Yannick IMBERT – La Revue réformée https://larevuereformee.net Wed, 08 Feb 2023 16:35:24 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12  Sommaire N° 295 – 2020/3 – JUILLET 2020 – TOME LXXI https://larevuereformee.net/articlerr/n295 Wed, 08 Feb 2023 18:18:50 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1189 Continuer la lecture ]]> Yannick IMBERT
La spiritualité des études en théologie


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La théorie du genre. Pour une évaluation théologique


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Le monstre comme jouet. Léviathan dans le Psaume 104.26


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Prêcher le Christ à partir des Proverbes


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La place de la Parole dans le culte protestant

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Le royaume de Dieu dans l’Eglise et la société
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Gert KWAKKEL
« Que ton règne vienne »
Que demandons-nous dans cette requête?


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« Au nom de Jésus » : l’autorité du Christ dans la vie chrétienne


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« Sur la terre comme au ciel » : une évaluation de la théologie « dominationiste » de Peter Wagner


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Le combat spirituel dans l’évangélisation https://larevuereformee.net/articlerr/n290/le-combat-spirituel-dans-levangelisation Wed, 09 Jun 2021 17:02:16 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1124 Continuer la lecture ]]> Le combat spirituel dans l’évangélisation

Yannick Imbert
Professeur d’apologétique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


L’évangélisation est-elle un simple acte humain ou est-elle plus que cela, une entreprise profondément spirituelle ? Peter Wagner, qui fut professeur à Fuller Theological Seminary, est l’un des théologiens qui a constamment soutenu la seconde affirmation. Wagner est sans doute l’un des missiologues qui a le plus marqué le monde charismatique, tout comme il a été transformé par ce dernier. L’importance du « combat spirituel » dans la théologie de Wagner ne peut pas être sous-estimée, et ce sujet structure la plupart de ses ouvrages écrits après les années 1980. Notons bien cependant que Wagner n’est certainement pas le seul à voir l’évangélisation comme étant premièrement de nature spirituelle, ni même le seul à faire du combat spirituel le point pivot de l’évangélisation. Essayons dans un premier temps de résumer le lien qu’il discerne entre évangélisation et combat spirituel. Dans un deuxième temps, nous examinerons quelques points qui exigent une discussion plus approfondie.

Ceci dit, la tâche est plus difficile qu’il n’y paraît, car la pensée de Wagner s’est développée et graduellement nuancée au cours des trente dernières années. Au cours de son évolution théologique personnelle, Wagner a en effet mis l’accent sur l’une ou l’autre des dimensions spirituelles de l’évangélisation. A partir d’un fort accent mis sur l’évangélisation de puissance, par les signes et les prodiges, Wagner a formalisé et expliqué l’importance du « combat spirituel (au niveau) stratégique », dont la pratique de la « cartographie » spirituelle est l’une des clés. Il a souligné l’importance de combattre contre les esprits territoriaux et la nécessité de faire revivre les ministères prophétique et apostolique – véritables signes de Dieu pour le réveil de l’Eglise. Ce dernier mouvement, auquel le nom de Wagner est associé, est la Nouvelle Réforme apostolique1. De fait, l’accent sur le combat spirituel s’est un peu effacé dans les dernières années de son ministère, mais l’influence, toujours présente, de cette dimension théologique explique pourquoi il est important d’être familier avec celle-ci.

Avant de commencer, notons que l’enseignement de Peter Wagner sur l’évangélisation prend racine dans son profond changement d’attitude envers ce qu’il appelle le « combat spirituel ». Je ne vais pas m’attarder sur les causes qui ont conduit Wagner à adopter une perspective proche de la « troisième vague » charismatique. Traçons plutôt ensemble les contours de sa théologie du combat spirituel avec une attention particulière au « combat stratégique », dont le pivot est la « cartographie spirituelle », ou encore la lutte contre les esprits territoriaux.

Le combat spirituel contre les esprits territoriaux

Le point de départ de la théologie du combat spirituel proposée par Wagner est sa distinction entre trois sortes d’engagements spirituels. Au niveau personnel, il se concentre sur l’exorcisme ; au niveau de l’occulte, il est dirigé contre les activités démoniaques ; au niveau territorial, stratégique, il cherche à faire s’effondrer les esprits territoriaux2. C’est sur ce dernier aspect du combat spirituel que nous allons nous concentrer dans cette étude.

Ce serait une erreur de croire que l’accent mis sur les « esprits territoriaux » procède premièrement d’une herméneutique biblique. Ce qui a servi à la formulation de la « cartographie spirituelle », c’est bien plus un constat pragmatique fait au cours de discussions avec des missionnaires travaillant essentiellement en Amérique latine. Les comptes rendus d’évangélistes qui témoignaient de conversions de masse ne pouvaient laisser indifférent un missiologue comme Wagner. C’est la curiosité professionnelle qui l’a conduit à chercher les causes qui pouvaient expliquer une telle croissance de l’Eglise dans des zones où celle-ci avait été peu significative, voire nulle, dans les décennies précédentes. C’est en se penchant sur ces études de cas que Wagner a commencé à se demander si le combat contre les réalités spirituelles ne pouvait pas être un facteur déterminant dans la croissance de l’Eglise3.

Ainsi, il nous faut bien remarquer que chez Wagner l’accent fort, voire exagéré, sur le combat spirituel stratégique provient d’un désir intense de voir les Eglises grandir. Cela signifie que la notion de cartographie spirituelle, qui est une technique parmi d’autres de combat stratégique, doit être vue comme une extension du mouvement de croissance de l’Eglise qui essayait de « libérer » des conversions de groupe, plutôt que de se focaliser sur des conversions individuelles. Wagner a simplement pris conscience que cette « libération » de masse ne pouvait venir que d’un combat spirituel direct avec des esprits liant des régions, empêchant ainsi leurs habitants de croire en Christ.

Concernant les appuis bibliques justifiant l’importance du combat contre les esprits territoriaux, Wagner s’inspire largement de textes comme Ephésiens 6 (en particulier le verset 12), qui est selon lui le chapitre le plus complet sur le combat spirituel. Certes, ce chapitre particulier d’Ephésiens parle d’une confrontation spirituelle dans laquelle nous sommes, que nous le voulions ou non, engagés4. Mais Wagner va plus loin en discernant un mandat biblique clair en faveur de la lutte contre les esprits territoriaux.

Un autre passage central dans la présentation du combat stratégique est celui de Daniel 10. Nous n’avons bien sûr pas le temps de procéder à une exégèse attentive du texte, mais remarquons simplement que même si le texte peut suggérer l’existence d’un esprit territorial, c’est une sérieuse extrapolation que d’en déduire que des esprits territoriaux existent au-dessus de chaque nation, ville ou région géographique5. Et une déduction plus osée encore que d’affirmer que nous devons lutter directement contre eux. Nous reviendrons plus tard sur la manière dont Wagner, et d’autres avec lui, justifient une exégèse biblique très orientée – si l’on peut encore parler d’exégèse !

Qu’est-ce que le combat spirituel contre les esprits territoriaux, tel que l’encourage Wagner, mais aussi John Wimber, Charles Kraft, ou encore Cindy Jacobs – qui a eu une certaine influence sur Wagner ? Pour Jacobs, les esprits territoriaux sont tout simplement des esprits qui contrôlent une certaine région géographique6. Ayant dit cela, rien n’a vraiment été dit. Wagner précise un peu en notant qu’

on désigne souvent ces forces adverses par l’expression « esprits territoriaux » qui tentent en effet d’emprisonner dans des réseaux de captivité spirituelle un grand nombre d’êtres humains par le biais de villes, de nations, de voisinages, de groupes de personnes, d’allégeances religieuses, d’industries ou toute autre forme de société humaine7.

Les esprits territoriaux sont des opposants notables à notre mandat missionnaire car ils « emprisonnent » nos contemporains. C’est cet enjeu qui crée l’absolue nécessité de nous engager dans ce combat cosmique, comme le texte de 2 Corinthiens 10.4 nous y encourage selon notre auteur : « Car les armes avec lesquelles nous combattons ne sont pas celles de la chair. » Ces armes étant spirituelles, elles permettent au croyant de renverser les forteresses spirituelles qui emprisonnent le monde, non pas seulement les êtres humains, mais la création entière soumise à la domination d’esprits mauvais.

Os Hillman quant à lui explique que le terme « forteresse » sous la plume de l’apôtre Paul

fait référence aux forteresses spirituelles où Satan et ses légions cherchent refuge. Ces forteresses existent dans les schémas de pensées et les idées qui régissent les individus dans leurs maisons, leurs lieux de travail et leurs Eglises, ainsi que dans les communautés et les nations8.

Cependant, le texte de Paul ne semble pas directement lié à l’existence d’esprits territoriaux, comme le reste du passage l’indique :

Nous démolissons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous nous emparons de toute pensée pour l’amener, captive, à l’obéissance du Christ. (2Co 10.4-5)

Les autres appuis bibliques invoqués sont, entre autres, Apocalypse 12, un « clair exemple de combat spirituel stratégique » pour Wagner9. Bien sûr ce dernier ne manifeste aucun intérêt pour une exégèse qui prendrait en compte le genre littéraire de l’Apocalypse.

Wagner n’est pas le seul à préconiser le combat spirituel stratégique contre les esprits territoriaux comme étant l’arme la plus importante que nous pouvons utiliser pour atteindre les exclus. Il est cependant l’autorité la plus souvent citée sur le sujet10. Parmi les autres théologiens qui ont mis en avant ce même combat stratégique, John Wimber explique ainsi ce que sont les esprits territoriaux :

Ce sont de puissants anges déchus – principautés, puissances, dominations, trônes, autorités, dirigeants – qui exercent leur influence sur les villes, les régions et même les nations (Ep 1.21, 6.10, 12 ; Col 2.15)11.

Le même Wimber explique que, dans sa lettre aux Colossiens, l’apôtre Paul avertit les chrétiens qu’une réalité spirituelle existe, et que notre monde est sous l’influence d’esprits malveillants que Wimber appelle « esprits élémentaires »12. Précisant sa pensée, Paul ferait alors allusion à des forces qui influencent les fondements d’une société :

Veillez à ce que personne ne vous emmène captifs à travers une philosophie creuse et trompeuse, qui dépend de la tradition humaine et des principes de base de ce monde […] Et après avoir désarmé les pouvoirs et les autorités, il en a fait un spectacle public, triomphant d’eux par la croix […] Puisque vous êtes morts avec Christ aux esprits élémentaires de ce monde, pourquoi vous soumettez-vous à leurs règles comme si vous apparteniez encore à ce monde […]. (Col 2.8, 15, 20)13

L’enseignement est clair : la lutte contre les « esprits élémentaires » est la clé pour amener nos contemporains à Christ. Wagner pour sa part va même jusqu’à affirmer qu’en affrontant les esprits territoriaux par la prière – dans le but de libérer des zones géographiques de sorte que ses habitants puissent répondre à l’Evangile –, nous introduisons une « technique spirituelle » qui ouvrira les portes de la plus grande puissance donnée à l’Eglise par Dieu depuis que William Carey a commencé le mouvement des missions protestantes à la fin du xviiie siècle14.

Plus encore, Wagner était convaincu que le combat spirituel était un nouvel instrument que Dieu avait donné à l’Eglise et que, « jamais depuis la Pentecôte elle-même, l’histoire n’a enregistré un niveau de prière sur les six continents comparable à ce qui se passe aujourd’hui »15. Avant, l’Eglise n’était pas prête. Dieu ne pouvait pas lui confier la grande responsabilité de la libération des non-chrétiens par la force de la prière – par la quasi seule force de la prière. Cela a donné naissance aux « marches spirituelles », conduites pour « reprendre les villes »16. Et Wagner de conclure que ne pas adopter cette lutte stratégique, c’est prendre le risque d’être infidèle à Christ17.

Bible ou expérience

Wagner souligne avec raison qu’une lutte spirituelle fait partie intégrante de l’évangélisation, voire de la vie chrétienne. La question est de savoir quelle est notre place dans cette lutte et comment la mener. Les réponses apportées, notamment en rapport avec le « combat stratégique », sont relativement déficientes. L’un des problèmes majeurs de la théologie de Wagner n’est pas tant son enseignement concernant tel ou tel aspect spécifique du combat spirituel. Après tout, il est tout à fait légitime de discuter de l’existence des esprits territoriaux et de leur place dans notre pratique spirituelle. Il est même tout à fait envisageable d’affirmer leur existence. Une fois encore, ce sont les modalités de notre opposition spirituelle qui seraient à discuter.

Plus sérieusement et plus fondamentalement, le problème majeur est le lien entre autorité de l’Ecriture et autorité de l’expérience personnelle. Dans plusieurs cas d’interprétation biblique, Wagner manifeste une tendance à s’appuyer sur des interprétations pouvant sembler arbitraires. Cela le conduit à faire constamment référence à ses interprétations bibliques avec des expressions telles que « je crois, je pense, il se pourrait, nous sommes plusieurs à penser que, j’aime comprendre ce passage ainsi… »18. Mais ce jugement apparemment arbitraire ne l’est pas totalement dans son esprit. Il résulte d’un raisonnement épistémologique bien particulier. Selon Wagner, nous pouvons obtenir des informations valides à partir de trois sources :

  1. la Parole révélée de Dieu, la Bible ;
  2. les paroles de Dieu reçues par les croyants ;
  3. l’analyse et l’interprétation des actions de Dieu dans le monde19.

Toutes trois sont des sources possibles de connaissance. En disant cela, Wagner ne fait pas de distinction épistémologique entre la Parole de Dieu – la Bible – et les autres moyens de connaissance. Cela peut expliquer l’impression que donne parfois la lecture des ouvrages de Wagner : la deuxième source de connaissance (personnelle, expérientielle), vient remplacer l’exégèse.

La position de Wagner fait émerger plusieurs problèmes. Le premier est la profonde contradiction de la méthode même de connaissance proposée par Wagner. En effet, l’un des problèmes reconnus par Wagner lui-même est la manière dont nous pouvons nous assurer que les « paroles de Dieu » reçues par les croyants (B) sont bel et bien de Dieu. Comment être certain que l’interprétation de tel ou tel « prophète » ou « apôtre » est vraiment celle de Dieu ? Wagner mentionne les critères par lesquels il tente de discerner l’inspiration des « paroles » des croyants20 :

  1. elles ne contredisent pas la Bible ;
  2. elles rendent gloire au Dieu trinitaire ;
  3. elles sont conformes à la volonté de Dieu ;
  4. elles font avancer de manière mesurable le royaume de Dieu ;
  5. les actions divines qu’elles annoncent se réalisent et sont confirmées par deux ou trois témoins crédibles ;
  6. ces actions divines sont une bénédiction pour les croyants locaux ;
  7. elles ont l’assentiment de collègues ayant des conceptions identiques.

A première vue, ces critères semblent solides. Il faut apprécier la volonté de Wagner de ne pas accepter naïvement une soi-disant parole divine, simplement parce qu’elle est appelée ainsi. Cependant, un sérieux problème apparaît lorsque nous mettons en dialogue ces sept critères et ses trois sources de connaissance. Quel est ce problème ?

Imaginez qu’un missionnaire ou prophète communique une parole divine. Votre première démarche est de vérifier qu’elle ne contredise pas la Bible – critère no 1. Cela semble facile, si bien sûr la Bible se prononce sur le sujet. Mais imaginez maintenant que cette parole divine concerne quelque chose dont la Bible ne parle pas. Imaginez qu’un prophète, appelons-le Billy Hill, a une vision dans laquelle Dieu « parle » pour révéler quelque chose qui n’est pas présent dans la Bible. Il n’y a pas contradiction. Le critère no 1 est bien respecté. Mais que dire de la conformité de cette nouvelle parole à la Bible ? Vous ne pouvez pas le savoir parce que justement il n’y a rien dans la Bible. Dans ce cas vous devez vous tourner vers cette autre source de connaissance que sont… les paroles d’autres croyants. Imaginez maintenant qu’un autre prophète, Buck Lorris, confirme cette « vision » de Billy Hill, qu’avez-vous ? Une confirmation de la première parole prophétique par une deuxième parole prophétique. En conclusion, les paroles prophétiques se justifient l’une l’autre. L’ancrage biblique ne disparaît pas mais devient très largement secondaire. Cette position amoindrit assez radicalement l’autorité de la Bible en la ramenant au niveau des inspirations subjectives des chrétiens.

En fait, aucune des deux autres sources de connaissance proposées par Wagner ne peut vous dire si la parole prophétique, ou la parole d’interprétation biblique, est conforme à la volonté de Dieu. Seule la Bible peut vous le dire. La seule source de connaissance fondamentale est donc l’Ecriture, les autres ne sont que dérivatives, partielles et n’ont de sens qu’en relation avec ce que la Bible affirme. Il est incohérent d’en rester à des affirmations acceptées comme « divines » simplement parce qu’elles ne sont pas en contradiction avec la Bible.

Kraft, de son côté, essaie aussi de justifier certaines interprétations de la Bible, parfois arbitraires et exégétiquement infondées, en affirmant qu’elles correspondent en réalité à la volonté de Dieu. Lui aussi s’appuie sur l’argument fondamental de la corroboration des paroles ou visions divines. Bien sûr, une telle perspective n’a pas manqué d’être critiquée. Quelle différence existe-t-il alors entre une révélation accordée à l’un des prophètes bibliques et une révélation prophétique contemporaine ? Pour essayer de répondre, Kraft souligne tout d’abord que ces paroles prophétiques sont, par nature, similaires l’une à l’autre. Et cependant, les paroles de connaissance et autres communications reçues de Dieu ne sont pas une nouvelle révélation parce qu’elles ne sont pas en contradiction avec les Ecritures, mais simplement un accomplissement de la manière dont Dieu s’est révélé à nous dans la Parole écrite, la Bible21. Ainsi, pour Kraft, ces communications de Dieu ne sont pas une nouvelle révélation de Dieu, mais un ajout à la révélation biblique22.

Pour défendre cette position, Kraft s’appuie sur une distinction entre deux verbes grecs, et note la particularité du terme ginosko, qui selon lui fait référence à une vérité expérientielle plutôt qu’à une simple connaissance. Il traduit ainsi Jean 8.32 de la manière suivante : « Vous expérimenterez la vérité et la vérité vous rendra libres. »23 Discernant deux moyens de connaître la vérité, dont une connaissance individuelle par une communication nouvelle de l’Esprit, Kraft peut justifier l’apparition d’enseignements « complémentaires ». Ainsi, les « ajouts » à la Bible sont des expériences légitimes du même Esprit qui anima les prophètes bibliques. Nous pourrions, bien sûr, demander à Kraft les justifications bibliques de ses pratiques et de ses interprétations. Cependant, Kraft n’estime pas devoir se justifier devant des chrétiens qui n’auraient pas expérimenté un christianisme de puissance, leurs critiques étant purement théoriques. Parce qu’ils n’ont pas fait l’expérience d’un ministère de puissance, ils manquent d’éléments pour interpréter correctement l’Ecriture24.

Tout cela remet en question un principe fondamental d’une doctrine protestante de la Bible, qui est la suffisance de cette dernière. De fait, Kraft n’hésite pas à dire, de manière tout à fait explicite, que la Bible est incomplète et que nous avons besoin d’autres révélations de Dieu25. Il remarque d’ailleurs que souvent nous n’avons dans la Bible que des récits limités de rencontres démoniaques, et que nous avons la liberté de remplir les « blancs » qui demeurent quant à la manière dont nous devons nous engager dans le combat spirituel26. Wagner partage cette conclusion, notant que les apôtres n’étaient pas hostiles à des paroles divines supplémentaires qui n’étaient pas contraires à « leur » Bible – qu’ils étaient ouverts « à de nouvelles perspectives »27.

En clair, l’expérience personnelle est devenue la force motrice derrière le ministère de Kraft. En cela, la théologie de Wagner est catholicisante, remplaçant simplement la tradition par l’expérience, tout en compromettant, comme la doctrine catholique, la suffisance de la Bible28.

Problèmes théologiques

En outre, la théologie de Wagner, notamment son enseignement sur le combat spirituel et les esprits territoriaux, pose plusieurs problèmes théologiques. Premièrement, nous devons nous demander quel est le lien entre le combat spirituel et la proclamation évangélique. Certainement, l’objectif global de Wagner est bien le salut de ceux qui ne connaissent pas encore Christ. Le problème, c’est de savoir comment nous arrivons à la connaissance de Christ et au salut.

A plusieurs reprises, il semble que pour Wagner le réel problème qui nous empêche d’accepter Christ n’est pas d’abord notre péché mais les esprits qui nous lient et nous empêchent de croire29. Ces esprits peuvent être des esprits territoriaux qui contrôlent une région et empêchent ainsi la réception de Christ. Cela pose la question anthropologique de la nature du péché. Sur ce point Wagner n’est pas clair, non que ce qu’il écrit soit confus, mais il n’en parle pas de manière systématique.

Cependant, les implications de sa théologie du combat spirituel amènent à une conception plus que modérée du péché. Les rares fois où Wagner exprime sa doctrine du péché, les informations éparses sont inquiétantes. L’un des moments où Wagner mentionne ce qu’il croit à ce sujet, c’est lorsqu’il parle des conditions du combat spirituel. L’une de ces conditions est la sainteté. Le combat spirituel étant une lutte radicale contre des esprits mauvais, cette lutte ne doit être entreprise qu’en étant vraiment purs afin de ne pas laisser d’opportunité à ces mêmes esprits – afin de ne pas avoir de trous dans notre armure. Notons que cette pureté, cette sainteté, est en partie dépendante de la prière30. C’est maintenant que le lecteur devra mettre sa casquette de systématicien ! Pour Wagner, cette sainteté est possible aujourd’hui et maintenant. Il est possible jour après jour de ne pas pécher.

Alors attention, Wagner est bien clair sur un point : nous ne serons jamais parfaits tous les jours, mais il est possible de l’être, régulièrement, voire plusieurs jours de suite. Dans l’une de ses conférences, Wagner note que dans le milieu réformé – son milieu d’origine – la confession des péchés est constante. Mais, demande Wagner, pourquoi devrions-nous penser que nous allons pécher ?31 Nous pouvons passer des journées entières sans pécher, grâce à la prière. Celle-ci nous permet d’éviter la chute, de résister aux tentations et donc de ne pas pécher.

Wagner explique que lorsqu’il a commencé à enseigner cela à Fuller, il a fait face à des oppositions, ce qu’il a ressenti comme étant un combat spirituel. La conclusion fut pour lui évidente : Satan n’aimait pas cet enseignement, et il dirigeait donc ses collègues contre lui. Nous touchons là à un autre problème de la théologie de Wagner : il est impossible d’être en désaccord théologique avec lui parce que soit vous n’avez pas fait les bonnes expériences spirituelles, soit c’est Satan qui l’attaque à travers vous. J’imagine donc que si vous étiez en désaccord théologique avec lui sur la pureté réelle et complète du chrétien, vous faisiez l’œuvre de l’ennemi32.

Ajoutons à cela que son accent sur le combat spirituel « territorial » voile une réalité importante. Notre problème spirituel n’est pas premièrement que nous sommes sous l’influence, voire le contrôle, d’esprits territoriaux33. Notre maladie spirituelle, c’est notre péché, c’est que nous sommes « en Adam ». Mais Wagner semble totalement ignorer cela. Sa conception du péché se rapproche de certaines dérives du mouvement de sainteté et doit être abordée avec un regard critique et biblique. Par exemple, son affirmation que Christ n’est pas mort à cause du « péché originel » mais simplement pour nos péchés actuels34 doit être évaluée au regard de la Bible. Pour Wagner, seule la mort physique nous délivre du péché originel parce que « le salaire du péché, c’est la mort » (Rm 6.23). Tout cela a un impact sur le combat spirituel. Wagner a tendance à faire du mal quelque chose qui nous est toujours externe. C’est aussi cela qui explique que la doctrine du péché nous entraîne vers la christologie.

En effet, la doctrine de l’Ecriture, et celle du péché, ne sont pas les seuls points sur lesquels la théologie du combat spirituel de Wagner est déficiente. La christologie est aussi un domaine qui mériterait une réflexion plus approfondie, mais une chose doit être notée : la christologie semble n’avoir qu’une faible place dans les ouvrages de Wagner. Si elle n’en est pas totalement absente, elle est éclipsée par le combat spirituel, pour les raisons évoquées35.

