il n’est pas question ici de la passer en revue. On peut, cependant, noter que l’on va trouver de moins en moins la formule « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » et que le nom de ces trois hommes va être associé avec d’autres témoins de l’ancienne alliance comme Moïse et Aaron, ou encore bien d’autres, comme Hénoch, Noé, Sem 8 . On a vu que dans le récit de l’évangile de Matthieu (8:11), les trois n’étaient plus seuls mais unis à d’autres croyants. Dans l’apocryphe « Testament de Benjamin », au verset 7, on trouve une allusion à la résurrection: « Comme eux nous aussi nous ressusciterons. » De même dans le Testament de Juda 9 : 1: « Après cela, Abraham, Isaac et Jacob se lèveront pour revivre. »

V. Dans le Coran

On pourra trouver, dans le Coran, la mention d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Mais le plus souvent, comme dans les écrits apocryphes, ils sont associés à d’autres témoins bibliques. Ce qui est particulier au Coran, et qu’on n’avait pas encore, c’est la mention fréquente d’Ismaël à côté, voire à la place d’Isaac. Ainsi dans la sourate II, verset 133, on lit: « Nous adorons ton Dieu, le Dieu de tes pères, Abraham, Ismaël et Jacob. » Plus loin dans la même sourate, au verset 136, on a :« Nous croyons en Dieu, à ce qui nous a été révélé, à ce qui a été révélé à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob et aux tribus, à Moïse, à Jésus, aux prophètes. »

Ce n’est là que deux exemples, mais ils montrent bien l’évolution par rapport aux textes qui précèdent le Coran:

– les trois sont insérés dans une communion de témoins;

– la présence d’Ismaël, si importante pour l’islam, brise le lien entre les trois générations;

– Jésus est mis sur le même plan que les autres témoins.

VI. Chez les Pères de l’Eglise

L’emploi de la formule Abraham, Isaac et Jacob chez les Pères de l’Eglise et chez les théologiens pourrait faire l’objet d’une étude particulière: cet emploi recoupe d’ailleurs ce que nous avons déjà vu. C’est pourquoi je me limiterai à citer un passage de Jean Chrysostome qui souligne la relation qui s’établit entre Dieu et le croyant:

Quelle reconnaissance de la part du juste, quelle bonté de la part de Dieu! Je suis ton Dieu. C’est comme s’il disait: C’est moi qui ai veillé sur toi jusqu’à présent; c’est moi qui t’ai amené de ton pays jusqu’ici, qui t’ai soutenu dans tous les temps, et qui t’ai rendu vainqueur de tes ennemis; c’est moi qui ai fait cela! Il ne dit pas: Je suis Dieu, mais: Je suis ton Dieu. Voyez quelle immense bonté! comme par l’addition de ce mot, il exprime son amour pour le juste! C’est le Dieu de toute la terre, l’ouvrier dont la main a tout fait, le Créateur du ciel et de la terre, c’est lui-même qui dit: Je suis ton Dieu! Quel honneur pour le juste! C’est ainsi qu’il parle aux prophètes. Sans doute, alors et maintenant, il est le Seigneur de tous, et néanmoins il daigne se désigner par le nom d’un serviteur, et nous l’entendrons dire encore: Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu d’Israël (Ex 3:6). Aussi les prophètes disent d’ordinaire: Dieu, mon Dieu, non pour restreindre dans les limites de leur propre personne la domination de Dieu, mais pour montrer jusqu’où allait leur amour…

…Ainsi Dieu lui-même ne se donne pas pour être leur Dieu comme celui des autres, mais il prétend être spécialement le leur. De là ces expressions: je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob. Loin de resserrer par là les bornes de son empire, il les recule plutôt; car ce n’est pas tant le nombre de ses sujets que leur vertu qui manifeste son pouvoir: il ne se plaît pas autant à s’entendre appeler Dieu du ciel, de la terre, de la mer, et de leurs habitants, qu’à s’entendre nommer Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob…

…nous désignons toujours l’inférieur par le nom du supérieur. C’est le contraire lorsqu’il est question de Dieu, le maître est désigné par le nom de son esclave10 .

VII. Sens théologique de la formule

A) Je crois en Dieu qui est relation

Parler du Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob, c’est croire que Dieu, après avoir été en relation avec ces trois hommes, veut l’être avec chacune de ses créatures. C’est aussi la promesse que, pour chacun d’entre nous, cette relation peut exister. Je crois en Dieu qui me parle et à qui je peux parler.

Mais ce dialogue n’est pas conditionné par l’existence des créatures que nous sommes. De toute éternité, Dieu est en lui-même dialogue, dialogue entre le Père et le Fils qui précède toute autre forme de relation: « Avant qu’Abraham fût, je suis. » (Jn 8:58) Croire au Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob, c’est aussi croire au Dieu de Jésus-Christ; c’est proclamer que Dieu est Père de Dieu Fils.

B) Je crois en Dieu le Père, Créateur de l’histoire

L’histoire d’Abraham, Isaac et Jacob est l’histoire d’une paternité humaine qui nous renvoie à la paternité de Dieu. Dans la Bible, de toutes les relations humaines, c’est la paternité qui est le plus abondamment citée.

Histoire et paternité sont intimement mêlées dans le plan de Dieu. On le voit, par exemple, dans l’emploi du mot hébreu toldot , qui peut se rendre par « généalogie », « histoire », « origine », ou encore « engendrement ». Ce mot structure le livre de la Genèse. Les récits concernant Abraham, Isaac et Jacob sont introduits par l’expression « Voici les toldot », suivie non de leur nom, mais de celui de leur père, comme s’il n’y avait pour un homme une histoire possible que par celle de son fils. (Ainsi, en Genèse 11:27, les toldot de Térah introduisent l’histoire d’Abraham, ou en Genèse 37:2, celles de Jacob introduisent Joseph.)

Nous avons là une histoire qui est une succession d’engendrements. Elle a un sens parce que son origine est en Dieu qui, de toute éternité, engendre le Fils. Cet engendrement crée l’histoire, et la paternité implique qu’il y ait durée. Dieu incarne sa propre histoire éternelle de Père et de Fils dans l’histoire des hommes au travers d’une promesse faite à Abraham, renouvelée à Isaac et à Jacob, et réalisée en Jésus-Christ.

