Harold KALLEMEYN – La Revue réformée https://larevuereformee.net Fri, 26 Aug 2011 17:22:46 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.11 Bref aperçu de la personne et l’oeuvre de Jésus-Christ dans la prédication protestante contemporaine https://larevuereformee.net/articlerr/n200/bref-apercu-de-la-personne-et-loeuvre-de-jesus-christ-dans-la-predication-protestante-contemporaine Fri, 26 Aug 2011 19:22:46 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=638 Continuer la lecture ]]> Bref aperçu de la personne et l’oeuvre de Jésus-Christ
dans la prédication protestante contemporaine

Harold KALLEMEYN*

Des centaines de prédications protestantes sont prononcées, chaque dimanche, en France. Est-il possible de cerner comment Jésus est présenté dans ces discours si divers ? Rien n’est moins certain! La complexité de cette entreprise est considérable: des textes bibliques différents, des milieux ecclésiaux différents, des prédicateurs différents, des théologies différentes. Ne serait-il pas plus sage de reconnaître, tout simplement, la riche diversité de la prédication protestante et de renoncer à présenter un phénomène qui échappe aux généralisations ? Sur le plan pratique, comment choisir les prédications à étudier ? Lesquelles, parmi des centaines, peuvent-elles être considérées comme représentatives ?

Le service de radio de la Fédération protestante de France nous a fourni un précieux champ d’investigation, à savoir les textes des prédications transmises, le dimanche matin, pendant l’année civile 1997[1]: plus de cinquante prédications[2] prononcées par des pasteurs choisis, sans doute, pour les qualités reconnues de leurs discours homilétiques[3].

On ne peut pas rester insensibles face au dynamisme, au style même, de certaines de ces prédications. On est, parfois, saisi par la justesse et la pertinence des propos. Il aurait été intéressant d’en étudier plusieurs en profondeur, examinant leur exégèse, leur démarche herméneutique, leur forme discursive et leur portée pastorale. Nous devrons nous contenter, dans le cadre de cet article, de réaliser une sorte de « synthèse impressionniste » – sans prétention scientifique – de ces prédications, en accordant une attention particulière à leurs perspectives christologiques.

Notons que quarante-deux de ces cinquante-cinq prédications s’inspirent principalement de textes du Nouveau Testament[4]. Sur ces quarante-deux prédications, trente-huit s’inspirent de textes tirés des évangiles, deux des Actes des Apôtres et quatre de la littérature paulinienne. Cette concentration sur des textes évangéliques (plus des deux tiers des prédications) a facilité notre enquête. Ce sont surtout les prédications sur des textes tirés des évangiles qui ont retenu notre attention.

Les prédicateurs ont tous le même souci de montrer à leurs auditeurs l’actualité du texte: l’actualité, c’est-à-dire le rapport entre les événements décrits dans les évangiles et la vie du croyant. Parfois, ce rapport est évident lorsque, par exemple, le prédicateur interpelle son auditeur en reprenant la parole de Jésus au jeune homme riche: « Suis-moi »[5]. Parfois, il exige un peu plus de créativité de la part du prédicateur; par exemple, lorsque le zèle de Jésus au moment de la purification du Temple, en Jean 2, sert à déplorer la malheureuse froideur protestante…[6]

A) Qui est Jésus ?

L’auditeur de toutes ces prédications a pu entendre la double affirmation que Jésus est un homme et qu’il est Dieu. Pourtant, ce sont les traits caractéristiques de son humanité qui retiennent généralement l’attention. Jésus suscite l’admiration des prédicateurs par son équilibre psychique, par sa proximité toute humaine, particulièrement par sa « présence dans la souffrance »[7] et par sa capacité d’écoute attentive[8]. On est attiré par son humanité vulnérable. Jésus est une manifestation de Dieu dans la fragilité. C’est un homme qui ne cherche pas à dominer, qui ne s’impose pas[9]; c’est un homme faible et terriblement humain, qui « ne juge pas… il ne fait pas la morale.[10]« 

Moins fréquemment, un prédicateur affirmera que Jésus est Dieu incarné, que tout a été créé en Jésus et pour lui[11], qu’il est le tout-puissant Roi des rois[12].

B) De quoi Jésus nous sauve-t-il ? Quel salut nous offre-t-il ?

Voici un échantillon de réponses données à cette double question.

Jésus nous sauve:

  • d’un esprit qui refuse le partage,
  • pour transformer l’histoire humaine par le partage qui suscite un esprit de reconnaissance, de confiance et de gratuité[13];
  • de l’injustice qui caractérise les affaires humaines,
  • en vue d’une nouvelle société juste construite sur les principes de la non-violence[14];
  • de cette condition qui consiste à ne pas être en harmonie avec soi-même,
  • pour faire une découverte de soi et du sens que l’on veut donner à sa vie[15];
  • des crispations qui se produisent autour de son identité,
  • en vue de la réconciliation entre des chrétiens[16];
  • de notre enfance blessée,
  • Dieu met notre enfance debout pour nous permettre de vivre sans haine ou condamnation à l’égard de ceux qui nous ont blessés, c’est-à-dire accueillir ce passé pour être capable d’accompagner Jésus sur le chemin de Golgotha[17];
  • d’un esprit de violence et de la volonté de tout contrôler,
  • pour être capable de pratiquer un accueil respectueux et le partage[18];
  • du respect de la tradition religieuse,
  • pour vivre une aventure sur les chemins de l’interprétation qui surgissent du texte de l’Ecriture comme les disciples de Jésus ont détaché l’âne pour préparer l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem[19];
  • d’un esprit de racisme, de fascisme et d’intégrisme et du désir d’accumuler des richeses,
  • pour vivre dans le partage et la proximité sans confondre notre identité avec celle de l’autre[20];
  • de tout ce qui nous empêche de bien respirer, qui nous étouffe et nous désole, qui fige et qui ferme la vie,
  • pour bénéficier d’un souffle qui nous mène ailleurs, d’un mouvement d’amour, de création, de marche, d’aventure qui nous jette vers la vie[21];
  • des pratiques d’exclusion,
  • afin d’être en communion avec tous les hommes « …par la libération du poids de nos peurs et de nos culpabilisations, de nos angoisses et de nos dépressions[22]« ;
  • des idées préconçues concernant le Dieu « tout-puissant » (le Dieu qui nous offrirait l’immortalité n’est que le Dieu de nos rêves),
  • afin d’avoir une idée nouvelle de Dieu[23];
  • d’une mauvaise image de soi,
  • pour dévoiler et nouer ensemble le biologique, le social et l’inconscient subjectif de notre personne[24];
  • d’un grenier de convictions, de certitudes et de croyances,
  • pour être capables de pratiquer un amour qui ne s’engrange pas, mais qui vit chaque instant dans la paix et dans la réconciliation[25];
  • de l’angoisse
  • pour vivre dans la paix. Jésus calme les tempêtes de notre vie[26];
  • de la volonté de dominer,
  • pour vivre dans un esprit de dépendance, de service et d’humilité[27];
  • d’un sentiment de culpabilité angoissante,
  • pour connaître unsentiment de soulagement et pour pouvoir dire: « Ma joie est complète. »[28]
  • d’une existence où l’on n’accepte pas ses limites,
  • pour vivre une libération de ses aliénations et de ses résignations[29].

Le portrait qui se dégage de ces prédications est celui d’un Jésus humain, abordable, sympathique, qui a, de plus, le mérite de promouvoir une bonne qualité de vie psychique et sociale. Plusieurs questions d’ordre christologique ne sont guère abordées, notamment celles du rapport qui existe entre la mort et la résurrection du Christ et, d’autre part, la réconciliation de l’homme avec Dieu. L’auditeur qui se pose les questions suivantes ne peut, généralement, que rester sur sa faim:

  • Existe-t-il des tensions d’ordre moral ou spirituel entre Dieu et l’homme ?
  • Quelle est la nature de ces problèmes ?
  • En quoi la mort et la résurrection de Jésus ont-elles apporté une solution à ces problèmes ?
  • Ces questions nous paraissent pertinentes, car l’homme moderne est particulièrement sensible à la question de l’attribution des torts et à celle du respect de ses droits et des droits de l’homme en général. Quand il entend un discours sur le Dieu chrétien, il réagit, souvent, par les interrogations suivantes:

  • Quel « droit de regard » Dieu a-t-il sur les affaires humaines ?
  • De quel droit Dieu se permet-il de « s’offenser » de ce qu’il considère regrettable en moi pour, ensuite, me proposer des réconciliations « gratuites » qui feraient de moi son admirateur sans réserve pendant l’éternité ?

Il est vrai qu’un culte radiodiffusé n’est pas le lieu propice pour entrer dans des débats théologiques trop techniques. Dans un discours de dix minutes, l’objectif du prédicateur est de capter l’attention de l’auditeur, de la retenir et de formuler l’essentiel de la Foi avec simplicité et dynamisme. Pourtant, il me semble qu’en France, où se trouvent d’innombrables croix et crucifix, les auditeurs des émissions radiophoniques seraient intéressés de mieux connaître pourquoi, selon l’Ecriture, la croix et la résurrection sont nécessaires pour le salut chrétien. En négligeant cette question centrale, ne risque-t-on pas de forger l’image d’un Dieu… névrosé: un Dieu qui cherche à faire peur à l’homme en insistant sur le sang et sur la mort afin de bénéficier, ensuite, des hommages éternels de ceux qui auraient eu la chance de tirer profit de ses largesses divines ?

Conclusion

L’image dominante de Jésus qui ressort de la majorité des prédications radiodiffusées de l’année 1997 est celle que l’on pourrait qualifier d’un génial « Psy des psy »: un Sauveur qui dispense un salut thérapeutique, cet équilibre psychique tant recherché par nos contemporains. Montrer l’actualité des événements rapportés par les évangiles est la responsabilité de tout prédicateur chrétien… si, du moins, il ne néglige pas les images dominantes de Jésus-Christ proposées par l’ensemble de l’Ecriture. Le prédicateur a la responsabilité de présenter et d’expliquer la portée de ces images-là, selon le principe de l’analogie des Ecritures. Il est appelé à proclamer – avec les apôtres – que son Sauveur est:

  • le Serviteur souffrant, choisi et envoyé par son Père – le Père qui a tant aimé le monde qu’il a envoyé son Fils – pour payer le prix de notre faute et pour nous délivrer des puissances du mal;
  • le Seigneur des seigneurs, celui qui a reçu, de son Père, toute autorité dans les cieux et sur la terre;
  • le Berger aimant et exigeant, qui guide son peuple par sa Parole et son Esprit;
  • le Maître de l’histoire qui reviendra pour juger les vivants et les morts, et dont le règne n’aura pas de fin.

C’est dans la perspective de l’ensemble de ces portraits que la vie et le salut offerts par Jésus auront un sens pour nous et pour nos contemporains comme il en avait un, le même, pour nos ancêtres dans la Foi.


* H. Kallemeyn est professeur de théologie pratique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Les textes des prédications sont disponibles au Service radio de la Fédération protestante de France (F.P.F.), 47, rue de Clichy, 75311 Paris Cedex 09. Rappelons que ces prédications sont généralement diffusées en direct le dimanche matin à 8h30. La prédication est précédée d’une partie liturgique et s’adresse à un large auditoire radiophonique, en priorité aux fidèles.

2 Cinquante-cinq avec celles du dimanche de la Réformation, de l’Ascension et de Noël.

3 Trente-deux pasteurs de l’Eglise réformée de France (ERF), quatre de l’Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine (ECAAL), sept des Eglises évangéliques libres et des Eglises évangéliques baptistes, trois de l’Eglise évangélique luthérienne de France (EELF) et de sept autres.

4 Plus des deux tiers des prédications ont un sujet tiré du Nouveau Testament, moins d’un tiers de l’Ancien. Des douze prédications sur l’Ancien Testament, la moitié porte sur le Pentateuque. Notons qu’en 1997 il n’y a eu aucune prédication sur les Psaumes.

5 P. 165, 12 octobre. Les numéros de page indiqués sont ceux qu’utilise le Service radio de la F.P.F.

6 P. 188, 9 novembre.

7 Pp. 63 et 64, 20 avril et pp. 133 et 134, 31 août.

8 P. 11, 19 janvier.

9 P. 2, 5 janvier.

10 P. 107, 6 juillet. Jésus « …écoute les vibrations qui surgissent du tréfonds de son être, de son humanité. »

11 P. 98, 22 juin.

12 Pp. 197 et 198, 23 novembre. Cette affirmation est formulée comme une dialectique: « Un roi de gloire ? Non, un roi crucifié. »Pp. 2-4, 5 janvier.

13 Pp. 2-4, 5 janvier.

14 P. 6 et 7, 12 janvier..

15 Pp. 11 et 12, 19 janvier

16 P. 32, 23 février.

17 P. 38, 9 mars.

18 P. 41-43, 16 mars.

19 Pp. 47, 23 mars.

20 Pp. 77 et 78, 11 mai.

21 Pp. 80 et 81, 18 mai.

22 Pp. 86-88, 1er juin.

23 6 juillet.

24 P. 114, 20 juillet.

25 3 août.

26 31 août.

27 21 septembre.

28 28 septembre.

29 25 décembre.

]]>
Narration et foi https://larevuereformee.net/articlerr/n205/narration-et-foi Thu, 18 Aug 2011 15:56:42 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=583 Continuer la lecture ]]> Narration et foi

Harold KALLEMEYN*

Le pasteur chrétien est un éducateur chargé de transmettre tout le conseil de Dieu à ceux qu’il enseigne afin qu’ils grandissent vers la stature parfaite du Christ1. Sa responsabilité d’éducateur ne s’arrête cependant pas là, car il a également la charge de former et d’encadrer ceux qui partagent, avec lui, la vocation de transmettre la Foi aux autres: moniteurs de l’école du dimanche, responsables de jeunes et animateurs d’études bibliques2. Cette responsabilité l’incite à se poser la question: « Quelles sont les qualités à rechercher et à promouvoir chez les catéchètes de l’Eglise? »

Un premier élément de réponse à cette question concerne les qualités communes à tout éducateur; par exemple, connaître la matière qu’il enseigne et les traits caractéristiques de ceux qui sont à sa charge. De plus, l’éducateur doit savoir bien préparer son enseignement, le dispenser de manière appropriée et évaluer son action et ses résultats. Il convient, également, à tout éducateur d’être au clair sur ses propres capacités et ses limites. Ces qualités, dites pédagogiques, méritent toute l’attention du catéchète. Mais, elles ne sont pas suffisantes, car la transmission de l’héritage de la Foi chrétienne n’est pas totalement comparable à la transmission d’autres connaissances comme, par exemple, les mathématiques.

Dans cet article, je me propose de présenter deux traits caractéristiques de la Foi qui appellent des qualités à trouver et à développer chez les catéchètes chrétiens: la Foi chrétienne 1°) implique une relation d’amour réciproque entre Dieu et l’homme et 2°) présente un Dieu qui communique par la Parole écrite.

A) La Foi chrétienne implique une relation d’amour réciproque

Le message chrétien peut être résumé par l’affirmation que Dieu aime l’homme et qu’il recherche, en retour, son amour. Les deux aspects de cette relation à double sens intéressent le catéchète: l’amour initiateur de Dieu et l’amour répondant de l’homme. Ils représentent, en effet, la double finalité de son engagement: que ceux à qui le catéchète enseigne apprennent 1°) que Dieu les aime et 2°) qu’ils ont à l’aimer en retour.

Le premier de ces deux objectifs peut paraître le plus accessible, car il conduit, entre autres, à présenter le message biblique de l’amour de Dieu révélé en Jésus-Christ. Le second objectif, à savoir susciter en retour un sentiment d’affection, d’amour paraît moins facile à atteindre. Remarquons, en outre, que cet « amour en retour » ne peut être authentique que s’il est de tout cœur de la part du croyant. C’est pourquoi le catéchète ne peut pas imposer sa foi à ceux à qui il enseigne, ni substituer la sienne à la leur.