Soyons clairs. Du point de vue du Nouveau Testament, si nous sommes libres en Christ, ce n’est pas parce que des esprits tutélaires ou territoriaux ont été chassés, mais parce que nous sommes morts et ressuscités en lui et avec lui. Et ceci n’est pas une manière de parler. Bien au contraire, pour Paul, c’est une réalité spirituelle. Nous ne sommes pas libérés de la puissance de Satan, ni de notre péché, en nous engageant dans une lutte frontale, ni même en liant les esprits – qu’ils soient territoriaux ou non. Au lieu de cela, l’Ecriture, et le Nouveau Testament en particulier, affirme constamment que nous sommes morts au pouvoir de Satan. L’œuvre de Christ à la croix est notre arme spirituelle. Nous sommes libérés en étant « transférés » dans un autre royaume, en ayant une autre allégeance. C’est parce que nous sommes sous une nouvelle autorité que le combat spirituel est déjà remporté36. C’est la prédication de la bonne nouvelle qui nous libérera, car en elle seule le Christ est révélé.

Conclusion

Une fois de plus soyons clairs. Wagner cherche une chose, c’est que nos contemporains parviennent à la connaissance de Christ et soient libérés de l’influence de Satan et du péché37. Nous pouvons nous associer à ce désir, mais aux moyens mis en œuvre pour y arriver, c’est beaucoup plus discutable, en particulier lorsque nous évaluons en détail le « combat stratégique » d’un point de vue biblique.

S’il est vrai qu’il y a une lutte spirituelle engagée dans notre monde, notre place est différente de celle proposée par Wagner. Entre autres choses, l’exigence de discerner le nom des esprits territoriaux – ou autres – est quelque chose de dangereusement similaire à ce qu’on pourrait appeler de la magie chrétienne. Par contraste, dans l’Ecriture, la connaissance de ces noms ne semble pas nécessaire pour lutter contre les esprits (Ac 16.18). De plus, l’Ecriture nous exhorte à avoir de la prudence dans notre interaction avec le domaine des esprits. Cette même révélation de Dieu est aussi le plus souvent silencieuse quant à l’étendue de notre autorité, accordée en Christ, contre les esprits territoriaux, ce qui joue pourtant un rôle crucial dans le combat stratégique de Wagner.

Ensuite il n’est pas sage, voire dangereux, de fonder toute une pratique du combat spirituel sur des « principes » qui ne se trouvent pas dans la Bible et qui dépendent uniquement de paroles qui lui sont ajoutées ou d’interprétations bibliques justifiées par des paroles prophétiques. Si vous prenez le combat spirituel vraiment au sérieux, vous devez vous en tenir aux armes que l’Ecriture vous donne, et à elles seules. Le problème de Wagner, c’est qu’il s’accorde des armes que l’Ecriture – et donc Dieu – ne nous donne pas, courant ainsi le risque d’être sans défense face à ces forces spirituelles qu’il nous encourage à combattre.

Pour terminer, je tiens à souligner un dernier point. Wagner et ceux qui suivent sa conception du combat spirituel ont en fin de compte une vision trop étroite du combat spirituel. Le problème n’est pas qu’ils accordent trop de place au combat spirituel, mais pas assez. Le combat spirituel dans lequel nous sommes engagés est constant. Quand nous nous levons, quand nous parlons, quand nous mangeons, il y a combat spirituel. Car tout ce que nous faisons est un combat spirituel. Tout ce que nous faisons démontre notre allégeance à un nouveau royaume, à un nouveau Seigneur. Absolument tout, et pas seulement la prière.

Revenons à notre question initiale : « L’évangélisation est-elle un simple acte humain ou est-elle une entreprise profondément spirituelle ? » Bien sûr que l’évangélisation est profondément spirituelle. Mais nous n’en prendrons totalement conscience que lorsque nous verrons aussi que tout dans notre vie est une lutte spirituelle.


  1.  Voir, par exemple, Peter C. Wagner, Churchquake ! How the New Apostolic Reformation is Shaking the Church as We Know It, Regal, Ventura, 1999.↩

  2.  Cf. Peter C. Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, Nîmes, Vida, 1996, p. 138.↩

  3.  Il serait intéressant de faire une évaluation pragmatique des exemples donnés en soutien de cette forme d’évangélisation par le combat stratégique. L’un des problèmes évidents de ces exemples est leurs limites géographiques (Amérique latine, en particulier Colombie) et temporelles (ces exemples datent du milieu des années 1990). On peut se demander quelle est la portée à long terme du combat stratégique, de cette lutte contre les esprits territoriaux.↩

  4.  Ce texte est particulièrement important pour Wagner et se retrouve dans la plupart de ses ouvrages comme (dans l’ordre de publication) : Lorsque les puissances s’affrontent (1996) ; The Changing Church : How God Is Leading His Church into the Future, Regal, Ventura, 2004 ; The Church in the Workplace : How God’s People Can Transform Society, Regal, Ventura, 2006 ; Warfare Prayer : What the Bible Says about Spiritual Warfare, Shippensburg, Destiny Image, 2009 ; Territorial Spirits : Practical Strategies for How to Crush the Enemy Through Spiritual Warfare, Shippensburg, Destiny Image, 2012 ; This Changes Everything : How God Can Transform Your Mind and Change Your Life, Baker, Grand Rapids, 2013.↩

  5.  Alain Nisus, Mais délivre-nous du mal. Traité de démonologie biblique, La Maison de la Bible, Romanel-sur-Lausanne, 2016, p. 217.↩

  6.  Cindy Jacobs, Possessing the Gates of the Enemy : A Training Manual for Militant Intercession, Chosen Books, Grand Rapids, 2009, p. 222.↩

  7.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 17.↩

  8.  Os Hillman, “Are You Influenced by Spiritual Strongholds ?”, In the Workplace, http://www.intheworkplace.com consulté le 12/10/17.↩

  9.  Wagner, Warfare Prayer, non paginé.↩

  10.  Voir, par exemple, George Otis, The Last of the Giants, Tarrytown, Chosen Books, 1991 ; John Dawson, Taking Our Cities for God, Lake Mary, Creation House, 1989 ; Larry Lea, The Weapons of Your Warfare, Altamonte Springs, Creation House, 1989 ; ainsi que des chapitres particuliers dans Peter C. Wagner, Breaking Strongholds in Your City, Ventura, Regal Books, 1993.↩

  11.  John Wimber, “Intercession and Spiritual Warfare”, Equipping The Saints, 4/2, printemps 1990, http://dustinhedrick.com (consulté le 01/11/17).↩

  12.  Ibid.↩

  13.  Ibid.↩

  14.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 44.↩

  15.  Wagner, Spiritual Warfare Strategy, p. 1.↩

  16.  Voir, comme autre exemple, Jacobs, Possessing the Gates of the Enemy, p. 98.↩

  17.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 89.↩

  18.  Ce lien entre Bible et expérience existe bien sûr toujours, comme le fait remarquer Alain Nisus, Mais délivre-nous du mal, p. 29-34.↩

  19.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 70.↩

  20.  Ibid., p. 63.↩

  21.  Kraft, Christianity with Power : Your Worldview and Your Experience of the Supernatural, Wipf & Stock, Eugene, 2005, p. 44-45.↩

  22.  Charles Kraft, “Introduction”, dans Behind Enemy Lines : An Advanced Guide to Spiritual Warfare, ed. Charles Kraft et Mark White, Ann Arbor, Servant Publications, 1994, p. 8.↩

  23.  Kraft, Confronting Powerless Christianity, p. 16.↩

  24.  Une telle manière de penser se retrouve dans sa justification de la possession démoniaque des croyants. Voir Kraft, Confronting Powerless Christianity, p. 58.↩

  25.  Ceci contraste avec l’attitude de Calvin qui exhortait au respect du silence et de la sobriété de l’Ecriture. Cf. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, I, xiv, 16, cité dans Nisus, Mais délivre-nous du mal, p. 27.↩

  26.  Kraft, Confronting Powerless Christianity, p. 34.↩

  27.  Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 81.↩

  28.  Ce même type de raisonnement expérientiel conduit Kraft à déclarer possible qu’un chrétien authentique soit possédé d’un démon, position qu’il affirme à la suite d’une expérience personnelle. Cf. Charles Kraft, Defeating Dark Angels, Ventura, Gospel Light, 1992, p. 61.↩

  29.  Cette absence de clarté chez Wagner démontre probablement que ce point devrait recevoir plus d’explication. Le point théologique sous-jacent est bien celui de l’influence et de la radicalité du péché originel. Cependant, ces questions théologiques trouvent trop peu de réponses chez Wagner, qui met un point d’honneur à répéter qu’il n’est pas pasteur ou théologien mais qu’il est praticien du combat spirituel et qu’il se contente d’expliquer « ce qui fonctionne ». Cf. Wagner, Lorsque les puissances s’affrontent, p. 45-46.↩

  30.  Peter Wagner, “Spiritual Warfare Seminar”, 1997,

    https://www.youtube.com/watch?v=6RVKlZho16o (consulté le 02/20/17).↩

  31.  Ibid.↩

  32.  Il y a chez Wagner une certaine tendance à ne pas accepter que certaines oppositions puissent être légitimes. Il semble même que les critiques n’ont de sens que lorsqu’elles amènent un plus grand consensus. Cf. Lorsque les puissances s’affrontent, p. 28-29.↩

  33.  Contra Wagner, mais aussi Lawrence Obisakin, Dislodging Demons : A Systematic Approach to Deliverance Ministration, p. 136-140.↩

  34.  Wagner, This Changes Everything, non paginé.↩

  35.  P. ex., la christologie est présente dans Lorsque les puissances s’affrontent, mais dans quelques trop rares passages. Cf., p. ex., p. 159.↩

  36.  Walter Wink, The Powers That Be : Theology for a New Millennium, Doubleday, New York, 1998, p. 93.↩

  37.  A. Scott Moreau, “Gaining Perspective on Territorial Spirits”,

    https://www.lausanne.org/content/territorial-spirits#N_27_.↩

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Les nouveaux champs de mission https://larevuereformee.net/articlerr/n287/les-nouveaux-champs-de-mission Tue, 19 May 2020 11:52:19 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1087 Continuer la lecture ]]> Les nouveaux champs de mission

Yannick Imbert
Professeur d’apologétique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Le thème qui se présente à nous est redoutable, car il concerne de nouveaux champs de mission. En effet, parler des champs de mission actuels est déjà assez compliqué. Comment donc anticiper les « nouveaux » champs de mission ? Sujet d’autant plus complexe qu’avec un regard critique historique bien nécessaire il convient de se méfier des « étiquettes » se réclamant trop facilement de la nouveauté. Il est pourtant nécessaire de constamment s’interroger sur la place que l’Eglise doit prendre dans la mission ainsi que sur les nouveaux enjeux de ce mandat de Jésus-Christ. Quels sont donc les défis qui se présentent à l’Eglise en ce xxie siècle ? Pour répondre à cette question trompeusement simple, commençons par rappeler que les « nouveaux » champs de mission sont « nouveaux » non parce qu’ils n’existaient pas auparavant, mais parce que par idéologie, manque de discernement ou sur-accentuation théologique, ils ont été délaissés.

En fait, il est impossible de déterminer quels sont effectivement les « nouveaux » champs de mission les plus importants ; ainsi, une sélection aussi théologique que personnelle est-elle nécessaire. Les trois champs de mission que nous allons envisager sont les suivants : la mission rurale, la migration et l’éducation théologique en langue quotidienne.

La mission rurale

Le premier champ de mission évoqué n’est ni l’islam, ni la « nouvelle génération », ni la théologie missionnelle, ni les groupes « non atteints » par l’Evangile. L’un des grands champs de mission pour l’Eglise de France au xxie siècle est celui du monde rural. Cela peut étonner. En effet, le monde urbain n’est-il pas le lieu principal de la diversité et de la richesse, l’espace où vivent la plupart de nos contemporains, donc le lieu par excellence de la mission ? Bien que cela soit difficile, ce cliché doit être dépassé. Ainsi, et contrairement à l’idée répandue selon laquelle la ville est le lieu suprême, voire exclusif, de la diversité culturelle, le monde rural n’en est pas dépourvu. La communauté rurale est, elle aussi, riche et diverse. C’est ainsi, par exemple, que les 300 habitants d’un petit village dans les vallées du Queyras – dans le département des Hautes-Alpes – bénéficient d’un camion de cuisine vietnamienne. On ne l’aurait pas imaginé ! Pourquoi ? A cause des clichés sur le monde rural que l’on suppose ne pas être culturellement et/ou ethniquement divers.

Avant d’évoquer quelques-unes des raisons qui m’ont conduit à identifier l’espace rural comme premier nouveau lieu de mission, quelques mots sur ce terme de « rural ». Tout d’abord, la « ruralité » est une notion de plus en plus difficile à définir en raison, notamment, de l’élargissement de l’espace périurbain. La distinction entre un domaine purement rural et un domaine périurbain tend en effet à s’estomper en raison de la croissance des zones périurbaines de villes moyennes. L’expansion de ces dernières tend à désenclaver des zones considérées auparavant comme isolées. Ensuite, le milieu rural se transforme régulièrement par interaction avec les autres milieux géographiques, comme le monde urbain se transforme au contact plus ou moins distant du monde rural. La distinction entre monde rural et monde urbain est de plus en plus difficile à faire. En conséquence, le cloisonnement du monde rural hors de notre intérêt missiologique – qui est souvent le produit de l’image rigide que nous avons de ce milieu – compromet notre fidélité au mandat missionnaire. Pour dépasser cette classification urbain/rural, nous aurons à nous intéresser aux études récentes sur le développement de l’« urbanité rurale », notion qui essaie de lier les deux zones rurale et urbaine.

Malgré l’importance de ce décloisonnement théologique et ecclésial, bien peu d’Eglises ont entrepris une réflexion approfondie sur le sujet. En France, seule l’Eglise catholique a entrepris une réflexion sur la mission rurale. Cette réflexion traite de la place et du rôle renouvelé des prêtres, de l’importance du lien social et agricole, de la solidarité rurale, ainsi que des problématiques liées à l’isolement dans le monde rural. Ces réflexions ont été poursuivies, par exemple, dans les diocèses de Meaux, d’Avranches, de Tarbes, de La Rochelle ou de Nantes. Le diocèse de Luçon, quant à lui, organise des équipes de réflexion sur les implications possibles de l’Eglise dans les secteurs ruraux. Ce ne sont là que quelques exemples parmi de nombreux autres. Du côté protestant, aucune réflexion théologique sur ce sujet n’a, à ce jour, été entreprise. Le monde rural bénéficie pourtant de certaines actions comme celles du Mouvement d’action rurale. Cependant, aucune étude n’est disponible sur l’intégration ecclésiale des domaines urbain et rural.

L’importance de l’espace rural

L’importance de la mission dans l’espace rural se justifie pour deux raisons. Tout d’abord, l’espace rural est depuis une dizaine d’années en croissance constante, égale à la croissance générale de la population française. Plus intéressant encore, cette croissance rurale est, depuis assez récemment, supérieure à la croissance urbaine – mais inférieure à l’espace périurbain –, se situant autour de 0,7 %. Ce phénomène surprenant n’a pas encore été assez pris en compte dans nos stratégies missionnaires. Nous en sommes restés, en effet, à une accentuation du ministère urbain, sous l’influence, en partie, de l’apport théologique et missiologique venu des Etats-Unis. Résultat, nous n’avons pas assez pris en compte les spécificités de la croissance française. Voici cinq exemples pris parmi les départements français souffrant déjà d’une sous-représentation d’Eglises évangéliques. Ces cinq départements ont actuellement entre 0,1 et 0,5 Eglise pour 10 000 habitants1. Ce simple constat devrait être une invitation à développer une stratégie d’implantation rurale.

Département Evolution démographique2
1982 2008 2015
Alpes-de-Haute-Provence 119 000 158 000 164 000
Hautes-Alpes 105 000 134 200 142 500
Deux-Sèvres 342 800 365 100 372 600
Mayenne 271 700 303 000 307 800
Vendée 480 000 616 900 668 000

Arrêtons-nous sur la Vendée, dont l’augmentation démographique est la plus frappante. Sur les sept Eglises évangéliques recensées par le Conseil national des évangéliques de France (CNEF) et l’Annuaire des Eglises évangéliques, et si ces informations sont exactes, il n’y a eu aucune nouvelle implantation d’Eglise depuis les années 1980. A l’époque, le département comptait environ 480 000 habitants – soit une hausse démographique de presque 190 000 habitants. Cela signifie que, d’après le projet du CNEF (une Eglise pour 10 000 habitants), 19 Eglises au moins auraient dû être implantées3. L’exemple des Deux-Sèvres est tout aussi marquant. Avec une moyenne de 0,18 Eglise pour 10 000 habitants, ce département ne compte que sept Eglises évangéliques, dont quatre Eglises tziganes ou Assemblées de Dieu, au lieu des 37 Eglises que le département devrait compter. La situation la plus sérieuse se trouve en Mayenne avec 0,03 Eglise pour 10 000 habitants au lieu de l’objectif CNEF de 31 Eglises !4 Quant au département des Hautes-Alpes, il compte 0,4 Eglise pour 10 000 habitants ou, si nous excluons les Assemblées de Dieu, il n’y a que 0,28 Eglise. On peut, certes, remarquer qu’il en est de même dans le milieu urbain, où l’implantation d’Eglises n’a pas suivi la courbe de la croissance démographique. Mais, à la différence de ce qui se passe dans les villes, on n’entend que rarement, voire jamais, parler d’implantation en milieu rural. La conclusion est que nous sommes en train de perdre le milieu rural, soit 20,25 % de nos concitoyens. Mais il y a plus inquiétant – et nous en venons à la deuxième raison qui milite en faveur du développement d’une stratégie dans le monde rural.

Le monde rural est non seulement en croissance modérée, mais aussi le lieu où se trouvent un nombre important de familles monoparentales. Cela signifie une chose importante. L’avenir du monde rural, dans les quarante ans à venir, est incertain. Si les deux tendances que je viens de mentionner se confirment, nos Eglises risquent de se trouver en décalage encore plus flagrant avec le monde qui sera le nôtre dans trente ans. En délaissant cet espace rural, nous ne cherchons pas à étendre le ministère de Christ à tous ceux qui en ont besoin. N’y a-t-il pas là une raison suffisante pour développer un ministère rural ?

Concluons ce point en soulignant que l’accent mis sur la mission urbaine a souffert, souffre encore, d’un trop grand « pragmatisme », ou d’une tendance trop prononcée à l’efficacité. L’objection la plus courante formulée contre le développement d’une mission rurale est que la plupart des gens vivent en ville. Ce qui est exact. Presque 80 % de nos concitoyens français vivent en ville – contre 51 % dans le monde. Cependant, nous ne devons pas être séduits par la stratégie de l’efficacité ou du pragmatisme. Tous ceux qui vivent en France doivent être au bénéfice du ministère de réconciliation dont l’Eglise est ambassadrice. Nous ne pouvons ni ne devons choisir le lieu premier de notre ministère en fonction de nos chances de réussite, en excluant d’autres lieux d’exercice du ministère5.

Le ministère rural

Parler de mission en espace rural exige une prise en compte non seulement démographique, mais aussi sociale et spirituelle. Afin d’y développer un ministère, il faudra inventer les moyens de redévelopper l’Eglise rurale. En voici quelques-uns.

Premièrement, le tissu social est, pour l’essentiel, plus resserré qu’il ne l’est parfois en milieu urbain. Cela signifie qu’il sera essentiel de s’appuyer sur cette réalité. Il sera, par exemple, essentiel de construire des relations personnelles avec tout ce qui fait la dynamique du monde rural. Les relations personnelles pourront devenir plus essentielles encore qu’elles ne le sont actuellement dans l’évangélisation.

Deuxièmement, l’un des défis de la mission rurale est de trouver un lieu pour l’exercice de ce ministère, ce qui est un défi pour tous les projets d’implantation d’Eglises. Il serait tentant de croire qu’une implantation rurale est plus aisée, le marché immobilier étant moins « compliqué » qu’en zone urbaine. La nécessité de disposer d’un lieu peut être accrue par la prise en compte du « tourisme vert ». Dans certaines zones rurales, ce tourisme vert peut facilement être lié à l’histoire et aux traditions locales. Cette sensibilité pourra se manifester de plusieurs manières. L’histoire et les traditions y sont visibles dans les nombreuses chapelles catholiques qui parsèment le paysage. Le « tourisme vert », ou écotourisme, peut, dans certaines zones rurales, être un vecteur de proclamation évangélique6. Visiter les églises peut devenir, en effet, un passe-temps touristique qui, s’il est correctement mis en avant, peut être un atout dans la poursuite de l’envoi missionnaire7. Est-il possible d’utiliser ces lieux comme ancrages possibles pour un ministère ? Certains seraient tentés de répondre facilement par l’affirmative. Cependant, il ne faut pas oublier que les opportunités de ministère ne doivent pas se faire au détriment de notre ecclésiologie. Une telle option, si elle est potentiellement pertinente, devra être étudiée avec soin. Elle peut se révéler difficile pour les évangéliques toujours très méfiants face à la mention du terme « tradition » ; pourtant, dans un milieu où la longue appartenance historique et culturelle est importante, l’Eglise pourra s’appuyer sur cela pour présenter la bonne nouvelle de la réconciliation.

Troisièmement, le contexte humain du ministère rural est difficile, car il soulève des problèmes d’éducation, d’intégration et de santé et, plus encore, des questions d’identité et d’isolement. A ce sujet, je rappellerai que l’isolement est, pour les plus âgés, l’une des raisons principales de décès. Le taux de suicides des plus de 75 ans dépasse celui des moins de 25 ans avec quasiment 0,3 %8. En plus de ces questions sociales, le ministère de l’Eglise devra prendre en compte la réalité de la fragilité humaine. Parmi ceux qui décident de s’installer en milieu rural, certains sont motivés par la crainte que leur inspirent la diversité ethnique des villes ou les crimes qui s’y commettent.

Dans ce contexte, quelle place pour l’Eglise ? Malheureusement, il n’y a pas beaucoup de projets développés en France. Les réflexions ecclésiologiques et missiologiques les plus intéressantes viennent de l’Eglise anglicane. Cela ne signifie pas que toutes les propositions étudiées ou proposées par cette Eglise sont recevables, mais elles ont le mérite d’être formulées comme, par exemple, les Fresh Expressions des diocèses ruraux de l’Eglise d’Angleterre9. Les changements ecclésiaux radicaux qui sont parfois proposés – bien différents de ceux du mouvement des Eglises émergentes aux Etats-Unis – ont une motivation souvent trop pragmatique. Dans les Fresh Expressions, la théologie de l’Eglise n’est pas nécessairement la force motrice des innovations prévues dans le contexte rural. L’ecclésiologie souffre, en conséquence, d’un déficit d’intérêt.

Pourtant, c’est bien l’Eglise qui doit trouver des opportunités de mission dans le monde rural. C’est l’Eglise qui doit « s’incarner » dans ce milieu et non pas ses projets, ses stratégies ou ses programmes. L’un des nombreux articles touchant à ces problématiques, publiés dans le journal Rural Theology, rappelle que « le défi, pour l’Eglise, n’est pas d’inventer plus de programmes pour que les gens viennent à nous, mais d’équiper les chrétiens pour mettre leur foi en relation, de manière pertinente, avec de nouvelles formes de communauté »10.

Quatrièmement, pour la proclamation de la bonne nouvelle, certains traits de l’Ecriture pourront être des points d’entrée dans le monde rural. Parmi ces « points d’entrée », on trouve une certaine proximité avec la nature, la reconstruction personnelle ou, encore, une certaine simplicité de vie, aspects qui poussent certains de nos contemporains à s’installer en milieu rural. Comme le rappelle un document de 2013 concernant l’avenir des Eglises chrétiennes en milieu rural, « sur le terrain de l’évangélisation, les espaces ruraux méritent une attention particulière. Ne sont-ils pas, pour nos sociétés, porteurs d’enjeux liés à la nature et à la vie ? »11 Il est clair que les raisons pour lesquelles nos contemporains se rapprochent du monde rural doivent faire l’objet de notre attention missionnaire. En tout cela, l’Eglise devra porter une attention particulière aux conditions socio-économiques, à la diversité des personnes s’installant et vivant en milieu rural et, par exemple, en renforçant son ministère diaconal, ainsi qu’en adoptant une structure itinérante. Il sera même nécessaire d’envisager la création d’une relation de symbiose entre ministères ruraux et urbains.

La mission parmi les migrants

Le deuxième nouveau champ de mission est le ministère de l’Eglise parmi et envers les migrants. Ceci est un aspect crucial, aujourd’hui, du déploiement de notre ministère. Cependant, nous devons prendre conscience que ce domaine de mission est d’une grande complexité et met en jeu de nombreux facteurs économiques, politiques, personnels, socioculturels, notamment. Je tiens à citer, en commençant, les paroles suivantes : « Les mouvements de population venant de l’Est exerçaient de plus en plus de pression sur les frontières […] Le déclin du pouvoir d’achat et l’effondrement de la monnaie ruinèrent la classe moyenne. Les temps étaient vraiment mauvais pour […]. »12 Nous pourrions nous retrouver dans ces remarques qui décrivent, de manière globale, un nouveau champ de mission. Mais ces remarques sont-elles vraiment nouvelles ? Dans un certain sens, ce domaine de mission n’est pas nouveau. L’exemple que j’ai paraphrasé n’est pas, en fait, une description de nos conditions actuelles. Ce sont les mots de l’historien de l’Eglise Everett Ferguson décrivant les conditions sociales et géopolitiques du iiie siècle ! Les problèmes migratoires et économiques, familiers dans l’histoire de l’Eglise, se reposent périodiquement, engendrant des défis toujours renouvelés.