C) Je crois dans la promesse faite à Abraham, Isaac et Jacob

L’histoire humaine prend son sens de cette relation première de Dieu avec lui-même. C’est ce qui donne sens à chacune de nos histoires personnelles. Nous prenons place comme Abraham, Isaac et Jacob et avec eux dans la communion des saints. Comme eux, nous recevons une promesse que nous avons à transmettre. Elle ne nous appartient pas; pourtant, elle concerne chacun de nous. Mon histoire est de recevoir et de donner, mais ce n’est pas l’histoire d’une fuite en avant vers une promesse toujours attendue, jamais réalisée. Certes, elle ne l’est pas encore, mais elle l’est déjà en Jésus-Christ. Comme les pères de l’ancienne alliance, nous voyons les promesses de loin et pourtant nous avons tout pleinement en Christ (Hé 11:13; Col 2:10).

Si ces promesses sont pour nous, c’est qu’elles le sont d’abord pour le Christ. La promesse d’une descendance signifie qu’une chose ne vaut que parce ce qu’elle se transmet: c’est ce que l’Evangile appelle la vie. La Parole n’est pas figée dans un moment du temps ou comme un arrêt sur image; elle est transmission, traduction (accommodation dirait Calvin) tout en restant fidèle à elle-même. Elle n’est pas dans un mot mais dans la transmission de ce mot (d’un manuscrit à un autre, d’une langue à une autre, d’une prédication à une autre). Toujours vivant, toujours en résurrection (Mt 22:32), l’Evangile est aussi évangélisation, perpétuelle annonce d’une bonne nouvelle.

La promesse d’un pays signifie pour Israël le concret d’une terre, et pour le chrétien celui du Royaume. Nous avons le désir, certes justifié, d’habiter ce Royaume, mais il ne faut jamais oublier que c’est Jésus qui vient habiter son royaume. Nous sommes ce Royaume, nous sommes le pays que Dieu a promis au Fils. C’est le Christ qui vient demeurer en nous (Jn 1:14; Ep 3:17.) Cela rejoint l’autre mention dans les évangiles d’Abraham, Isaac et Jacob en communion avec les invités au festin du royaume (Mt 8:11).

K. Barth écrit quelque part dans sa volumineuse dogmatique 11 :

Le Dieu de la Bible ne plane pas, immobile, au-dessus de chaque individu pris dans le mouvement incessant qui va du passé au présent vers l’avenir. Il marche avec eux: « Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu » est-il dit dans Hébreux 11:16 à propos de ceux qui, après avoir quitté leur pays, sont devenus des voyageurs à la recherche d’une nouvelle patrie. Il se nomme lui-même « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Ex 3:6). Et le Nouveau Testament l’appelle « le Père de notre Seigneur Jésus-Christ ».

Je crois au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, parce que je crois que ce qui leur a été promis l’est aussi pour moi et l’est aussi pour ceux à qui j’ai à l’annoncer. C’est la même foi que je reçois d’eux en Jésus-Christ, dans la communion des croyants passés et à venir.


* A.-G. Martin est pasteur à la retraite de l’Eglise réformée de France. Il a été professeur de Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Nb 32:11; Dt 6:10; 9:5: 30:20: 34:4; Lv 26:42.

2 Ex 33:11; Dt 1:8; 32:13.

3 Jr 33:26.

4 Ex 32:13.

5 Ex 2:24; Lv 26:42.

6 Lc 13:28.

7 Mc 12:26-27 et Lc 20:37-38.

8 Testament de Benjamin X:4.

9 XXV.

10 J. Chrysostome, Œuvres V 512. Commentaire sur l’expression « Mon Dieu », 4e homélie, sur Anne.

11 Dogmatique : fascicule 12, 215 (paragraphe 47).

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Faut-il avoir peur de la critique textuelle ? (1) https://larevuereformee.net/articlerr/n216/faut-il-avoir-peur-de-la-critique-textuelle-1 Wed, 17 Aug 2011 12:42:42 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=458 Continuer la lecture ]]>

Alain Georges MARTIN*

Auprès de ceux qui affirment l’autorité de l’Ecriture sainte en matière de foi, la critique textuelle, qui consiste dans l’étude des variantes du texte biblique trouvées dans les différents manuscrits, n’a pas bonne presse. Déjà, le mot « critique » a une connotation négative, alors qu’il faut lui garder le sens positif d’« étude », d’« examen ». Surtout, l’affirmation qu’il existe des variantes dans le texte biblique semble mettre en cause son autorité. Quel est le texte authentique? Hésiter entre plusieurs leçons ne risque-t-il pas de conduire au relativisme et de conforter le laxisme doctrinal? Le doute ne va-t-il pas s’insinuer dans l’esprit du croyant?

Personne ne nie l’existence de ces variantes: de nombreuses éditions modernes de la Bible en indiquent les principales en note, mais on a tendance à les minimiser et à faire de la critique textuelle une science plus ou moins ésotérique réservée à quelques spécialistes.

On a raison de dire que ces variantes ne touchent pas à l’essentiel de la doctrine. Ainsi, on peut remarquer à juste titre qu’à part le récit de la femme adultère de Jean 7:53 à 8:11, on trouve toujours le même ordre dans les péricopes. Il n’empêche que des variantes plus ou moins importantes existent et qu’elles peuvent entraîner de sérieuses hésitations quant à l’établissement du texte.

I. De quoi s’agit-il?

Avant l’invention du livre imprimé, le texte biblique nous est parvenu par des manuscrits le contenant en totalité, mais surtout en partie. Nous nous limiterons, ici, au Nouveau Testament. Les manuscrits grecs les plus connus et les plus complets, rédigés en écriture majuscule (ou onciale) datent des IVe et Ve siècles pour les principaux. A partir du IXe siècle, on emploie une écriture dite minuscule, plus rapide. Certains de ces manuscrits, relativement récents, peuvent contenir des variantes fort anciennes délaissées par les manuscrits du IVe siècle. Une autre catégorie de documents est formée par des papyrus dont certains datent d’avant le IVe siècle et peuvent donc être les plus anciens témoins du texte du Nouveau Testament. Mais ils sont très parcellaires. Enfin, depuis peu, on s’intéresse, pour reconstituer l’histoire du texte, aux citations que les Pères de l’Eglise font de l’Ecriture, et des lectionnaires, sortes de morceaux choisis utilisés pour la liturgie des Eglises.