Comment, pratiquement, le catéchète peut-il promouvoir l’émergence et la croissance d’une foi personnelle chez ceux à qui il enseigne? Un élément de réponse est donné par le deuxième trait caractéristique de la Foi.

B) La Foi chrétienne présente un Dieu qui communique par une parole écrite

Par l’Ecriture, le catéchète fait découvrir le Dieu trinitaire « qui a tant aimé le monde ». En quoi la connaissance de ces textes millénaires peut-elle amener à l’émergence et à la croissance d’une foi personnelle?

Un premier élément de réponse est d’une simplicité évidente: l’amour de Dieu révélé en Jésus-Christ ne laisse pas insensible! Cet amour éveille une réponse de même nature dans le cœur humain qui le comprend et le reçoit3. Cette réponse d’amour est un mystère qui échappe à toute tentative d’explication rationnelle, qui pourtant ne reste pas totalement incompréhensible.

C’est ainsi qu’il me semble possible d’affirmer que l’amour de Dieu suscite, dans le cœur de l’homme, un écho dont la nature et l’intensité sont liées aux différentes structures des textes bibliques. Trois formes littéraires retiendront brièvement notre attention: la narration, la poésie et les impératifs bibliques.

I. La narration

Les récits bibliques racontent les merveilles4 du Dieu Trinitaire qui intervient dans l’histoire humaine par ses actes et par ses paroles. Le catéchète y trouve une riche « matière première » qui lui permettra d’atteindre son premier objectif5.

La manière utilisée par les rédacteurs du texte biblique6 pour rappeler les événements présente au catéchète des pistes pédagogiques pour promouvoir l’éveil et la maturation de la foi de ceux à qui il enseigne. Comment les rédacteurs bibliques racontent-ils les événements? Ils ne recourent pas tous au même style littéraire. On peut, cependant, identifier deux traits caractéristiques dans l’ensemble des récits bibliques. Premièrement, ces récits présentent Dieu comme le grand acteur dans l’histoire du salut. Il est indéniablement l’acteur principal des événements rapportés du Pentateuque aux évangiles, et jusqu’à l’Apocalypse. Deuxièmement, les récits bibliques présentent des acteurs humains7 en interaction avec Dieu et en interaction les uns avec les autres.

A la lecture des récits bibliques, un phénomène se produit qui est commun à la lecture de presque tout récit: le lecteur adopte le point de vue du rédacteur sur les événements décrits. Par son imagination, il apprécie ces événements à partir de la perspective de celui qui les raconte. Souvent, le point de vue du rédacteur est aussi celui des personnages du récit, ce qui produit le phénomène de « l’association narrative » par laquelle le lecteur se remémore les événements racontés comme s’il se trouvait à la place des personnages. Le récit met le lecteur « dans la peau » de ceux qui sont au centre de l’action décrite. Cette identification imaginaire avec les personnages du récit est souvent si forte que le lecteur ne peut s’empêcher d’être heureux de leur bonne fortune ou de s’attrister des malheurs qui s’abattent sur eux.

Cette association narrative ouvre des pistes pédagogiques au catéchète pour atteindre son deuxième objectif: que ceux à qui il enseigne apprennent à répondre à l’amour de Dieu en l’aimant en retour8. Illustrons brièvement ce propos par le récit de l’appel de Moïse par Dieu devant le buisson ardent, en Exode 3 et 4.

Une lecture qui tient compte de l’ensemble des éléments de ce récit, pris dans leur contexte, montre que Dieu en est l’acteur principal. Une des intentions manifestes du rédacteur du récit biblique est de faire apprécier la compassion et la fidélité de Dieu9. La tâche primordiale du catéchète est donc de faire apprécier cette compassion bienveillante de Dieu. L’amour divin donne un sens à l’ensemble des événements racontés dans ces deux chapitres.

Evidemment, Dieu ne se trouve pas seul au buisson ardent! Notons avec quel soin le rédacteur rapporte la conversation détaillée qui a lieu entre Dieu et Moïse, si bien que, par le phénomène de l’association narrative, le lecteur perçoit les appréhensions et les résistances de Moïse face au projet que son Seigneur compatissant lui propose. Et, par là même, le récit incite le lecteur à considérer en quoi ses propres rapports avec Dieu ressemblent à ceux de Moïse.

De manière schématique, on pourrait dire que la compassion de Dieu constitue le cadre de ce récit biblique dont le cœur est fait des réactions d’un homme bouleversé par un appel qui va à l’encontre de ses propres penchants10. Le catéchète, en présentant ce récit, doit s’assurer que ceux à qui il enseigne sont conduits 1°) à apprécier l’amour compatissant et fidèle de Dieu et 2°) à réfléchir sur leur propre réponse à l’appel de Dieu, lequel ressemble, à certains égards, à celui de Moïse.

Notons aussi que les correspondances établies entre le lecteur et les personnages du récit – quand le lecteur se voit comme un autre –offrent un terrain fertile de découvertes et d’appropriations personnelles. Or, l’acte d’imagination narrative par lequel une personne se considère comme une autre est une démarche essentielle à l’édification de sa propre identité. C’est pourquoi le catéchète a tout intérêt à prévoir des démarches pédagogiques qui engagent ceux à qui il enseigne non seulement à apprendre des faits bibliques, mais aussi à explorer les associations narratives suggérées par le texte11.

II. La poésie

Comment la poésie biblique peut-elle contribuer à l’éveil et à la maturation de la foi personnelle? A titre d’exemple, considérons la première phrase du Psaume 23:

Le Seigneur est mon berger, je ne manquerai de rien.

Dans la première clause, le psalmiste décrit Dieu comme un berger. Dans la suite du psaume, il développe cette analogie pastorale pour que le lecteur comprenne mieux l’amour de Dieu: « Il me fait reposer dans de verts pâturages, etc. » Cette analogie fournit au catéchète une riche matière pour atteindre son premier objectif.

Cette première phrase du Psaume 23 contient plus que des informations sur Dieu. Elle est aussi une confession de foi personnelle: Le Seigneur est mon berger.

Cette confession interpelle le lecteur attentif et suscite en lui des interrogations: Dieu, mon berger? En quoi est-il mon berger?

Cet aspect de confession du psaume se retrouve dans la suite de la phrase: Je ne manquerai de rien. Cette affirmation suscite également des interrogations dans l’esprit du lecteur: Ne manquerai-je (jamais!) de rien? Les deux parties de la phrase engagent le lecteur attentif à une recherche qui l’aide à comprendre le sens du texte.

L’aspect de confession de la poésie biblique donne à l’enseignement de ces textes bibliques, comme aux textes narratifs, une double visée: celle de clarifier les affirmations bibliques pour mieux comprendre l’amour de Dieu (« Dieu est un berger », voir Jean 10, etc.) et celle d’encourager l’exploration personnelle, la confession personnelle du lecteur étant confrontée avec celle du rédacteur biblique. Le lecteur peut vivre cette confrontation en éprouvant des sentiments d’appréhension, d’hésitation et de doute comme aussi d’adhésion confiante. (Ne manquerai-je (jamais!) de rien?) De nombreux psaumes, en raison de leur structure et de leur mouvement internes, suggèrent que ces expériences d’incertitude font partie du processus de maturation de la foi12.

Remarquons à quel point l’exploration active et personnelle à laquelle le Psaume 23 invite son lecteur peut ressembler à celle que suscite le récit de la rencontre entre Dieu et Moïse au buisson ardent.

III. Les impératifs bibliques

De nombreux textes bibliques mentionnent des attitudes à adopter ou des comportements à suivre13. Le catéchète aurait tort de croire que sa seule tâche consiste à faire connaître ces exigences, en laissant à chacun la responsabilité et la liberté de les respecter ou d’y résister.

Ces impératifs eux-mêmes invitent le lecteur attentif à plusieurs démarches d’exploration active en suscitant au moins trois interrogations personnelles: 1°) Quel est le sens de cet impératif? 2°) En quoi m’invite-t-il à évaluer mon passé? Et 3°) En quoi me conduit-il à clarifier mes intentions par rapport à l’avenir?

Prenons, par exemple, le commandement « Tu ne tueras pas ».

La catéchète a la responsabilité de clarifier le sens de cet impératif, particulièrement à la lumière de l’enseignement de Jésus et des apôtres, et de montrer en quoi cet impératif est le reflet de l’amour de Dieu14. Mais, sa tâche n’aura pas été réalisée si ceux à qui il enseigne ne se sentent pas concernés par cet impératif. Il ne s’agit pas pour le catéchète de remettre en question, de sa propre autorité, ou d’indiquer en détail le comportement que chacun doit adopter; il doit plutôt les « initier » à une démarche de réflexion active qui comportera un double regard: le regard de chacun sur son passé et le regard sur ses intentions pour son avenir.

Conclusion

Pour résumer, remarquons que la narration, la poésie et les impératifs bibliques encouragent le catéchète à développer une double démarche pédagogique qui consiste 1°) à transmettre et à expliquer le contenu du texte biblique de sorte que ceux à qui il enseigne saisissent de mieux en mieux les intentions bienveillantes de Dieu et 2°) à engager des démarches pédagogiques qui incitent chacun à explorer, à examiner, à tester et à clarifier sa propre foi.

Revenons, en conclusion, à notre question du départ. A la lumière des deux traits caractéristiques de la Foi chrétienne signalés dans cet article (une relation d’amour réciproque avec un Dieu qui parle…), quelles sont les qualités à rechercher et à promouvoir chez un catéchète? Il importe que le catéchète cultive des compétences pédagogiques pour que ceux à qui il enseigne s’engagent activement dans l’assimilation et l’appropriation de l’Evangile. En plus, il lui faudra cultiver trois qualités:

1. Aimer Dieu par Jésus-Christ. Comment, en effet, cultiver cet attachement fidèle et affectueux chez d’autres sans le vivre soi-même? De nombreux croyants, dans le passé, ont témoigné de l’influence d’un catéchète en affirmant: « Il vivait ce qu’il enseignait. »

2. Aimer ceux à qui il enseigne. Cet amour se manifeste par l’accueil favorable de tous ceux à qui il enseigne et par l’importance qu’il attache à la démarche active de chacun dans la formulation et la confirmation de sa propre foi.

3. Aimer l’Ecriture. Il reconnaît, en elle, le moyen privilégié de cultiver son amour pour Dieu et de renouveler sa vocation dans le Royaume.

L’exigence de ces « trois amours » souligne l’importance qu’il y a pour le catéchète de cultiver une foi équilibrée et renouvelée… et la lourde responsabilité du pasteur à qui il incombe de prévoir des temps et des lieux de ressourcement spirituel pour les catéchètes de son Eglise.


* H. Kallemeyn est professeur de théologie pratique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Ac 20:27; Ep 4:13.

2 Dans la tradition chrétienne, on a souvent appelé ces éducateurs des catéchètes.

3 Par son Esprit et son œuvre de régénération.

4 Ac 2:11.

5 Faire découvrir et apprécier l’amour de Dieu.

6 Sous l’inspiration de l’Esprit.

7 Que l’on pourrait qualifier d’acteurs « secondaires ».

8 Les propos qui suivent concernent, avant tout, les associations narratives que les récits bibliques provoquent entre le lecteur et les personnages humains. A mon avis, les textes bibliques cultivent aussi une forme d’« association narrative » entre le lecteur et Dieu, aussi bien dans l’Ancien que le Nouveau Testament. On ne peut pas approfondir ce sujet dans le cadre du présent article.

9 Ex 2:25, 3:7-8, 17.

10 Un appel qui fait écho à d’autres adressés, par exemple, à Abraham, à Esther, à Jonas et à Pierre.

11 Il existe, certes, le danger pour le lecteur biblique d’établir des associations narratives douteuses qui vont à l’encontre de l’Evangile. Par exemple: « Soyons forts comme Samson et tuons nos ennemis! »

12 Voir, par exemple, le Psaume 13.

13 Ces directives se trouvent dans l’Ancien Testament et dans l’enseignement de Jésus et des apôtres.

14 Par exemple, à la manière du Catéchisme de Heidelberg.

]]>
Folie, violence et vengeanceen 1 Samuel 24 à 26 https://larevuereformee.net/articlerr/n224/folie-violence-et-vengeanceen-1-samuel-24-a-26 Sat, 11 Dec 2010 16:34:34 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=387 Continuer la lecture ]]> Folie, violence et vengeance
en 1 Samuel 24 à 26

Harold KALLEMEYN*

Nombreux sont les actes de violence commis dans ce monde. Nombreuses aussi sont les souffrances que cette violence engendre.

Depuis la nuit des temps, l’homme réagit aux violences qu’il subit par des représailles. Il cherche à se venger en infligeant une souffrance (ou, au moins un désagrément) équivalente ou supérieure à la sienne. L’homme qui se venge ne se contente pas, généralement, d’appliquer la loi du talion: « œil pour œil, dent pour dent », mais adopte plutôt l’attitude suivante: « Si tu m’insultes, je te casse le bras. » Ou, encore: « Puisque tu as tué mon frère, je te massacre, toi et ta famille. » Par la suite, c’est aux proches du premier fautif d’engager, à leur tour, des représailles.

Cette spirale de la violence et de la vengeance, comme nous le savons, peut provoquer de la haine et de la désolation pendant très longtemps. C’est pourquoi, il n’est pas surprenant que l’Ecriture présente la vengeance comme l’un des problèmes fondamentaux de la race humaine. Le texte de 1 Samuel 24-26 aborde ce problème et éclaire le comportement du croyant face à cette tentation.(nbp. Voir p. 10)

Ma présentation comportera trois parties: premièrement, un examen rapide de deux récits bibliques antérieurs à notre texte qui abordent le problème de la vengeance. Ensuite, un regard sur les chapitres 24 et 26 de 1 Samuel qui présentent deux rencontres entre David et le roi Saül. Enfin, nous nous arrêterons sur le chapitre 25 qui décrit la rencontre de David et d’Abigaïl.

1. Deux récits bibliques antérieurs

Le premier se trouve au chapitre 4 de la Genèse et décrit le comportement du fils aîné d’Adam et Eve, Caïn. Caïn est mécontent, car son frère Abel a offert un sacrifice agréé par Dieu, tandis que sa propre offrande n’a pas été acceptée par Dieu. Le texte biblique n’attire guère l’attention sur les raisons de ce constat négatif, mais évoque plutôt l’effet que cette évaluation a produit chez Caïn. Il est envahi par un sentiment d’envie et de jalousie qui l’enrage et qui le rend fou, une folie qui se manifeste par le meurtre de son frère, Abel.

Dieu interpelle Caïn « Où est ton frère? » Sa réponse est désolante: « Suis-je le gardien de mon frère? » Après avoir entendu le jugement de Dieu sur son crime, Caïn exprime sa grande préoccupation. Il craint d’être l’objet de représailles, de la vengeance, et d’être, à son tour, tué.

Face à l’appréhension de Caïn, Dieu ne lui dit pas: « As-tu peur, Caïn? Tu as raison! A partir d’aujourd’hui, la chasse est ouverte contre toi! Tu as intérêt à apprendre à courir plus vite que les autres. Tant pis pour toi, tu le mérites! » Non, Dieu affirme que malgré son acte répréhensible, la vie de Caïn garde une valeur certaine. C’est pourquoi, sa vie mérite d’être protégée des représailles qui le menacent, et c’est pourquoi Dieu se propose d’être lui-même garant de cette protection.

Dieu affirme par là que c’est lui qui règne, qu’il est lui-même le juge de Caïn, que c’est lui qui distribue les sanctions et que c’est lui qui interdit les représailles. C’est lui qui dit STOP à la vengeance et qui menace ceux qui se vengeraient sur Caïn d’une sanction bien plus grande que celle qu’il a infligée à Caïn. Dieu l’affirme: « Malgré son crime, Caïn se trouve sous ma protection. »

Dans ce récit, Dieu se présente comme l’autorité suprême qui sanctionne le crime, et qui, en même temps, s’élève contre les tendances et les tentatives de représailles personnelles.