La diversité migratoire

Nous vivons à une époque de migrations économiques, politiques et sociales. Il y aurait environ 1 milliard de personnes migrantes – définies comme des personnes ayant vécu hors de leur pays pendant plus d’un an. Parmi ces migrants, 245 millions de personnes sont des migrants « transnationaux » et 21,3 millions peuvent être qualifiés de réfugiés. Les facteurs de migration ne sont pas nécessairement ceux que nous imaginons. Le migrant peut aussi être celui qui, pour des raisons d’éducation, « migre » de son pays vers un pays d’accueil13. Depuis plusieurs années, à cause des troubles civils vécus dans de nombreux pays, les déplacements forcés de population sont allés croissant, dépassant, en 2015, le niveau des déplacements démographiques ayant suivi la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, le nombre des réfugiés ayant été conduits à sortir de leur pays d’origine est d’environ 40,8 millions – 8,6 millions pour la seule année 2015 ! –, ce qui représente une augmentation dramatique de 45 % depuis 2012.

Cependant, le problème migratoire est plus complexe encore, car les mouvements de population, en particulier forcés, sont souvent internes au pays d’origine. C’est le cas des déplacements dus à des conflits violents. Environ 65,3 millions de personnes ont été déplacées pour cette raison, rien que pour la seule année 2015, incluant 38 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays d’origine. Les pays particulièrement affectés par ces migrations forcées sont le Yémen, l’Irak, l’Ukraine, le Soudan, la République démocratique du Congo et l’Afghanistan14. La Syrie, quant à elle, demeure le pays principal d’origine des réfugiés (avec 4,9 millions). Le reste des déplacements forcés – en dehors des raisons de violence et de conflit – se produisent le plus souvent à l’occasion de désastre naturel (presque 20 millions en 2014 par exemple)15.

Les diasporas globales

Les problèmes de migration apparaissent avec une force renouvelée16. Les larges mouvements de population, en particulier ceux tournés vers l’extérieur, ont une implication importante. Trois conséquences ressortent de la migration transnationale : (i) la reconduite aux frontières et le rapatriement forcé vers le pays d’origine, (ii) la constitution d’une communauté au sein des pays d’accueil, et (iii) la dispersion – la diaspora au sens strict – des populations migrantes. Je m’intéresserai rapidement aux deux dernières conséquences, en particulier le (ii), soit la création de diasporas de migrants et/ou de réfugiés. L’une des conséquences notables des migrations, particulièrement des réfugiés, est la création de communautés de migration. De fait, « l’une des intensifications des identités globales dans la mondialisation [y compris la mondialisation de la migration] est l’importance croissante des diasporas mondiales »17. Les raisons conduisant à la formation de ces communautés sont nombreuses.

Premièrement, ces diasporas souffrent d’un déficit d’identité et d’intégration. Ce déficit est dû en partie aux limites des pouvoirs civils des pays d’accueil. Les meilleurs efforts d’intégration auront toujours des conséquences limitées, quels que soient les moyens mis en œuvre. Mais ce déficit est aussi, et malheureusement, dû au fait que « les populations des pays de destination percevront le plus souvent les migrants comme non disposés à embrasser certains aspects de leur société »18. La création de diasporas de migrants – légaux ou illégaux – est ainsi due à l’opinion publique des pays d’accueil, particulièrement négative en Europe méditerranéenne. Même si la sympathie envers les réfugiés syriens est réelle, il est permis de douter que l’opinion publique, par exemple française, puisse conserver cette attitude relativement bienveillante à long terme. Il est à craindre que la culture médiatique du dramatique classe les problèmes de réfugiés avec d’autres drames encore plus sensationnels. L’opinion publique se nourrit aussi des implications financières que l’accueil de migrants et de réfugiés peut entraîner. Pourtant, il faut rappeler que « les coûts financiers de l’intégration peuvent être compensés par des gains économiques et autres, à long terme »19. Nous pourrions même dire que

les diasporas peuvent renforcer leur société d’origine et d’adoption en identifiant des « points morts » ou des modes de pensée et d’action inculturés, qui, lorsqu’ils sont considérés comme acquis, sont oppressifs et réduisent au silence les personnes vulnérables qui se trouvent au sein de la société20.

Les diasporas ne sont donc pas des problèmes pour les communautés chrétiennes déjà existantes. Elles peuvent même nous aider à identifier des idoles culturelles et politiques !

Deuxièmement, « l’incapacité de la communauté internationale à s’attaquer aux conflits, à la violence et aux violations des droits de l’homme dans les pays d’origine a été un autre facteur clé de la croissance de la migration illégale vers l’Europe »21. Une fois encore, il ne s’agit pas de blâmer les politiques des potentiels pays d’accueil concernés – en tout cas pas avant d’avoir considéré avec attention les politiques mentionnées. Voulues ou non, explicables ou non, les absences de justes mesures – réelles ou ressenties – posent un problème concret auquel les diasporas elles-mêmes sont tentées d’apporter leurs propres réponses. L’Eglise rappellera, dans ce contexte, que la dignité et l’intégrité humaine priment sur les conditions purement économiques.

Cette poussée de migration s’accompagne aussi de problèmes comme le trafic humain, qu’il soit économique ou sexuel, comme le rappelle l’Engagement du Cap :

Les migrations du monde d’aujourd’hui, à une échelle sans précédent, pour toutes sortes de raisons, ont conduit au trafic humain sur tous les continents, à l’esclavage très répandu des femmes et des enfants dans le commerce du sexe, et à la maltraitance des enfants par le travail forcé ou la conscription militaire22.

Dans ce contexte, l’Eglise de Christ peut avoir un rôle prophétique important à jouer. Certaines situations requerront, par exemple, que l’Eglise rappelle aux autorités civiles le mandat de protection qu’elles ont reçu du mandat créationnel23.

Diaspora et réconciliation

Une attention à ce nouveau champ missionnaire exigera, entre autres, de repenser la place de l’Eglise dans la société. Bien que le Corps de Christ possède une voix prophétique, il est important de bien distinguer ce qui relève de la responsabilité de l’Eglise. Il ne lui appartient pas, par exemple, de régler les problèmes de diaspora et de migration. Il ne lui appartient pas non plus de venir en aide à toutes les populations migrantes. Cette responsabilité est celle du croyant présent activement au sein de la société humaine ; elle s’enracine dans le mandat créationnel et non dans le mandat missionnaire. Cependant, le rôle de l’Eglise est bien de vivre l’intégralité de la vocation reçue de Christ, envers toutes les populations. Le point pivot de la réflexion devra, ici comme toujours, être théologique.

La proclamation de la bonne nouvelle rappellera que nous sommes exilés dans ce monde, séparés de Dieu, des autres et de nous-mêmes. En soulignant cette identité que nous partageons avec tous les réfugiés et migrants socio-économiques du monde, nous devrons faire attention à l’intégrité de notre exégèse et ne pas nous limiter à nous appuyer sur des textes qui soutiennent notre interprétation. Par exemple, il ne faudra pas nous contenter de citer les textes qui indiquent que le peuple sera « étranger » dans le pays, comme en Genèse 15.13. Se contenter de dire qu’« être étranger » est une partie intégrante de l’alliance faite entre Dieu et son peuple revient à ignorer, volontairement ou non, une partie de l’histoire biblique. Le problème de cette justification exégétique est qu’elle se fonde essentiellement sur les textes de la Genèse et de quelques livres vétérotestamentaires en oubliant une grande partie du reste du Pentateuque, notamment l’entrée dans le pays promis. La mention parfois exclusive de textes vétérotestamentaires dans notre légitimation du ministère parmi les migrants ne doit pas oublier que l’histoire de la révélation annonce que cet état de fait prendra fin et que l’exil humain, en Christ et son royaume, sera un jour dépassé.

Pourtant, dans l’histoire de la révélation, il y a bien un lien étroit entre la manifestation du salut divin et la migration – connue aussi sous le terme d’exil. En fait, une partie essentielle de la Bible serait absente sans les histoires, parfois tragiques, de migration, d’Abraham aux chrétiens d’Antioche, de Néhémie à Jean sur l’île de Patmos, d’Adam et Eve à Jésus lui-même. Ajoutons que le refus de l’exil est parfois vu comme symptomatique du refus de Dieu. C’est la réponse de Caïn à l’offre de pardon de Dieu. C’est aussi le récit de Babel24. Il y a un lien étroit entre la mission et la migration, comme si cette dernière faisait partie intégrante du développement de l’histoire de la rédemption.

De la sortie d’Eden jusqu’à l’entrée dans la nouvelle Jérusalem, nous sommes en exil sur une terre que nous habitons malgré tout pleinement. Cette tension historique est ressentie avec plus ou moins de force par ceux qui s’attachent au nom de Christ. Afin de proclamer avec pertinence la bonne nouvelle de la réconciliation à un monde de migration, nous devons éviter deux écueils. Le premier est de survaloriser notre identité d’exilés. Le danger serait d’oublier que la terre sur laquelle Dieu nous a placés ne nous est pas totalement étrangère, puisqu’elle fera partie de la future restauration cosmique. Le danger inverse serait d’oublier que nous sommes exilés. Ici, la survalorisation portera sur notre appartenance à nos structures sociales. Dans ce cas, nous aurions du mal à dénoncer les injustices naissant des structures sociales et politiques de notre monde.

Une conséquence de cette dimension théologique est soulignée par le missiologue Andrew Walls, qui rappelle que l’expérience personnelle de la migration, l’incertitude matérielle, la quête d’identité, notamment, nourrissent la relation avec le « divin ». Ainsi, pour le chrétien, la conviction d’être un exilé nourrit sa relation avec le Dieu trinitaire. C’est à la suite de cette observation que Walls nota que si tout missionnaire est en quelque sorte un migrant – allant dans un « autre » pays – le migrant est aussi un missionnaire potentiel. Le migrant sera même souvent le meilleur missionnaire dans sa propre diaspora, comme aussi avec d’autres exilés. La question est de savoir comment les intégrer à la communauté chrétienne du pays d’accueil.

Education théologique

Le troisième domaine important de la mission est celui de l’éducation théologique. Nous pourrions discuter de la nature de sa nouveauté. Les défis de l’éducation théologique sont discutés depuis les débuts de la théologie elle-même. Je pourrais mentionner de nombreux domaines qui devraient faire l’objet d’un renouveau de la réflexion missiologique. La structuration de l’éducation théologique en partenariat avec des réseaux d’Eglises locales est, par exemple, l’un des défis du futur de la mission. Une attention toujours plus grande donnée au fondement biblique de notre éthologie de la mission aiderait à ne pas survaloriser de manière quasi idéologique certains domaines par rapport à d’autres. (Cela nous éviterait aussi des clichés comme « les jeunes sont le futur de l’Eglise », « le projet de Dieu pour le monde, c’est la ville », ou encore « les disciples doivent faire des disciples »). Je voudrais plutôt m’arrêter sur la nécessité, pour la formation théologique, de se faire en langue (ou dialecte) quotidienne.

Traduction biblique, langues et dialectes

La diffusion de la Bible a été l’un des grands ministères missionnaires du xxe siècle. Protestants, nous n’allons certainement pas trouver cela problématique. Non seulement la diffusion de la Bible a été une partie « cruciale » de notre identité missionnaire, mais sa traduction l’a été tout autant. De fait, la traduction de la Bible en langue dite « vernaculaire » se trouve à la naissance du protestantisme. La Bible en allemand, en français, en anglais : voilà les instruments de diffusion du protestantisme ! Mais il ne s’agit pas seulement des langues « nationales ». Déjà en 1524, le Nouveau Testament de Luther a été adapté en plusieurs « dialectes » de ce qui est, maintenant, la Suisse alémanique. Les traductions de la Bible sont nombreuses et pas seulement dans des langues considérées comme « majeures » ou nationales. La Bible a été le premier livre publié en merina (Madagascar), en 183525.

D’après l’association Wycliffe, la Bible a été traduite dans un peu plus de 550 langues sur environ 7000 langues ou dialectes parlés ; 2300 langues ou dialectes font l’objet d’un projet de traduction biblique. Les langues nationales et les dialectes sont considérés comme des lieux importants de développement missionnaire. Mais il en va autrement avec l’éducation théologique. Assurément, on trouve ici et là des programmes d’étude biblique, de réunion de prière, d’implantation d’Eglises en langue locale. Cependant, à l’échelle des besoins réels – difficiles d’ailleurs à estimer –, il est en réalité possible que ce domaine de la mission soit l’un des plus importants dans de nombreux pays.

L’un des problèmes est que nous avons eu tendance à nous dégager du principe que les langues « majeures » suffisaient à l’éducation théologique. Parfois, c’est en raison d’un passé colonial, comme c’est le cas pour le français dans certains pays comme le Sénégal. D’autres fois, l’importance des langues « nationales » a été surestimée au détriment des langues régionales – ou dialectes. En faisant cela, nous avons rapidement oublié que toutes les langues « nationales » ont, à un moment de leur histoire, été de simples dialectes. Ainsi le fameux Chaucer écrivait ses Canterbury Tales dans l’un des dialectes principaux, l’East Midlands26. Nous pourrions penser aussi au castillan (ancien), ancêtre pas si distant que cela de l’espagnol contemporain, qui nous a donné la légende du Cid, rapportée en « français » par Corneille. En traitant le défi de l’éducation théologique dans la langue quotidienne, nous n’oublierons pas ce fait important.

L’importance des langues quotidiennes a toujours été très grande dans l’histoire des missions protestantes et, si « la mission chrétienne – en particulier sa version protestante – est de manière importante une mission de langage, les missions protestantes se concentrant en grande partie sur la traduction, la lecture et l’écriture »27, il devrait en être de même dans nos formations pastorales, missionnaires, théologiques.

L’éducation théologique en langue « quotidienne »

Cette dimension si importante de l’éducation théologique n’a cependant pas encore été l’objet de l’attention qu’elle mérite. Les ouvrages consacrés à l’éducation théologique au xxie siècle – d’un point de vue occidental, asiatique, africain – traitent trop longuement des théories postmodernes, discutant du lien entre texte et contexte, de la déconstruction, des conditionnements de pouvoir… A ma connaissance, limitée bien sûr, il n’y a pas de réflexion poussée sur le développement de l’éducation théologique en langue locale28. Ni l’ouvrage édité par Woodberry et Van Engen, ni celui de Robert Banks (Réviser l’éducation théologique – Reenvisioning Theological Education) ne mentionnent la nécessité de diversifier le langage d’intégration théologique. Même un article au titre aussi prometteur que « Changer les paradigmes de l’éducation théologique » ne fait pas référence à cette problématique29. Même L’encyclopédie de l’éducation chrétienne ne mentionne pas l’importance de cette diffusion théologique30. L’introduction – de George Kurian et Mark Lamport – mentionne des opportunités pour l’éducation théologique au xxie siècle, sans évoquer cet aspect. Si, dans ce même ouvrage, William Willimon, professeur à Duke Divinity School, peut écrire que l’éducation « est l’un des aspects essentiels de la conversion à l’Evangile », comment ne pas considérer aussi que l’éducation théologique en langue quotidienne est, elle aussi, cruciale ?31 Quant au « Manifeste pour le renouveau de l’éducation théologique », adopté en 1983 par le Conseil international pour l’éducation théologique évangélique, il affirmait avec raison que « nos programmes d’éducation théologique doivent être conçus avec une référence délibérée aux contextes dans lesquels ils servent »32. Malgré cela, le contexte linguistique n’est pas mentionné.

L’Engagement du Cap mentionne, lui, que l’oralité devrait devenir un souci particulier de la mission chrétienne. Ce texte encourage, en particulier, à « un plus grand usage des méthodologies orales dans les programmes de formation de disciples, même avec les croyants qui savent lire et écrire »33. Cependant, cette exhortation n’implique pas nécessairement l’oralité de la langue quotidienne. Que des programmes de formation utilisent l’oralité dans la formation est une chose. Mais cette forme d’apprentissage et de communication devrait pouvoir se faire dans la langue de communication usuelle.

En ce début de xxie siècle, il est vraiment temps de dispenser l’éducation théologique dans la langue « quotidienne ». C’est assurément déjà le cas. Nous connaissons tous l’investissement que font de nombreuses institutions et missions pour l’enseignement théologique. Cependant, le point commun de la plupart de nos investissements est (i) un investissement dans une culture que nous ne sommes pas les mieux à même de comprendre et (ii) une éducation théologique dans une langue qui n’est pas celle des chrétiens auxquels elle est destinée. Cela impacte négativement l’appropriation personnelle de l’Ecriture. Par exemple, lorsque je vais au Sénégal, j’enseigne en français. Bien que j’essaie de contextualiser l’enseignement apporté, celui-ci n’est pas totalement accessible en raison de la langue utilisée. Pour la plupart de mes étudiants, la langue quotidienne (la langue d’apprentissage et d’intégration personnelle) est, au choix, le wolof, le sérère, le poulard (Peul), le mandinka, le soninké ou le diola (en Casamance), mais pas le français34.

L’Engagement du Cap indique : « Nous soupirons après la manifestation de l’Evangile incarné et enchâssé dans toutes les cultures, les rachetant de l’intérieur de sorte qu’elles puissent manifester la gloire de Dieu et la plénitude radieuse du Christ. »35 Pour que la théologie de l’Ecriture, pour que la théologie de la grâce puissent transformer partout la vie de nos contemporains, la langue théologique choisie se doit de devenir la langue naturelle et quotidienne de celui qui reçoit la Parole. Il ne devrait pas y avoir de différence entre la « langue de l’Ecriture » et la langue de l’éducation théologique.

Conclusion

Mission rurale, migration, éducation théologique en langue « quotidienne ». Voilà les trois champs de mission qui apparaissent comme les plus importants à l’entrée du xxisiècle. Notez que ces trois champs de mission ne sont pas isolés. Certes, 51 % de la population mondiale habitent maintenant en ville, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Environ 49 % des habitants du monde vivent, en effet, dans des zones rurales ou semi-rurales. Qu’en est-il des migrants et des réfugiés ? Si une partie du flux migratoire international provient de milieux « moyens » (au sens économique et éducationnel), tous ne sont pas nécessairement des « urbains ». Leur migration peut parfois être doublement géographique : d’un pays vers un autre, d’un monde semi-urbain (voire rural) vers l’« urbanité ». Ces migrants ou réfugiés proviennent aussi d’une communauté linguistique plus ou moins large et diverse. Ainsi, les migrants parmi ces communautés linguistiques peuvent être missionnaires eux-mêmes.

Ces trois domaines de mission vous ont peut-être surpris. Si c’est le cas, nous avons probablement réussi ensemble à identifier quelques-uns des enjeux à venir. Le problème avec les « nouveaux champs de mission » est que, le plus souvent, ils ne nous surprennent pas lorsqu’ils sont mentionnés. Lorsque nous sommes surpris, c’est peut-être là que nous pouvons identifier les défis de l’avenir, lequel nous prend souvent de court.

Il est possible que ces domaines ne soient pas totalement « nouveaux ». Peut-être faut-il parler seulement d’une priorité redécouverte. L’avenir de l’histoire de l’Eglise montrera peut-être que ces domaines importants de mission n’auront pas été des domaines aussi cruciaux que je le pense maintenant. Nous ne sommes pas – et heureusement – maîtres de l’avenir. La responsabilité qui nous est confiée est (1) d’aller, (2) de faire des disciples, (3) de les baptiser, et (4) de leur apprendre à garder ce que Jésus a prescrit. Voici les éléments de la mission dont nous devons toujours chercher les domaines de pertinence actuels.


  1.  1 pour 10 000, http://www.1pour10000.fr, consulté le 21/11/2016.↩

  2.  Statistiques tirées des études de l’Insee, https://www.insee.fr, consulté le 21/11/2016.↩

  3.  Dans les Alpes-de-Haute-Provence, la situation n’est pas aussi sérieuse, mais malgré une évolution d’environ 15 000 habitants, aucune Eglise n’a été implantée depuis au moins 2004.↩

  4.  Il serait possible de penser que ces évolutions démographiques reflètent simplement la croissance urbaine dans lesdits départements. Si nous prenons l’exemple de la Mayenne, l’évolution démographique n’est vraisemblablement pas expliquée principalement par une hypothétique croissance urbaine. Laval (chef-lieu de la Mayenne) n’a connu, dans la même période, qu’une croissance d’environ 300 habitants. Dans ce cas précis, la croissance départementale est une croissance rurale.↩

  5.  C’est, par exemple, le cas du Mouvement pour la croissance des Eglises fondé par le grand missiologue Donald McGavran.↩

  6.  Keith Littler, Leslie J. Francis and Jeremy Martineau, “I was glad : listening to visitors to country churches”, Rural Theology 2/1, 2004, p. 53-60, ici p. 54.↩

  7.  Peut-être, pour certaines nouvelles implantations rurales, faudrait-il avoir l’imagination de contacter le diocèse catholique pour une location de telle ou telle chapelle. La dimension « touristique » et traditionnelle d’un tel lieu pourra donner des occasions de pratique ministérielle. Bien sûr, il ne faudra pas sacrifier à la nouveauté missionnaire la théologie de l’Eglise – notamment en ce qui concerne le contenu architectural de tels lieux de culte.↩

  8.  Voir les statistiques toujours réévaluées de l’Inserm, http://www.inserm.fr, consulté le 30/03/2010.↩

  9.  Fresh Expressions, http://www.freshexpressions.org.uk, consulté le 21/11/2016.↩

  10.  Stephen Skuce, “Emerging from the Rural Church : Appropriate Missional Practice”, Rural Theology, vol. 10, no 2, 2012, p. 145-159, ici p. 149.↩

  11.  Ruralité – Terre nouvelle, « Le monde rural bouge. Nos paroisses se renouvellent », http://ruralite-terrenouvelle.com, consulté le 28/11/2016, p. 21.↩

  12.  Everett Ferguson, Backgrounds of Early Christianity, Grand Rapids, Eerdmans, 1987, p. 31-32.↩

  13.  Ainsi, considérer les migrants comme des personnes déracinées de leur pays d’origine et commençant une vie nouvelle dans un autre pays n’est souvent plus une définition valable. La relation entre pays d’origine et celui d’accueil est complexe : « Alors que les migrants contemporains s’investissent socialement, économiquement et politiquement dans leur nouvelle société, la plupart continuent à participer, dans une certaine mesure, à la vie de leur société d’origine. » Dans Jehu J. Hanciles, “Beyond Christendom : African Migration and Transformations in Global Christianity”, Studies in World Christianity, vol. 10, no 1, 2008, p. 93-113, ici p. 98. Voir aussi Alejandro Portes, “Immigration Theory for a New Century : Some Problems and Opportunities”, dans The Handbook of International Migration, eds. Charles Hirschman et al., New York, Russell Sage Foundation, 1999, p. 21-33, ici p. 29. En particulier la distinction entre migrant et réfugié devient de plus en plus difficile à maintenir. Les réfugiés sont souvent des personnes qui fuient – qui migrent – parce qu’elles ne peuvent pas survivre dans leur pays d’origine. Elizabeth G. Ferris, Beyond Borders : Refugees, Migrants and Human Rights in the Post-Cold War Era, Genève, WCC Publications, 1993, p. 10.↩

  14.  Ces cinq pays représentent à eux seuls 84 % de la population déplacée en 2015.↩

  15.  International Organization for Migration, “Global Migration Trends Factsheet”, http://iomgmdac.org/global-trends-factsheet, consulté le 4/9/2017.↩

  16.  Elie Wiesel a observé que le xxe siècle était marqué par des « déplacements à l’échelle de continents… Jamais avant autant d’êtres humains n’avaient fui d’aussi nombreuses habitations. » Wiesel, “Longing for Home”, dans The Longing for Home, sous dir. Leroy S. Rouner, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1996, p. 17-29, ici p. 19.↩

  17.  Kamal Weerakoon, “Evangelical Intercultural Identity : A New Resource for Twenty-First Century Mission”, Colloquium, vol. 47, no 1, 2015, p. 45-61, ici p. 53.↩

  18.  Graeme Hugo, “Migrants and their Integration : Contemporary Issues and Implications”, UNESCO, http://unesdoc.unesco.org, 2003, p. 26, consulté le 04/09/2017.↩