Tous ces documents – il y en a plus de 3000 – ont été écrits en grec. Mais il ne faut pas oublier de nombreuses versions rédigées en langues anciennes comme le latin, le syriaque, le copte, voire l’arménien, le géorgien, l’éthiopien, l’arabe, etc. En elles-mêmes, ces traductions contiennent de nombreuses variantes dont certaines peuvent correspondre à celles trouvées en grec.

Aucun manuscrit ne correspond exactement à un autre. Pourquoi donc y a-t-il des variantes? La réponse la plus rassurante est de parler des erreurs de copiste: recopier est une tâche ingrate et difficile. Il peut y avoir de simples fautes d’orthographe qui peuvent cependant être le signe d’une évolution de la prononciation d’une époque à l’autre. Il peut y avoir des confusions de lettres. La présence d’un même mot à quelques lignes d’intervalle peut conduire l’œil à glisser du premier au second et faire sauter tout ce qui se trouve entre les deux. On peut trouver aussi des mots ou des phrases répétés deux fois. Ou encore, en recopiant un manuscrit plus anciens où les mots ne sont pas séparés, hésiter à mettre une séparation qui entraînera une lecture différente selon la place qu’elle aura.

Il y a aussi des changements tout à fait intentionnels. On trouve des explications, qui correspondent aujourd’hui à des notes, qui ont été introduites dans le texte même. Un exemple de ce genre de glose est souvent indiqué, dans nos Bibles, à propos de Jean 5:3-4. La correction peut viser un style plus clair: en Marc 7:5, « des mains communes » devient des « mains non lavées ». Il peut y avoir des harmonisations, notamment entre les évangiles, pour mieux rapprocher les textes les uns des autres; même démarche pour les citations de l’Ancien Testament, afin de se conformer au texte grec de la Septante.

D’autres cas peuvent faire question sur le plan doctrinal. Ainsi, un manuscrit syriaque lit dans la généalogie de Jésus1: « Joseph engendra Jésus », ce qui semble mettre en cause la conception virginale de Jésus, donc sa divinité. La solution de facilité est de dire qu’un scribe distrait a écrit, sur la lancée, des formules répétées: « X engendra Y ». On peut aussi bien penser que ce manuscrit unique reflète une christologie fort ancienne qui n’employait pas l’argument de la naissance virginale pour affirmer la divinité du Christ, affirmation que l’on trouve ailleurs dans ce manuscrit.

Un autre exemple de variante pouvant entraîner une discussion théologique se trouve en Jean 1:18. On a, pour ce verset, plusieurs lectures possibles: unique; Dieu unique, le Dieu unique, fils unique, fils unique de Dieu; fils unique Dieu. Le mot « unique » rend le grec monogênês qui signifie mot à mot « unique engendré ». « Unique » semble la leçon la plus ancienne mais, très tôt, on a la précision « Dieu unique », expression qui fut récupérée au IIe siècle par les gnostiques valentiniens qui introduisaient, ainsi, Jésus dans leur système complexe de description de l’univers. Pour préserver la spécificité de Jésus-Christ, on a remplacé « Dieu » par « Fils ». Mais cette lecture orthodoxe devint elle-même suspecte d’hérésie au IVe siècle où la divinité du Christ était contestée par l’arianisme. On en revint donc à la lecture « Dieu » en précisant même « le Fils de Dieu ». Pour simplifier, on peut conclure en disant qu’il ne s’agit pas de formules contradictoires, mais de précisions rendues nécessaires devant des risques de récupération par des courants hérétiques successifs.

La finale de l’évangile de Marc2 ne se trouve pas dans tous les manuscrits et ne semble pas faire partie de l’évangile primitif. Cet évangile se terminant brusquement en 16:8, il lui a été adjoint cette finale (on trouve aussi une finale plus courte). Dans quelques manuscrits, on trouve l’ordre Matthieu, Jean, Luc et Marc avec cette finale longue qui pourrait servir de conclusion non à Marc seul, mais à l’ensemble des quatre évangiles, ce qui expliquerait pourquoi on y trouve un contenu qui évoque ce qu’on trouve dans Matthieu, Luc ou Jean.

Enfin, on peut signaler la singularité de certains manuscrits comme celui dit de Théodore de Bèze, qui est un bilingue grec-latin. Il contient les quatre évangiles et les Actes des Apôtres: on y trouve, inséré dans Jean, le récit de la femme adultère3 retenu par le canon et repris dans d’autres manuscrits, mais à d’autres endroits des évangiles. On a encore celui de la rencontre de Jésus avec un homme qui travaillait le jour du sabbat (après Luc 6:4 et non retenu dans le canon). C’est surtout les Actes qui contiennent le plus de variantes et d’ajouts au point qu’on a pu parler de deux éditions de ce livre.

Pour s’y retrouver, on a essayé de regrouper les manuscrits par famille, mais le résultat n’est pas toujours à la hauteur des espérances: un manuscrit qui semble suivre une famille montre tout à coup une variante provenant d’une autre. Pour dénouer la complexité de ces fils, on est aidé par l’existence de plusieurs recensions qui ont cherché à simplifier pour donner un peu d’uniformité. On a ainsi abouti, aux IVe-Ve siècles, à une sorte de texte commun standard qu’on a appelé la recension byzantine, Byzance étant le centre politique, intellectuel, religieux de l’époque.

On pense aussi que la critique textuelle n’a d’autre utilité que de restaurer le texte primitif; au fil des années se seraient accumulées nombre de fautes qu’il suffirait de corriger. Certes, on peut débusquer des erreurs faites par les scribes mais, avec un peu d’attention, on s’aperçoit de la complexité de la question. En effet, si on essaie de faire l’histoire du texte, on ne va pas du plus simple vers le plus complexe; c’est le contraire qu’on constate souvent. Les témoins les plus anciens montrent des variantes qui ont été éliminées par les recensions successives qui ont abouti au texte byzantin. Les variantes écartées se trouvent non seulement dans les manuscrits les plus anciens, mais aussi dans des manuscrits relativement récents et surtout marginaux, les plus éloignés du centre byzentin et dans des versions coptes, latines ou syriaques.

Faut-il, alors, parler d’un pluralisme du texte du Nouveau Testament et conclure à la relativité des vérités qu’il annonce?

II.