Le deuxième texte biblique qui retient notre attention se trouve à la fin du livre des Juges. Il rapporte une des histoires les plus scabreuses et les plus choquantes de l’histoire du salut.

Un Lévite se trouve en voyage avec sa concubine. Ils passent par Guibéa, une ville de la tribu de Benjamin. Un homme âgé de la ville les accueillent chez lui. Des habitants de la ville viennent frapper à sa porte et demandent que le Lévite leur soit livré pour pouvoir le malmener sexuellement. L’homme âgé proteste, mais ils insistent. En fin de compte, le Lévite leur livre sa concubine qui devient l’objet d’un viol collectif. Elle en meurt. Le Lévite rentre chez lui avec le cadavre, le coupe en morceaux et envoie ceux-ci partout en Israël. Tout Israël est horrifié d’apprendre cette histoire, et se mobilise pour punir les Guibéanites coupables. Mais les gens de la tribu de Benjamin refusent de livrer leurs frères Guibéanites à la justice des autres. Les Benjaminites se mobilisent pour les défendre. La guerre civile déclenchée par cet incident provoque la mort d’un si grand nombre de Benjaminites que leur tribu est menacée d’extinction, ce qui finit par attrister les autres tribus.

Quel est le message transmis par ce texte? Il présente le dérèglement sexuel des Guibéanites comme une grande folie qui les ont conduit à des actes de violence qui, à leur tour, ont incité d’autres personnes à des représailles. Folie, violence et vengeance.

Ce récit attire aussi notre attention sur la lâcheté extrême du Lévite. Son comportement à l’égard de sa femme a été exécrable. De plus, par sa manière de raconter l’histoire, de retour chez lui, il a provoqué chez ses concitoyens un mouvement de représailles pour des actes dont il portait lui-même une grande part de responsabilité.

Le récit montre aussi à quel point cette guerre de représailles a fait du tort à tout le peuple d’Israël. Une tribu entière a failli disparaître après que des milliers de personnes aient perdu la vie pendant la guerre civile.

Pourquoi terminer le livre des Juges par une histoire aussi désolante? Le rédacteur répond à cette question par la phrase clef du livre des Juges: « En ces temps-là, il n’y avait pas de roi en Israël. Chacun faisait ce qu’il jugeait bon. » Le verdict du rédacteur est clair. De telles horreurs, y compris l’horreur de la vengeance, se sont produites puisqu’il n’y avait pas une autorité forte pour punir les coupables et, en même temps, pour empêcher la vengeance de se développer comme une métastase mortelle. Il n’y avait pas de roi en Israël pour dire – comme Dieu l’a dit en Genèse 4 – STOP, pour traduire les coupables en justice et, en même temps, pour proscrire la vengeance.

Manifestement, Israël n’arrive pas à maîtriser l’« instinct à se venger » qui est chez lui. C’est une des raisons pour lesquelles il demande à Dieu un roi, ce qui est accordé dans la personne de Saül.

Malheureusement, le roi Saül fait preuve de la même folie que Caïn. C’est un homme jaloux. Comme Caïn était jaloux de son frère Abel, Saül est jaloux de David. Au retour de la victoire contre Goliath et les Philistins, les femmes jubilent en chantant, « Saül a vaincu ses milliers, et David ses dizaines de milliers. »

Ces acclamations rendent Saül fou de jalousie. Il cherche à tuer le jeune héros. Le roi, nommé pour rendre justice, devient lui-même, dans sa folie, coupable de violences injustes.

David est obligé de fuir pour sauvegarder sa vie. Il rassemble autour de lui un groupe de guerriers fidèles et, selon la coutume de l’époque, propose ses services pour protéger les grands propriétaires de la région contre le banditisme.

Saül, aux prises avec sa rage folle, mobilise 3000 de ses meilleurs soldats pour traquer David… amène aux événements décrits en 1 Samuel 24.

2. 1 Samuel 24 et 26: David et Saül

Un jour, Saül et ses hommes approchent de près le groupe de David. David et son garde du corps se cachent dans une grotte. Saül y entre pour se soulager. Le garde du corps de David, voyant à quel point le roi, accroupi, se trouve en mauvaise posture, chuchote: « David, Dieu t’a promis le trône royal. Maintenant, il te livre ton ennemi, comme il l’a promis. Tue-le! » Mais, David refuse de tuer celui que Dieu a choisi pour roi. David se contente de couper un morceau du vêtement du roi.

Saül sort de la grotte. David le laisse s’éloigner avant de l’appeler et de lui dire: « Saül, je ne t’ai jamais fait de mal. Aujourd’hui, j’aurai pu te tuer pour tout le mal que tu m’infliges. Mais, je ne l’ai pas fait. Que le Seigneur juge entre toi et moi. Il me donnera raison et me protègera contre tes attaques. »

Saül pleure. Il confesse son tort et il bénit David avant de le quitter

Au chapitre 26, un incident similaire se produit. Mais, avant d’aborder ce texte, voici quelques remarques concernant l’histoire de l’interprétation des chapitres 24 à 26. Au siècle dernier, de nombreux exégètes ont tenu pour acquis que les chapitres 24 et 26 se référaient au même incident, mais que les traditions (c’est-à-dire, les transmissions) orales ou écrites de cet événement se sont déroulées de deux manières différentes, dans des contextes différents. Le rédacteur final de 1 Samuel n’a pas voulu imposer son choix face à ces deux traditions. Donc, il les a inclus toutes les deux, dans sa rédaction finale, mais entrecoupées – de manière un peu maladroite – par le chapitre 25. Dans cette perspective, ces trois chapitres représentent une sorte de « coupé-collé rédactionnelle », sans grande cohérence entre les différentes parties.

Dans la suite de cette étude, je voudrais présenter au moins deux arguments qui montrent les failles de cette théorie, et défendre l’idée que ces trois chapitres forment un ensemble cohérent, comme trois actes d’une même pièce de théâtre. Ces trois chapitres, je le crois, dévoilent une progression dans l’histoire du salut dirigée par Dieu; ils sont porteurs, ensemble, d’un message important pour les croyants de tous les temps.

Avant de présenter ces deux arguments, rappelons-nous ce qui s’est passé au chapitre 26. David, toujours poursuivi par Saül, s’infiltre, la nuit, dans le camp militaire du roi, avec son garde du corps. Le garde du corps du roi, Abner, dort, faisant preuve de négligence grave. David s’approche du roi, et nous lisons: « Sa lance est plantée dans la terre, près de sa tête. » Le garde du corps de David (le malin) chuchote dans l’oreille de son maître, comme dans la caverne: « C’est Dieu qui met ton ennemi en ton pouvoir. Dis le mot, et je le tue. » David refuse en affirmant avec force: « C’est Dieu qui l’a choisi pour roi. C’est à Dieu de s’en occuper. On ne le touche pas. »

David prend la lance et la cruche du roi et après s’être éloigné à une certaine distance, réveille Saül et ses hommes. Cette fois-ci, David commence son discours par un peu de moquerie. Il tourne en dérision Abner qui n’a pas su protéger le roi. Le message ironique de David à Abner est à peine voilé: « Abner, mon vieux, tu te prends pour un fort parmi les forts. Peut-être que tu te trompes de camp… » Le bien-fondé du jugement de David s’est confirmé dans la suite de l’histoire.

Ensuite, David interroge Saül. Il demande au roi « Pourquoi veux-tu me faire mourir, moi qui ne t’ai jamais fait de mal? Pourquoi cette folie? Oui, Pourquoi? » (Pourquoi es-tu si fou contre moi?)

Saül répond: « Oui, David, j’ai eu tort, j’ai été fou. Je te le promets, je ne te ferai plus aucun mal. »

David lui rend la lance et la cruche et prononce une parole forte qui résonne comme une confession de foi et à une invitation à Saül au repentir véritable. Il dit: Que chacun de nous soit traité selon sa justice et sa fidélité par l’Eternel. Aujourd’hui, ta vie a été d’un grand prix pour moi. Ainsi, ma vie est d’un grand prix pour l’Eternel qui me délivre de tout malheur. Malheureusement, Saül dépourvu de cette même confiance ne peut pas en dire autant. Il se contente de répondre: « Oui, mon cher David, je sais qu’une carrière royale, brillante et bénie, t’attend! »

En quoi la rencontre de Saül et David au chapitre 24 est-elle semblable et différente de celle du chapitre 26? Au chapitre 24, David subit la présence de Saül dans la grotte. Au chapitre 26, il l’initie. Il va, de sa propre initiative, s’introduire dans le camp de Saül au milieu de la nuit. Cette différence signale une progression narrative importante. Au chapitre 26, le discours de David a une portée plus large qu’au chapitre 24. Il est prononcé avec l’assurance de quelqu’un qui provoque une rencontre dans but de montrer sa confiance en Dieu et de rappeler à ses auditeurs (Abner, Saül et toute son armée) qu’il n’y a rien de plus insensé, de plus fou que de s’opposer à Dieu et que Dieu bénira ceux qui honorent son alliance. Au chapitre 26, David, comme Abigaïl provoque la rencontre avec son adversaire pour rappeler l’essentiel, à savoir l’existence d’un Dieu qui délivre et qui bénit ceux qui honorent son alliance. La vision large de David montre une évolution importante par rapport au chapitre 24. Il ne serait pas trop exagéré, à mon avis, de dire qu’entre les deux chapitres, David s’est transformé de victime en évangéliste. Au chapitre 26, David ne se contente pas, comme au chapitre 24, de ne pas exercer des représailles. Il se transforme en émissaire de l’alliance. Pourquoi? Parce qu’au chapitre 25, il a lui-même rencontré un émissaire exemplaire.

3. Chapitre 25. David et Abigaïl

Vous connaissez l’histoire. David et ses hommes font fonction de service de sécurité pour le riche propriétaire, Nabal. Selon la coutume, ces gardiens de la paix reçoivent leur salaire en nature au moment de la tonte des moutons. Mais, il y a un problème: Nabal est un fou. Il refuse de rémunérer David pour ses bons et loyaux services. Pire encore, Nabal l’insulte.

David « encaisse » mal le coup. Il se fâche. Très en colère, il part, avec ses 400 hommes, pour massacrer Nabal et toute sa famille.

Abigaïl, la femme de Nabal, apprend la nouvelle, et part à la rencontre de David avec de nombreux cadeaux. Arrivée devant lui, Abigaïl s’adresse à David en ces termes: (25:24-34)

Permets-moi de te parler.

Ne fais pas attention à Nabal. Cet homme ne vaut rien. Il mérite bien son nom: Nabal le fou. Oui, il est vraiment fou. Mais moi, je n’ai pas vu les hommes que tu as envoyés.

Maintenant, je l’affirme, par le Seigneur vivant et par ta vie, le Seigneur lui-même va t’empêcher de verser le sang et de te faire justice toi-même.

Le Seigneur donnera sûrement le pouvoir pour toujours à ta famille, parce que tu combats pour lui; Et pendant toute ta vie, on ne trouvera aucun mal en toi. Un homme a décidé de te poursuivre, et il veut te faire mourir. Mais le Seigneur ton Dieu protégera toujours ta vie en la gardant auprès de toi. Et il jettera au loin la vie de tes ennemis, comme la pierre d’une fronde.

Quand le Seigneur réalisera pour toi tout ce qu’il a promis de bon, il fera de toi le chef d’Israël. Ne tue pas quelqu’un sans réfléchir en te faisant justice toi-même. Ainsi, tu n’auras pas la conscience troublée par le remords.

David répond à Abigaïl: « Béni soit l’Eternel, le Dieu d’Israël, qui t’a envoyée aujourd’hui à ma rencontre. Bénie sois-tu pour ton bon sens. Bénie sois-tu de m’avoir préservé de tuer quelqu’un et deme faire justice moi-même. Le Dieu d’Israël m’a empêché de te faire du mal. Mais, vraiment, je le jure, par le Seigneur vivant, si tu n’étais pas venue aussi vite à ma rencontre, demain matin, au lever du soleil, aucun homme ne serait resté en vie dans la famille de Nabal. »

Sur cette parole, David et Abigaïl se séparent. Quelques jours plus tard, Nabal meurt, et Abigaïl et David se marient. (1 S 25 :40-42)

Venons-en maintenant à nos deux arguments en faveur de la thèse d’une lecture cohérente de ces trois chapitres. (Remarquons que nous tenons beaucoup à cette idée de la cohérence entre les différentes parties du texte biblique, car nous sommes persuadés qu’il a été, dans son ensemble, composé sous la direction (sous l’inspiration) d’un auteur unique. C’est pourquoi, j’ai essayé de présenter ces trois épisodes comme s’ils avaient un rapport les uns avec les autres, comme trois épisodes d’une même histoire.)

1. Notre premier argument s’appuie sur l’habitude des rédacteurs de préciser le sens, le message, de leurs récits par la répétition des mots ou des expressions clefs.

L’étude des mots et des expressions répétés dans nos trois chapitres s’avère fascinante. En voici plusieurs exemples:

La répétition de l’expression « bien pour le mal » ou « mal pour le bien ». En 24:18-20. Saül dit à David: « Tu m’as rendu le bien pour le mal que je t’ai fait. Que Dieu te fasse du bien. » Cette expression, est repris par David au chapitre suivant: Fâché contre Nabal, il dit au verset 21 « Il m’a rendu le mal pour le bien que je lui ai fait. » et il ajoute, « Que Dieu fasse du bien à mes ennemis (c’est-à-dire, que Dieu me fasse du mal) si je ne massacre pas Nabal! »

Cette répétition montre à quel point le thème dramatique du chapitre 24 est repris par le suivant: à savoir le devoir redoutable qui consiste à toujours rendre le bien pour le mal, un devoir que David avait besoin de réapprendre après l’insulte de Nabal.

Deuxième exemple: La répétition de mots clefs à l’intérieur du chapitre 25 permet au lecteur de constater à quel point l’enjeu de la rencontre entre David et Abigaïl ressemblait aux deux rencontres entre David et Saül.

Voici quatre triple répétitions:

– Le mot épée est répétée trois fois aux versets 26,31 et 32. C’est David qui prend son épée.

– Le mot vengeance (faire justice soi-même) est répétée trois fois aux versets 26,31 et 33

– Le mot préservation dans le sens de « Dieu m’a préservé » est répété trois fois aux versets 26,34 et 39.

– Et le mot bénédiction dans le sens de « Béni sois Abigaïl » ou « Béni soit Dieu » est répété trois fois aux versets 32 et 33. (Peut-on voir dans la répétition du mot « bénédiction » au verset 39 une confirmation de l’assurance de David concernant la providence (« préservation » v. 33) de Dieu en sa faveur?)

Ces mots clefs confirment le sens du texte: Dieu a préservé David de la tentation de la vengeance par l’intermédiaire de son émissaire, Abigaïl. (v. 32)

2. Le deuxième argument en faveur d’une lecture unifiée de ces trois chapitres vient de la manière dont le rédacteur présente Nabal comme un reflet de Saül, ou, plus exactement, comme un Saül en miniature: le petit fou qui ressemble au grand. Cette folie produit, chez les deux, des rapports d’aliénation avec leur entourage. Le couple Nabal-Abigaïl ne marche pas très bien! De son côté, Saül est trahi par son fils Jonathan, et se fait menacer de mort par sa fille Mikal qui lui dit « Laisse-moi partir, père, sinon je te tue… » Ce n’est pas, non plus, le portrait d’une vie de famille paisible. La ressemblance la plus frappante, bien entendu, est l’animosité injuste de Saül et de Nabal à l’égard de David.

Deux répétitions de mots clarifie encore davantage le sens de ce parallèle que le rédacteur établit entre Nabal et Saül.