  19.  Victoria Metcalfe-Hough, “The Migration Crisis ? Facts, Challenges and Possible Solutions”, octobre 2015, Overseas Development Institute, http://www.odi.org, p. 4, consulté le 04/09/2017.↩

  20.  Kamal Weerakoon, “Evangelical Intercultural Identity : A New Resource for Twenty-First Century Mission”, Colloquium, 47/1, 2015, p. 45-61, ici p. 54.↩

  21.  Victoria Metcalfe-Hough, “The Migration Crisis ? Facts, Challenges and Possible Solutions”, Overseas Development Institute, http://www.odi.org, p. 3, consulté le 04/09/2017.↩

  22.  L’Engagement du Cap, II, B, 3, https://www.lausanne.org, consulté le 01/12/2016.↩

  23.  Comme le rappelle Victoria Metcalfe-Hough : « D’abord et surtout, conformément à ses engagements légaux, le gouvernement des Etats-Unis doit s’assurer que la protection de tous les migrants, mais en particulier des femmes, des enfants et d’autres groupes vulnérables, indépendamment de leur statut de migrant, est le fondement de ses décisions et de ses actions. » Victoria Metcalfe-Hough, “The Migration Crisis ? Facts, Challenges and Possible Solutions”, Overseas Development Institute, http://www.odi.org, p. 5, consulté le 01/12/2016.↩

  24.  Jehu J. Hanciles, Beyond Christendom. Globalization, American Migration, and the Transformation of the West, New York, Orbis Books, 2008, p. 141.↩

  25.  Remarquons que les langues « nationales » sont largement le produit du monde moderne. Voir David Leinweber, “Learning and the Rise of Vernacular Languages”, dans George Thomas Kurian et Mark A. Lamport, Encyclopedia of Christian Education, vol. 3, p. 710-719, ici p. 710.↩

  26.  David Leinweber, “Learning and the Rise of Vernacular Languages”, dans George Thomas Kurian et Mark A. Lamport, Encyclopedia of Christian Education, vol. 3, Lanham, Maryland Rowman & Littlefield, 2015, p. 710-719, ici p. 718.↩

  27.  Jonas Adelin Jorgensen, “Anthropology of Christianity and Missiology : Disciplinary Contexts, Converging Themes, and Future Tasks of Mission Studies”, Mission Studies, no 28, 2011, p. 186-208, ici p. 200.↩

  28.  Voir Grant LeMarquand et Joseph D. Galgalo, sous dir., Theological Education in Contemporary Africa, Eldoret, Zapf Chancery, 2004 ; Ian S. Markham, “Theological Education in the Twenty-first Century”, Anglican Theological Review, vol. 92, no 1, p. 157-165.↩

  29.  Hyun-Sook Kim, “Changing Paradigmas of Theological Education”, dans George Thomas Kurian et Mark A. Lamport, Encyclopedia of Christian Education, vol. 3, Lanham, Maryland Rowman & Littlefield, 2015, p. 216-218.↩

  30.  L’index ne comporte aucune référence en ce sens.↩

  31.  William Willimon, “Foreword”, dans George Thomas Kurian et Mark A. Lamport, sous dir., Encyclopedia of Christian Education, vol. 3, Lanham, Maryland Rowman & Littlefield, 2015, p. xxi-xxii, ici p. xxi.↩

  32.  ICETE, “Manifesto on the Renewal of Evangelical Theological Education”, International Council for Evangelical Theological Education, http://www.icete-edu.org, consulté le 21/11/2016.↩

  33.  L’Engagement du Cap, deuxième partie, §D2, https://www.lausanne.org, consulté le 01/12/2016.↩

  34.  Il est difficile de réhumaniser le monde en utilisant le langage qui a contribué au chaos déshumanisant.↩

  35.  Le Mouvement de Lausanne, L’Engagement du Cap, première partie, §7b, https://www.lausanne.org, consulté le 01/12/2016.↩

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NÉCESSITÉ D’UNE RÉFLEXION THÉOLOGIQUE SUR LA PATERNITÉ INTELLECTUELLE https://larevuereformee.net/articlerr/n283/necessite-dune-reflexion-theologique-sur-la-paternite-intellectuelle Sat, 16 May 2020 17:22:53 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1054 Continuer la lecture ]]> NÉCESSITÉ D’UNE RÉFLEXION THÉOLOGIQUE SUR LA PATERNITÉ INTELLECTUELLE1

Yannick IMBERT2

Le thème de la propriété intellectuelle est un sujet qui n’a pas encore reçu une grande attention théologique – du moins pas au vu du débat important dont il est l’objet en dehors du milieu ecclésial. Cependant, ce sujet exige notre attention, et cet article ne peut être qu’une ébauche. Si l’importance de ce sujet est aussi manifeste, c’est parce que des conditions sociales, économiques, politiques et technologiques nous conduisent à écrire, à établir des lois, à faire des choix. Il en va de même pour le droit d’auteur, ce fameux « copyright » dont il est beaucoup question depuis plusieurs décennies. Comme le dit Gilbert Larochelle, professeur à l’Université du Québec :

La multiplication phénoménale des nouvelles technologies de l’information et de la communication emporte aujourd’hui la nécessité de revoir en profondeur les règles qui doivent prévaloir dans la production et dans la transmission des savoirs3.

I. Un vieux débat

Il serait naturel de faire remonter les origines du débat actuel aux xviiie et xixe siècles, avec son apogée dans la société contemporaine. Cependant, un épisode étrangement similaire se déroule au vie siècle. Tout commence avec l’arrivée en Irlande d’une copie de la Vulgate, la Bible en latin que nous devons à Jérôme. Son possesseur, le moine Finnian, en était très jaloux et n’en réservait l’accès qu’à quelques privilégiés. Parmi ceux-ci, Colomba, l’un des plus célèbres moines d’Irlande. Ce dernier décida de rendre visite à son ancien maître au milieu de la décennie 550 pour voir le fameux manuscrit.

Il est rapidement devenu assez clair que Colomba avait décidé de faire, de nuit, une copie de la Vulgate. Un jour, il se fit surprendre par un jeune novice qui rapporta à Finnian ce qu’il avait vu. Ce dernier ne le prit pas très bien. Les deux moines ne trouvant pas de terrain d’entente, leur différend fut porté devant la cour royale. Tous deux avaient un souci légitime. Finnian était soucieux de préserver l’intégrité du manuscrit et voulait s’assurer qu’il n’y avait pas d’erreurs introduites par un processus plus ou moins hâtif de copie. Il savait aussi que Colomba s’était engagé dans un projet de copie « à la chaîne » de manuscrits afin de les propager largement. Colomba, de son côté, était furieux que le vieux moine puisse cacher un manuscrit crucial pour l’avenir de l’Église en Irlande. Après un long processus, le roi rendit son jugement, s’adressant à Colomba :

Je ne sais pas d’où vous tenez vos nouvelles idées fantaisistes à propos de la propriété d’autrui. Les sages ont toujours décrit la copie d’un livre comme un livre-enfant. Cela implique que quelqu’un qui possède le livre-parent possède aussi le livre-enfant. Comme chaque vache à son veau, chaque livre à son livre-enfant. Le livre-enfant appartient à Finnian4.

Avant ce jugement plutôt sommaire qui rappelle vaguement les arguments contre la liberté de copie, chacun des moines avança ses arguments. Retenons-en deux majeurs. L’argument de Finnian est somme toute assez simple : « C’est mon livre. Tu n’as pas le droit de le copier. » Il estimait que si quelqu’un pouvait copier son livre, cela devait être fait par le biais de certaines procédures, de certaines lois, et certainement pas chacun dans son coin. En cela, Finnian est le père de tous les défenseurs du copyright. La réponse de Colomba, quant à elle, n’est pas très différente de celle que font la plupart des défenseurs de ce que j’appelle « la liberté de diffusion ». L’argument est là aussi a priori assez simple : le livre n’a pas souffert de préjudice parce qu’il a été copié. « Il ne convient pas que les paroles divines de ce livre périssent, ni que quiconque soit empêché de les écrire, de les lire ou de les répandre parmi les tribus. »

Et par la suite, dans son argument final, il soulignait avec force que ceux qui possédaient des connaissances avaient une obligation (morale et spirituelle) de les répandre en les reproduisant et en les partageant. De toute évidence, Colomba estimait que ne pas partager ces connaissances était une erreur beaucoup plus grande que de copier un livre qui n’avait rien perdu de sa valeur en étant copié.

Bien sûr, cet exemple historique ne suffit pas pour entamer une réflexion sur le droit d’auteur. Tout d’abord, il est question de la propagation de la Bible, un phénomène assez unique. Ensuite, Finnian n’était pas l’auteur du livre, et d’après ce que nous savons, ce n’est pas lui qui l’avait recopié. Il en était seulement le possesseur. Cet épisode souligne cependant que le débat n’est pas nouveau et qu’il met en jeu des questions éthiques et légales qui font débat depuis presque quinze siècles ! Penser arriver à une résolution facile serait donc une erreur tragique. Il serait aussi erroné de penser que, quelle que soit sa propre position, les « autres » n’ont pas une position chrétienne acceptable. Avant de poursuivre, examinons quelques distinctions importantes à faire pour pouvoir discuter du sujet complexe de la propriété intellectuelle.

II. Distinctions utiles

Liberté et gratuité

Il faut tout d’abord ne pas confondre liberté et gratuité. Il n’est pas question dans la suite de mon article de parler ou de défendre une nécessaire gratuité, comme si toute forme de commerce était de fait interdite. Ce serait, je le crois, un non-sens. Ma remise en question de la loi actuelle concernant le « droit d’auteur », ou plutôt de la « propriété intellectuelle », n’exige pas la gratuité. Il s’agit cependant d’affirmer la libre diffusion des biens. Par libre, je veux dire une distribution et diffusion sans barrière. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cette dernière expression signifie que la transmission et diffusion des biens (y compris intellectuels) ne doit pas être empêchée ou limitée de manière forcée par des notions (ou lois) non nécessaires. Nous y reviendrons plus tard.

Propriété et paternité

Dans le discours populaire, le but de la propriété intellectuelle est de promouvoir la créativité et le progrès des artistes et de la société elle-même. Les brevets sont censés permettre aux inventeurs, créateurs, artistes, de faire des profits tout en ouvrant la possibilité d’un réinvestissement d’une partie de ces derniers. Ainsi, à leur tour, ces artistes sont susceptibles d’investir leur temps, argent et créativité pour le plus grand bénéfice de la société. Cependant, ce résumé met aussi en lumière une distinction importante entre paternité et propriété. Ou, en d’autres termes, il faut souligner la différence entre origine (être le « père », l’origine, d’une idée ou d’une œuvre) et propriété (qui suppose donc une notion de possession). Notez que la notion de « paternité » ne nécessite pas celle de « possession ».

Légal et moral

Ensuite, il nous faut distinguer entre ce qui est « légal » et ce qui est « moral ». La question de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur est complexe. Mais au-delà de toute cette complexité, nous devons nous rappeler deux choses. Premièrement, il y a actuellement une loi en vigueur concernant la propriété intellectuelle et, si nous pouvons demander sa modification, nous devons cependant la respecter. Deuxièmement, une loi n’est pas nécessairement la meilleure, et donc pas nécessairement la plus éthique ou morale. Bien sûr, cela ne signifie pas que la loi actuelle n’a aucun fondement moral. Mais cela signifie en revanche qu’une meilleure loi peut être formulée et appliquée. Le légal et le moral ne sont pas identiques.

Éthique chrétienne et non chrétienne

Enfin, cela signifie aussi qu’il faudra faire une distinction entre notre attitude chrétienne et celle de notre société. Faire ainsi a une implication importante. Quelle que soit notre position sur la question du droit d’auteur, nous ne pouvons pas attendre que nos contemporains puissent vivre une éthique chrétienne. Ainsi, toute proposition faite pour modifier la loi actuelle doit prendre en compte le fait que cette loi doit pouvoir s’appliquer à tous. Une proposition qui présupposerait une adhésion aux valeurs chrétiennes ne pourrait pas être une proposition réaliste. En conséquence, même ceux qui souhaitent proposer une pratique plus en accord avec leur foi doivent prendre en compte la spécificité de l’éthique chrétienne. Cela signifie aussi, et peut-être de manière plus importante, que notre attitude concernant la « propriété intellectuelle » est aussi une démonstration de notre foi et peut être qualifiée de spécifiquement chrétienne. Dans la partie suivante, évoquons quelques aspects historiques du débat actuel.

III. Histoire philosophique du droit d’auteur

Le Siècle des lumières

En France, la propriété intellectuelle a été rattachée à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, notamment dans ses articles 2 et 17 :

Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

Art. 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité.

Visible dans ces quelques lignes est l’anthropologie des Lumières fondée sur un droit sacré attaché à l’être humain soutenu par un fort individualisme. Ainsi, « l’ingéniosité́ créatrice des Lumières avait permis, de Diderot à Voltaire, de Kant à Fichte, de poser les fondements de l’individualisme juridique en matière de diffusion des idées »5. Cependant, un autre pilier de la philosophie des Lumières a été en grande partie ignoré. Les sociétés des Lumières ont donné une place importante à la connaissance et à l’apprentissage – tous deux nécessaires pour le bénéfice individuel ainsi que pour le développement socioéconomique et culturel6. Ces sociétés étaient particulièrement conscientes que, pour arriver à leur but, il fallait favoriser la création et la diffusion des « connaissances utiles ». On croyait alors que plus la population serait instruite, et que plus la société serait avancée économiquement, plus sa civilisation pourrait progresser.

Il était cependant important que la technologie d’impression, qui a fourni le moyen le plus important pour la diffusion de masse de connaissances, s’améliore. Roy Porter a d’ailleurs suggéré qu’« au cœur de la modernisation des Lumières se trouvait de brillantes perspectives concernant les progrès des moyens d’impression »7. Le livre imprimé, une référence en matière de connaissance, était le moyen idéal pour la diffusion des idées. La loi sur le droit d’auteur doit donc être comprise, entre les xviiie et xxe siècles, comme une « loi sur le livre ». Elle encourageait la production de livres et leur distribution.

Lorsque nous en venons explicitement à la question du droit d’auteur, la formulation générale de la législation tentait d’assurer que les utilisateurs puissent accéder aux dernières connaissances et aux meilleures idées. La plupart des premières lois sur la propriété intellectuelle et le droit d’auteur accomplirent partiellement cet objectif en protégeant les intérêts des auteurs et des éditeurs. Mais cette même législation essaya aussi d’imposer des limites à tout potentiel monopole. Ainsi, « en France également, même si on s’est longtemps focalisé sur la défense des droits d’auteur, la propriété publique est la règle, dans l’esprit des législateurs révolutionnaires, et le droit d’auteur est l’exception »8. La loi était donc antimonopolistique par nature. Son objectif était de permettre, favoriser et promouvoir l’accès à l’éducation et à l’apprentissage.

La « valeur-travail » de John Locke

L’un des apports les plus importants dans le développement du droit d’auteur est celui de John Locke (1632-1704). Le philosophe anglais commence sa discussion en décrivant l’état de nature dans lequel les biens sont possédés « en commun » grâce à la bonté de Dieu. Locke propose que, dans cet état primitif, il y a suffisamment de biens (ce que nous appellerions les « matières premières ») pour que chacun puisse s’approprier les objets de son travail sans compromettre les biens possédés par quelqu’un d’autre. Mais de toute évidence, les sociétés humaines n’en sont pas restées à cet état primitif mais ont graduellement évolué vers des sociétés d’économie, de vente et d’échange.

Pour Locke, la propriété est le fondement d’une vision complète de la vie humaine. Cependant, tous les produits, même ceux qui sont trouvés dans leur état naturel, ne peuvent pas être consommés tels quels. Pour ce faire, l’individu doit convertir ces biens en propriété privée en exerçant un travail ou un effort sur eux. C’est ce qui sera plus tard appelé la « valeur-travail ». Le travail ajoute de la valeur aux produits bruts – même si ce n’est que par le fait d’être appréciés par un être humain. Cet effort mérite aussi d’être reconnu et protégé afin que l’auteur du travail en question bénéficie de son apport.

Cette perspective sur le droit intellectuel a un attrait et une simplicité très intuitifs. Il semble évident que les gens travaillent à produire des idées et que la valeur de cette production soit reportée dans la dimension économique. En d’autres termes, le prix de vente d’un objet inclut tout l’effort nécessaire pour sa production. Le point central de la théorie de Locke est que le fondement de la propriété est dans le travail : « De ce fait, l’homme crée par son travail une propriété de valeur et lui seul a un droit sur elle. »9 Ajoutons enfin ici que la mesure de la valeur du travail ne peut en fin de compte qu’être déterminée par le prix de marché. En effet, la quantité de travail nécessaire à la fabrication d’un produit est considérée comme impossible à déterminer. D’autant plus que cela demanderait aussi de pouvoir évaluer l’« effort » mis en œuvre dans l’idée elle-même.

C’est l’un des problèmes de la théorie de Locke : l’impossibilité de vraiment distinguer entre une idée et son exécution (sa production). Cette apparente incapacité est renforcée par des occasions dans lesquelles l’« exécution » précède l’idée. Dans de nombreux domaines, des recherches approfondies sont nécessaires avant qu’une idée originale n’émerge. Par exemple, mes étudiants doivent parfois lire plusieurs ouvrages sur tel ou tel sujet avant d’avoir une idée de dissertation. Ainsi, la philosophie de Locke associe dans la pratique l’idée et l’exécution de l’idée, au point même de ne plus distinguer entre « avoir une idée » et « posséder le résultat de l’idée ». Ici, avoir l’idée d’un livre sur la théologie de John Piper et posséder ce livre sont quasi identiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles le droit d’auteur actuel protège les idées aussi bien que les choses produites.

Bien sûr, la théorie brièvement évoquée ici ne dit à première lecture pas grand-chose au sujet du droit d’auteur. Et cependant elle a des implications importantes. En effet, s’il est impossible de distinguer l’idée de sa production, alors la propriété intellectuelle se doit de protéger les deux, sans les distinguer. L’idée possède de fait elle aussi une valeur marchande, peut être « possédée » et protégée. Un auteur possède tout aussi bien la production d’une idée que l’idée elle-même. Nous pourrions bien sûr nous demander pourquoi certaines idées sont « couvertes » par le droit d’auteur et d’autres non. La réponse la plus simple est la suivante : ce qui sépare une idée ordinaire d’une idée qui mérite d’être protégée est la relative insignifiance de la première et le caractère unique de la seconde.

Le livre de Kant

Si Kant n’invente pas la notion d’auteur, il la modernise en accentuant sa dépendance par rapport à l’œuvre en question. Selon Kant, un livre existe de deux manières. D’un côté, un livre a un « corps » physique. Le livre est matériel et, dans ce sens, celui qui possède ce livre peut en faire ce qu’il veut – ou devrait pouvoir le faire. D’un autre côté, Kant soutient que le livre a aussi un aspect qu’il qualifie de « spirituel ». Cet autre aspect du livre est résumé par cette phrase de Kant : « La propriété qu’un auteur a sur ses pensées […] il la conserve nonobstant la reproduction. »10 Ainsi, conclut-il, « l’auteur et le propriétaire de l’exemplaire peuvent dire chacun avec le même droit du même livre : c’est mon livre ! mais en des sens différents. Le premier prend le livre en tant qu’écrit ou discours ; le second simplement en tant qu’instrument muet de la diffusion du discours jusqu’à lui. »11 Ainsi pour Kant, c’est l’auteur qui fait un livre, et la valeur et l’utilisation du livre demeurent avec son auteur. Le livre, dans ce deuxième sens, est un discours qui appartient de manière unique à son auteur. En tant que discours, un livre est donc un ensemble d’idées, et celles-ci appartiennent à l’auteur.

Le souci de Kant était de militer pour une rémunération égale des auteurs par leurs éditeurs. Cette volonté de Kant se distinguait de ce que certains considéraient comme la mainmise des princes sur le processus d’édition. Pour Kant, il s’agissait donc de faire reconnaître la rémunération des auteurs par leurs éditeurs, non pas comme une faveur (des princes), mais comme une juste rétribution de leur travail d’écriture. C’est ce dernier, lui seul, qui fonde la propriété intellectuelle. Mais, encore et toujours, puisque le livre est avant tout un discours qui exprime les idées d’un auteur, ces idées (et donc le livre) ne peuvent pas être reproduites sans consentement explicite de l’auteur. Ici, il faut souligner qu’il est question du consentement de l’auteur et non de celui de l’éditeur. C’est aussi à partir de ce point que nous pouvons identifier ce qu’est un plagiat : c’est s’approprier consciemment une idée qui n’est pas sienne.

Locke et Kant sont deux penseurs qui ont largement influencé la manière dont nous pensons la « propriété intellectuelle ». De leurs réflexions, la loi a choisi de mettre en avant la propriété des idées et leur manifestation concrète (livre, album, technologie brevetée, notamment). Ceci souligne que la notion de propriété est au cœur de nos lois. Pour avancer dans notre réflexion, nous nous pencherons maintenant sur quelques principes bibliques importants concernant ce sujet.

IV. Théologie biblique de la paternité intellectuelle

Il me semble que si nous voulons réévaluer la pratique du droit d’auteur, il est crucial de revisiter la notion de « propriété intellectuelle » et d’y substituer celle de « paternité intellectuelle ». Dans les paragraphes suivants, je propose de nous concentrer sur la notion de propriété en y apportant un éclairage théologique. Il sera question de « propriété » au sens général, car il y a bien différents types de propriété : je peux posséder un lot de terre, un livre, une voiture, des parts dans une compagnie. Les droits et devoirs associés ne sont pas strictement identiques. À partir de ce bref survol de la notion de propriété, nous verrons plus loin les implications pour la question qui nous occupe (le droit d’auteur).

La notion de propriété

Bien sûr, si nous cherchons une « théologie biblique » de la propriété personnelle dans la Bible, nous ferons face à un certain problème. En effet, l’Écriture n’est pas premièrement concernée par le sujet et donc ne fait pas d’exposé systématique de ce thème. Malgré tout, nous pouvons discerner plusieurs points importants. Comme la plupart des théologiens qui abordent le sujet, notons que toute théologie de la propriété commence avec l’acte créateur. Dieu crée la terre et tout ce qu’elle contient (Gn 1 ; Ps 24.1) et lui seul possède donc le droit d’user de toute la création. La propriété de la création n’appartient, en fin de compte, qu’à lui seul. Cela signifie que lorsque nous disons que quelque chose nous appartient, nous ne pouvons le faire que parce que cela appartient à Dieu premièrement. Nous ne possédons les choses que par dérivation12. La source de tout bien matériel est Dieu lui-même.

Ceci dit, parce que nous sommes des créatures faites à l’image de Dieu, nous sommes aussi faits pour posséder. La question est de savoir de quelle manière. Mais le fait que l’être humain de par sa nature cherche à posséder quelque chose est évident : nous avons tous des désirs, nous voulons tous quelque chose – pour le meilleur et pour le pire. Bien sûr, nous pourrions considérer cela comme un simple effet de la chute, mais ce serait une erreur. Que nous soyons enclins à « posséder » est aussi un reflet de notre création à l’image de Dieu. En fait, l’être humain

a besoin de quelque chose qui lui soit propre pour remplir sa vocation de gardien du jardin de Dieu. Il a besoin de quelque chose pour se garantir contre la faim et l’errance. Il a besoin de quelque chose qui lui soit propre pour pouvoir vraiment donner en retour à Dieu et à son prochain13.

Si nous voyons les choses ainsi, la possession devient quelque chose de positif au service de notre prochain. Calvin, pour sa part, acceptait comme quelque chose d’évident que « la propriété individuelle » était le fruit de la providence divine, une disposition nécessaire à l’ordre public. La propriété était quelque chose de naturel et d’évident, mais son bon usage n’était ni l’un ni l’autre. Il est très difficile de s’appuyer sur Calvin, ou sur n’importe quel autre réformateur, pour développer une théologie du droit d’auteur. Ni Calvin ni Luther n’ont beaucoup écrit sur les questions d’économie. Une chose cependant apparaît avec force : aucun n’avait une bonne opinion de l’individualisme naissant. Malgré cela, Calvin n’avait aucun problème avec la propriété personnelle ou la possession de biens, tant que ces derniers ne conduisaient pas au luxe ou à l’oubli de la charité – d’où l’importance pour Calvin du diaconat. La possession de biens, si elle n’est pas interdite, est aussi source possible de problèmes matériels et spirituels.

Protéger les biens personnels serait donc légitime, mais cette affirmation ne suffit pas. La question suivante est tout aussi importante et doit être posée : « Quel est le fondement moral de cette propriété personnelle ? » C’est seulement en apportant une réponse à cette question que nous pourrons donner quelques pistes de réflexion concernant le « droit d’auteur ».