Il y aurait encore bien des choses à dire, mais je crains d’avoir lassé le lecteur; je veux seulement faire prendre conscience de la complexité des problèmes soulevés par la critique textuelle, problèmes qui se recoupent avec ceux posés par la comparaison des récits parallèles, par la constitution du canon ou, encore, par la traduction dans les langues anciennes. Raison de plus, dira-t-on, pour se méfier de ce qui risque de troubler les esprits et, surtout, de mettre en doute l’autorité de l’Ecriture sainte comme Parole de Dieu. Comment faire confiance à un texte qui varie sans cesse? Certes, on peut se rassurer en disant que ces variantes ne touchent pas au fond même du message du Nouveau Testament, que l’ordre des péricopes reste toujours le même. Il n’en reste pas moins que la critique textuelle n’est pas en odeur de sainteté.

Peut-on, en effet, affirmer d’un côté une foi solide fondée sur la révélation biblique et de l’autre faire du même texte biblique un objet d’étude soumis à un examen rationnel? Etre, comme le fut Bultmann, un homme d’une très grande piété et un universitaire poussant très loin la critique? Celui-ci voulait dépasser la traditionnelle opposition entre le libéralisme et l’orthodoxie. Mais est-il possible d’exclure la foi du domaine de la recherche dite scientifique? Certes, on peut proposer une sorte de compromis: accepter la critique dans certaines limites; plus précisément pour la critique textuelle, la mentionner avec l’idée de retrouver le texte primitif. On risque, sans cesse, de tomber dans un compromis plus ou moins mou, dans lequel la foi aussi bien que la recherche ont tout à perdre.

Autrement dit, peut-on être calviniste et s’intéresser à la critique textuelle sans être schizophrène? Je pense que oui, à la condition de ne pas perdre de vue le rôle du Saint-Esprit comme révélateur à l’œuvre dans l’histoire. La révélation en Jésus-Christ est un point particulier du temps, celui de l’incarnation. Le Saint-Esprit se situe dans la durée pour nous rappeler la révélation en Christ4. Le Nouveau Testament nous parle de cette révélation et de ce qui se passe après: il y a la venue du Christ et ses conséquences dans l’histoire postérieure des hommes, ce que nous montrent, par exemple, les Actes des Apôtres. L’œuvre de l’Esprit ne se limite pas à un instant. De même, la vérité de la Bible ne se limite pas à un état figé du texte, même s’il est arrivé qu’on parle de texte reçu; on sait qu’il est vain d’espérer retrouver un texte premier. Echec de la révélation? Non point; mais cette révélation se situe dans une durée. L’Esprit n’est pas figé dans un temps; il est à l’œuvre dans la durée. Cela ne signifie pas que la révélation progresse et s’améliore au fil du temps; elle est achevée, pleine, complète en Jésus-Christ. L’Esprit n’ajoute rien: il rappelle.

Une relecture n’est pas un perfectionnement; elle est un rappel. C’est ce que nous montre la Bible elle-même si on compare les livres de Samuel et des Rois avec ceux des Chroniques. Les uns se corrigent par les autres. Sur le plan de la révélation, ils ont autant de richesse. La révélation n’est pas dans un seul évangile contre les trois autres. Irénée de Lyon, à la fin du IIe siècle, affirme qu’il faut garder les quatre, car c’est l’hérésie qui privilégie un évangile au détriment des trois autres.

Il ne s’agit pas de cerner le Saint-Esprit dans une variante, mais de discerner l’action de l’Esprit dans le comment et le pourquoi d’une transmission du texte. Certes, il y a à distinguer ce qui reste du domaine de l’erreur humaine de ce qui est du travail de l’Esprit, au travers de la transmission humaine; l’Esprit peut très bien s’exprimer par une glose ajoutée à l’intérieur du texte. Le travail humain du scribe qui recopie ou qui traduit ne peut se faire qu’à la lumière de l’Esprit. Toute traduction est déjà une interprétation, pas fatalement une trahison. Beaucoup de Pères syriaques trouvaient aux textes grec et syriaque une égale inspiration. Dieu a voulu que sa Parole soit incarnée dans ce travail complexe de transmission d’un texte.

Etudier la critique textuelle, c’est donc prendre très au sérieux l’œuvre de Dieu dans sa révélation. On ne peut le faire que très humblement. On est replacé devant le fait que Dieu, par son Esprit, s’y est pris ainsi pour transmettre jusqu’à nous sa Parole. Sinon, cela voudrait dire que la révélation est livrée au hasard et aux caprices des hommes et de l’histoire. Elle ne peut que nous rendre humbles devant des affirmations exégétiques aventureuses; elle nous rappelle que, dans cette tâche de transmission de générations en générations, nous ne sommes jamais à l’abri de l’erreur et qu’il nous faut sans cesse relire, vérifier. Elle nous met en garde contre toute velléité de posséder un texte bien fixé, bien limité, qui deviendrait notre chose; ce texte n’appartient qu’à Dieu. Il nous faut aussi écouter la voix de l’Esprit quand nous sommes confrontés à un problème de variantes. Nous n’avons pas forcément à nous demander où est le vrai, où est le faux, mais ce que veut nous dire l’Esprit en nous plaçant devant une alternative. Une variante difficile peut, elle aussi, nourrir ma foi, parce que j’ai la confiance que Dieu ne nous a pas donné une Ecriture frelatée.

La critique textuelle ne conduit pas à la minimisation de la Bible mais, au contraire, à sa revalorisation, et c’est le Saint-Esprit qui donne à l’Ecriture son unité et sa cohérence. Elle souligne l’importance de la transmission comme acte du Saint-Esprit qui se situe dans le mouvement de celui qui donne à celui qui reçoit, mouvement qui unit le Père au Fils. Les variantes témoignent que le texte biblique est vivant comme sont vivantes les personnes au sein de la Trinité. Une saine et exigeante critique textuelle repose donc sur une saine méditation du mystère de la Trinité.

III.

La critique textuelle a une double vertu. D’une part, elle rend humble vis-à-vis d’un intégrisme scientifique qui peut devenir une forme de terrorisme intellectuel. Même en théologie, il suffit de dire, par exemple, que la date d’un évangile est scientifique pour que cela soit déclaré vrai, intangible, irréfutable. Derrière ce mot de « scientifique » se cache un monde de suppositions et d’hypothèses dont on peut démonter, voire inverser le raisonnement.