La première expression se trouve dans la bouche de David en 24:15 où il dit à Saül: « Dieu plaidera ma cause. » David répète le même verbe quand il apprend la mort de Nabal, disant en 25:39, très littéralement: « Béni soit le Dieu qui a plaidé la cause touchant l’outrage que m’avait fait Nabal. »

Le message porté par cette répétition est très fort: David établit un rapport entre sa parole d’espérance prononcée devant Saül et la réalisation de cette parole « en miniature » lors de la disparition de Nabal, au moment même où celui-ci s’était attablé devant son « festin de roi », pour reprendre l’expression biblique du verset 36. (Seul usage du mot rouv dans ce sens-là, en 1 Samuel.)

Une deuxième expression qui montre le rapport entre Saül et Nabal se trouve aux chapitres 25 et 26.

En 25:37, on lit: « Dieu a frappé Nabal. » Au chapitre suivant, quand David empêche son garde du corps de tuer Saül, David lui dit: « Dieu le frappera soit par la mort naturelle, soit sur le champ de bataille. » (26:10)

De nouveau, David précise le rapport qui existe entre la leçon apprise par la mort de Nabal et sa confiance en Dieu. Son Dieu s’occuperait de lui et il s’occuperait des méchants. Cette assurance, consolidée par sa rencontre avec Abigaïl, lui donne la force non seulement de résister à la tentation de la vengeance, mais, plus encore, lui donne l’audace nécessaire pour provoquer une dernière rencontre plutôt amicale avec son adversaire, Saül.

Revenons à la rencontre entre David et Abigaïl. Dieu suscite Abigaïl pour arrêter David, de sorte que celui-ci apprenne à dire STOP au penchant de son propre cœur porté à la vengeance et, ainsi, à être en mesure de délivrer Israël du même fléau.

C’est comme si David découvrait, à son propre étonnement, à quel point il était encore porté à la vengeance: « Je le jure, dit-il à Abigaïl si tu n’étais pas venue aussi vite à ma rencontre, demain matin, aucun homme ne serait resté en vie dans la famille de Nabal. » (25:34) La rencontre avec Abigaïl représente pour David un rappel que Dieu l’a protégé non seulement contre ses ennemis, mais aussi contre lui-même et ses tendances naturelles. « Le Dieu d’Israël ma empêché de faire du mal. » (25:34) David reconnaît aussi les bienfaits de la médiation providentielle dans la personne d’Abigaïl. « Béni soit l’Eternel, le Dieu d’Israël, qui t’a envoyée aujourd’hui à ma rencontre. Bénie sois-tu pour ton bon sens. Bénie sois-tu de m’avoir préservé de tuer quelqu’un et de me faire justice moi-même. » (25:33)

+
+ +

En quoi ces trois chapitres sont-ils pour nous un réconfort, un appel et une exhortation? Le grand thème qui parcourt l’ensemble de ces trois chapitres est celui de la providence de Dieu. Par ces récits, le rédacteur communique sa conviction que Dieu veille sur ce monde malgré la présence et la puissance des hommes fous, violents et vengeurs. Dans l’histoire de David, nous trouvons un Dieu présent dans l’histoire humaine, un Dieu plus fort que le plus fort de ces hommes fous, un Dieu qui veut et qui va délivrer son peuple du chaos anarchique qui l’entoure.

Comment ce Dieu puissant se manifeste-t-il? Notre texte suggère au moins trois éléments de réponse à cette question.

Premièrement, Dieu est intervenu en suscitant un émissaire, un roi, un Prince de la Paix qui s’appelait David et qui, par son exemple et par sa direction du peuple, a fait avancer le règne de Dieu. Aujourd’hui, nous avons le privilège de connaître le Prince de la Paix en qui les paroles prophétiques d’Abigaïl se sont pleinement réalisées: « Pendant toute la vie, on ne trouvera aucun mal en toi. » et « Le Seigneur te donnera sûrement le pouvoir pour toujours. »

Notons, ensuite, que David avait reçu l’onction de Dieu bien avant le chapitre 24. Le jeune roi est déjà oint, mais il n’est pas encore sur le trône. La réalité du « déjà » et « pas encore » est importante pour David à ce moment précis de sa vie. Pendant cette période, David doit apprendre la patience. Il découvre à quel point Dieu lui est proche, et, en même temps, à quel point Dieu prend son temps pour réaliser ses projets et ses promesses. Ainsi, le temps de Dieu est un temps d’apprentissage pour David, une période de formation par des épreuves, parfois dangereuses et humiliantes. Ce récit biblique invite les croyants de tous les temps à se reconnaître dans l’expérience de David, car ils vivent toujours dans le déjà et le pas encoreavant la deuxième venue du Messie – un thème qui revient constamment dans le Nouveau Testament.

Enfin, en troisièmement lieu, considérons le personnage d’Abigaïl. Il est clair que le rédacteur invite le lecteur à célébrer sa présence et son geste de réconciliation. Il nous pousse à dire, avec David: « Bravo Abigaïl! »

Elle est louable pour plusieurs raisons: Premièrement à cause de son audace et de son courage. Abigaïl aurait pu imaginer bien d’autres scénarios de rencontre avec David: par exemple, dans le genre hollywoodien, elle aurait pu proposer d’aider David à liquider son mari fou et, ensuite, de partir ensemble avec le gros lot.

Abigaïl est aussi louable à cause de sa générosité. Si elle ne reste pas complètement indifférente à son propre sort, quand elle organise la rencontre avec David, sa plus grande attention se porte sur l’avenir de celui qui se présente devant elle comme un adversaire. Cette préoccupation avec le bien-être de son adversaire fait penser à la rencontre entre l’apôtre Paul et le roi Agrippa. Comme Abigaïl, l’apôtre, en position de faiblesse, se préoccupe bien plus de l’avenir spirituel du roi que de son sort personnel.

Enfin, saluons la parole exigeante d’Abigaïl. Elle met David devant ses responsabilités avec réalisme et clairvoyance, sans complaisance. C’est un peu comme si elle lui avait dit: « David, Dieu t’a oint roi. Nous avons besoin d’un bon roi dans le pays. Tu n’as pas le droit de gâcher tes chances en prenant de mauvaises habitudes. »

En conclusion, résumons le message de ces trois chapitres. Ce texte appelle le croyant à:

1. Se méfier des tendances folles de son propre cœur qui se réjouit si facilement quand ceux qui le font souffrir, à leur tour, souffrent.

2. Promouvoir l’établissement et le maintien des gouvernements (instaurés par Dieu d’après Romains 13) qui favorisent la justice, y compris la sanction contre la faute, et, en même temps, qui arrêtent le cycle infernal de la vengeance.

3. Enfin se rappeler sa triple vocation chrétienne de prophète, de prêtre et de roi, (Catéchisme de Heidelberg, 32) une vocation assumée par Abigaïl et par David qui, tous deux, ont su parler en son nom, intercéder en faveur des autres, vaincre le mal et promouvoir la réconciliation.

Dieu n’a toujours pas abandonné notre monde à la folie, à la violence et à la vengeance. Qui sait? Peut-être qu’un jour, il vous donnera, à vous aussi, la grâce de dire, ou d’entendre, cette même parole que David a adressée à Abigaïl: « Béni soit Dieu de t’avoir envoyée aujourd’hui sur ma route. Bénie sois-tu pour ton bon sens. Bénie sois-tu de m’avoir préservé de la vengeance. »


nbp: Voir R. Gordon « David’s Rise and Saul’s Demise » Tyndale Bulletin 31 (1980), 37-64;

K. Koch, The Growth of the Biblical Tradition (New York: Scribners, 1969);

J. Vannoy David and Nabal: A Paradigm of Temptation and Divine Providence in Reading and Hearing the Word: From Text to Sermon, ed. A. Leder (Grand Rapids: CRC Publications, 1998);

A. Van Zyl, 1 Samuël (Nijkerk: Callenbach, 1989).


* H. Kallemeyn est professeur de théologie pratique à la Faculté libre de Théologie réformée d’Aix-en-Provence.

]]>
L’envie, moteur de la violence https://larevuereformee.net/articlerr/n225/lenvie-moteur-de-la-violence Sat, 11 Dec 2010 16:01:31 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=380 Continuer la lecture ]]> L’envie, moteur de la violence

Harold Kallemeyn*

Dans cet article, trois formes de violence engendrée par l’envie seront abordées, après quelques remarques d’introduction. En conclusion, le rapport entre l’Evangile et l’envie sera brièvement examiné.

Introduction

Je me limiterai, dans le cadre de cette présentation, au début de notre carrefour, à une définition simple de la violence: « La violence est un acte ou une intention de détruire. » Notre propos est de montrer comment l’envie détruit des personnes et des sociétés.

L’envie a fait l’objet de nombreuses études depuis les temps anciens. Aristote, dans le second livre de sa Rhétorique, la définit comme une douleur causée par la chance qui favorise des personnes semblables à nous. Saint Thomas d’Aquin, qui s’inspire des nombreux écrits des Pères de l’Eglise sur le sujet, définit l’envie – en latin, invidia: littéralement « l’œil mauvais » -, dans sa Summa Theologiae, comme une souffrance, un mal-être (tristitia), occasionnée par les biens d’autrui, non parce qu’ils présentent un danger, mais en ce qu’elle est diminutivum propriae gloriae vel excellentiae1. Descartes parle de ceux que peine le destin heureux de leurs semblables. Pour Kant, qui fait écho à Aristote, l’envie est cette tendance à éprouver de la souffrance devant le bonheur d’autrui, même si ce bonheur ne porte pas atteinte au nôtre. John Rawls précise que nous envions les personnes dont la situation est meilleure que la nôtre et que nous voulons les déposséder même au prix d’avoir à renoncer, nous-mêmes, à quelque chose. Cette intuition peut être illustrée par l’histoire russe suivante:

« Un Anglais, un Français et un Russe sont capturés par le diable, qui les informe de son intention de les mettre à mort la semaine suivante. En attendant, le diable permet à chacun de formuler un vœu qu’il promet d’exaucer.

 »Le Français demande d’aller passer un week-end à Paris, dans l’un des plus beaux hôtels, avec sa maîtresse, sans que sa famille le sache. L’Anglais demande à aller passer un week-end à la campagne en compagnie de son chien et avec ses livres préférés. Le Russe demande que la propriété de son voisin soit détruite. »

Francesco Alberoni, écrivain populaire italien, propose la définition suivante: « L’envie est un mécanisme de défense que nous mettons en œuvre quand nous nous sentons diminués par la comparaison avec quelqu’un, avec ce que possède cette personne, avec ce qu’elle a réussi à faire. »

Les définitions anciennes et récentes de l’envie font état de deux traits caractéristiques de la personne envieuse. Elle éprouve une douleur que suscite la comparaison avec autrui et elle ressent de l’animosité à son égard (l’envié).

Depuis Aristote, on remarque que l’homme résiste à l’idée d’être lui-même envieux. Chacun est persuadé que l’envie est le problème, le péché des autres. A cause de ce refus de l’admettre, l’envie a été considérée, dans la tradition chrétienne, comme particulièrement pernicieuse. L’envie, l’un des sept péchés capitaux, est considérée comme le plus difficile de tous à extirper du cœur humain.

Ma dernière remarque introductive concerne l’usage courant du mot « envie ». On emploie fréquemment le mot « envie » pour désigner une bonne intention ou une qualité humaine: « J’ai envie de t’aider, de réussir mes examens. » On utilise aussi ce mot sans qu’il ait une connotation morale: « J’ai envie de manger du poisson ce soir. » Aussi, à cause de la connotation plutôt positive des mots « envie » ou « envier », on a tendance, dans le langage courant, à utiliser le terme « jalousie » pour désigner ce que les anciens appelaient invidia.

Le problème de vocabulaire est présent dans les traductions bibliques. L’apôtre Paul met en garde les Romains contre l’envie, l’invidia. Mais on ne peut pas traduire son exhortation en Romains 13:13: « Vivons correctement… sans envie. » C’est pourquoi le texte est: « Vivons correctement… sans jalousie. » Au cours de cet exposé, j’emploierai les mots « jaloux » et « jalousie » dans le sens d’« envie » et d’« envieux ».

Précision, cependant, que la jalousie, au sens strict du terme, n’est pas la même chose que l’envie. La jalousie correspond à la volonté de posséder de façon exclusive ce que l’on a, prétention qui peut être bonne ou mauvaise (voir Ex 20:5; 1 Co 11:2). L’envie correspond à la volonté de déposséder l’autre.

I. L’envie qui détruit

Le premier acte de grande violence, décrit dans l’Ecriture, est celui de la concrétisation de l’envie éprouvée par Caïn à l’encontre de son frère Abel. Le récit biblique de Genèse 4 présente les étapes typiques du développement de l’envie et de ses conséquences.

Vous connaissez l’histoire: Caïn se fâche contre son jeune frère car l’offrande d’Abel, meilleure que la sienne, a été bien reçue par Dieu. Le texte biblique n’explique pas pourquoi l’offrande de Caïn était inacceptable. Il attire notre attention sur les attitudes et les actions du frère jaloux et sur les effets terribles que cette jalousie a eus sur lui-même et sur les autres. Il y a quatre étapes.

1) La comparaison

La jalousie de Caïn commence quand il compare son offrande à celle de son frère. L’offrande d’Abel a été jugée meilleure que la sienne. Elle était excellente, tandis que celle de Caïn n’était pas acceptable. On peut imaginer la déception que Caïn ressent lorsqu’il entend le bilan de Dieu. Il se dit: « Mon frère a fait mieux que moi! Moi, l’aîné, je suis dépassé par le cadet! » Cette comparaison défavorable le préoccupe. Il pense sans arrêt: « Abel a plus que moi: il est honoré. Moi, je suis humilié! »

2) Le chagrin douloureux

Lorsque Caïn se compare à son frère, il devient triste. Il se sent défavorisé par rapport à Abel. Cette peine l’empêche d’admirer l’excellence de l’offrande de son frère ou de s’en réjouir. Remarquons que Caïn n’aurait probablement pas ressenti un tel chagrin si Dieu avait jugé que l’offrande d’Abel était, elle aussi, inacceptable.

Imaginons que Caïn ait été le fils unique d’Adam et Eve. Dans ce cas, il aurait pu être triste parce que son offrande n’était pas approuvée par Dieu, mais sa tristesse ne se serait pas transformée en jalousie. Or, Caïn ne regrette pas seulement de n’avoir pas fait une offrande acceptable. Il est triste parce que Abel a fait mieux que lui. C’est pourquoi, il considère Abel comme la cause de son malheur. Dans sa jalousie, Caïn se dit en lui-même: « Si Abel n’était pas là, je ne serais pas si triste. S’il n’est plus là, je serais plus heureux. »

3) La colère et l’animosité

La tristesse de Caïn de n’avoir pas offert une bonne offrande provoque en lui la colère contre celui qui a mieux fait que lui. Caïn voit son frère d’un mauvais œil (invidia). Il en veut à Abel d’avoir obtenu ce qui lui manque.

4) Le choix

Pour surmonter sa peine et son animosité, Caïn se trouve devant un choix. Dieu lui-même précise à Caïn quel est le bon choix:

– Si tu agis bien. Dieu indique à Caïn qu’il peut surmonter sa colère s’il accepte d’offrir une offrande meilleure, comme celle de son frère.

– Tu peux te remettre debout. Si Caïn accepte ce défi, il deviendra capable de surmonter la tristesse et la colère qui l’écrasent.

Le péché est comme un animal couché à ta porte (comme une bête féroce cachée sur ta piste). Il t’attend en cachette, prêt à t’attraper. Mais toi, sois plus fort que lui! Dieu compare la colère de Caïn à une bête sauvage, tout près de lui, qui veut le détruire. Dieu dit à Caïn: « Fais attention! Cette bête sauvage en toi est dangereuse. Elle veut t’assujettir et te détruire. C’est à toi de la maîtriser! » Caïn a le choix de dominer la jalousie en lui en la combattant de toutes ses forces, ou de se laisser dominer par elle.