Le fondement moral de la propriété

Une fois encore, le fondement biblique de la propriété est la parole du Psaume 24.1 : « C’est au Seigneur qu’appartient la terre, avec tout ce qui s’y trouve, le monde avec tous ceux qui l’habitent », une parole forte rappelée dans le livre de Job (41.11) ou Ésaïe (Es 66.1-2). Non seulement Dieu est-il le propriétaire ultime de toute chose, mais il fera en sorte que l’être humain s’en souvienne :

Et tu te dirais : « C’est par ma force et la vigueur de ma main que j’ai acquis toutes ces richesses ! » Tu te souviendras du Seigneur, ton Dieu, car c’est lui qui te donne de la force pour acquérir ces richesses, afin d’établir son alliance, celle qu’il a jurée à tes pères – voilà pourquoi il en est ainsi en ce jour14.

Tout ce que l’être humain fait, tout ce qu’il possède, et la manière dont il en dispose, tout cela est à la discrétion du Dieu créateur. Ceci nous conduit à conclure que notre propriété devrait être considérée comme des biens mis à notre disposition par Dieu et dont nous sommes les gérants. Tout cela paraît a priori bien simple, milite pour une théologie du contentement et nous demande aussi d’entretenir une relation quelque peu détachée avec ce que nous « possédons ».

Un autre point qui éclaire le fondement moral du droit à la propriété est le huitième commandement : « Tu ne voleras pas. » Et là, bien sûr, les deux questions n’en font qu’une. Pour savoir ce dont je prive mon prochain, il faut que je sache ce qu’il possède – ou peut posséder. À première lecture, cette parole ne semble qu’avoir une portée négative. Il s’agit de ne pas empiéter sur la propriété des autres. Ce serait oublier que le Décalogue est une exhortation éthique, et pas d’abord une liste d’interdictions. Toute parole du Décalogue est un encouragement à l’amour de Dieu et du prochain :

Je dois donc voir dans ce commandement ma responsabilité envers la personne de mon prochain. Je dois l’aider à préserver sa propriété parce que sa propriété fait partie de sa personne15.

La propriété n’est donc pas essentiellement un droit personnel. C’est un devoir envers mon prochain. Voir le huitième commandement ainsi, c’est donc procéder à un double renversement : nous ne sommes plus centrés sur nous-mêmes, mais sur notre prochain ; nous ne sommes plus limités par une vision négative de l’éthique chrétienne (« ne pas faire »), mais par une vision positive et active. Une telle vision est souvent mise en avant dans le discours des prophètes :

Le jeûne que je préconise, n’est-ce pas plutôt ceci : détacher les chaînes de la méchanceté, dénouer les liens du joug, renvoyer libres ceux qu’on écrase, et rompre tout joug ? Ne s’agit-il pas de partager ton pain avec celui qui a faim et de ramener à la maison les pauvres sans abri ? De couvrir celui que tu vois nu, et de ne pas t’esquiver devant celui qui est ta propre chair ? Alors ta lumière poindrait comme l’aurore, et tu te rétablirais bien vite ; ta justice marcherait devant toi, et la gloire du Seigneur serait ton arrière-garde. (Es 58.6-8)

Si dans la Bible il y a bien propriété, si posséder et user de ses biens n’est pas en soi mauvais, la pratique de la compassion et de la justice sert à encadrer la pratique. C’est cela qui doit, en grande partie, guider notre réflexion.

La propriété : une gestion altruiste

Si la propriété dans son sens strict et premier est une prérogative divine, alors dans quelle mesure les créatures humaines devraient-elles chercher à imiter Dieu et à participer à son entreprise ? Voilà une question à nous poser alors que nous essayons de voir comment mieux articuler une théologie de la paternité intellectuelle. Il ne s’agit pas ici de donner une réponse complète, ce serait trop long, mais voyons comment nous pouvons être à l’image du Dieu créateur à qui appartient le monde entier ?

(1) Le Dieu créateur, bien qu’il possède la création et tout ce qu’elle contient, n’en remet pas moins une partie de sa gestion à ses créatures. Il le fait librement et ne demande qu’une chose : c’est que nous soyons bons gestionnaires de ces biens. Cette gestion se fait notamment en devenant image de Dieu. Dieu possède librement parce qu’il donne librement. Ainsi en va-t-il de notre propre possession. Il ne s’agit pas de savoir quels droits nous avons sur notre propriété mais comment nous en ferons librement usage, non pour notre bien, mais pour celui des autres. Nous « possédons » par analogie et seulement parce que Dieu est la source de toute possession.

(2) Le libre don signifie aussi un abandon du contrôle sur notre propriété. Dieu, en nous faisant gestionnaire de son bien, nous en confie en grande partie le contrôle – bien que des comptes seront certainement à rendre ! Certains utilisent leur don de gestion d’une manière non responsable. La conséquence importante est la suivante : si nous confions – contre rémunération ou non – un de nos biens à notre prochain, nous en abandonnons aussi en grande partie le contrôle. Ici, notre théologie de la propriété prend une connotation spirituelle assez claire. Au cœur de notre pratique se trouvera l’humilité et l’abandon, deux dimensions centrales de la vie chrétienne. Ainsi, notre théologie de la paternité intellectuelle devra refléter cela – ce qui pourra créer une relative discontinuité avec la loi actuelle.

Résumons ce que nous venons de voir jusqu’ici. Les droits que nous avons sur notre « propriété » doivent être considérés à la lumière de notre utilisation de ces derniers pour le bénéfice de notre prochain.

V. De la propriété à la paternité intellectuelle

Pour avancer dans notre réflexion sur la paternité intellectuelle, il nous faut maintenant distinguer propriété et paternité. À mon sens, l’un des problèmes principaux avec le « droit d’auteur » actuel est son accent sur la notion de « propriété ». Bien sûr, il ne s’agit pas de remettre radicalement en cause la notion de « propriété ». Tout d’abord, les ramifications légales et philosophiques de ce concept nous entraîneraient trop loin de notre sujet. Ensuite, la notion de propriété n’est pas en soi le problème. Elle le devient lorsqu’elle est associée à un ensemble de droits et d’obligations liés à la créativité humaine.

Pour commencer, notons que notre discussion ne nie pas une dimension créationnelle à la propriété. La théologie chrétienne, qu’elle soit catholique ou protestante, a valorisé cela depuis le ive siècle au moins. La théologie catholique parlera par exemple de « droit naturel » concernant la notion de propriété. Notons dès maintenant une différence entre les approches catholique et protestante. Dans la première, toute notion de « droit à la propriété » est incluse dans un monde déchu. Dans un monde sans péché, pas de droit, ni à la propriété, ni à autre chose. Du côté protestant, cette affirmation semble mettre à mal l’intégrité de l’ordre créationnel. Lorsque certains théologiens catholiques accentuent l’absence de « propriété » dans l’état céleste, nous devons rester prudents quant au détail de ce que l’Écriture enseigne concernant notre condition humaine dans « les nouveaux cieux et la nouvelle terre ».

La propriété des idées

L’un des points les plus importants, discutés par plusieurs philosophes catholiques, concerne l’objet de la propriété. Lorsque la propriété concerne quelque chose de concret (les théologiens parlent de quelque chose de « tangible »), les choses sont relativement évidentes. Si j’ai acheté une voiture, je la possède ; elle est ma propriété. C’est aussi le cas pour ma maison. Mais ce n’est que la moitié du problème. Les lois sur la propriété intellectuelle mettent en jeu la propriété de choses immatérielles. N’oublions pas que la « propriété intellectuelle » a en partie été créée pour protéger les idées (ce qui est « intangible »). Imaginez que vous ayez l’idée de créer un produit et que vous en discutiez avec un ami. Imaginez ensuite que, alors que vous êtes en train de réaliser votre projet, vous vous rendiez compte que l’ami en question a déjà mis sur le marché le même produit. Que se passe-t-il ? Vous vous sentez « volé ». Il a pris quelque chose qui était à vous. C’est en tout cas la réaction naturelle de la plupart d’entre nous. Et pourtant, est-ce bien le cas ? Cela dépend bien sûr d’un grand nombre de critères difficiles à établir.

Si un poète « invente » une nouvelle forme poétique, cette idée nouvelle lui appartient-elle ? Légalement, il pourrait argumenter en direction d’une propriété intellectuelle de cette forme poétique. Il serait difficile d’établir la complète nouveauté de cette dernière, mais techniquement cela n’est pas impossible. De plus, la démonstration de la propriété d’idées est notoirement difficile à établir. Qui est le « propriétaire intellectuel » d’un tableau de lever de soleil ? Tout le monde et personne. Ou du moins tous ceux qui ont peint un lever de soleil. L’idée de peindre un lever de soleil appartient à celui qui est l’origine, le « père », le créateur du lever de soleil. Nous ne sommes que les « pères » et « mères » des tableaux que nous réalisons. Cela montre les limites de la conception philosophique de la propriété de choses immatérielles, comme les idées.

Propriété personnelle et bien commun

Si vous êtes ingénieur et que vous mettiez au point un carburant révolutionnaire absolument non polluant, le bien commun qui en résulte est énorme. Dans cette perspective, la formule de fabrication, selon l’interprétation d’Augustin, devrait être diffusée librement. Il n’y aurait donc pas dans ce cas de possibilité de breveter cette découverte. Faire autrement serait pour l’inventeur la démonstration d’un désir incontrôlé du savoir, ou même d’un contrôle illégitime du savoir. Ce serait retenir un bien qui fait en réalité partie de la création car, même un carburant synthétique implique l’utilisation de matières premières qui, soulignerait Augustin, n’appartiennent en fin de compte qu’à Dieu. Certainement, plusieurs compagnies mettraient sur le marché leur propre carburant non polluant, imposant ainsi un non-monopole sur le carburant en question.

La même chose peut en partie s’appliquer à la propriété intellectuelle. Par exemple, j’écris un ouvrage sur l’art de Tolkien, l’auteur du Seigneur des anneaux. Bien que je sois personnellement un grand fan, je reconnais que le « bien commun » qui résulte de mes recherches et de ma publication n’est pas aussi important que ce que j’imagine. En revanche, si j’écris un ouvrage d’accompagnement pastoral qui pourrait transformer notre approche de la relation d’aide, alors le bénéfice commun est beaucoup plus important, visible et concret. Dans le second cas, la question de la propriété intellectuelle – ou plutôt de la non-propriété – de ce livre est plus pressante.

Propriété ou paternité ?

Que conclure ? Tout d’abord, la notion de « possession » appliquée aux biens immatériels (comme les idées) conduit à des difficultés philosophiques et légales. Et cependant, il semble quand même légitime de valoriser les idées et la personne qui leur a donné corps, qui a permis que nous bénéficiions de leur manifestation matérielle et sociale. Nous apprécions la manifestation visible de l’idée de la « bière », ou de toute autre idée qui a enrichi notre quotidien, et nous sommes reconnaissants à celui qui est à l’origine de ces choses. C’est là que se manifeste une différence importante. La « propriété » implique que nous retenons la chose en question. Si je suis propriétaire d’une voiture, je la « retiens » pour mon usage personnel. Je ne la mets pas dans la rue pour que tout le monde puisse s’en servir ! La notion de paternité n’implique pas une telle possession. La paternité implique que nous sommes reconnus comme origine de l’idée, mais non comme propriétaire. Deux questions se posent ici : (1) Comment définir les frontières légales de la paternité intellectuelle et comment la différencier de la propriété intellectuelle ? et (2) Comment les chrétiens pourraient-ils réfléchir à la question de cette même propriété intellectuelle ? Les réponses à ces questions ne seront pas faciles, et nous n’en donnerons pas maintenant. Tournons-nous plutôt vers quelques considérations théologiques.

VI. Une théologie de l’imitation16

Copier et imiter

La Bible nous dit que lorsque Dieu nous a créés, il nous a faits à son image (Gn 1.27). Les théologiens ont longuement discuté de ce que cela signifiait. Les théologiens réformés ont souvent mis l’accent sur la nature « relationnelle » de cette image. Dieu est entré en relation avec nous, ce qui fait de nous des êtres de relation. Mais la notion d’image de Dieu est riche et ne peut être épuisée par une seule expression. Cet aspect relationnel contient de nombreux autres éléments comme, par exemple, la nature rationnelle de l’être humain ainsi que sa dimension créative. En tout cela, nous sommes à l’image du Dieu créateur ; à son image et pourtant si différents. Une autre manière d’exprimer cela est de souligner que si Dieu nous a faits à son image, cette image est une forme analogique de Dieu : nous ne sommes pas Dieu dans son essence, il est entièrement différent de nous.

C’est en quelque sorte ce dont il s’agit dans la relation parents-enfants. Les enfants ne sont pas leurs parents. Et pourtant ils « viennent » de leurs parents. Ils sont à leur image. Nous voyons cela pour la première fois en Genèse 5.3 quand Adam a engendré un fils « à sa ressemblance, selon son image ». Cet engendrement est, en soi, une imitation de l’activité créatrice de Dieu. L’être humain, ici Adam et Ève, « copie » Dieu. Mais nous « copions » Dieu dans la plupart des choses que nous faisons. Lorsque nous peignons un tableau, nous copions la création de Dieu. Lorsque nous transformons une friche en jardin, nous copions Dieu. Même lorsque nous produisons de « nouvelles » choses, nous copions Dieu. Toutes nos idées, toutes nos nouveautés, sont en fin de compte des associations et des compositions nouvelles fondées sur le monde que Dieu a créé. Nous ne pouvons pas faire autrement : nous copions Dieu.

Dieu, créateur et père

Nous sommes des êtres faits pour copier et imiter. Ajoutons une autre chose importante : Dieu n’exerce pas son droit à la « propriété intellectuelle » sur ce que nous produisons. Il rappelle cependant que tout lui appartient. Nous produisons toutes sortes de choses dans ce monde dont Dieu nous a confié la gestion. Ce « mandat » de gestion souligne lui aussi que nous ne sommes pas possesseurs, ni de ce monde, ni de ce qu’il contient, ni même, par conséquence, des biens que nous produisons ou des idées qui se forment dans notre esprit. Tout est à Dieu. La terre et tout ce qu’elle contient, nous y compris. Nous appartenons à Dieu avec tout ce que nous sommes, disons, et pensons. Pour ceux qui reconnaissent ce « règne » de Dieu sur sa création, notre statut d’imitateurs-régents doit être reconnu pour tel. Dieu est créateur et père ; nous sommes imitateurs et régents. La responsabilité que Dieu nous a confiée concerne tous les êtres humains, pas seulement les chrétiens. Ce que nous avons dit sur la nature humaine (à l’image de Dieu et imitateurs) s’applique à toute personne – croyante ou non. La responsabilité de gérer dignement, et avec justice, notre capacité d’imitation fait partie intégrante de notre appel à vivre dans le monde sous le regard du Dieu créateur et Père.

Imitation et droit

Cela pose la question de savoir ce que doivent être nos lois humaines. S’appuyant sur Deutéronome 16.18-20, Poythress soutient que la loi humaine doit essentiellement être exercice de la justice17. En disant cela, il n’hésite pas à affirmer que les lois actuelles en la matière – auxquelles nous devons nous soumettre – devraient être changées car elles ne remplissent pas leur objectif. En effet, le souci derrière la loi actuelle est la protection des auteurs et des éditeurs – donc une justice exercée envers eux, envers leurs droits. Dans ce sens toute copie (de textes, images, objets, notamment) serait une forme de vol. Mais il faudrait démontrer que les lois actuelles sont les plus bénéfiques à toutes les parties en présence, au premier rang desquelles les « auteurs » – ceux qui sont les pères de l’œuvre en question. Pour Poythress, et je le suis sur ce point-là, les lois actuelles ne sont pas au bénéfice de l’ensemble des acteurs : auteurs, éditeurs, « consommateurs ». Le problème principal est le rejet de toute légitimité au droit de copie.

L’argument de Poythress est ici résumé. Supposez que Pierre fabrique une hache. Si Jean, son voisin, vient en secret et la lui prend, il y a bien vol. Pierre est privé d’un bien qu’il possédait légitimement. Supposez maintenant que Jean observe simplement la hache de Pierre et se rende compte qu’elle est plus esthétique et fonctionnelle que la sienne. Si Jean tente de fabriquer une autre hache du même genre, il y a bien copie. Mais Pierre est-il privé de son bien ? Non, Pierre possède toujours sa hache. Mais Jean lui aussi possède la même, et rien ne devrait lui interdire de tenter d’en fabriquer une meilleure18. Ainsi Poythress peut conclure : « Copier multiplie les biens au lieu de les limiter. La capacité à copier est une merveilleuse bénédiction de Dieu, bénéfique à l’humanité. »19

Je mentionnerai un autre élément qui fait partie de l’argument développé par Poythress – un point qui demanderait plus d’attention. Les lois sur le droit d’auteur semblent favoriser certains domaines plutôt que d’autres, et ce de manière partiale. Pourquoi un auteur (d’un roman par exemple) bénéficierait-il des lois actuelles, alors qu’un charpentier n’en bénéficierait pas ? Tous les deux « créent » quelque chose qui peut être copié. L’un est protégé, l’autre ne l’est pas. Pour Poythress, c’est une manifestation de favoritisme ; un favoritisme motivé par des raisons plutôt discutables. Je trouve cette remarque intéressante et, bien que je ne sois pas encore convaincu, cela pose la question, sérieuse, de savoir si les lois actuelles sur le « droit d’auteur » sont vraiment justes.

Loin d’être une entorse à la moralité, le « droit à la copie » (bien encadré, cela va de soi) met en valeur (1) le fait que nous ne sommes que des êtres créés par Dieu pour imiter ; (2) que tout lui appartient ; et que (3) la copie (ou l’imitation) peut être au bénéfice de tous, en particulier des plus défavorisés. En cela, le « droit à la copie » est aussi une manifestation de notre amour du prochain.

Pour conclure

Dans les paragraphes précédents, j’ai mis en doute les lois actuelles sur le « droit d’auteur ». J’ai aussi mis en doute la pertinence de l’expression « propriété intellectuelle », lui préférant pour des raisons théologiques celle de « paternité intellectuelle ». Le lecteur aura peut-être eu l’impression que j’encourage les chrétiens à ne pas respecter les lois et à copier illégalement. Ce n’est pas le cas. Les lois actuelles sont bien les lois en vigueur, et nous devons les respecter. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons désirer de meilleures lois. Encore une fois, ce qui est « légal » n’est pas forcément « juste ».

Le lecteur aura peut-être eu aussi l’impression que je demande une abolition de toute loi concernant le « droit d’auteur ». Ce n’est pas non plus le cas. Certains auteurs, et même certaines modestes maisons d’édition, bénéficient des lois actuelles. Il serait presque irresponsable de demander l’abolition de toutes lois. L’être humain pratique trop bien la « dépravation totale » ! L’absence d’accompagnement légal ne serait au bénéfice de personne. J’encourage cependant à une large et profonde révision des lois en vigueur.

Enfin, je ne voudrais pas donner l’impression que les choses sont, sur ce sujet, simples. Elles ne le sont pas. En fait, la complexité du « droit d’auteur » (ou de la « paternité intellectuelle ») invite à une plus grande attention que cet article n’a pu nous en donner l’occasion.

Pour conclure, il faut reconnaître que :

Les questions éthiques portant sur le sujet qui nous occupe sont sensibles et ne se résolvent pas par des affirmations trop simples.

Les lois sur le « droit d’auteur » sont parfois nécessaires mais elles peuvent être dépassées en construisant des lois sur la base de la « paternité intellectuelle ».

En l’état actuel, ces mêmes lois tendent à être au bénéfice particulier de ceux qui sont en position de pouvoir (social ou économique) et encouragent un certain monopole.

Je reconnais qu’il m’est difficile d’aller plus loin, notamment parce que les implications de tels changements sont trop importantes pour que je puisse en prendre toute la mesure. Il faudrait donc, je pense :

Poursuivre les réflexions métaphysiques, bibliques et éthiques sur ce sujet.

Poursuivre la déconstruction radicale de l’empire (de l’idole même) du consumérisme.

Plus pratiquement, que le « copyright » soit laissé à l’auteur (le « père »).

Et par conséquent que la maison « d’édition » reçoive par contrat (ou par délégation) le copyright de l’auteur pour la durée de vente de l’œuvre ou dans une limite déterminée par les deux parties. Cela permettrait que l’éditeur ou le distributeur puissent tirer un certain bénéfice correspondant à leur investissement.

Que le droit à la « copie » soit reconnu légalement, sous conditions, et ce pour le bénéfice notamment des plus défavorisés.

Encourager à une valorisation du mécénat pour la publication, en commençant par le monde chrétien.

Certains, parmi ceux qui demandent une modification des lois actuelles, exigent ce que j’appelle une imposition du droit de copie. Virtuellement, toute œuvre pourrait être copiée, sans discrimination et sans qualification. Une telle vue, extrême, est problématique parce qu’elle se résume quasiment à un légalisme. Oui, la liberté de copie est une forme d’expression de l’amour du prochain. Lui permettre de copier, d’imiter, de diffuser et même d’améliorer ce que je crois m’appartenir est une humble manifestation de mon amour – parfois sacrificiel – pour mon prochain. Nous ne trouvons pas seulement de la valeur dans la propriété que nous accumulons mais aussi dans celle que nous donnons. Voilà qui pourrait guider nos réflexions futures sur la paternité intellectuelle.

Enfin, même si je défends une modification des lois actuelles sur le « droit d’auteur » (et la « propriété intellectuelle »), je ne crois pas que ceux qui défendent la position inverse soient sans cœur, moins chrétiens, ou assoiffés d’argent. Cela vaut la peine de le dire car, sur ce sujet, les opinions peuvent être très sensibles. Réfléchissons ensemble à la meilleure manière de témoigner de notre foi dans toutes nos actions et dans tous les domaines.


  1.  Cet article a été publié en ligne sous forme de six articles sur le site Le bon combat, entre le 13 septembre et le 26 octobre 2016 : http://leboncombat.fr (consulté le 3 janvier 2017).↩

  2.  Yannick Imbert est professeur d’apologétique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  3.  Gilbert Larochelle, « De Kant à Foucault : que reste-t-il du droit d’auteur ? », dans L’homme et la société, no 130, 1998, p. 39-50, ici p. 39.↩

  4.  Cité dans Ray Corrigan, « Colmcille [Colomba] and the Battle of the Book : Technology, Law and Access to Knowledge in 6th Century Ireland », dans GikII 2 Workshop on the intersections between law, technology and popular culture at University College London, September 19th, 2007, London, 2007, p. 6.↩

  5.  Gilbert Larochelle, « De Kant à Foucault », dans L’homme et la société, no 130, 1998, p. 39-50, ici p. 39.↩

  6.  Voir M. Rose, « Nine-Tenths of the Law : the English Copyright Debates and the Rhetoric of the Public Domain », Law and Contemporary Problems, no 36, 2003, p. 76.↩

  7.  Roy Porter, Enlightenment, Londres, Penguin Books, 2000, p. 13-14.↩

  8.  Anne Latournerie, « Droits d’auteur, droits du public : une approche historique », L’économie politique, no 22, 2004, p. 21-33, ici p. 22.↩

  9.  Arnaud Diemer et Hervé Guillemin, « La place du travail dans la pensée lockéenne », « Regards croisés sur le travail : histoires et théories », colloque ACGPE, Orléans, 22-24 mai 2008, en ligne, http://www.oeconomia.net, consulté le 4 novembre 2015, p. 9.↩

  10.  Emmanuel Kant, Qu’est-ce qu’un livre ?, Paris, Presses Universitaires de France, 1995, p. 119.↩

  11.  Ibid., p. 131.↩

  12.  Paul J. Griffiths, « The Natural Right to Property and the Impossibility of Owning the Intangible : A Tension in Catholic Thought », University of St. Thomas Law Journal, vol. 10, no 3, article 2, p. 590-602, ici p. 592, en ligne http://ir.stthomas.edu/ustlj/vol10/iss3/2.↩

  13.  Lewis Smedes, « Persons and Property », The Reformed Journal, 2002, p. 29.↩

  14.  Deutéronome 8.17-18.↩

  15.  Lewis Smedes, ibid.↩

  16.  Une grande partie de cet article est inspirée des travaux de Vern Poythress et de John Frame sur le droit d’auteur. Ces articles sont disponibles sur leur site internet http://frame-poythress.org, consulté le 3 janvier 2017.↩

  17.  Vern S. Poythress, « Copyrights and Copying », septembre 2005, http://frame-poythress.org, consulté le 13 juin 2016.↩

  18.  Ibid.↩

  19.  Ibid.↩

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Amour de Dieu, amour des hommes https://larevuereformee.net/articlerr/n278/amour-de-dieu-amour-des-hommes Sun, 13 May 2018 16:59:31 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=991 Continuer la lecture ]]> AMOUR DE DIEU,
AMOUR DES HOMMES

Yannick IMBERT1

INTRODUCTION

Dans toute conférence, le plus difficile est de trouver le bon point d’accroche. Pour cette conférence « Amour de Dieu, amour des hommes », ma phrase introductive est toute trouvée, et je cède la place à Michel Onfray :

Paul de Tarse transforme le silence de Jésus sur ces questions en vacarme assourdissant en promulguant la haine du corps, des femmes et de la vie. Le radicalisme antihédoniste du christianisme procède de Paul – pas de Jésus, personnage conceptuel silencieux sur ces questions […] Sa haine de soi [celle de Paul] se transforme en une vigoureuse haine du monde et de ce qui fait son intérêt : la vie, l’amour, le désir, le plaisir, les sensations, le corps, la chair, la jubilation, la liberté, l’indépendance, l’autonomie. Le masochisme de Paul ne fait aucun mystère2.