La critique textuelle peut, elle aussi, devenir une science prétentieuse; c’est pourquoi sa mission essentielle est de nous apprendre l’humilité. On peut, par exemple, légitimement chercher à reconstituer le christianisme des deux premiers siècles et il faut le faire, mais à la condition de ne jamais perdre de vue que les documents que l’on possède ne datent que des IIIe et IVe siècles.

Elle rend humble, aussi, devant la tentation d’une lecture fondamentaliste qui n’est qu’une forme du rationalisme par lequel l’homme veut mettre la main sur la Parole de Dieu. Les deux sont une recherche de pouvoir. La critique textuelle nous montre que l’Esprit reste toujours libre en face de nos prétentions à vouloir enfermer le texte.

Pour un croyant, la Bible ne peut être un écrit comme les autres. Elle est à sa manière une Ecriture élue, celle que Dieu a choisie pour parler aux hommes. Elle n’est pas magiquement descendue du ciel. Elle est comme les autres littératures humaines, soumise aux aléas de la composition et de la transmission humaines. Mais, dire cela n’est pas la dévaluer: ce qu’il y a d’humain dans la Bible ne défigure pas ce qu’elle a de divin. Elle est comme la personne du Christ, parfaitement divine et parfaitement humaine. Les relectures, les variantes, voire les comparaisons entre les passages parallèles, font partie de la divinité de la Bible; elles sont l’œuvre du Saint-Esprit, comme signe que la Parole s’incarne dans le mouvement même de la transmission de l’Ecriture. Elle n’est pas instant mais durée. Ne voir dans les variantes que des déficiences dues au péché de l’homme, c’est oublier que le Christ fut pleinement homme, sauf quant au péché5. C’est pourquoi s’intéresser aux variantes et à la critique textuelle, c’est lire la totalité de l’Ecriture, avec prudence certes, mais dans l’humilité et dans l’obéissance à la Parole de Dieu.


* A G Martin est pasteur de l’Eglise Réformée de France. Il a enseigné le Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Mt 1:16.

2 Mc 16:9-20.

3 Jn 7:53 à 8:11.

4 Jn 4:26.

5 1 Jn 3:5.

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La théologie de « donner » dans l’évangile de Jean https://larevuereformee.net/articlerr/n218/la-theologie-de-%c2%abdonner%c2%bb-dans-l%e2%80%99evangile-de-jean Tue, 16 Aug 2011 17:19:58 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=440 Continuer la lecture ]]> La théologie de « donner » dans l’évangile de Jean

Alain G. MARTIN*

L’évangile de Jean développe une théologie des relations entre Dieu le Père et le Fils. Celles-ci sont exprimées par des verbes dont le plus employé est « envoyer » exprimé en grec par deux verbes apostello et pempo.

 

A côté de « envoyer », on trouve aussi le verbe « donner » dont l’étude sera faite, ci-après, dans l’évangile et dans la première épître de Jean. Ce verbe est fréquent aussi dans le reste du Nouveau Testament et de la Bible. « Donner » est une des activités fondamentales de la vie et de la société humaine. Mais si on examine l’occurrence du verbe « donner » dans Jean, on est frappé de ce qu’il est massivement employé en relation avec Jésus qui, soit donne, soit reçoit un don; de plus, le Père est souvent impliqué dans cette relation. En revanche, nous avons le contraire dans les évangiles synoptiques où « donner » impliquant Jésus est rare; on ne le trouve pratiquement qu’en Matthieu 11:27 (Lc 10:22) – « Toutes choses m’ont été données par le Père » – et dans les récits de la Cène (Mt 26:27).

 

Pour y voir plus clair, nous étudierons les occurrences de ce verbe dans Jean en commençant par celles qui ne semblent pas concerner Jésus. Puis, nous verrons quelques passages comportant une forte densité de « donner ». Enfin, nous essaierons de dégager une synthèse et une conclusion.

 

I. Moïse et Jacob contrasté avec Jésus

 

Quand Moïse donne, c’est par contraste avec le don du Fils ou du Père. En 1:17, la Loi donnée par Moïse annonce la grâce et la vérité donnée par Jésus-Christ. En 6:32, le Père et non Moïse donne le pain du ciel. Quand, en 7:19 et 7:22, Moïse donne la Loi et la circoncision, ceci souligne le fait que les Juifs sont incapables de vivre de ces dons de Moïse.

 

Un autre exemple de l’Ancien Testament concerne Jacob qui a donné un champ à son fils Joseph et un puits à ses descendants (4:5 et 12). Là encore, il s’agit de l’annonce d’un don que fait Jésus. Nous verrons plus loin l’importance du don dans le chapitre 4.

 

En 1:17, la Loi est donnée par Moïse, mais c’est pour affirmer a fortiori un don plus important de Jésus-Christ: celui de la grâce et de la vérité.

 

Nous voyons que l’emploi de ce verbe « donner » n’est pas anodin et garde toujours une implication théologique en relation avec Jésus. Les précurseurs du Christ dans l’Ancien Testament – ici, Moïse et Jacob (mais pas Abraham) – sont présentés comme des hommes qui ont donné.

 

II. Passages comportant une forte densité de « donner »

 

A) Jean 4

 

Dans le chapitre 4, la notion de donner apparaît, tout d’abord, dans le rappel d’un geste historique, apparemment anodin: le puits où Jésus et la Samaritaine se rencontrent est celui que Jacob a donné autrefois aux ancêtres des Samaritains1. L’Ancien Testament ne mentionne pas le puits, mais parle plus généralement de l’héritage de Jacob et d’une terre achetée aux fils de Hamor. Le verset 12 reprend la même chose en faisant allusion à la supériorité de Jésus sur tout homme de l’ancienne alliance, que ce soit Moïse (1:17), David (7:42) ou Abraham (8:53). Ce rappel d’un don fait dans l’Ancien Testament joue un rôle d’annonciateur: il va être question ici plus particulièrement du don de Dieu.

 

Mais avant de parler de Dieu comme origine du don, Jésus va être présenté comme le destinataire du don. Il demande à la femme de l’eau: donne-moi à boire – dós moi (:7). Il manifeste ainsi son incarnation en se mettant au niveau de l’humanité qui demande. Cependant la femme va découvrir que le don est inversé. Elle en a l’intuition en rappelant une évidence sociale:

– on ne sollicite ni une femme, ni un Samaritain quand on est un Juif;

– le don se fait dans un sens, non dans l’autre;

– c’est le supérieur qui donne à l’inférieur.