Mais Caïn a fait le mauvais choix. Il n’a pas voulu dompter la bête sauvage de la jalousie en lui. Il n’a pas suivi le conseil de Dieu de bien agir, c’est-à-dire de faire une offrande excellente et, ainsi, de « se tirer vers le haut », d’exceller. Au contraire, la jalousie en Caïn a eu l’effet de « tirer son frère vers le bas », de l’écraser, de l’anéantir. Il veut éliminer Abel pour que celui-ci ne lui fasse plus d’ombre. Caïn se trouve devant un choix qui consiste à abaisser, à détruire la bête sauvage de la jalousie qui rôde dans son cœur ou à abaisser, à détruire son frère.

Puisque Caïn a laissé « la bête sauvage » se déchaîner en lui, elle a transformé ses désirs profonds. Auparavant, Caïn voulait être approuvé par Dieu. Maintenant, ce désir cède la place à un désir encore plus fort: celui d’éliminer son chagrin en éliminant son frère, qu’il considère comme responsable de son chagrin.

Notons que Caïn est moins préoccupé par le désir d’obtenir le même avantage que son frère – à savoir l’approbation de Dieu – que de faire en sorte que son frère n’en bénéficie plus. La suite de l’histoire montre que Caïn savait bien que Dieu ne pouvait pas approuver le meurtre de son frère. C’est comme si Caïn s’était dit en lui-même: « Tant pis si je ne fais pas ce qui ne plaît pas à Dieu! » Son désir d’éliminer Abel, la cause de sa douleur, est devenu plus fort que son désir de recevoir l’approbation de Dieu. La décision de tuer son frère montre à quel point sa jalousie a changé son attitude à l’égard de Dieu et de son frère. Les points de repère moraux de Caïn sont bouleversés par sa jalousie.

5) Le geste agressif

Caïn tue Abel, secrètement.

Heureusement, toutes les jalousies n’ont pas de telles conséquences néfastes. Souvent, les jaloux se contentent de tirer la personne enviée vers le bas, dans leur pensée. Ils portent toute leur attention sur ses défauts. Ils la déprécient et la critiquent, dès qu’une occasion se présente. Le jaloux dévalorise les autres, en public ou en privé, car cette dévalorisation donne lieu à des comparaisons moins favorables et, par conséquent, moins douloureuses pour lui.

6) La honte et la culpabilité

Pourquoi Caïn n’a-t-il pas tué son frère en public? Parce qu’il savait que son frère n’était coupable de rien et que ce meurtre était injuste. Caïn a honte de sa jalousie et de son acte. Il sait qu’ils ne sont pas justifiés. Pour ne pas ajouter la honte publique à sa honte intérieure, il tue son frère en secret. Quand Dieu l’interroge après le meurtre: « Où est ton frère? » Caïn répond à la manière d’un coupable honteux: « Suis-je le gardien de mon frère? »

Tourmenté par la jalousie, Caïn veut soulager cette tension. Il a tué son frère, mais il n’est pas pour autant soulagé! Au contraire, la suite de l’histoire montre à quel point il est resté tourmenté par sa propre conscience et par les conséquences de son acte. La vie de Caïn, comme celle de son frère, a été gâchée par la jalousie.

7) D’autres conséquences

La jalousie de Caïn a eu aussi d’autres conséquences malheureuses.

Pensons, premièrement, à la tristesse de la famille à l’occasion de la mort d’Abel. Ensuite, à la montée de la vengeance dans l’histoire humaine (voir Gn 4:15-24). Enfin, on peut imaginer que ce meurtre, raconté pendant les générations suivantes, a donné lieu à la méfiance à l’égard des jaloux.

Ce récit met en lumière le fonctionnement typique de la jalousie que l’on peut résumer en trois mot ou expressions: vouloir, en vouloir et s’en vouloir.

Vouloir

Le jaloux est irrité par le fait qu’un proche bénéficie des qualités, des avantages, de l’honneur ou des possessions qu’il n’a pas lui-même. Puisque ces avantages ne sont pas à lui, il ne peut pas s’en réjouir, il ne peut pas les admirer, encore moins s’en féliciter. Le jaloux ne peut pas admirer un bien appartenant à autrui sans le vouloir pour lui-même. La convoitise l’envahit.

En vouloir

La volonté de posséder les avantages d’autrui se transforme rapidement, chez le jaloux, en animosité et ressentiment à l’égard de celui qui est plus avantagé. Le désir de posséder se transforme en désir de déposséder l’autre de ses avantages. Pour surmonter sa douleur, l’envieux cherche à éliminer ces avantages. Déposséder, « tirer vers le bas », rabaisser, frustrer, ou même éliminer l’autre, devient pour le jaloux tout l’objet de son attention. Le jaloux est, par définition, un violent, un destructeur, un méchant.

S’en vouloir

a) Puisqu’il ne peut pas justifier ses sentiments et ses actes, il est rare que l’envieux en soit fier au point de l’avouer aux autres ou à lui-même. Car, avouer sa jalousie, c’est avouer son immaturité et sa faiblesse morale. C’est se couvrir soi-même de honte. C’est pourquoi la jalousie est un vice qui se cache, comme une bête féroce se cache dans la forêt. En effet, il est rare d’entendre une personne dire:

« Je n’aime pas cette personne, car elle est plus belle que moi. »

« Celui-ci m’irrite, car il a réussi sa vie mieux que moi, ou parce qu’il est plus heureux que moi. »

Puisque l’homme a une si grande difficulté à reconnaître sa propre envie, il invente des prétextes pour justifier son antipathie à l’égard d’une personne avantagée. Par exemple, il attire l’attention sur ses défauts. Malgré ses efforts pour justifier son mépris ou son animosité, il garde souvent, au fond de lui-même, un sentiment de honte à cause de ces sentiments non justifiés. La honte, à son tour, provoque une souffrance et une tension intérieures qui viennent s’ajouter à sa frustration. Alberoni, en étudiant les effets psychologiques néfastes de l’envie, affirme que le jaloux est souvent médisant, justicier, pessimiste, hypercritique, quelqu’un qui apporte de mauvaises nouvelles, qui s’apitoie sur lui-même ou qui recherche des honneurs2.

Le jaloux n’est pas heureux, même lorsque la personne enviée est dépossédée de ses avantages. Comme Caïn, le jaloux paie un lourd tribut à cette « bête sauvage » qui cherche à le détruire. Vivant de très grandes tensions intérieures, le jaloux devient une personne triste et aigre, remplie de ressentiment. La culpabilité se mêle à la honte et crée un tourbillon de regret et d’amertume qui, comme pour le roi Saül, jaloux du jeune David, peut le conduire à des actes insensés.

Dans sa pièce de théâtre Amadeus (voir aussi le film du même nom) inspirée par l’œuvre de Pouchkine (et le film qui porte le même nom), Peter Schaffer présente le collègue du grand musicien Mozart, un dénommé Antonio Salieri. Salieri est, lui aussi, un musicien accompli. Mais, durant toute sa vie, il reste à l’ombre du très célèbre Mozart.

Salieri admire le génie et la beauté des compositions musicales de Mozart. Mais, peu à peu, son admiration se transforme en jalousie terrible. Mozart, depuis son enfance, compose sans effort apparent (et même en jouant au billard!) une musique qui dépasse en qualité ses propres compositions, le fruit d’années de travail acharné. C’est pourquoi, il accuse Dieu d’avoir créé un Mozart si talentueux. Il reconnaît, avec une lucidité terrible, son problème profond. Il admet: « J’ai combattu Dieu au sujet de sa créature préférée, Amadeus. »

Dans sa frustration et sa colère, Salieri fait des reproches à Dieu:

« Merci, Seigneur! Tu m’as donné le désir de te servir. Ensuite, tu as fait en sorte que mon travail apparaisse comme médiocre (comparé à celui de Mozart). Merci, Seigneur!

 »J’ai travaillé sans relâche pour toi, Dieu, pour entendre et faire entendre ta voix. Aujourd’hui, je n’entends qu’une seule voix, celle de MOZART! Tu as choisi ce petit Mozart merdeux pour être ton messager privilégié… Merci, merci et merci encore!Ainsi soit-il. Dès lors je serai ton ennemi! »

Comme Caïn, Salieri n’a pas su dompter la bête sauvage de la jalousie qui faisait rage en lui. Il s’est lui-même empoisonné par sa jalousie et, après avoir empoisonné Mozart, il reconnaît: « J’ai tué Mozart par envie. » Au-delà de sa qualité artistique, cette pièce de théâtre montre à quel point les dons de Dieu peuvent provoquer la jalousie chez ceux qui n’arrivent pas à admirer les talents et les avantages des autres et à s’en réjouir. Les dons de Dieu ne sont pas uniformes. Salieri le savait bien. Tiraillé entre la tentation de l’orgueil et celle de l’envie, cette différentiation était sa pierre d’achoppement, comme elle l’était pour les ouvriers de la première heure qui, dans la parabole de Jésus, ont reçu difficilement la question du maître, en fin de journée: « M’en veux-tu parce que je suis bon? »

L’effet destructeur de l’envie et l’horreur que cette destruction provoque sont un thème présent chez les plus grands auteurs dans l’histoire humaine: d’Ovide dans les Métamorphoses à Dostoïevski dans les Mémoires écrits dans un souterrain, en passant par Shakespeare – René Girard en a fait l’objet de son étude dans Shakespeare, les feux de l’envie -, sans parler de Balzac dans La cousine Bette, de Charles Dickens dans les Souvenirs intimes de David Copperfield et de Herman Melville dans Billy Budd. Rares sont les thèmes qui ont suscité un sentiment de désapprobation universelle aussi fort que l’envie qui détruit.

b) Considérons, maintenant, plus rapidement, une deuxième forme de violence engendrée par l’envie.

Imaginons que Caïn, après le meurtre d’Abel, soit resté dans son lieu d’origine et soit devenu le chef du clan familial. Dans un tel cas de figure, quelle aurait pu être l’attitude du jeune frère Seth à l’égard de Caïn? A sa place, je me serais bien gardé de me montrer plus apte, plus habile ou plus excellent que mon grand frère! Pour survivre, Seth aurait probablement appris à faire violence à ses propres aptitudes dans la mesure où celles-ci auraient pu devenir une menace pour son grand frère. Il se serait méfié de tout élan de créativité qui aurait pu l’inciter à faire mieux que lui, le chef. Cela rappelle le comportement de l’entourage du roi Louis XIV, qui n’osait pas gagner lorsqu’ils jouaient au billard avec le souverain. Cela fait aussi penser à l’ancien président du Congo, Laurent Kabila, dont on disait qu’il se méfiait des gens plus compétents que lui. Il est probable que les plus compétents de ses collaborateurs se sont méfiés de leur chef et ont veillé à garder un profil bas!

Nombreux, légion même, sont les exemples de cette forme de jalousie qui, à défaut de pouvoir détruire directement, fait planer l’ombre de sa menace sur les communautés humaines. Cette jalousie qui tue l’innovation, la créativité et la recherche de l’excellence. Le résultat est triste, le progrès social et économique est bloqué, pour ne pas dire détruit. On pourrait en dire autant de la réalisation du mandat créationnel donné par Dieu à Adam et Eve dans le jardin d’Eden.

Par ses études des ethnies sud-américaines, l’anthropologue Eric Wolf arrive à cette même conclusion qu’une société ne peut pas avancer économiquement, avec une production accrue et de l’innovation, si ses membres ont une telle peur de la jalousie des autres qu’ils ne cherchent pas à « faire mieux » dans leur activité quotidienne. Dans une telle société, on se méfie des innovations et des efforts pour produire ou pour construire mieux que les autres. La peur d’être jalousé annihile la réflexion créative et le développement économique que favorise un climat social propice aux initiatives nouvelles.

Dans l’ethnie des Aritama, en Amérique du Sud, par exemple, Wolf a remarqué que si l’un des paysans du village travaille avec plus d’ardeur que les autres et que l’on s’en aperçoive, son champ est marqué par une croix. Avant l’arrivée de ce paysan le lendemain matin, les autres villageois s’y rassemblent pour implorer la divinité de l’affaiblir et de le ralentir dans son travail.

Un tel contexte social incite le jeune à brider sa créativité et son zèle afin de ne pas être victime de la violence jalouse des autres.

Dans la République de Guinée, en Afrique de l’Ouest, se trouve une ville appelée Kouroussa. Cette ville, représentative de bien d’autres localités dans le monde, n’est pas un cas particulier. Aussi retiendra-t-elle un instant notre attention.

Avant l’indépendance du pays, en 1960, Kouroussa avait la triste réputation d’être un lieu où régnait la jalousie. Ses habitants réagissaient très mal face aux avantages et aux succès des autres. Leur esprit de jalousie s’est manifesté concrètement lors de la construction de leurs maisons, chacun ne supportant pas que son voisin puisse construire une maison meilleure que la sienne, c’est-à-dire qui ne soit pas construite selon la méthode traditionnelle: en briques de terre, sans étage et avec un toit en paille.

Lorsqu’un jeune avait l’audace de construire une maison à étage ou avec un toit en métal pour la rendre plus imperméable aux pluies abondantes de la région, ses voisins lui faisaient subir toutes sortes de brimades, allant parfois jusqu’à la mort, pour le punir de son « orgueil ». La ville de Kouroussa a acquis ainsi une bien mauvaise réputation! Les cadres de l’administration, en particulier, ne voulaient surtout pas y être affectés. Personne n’avait envie d’emménager à Kouroussa! C’est pourquoi cette ville n’a pas pu se développer comme d’autres villes de la région.

c) Une troisième forme de violence est engendrée par ce que l’on pourrait qualifier d’envie idéologique. Il s’agit d’une attitude que certains mouvements politiques cultivent.

Elle s’est déployée, dans sa forme la plus radicale, dans les pays qui ont cherché à mettre en pratique l’idéologie marxiste. Le marxisme classique a représenté un effort pour mobiliser l’envie chez les citoyens dans l’espoir ultime de la vaincre. On a cultivé un sentiment d’antipathie à l’égard des privilégiés en imaginant que cette hostilité deviendrait le moteur d’un mouvement social contre toute forme de privilège. L’égalité (l’uniformité), rendue possible par l’élimination des privilèges (des avantages), devait permettre aux populations de ces pays d’extirper l’envie – de s’en purifier par le feu de la révolution – et, ainsi, de créer un élan de fraternité égalitaire et altruiste.

En quoi cette idéologie politique, qui consiste à mobiliser l’envie pour la vaincre, est-elle source de violence? De trois manières au moins.

– D’abord, parce que le mouvement initial de restructuration sociale, amorcé pour abolir les privilèges, est nécessairement violent; les privilégiés sont, en effet, prêts à défendre, par la force, leurs avantages.

– Ensuite, parce que la promesse d’une société sans privilèges, sans avantages, crée des attentes irréalistes dans l’esprit de ses partisans. La déception de celui qui espère voir se réaliser ce rêve d’une société sans privilèges sera d’autant plus grande lorsqu’il découvrira à quel point les chefs de la révolution se sont, finalement, attribué des privilèges considérables. La rage violente qui se manifestera contre les nouveaux dirigeants – ces apôtres de l’égalité prolétaire – sera à la mesure des attentes déçues. Pensons, par exemple, à la manière dont Ceaucescu a été désinvesti de ses fonctions en Roumanie.

– Enfin, les idéologies qui font la promotion de l’égalitarisme finissent par dévaloriser la différence, la créativité et l’excellence. (Pensons aux productions artistiques uniformes des sociétés communistes, y compris actuellement en Corée du Nord.) Cette dévalorisation de la différence décourage l’individu de prendre des initiatives personnelles pour surmonter des difficultés et réaliser ses ambitions. Détruire tout esprit d’invention, de créativité, d’initiative personnelle, n’est-ce pas une des formes de violence morale les plus grandes, une des atteintes les plus cruelles à la dignité humaine?

II. Surmonter l’envie par l’Evangile

Dans le temps qui nous reste, je me propose de montrer comment l’Evangile, la bonne nouvelle chrétienne, permet au croyant de combattre l’envie.

a) Premièrement par la reconnaissance.