En clair, le christianisme est une haine de tout, une anti-orme d’amour – une arme de haine massive. Ni bonheur, ni plaisir, ni joie, ni même sourire, voilà la vie chrétienne selon le philosophe médiatique et fondateur de l’Université populaire de Caen. Le pourfendeur des illusions n’a de cesse de remettre en cause, s’inspirant consciemment de son maître à penser, Friedrich Nietzsche3, tout ce qui pourrait limiter notre expérience du plaisir. C’est d’ailleurs ainsi qu’Onfray milite pour un hédonisme de plénitude, totalement assumé.

Le cas de Michel Onfray est facile, je l’admets. Il est toujours relativement aisé de le prendre à partie, mais un peu moins de lui faire justice. Normal : il est habitué des grands mots/maux et des réparties caricaturales. Et pourtant, malgré son ton caustique et parfois difficilement soutenable, malgré ses ignorances voulues ou non, il y a quelque chose chez lui de symptomatique de la vision hyperfestive de l’amour, cette manifestation sentimentale de l’hypermodernité. Dans cette brève conférence, je voudrais aborder plusieurs points essentiels centrés autour d’un dilemme majeur qui semble au cœur des discours philosophiques actuels sur l’amour. Ce dilemme est celui que nous retrouvons dans presque toute question philosophique : celui de la primauté de l’un ou du multiple. Cette vieille question philosophique – le particulier ou le général, l’Un ou le multiple – s’incarne ici dans la primauté que l’amour accorde soit à une personne – celle qui aime – ou à la relation établie entre deux personnes. Nous regarderons à plusieurs philosophes contemporains, représentant chacune de ces deux options. Ensuite, dans une deuxième partie, nous verrons en quoi l’amour, considéré dans un sens biblique, peut permettre de résoudre cette « équation amoureuse ».

I. LA SEXUALISATION DE L’AMOUR

Cependant, avant de nous lancer dans la première grande partie de cette conférence, éclaircissons un point particulier. C’est un fait relativement facile à observer que le discours même sur l’amour a été largement interprété en termes sexuels4. Bien sûr, il est facile d’en attribuer la paternité à Freud. Après tout, n’est-ce pas ce dernier qui voyait en l’amour deux expressions : un amour conjugal dans lequel la sexualisation de l’amour était manifestement assumée, et de l’autre côté d’autres formes d’amour (familial ou amical) dans lesquels la composante sexuelle ne pouvait se manifester consciemment. L’amitié serait ainsi un amour qui n’est pas dirigé vers son objectif premier mais dont les pulsions sont redirigées vers un autre but, d’où l’établissement d’un ordre social. Ce contrôle social de l’amour et du plaisir est l’un des points particuliers qu’Onfray met sans cesse en accusation. Cette oppression sociale fonctionne de fait comme une frontière sacrée empêchant l’individu d’être pleinement lui-même.

La solution, pour Onfray, est celle de la libération « de la volonté agissante contrôlée par la conscience, [pour s’affranchir] du système d’inhibition mis en place par le dressage social »…5 Contestant l’amour social, le vrai amour se caractérise pour Onfray par une transe du plaisir, symbole contestataire par excellence. Pour notre philosophe, c’est précisément ce que l’hédonisme qu’il préconise s’efforcera de justifier. Pour ce faire, il n’a de cesse de plaider pour une dissociation des termes « amour » et « plaisir » (ou désir, sexualité), le premier étant par trop chargé d’exigence sociale. Son « érotique solaire », comme il se plaît à qualifier son hédonisme sexuel, n’a que faire des supposées exigences biologiques (la procréation) ou des normes qui régissent l’expression de l’amour (le mariage). D’autant plus que, pour Onfray, l’amour donne un sérieux non nécessaire à la sexualité. C’est ainsi qu’il peut affirmer que nous devrions « rendre possible la sexualité sans l’amour qui va avec »6. Quant à la fidélité, si caractéristique de l’amour conjugal dans un grand nombre de traditions religieuses ou séculières, Onfray ne l’élimine pas plus qu’il ne la redéfinit. La fidélité est une affaire « entre soi et soi », entre soi et sa parole7. Il n’y a pas de fidélité comme promesse de rester pour, envers, et en face de l’autre. Et d’ailleurs, commentant Ovide, Onfray rend cela manifeste en indiquant que « pour fonder le libertinage, amour, chasteté et vertu passent à la trappe. Et avec eux ? La vérité. La notion même de vérité. »8 La vérité d’une relation duelle n’entre pas en compte dans cette notion de fidélité : il n’y a que le rapport du soi à son propre corps et ainsi à la maîtrise de son propre plaisir.

Sous-jacent à tout le discours traditionnel sur l’amour et sur le lien amour-plaisir (sexualité), Onfray identifie un problème majeur : la définition du désir comme manque9. Selon lui cette erreur s’est développée dans la pensée occidentale de la manière suivante. De certaines philosophies grecques au judéo-christianisme, nous avons présupposé qu’homme et femme avaient possédé, à un point mythique original, une unité primitive maintenant perdue. Cette unité profonde demeura dans l’inconscience humaine et se manifeste encore maintenant dans le désir qui ne fait que dévoiler cette rupture de l’union originelle : « Le désir s’apaise dans l’unité primitive reconstituée, le couple en fournit théoriquement la forme. Autre sottise coûteuse, autre bêtise dangereuse. »10 Le « désir » est donc manque-quête de cette union primitive11. Malgré la persistance de cette compréhension du désir, Onfray soutient que « le désir n’est pas manque, mais excès qui menace débordement »12. Ainsi l’amour, et en particulier le désir, sont des surcroîts de plénitude, des débordements d’abondance. D’où la nécessité sociale de le contraindre, de le contrôler et de le diriger.

En clair, la narration du soi érotique et amoureux ne peut s’encombrer des prétextes religieux qui ne font que dominer, pour les asservir, les désirs corporels. C’est d’ailleurs à ce titre qu’Onfray s’en prend aux discours religieux sur l’amour, et en particulier à la théologie chrétienne de l’amour – bien que la philosophie ne soit pas épargnée. Si Onfray s’en prend ainsi aux discours alambiqués et oppresseurs des religions, c’est parce que, avec son présupposé matérialiste athée, il considère que puisque tout est matériel (le corps comme l’âme ou l’esprit13), nous devons exiger une construction matérialiste et athée de l’amour.

D’autre part, Onfray est autant un réaliste qu’il est matérialiste et athée : il n’a que peu d’intérêt pour les philosophies et théologies qui ne s’ancrent pas dans le réel – ce réel que tout un chacun peut voir et expérimenter. Ce réel peut être simplement défini ainsi : le plaisir ne fait de mal à personne. Ainsi il nous faut saisir le réel tel qu’il est. En ce qui concerne l’amour, l’implication est directe : la satisfaction des désirs humains est nécessaire et jubilatoire. Et ce faisant il est, encore une fois, absolument nécessaire de dissocier amour et plaisir, en particulier de dissocier amour-passion et plaisir. La possession et jouissance du corps devient alors l’expression d’une vraie philosophie hédoniste, celle qui ne cherche peut-être pas le bonheur aux dépens des autres14, mais qui cherche néanmoins le plaisir en tous temps, et qui ne se refuse aucun plaisir qui s’offre à soi.

Le corps autonome, instrument de l’individu pour réaliser ses propres désirs, est l’un des points de départ évidents chez Onfray. Comme il l’indique bien au demeurant, « au corps glorieux chrétien, décharné, j’oppose le corps nominaliste athée et incarné. Que signifie nominaliste ici ? Qui suppose une matière, un temps, un lieu ; qui vaut de manière autonome et unique… »15 Cette matière du corps autonome, c’est le corps nietzschéen qui est le principe même d’interprétation du monde. C’est ce corps-ci, celui que j’ai maintenant, qui guide mon éthique et ma métaphysique, ainsi que ma connaissance. C’est pour cela que dans son cours sur Nietzsche, Onfray peut affirmer la nécessité d’une exégèse du corps soulignant que « nous subissons la loi du corps, de notre corps ». La philosophie n’est ainsi qu’une manifestation de la physiologie. Peut-être qu’ici le soutien qu’Onfray trouve en Nietzsche se double de l’intuition de Feuerbach qui voyait le corps dirigé par un désir ardent de bonheur (Glückseligkeitstrieb). Il n’est pas étonnant alors de voir Onfray proposer une telle théorie des « corps amoureux » dans laquelle l’amour n’est qu’une fonction du corps. D’où sa conclusion que « tant que dure la chair chrétienne, le corps paraît impossible » et l’amour de même16. La jubilation érotique d’Onfray promet la maîtrise d’un corps radieux et d’un amour luminescent.

Que l’hédonisme de Michel Onfray présente une perspective radicale sur l’amour et le plaisir ne fait aucun doute. Et pourtant, nous sommes en droit de nous demander si nous ne sommes pas là en face de l’un des nombreux aboutissements philosophiques d’une pratique sociale déjà bien ancrée dans les mentalités. En effet, l’affirmation cliché selon laquelle tout cela ne relève que « d’une affaire privée et ne regarde personne » est une traduction populaire – bien que limitée – de l’hédonisme d’Onfray. C’est bien parce que cet érotisme solaire est une affaire privée que mes « histoires d’amour » ne concernent finalement que « moi » et en deuxième lieu seulement la (ou les) personne(s) aimée(s) – ou sujets de plaisir.

II. L’AMOUR : UN PROBLÈME PHILOSOPHIQUE

Il serait facile de croire que la philosophie de l’amour, ou du désir, trouvée chez Onfray n’est qu’une manifestation hédoniste marginale. Ce serait mal comprendre, ou ne pas comprendre que, comme le dit le philosophe Pascal Bruckner, « la sexualité fut exaltée au xxe siècle comme outil de transformation du monde qui devait installer le genre humain dans l’état de quasi-perfection »17. Si l’érotisme est le nouvel oracle de l’amour, c’est parce qu’il se propose d’être une nouvelle rédemption. Ainsi, Onfray propose une sotériologie du « soi aimant » (ou du « soi jouissant »). En tant que tentative humaine de rédemption, la philosophie de l’amour devient une question apologétique. C’est là que celle-ci se heurte à la grande question philosophique qui agite l’esprit humain : celle de la primauté de l’unité ou de la diversité, de l’un ou du multiple. La question qui se pose ici à nous est de savoir si l’amour, dans toutes ses formes, est premièrement définit par l’« un » – la personne aimante – ou par le « deux » – l’amour comme relation entre deux personnes (relation « duelle »).

1) L’amour : primauté de l’Un

Pour André Comte-Sponville, l’un des philosophes français les plus médiatisés de nos jours, l’amour est le grand sujet de la philosophie. Car, en fin de compte, « il faut donc aimer l’amour ou n’aimer rien – il faut aimer l’amour ou mourir ; c’est pourquoi l’amour, non le suicide, est le seul problème philosophique vraiment sérieux »18. Et c’est bien parce que l’amour est le seul problème philosophique vraiment sérieux que la philosophie a longtemps exploré la signification et le pouvoir de l’amour. Traditionnellement, deux formes d’amour ont été distinguées : l’amour-passion et l’amour-agapè. Le premier est l’expression du grec éros, le plus couramment considéré comme un manque, l’essence même de la passion amoureuse19. D’où la nécessité de considérer l’amour comme relation duelle.

À l’encontre de cette option courante, Comte-Sponville affirme sans hésitation que l’amour est solitude, et qu’il doit le rester20. Ce constat n’est pas, sous la plume de Comte-Sponville, une observation négative, mais une nécessité bénéfique. Aimer, c’est vivre sa solitude dans la plénitude. Le point de départ de cette affirmation de Comte-Sponville, qui semble rejoindre là-dessus Michel Onfray, c’est la négation de l’amour-passion – éros – en tant que manque21. Malheureusement, pour ce philosophe membre du Comité consultatif d’éthique, la philosophie grecque considéra en grande partie que, dès qu’un désir était satisfait, il n’y avait plus manque, donc plus désir22. Le désir était ainsi voué à l’échec23. Plutôt que « manque », le désir est puissance qui se réjouit, et prend plaisir en la seule existence de l’autre24. Ainsi, pour Comte-Sponville, la philosophie de l’amour ne peut aller de l’avant qu’en affirmant qu’il y a plaisir et joie quand on désire ce qu’on a, ce qui ne manque pas25.

Car si l’amour était manque, il serait espérance : l’amour serait contraint de continuer à espérer ce qu’il n’a pas26. De fait, en espérant, l’amour n’aurait pas de valeur en soi. Il ne pourrait avoir de valeur qu’en fonction de ce qu’il espère, qu’en fonction d’un temps futur. Donc, pour maintenir que l’amour a une valeur en soi, il faut nier qu’il soit espérance et qu’il puisse être défini en tant que manque. L’amour n’a pas besoin d’espérance, car il donne sa valeur aux choses27. L’amour ne manque de rien, car il est solitude de l’être aimant. L’amour n’a pas d’objet, de personne à espérer.28 L’amour, c’est donc désirer ce qui ne me manque pas, et c’est pour cela que l’amour doit être solitude29. Si l’amour n’était pas solitude, il serait toujours exigence d’un autre et, en fin de compte, puisque l’autre ne peut pas toujours se faire présent, l’amour serait un manque. Ce qui, par définition, ne peut pas être pour Comte-Sponville. Ainsi, l’amour est toujours premier30.

D’ailleurs, pour Comte-Sponville, c’est seulement parce que l’amour est solitude en face de l’être aimé qu’il peut être acceptation de l’autre dans sa singularité31. En conséquence, étant solitude, l’amour ne peut qu’être primauté de l’Un. Bien sûr il sera possible de rétorquer ici que si l’amour est primauté de l’Un – de l’être aimant – comment prévenir l’amour de n’être qu’un simple égoïsme ou narcissisme ? Comte-Sponville résout le problème en rappelant le contraste fondamental entre amour-solitude et le narcissisme. Le premier suppose en effet un rapport lucide à soi. Par opposition, le narcissisme est un rapport non à soi, mais à son image, par la médiation du regard de l’autre.

Si la solution proposée par Comte-Sponville semble a priori simple, elle n’en reste pas moins très limitée. En effet, même si l’amour devait n’être distingué du narcissisme que par le rapport lucide à soi, récusant les images renvoyées par le regard des autres, nous pourrions demander comment ce rapport à soi pourrait faire abstraction du regard d’un autre, qui est toujours présent. Bien sûr, ce que Comte-Sponville et d’autres avec lui cherchent à éviter, c’est un regard non objectif et narcissique qui reviendrait vers la personne aimante, ce qui compromettrait l’amour. Mais, en fin de compte, la médiation du regard de l’autre n’est-elle pas nécessaire pour aimer vraiment ? Bien sûr, pour que l’amour soit plein de sens, cela nécessiterait que le miroir de cet « autre » ne nous soit pas renvoyé, ce qui sous-entendrait un premier pas narcissique de notre part (nous enverrions l’amour à cet « autre » qui ne ferait que nous renvoyer notre propre image). Au contraire, le regard de l’autre devrait être premier, envoyé et non pas renvoyé par celui qui veut nous regarder par son amour.

Dans son étude sur le développement de l’amour en Occident, Denis de Rougemont concluait que éros tend à la fusion essentielle de l’individu dans le dieu32. Paraphrasant cette observation, nous pouvons de notre côté aisément conclure que l’éros humain de Comte-Sponville veut le plaisir individuel répété à l’infini à chaque instant : il veut que l’autre fusionne avec le « soi aimant », qui devient dieu solitaire. Et ceci, que l’amour soit filial, amical ou conjugal. C’est la primauté du « soi aimant », de sa divine solitude, qui fait de l’être qui aime son propre dieu. Et en cela Freud avait peut-être alors raison : tout amour peut être éros, car tout amour peut être divinisation de mon amour dans la solitude. Il ne peut donc n’y avoir amour qu’avec distance quasi radicale.

2) L’amour : primauté du Deux

Si l’amour ne peut pas être primauté de l’Un, pourrait-il alors être primauté du Deux, de la relation entre deux êtres ? Ce semble être la position du philosophe marxiste Alain Badiou33, qui définit l’amour comme une façon de faire l’expérience du monde à partir de la différence. Ainsi, dit-il :

Je crois qu’il est essentiel de comprendre que la construction du monde à partir d’une différence est absolument autre chose que l’expérience de la différence […] L’expérience de l’altérité est centrale, car elle fonde l’éthique. Il en résulte, dans une grande tradition religieuse, que l’amour est par excellence un sentiment éthique34.

Badiou se situe ici dans une tradition classique qui voit en l’amour l’expérience essentielle de l’altérité. Mais plus que l’expérience de l’altérité, il parlerait de l’amour comme rencontre de l’altérité. En effet, « expérience » aurait une tendance trop personnelle, individuelle, alors que justement l’amour est d’abord un « deux », une disjonction entre deux êtres. Par conséquent, l’amour construit une vérité sur le « deux »35. Ce qui est central, ce n’est pas que le « moi » fasse l’expérience de l’autre, mais que deux se rencontrent dans un événement d’altérité36.

L’amour est une rencontre de la vérité parce que la confrontation avec la pensée de l’autre permet une réflexion critique sur le réel à partir de la différence et non à partir de l’identité. C’est cela même qui, selon Badiou, confère à l’amour sa puissance créatrice. Cette puissance d’amour se trouve nourrie par l’expérience du temps, car, sans incarnation dans la durée, « l’amour est brûlé, consommé et consumé en même temps, dans la rencontre, dans un moment d’extériorité magique au monde tel qu’il est »37.

Et cependant, ayant dit cela, Badiou ne peut totalement maintenir cette nécessaire durée de l’amour. En effet, un amour, qu’il soit conjugal ou amical, ne peut s’inscrire dans le temps que s’il s’inscrit dans une relation de fidélité et de confiance. Or une telle relation de confiance ne peut être focalisée sur la relation. Nous ne pouvons pas avoir confiance en une relation. Nous avons confiance en une personne. La sur-accentuation de l’amour comme relation peut alors faire oublier que cette relation ne peut être vrai amour sans engagement, sans attachement durable de deux personnes ; des personnes au pluriel, mais des personnes tout de même38. Bien que Badiou souhaite faire de l’amour une rencontre qui se réinvente dans la durée39, cette conception d’un amour comme seul événement de rencontre altière établit une relation dialectique entre deux êtres, une relation de séparation. Le problème de Badiou, c’est que l’amour est défini exclusivement par la relation et non par l’acte d’aimer de deux êtres différents qui créent ainsi une relation durable. Il ne resterait donc de l’amour que des moments dialectiques (de séparation) de rencontre mutuels40.

Malgré cette incohérence notable, l’amour comme primauté du Deux – primauté de la relation – est également bien soulignée par Alain de Botton dans sa narration philosophique Petite philosophie de l’amour, dans laquelle il rappelle lui aussi la nécessité du rapport altier : « Si l’amour nous renvoie notre reflet, la solitude, elle, nous prive de l’usage d’un miroir et permet à notre imagination d’interpréter comme elle l’entend la coupure ou la tache que nous savons avoir sur le visage. »41 Le miroir prévient donc notre fantaisie, et ainsi notre narcissisme. L’autre me modifie ainsi selon son regard et l’amour devient donc une aventure obstinée au cours de laquelle j’accepte d’être en rapport avec le regard de l’autre :

Comme le résume de Botton : « Chacun de ceux que nous connaissons nous renvoie à une autre interprétation de notre nature en ce sens que nous devenons une parcelle de celui qu’il aperçoit en nous. »42 Il y a donc primauté du Deux dans un amour qui ne fusionne pas les êtres aimant afin que la dialectique de sujets opposés maintienne l’intégrité de chacun.

Il demeure ici encore un problème presque insurmontable. Si l’amour est, selon les mots d’Alain Badiou, une découverte de la vérité comme un rendez-vous passionné, il faut nous demander si l’absence d’une quelconque unité entre les deux personnes aimantes n’entraîne pas une impossibilité de l’amour même. Je m’explique. Si une relation exigeant deux personnes fonde ce qu’est l’amour – que ce soit l’amour conjugal, filial, ou amical –, il est difficile de comprendre comment cette relation pourrait prendre tout son sens si, dans une certaine mesure, elle n’était pas aussi primauté de l’Un aimant. Autrement dit, l’amour ne peut pas être que rapport dialectique entre deux êtres aimant.

III. DE L’AMOUR DES HOMMES À L’AMOUR-AGAPÈ

La brève présentation de deux options philosophiques met en évidence le dilemme entre primauté de l’Un ou du Deux au sein de l’amour-passion. Soit l’amour est essentiellement acte de la personne aimante – et ainsi il est solitude –, mais il est alors impossible de voir comment l’amour pourrait faire toute sa place à l’être aimé43. Ou bien l’amour est essentiellement relation, et il est alors difficile d’affirmer qu’il est aussi, et également, acte personnel d’aimer.

Mais cette même présentation montre aussi que le terme « amour » a subi une restriction sémantique assez tragique. Il a été réduit à sa seule manifestation romantique et sexuelle. Ici, la philosophie ne semble pas vouloir dépasser l’émotionnalisme de notre temps. En contraignant l’amour à n’être que sentiment, nous l’amoindrissons de deux manières. Tout d’abord, nous l’enfermons ainsi dans un dilemme impossible à résoudre. Ensuite, nous éliminons la diversité même de l’amour. Si la philosophie ne semble pas promettre une résolution au « problème » et à la diversité de l’amour, tentons de nous tourner vers la psychologie.

1) L’amour : intimité, passion et attachement

Le psychologue américain Robert Sternberg a proposé la théorie, maintenant bien connue, selon laquelle l’amour se compose, ou se décompose, en trois éléments distincts : l’intimité, l’attachement et la passion. L’association diverse entre ces trois éléments conduit à l’identification de différentes formes d’amour. Chacun de ces trois termes peut être utilisé de différentes façons, il est donc important de clarifier leur signification dans le contexte de la présente théorie. Survolons, dans un premier temps, ces trois composants.

L’intimité se réfère à des sentiments de proximité, de relation et de confiance. Les travaux de Sternberg, entrepris avec d’autres collègues, ont souligné les éléments principaux de cette dimension d’intimité : (1) le désir de promouvoir le bien-être de l’être aimé ; (2) connaître le bonheur avec l’être aimé ; (3) avoir une haute estime pour la personne aimée ; (4) être en mesure de compter sur l’être aimé en cas de besoin ; (5) la compréhension mutuelle avec l’être aimé ; (6) le partage de soi-même et des biens avec l’être aimé ; (7) la réception-acceptation du soutien émotionnel de la personne aimée ; (8) donner un soutien affectif à la personne aimée ; (9) une communication intime avec l’être aimé ; et (10) la valorisation de l’être aimé.

La passion, quant à elle, se réfère à ce qui conduit à la romance, l’attraction physique, la consommation sexuelle, et des phénomènes associés aux relations amoureuses. La composante de la passion inclut dans son champ d’application les sources de motivation et d’autres formes d’excitation qui mènent à l’expérience de la passion dans une relation amoureuse. La passion est le terme qui résume cet « état de désir intense d’union avec l’autre ». Mais ces besoins s’expriment aussi dans l’estime de soi, le dévouement, l’affirmation de sa personnalité, notamment. Toutes ces composantes contribuent à l’expérience de la passion.

Enfin, l’engagement/attachement se réfère, dans le court terme, à la décision d’aimer une certaine personne et de maintenir cet amour. Il est important de noter que, pour Sternberg, cette décision n’est pas à confondre avec la notion biblique de fidélité conjugale, et donc d’attachement à vie. Aimer et rester attaché à la personne aimée – pas nécessairement aimée au sens conjugal d’ailleurs, mais aussi amical et filial – ne sont pas synonymes. Ces deux aspects ne vont pas nécessairement ensemble, et il est possible de décider d’aimer quelqu’un sans être engagé à l’amour dans le long terme (des relations d’amitié peuvent n’être que ponctuelles et pourtant l’amitié est une forme d’amour ; à la différence de l’amour conjugal qui est, bien sûr, un attachement de long terme !). Il est aussi possible de s’engager dans une relation sans percevoir l’amour de l’autre dans cette relation (cf. l’amour-compassion qui n’est pas une relation mutuelle).