 

Ce que Jésus va révéler à cette femme, c’est que l’on ne peut comprendre ce que représente le don de Dieu que dans la mesure où soi-même on est en situation de donner. Ainsi peut s’expliquer la parole du Christ: « On donnera à celui qui a et on ôtera à celui qui n’a pas. »2 La richesse d’un homme est de savoir demander.

 

Jésus va révéler cette inversion à la femme. Reconnaître le don de Dieu en celui qui vient demander, c’est savoir que l’on a besoin de ce don. Tel est le sens de Matthieu 25 où donner à l’un des plus petits est au-delà d’un geste charitable; c’est, d’abord, se reconnaître soi-même comme celui qui a besoin de recevoir. Dieu s’est fait homme en devenant celui qui demande, mais c’est aussi pour se révéler comme celui qui donne.

 

Dans le judaïsme comme dans l’islam, Dieu donne; dans le christianisme, Dieu prend la peine d’être pédagogue en se mettant dans la situation de son interlocuteur: celle d’un mendiant. Jésus nous apprend à être des priants devant Dieu, en venant lui-même prier son Père. En 4:15, la parole de Jésus « donne-moi » devient celle de la femme qui demande « donne-moi ». Il ne s’agit pas seulement d’un passage du matériel (eau) au spirituel (vie éternelle), mais plus profondément de la dépossession de la femme de son pouvoir de donner de l’eau (c’était un rôle important de la femme dans la société de l’époque). C’est Jésus qui possède le vrai pouvoir de donner.

 

A ce propos, il est intéressant de noter que le exousia qui peut se rendre par « pouvoir » ou « autorité » est toujours accompagné, dans Jean, du verbe « donner ». Le pouvoir ne s’exerce pas pour soi-même, par une décision arbitraire. On ne peut exercer un pouvoir que s’il est reçu ou donné. Personne ne peut être propriétaire de son pouvoir. Le pouvoir du Fils est celui qui lui est donné par le Père et le Père n’exerce son pouvoir que dans la mesure où il le donne au Fils (17:2). Le pouvoir de Pilate (19:11) lui a été donné d’en haut; cela peut se comprendre à la fois comme le pouvoir donné par l’empereur à son préfet, et comme le pouvoir politique donné par Dieu.

 

B) Jean 6, le don du pain

 

Au don de l’eau qui donne la vie correspond le don du pain de vie. En Jean 6, le verbe « donner » apparaît plusieurs fois, plus que dans les textes parallèles des autres évangiles. Nous avons dans ce chapitre le don du pain et le rejet de Jésus par les siens.

 

Comme pour le don de l’eau à la Samaritaine (Jean 4), le récit commence par des actes concrets de Jésus: donner des poissons (v. 11). Bien qu’il soit question de la multiplication des pains et des poissons, l’acte concret du don du pain n’est pas mentionné (alors qu’il est question du don du pain et du poisson en 21:13). On ne parle de ce don que lorsqu’on passe au plan spirituel: c’est la nourriture qui vient du ciel (v. 31), le pain qui vient du ciel (vv. 31-33). Il s’agit d’un pain donné par Dieu, pain qui lui-même donne la vie. Comme la Samaritaine (4:15), la foule va demander que Jésus lui donne de ce pain-là.

 

Mais, par rapport au récit de la Samaritaine, le chapitre 6 ajoute deux précisions:

 

1. Cette nourriture est le Christ lui-même – ce pain que je donnerai est ma chair (6:51-52). Ce qui fait penser aux déclarations du chapitre 10 où Jésus donne sa vie (vv. 15 et 18). Pierre est celui qui veut faire comme le Christ; il croit qu’il pourra lui aussi donner sa vie, mais n’y arrivera pas (13:37).

 

2. Personne ne peut prétendre obtenir le pain du ciel. Cela n’est possible qu’à celui à qui cela est donné. Non seulement, il faut que le pain soit donné, mais il faut aussi être soi-même donné par le Père au Fils (6:37,39,65). C’est un thème qui se retrouve ailleurs dans l’évangile de Jean (10:29, 18:9); nous le verrons six fois au chapitre 17. A la fin du chapitre, beaucoup vont quitter Jésus et restent seulement les douze, ceux qui sont donnés au Fils par le Père. Il ne suffit donc pas de vouloir recevoir la vie que Christ donne; il faut comprendre que le Christ n’est pas uniquement l’intermédiaire entre Dieu et les hommes, mais qu’il est lui-même le contenu de ce don. On ne doit pas se méprendre sur la personne du Christ comme en 6:15 où la foule veut faire de Jésus un roi. Le Christ est au centre de la foi, non la royauté, ou l’espoir de guérison, ou l’immortalité. Je ne crois pas au Christ dans le but de recevoir la vie éternelle; je crois au Christ et, par surcroît, il m’est donné de recevoir la vie éternelle, une guérison, une certitude. Le Christ n’est pas en marge de la foi. Il en est le contenu même et c’est pourquoi il faut manger ce pain donné par le Père. Il faut manger le donneur même; c’est ce qui est absurde et impossible si la compréhension n’en est donnée par le donneur, le Père lui-même.

 

C) Jean 17

 

Dans les 17 versets de Jean 17, le verbe « donner » se rencontre 17 fois. C’est dire la densité de ce verbe dans ce chapitre où s’exprime, le plus intensément, la relation du Fils au Père. Dans le plan de l’évangile, la prière sacerdotale joue le même rôle que la prière à Gethsémané dans les évangiles synoptiques: toutes deux expriment l’intensité de la prière de Jésus dite au Père et se situent juste avant l’arrestation et après un entretien avec les disciples.