Par la Parole et par l’Esprit, l’Evangile rend l’homme capable de s’examiner et de reconnaître l’envie lorsque celle-ci est présente dans son cœur. Ce n’est pas le moindre des exploits que l’Esprit opère dans le cœur humain!

L’Evangile rend aussi l’homme capable de reconnaissance, au sens de gratitude. Par l’Evangile, l’homme se sait créature, un être qui a reçu le don de la vie, un cadeau gratuit. L’Evangile convainc l’homme qu’il n’a pas inventé sa propre vie, qu’il en est redevable à son Créateur et Sauveur. Par l’Evangile, il est rendu capable de recevoir favorablement la parole de l’apôtre Paul: « Qu’as-tu que tu n’aies reçu? »

Dans son livre classique Envie et gratitude, la psychanalyste Mélanie Klein met en opposition ces deux dispositions du cœur. Je n’adhère pas à toutes les thèses présentées par cet auteur, mais je crois qu’il est juste de reconnaître l’opposition qui existe entre l’envie et ce que le Catéchisme de Heidelberg présente comme la réponse fondamentale que Dieu attend du croyant, à savoir la gratitude.

b) Ensuite, l’Evangile arme le croyant contre l’envie en suscitant en lui un sentiment de contentement.

Rappelons que, dans la théologie chrétienne, le contentement n’est ni une forme de satisfaction de soi – c’est-à-dire une forme camouflée (soft) d’orgueil – ni une attitude de résignation passive ou fataliste.

Le contentement du chrétien puise ses racines dans la doctrine de la providence de Dieu. Il s’agit de la conviction que Dieu lui donne que Dieu lui a adressé une vocation de service humble et qu’il lui donne tout ce qui est nécessaire pour l’accomplir, en étant inspiré et fortifié par sa Parole et par son Esprit. Cette conviction est nourrie, par exemple, par la parabole des talents. Tous les ouvriers ne reçoivent pas les mêmes talents, mais tous en reçoivent. Aucun n’en est dépourvu. Remarquons que cette parabole ne concerne pas l’acquisition d’avantages, mais la mise en œuvre des talents reçus en vue de l’avancement de la bonne cause du Maître.

Nombreux sont les auteurs, chrétiens et non croyants, qui ont remarqué la finesse psychologique de cette parabole. Celui qui n’a reçu qu’un seul talent a été le plus vulnérable face à la tentation de la passivité et, probablement, de l’envie. En se comparant à ceux qui ont reçu davantage de talents, il est devenu imperméable à ces deux qualités humaines applaudies par les grands penseurs depuis Aristote: l’admiration et l’émulation.

Par l’Evangile, l’homme est rendu capable de recevoir, avec contentement, les talents et les avantages qui lui sont accordés et, en même temps, de recevoir en profondeur l’interrogation du maître dans la parabole des ouvriers de la dernière heure: « M’en veux-tu parce que je suis bon (…) pour quelqu’un d’autre? »

c) Enfin, l’Evangile arme le croyant contre la tentation de l’envie en l’incitant à la générosité. La parole de Paul: « Qu’as-tu que tu n’aies reçu? » l’invite à considérer ses talents et ses avantages comme autant d’invitations à servir le prochain. Par la grâce de l’Evangile, l’attention envieuse portée à celui qui a reçu davantage est détournée et se porte vers celui qui a reçu moins. C’est ainsi que ce dernier sera appelé, par des gestes et des attitudes généreuses, à connaître la providence et la grâce de Dieu.

L’Evangile montre le chemin d’une vie libérée du virus caché de l’envie qui détruit. Sur ce chemin, le croyant apprend à recevoir avec gratitude. Il apprend aussi à se réjouir des qualités, de l’excellence et des avantages des autres et à les apprécier. Sur ce chemin, il découvre la joie de devenir généreux, comme son Dieu.

Nos cœurs et nos communautés, fatigués et fragilisés par les jalousies qui les accablent, mettent leur espoir en Dieu qui, seul, peut les libérer de cette « bête sauvage » et, par sa grâce, les faire revivre.


* H. Kallemeyn est professeur de théologie pratique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 Une réduction de la gloire ou de l’excellence.

2 Francesco Alberoni, Les envieux (Paris: Plon, 1995, pour la traduction française), chap. 23.

]]>
La visite pastorale https://larevuereformee.net/articlerr/n228/la-visite-pastorale Wed, 08 Dec 2010 12:46:10 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=354 Continuer la lecture ]]> La visite pastorale

Harold KALLEMEYN*

Je me propose d’étudier quelques fondements bibliques de la visite pastorale à partir des chapitres 2 et 3 de la Genèse. Dans cette présentation, un sens assez large sera donné au mot « pastoral » pour inclure la tâche des anciens, des diacres et des aumôniers qui, avec le pasteur titulaire, sont appelés à rendre visite au nom du Christ. Nous examinerons l’hypothèse selon laquelle la visite pastorale est fondée sur la personne et l’œuvre de Dieu dès la création du monde.

Les premiers chapitres de la Genèse présentent un Dieu créateur bien différent des nombreuses divinités qui occupaient l’imaginaire religieux des peuplades du Moyen-Orient antique. Yahvé est un Dieu « pas comme les autres ». Il est infiniment plus grand que les autres dieux, car il est le Créateur du monde entier et son territoire n’est pas limité. Et, en même temps, il reste très présent dans les affaires humaines. Il est proche de son peuple. C’est d’ailleurs cette proximité qui impressionne les peuples païens, autant sinon plus que la grande puissance de Dieu. Ils s’exclament: « Quelle est la grande nation qui a des dieux aussi proches d’elle que l’Eternel…? » (Dt 4.7) Le Dieu créateur cultive une proximité surprenante avec sa création, sans toutefois perdre son identité divine, son altérité ou sa grandeur infinie. C’est un Dieu dont son peuple dira: « Il ne reste pas loin de nous, il vient vers nous, il nous rejoint là où nous nous trouvons… chez nous. »

C’est une des raisons pour lesquelles Dieu est appelé « berger ». Le berger reste proche de son troupeau. Il l’accompagne dans les pâturages. Comme le berger, Dieu se déplace de son lieu de demeure habituel pour se rendre dans le lieu de vie de son peuple. Dieu quitte son « chez lui » pour se rendre « chez l’autre ». Rappelons que, dans la perspective biblique, Dieu se trouve chez lui au ciel, l’homme est chez lui sur la terre. Le Psaume 115.15-16 affirme: « Le ciel? Il appartient à l’Eternel. Quant à la terre, il l’a donnée aux hommes. » Cette répartition des deux grands lieux cosmiques n’éloigne pas pour autant le Créateur de sa création.

Dieu se rend chez l’homme. Pourquoi? Au moins trois raisons sont indiquées au chapitre 2 de la Genèse.

La première raison: Dieu vient sur la terre pour rencontrer l’homme. Il ne vient pas simplement pour « prendre l’air » ou « pour se promener ». Même si Dieu semblait prendre plaisir à se promener « avec la brise du soir », selon l’expression de Genèse 3.8, ce n’est pas l’intention première de son déplacement. Il vient, avant tout, pour rencontrer l’homme. Remarquons que Dieu n’attend pas l’invitation de l’homme avant de se rendre chez lui. La rencontre est décidée librement par Dieu.

Remarquons, également, que Dieu ne s’attend pas à ce que cette rencontre ait lieu chez lui. Il ne s’agit pas d’une convocation que Dieu adresse à l’homme, mais d’une visite qu’il lui rend. Cela n’est pas banal, car, dans les sociétés du monde, depuis la nuit des temps, la personne d’une position ou d’un grade supérieur convoque, habituellement, chez elle la personne de condition plus modeste. C’est à l’inférieur de se déplacer pour se rendre chez le supérieur. Il n’en est pas ainsi dans la rencontre entre Dieu et l’homme.

Que se passe-t-il dans cette rencontre entre Dieu et l’homme sur la terre? Des paroles sont prononcées. C’est surtout Dieu qui parle. Les paroles de Dieu ont une triple fonction: premièrement, celle d’orienter l’homme; ensuite, de faire naître en lui de l’espérance; enfin, d’inviter l’homme, à son tour, à prendre la parole.

Une parole d’orientation

« L’Eternel Dieu prit l’homme et le plaça dans le jardin pour le cultiver et pour le garder, en lui disant: ‹Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre. Rendez-vous en maîtres. » Cette parole de Dieu éclaire le sens de la vie de l’homme et l’oriente. Dieu parle avec l’homme pour que celui-ci discerne le sens des choses et le sens de sa propre existence.

A cette orientation générale, Dieu ajoute une orientation plus précise encore en forme d’interdit: « Tu pourras manger de tous les arbres du jardin, dit-il à Adam, sauf de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. »

Une parole d’espérance

La parole de Dieu oriente l’homme. Elle l’invite aussi à imaginer un avenir qui « fait rêver ». « Remplissez la terre, dit Dieu à Adam et Eve. Soyez maîtres du monde entier. » Quel projet grandiose! Il les invite à imaginer un avenir de bonheur bien longtemps avant que cet avenir devienne une réalité présente. Les paroles de Dieu ont pour fonction de susciter de l’espérance: une espérance sans doute prudente, car, en même temps qu’il le fait rêver, Dieu place devant l’homme un choix dont les conséquences sont la vie ou la mort.

Une parole qui invite à l’échange

Enfin, par sa parole, Dieu invite l’homme à prendre lui-même, à son tour, la parole. A prendre la parole pour nommer les animaux: « Dieu fait venir les animaux vers l’homme pour voir comment il les nommerait. » Dieu qui, par sa parole, a séparé la lumière des ténèbres au premier jour de la création, invite l’homme maintenant à prendre la parole pour séparer, en catégories distinctes, les espèces différentes. Notons que Dieu ne place pas des paroles « toutes faites » dans la bouche d’Adam. « Il attend pour voir » quelles paroles l’homme va imaginer et, ensuite, va prononcer, paroles indispensables pour mener à bien sa responsabilité de maître de la terre.

Le langage auquel Dieu invite l’homme dépasse une simple fonction utilitaire. Dieu provoque aussi chez l’homme des paroles d’émerveillement, d’enthousiasme, d’admiration… de poésie. Quand Dieu présente Eve à Adam, celui-ci s’écrie: « Voici bien cette fois celle qui est os de mes os, chair de ma chair. »

Cependant, Dieu ne se contente pas de parler lors de son déplacement chez Adam et Eve. Le deuxième chapitre de la Genèse présente un Dieu qui vient pour rendre service à l’homme, pour prendre soin de lui. Les services rendus par Dieu en faveur de l’homme – la providence de Dieu – prennent plusieurs formes.

Dieu prend soin de l’homme sur le plan matériel. Le début du chapitre 2 présente l’image étonnante d’un Dieu qui se salit les mains deux fois. Une première fois, avec de la glaise pour fabriquer l’homme (verset 7) et, ensuite, pour planter lui-même un jardin (verset 8). Or, on sait qu’il est impossible de faire de la poterie ou du jardinage sans se salir les mains! (On peut avoir l’impression que Dieu est retourné au ciel pour sa journée de repos, au septième jour, avec des traces de terre sous ses ongles!) Dieu surprend en se présentant comme un cultivateur, un paysan qui prépare tout pour que l’homme ait tout ce qu’il faut pour bien manger, pour bien se réjouir chez lui, dans le jardin.

Dieu prend soin de l’homme en l’aidant à découvrir sa vocation. Il propose à l’homme d’assumer des responsabilités importantes. Il les précise au verset 15: « Dieu établit l’homme dans le jardin pour le cultiver et le garder. » Et, un peu plus loin, au verset 19: « Dieu fait venir les animaux vers l’homme pour voir comme il les nommerait, afin que tout être vivant porte le nom que l’homme lui donnerait. » Dieu ne fait pas tout pour l’homme. Il l’invite à assumer ses propres responsabilités.

Dieu prend également soin de l’homme sur le plan social. Après avoir jugé, jour après jour, que sa création était bonne, il observe son ouvrage au sixième jour et prononce une parole étonnante: « Ce n’est pas bon. Il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Par cette parole, Dieu montre à quel point il est sensible aux besoins sociaux de l’homme. Dieu sait qu’Adam a besoin de lui, mais il reconnaît aussi que sa propre présence et sa propre parole ne lui suffisent pas! Adam a également besoin d’une compagnie humaine: quelqu’un qui serait à la fois comme lui et différent de lui. Dieu comble ce besoin par la création d’Eve.

Résumons. Le Dieu créateur se déplace jusqu’à la terre. Mais il ne le fait pas en touriste pour se divertir, encore moins en séducteur qui veut utiliser l’autre pour assouvir ses propres désirs, et encore moins comme un prédateur qui cherche à dévaliser l’autre de biens convoités. Le Dieu créateur rend visite à l’homme pour le rencontrer personnellement, pour lui parler et pour prendre soin de lui de multiples manières.

Comment le péché va-t-il affecter ce que nous pouvons appeler cette mobilité bienveillante de Dieu?

On pourrait affirmer, de manière lapidaire, que le péché change tout et, en même temps, qu’il ne change rien. L’arrivée du péché dans la belle création de Dieu change tout, car il introduit le mensonge, la méchanceté, la souffrance et la perdition. En même temps, Dieu ne change pas. La relation entre Dieu et l’homme change. Elle est en rupture. L’homme est en rébellion contre Dieu. Il se méfie de Dieu. Mais Dieu ne change pas. C’est un des messages forts qui ressort des événements tragiques décrits en Genèse 3. Rappelons-nous brièvement ce qui s’est passé.

Après le péché de l’homme, plusieurs options semblent se présenter à Dieu. Il aurait pu attendre. Attendre que l’homme le sollicite avant de se déplacer. Attendre son appel au secours. Attendre au moins que l’homme soit mieux disposé à le recevoir. Dieu n’a pas attendu. Heureusement.

Dieu aurait pu convoquer Adam et Eve devant son trône céleste. Il aurait eu le droit. Mais non! Dieu se déplace. Il va à la rencontre de l’homme déchu chez lui, sachant que dès son arrivée, celui-ci va se cacher. La rupture avec Dieu se manifeste par de la méfiance et des résistances.

Grâce à cette initiative de Dieu, la rupture entre Dieu et l’homme n’est pas totale. Grâce à l’initiative et à la mobilité de Dieu, leur relation brisée n’est pas totalement rompue.

Dieu se déplace pour retrouver l’homme qui l’évite. La situation n’est pas très confortable! Le rapport brisé entre Dieu et l’homme commence à se rétablir grâce à la présence de Dieu. Grâce à la présence et à la parole de Dieu.

Dieu aurait eu tellement de choses à dire à nos premiers parents, mais il commence par une question. Il donne la parole en priorité à son interlocuteur. Dieu engage la conversation avec Adam et Eve par plusieurs questions successives en commençant par la plus importante: « Où es-tu? » Par cette question, et par les deux autres qui la suivent, Dieu donne à Adam et à Eve l’occasion de réfléchir eux-mêmes à leur situation de vie… à la manière dont Jésus s’est adressé à Saul de Tarse sur le chemin de Damas: en posant une question.

On peut constater que les réflexions d’Adam et Eve, suscitées par des questions de Dieu, n’étaient pas très appropriées (« Je suis nu », « C’est la femme », « C’est le serpent »). Adam et Eve évitent les interrogations de Dieu plutôt que d’y répondre. Mais leurs paroles avaient le mérite de rendre évident leur désarroi spirituel et social.

Dieu ne se contente pas de poser des questions. Il informe nos premiers parents sur les conséquences de leur désobéissance. Puisque la création tout entière est corrompue par le péché, leurs deux grandes responsabilités, cultiver la terre et transmettre la vie humaine, deviendront désormais des réalités pénibles.

Ensuite, Dieu conduit Adam et Eve vers une autre forme d’existence, en les chassant du jardin d’Eden. Notons, cependant, que la corruption qui affecte tout n’anéantit pas, pour autant, la bénédiction de Dieu.