Enfin, notons que ces trois composantes de l’amour interagissent entre elles et donnent toute leur richesse aux expressions de l’amour : par exemple, une plus grande intimité peut conduire à une plus grande passion ou à un engagement plus fort et durable. De la même manière, un plus grand engagement peut conduire à une plus grande intimité, à une plus grande passion. En général, ces composants peuvent être distingués, mais jamais séparés, demeurant en constante interaction les uns avec les autres. Bien que ces trois composantes soient des éléments importants de toute relation d’amour, leur importance peut varier d’une relation à l’autre. Elles peuvent aussi varier dans le temps, au sein d’une même relation. Si nous en déduisons les types d’amour différents, voici ce que nous pouvons en conclure (cf. tableau ci-dessous) 44 :

Dans son étude The Four Loves, C.S. Lewis parlait de quatre formes d’amour : l’affection, l’amitié, éros et agapè. Il est possible de lire en parallèle les trois premières formes d’amour mentionnées par Lewis avec les trois formes principales dans le tableau ci-dessus (en grisé), à savoir l’amitié, l’amour compassionné et l’amour consommé. Le premier, l’amitié, se retrouve de manière tout à fait évidente dans nos deux schémas. Il est probablement inutile d’en dire beaucoup plus ici.

Sternberg, « Formulation triangulaire de l’amour »

Plus intéressant est le premier type mentionné par Lewis, l’affection. Pour l’apologète anglais, ce type d’amour est le plus commun, le plus humble45, celui qui se dit le moins tout en étant nécessaire à toutes les autres manifestations de l’amour46. L’une des caractéristiques principales de l’affection est qu’il peut se donner pour n’importe qui, et il ne demande pas de relation singulière avec la personne « objet » de cette affection. Et dans une certaine mesure, observe Lewis, de cette affection peut même naître une certaine appréciation pour la personne. Si l’affection n’est pas discriminatoire47, elle sous-entend donc que l’affection envers quelqu’un avec qui vous ne partagez a priori rien est possible. Le résultat d’une affection qui dure, c’est une proximité qui s’installe et fait émerger, pourquoi pas, une amitié.

Sternberg, quant à lui, parle de cet amour compassionné, tel que celui qui existe entre des personnes qui sont liées par leur vie sans pourtant que cet amour soit marqué par l’amour-passion. C’est typiquement l’amour partagé entre les membres d’une même famille – type même mentionné aussi par Lewis. Pour Sternberg, ce type d’amour est l’union d’une appréciation et d’une décision. Il est donc un choix en vue d’un amour-appréciatif. En cela il se distingue de l’Affection de Lewis pour laquelle il n’y avait pas de dimension d’appréciation, bien que la décision/attachement en soit une facette nécessaire. Il me semble cependant que Sternberg commet ici une erreur en restreignant l’amour-compassion à celui qui se manifeste envers des personnes partageant une vie commune. Si le qualificatif de « compassion » est central à cette forme d’amour, alors à mon sens il se rapproche beaucoup plus de l’affection lewisienne. Ainsi, il y a des parallèles possibles entre l’amour-affection de Lewis et l’« amour compassionné » de Sternberg, même s’ils ne peuvent strictement être identifiés.

Enfin, l’amour consommé se rapproche évidemment de l’éros discuté par Lewis. Pour ce dernier en effet, celui-ci est la forme la plus intime que prend l’amour, et ainsi il est essentiellement différent de l’affection ou de l’amitié. Dans le schéma de Sternberg, l’amour consommé est la forme parfaite de l’amour, ce qui représente l’idéal, non pas tant parce qu’il serait la forme d’amour la plus légitime, mais parce que ce type d’amour rassemble, selon lui, les trois composantes possibles de l’amour : intimité, passion, attachement. C’est le type d’amour vers lequel, beaucoup d’entre nous, nous nous efforçons d’aller, mais que peu, dit-il, réalisent vraiment. Dans tous les cas, souligne Sternberg, cet amour consommé est bien plus que simplement la consommation du désir ou de l’intimité, car les actes qui traduisent ce type d’amour sont nombreux – actes nécessaires pour que cet amour survive48. Comme le conclut Lewis, « d’une manière mystérieuse mais indiscutable, celui qui aime désire la personne aimée elle-même, et non pas le plaisir qu’elle procure »49.

2) Et l’Agapè dans tout cela ?

Nous avons parlé de différentes formes de l’amour humain, depuis les perspectives de philosophes contemporains à une des nombreuses présentations psychologiques possibles. Nous avons mentionné plusieurs formes d’amour, mais un amour particulier n’a étrangement pas encore été mentionné – ou très (trop) brièvement. Bien sûr, vous l’aurez peut-être deviné, il s’agit de l’agapè chrétien. Cet agapè est traditionnellement considéré comme étant l’expression même de l’amour de Dieu, amour transformant la vie de ceux qui sont attachés à lui.

Cet amour se comprend notamment comme l’amour partagé au sein de la communion des trois personnes de la Trinité. L’agapè, c’est la pleine présence de chacune des personnes, une intercommunion de personnes aimantes (la fameuse périchorèse trinitaire). Chacune des trois personnes de la Trinité est elle-même « aimant, aimé, amour » et, en même temps, chacune des personnes témoigne d’une relation d’amour privilégiée. Ainsi, nous pourrions dire que la souveraineté de Dieu dans son amour est en particulier attachée à la première personne de la Trinité [En relation avec sa création, Dieu, le Père ordonne son amour en vue du salut]. Christ, lui, démontre qu’il est par excellence le « bien-aimé de Dieu » en exerçant son propre amour envers nous [Dieu, le Fils accomplit l’amour de Dieu]. Enfin, Dieu se rend présent en son amour par l’Esprit qui donne l’amour de Christ [Dieu, l’Esprit communique l’amour de Dieu]50. Cette triade de l’amour trinitaire n’efface pas l’accent particulier qui est mis dans le Nouveau Testament sur l’agapè entre le Père et le Fils (Jn 3.35, 5.20, 15.19), agapè qui devient le modèle de notre amour51.

Mais nous pouvons aller un peu plus loin. Si l’agapè néotestamentaire est le mieux représenté par cet amour nourri de l’Esprit, qui est lui-même l’expression de l’amour en Dieu et de Dieu52, alors l’agapè divin n’est pas seulement la forme par excellence de l’amour, mais aussi la transformation active des amours humains par l’amour divin. L’agapè transformerait – sanctifierait – ainsi l’affection, l’amitié et la passion. L’agapè a souvent été opposé aux autres formes d’amour, notamment opposé à l’éros humain. À la rigueur, on mettra en juxtaposition le phileo et l’agapeo de Jean 21 pour en souligner le contraste – commettant ici une erreur d’exégèse récurrente53. Mais l’opposition entre agapè et éros fait partie des classiques de l’interprétation chrétienne, probablement à tort ! Il est vrai que le mot éros n’est jamais utilisé dans le Nouveau Testament, probablement à cause des nombreuses connotations cultuelles négatives qu’il pouvait avoir dans un contexte culturel gréco-romain54. On observe toutefois qu’il ne sera pas totalement rejeté par les Pères de l’Église.

Cependant, comme plusieurs théologiens le font remarquer, éros et agapè ne se laissent jamais totalement séparer55. Car, en fin de compte, l’amour de Dieu pour son peuple est aussi éros (désir) et en même temps totalement et pleinement agapè, parce qu’il est amour gratuit qui pardonne. L’amour-agapè de Dieu vient donc donner son plein sens à l’amour-passion qu’il manifeste pour ceux envers qui il a activement accompli son œuvre de salut. Dans ce sens, l’agapè reçu en Christ par l’Esprit est amour transformateur et restaurateur. Denis de Rougemont fait partie de ceux qui ont le mieux expliqué cette transformation de l’éros par l’agapè en le liant à la christologie.

En effet, une perspective christologique rappelle que l’amour-agapè transcende l’amour-passion en exigeant l’acceptation des limites humaines56. La dimension christologique souligne la nécessité d’une acceptation volontaire des faiblesses de l’amour humain. L’amour-agapè, dans sa christologie, est acceptation de notre faiblesse à aimer : « Car voici la fidélité : c’est l’acceptation décisive d’un être en soi, limité et réel, que l’on choisit non comme prétexte à s’exalter, ou comme ‹objet de contemplation›, mais comme une existence incomparable et autonome à son côté, une exigence d’amour actif. »57 Ainsi, c’est lorsque je reconnais ma faiblesse à aimer que je peux vraiment aimer et désirer. L’amour de charité, « c’est l’amour qui renonce à exercer au maximum sa puissance » et ainsi transforme tous les amours humains58. La transformation de l’éros est alors accomplie : « Libéré de sa volonté d’être absolu mais non de son désir, érôs cesse d’être dévorateur pour se vivre dans la bonne création de Dieu. Ainsi Agapè triomphe d’éros en le sauvant et au lieu de le détruire, elle lui rend sa place. »59

L’Éros, bien compris, même dans ses débordements, n’est pas qu’un simple déferlement d’impudicité60, contrairement à ce que le moralisme chrétien pensera souvent. Certainement cette synonymie sexuelle est un dérapage moral significatif, mais, comme le montrait de Rougemont, s’en tenir là, c’est ne pas discerner la profonde signification métaphysique de l’Éros qui tente de créer, par le désir, un nouvel Adam et une nouvelle Ève. Et puisque, comme le note Bruckner, « notre corps est notre seule patrie, solidaire, comme chez les Grecs, du cosmos et des mouvements climatiques, c’est dans le ventre des hommes et des femmes que se joue une partie fondamentale »61. Il est alors compréhensible que cet éros devienne, soit le principe recréateur adopté par Onfray, soit disparaisse complètement, comme chez Proust.

Si l’amour-agapè peut ainsi transformer toutes les formes d’amour, c’est parce qu’au cœur de la vie intratrinitaire, au sein même de l’amour-agapè intratrinitaire, toutes les formes de d’amour peuvent être trouvées. C’est l’amour-affection de Dieu, sa tendresse, pour son peuple, une affection éternelle qui se manifeste au cours de l’histoire. C’est peut-être même là que nous pourrions localiser l’amour-affection de Dieu envers tous les êtres humains (Mt 6.26, 10.29)62. Mais l’amour-agapè de Dieu est aussi cette amitié profonde dont Dieu nous donne les constantes preuves en faisant de nous ses co-travailleurs dans la moisson. C’est ainsi que Christ d’ailleurs peut dire en Jean 15.15 : « Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous ai appelés amis, parce que je vous ai fait connaître tout ce que j’ai appris de mon Père. »

Enfin, l’amour-agapè de Dieu est aussi, comme nous l’avons déjà dit, amour-passion (éros) de Dieu envers son peuple, envers ceux qu’il appelle à une parfaite et pleine communion. Peut-être même pourrions-nous ici rapprocher cet éros de Dieu envers son peuple d’une définition de l’amour comme choix singulier et électif. C’est l’amour zélé de Dieu en vue du salut, comme par exemple en Jean 3.16. C’est aussi l’amour de Dieu pour son peuple dans le Cantique des cantiques (3.1) ou l’amour particulier de Dieu envers ses élus (Ps 103.9-11 ; Ep 5.25), un amour en quelque sorte discriminatoire (Ml 1.1-2).

L’agapè divin, en transformant les autres formes d’amour, explique aussi que cet amour puisse faire une différence fondamentale dans notre manière de vivre nos amours humains, qu’ils soient affection, amitié ou passion. Bien sûr, il faudrait aller plus loin en considérant comment, précisément, cette transformation est manifestée dans le concret de nos vies. Pour cela, il faudrait probablement examiner de quelle manière les fruits de l’Esprit eux-mêmes expliquent cette transformation. Chacun d’entre eux pourrait même être appliqué diversement aux amours humains. Mais nous arrivons à la fin du temps imparti pour cette conférence et il est grand temps de terminer.

CONCLUSION

Revenons à notre double problème. Nous avons tout d’abord souligné le problème insoluble auquel est confrontée la conception philosophique de l’amour. Ce bref survol a essayé de montrer comment les alternatives philosophiques humaines à une compréhension globale de l’amour dans une perspective biblique ne pouvaient que se trouver enfermées dans un dilemme « vieux comme le monde ». Soit nous privilégions l’amour comme expression de la personne aimante, donnant ainsi primauté à l’« Un » et compromettant l’intégrité de la personne aimée. Soit nous donnons primauté au « Deux », nous focalisant sur l’amour-relation, au prix probablement à la fois de la durée de cette rencontre ainsi que de l’amour comme acte d’une personne donné et reçu par l’acte d’une autre personne. Nous avons ensuite discuté brièvement les diverses formes de l’amour en relation avec l’amour divin. Mais, en fin de compte, comment cet amour-agapè résout-il notre dilemme initial ?

Premièrement, la diversité de l’amour trouvée dans les relations intratrinitaires elles-mêmes fonde la diversité de l’amour humain. C’est parce qu’en le Dieu trinitaire l’amour agapè récapitule et parfait l’affection, l’amitié et la passion, que nous pouvons aussi vivre l’affection, l’amitié, et la passion.

Deuxièmement, cela signifie aussi que l’amour trinitaire – intratrinitaire – est la fondation de notre amour. C’est ainsi en cet amour trinitaire que se trouve la résolution de notre dilemme. L’amour peut être à la fois relation et acte de la même manière que Dieu étant amour est tout à la fois acte d’aimer et relation aimante. Dieu le Père aime et établit une relation d’amour avec le Fils et l’Esprit de la même manière que le Fils aime et établit une relation avec le Père et l’Esprit ou que l’Esprit aime et établit une relation avec le Père et le Fils. C’est parce que Dieu lui-même est Un et Plusieurs qu’il est résolution du problème philosophique de l’amour. La Trinité fonde l’unité et la diversité de l’amour. Mais cet amour intratrinitaire ne peut nous être connu que s’il nous est communiqué par Dieu même. Ce n’est que par sa médiation que nous pouvons vivre un vrai amour. La présence vivante d’un médiateur nous permet de vivre une relation d’amour qui est expression de notre personne. Cette médiation de l’amour fonde aussi la possibilité d’un amour.

En conclusion, l’amour des hommes, en particulier l’éros séparé de l’agapè divin, ne peut être, à terme, qu’une négation de la vie, une négation de l’amour, une « ascèse de l’être »63. Ainsi, l’« éros s’asservit à la mort parce qu’il veut exalter la vie au-dessus de notre condition finie et limitée de créatures […] Agapè sait que la vie terrestre et temporelle ne mérite pas d’être adorée, ni même tuée, mais peut être acceptée dans l’obéissance à l’Éternel. »64 Les alternatives à l’agapè biblique ne peuvent qu’être négatrices de tout ce qui fait la réalité interpersonnelle de l’amour dans tous ses exercices, conjugaux, filiaux, amicaux.


  1. Yannick Imbert est professeur d’apologétique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. Michel Onfray, Traité d’athéologie, Paris, Grasset et Fasquelle, 2005, p. 165, 169. Voir aussi son Théorie du corps amoureux : Pour une érotique solaire, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 117.↩

  3. « On a enseigné à mépriser les tout premiers instincts de la vie ; on a imaginé par le mensonge l’existence d’une ‹âme›, d’un ‹esprit› pour ruiner le corps ; dans les conditions premières de la vie, dans la sexualité, on a enseigné à voir quelque chose d’impur. » Friedrich Nietzsche, Ecce Homo, « Pourquoi je suis un destin », § 7.↩

  4. « L’entente sexuelle n’est donc pas nouvelle ; ce qui l’est, c’est l’espérance démesurée dont elle est l’objet. » Pascal Bruckner, Le Paradoxe amoureux, Paris, Le Livre de Poche, 2011, p. 112. « Et puisque le sentiment n’est pas le contraire du désir mais son frère jumeau en fragilité […] c’est aux élans charnels qu’est déléguée la mission de tester la solidité des liens conjugaux. » Ibid., p. 114.↩

  5. Michel Onfray, Féeries anatomiques. Généalogie du corps faustien, Paris, Grasset, 2003, p. 245.↩

  6. Michel Onfray, La puissance d’exister : Manifeste hédoniste, Paris, Le Livre de Poche, 2008, p. 160.↩

  7. Ibid., p. 171.↩

  8. Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, p. 161.↩

  9. Michel Onfray, La puissance d’exister, p. 150.↩

  10. Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, p. 56.↩

  11. Michel Onfray, La puissance d’exister, p. 151.↩

  12. Ibid., p. 151.↩

  13. Michel Onfray, Féeries anatomiques, p. 233.↩

  14. Cette critique a souvent été faite, mais il faut reconnaître à l’hédonisme de Michel Onfray qu’il refuse de se faire aux dépens des autres. La jouissance sexuelle en tous temps, et quand l’occasion s’offre comme une fulgurance de plaisir, mais certainement pas envers et contre la personne « partenaire ». Pour Onfray, l’épicurisme hédoniste est un pragmatisme absolu ; c’est précisément parce qu’il est pragmatique premièrement, et non pas nécessairement utilitariste, que l’éros défendu par Onfray est, selon ses propres mots, un éros léger.↩

  15. Ibid., p. 234.↩

  16. Michel Onfray, Féeries anatomiques, p. 233.↩

  17. Pascal Bruckner, p. 177.↩

  18. André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie, Paris, Albin Michel, 2000, p. 42.↩

  19. Ibid., p. 44.↩

  20. Pour Alain Finkielkraut, « l’amour ne s’adresse ni à la personne ni à ses particularités, il vise l’énigme de l’Autre, sa distance, son incognito […] L’amour est ce lien paradoxal qui, en s’approfondissant, dépouille l’Autre de ses déterminations, jusqu’à ce qu’il me devienne impénétrable. » Finkielkraut, La sagesse de l’amour, Paris, Gallimard, 1988, p. 65.↩

  21. Chez Onfray, voir par exemple Théorie du corps amoureux, p. 65.↩

  22. Voir le bon résumé donné par Comte-Sponville du schéma amour = désir = manque chez Socrate dans Le sexe ni la mort : Trois essais sur l’amour et la sexualité, Paris, Albin Michel, 2012, p. 62-64. Par distinction chez Spinoza, l’amour est désir, mais le désir est puissance qui nous conduit, nous meut : c’est la puissance d’exister et d’agir. Et donc, l’amour est joie (d’exister). Cf. Ethique, III.↩

  23. André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, Paris, Plein Feux, 2000, p. 23.↩

  24. On se rappellera la parole de Spinoza : « L’amour est une joie qu’accompagne l’idée de sa cause. » (Cité dans De Botton, Petite philosophie de l’amour, Paris, J’ai Lu, 2010, p. 95) Ou plus précisément : « L’amour est une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. » Troisième partie de l’Ethique de Spinoza.↩

  25. André Comte-Sponville, Le bonheur, désespérément, p. 3.↩

  26. Mais si c’est « manque », alors c’est aussi souffrance et malheur, raison pour laquelle on dit souvent qu’il ne peut pas y avoir d’amour heureux. Mais que des couples soient heureux, c’est une évidence pour Comte-Sponville, ainsi, nous avons besoin d’une autre théorie du désir et de l’amour. Cf. André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort, p. 78.↩

  27. André Comte-Sponville, L’amour la solitude, Paris, Albin Michel, 2000, p. 92.↩

  28. Ainsi il n’a besoin que des choses qui sont aimées ; et, en étant aimées, elles ne sont plus objet d’espérance. Car si l’amour et son désir sont « puissance », ils sont puissance en face de l’être aimé, ils sont affirmation de ce qui est déjà présent, et non de ce qui manque.↩

  29. André Comte-Sponville, L’amour la solitude, Paris, Albin Michel, 2000, p. 86, 94. L’amour comme solitude est un thème important chez Proust, comme le commente bien Alain Finkielkraut – rappelant lui aussi que dans l’amour l’Autre reste étranger. Finkielkraut, p. 67. Cf. Emmanuel Lévinas, L’autre dans Proust, in Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976, p. 155-156, en particulier sur le fait que la solitude dans l’amour demeure espoir fou de la communicabilité de l’autre.↩

  30. André Comte-Sponville, L’amour la solitude, Paris, Albin Michel, 2000, p. 94.↩

  31. Ibid., p. 42.↩

  32. Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, p. 63.↩

  33. Alain Badiou décrit trois conceptions philosophiques de l’amour : (1) la conception romantique focalisée sur l’extase ; (2) la conception commerciale et juridique : du partenariat légal (PACS ou mariage) aux sites de rencontre ; (3) la conception sceptique qui voit en l’amour une illusion.↩

  34. Alain Badiou, Eloge de l’amour, Paris, Flammarion, 2011, p. 31.↩

  35. Ibid., p. 47.↩

  36. La notion de « rencontre » est d’ailleurs essentielle dans la philosophie de Badiou.↩

  37. Alain Badiou, Eloge de l’amour, p. 39.↩

  38. Il n’y a jamais de temps Un qui unit cette relation entre deux êtres – dans un rapport d’amour, qu’il soit dans le couple, ou autre.↩

  39. Alain Badiou, Éloge de l’amour, p. 42.↩

  40. Ibid., p. 83-84.↩

  41. Alain de Botton, Petite philosophie de l’amour, p. 183.↩

  42. Ibid., p. 187. De Botton ne reconnaît que deux formes d’amour : mûr ou immature. L’amour mûr est apparenté à une amitié avec une dimension sexuelle (ibid., p. 307). L’amour immature est un état instable…↩

  43. « Dilemme de l’individu : il voudrait n’être qu’au fondement de lui-même mais quête avec angoisse l’approbation de ses proches. » Pascal Bruckner, p. 3-5.↩

  44. Et ainsi, l’intimité et la passion sans l’attachement ne sont qu’un romantisme vide de sens ; l’attachement et la passion sans l’intimité ne sont qu’un « amour bête ».↩

  45. C.S. Lewis, The Four Loves, p. 33.↩

  46. Ibid., p. 34.↩

  47. Ibid., p. 36.↩

  48. « Sans actions, même le plus grand amour peut mourir » (paraphrase). Robert Sternberg, The Psychology of Love, Yale University Press 1989, p. 341.↩

  49. Ibid., p. 94.↩

  50. Cette triade est inspirée de celles développées par John Frame dans Doctrine of the Knowledge of God [Phillipsburg, P&R, 1987] en particulier par la triade « contrôle, autorité, présence ».↩

  51. Herman Bavinck, Reformed Dogmatics, vol. 2, Grand Rapids, Baker, 2004, p. 215.↩

  52. Paul Wells, « Les différents visages de l’amour selon la Bible », in Paul Wells, dir., Bible et sexualité, Excelsis et Kerygma, 2005, p. 135-148, ici p. 136.↩

  53. Erreur mentionnée par D.A. Carson dans son The Difficult Doctrine of the Love of God, Leicester, IVP, 2000, p. 30.↩

  54. André Comte-Sponville propose une autre explication pour cette absence de l’éros : la nécessité d’« inventer » un troisième terme pour l’amour néotestamentaire, autre que les deux seuls termes que les Grecs connaissaient jusqu’alors (philia et éros). André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort, p. 128-132.↩

  55. Benoît XVI, Dieu est amour, Paris, Bayard, 2006, p. 26.↩

  56. Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, p. 132.↩

  57. Ibid., p. 289.↩

  58. André Comte-Sponville, résumant un point particulier mentionné par Simone Weil, parle d’ailleurs remarquablement bien des cas où l’agapè transforme à la fois l’amitié, l’affection et la passion. André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort, p. 136. Cf. Simone Weil, La pesanteur et la grâce, 1979, p. 20 ; Attente de Dieu, Paris, Fayard, 1977, p. 126-132. Ou encore dans les mots d’Adorno : « Tu n’es aimé que lorsque tu peux montrer ta faiblesse, sans que l’autre s’en serve pour affirmer sa force. » Comte-Sponville, L’amour la solitude, p. 103.↩

  59. Fritz Lienhard, « L’amour, Dieu et l’éthique », Foi et vie, XCV, no 1, 1996, p. 19-43, ici p. 41. Cf. Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, p. 312.↩

  60. D’ailleurs, comme le rappelle justement Comte-Sponville, Éros n’est pas le dieu de la sexualité mais de la passion amoureuse. André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort, p. 43.↩

  61. Pascal Bruckner, p. 25.↩

  62. Carson argumente que la providence de Dieu est une providence d’amour, ou elle serait incohérente. D.A. Carson, The Difficult Doctrine of the Love of God, p. 18.↩

  63. « Aimer, au sens de la passion, c’est alors le contraire de vivre ! C’est un appauvrissement de l’être, une ascèse sans au-delà, une impuissance à aimer le présent sans l’imaginer comme absent, une fuite sans fin devant l’obsession. Aimer d’amour-passion signifiait ‹vivre› pour Tristan, car la vraie vie qu’il appelait, c’était la mort transfigurante. » Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident, p. 288.↩

  64. Ibid., p. 312.↩

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Les critiques réformées de l’anabaptisme https://larevuereformee.net/articlerr/n277/les-critiques-reformees-de-lanabaptisme Thu, 11 Jan 2018 22:50:54 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=984 Continuer la lecture ]]> Les critiques réformées de l’anabaptisme

Yannick Imbert1

Parmi les controverses auxquelles prirent part les réformateurs, celles entretenues avec les théologiens anabaptistes tiennent une place particulière, notamment à cause des vives critiques adressées à leur encontre à la suite des persécutions dont les anabaptistes firent l’objet et dont les réformateurs furent parfois complices silencieux. Critiques furent leurs écrits contre ceux qui sont généralement associés à ce qu’on appelle la « réforme radicale ». Par exemple, pour Calvin, la confession de Schleitheim n’est même « pas digne qu’on en parle »2. Frustré par leur manière d’argumenter leurs thèses, il peut écrire :

Tellement que ce seroit battre l’eaue, que de vouloir proceder avec eux par raisons, pour les reduire, sinon que pour le moins de profit en revient, que les bons coignoissent leur impudence desesperée, afin de se retirer arriere d’eux, et les fuyr comme un poison3.