 

Le Père a donné au Fils une œuvre à accomplir. Pour cela, il lui a donné tout pouvoir. Cette œuvre a pour point de départ la glorification du Père et du Fils; ils sont comme le miroir l’un de l’autre, ils se reflètent l’un l’autre. Ce que révèle plus particulièrement Jean 17, c’est que cette glorification – qui a son point de départ dans la relation éternelle du Père et du Fils – se reflète elle-même dans la relation du Dieu Père et Fils avec ceux qui sont donnés. Cette relation est de toute éternité, elle est avant que le monde fut (v. 5). Les théologiens l’ont appelée la Trinité ad intra, c’est-à-dire le mystère intérieur de la vie trinitaire pour elle-même. Mais il y a aussi l’œuvre de la Trinité ad extra, c’est-à-dire sa relation avec la création. Il est question de celle-ci en Jean 17 et, plus particulièrement, d’une partie de l’humanité qui est appelée ici « ceux que tu m’as donnés ». On a là une définition de l’Eglise; c’est le cadeau que le Père fait au Fils et dont celui-ci va se sentir responsable jusqu’à donner sa vie. L’emploi du verbe « donner » apporte une précision à la notion d’élection: elle ne valorise en rien celui ou ceux qui en sont l’objet, l’Eglise n’est rien en elle-même, elle n’est même pas nommée en Jean 17. Ce qui est central, c’est la relation du Père et du Fils. Cette humanité anonyme n’a d’existence que parce que le Père l’a donnée au Fils et que le Fils donne à ces anonymes la parole que le Père a donnée au Fils et qu’ils ont gardée. Notre salut, c’est d’avoir été donnés au Fils par le Père. La Trinité est la source de notre salut.

 

Ce qui est donné n’est pas du superflu ou un quelconque sous-produit. Le don qui fait vivre l’homme est la substance même de Dieu. Les croyants ne peuvent vivre que de ce que vivent le Père et le Fils en eux-mêmes. Qu’ils soient un comme nous sommes un (v. 21). Jésus leur donne la gloire qu’il a reçue de son Père (v. 22).

 

L’emploi du verbe « donner » est en liaison avec d’autres verbes comme « envoyer », « glorifier » (qui implique une réciprocité) ou « garder ».

 

III. Le don et la Trinité

 

« Donner » implique celui qui donne, celui à qui on donne et ce que l’on donne (en grammaire, le sujet, le destinataire, l’objet). Il est remarquable que, dans Jean, il y ait interchangeabilité des rôles. Ainsi celui à qui sont donnés les croyants, le Fils (17:6), est aussi celui qui donne la parole donnée par le Père (17:8), lui qui est le Fils donné (3:16). Quand on compare 3:16 à 17:6, on voit qu’il y a inversion entre le Fils et les croyants qui sont soit ceux que le Père donne, soit ceux à qui le Père donne.

 

C’est le Père qui donne. Il est l’origine du don. Il est cause, aitia, de la Trinité, disaient les anciens théologiens. Le Père devient destinataire du don quand il est question de gloire: « afin que le Fils te glorifie » (17:1). Ce qui implique que le Père n’est pas une entité en soi qui pourrait vivre sans les autres personnes trinitaires. Le Père a besoin du Fils pour être le Père.

 

Ce que le Père donne au Fils, ce sont des croyants. Nous sommes signe de la relation du Père avec le Fils. Quelle responsabilité! Mais pour être en relation avec ces croyants, le Père donne au Fils la parole (12:49; 17:8). Cette parole doit être gardée par les disciples. Ainsi le Fils garde ceux que le Père lui a donnés (17:12). Cette garde est l’œuvre du Fils parce qu’elle est celle du Père (17:11).

 

Le Saint-Esprit n’est pas présenté, dans Jean, d’une manière symétrique par rapport à la relation Père-Fils. Il apparaît, à première vue, comme le parent pauvre de la Trinité. Le quatrième évangile semble en parler comme par raccroc, le plaçant tantôt avant l’incarnation, tantôt après. Dans la première épître de Jean, l’Esprit est donné par Dieu (3:24 et 4:13). Par l’Esprit, Dieu demeure dans le croyant et le croyant en Dieu. En 4:13 et 14, nous avons une précision fort intéressante: l’Esprit est donné comme présence, mais le Fils est envoyé comme sauveur. Les relations entre le Père et le Fils, et le Père et l’Esprit sont exprimées par deux verbes distincts. Cette remarque est à verser au dossier du filioque, laquelle donnerait raison aux orientaux qui reprochent aux occidentaux de ne pas distinguer la relation du Père au Fils de celle du Père à l’Esprit, ces derniers voulant qu’on n’oublie pas la divinité du Fils. Revenons aux versets 13 et 14: peut-on en déduire une distinction entre « donner » et « envoyer »? « Donner » est lié ici à l’idée de présence, de demeure (menô), alors qu’« envoyer » est lié à celle de salut. Mais il faut se garder, avec Jean, de trop pousser la distinction. Ce qui est central, ce n’est pas de distinguer entre « donner » et « envoyer », mais d’exprimer que les personnes de la Trinité (ici, le Fils et l’Esprit) ne sont pas interchangeables, mais qu’elles ont bien chacune leur spécificité.

 

Dans l’évangile (14:16), l’Esprit, un autre paraclet, différent du Fils, est donné par le Père à l’initiative du Fils: ce don se concrétise par une présence auprès des croyants.

 

Pour résumer, on peut dire que, dans Jean, l’emploi du verbe « donner » est théologique. Il révèle un aspect de la relation des personnes de la Trinité.

 

Par rapport à l’emploi si important de « envoyer », « donner » implique une notion de salut. L’envoi implique une mission, une responsabilité. On parle de don avec le pain et l’eau, voire la parole, pour montrer le caractère vitale de ce don. Cela semble contredire ce que nous avons vu en 1 Jean 4:13-14, où l’Esprit est donné et le Fils sauveur est envoyé. Cela montre qu’il ne faut pas vouloir trop spécialiser le vocabulaire: ce qui est vrai pour l’un l’est aussi pour l’autre. Le style johannique se caractérise par des formules qui paraissent interchangeables. Il n’en faut pas conclure à l’imprécision théologique, mais on ne doit pas non plus être obsédé par une recherche maniaque de la précision: ce n’est pas la philologie qui éclaire la Trinité, mais c’est la Trinité qui précise la philologie. Ainsi, il n’y a pas confusion entre « donner » et « envoyer », mais ce qui est attribuable à l’une des personnes peut l’être aussi à l’autre. Si « donner » est majoritairement un attribut du Fils, il peut l’être aussi du Père et de l’Esprit. « Donner », comme « envoyer », implique que la relation entre les personnes de la Trinité se prolonge dans la relation de Dieu avec l’homme. Mais « donner » implique que la relation se concrétise par un don concret: le pain, l’eau, la parole, voire le croyant lui-même.

 

IV. Synthèse: le don de la grâce

 

Il n’y a pas de don sans la grâce. D’abord une remarque philologique: le mot « gratuitement » rend le plus souvent le grec dõrean qui est de la même racine que didõmi « donner ».