La bénédiction de Dieu se manifeste de plusieurs manières. Premièrement, par le fait que Dieu ne détruit pas Adam et Eve. Ceux-ci méritent la mort totale. Dieu les maintient en vie. Dieu préserve la race humaine de l’extinction.

Et Dieu continue à prendre soin de ses créatures. Comme avant la chute, il se préoccupe de leurs besoins matériels. Il pourvoit à leur besoin de vêtements adéquats. Dieu couvre leur nudité, un geste chargé de symbolismes multiples; cet acte témoigne, avant tout, de la disponibilité de Dieu à se salir les mains pour combler, encore une fois, un besoin matériel immédiat. (On ne peut pas dresser une bête sans se salir les mains. On n’aurait pas fait de reproches à Dieu s’il avait envoyé un ange pour s’acquitter de cette tâche plutôt désagréable.)

Dieu s’entretient avec Adam et Eve au sujet de leur vocation, vocation qui n’est pas éliminée bien que terriblement modifiée. La fécondité se réalisera désormais par des grossesses pénibles. Dieu ne dit pas à Adam et à Eve: « Vous n’avez plus le droit de vous reproduire, de polluer la terre avec des gens comme vous. » Il les maintient dans leur vocation originelle.

Leur vocation de travailler la terre est également maintenue. Certes, la terre deviendra parfois stérile, parfois fertile, surtout pour des ronces et pour des épines. Mais Dieu ne dit pas à nos premiers parents: « Vous n’avez plus le droit de vous occuper de la terre, vous la gâcheriez trop. On va confier cette responsabilité, par exemple, aux anges qui sauront en prendre soin mieux que vous. »

En écoutant la conversation entre Dieu et nos premiers parents, on a l’impression que le couple ne marchait plus très bien: ils s’accusent et ils refusent d’assumer leurs responsabilités. Dieu aurait pu séparer ce couple et en créer d’autres. Ou il aurait pu juger que les hommes et les femmes ne feraient jamais très bon ménage ensemble et qu’il fallait trouver une autre solution que les couples mariés pour la multiplication de la race humaine.

Mais non! Dieu maintient le couple marié comme société humaine de base et, par là, il signifie que sa bénédiction l’accompagne.

Le ministère de visite

Serait-il trop audacieux de s’inspirer des visites rendues par Dieu chez Adam et Eve pour la pastorale chrétienne? Sans doute, si nous ne connaissions pas la suite de l’histoire du salut. Or, les trois mêmes éléments qui caractérisent les rencontres entre Dieu et le premier couple dans le jardin sont présents dans la vie et l’œuvre de Jésus-Christ:

– Son déplacement non sollicité jusqu’à la terre; l’accueil pour le moins embarrassé qui lui est réservé.

– Les questions perspicaces qu’il pose. Sa sagesse lumineuse qui clarifie et qui oriente les perdus. Sa capacité à éveiller la foi et l’espérance dans le cœur des plus abattus.

– Son souci des conditions matérielles de ses interlocuteurs. La formation de ses disciples pour le service auquel chacun est destiné. Jésus qui rassemble et qui bénit.

La pratique de la visite pastorale a été l’objet d’une attention particulière au moment de la Réforme protestante du XVIe siècle. Théodore de Bèze a élaboré une apologétique importante à son sujet. Les réformateurs, sachant que le pasteur ne pouvait pas assurer toutes les visites, ont nommé et consacré des diacres, des anciens et même des « hospitaliers » (comme ils ont appelé les aumôniers des hôpitaux) pour les associer à cette tâche importante. Dans la description de tous ces ministres, on retrouve les thèmes qui sont présents dans la rencontre entre Dieu et Adam et Eve: présence, parole et providence.

Aujourd’hui encore, ces trois mots peuvent guider tous ceux qui rendent visite au nom du Christ, en commençant par les pasteurs titulaires. Leurs visites trouvent leur origine en Dieu lui-même. Ils font comme Dieu, avec Dieu, quand ils agissent de la façon suivante:

– En prenant l’initiative des rencontres et en se déplaçant pour voir des personnes dans leur cadre habituel de vie.

– En parlant de telle manière que leurs interlocuteurs soient amenés à réfléchir eux-mêmes sur leur situation de vie. Ils posent de bonnes questions. Ils savent écouter. Ils transmettent la sagesse et la lumière de la Parole de Dieu pour orienter leurs interlocuteurs. Ils suscitent la foi et l’espérance par les promesses de Dieu. Ils invoquent la bénédiction de Dieu, le plus souvent par la prière.

– En restant attentifs aux divers besoins des interlocuteurs et en étant prêts à y répondre: besoins matériels, besoin pour chaque croyant de découvrir et d’exercer ses talents et ses dons spirituels, besoin social de se trouver en relation avec d’autres, dans la famille et dans l’Eglise.

Heureux sont ceux qui rendent visite au nom de Dieu… à la manière de Dieu!


* H. Kallemeyn est professeur de théologie pratique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

]]>
Direction et développement durable… à la manière de Dieu https://larevuereformee.net/articlerr/n247/direction-et-developpement-durable%e2%80%a6-a-la-maniere-de-dieu Thu, 28 Oct 2010 16:22:26 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=181 Continuer la lecture ]]> DIRECTION ET DÉVELOPPEMENT DURABLE…
À LA MANIÈRE DE DIEU

Harold KALLEMEYN*

Introduction

Pourquoi certains pays en voie de développement, particulièrement ceux qui possèdent de très importantes ressources naturelles, continuent-ils à connaître la pauvreté et l’instabilité politique?

Pendant cette présentation, je me propose d’apporter quelques éléments de réponse à cette question à partir de l’affirmation suivante: une bonne gouvernance est un élément indispensable du bon développement et de la prospérité des peuples, des communautés et des nations.

J’aborderai deux questions: la première conceptuelle, la seconde d’ordre plus pratique.

Premièrement: «Quels sont les traits caractéristiques d’une bonne gouvernance?» Ou, pour le dire autrement: «Qu’est-ce qu’un bon chef?» Deuxièmement: «Comment susciter et former de bons dirigeants?»

J’introduirai la première question «Qu’est-ce qu’un bon chef?» par cinq prémisses:

­ La crise de gouvernance dans certains pays en voie de développement – particulièrement dans ceux où la majorité de la population se considère comme chrétienne – est liée à une compréhension insuffisante de l’enseignement des Ecritures saintes.

–  L’un des concepts bibliques négligés est celui de la création. La présentation que la Bible fait des actes et des intentions de Dieu, au commencement du monde, est particulièrement ignorée.

–  La manière que Dieu a de se présenter, dans les premiers chapitres de la Genèse, exerce une influence importante sur l’idée que le croyant se fait de ses propres responsabilités.

–  Dans les premiers chapitres de la Genèse, Dieu se présente comme un dirigeant providentiel, c’est-à-dire comme quelqu’un qui pourvoit en abondance aux besoins de ceux qu’il dirige.

–  Dieu donne à Adam et à Eve – de manière limitée – la responsabilité d’être, comme lui, des dirigeants providentiels.

Considérons maintenant, en trois temps, les traits caractéristiques de la direction (de la gouvernance) providentielle de Dieu:

Premièrement, dans les deux premiers chapitres de la Genèse.

Ensuite, en Genèse 3, qui décrit l’irruption du péché dans le monde.

Enfin, dans les rapports entre Dieu et Caïn décrits en Genèse 4.

1. La direction providentielle du Dieu créateur (Genèse 1-2)

Les deux premiers chapitres de la Genèse présentent au moins six traits caractéristiques – six qualités – de la gouvernance providentielle de Dieu.

–  Dieu est bienveillant et généreux.

–  Il est travailleur.

–  Il reste accessible et il est disponible pour ceux qu’il dirige.

–  Il cultive, chez ceux qu’il dirige, un esprit de réflexion et du discernement.

–  Il leur confie un mandat de développement créatif: créativité.

–  Il privilégie le travail «en équipe», la collaboration.

Dieu est bienveillant et généreux

Des commentateurs bibliques, Juifs comme chrétiens, remarquent à quel point les premiers chapitres de Genèse soulignent la générosité de Dieu. La création, la terre, est dépeinte comme étant un lieu riche et où l’abondance est grande, ayant reçu de Dieu la capacité de se multiplier et de se développer. Calvin remarque que le récit de la création suscite chez le lecteur une admiration devant la grandeur et la générosité de l’œuvre de Dieu, ainsi que de la reconnaissance pour la manière dont l’humanité en bénéficie. Calvin compare le Créateur à des parents enthousiastes qui attendent leur premier enfant. Ils s’assurent que tout est prêt pour l’enfant qui va naître: un berceau est installé, des vêtements de bébé sont préparés, tout est fait pour assurer que l’enfant attendu recevra le meilleur accueil possible.

Cette générosité montre, en particulier, à quel point Adam et Eve ont de la valeur pour Dieu.

Dieu travaille

Pendant les six jours de la création, Dieu travaille avec méthode, avec assiduité. Il ne s’arrête pas au milieu de son projet. Il le poursuit jusqu’au bout. Remarquons aussi que Dieu évalue son œuvre. Vers la fin du sixième jour, Dieu fait le bilan du travail qu’il a accompli. Il remarque la solitude d’Adam et se remet au travail pour corriger cette lacune.

Le travail de Dieu ne se limite pas à ce qui lui est propre – l’acte de créer. Avant de placer Adam dans le jardin, Dieu s’engage dans un travail d’agriculture: «Le Seigneur Dieu planta un jardin à Eden (…) des arbres de toute espèce, agréables à voir et bons à manger.»

Dieu a travaillé la terre. Il a planté des arbres non pas pour son propre agrément, mais afin de pourvoir Adam et Eve d’une nourriture saine et d’un cadre de vie agréable. Par son travail d’aménagement du territoire qu’il a créé, Dieu montre l’importance et la valeur de la vocation d’agriculteur.

Dieu reste accessible et il est disponible pour ceux qu’il dirige

Après avoir créé Adam, Dieu ne se retire pas de la scène, laissant Adam seul. Dieu reste proche de lui. Il vient à la rencontre d’Adam. Cette rencontre a lieu non pas au ciel, la demeure de Dieu, mais chez Adam. Le Dieu de la création est aussi un Dieu de déplacement et de proximité.

Proche d’Adam, il comprend les besoins de celui-ci, particulièrement son besoin de compagnie, un besoin qui ne peut être comblé ni par la présence bienveillante de Dieu, ni par celle des animaux. Dieu comble ce besoin, qu’il comprend, par la création d’Eve.

Dieu cultive, chez ceux qu’il dirige, un esprit de discernement

Dieu communique verbalement avec Adam et Eve, afin de leur expliquer le sens de la création et les avertir du danger. Dieu leur explique le sens de la création, afin qu’ils comprennent la place qu’ils doivent y occuper. «Soyez féconds, dit Dieu, je vous donne toute herbe portant de la semence (…) et tout arbre ayant en lui du fruit.» Dieu les met aussi en garde contre un danger redoutable. «Tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras.»

Dieu leur confie un mandat de développement créatif et durable

Les paroles prononcées par Dieu apportent à Adam et Eve bien plus que de l’information, des conseils et des avertissements.

Après avoir donné l’exemple par son propre travail créatif, Dieu engage Adam et Eve dans un projet créatif. Ils ne sont pas appelés, comme Dieu, à créer, mais à procréer et à faire fructifier la terre. «Remplissez la terre (…)» Par ces paroles, Dieu invite Adam et Eve à imaginer un avenir différent de leur situation immédiate. Il les incite à considérer le monde, qu’il leur confie, comme un lieu en voie de mutation constante, un monde en voie de développement. Un monde où tout ce qui est déjà très bon peut évoluer, se multiplier – se développer – grâce à la bénédiction de Dieu.

Dans le jardin, Dieu conduit les animaux à Adam pour voir comment il allait les appeler. Ainsi, Dieu l’engage dans l’exploration et la découverte progressive du monde. Remarquons qu’Adam n’avait pas besoin de nommer les animaux pour survivre. Les arbres et les plantes lui apportaient sa nourriture. Cependant, la vocation qu’il a reçue de Dieu allait au- delà de ses besoins immédiats. En donnant aux animaux leur nom, Adam répond à une vocation d’exploration et de classification proprement scientifiques.

Dieu agit «en équipe» et encourage le travail en équipe

L’Ecriture décrit la création comme le résultat du travail des trois personnes de la Trinité. Chacune a joué un rôle vital. Dans l’Ecriture, le titre de Dieu est généralement attribué au Père. Mais le Père n’agit pas seul. L’Esprit se tient au-dessus de tout avant même que Dieu ne prononce ses premières paroles créatrices. L’apôtre Jean affirme que c’est par le Fils que tout a été créé (Jn 1.3).

Dieu invite les porteurs de son image à s’associer à son équipe trinitaire. Et il appelle Adam et Eve – ensemble, en équipe – à développer son œuvre. Pour Adam, découvrant Eve pour la première fois, l’idée de pouvoir s’engager dans un travail de long développement avec celle qui est «os de ses os, et chair de sa chair» a été manifestement une bonne nouvelle.

2. La direction providentielle de Dieu après la chute (Genèse 3)

Malgré la rébellion d’Adam et Eve, Dieu continue à les conduire de manière providentielle.

Dieu reste bienveillant et généreux

Après leur désobéissance, Dieu a puni Adam et Eve. Mais il ne leur a pas infligé une «punition maximale». Il n’a détruit ni leur personne ni leur habitat. Tout en respectant sa propre loi, Dieu n’a pas fait payer à Adam et Eve le prix complet de leur faute. Il a été miséricordieux, sa miséricorde étant une forme de générosité qui se manifeste non pas en fonction des qualités de ceux qui en bénéficient, mais plutôt malgré leurs défauts.

La miséricorde généreuse de Dieu montre à quel point Adam et Eve ont gardé de la valeur pour lui, malgré leurs actions condamnables. Dieu montre sa miséricorde aussi par l’encadrement continu de ses créatures. Il les protège – avec le reste de la création – de leurs attitudes et de leurs comportements destructeurs.

Dieu reste accessible et disponible pour son peuple

Adam et Eve ont fait des dégâts importants dans leur relation avec Dieu, dans leur propre vie et dans la création. Coupables, ils fuient Dieu. Ils font tout pour se cacher de lui.

Pourtant, Dieu ne les a pas abandonnés là où ils étaient. Il ne s’est pas retiré. Il les a cherchés afin de les rencontrer et de se retrouver avec eux. Dieu, à la manière d’un magistrat humain, aurait pu dépêcher les anges pour qu’ils transportent Adam et Eve, manu militari, devant un tribunal céleste. Mais il ne l’a pas fait. Comme un bon berger, il s’est déplacé, il a fait tout le chemin nécessaire pour les retrouver, même si eux ne souhaitaient pas le rencontrer.

Dieu s’engage pour répondre à un besoin de son peuple

Dieu s’engage, à long terme, à réparer l’œuvre de sa création. Il promet une victoire définitive sur le destructeur, ce destructeur qui continue à tout faire pour empêcher le développement durable de la création.

Dieu s’engage aussi à court terme. Malgré la corruption du monde produite par le péché, Dieu ne s’en éloigne pas. Il saisit un animal, une de ses créatures «innocentes». Il le tue et, de la peau de la bête, il confectionne des vêtements pour Adam et Eve.

Dieu continue à cultiver un esprit de discernement chez son peuple

Lorsque Dieu retrouve Adam et Eve, il les informe des conséquences désastreuses de leur désobéissance. Cependant, Dieu ne se contente pas de donner simplement de l’information à Adam et Eve. Il engage une conversation avec eux en posant des questions. Pourquoi Dieu leur pose-t-il des questions? Ce n’est pas parce que Dieu ne connaissait pas la réponse, mais parce qu’il voulait, premièrement, rétablir avec eux la communication rompue et, deuxièmement, les amener à réfléchir et à prendre conscience de leur condition et de leur vocation permanente.

Dieu confirme leur vocation et leur communique de l’espérance

Dieu n’a pas annulé les responsabilités d’Adam et Eve dans le monde, malgré leur comportement irresponsable. Malgré la malédiction qui pesait sur eux à cause de leur péché, Dieu ne leur a pas retiré le mandat de développer la terre et de se développer. Cette responsabilité est clairement confirmée après le déluge. Après le déluge, Dieu a communiqué de l’espérance à la race humaine. Dieu promet de ne jamais abandonner son monde qui est fait pour être développé et, comme nous l’avons déjà dit, il promet à Adam et Eve de vaincre, un jour, le prince de la destruction, le diable.

Dieu ne renonce pas à collaborer avec ceux qui se rebellent contre lui

Par sa présence et par ses promesses, Dieu indique son intention de poursuivre une collaboration avec son peuple. Dieu ne rejette pas définitivement ses mauvais collaborateurs. Il ne les élimine pas. En revanche, il les invite à reprendre leurs fonctions, tout en subissant les conséquences de leurs actes.

Remarquons que même si Adam et Eve, à la suite de leur péché, sont plutôt enclins à s’accuser qu’à s’épauler et à s’admirer, Dieu n’a pas pour autant annulé leur mariage. Il confirme leur responsabilité d’agir en équipe en les envoyant ensemble dans le monde.

3. Dieu, un conducteur providentiel pour Caïn

En quoi Dieu se présente-t-il comme un conducteur providentiel pour Caïn?

Dieu est bienveillant avec Caïn

Dieu a manifesté sa bienveillance/miséricorde à Caïn de trois façons.

D’abord, Dieu a clairement dit que son refus de l’offrande de Caïn n’était pas un rejet de la personne de Caïn. Dieu a invité Caïn à surmonter son échec en présentant une offrande qui soit excellente et acceptable comme celle de son frère. Et Dieu a pris la peine de le mettre en garde contre le danger destructeur de la jalousie.

Deuxième acte de miséricorde: Dieu n’a pas anéanti Caïn après le meurtre de son frère cadet.

Troisièmement, Dieu a manifesté sa miséricorde en protégeant Caïn contre ceux qui voulaient le tuer pour venger la mort d’Abel.

Dieu exerce à l’égard de Caïn ce que l’on pourrait qualifier de «miséricorde sévère». Dieu punit le crime, mais il n’anéantit pas le criminel, et il le protège de la vengeance des autres.

Dieu reste accessible et disponible pour Caïn

Dieu n’a pas abandonné Caïn, ni avant, ni après son crime. Dieu est allé à sa rencontre pour parler avec lui. Lors de leurs conversations avant le crime, Dieu avertit et il encourage Caïn. Après le meurtre, Dieu informe Caïn de sa punition, l’exclut de sa famille d’origine, mais il ne lui ôte pas sa vocation de développement, comme nous le verrons dans un instant.

Dieu cultive un esprit de compréhension et discernement chez Caïn

Avant et après son crime, Dieu vient auprès de Caïn, comme il est venu auprès de ses parents désobéissants dans le jardin, en lui posant des questions, des questions qui donnent à Caïn l’occasion de réfléchir sur lui-même et sur sa situation.

Dieu redonne à Caïn de l’espérance pour l’avenir et ne lui enlève pas sa vocation de participer au développement du monde

Caïn est exclu de son clan à cause de son péché. Pourtant, malgré cette punition, Dieu offre à Caïn une protection et de l’espérance. Sous la protection de Dieu, sur une terre éloignée – étrangère, pourrait-on dire – Caïn et ses descendants ont conservé leur vocation, qui est de développer le monde. Caïn a pu fonder une famille nombreuse et productive. Il a fondé la première ville mentionnée dans l’histoire du monde. Ses enfants n’ont pas manqué de créativité. L’un a inventé des instruments de musique, un autre des outils de travail.

Dieu ne renonce pas à collaborer avec celui qui lui désobéit

Bien que Caïn se soit éloigné de Dieu après son crime, Dieu ne le prive pas de sa vocation humaine. Dieu le protège et il lui accorde la possibilité de procréer et d’édifier une communauté humaine qui apporte une contribution importante au développement du monde.

En résumé

Les premiers chapitres de la Genèse présentent un Dieu qui, dans l’exercice de son autorité, 

–  est généreux et miséricordieux;

–  est travailleur et ne dédaigne pas le travail manuel;

–  fait le premier pas pour aller vers son peuple, là où il se trouve, même dans des circonstances adverses; il prend l’initiative d’aller à sa rencontre afin de l’informer, l’encourager, l’avertir, lui faire des promesses, le diriger et lui apporter la réconciliation;

–  pose des questions pour susciter, chez ceux qu’il dirige, une réflexion par rapport à eux-mêmes dans leur situation présente;

–  punit mais n’anéantit ni les fautifs ni leur vocation à se développer et à développer le monde par une imagination et un engagement créatifs;

­–  privilégie la collaboration humaine et l’édification des communautés pour le développement du monde.

Il ne serait pas difficile de montrer que Jésus-Christ et l’apôtre Paul ont fait preuve de ces mêmes qualités de dirigeant.

Tous les pays du monde (les pays dits «en voie de développement», les pays dits «développés») ont besoin de dirigeants qui cherchent à développer ces mêmes qualités, fondatrices d’une bonne gouvernance. C’est la conclusion de la première partie de cette présentation: un bon chef est comme Dieu, non pas à la manière illusoire promise par le diable dans le jardin d’Eden − «Vous serez comme des dieux…» − mais dans le respect de la direction suprême de Dieu; un bon chef assume ses responsabilités en tant que représentant de la providence de Dieu auprès de ceux qu’il dirige.

+

La deuxième question à étudier dans cette présentation est la suivante: «Comment susciter et former de futurs responsables afin qu’ils dirigent… à la manière de Dieu? Cette question comportera deux parties.

1)  Quels sont les défis qui se dressent devant tout effort de formation et d’éducation dans les pays en voie de développement? Mes remarques tiendront compte, en particulier, de cette partie du monde que je découvre depuis dix ans et que j’aime, l’Afrique francophone.

2)  Quelles sont les démarches éducatives susceptibles de contribuer à la formation de bons dirigeants ?

1. Les défis éducatifs

En considérant la situation des pays de l’Afrique francophone, trois défis me paraissent particulièrement grands et difficiles:

a) L’illettrisme fonctionnel

Dans de nombreux pays africains, un grand pourcentage des dirigeants de base – qu’ils soient religieux ou politiques – peuvent être considérés comme des illettrés fonctionnels. Il s’agit, souvent, de personnes de grande qualité qui ont appris à lire à l’école, mais qui, pour plusieurs raisons, n’ont pas l’habitude de lire régulièrement. Par conséquent, ils ont perdu leur aptitude à lire aisément.

b) Les traditions d’éducation

Trois remarques:

i)  Dans de nombreuses ethnies de l’Afrique francophone, on attache une grande valeur au respect et à la soumission aux traditions ancestrales. Cette valorisation du passé se concrétise par des démarches éducatives qui privilégient la réception non critique de la matière transmise.

La matière enseignée est généralement dispensée sous forme de cours magistraux. Pour bien des enseignants – en commençant par les pasteurs – enseigner veut dire se tenir devant les apprenants pour leur transmettre des informations à retenir.

ii)  Selon mes observations, les pratiques scolaires en Afrique francophone restent encore très influencées aussi par la tradition scolaire française. On n’y développe pas, ou peu, les compétences nécessaires pour constituer et pour diriger des groupes de travail qui soient capables de:

–  reconnaître ensemble l’existence d’un problème qui se présente;

­–  élaborer des stratégies pour résoudre ce problème;

–  attribuer à chacun un rôle et des responsabilités précises dans la mise en œuvre de cette stratégie;

­–  évaluer ensemble le progrès réalisé et les obstacles à surmonter dans l’avenir.

iii)  Remarquons aussi que la tradition scolaire et académique française tend à accorder plus de valeur à l’acquisition des connaissances théoriques qu’à la maîtrise des comportements moraux et des compétences pratiques. Or, plusieurs dirigeants des pays de l’Afrique francophone que j’ai consultés m’ont dit que ce sont ces deux qualités critiques qui font défaut chez un bon nombre de leurs dirigeants religieux et politiques: 1) les comportements moraux et 2) les compétences nécessaires pour diriger des groupes capables d’assurer un développement durable.

Notons que des lacunes dans la formation à une vie morale et dans l’acquisition des compétences nécessaires pour diriger des groupes peuvent donner aux programmes scolaires et académiques un aspect irréel. Quel est le rapport entre ce que l’on apprend et les préoccupations et les responsabilités de la vie quotidienne? Si ce rapport n’est pas clairement établi, on cédera d’autant plus facilement à la tendance, trop répandue, qui considère les diplômes, avant tout, comme un moyen d’accéder à un surplus de privilèges, de prestige et de pouvoir.

c) La dépendance

Partout, dans les pays en voie de développement, de nombreux programmes éducatifs ont été fondés et continuent d’être financés par des organismes étrangers, qu’il s’agisse d’organisations non gouvernementales (ONG) laïques ou de sociétés missionnaires. Trop souvent, quand l’ONG fondatrice ou la mission fondatrice de ces programmes décide de ne plus les subventionner, les programmes sont abandonnés. Ce phénomène, trop fréquent, renforce l’impression générale que le pays ne peut pas se développer sans des transfusions financières permanentes venues de l’étranger.

2. Critères éducatifs

Comment relever ces trois défis qui apparaissent, trop souvent, comme des obstacles insurmontables à la formation efficace des dirigeants responsables et compétents?

a) Pour faire face à l’illettrisme fonctionnel

Face au défi de l’analphabétisme fonctionnel, il paraît indispensable, dans la plupart des pays francophones d’Afrique, de promouvoir l’usage du français fondamental, un style littéraire employé dans la traduction de la Bible «Parole de Vie». Cette traduction utilise, selon des règles établies, un vocabulaire limité et des structures de phrases simples. Le français fondamental littéraire présente au moins quatre avantages.

Premièrement, il facilite la compréhension et l’acquisition des idées exprimées.

Deuxièmement, on peut remarquer que les textes rédigés en français fondamental donnent de la confiance à ceux qui n’ont pas l’habitude de lire. Devant un texte en français fondamental, on arrive, avec une relative aisance, à saisir les idées exprimées et à engager une réflexion responsable à partir de la double interrogation: «Que veut dire cette idée? Quelles en sont les implications dans mon contexte actuel?»

Troisièmement, le français fondamental facilite la traduction des idées communiquées en langues locales, ces centaines de langues africaines qui sont le moyen d’exprimer son identité, ses convictions de cœur et qui tissent des liens communautaires forts. La traduction relativement facile des idées du français fondamental dans les langues africaines permet aux idées communiquées de pénétrer le cœur, la conscience et le tissu social des communautés, sans quoi elles resteront irréelles et inconséquentes.

Enfin, l’utilisation généralisée du français fondamental permet aux futurs responsables – même s’ils maîtrisent la communication en français littéraire classique – de savoir bien communiquer avec les populations qui n’ont pas un accès facile au français littéraire.

b) Pour dépasser des pratiques éducatives limitées

Comme il a déjà été dit, dans de nombreux pays de la francophonie africaine, enseigner est synonyme de faire une conférence. Ce mode d’enseignement a de la valeur, mais il a aussi ses limites, notamment pour former de futurs dirigeants. Quelles sont les méthodes d’enseignement susceptibles de promouvoir l’acquisition des comportements moraux et des compétences nécessaires pour diriger des groupes qui contribuent au développement durable? Je voudrais en suggérer deux:

–  Premièrement, ce que l’on peut qualifier de démarches inductives. Des questions sont posées aux apprenants, qui sont invités, par la suite, à chercher la signification des mots employés et la réponse aux questions posées à partir, premièrement, de textes disponibles et, deuxièmement, de leur expérience personnelle.

En quoi les démarches inductives contribuent-elles à la formation des dirigeants capables d’engager un développement durable?

Des démarches inductives appropriées cultivent, chez l’apprenant, la capacité et l’habitude de chercher, par sa propre démarche d’investigation, la solution au problème posé, au lieu d’attendre passivement que la réponse soit donnée (ou imposée) par l’enseignant ou par une autre figure d’autorité. Des approches inductives cultivent, chez le futur dirigeant, la capacité d’envisager des solutions aux difficultés avec les ressources qui sont à sa disposition et de le faire avec confiance.

Par des démarches inductives collectives, l’apprenant développe la capacité de fonctionner en groupe. Il apprend à:

–  écouter, avec attention et respect, les idées et les opinions des autres membres du groupe;

–  évaluer les idées et les opinions exprimées par les autres;

–  exprimer ses propres idées et opinions de manière claire et convaincante;

–  écouter attentivement l’évaluation de ses idées par d’autres.

Ecouter, s’exprimer, évaluer et se faire évaluer: ce sont autant de capacités nécessaires pour bien fonctionner en communauté d’Eglise ou en société démocratique.

–  Une deuxième démarche éducative est appelée parfois l’approche éducative par compétences ou un système éducatif basé sur les résultats, ou, encore, l’éducation par objectifs, appelée en anglais outcomes based education et que j’appellerais, dans le cadre de cette présentation, Education orientée vers le changement.

Je ne suis pas un inconditionnel de ce mouvement éducatif qui, depuis plus de vingt ans, a suscité beaucoup de débats chez les éducateurs. Son intérêt pour notre sujet tient, à mon sens, à sa capacité d’établir un rapport entre, d’une part, les connaissances et les compétences enseignées et, d’autre part, la potentialité de ces nouvelles connaissances et compétences pour effectuer des changements observables dans le milieu de l’apprenant.

La question centrale posée par l’éducation orientée vers le changement est: «Quels changements mes nouvelles connaissances et mes nouvelles compétences acquises peuvent-elles produire dans mon milieu, dans ma famille, dans mon Eglise ou dans mon quartier?»

Cette démarche invite l’apprenant à identifier des changements possibles qui sont suggérés par ses nouvelles connaissances. Par la suite, l’apprenant indique les activités précises qu’il doit accomplir pour réaliser les changements souhaités. Régulièrement, chaque apprenant fait un rapport d’activités devant le groupe et indique en quoi son action a contribué à réaliser les changements souhaités.

Avant tout, cette démarche forme l’image que l’apprenant, le futur dirigeant, se fait de lui-même. Il apprend à se considérer comme agent du changement (un agent du développement) responsable, dans l’histoire humaine (l’histoire humaine qui, pour le chrétien, est l’histoire du Christ Rédempteur).

Dans les dix ans de mon activité en Afrique, j’ai été souvent étonné par les changements importants produits dans les familles, les Eglises, les villages et les quartiers de ceux qui se sont engagés dans des démarches d’éducation orientée vers le changement.

c) Pour surmonter les habitudes de dépendance

Des projets éducatifs destinés à former des dirigeants dans des pays où le pouvoir d’achat est très réduit – c’est le cas dans la majorité des pays d’Afrique francophone – doivent, à notre avis, répondre à au moins trois critères:

–  sur le plan géographique, ces projets doivent être accessibles, même dans les régions éloignées des centres urbains;

–  sur le plan linguistique, ils doivent être intelligibles par les populations de tradition orale;

–  sur le plan financier, ils doivent être abordables.

Aujourd’hui, les nouvelles technologies, que nous ne pouvions même pas imaginer il y a quelques années, présentent des occasions extraordinaires pour développer des programmes éducatifs qui répondent à ces critères.

Conclusion 

Les populations du monde entier – et celles d’Afrique francophone en particulier – partagent une attente commune, celle d’être dirigées par de bons chefs. Croyants – théologiens – que nous sommes, nous ne pouvons pas rester insensibles à cette attente. Elle s’adresse à nous comme un double appel:

–  un appel à pratiquer et à faire connaître le modèle du Dieu dirigeant;

–  un appel à l’enseigner, sans doute en quittant (ou devrais-je dire en dépassant) les sentiers battus de l’éducation scolaire et académique occidentale.

——————

* H. Kallemeyn est professeur associé de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence et anime des projets missionnaires en Afrique francophone.

]]>