 

La parole de Jésus citée en Actes 30:35 – « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » – n’est pas, d’abord, une exhortation éthique; elle est, d’abord, trinitaire, elle est l’expression de la joie de la vie relationnelle des personnes de la Trinité. On pourrait en dire autant de Matthieu 10:8: « Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement. »

 

Ce que le Père donne au Fils, c’est l’Eglise.

 

Ce que le Fils donne au Père, c’est sa vie.

 

Ce n’est pas un donnant-donnant (qui pourrait conduire à une conception utilitariste du sacrifice du Christ). La croix est une réponse du don de l’Eglise. La croix n’est pas un moyen d’acheter le Père pour avoir donné l’Eglise au Fils. Elle est un acte d’amour, un acte par lequel le Fils se montre responsable du don que le Père lui a fait. Le Christ ne meurt pas, d’abord, pour nous mais pour le Père. Attention! Loin de moi de nier notre rédemption du péché par la croix. Il faut simplement se garder d’une vision égocentrique de la croix. Il y a une manière égoïste de dire: « Jésus est mort pour moi ». Le Fils est mort, d’abord, pour le Père: c’est un amour qui se situe au niveau du mystère trinitaire. Quand j’accepte cela, je peux dire « Jésus est mort pour moi. » Il faut avoir reçu l’Esprit dont parle Romains 8:15, « Vous avez reçu un Esprit d’adoption par lequel nous crions Abba! Père! » Par cette adoption filiale, nous devenons des fils au bénéfice de la rédemption par la croix.

 

La croix n’est pas un acte passif subi par Jésus en face de la colère du Père. Le jugement est un acte du Fils; le Père ne juge personne, il a remis tout jugement au Fils (5:22). Le jugement est un acte de souveraineté donné au Fils par le Père, mais en même temps ce jugement s’exerce en communion avec le Père: « Mon jugement est juste parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé. » (5:30) On voit bien que, dans ce passage (5:22-30), les œuvres que le Fils reçoit l’ordre de faire ne le sépare nullement de la communion avec le Père.

 

L’emploi du verbe « donner », dans l’évangile de Jean, fournit quelques indications sur les relations du Père et du Fils. Ils se donnent gloire l’un à l’autre. Il existe un échange entre eux. Mais ce que nous dit, principalement, cet évangile, c’est que le don implique la création. La création est un don et elle est une expression de la vie trinitaire. Plus précisément, c’est l’élection qui apparaît comme un don. Le Père donne « les siens », l’Eglise au Fils et le Fils donne sa vie au Père. Jean rejoint ici ce que Paul dit en parlant du mariage en Ephésiens 5:25: « Le Christ a aimé l’Eglise et s’est livré lui-même pour elle. » En donnant sa vie, le Fils ne fait pas acte d’infériorité en se sacrifiant, il ne fait que répondre au don du Père par le don de soi-même. Le mystère qui nous est révélé ainsi est que le don est, à la fois, un échange et un acte gratuit: échange, parce qu’il n’y a de don que s’il y a relation; acte gratuit, parce que le don ne peut s’inscrire dans un calcul d’échange, do ut des (je donne pour que tu donnes). En échange d’un don gratuit, on ne peut donner que soi-même, car la relation ne se situe pas au niveau d’objet que l’on peut échanger, mais au niveau de la grâce signifiée par l’acte de donner.

 

L’acte de grâce qui répond à la création, c’est la croix.

 

Conclusion

 

Le mystère trinitaire ne nous est jamais révélé dans sa totalité, c’est pourquoi il ne peut pas devenir un système d’explication du monde. Ce qui nous en est dit par l’Ecriture est toujours limité à ce qui, aux yeux de Dieu, nous est nécessaire.

 

Tout cela peut paraître spéculatif. C’est le danger de ces sortes de réflexions que de donner à l’imagination l’illusion de la science. Son rôle se limite à nous rappeler que la théologie ne peut reposer sur une anthropologie. L’intelligence de l’homme ne peut saisir la totalité du mystère de la Trinité. En revanche, ce qui lui est donné de connaître dans la révélation est nécessaire et suffisant à l’homme pour connaître et vivre son salut.

 

Le don, tel qu’il nous est montré dans l’évangile de Jean, nous éclaire sur la richesse de l’alliance qui est l’épine dorsale de l’histoire du salut. On a depuis longtemps remarqué que l’alliance que Dieu traite (coupe, dans le langage biblique) avec l’homme, n’est pas symétrique: ce ne sont pas deux égaux qui s’engagent l’un envers l’autre. Dans Jean, il y a aussi dissymétrie. Il y a, d’une part, le don concrétisé par un objet tiers, d’autre part, il y a le don de soi. Le Père donne des amis à son Fils et le Fils donne sa vie pour ceux qui lui sont donnés.

 

L’éthique chrétienne se fonde sur une réflexion trinitaire qui nous aide à mieux construire notre vie. Nous avons certes à sans cesse réapprendre à donner, mais aussi à nous rappeler que nous sommes un cadeau pour l’autre. Notre relation à l’autre ne peut être une relation de domination; étant cadeau, qu’apportons-nous à notre prochain? D’autre part, l’acte de donner n’est pas anodin, secondaire ou anecdotique; il est fondamentalement une création. Donner, c’est créer un mode nouveau de relation. Enfin, l’évangile de Jean rappelle que la réponse au don n’est pas un donnant-donnant. Je ne donne pas pour attendre une réciprocité; mais recevoir un don crée une responsabilité; pour Jésus, celle de donner sa vie pour ses amis.

Le don, dans la relation humaine, signifie que tout ne peut être calcul, attente d’un retour de bienfait. La gratuité dans le don implique une disponibilité à ce qui est donné. Dans le don, tel que le conçoit l’évangile de Jean, il ne peut y avoir ni domination, ni profit. Nous sommes à l’opposé de ce à quoi nous sommes habitués dans nos vies sociale et économique. La conception trinitaire du don est une contestation radicale d’une société fondée sur la recherche du profit.


* A. G. Martin est pasteur de l’Eglise Réformée de France. Il a enseigné le Nouveau Testament à la Faculté libre de théologie d’Aix-en-Provence.

1 Gn 48:22 et Jos 24:32.

2 Mc 4:25; Mt 13:12, 25:29.

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