Les écrits des réformateurs sont souvent très acides à l’encontre des anabaptistes, et de nombreux adjectifs peu flatteurs leur sont attribués. Richard Stauffer remarque :

La préface de la Brieve instruction […] manifeste de la part de son auteur la même condescendance, voire le même mépris pour les ‹gens ignorants› qui ont composé la Confession de Schleitheim [aussi bien] que la préface de l’Elenchus [texte de Zwingli] envers les catabaptistes dans leur ensemble4.

Nous pensons bien sûr souvent que seuls les réformateurs avaient des petits « noms » à attribuer à leurs adversaires, mais le « second front » ‒ comme l’anabaptisme a parfois été appelé ‒ n’hésitait pas à affubler la réforme magistérielle et leurs adeptes par des expressions comme : « chrétiens de nom », « scribes », voire même « païens »5.

Au début de cette présentation, il est aussi important de mentionner la diversité anabaptiste. Verduin, qui appelle les anabaptistes les demi-frères (stepchild) de la Réforme, mentionne plusieurs groupes formant ce composite théologique, comme les prophètes de Zwickau conduits par Thomas Müntzer, les « Frères suisses », les communautés moraves (les huttérites, disciples de Jacob Hutter), les melchiorites (disciples de Melchior Hoffman), les mennonites, mais aussi les anabaptistes de Münster qui pensaient établir un royaume sur terre (1533-1535), ou le groupe entourant David Joris – que Menno Simmons considérait comme des « faux frères », David Joris étant même à ses yeux l’antéchrist.

La mention de cette diversité est importante parce qu’elle sert à éclairer l’attitude complexe des réformateurs à l’encontre des groupes anabaptistes. Par exemple, Calvin avait une certaine sympathie envers les anabaptistes en Italie catholique, mais il était hostile aux groupes similaires à Genève6. De même son séjour à Strasbourg démontre une certaine empathie par rapport à certains disciples anabaptistes – même si le but final était toujours de les ramener dans l’Église réformée7. Enfin, « en distinguant avec la plus grande netteté ceux qui sont qualifiés d’‹(ana)baptistes› et ceux qui sont traités de ‹spiritualistes› par certains historiens modernes, Calvin révèle sa perspicacité théologique. »8 Bucer, de son côté, jugeait Hans Denck être « un grave ennemi du salut en Christ, de la lumière de l’Écriture et de l’ordination divine du magistrat »9. Il avait cependant une bien meilleure opinion des Frères suisses de Michael Sattler, écrivant que ce dernier était « un cher ami de Dieu […] parce qu’il croyait que la foi seule sauve. »10 À noter aussi que la relation entre Calvin et les anabaptistes demeure un sujet peu étudié, contrairement à leur relation avec les autres réformateurs comme Luther, Mélanchthon ou Bullinger. Enfin, une présentation des critiques réformées de l’anabaptisme, particulièrement concernant les sacrements, ne peut pas faire l’économie d’une première considération de la position anabaptiste elle-même.

Les Sacrements dans la théologie anabaptiste

La plupart des controverses entre les réformateurs et les anabaptistes ont porté sur les sacrements et la nature de l’Église, notamment la discipline de l’Église. Nous allons ici nous concentrer sur la théologie des sacrements. Et avant d’examiner les doctrines spécifiques du baptême et de la sainte cène, nous devons mentionner en quelques mots la définition donnée au sacrement. Dans la théologie chrétienne un certain consensus décrivait les sacrements comme étant les signes visibles d’une grâce invisible. Cette conception constituait en quelque sorte un « pont » entre les réformateurs et la théologie médiévale, particulièrement la tradition augustinienne. Il n’en sera plus ainsi avec la réforme anabaptiste. La théologie sacramentelle ne sera plus ancrée dans un sacrement dont l’administration est confiée à l’Église, car c’est l’Église elle-même qui deviendra sacrement.

De fait, pour une grande partie des anabaptistes, l’Église, en tant que corps, prend le pas sur une grande partie de la réalité sacramentelle. Neal Blough, professeur d’histoire à la Faculté de Vaux-sur-Seine, dit à ce sujet : « Ce qui est étonnant, c’est que, d’une certaine manière, Marpeck est proche d’une notion élaborée pendant le Concile Vatican II, c’est-à-dire, l’Église comme sacrement. »11 Le sacrement demeure bien le signe visible d’une grâce invisible, d’une communication de cette grâce, mais il y a un déplacement de son lieu. Ce n’est plus le rite qui est sacrement, c’est la vie de disciple, c’est l’appartenance au corps de Christ. L’Église est le moyen privilégié de visibilité de Dieu dans le monde. Ainsi, « les rites servent simplement à rappeler et à souligner l’engagement des chrétiens, ainsi qu’à ouvrir leur vie à la présence transformatrice de l’Esprit »12. Mais ils n’ont aucun autre sens, aucune autre importance.

Le baptême

Le baptême – comme on peut s’y attendre ‒ est la plus grande démarcation entre les réformateurs et la réforme radicale, en particulier anabaptiste13. Balthasar Hubmaier a écrit six livres ou pamphlets sur le baptême, et les théologiens anabaptistes Felix Manz, Menno Simons, Pilgram Marpeck et Dirk Philips ont tous écrit sur le sujet. Même quand leurs écrits ne traitaient pas directement la question, ils en parlaient néanmoins, et de manière assez extensive – c’est le cas par exemple de Riedeman, Denck ou encore Scharnschlager. De fait, les débuts anabaptistes peuvent être identifiés à une radicalisation des premiers efforts réformateurs, notamment à Zurich où, après les débuts de la Réforme zwinglienne, certains commencèrent par considérer nul tout autre baptême que celui attaché à une confession personnelle de la foi – d’où un rebaptême quasi systématique. Au point que pour certains, « probablement l’acte le plus révolutionnaire de la Réforme fut l’institution du baptême de croyants par une poignée de Frères suisses à Zurich »14.

Si le baptême fut une ligne de séparation ferme entre anabaptistes et réformateurs, celle-ci fut aussi le lieu de réflexion pratique pour ces derniers. Par exemple, avec une sensibilité certaine envers les nouveaux adhérents à la Réforme (anciens anabaptistes), Calvin écrivit une nouvelle liturgie de baptême lors de son séjour à Strasbourg15. De plus le réformateur de Genève se mit en peine d’essayer de convaincre ceux qui s’étaient rattachés à tel ou tel groupe anabaptiste. Jean Stordeur fut par exemple convaincu par les arguments de Calvin. À noter aussi que Calvin épousa la veuve de ce dernier, ce qui explique peut-être sa connaissance du monde anabaptiste.

L’un des enseignements anabaptistes les plus précoces au sujet du baptême est celui de Conrad Grebel dans sa lettre à Thomas Müntzer. Après l’avoir félicité d’avoir rejeté la légitimité du baptême des enfants, il expliqua plus longuement la signification du baptême, lequel renvoie pour lui explicitement au pardon des péchés, et à une obéissance de disciple plutôt qu’à la promesse « crois au Seigneur Jésus, et tu seras sauvé, toi et ta famille ». Pour le groupe conduit par Grebel, le baptême n’est pas tant un sacrement qu’un simple symbole de discipulat fidèle et obéissant16. Ainsi, dit-il,

on voit clairement ce que le baptême est et à qui il devrait être appliqué, à savoir, à quelqu’un qui a été converti par la Parole de Dieu, a changé son cœur, et ainsi désire marcher en nouveauté de vie […] De cela j’ai clairement appris et sais assurément que le baptême ne signifie rien d’autre que rejeter le vieil homme, et revêtir le nouvel homme, et que Christ a commandé de baptiser ceux qui ont ainsi été enseignés17.

Ici, le baptême est donc clairement lié à la conversion comme si le signe et la réalité spirituelle étaient quasi synonymes. Cette forte association entre les deux réalités fut vivement critiquée, notamment par Zwingli – même si la réfutation des arguments de Grebel par Zwingli fut assez faible au demeurant18. De fait,

La pratique du baptême des croyants était une expression de l’engagement envers le discipulat, la fraternité au sein de l’Église, mais ces valeurs provenaient elles-mêmes d’une conception de la nature de l’Église qui distinguait la majorité des auteurs anabaptistes des réformateurs magistériels19.

Dans cette optique, nous pouvons alors nous demander en quoi les sacrements, et en particulier le baptême, sont nécessaires. La théologie anabaptiste mentionne trois raisons principales, mais de manière non consensuelle. Premièrement, Christ l’a commandé, ce qui fait de la réalité du baptême un acte d’obéissance. C’est, deuxièmement, un acte nécessaire de discipulat : porter le nom de Christ c’est être baptisé en son nom. Enfin, troisièmement, et de manière plus importante encore, le baptême est le signe de l’incorporation du disciple dans l’Église visible. Le baptême est en cela « l’acte externe par lequel les anabaptistes exprimèrent leur rejet de la sacramentalité de l’Église de Rome et des Églises territoriales du protestantisme »20.

Cependant, la pratique du baptême des croyants au sein des groupes anabaptistes ne fut pas seulement un rejet des théologies protestante et catholique, ou un rejet de l’Église catholique et du baptême des enfants, mais fut aussi considérée par les théologiens anabaptistes comme scripturaire et comme le moyen approprié d’entrer en communion, non coercitive, avec l’assemblée des croyants. L’argument scripturaire était important, au point que Menno Simmons considérait que le baptême des enfants était une construction vétérotestamentaire et que personne ne pouvait s’appuyer sur le Nouveau Testament pour le justifier.

De plus le baptême est le signe de notre mort et résurrection avec Christ et de notre nouvelle naissance21. Il ne faut pas sous-estimer ce lien plus qu’étroit entre baptême et démarche personnelle de foi : « Ce nouveau départ était tout aussi fondamental pour le croyant individuel qu’il ne l’était pour l’Église de la Restitution. C’était cet élément constitutif qui distingua les anabaptistes des ‹œuvres de justice› du catholicisme romain aussi bien que du sola fides luthérien. »22 Ainsi, le signe du baptême n’est pas une grâce spécifique venant de Dieu, mais bien plutôt la nécessaire reconnaissance du salut personnel par le croyant, d’où l’importance de la confession personnelle de la foi.

Neal Blough explique avec une grande pertinence que l’insistance anabaptiste sur la nécessaire réponse du croyant dans l’acte baptismal implique une théologie bien différente de celle des réformateurs. Résumant la position des premiers théologiens anabaptistes disant que « le signe est tout d’abord un acte de Dieu […] mais également une action humaine », Blough conclut que « sur ce point, les mennonites sont peut-être plus proches des catholiques que de certains protestants »23. Différences de théologies et surtout une différence majeure entre deux ecclésiologies. Pour la première, celle des réformateurs, le baptême est signe de la promesse du salut. Comme l’écrit Calvin :

Puis donc que le baptesme nous est aujourdhuy ordonné pour séller en noz corps la promesse de salut, comme la circoncision estoit anciennement au peuple judaique, ce seroit fruster les chrestiens d’une singuliere consolation, d’oster à leurs enfants ceste confirmation laquelle ont tousjours eu les fideles, d’avoir un signe visible par lequel nostre Seigneur leurs demonstre qu’il accepte leurs enfans en la communion de son eglise24.

Pour la deuxième, anabaptiste, le baptême est signe du salut. Pour Balthasar Hubmaier, l’un des meilleurs théologiens anabaptistes, « le baptême d’eau est appelé baptême in remissionem peccatorum (Actes, deuxième chapitre), c’est-à-dire, pour le pardon des péchés. Non pas qu’à travers eux le pardon des péchés puisse être acquis, mais par vertu du ‹oui› intérieur du cœur. »25 Ceci est au cœur de la différence majeure entre les deux théologies baptismales. Pour les réformateurs la profession personnelle, si elle pouvait avoir une place – bien que très restreinte – n’était cependant jamais au cœur de la pratique baptismale. Bucer, par exemple, bien qu’il ait été pendant les premières années très irénique avec les anabaptistes de Strasbourg,

ne donne ainsi aucune signification théologique à la profession individuelle de la foi. Cependant, une telle profession pouvait être introduite dans l’Église officielle tant que les implications séparatistes étaient évitées par le maintien du baptême des enfants et la pratique de l’admonition fraternelle et la discipline ecclésiale envers tous26.

Ainsi bien que le réformateur de Strasbourg introduise la pratique de la confirmation du baptême dans l’Église de la ville, il « voyait clairement la réintroduction de la confirmation comme une concession aux demandes des anabaptistes »27. Le lien entre baptême et profession personnelle de la foi n’était pas nié par les réformateurs, mais cette dernière ne pouvait être le fondement de l’acte même du baptême.

Le repas du Seigneur

Je serais beaucoup plus bref concernant le repas du Seigneur. La théologie de la sainte cène, bien qu’importante car définie par Calvin comme l’une des marques de l’Église, n’a jamais été le lieu d’un aussi intense débat théologique avec les anabaptistes, sauf en quelques endroits, particulièrement en contexte luthérien. En effet, si « le baptême avait été le centre du débat dans les premiers jours à Zurich, à Wittenberg, où les réformateurs défendaient la doctrine de la présence réelle, le débat faisait rage autour de la doctrine de la cène »28. La principale différence tient à l’importance de la perfection chrétienne attendue de ceux qui participaient à cette institution du Seigneur. Les anabaptistes croyaient que les personnes qui n’en étaient pas dignes se feraient « grand mal » en prenant part à cet acte de mémoire ; mais ils croyaient aussi, et c’est beaucoup plus grave pour les réformateurs, que si certains n’étaient pas dignes de prendre le repas du Seigneur, cela rendait nulle cette institution29. L’Église perdait sa pureté et ne pouvait ainsi plus prétendre communiquer la grâce divine.

Pour Calvin, cette attitude revenait malheureusement à la fois à diviser le corps de Christ et à imposer un poids illégitime sur les fidèles. Au contraire, pour lui, le repas du Seigneur est une médecine pour les malades, un réconfort pour les pécheurs, une offrande pour les pauvres en esprit. Ceci est d’autant plus surprenant que Calvin, tout comme les anabaptistes, demandait une intégrité de vie. Mais Calvin demeurait conscient des faiblesses humaines et témoignait d’une empathie particulière pour la faiblesse des uns et les doutes des autres. « Ne nous abusons pas nous-mêmes en imaginant une parfaite Église dans ce monde. »30

Ici se manifeste une différence essentielle entre les deux théologies. L’une met l’accent sur la primauté absolue de l’acte divin et de sa grâce. L’autre y voit comme une sorte de synergie. Pour la première, le sacrement, et par directe conséquence la sainte cène, est donnée de la main même de Dieu, et la dignité humaine n’y intervient pas. Dieu, dit Bullinger, est l’auteur des sacrements31, et ils doivent être reçus comme de la main de Christ lui-même32. Pour ce qui est de la cène, c’est « une sainte action instituée pour l’Église par Dieu, dans laquelle le Seigneur, en présentant devant nous au banquet le pain et le vin, nous certifie sa promesse et communion, et nous montre ses dons, et les dévoile à nos sens […]. »33

La différence d’approche théologique est cruciale car elle a des implications pastorales importantes. En considérant encore et toujours la grâce comme première, sans les œuvres, Calvin rejette tout rigorisme et perfectionnisme dans la pratique de la cène. Ainsi, confirme-t-il, « nous ne devrions pas troubler les pauvres consciences en insistant que seuls sont dignes de communier ceux qui sont dans un état de grâce, car cette idée exclut tout le monde »34.

Trois critiques

Les critiques des réformateurs à l’encontre de la théologie sacramentaire des anabaptistes se concentrent sur trois points importants. Ces trois points sont : 1. la dissociation entre les deux testaments ; 2. une eschatologie sur-réalisée ; 3. un manque de distinction entre l’Église visible et l’Église invisible. Cependant, avant de procéder à une brève présentation de ces trois critiques, il est pertinent de dire quelques mots généraux sur la critique générale de la théologie sacramentelle des anabaptistes.

Notre observation générale se doit de mentionner un ancrage théologique qui est en arrière-plan de la pensée des réformateurs, à savoir l’insistance sur le fait que, comme le dit Calvin, « la doctrine doyve preceder le Sacrement, nous n’y resistons pas »35. Cependant, Calvin s’empresse de noter que, lorsque le texte biblique parle de l’enseignement qui précède le sacrement, il le fait naturellement des adultes. Ceci est particulièrement important lorsque les anabaptistes critiquent la validité du baptême des enfants sur la seule base de la nécessité de l’expression personnelle de la foi. Ici, l’exégèse de Calvin est d’une sensibilité particulière envers le contexte socioculturel des écrits néotestamentaires. De plus, il y a parfois chez le réformateur de Genève une interprétation implicite qui reflète simplement un bon sens commun. Par exemple, demande ironiquement Calvin, lorsque Paul souligne en 2 Thessaloniciens 3.10 que celui qui ne travaille pas ne doit pas manger non plus, cela signifie-t-il que les enfants (qui ne travaillent pas) doivent s’abstenir de nourriture ?36 Certainement pas ! De même, pour ce qui est de la profession de foi et du baptême, l’apôtre a exclusivement en vue ceux qui sont capables de discernement. Ainsi, ceux qui ont l’usage de la raison doivent être catéchisés avant le baptême37.

La dissociation des deux testaments

La première critique majeure des réformateurs vise la dissociation que les anabaptistes opèrent entre l’ancienne et la nouvelle alliance, radicalisant la discontinuité entre les deux testaments. L’une des raisons principales de cette opposition entre les deux testaments tient au rejet anabaptiste d’une société sacrée. Les anabaptistes font une nette distinction entre la communauté de foi nationale des Israélites et l’adhésion « volontariste » qui constitue l’Église, et vont jusqu’à faire une opposition radicale entre la théocratie vétérotestamentaire et la communauté néotestamentaire. Dans son livre The Reformers and their Stepchildren, Verduin fait valoir que la société de l’Ancien Testament et toutes les sociétés préchrétiennes étaient des « sociétés sacrées », ce par quoi il veut dire une société unie par une religion à laquelle tous les membres de la société appartenait. Verduin argue que les anabaptistes rejetaient précisément cela : une société sacrée dans laquelle l’appartenance à l’Église était obligatoire38.

Ce point particulier n’a pas attiré l’attention des premiers réformateurs, mais celle des théologiens réformés ultérieurs comme Charles Hodge. Ce dernier était fortement conscient de l’importance de ce rejet de la « société sacrée » de l’Ancien Testament dans l’argumentaire anabaptiste, comme en témoigne sa remarque suivante : « Il est ainsi essentiel à leur théorie que l’alliance abrahamique doive être regardée comme une simple alliance nationale entièrement distincte de l’alliance de grâce. »39 Mais il est vrai que, dans la critique des deux premières générations de réformateurs, ce n’est pas cette notion de « société sacrée » qui retient l’attention, mais bel et bien la dissociation entre les testaments. Car si les théologiens anabaptistes faisaient une telle distinction entre les deux « sociétés » (Israël et l’Église), l’implication directe était que le lien entre les deux testaments devenait obligatoirement plus ténu. Cela conduisit par exemple Pilgram Marpeck à en tirer la conclusion logique d’une différence d’autorité entre les deux testaments. William Estep commente ainsi la contribution de Marpeck :

La contribution la plus créative de Marpeck à la pensée anabaptiste était sa vue des Écritures. Tout en maintenant que les Écritures sont la Parole de Dieu, il fit une distinction entre le but de l’Ancien Testament et celui du Nouveau… Le Nouveau Testament est centré en Jésus-Christ et, seul, fait autorité pour les Frères40.

C’est ainsi qu’il faut comprendre l’affirmation des anabaptistes selon laquelle l’Ancien Testament doit être lu à la lumière du Nouveau. C’est bien une affirmation classique que de présenter en ces termes la relation entre les deux testaments, cependant, celle-ci peut être entendue de diverses manières, même lorsque l’Écriture est acceptée comme seule autorité. Cette distinction radicale entre deux peuples de Dieu s’harmonise en effet avec leur système herméneutique. Colwell note que « la perception qui fonde leur rejet d’une ‹société sacrée› était leur affirmation que l’Ancien Testament ne devait être interprété qu’à la lumière du Nouveau »41. Ceci signifie que l’Ancien Testament n’a de sens qu’en ce que le Nouveau Testament en dit.

Pour les réformateurs, cette dissociation entre les deux testaments était difficilement acceptable. Ainsi Calvin peut dire : « Quiconque répudie le baptême des enfants retire Jésus de l’Ancien Testament et introduit une division illégitime entre la communauté de Christ et le peuple allianciel de Dieu. »42 Ailleurs, il continue en soulignant qu’en rejetant le lien entre circoncision et baptême ils (les anabaptistes) « se moquent de tous les Sacrements de la loi de Moïse »43, et séparent radicalement la loi de l’évangile. De même Charles Hodge remarque : « Non seulement les anabaptistes parlaient de manière désobligeante de l’économie vétérotestamentaire et de la condition des juifs sous cette dispensation, mais il était nécessaire, dans ce système particulier, qu’ils nient que l’alliance faite avec Abraham ait inclus l’alliance de grâce. »44 Hodge introduit ici plus clairement ce qui fait l’essence même de la continuité entre les deux testaments : la permanence de l’action de Dieu au travers de l’alliance de grâce45.

Cette continuité entre les testaments est la raison essentielle pour laquelle les réformateurs s’appuyèrent pour leur défense du baptême des enfants sur le lien entre circoncision et baptême. De fait, Bullinger, suivant Zwingli, s’appuie sur la comparaison avec la circoncision, comme le firent aussi Bucer, Calvin, et Knox, l’argument étant repris par les théologiens réformés jusqu’à présent. Ainsi que l’écrit Calvin :

Si donc maintenant on soutient que c’est contre raison de baptiser les petits enfants, qui n’ont point de foi ou de repentance, puisque le Baptême est Sacrement de la régénération et du lavement spirituel que nous avons en Jésus Christ, je réponds que le semblable peut se dire de la circoncision46.

La question que posent les réformateurs est donc de savoir quel est le sens de la circoncision dans une théologie qui rejetterait le baptême des enfants.

Calvin poursuit en montrant que les croyants dans l’Ancien Testament avaient une relation à Dieu semblable à la nôtre, même si le don de l’Esprit au sein de la nouvelle alliance fait une différence à ne pas sous-estimer. Au contraire, Turretin note que pour la plupart des théologiens anabaptistes les éléments de l’Ancien Testament étaient soit d’ordre cérémoniel, soit particulier aux croyants de l’Ancien Testament, et à eux uniquement47. Lors de la dispute de Frankenthal entre théologiens réformés et anabaptistes, l’autorité et la portée de l’Ancien Testament furent aussi débattue ; les anabaptistes, selon Turretin, niaient que la promesse faite aux croyants de l’Ancien Testament ait comporté une dimension spirituelle48. Cela conduisit le même Turretin à conclure que, pour les anabaptistes, les croyants de l’Ancien Testament n’étaient pas sauvés par la foi, par la grâce gratuite de Dieu offerte dans le Christ à venir49.

S’il a été dit que la critique anabaptiste de la Réforme magistérielle ne se centrait pas sur le baptême des enfants mais sur la doctrine de l’Église, il est nécessaire de rappeler que pour les réformateurs, notamment Calvin, la critique de la théologie anabaptiste se centrait, elle, sur l’importance de l’alliance de grâce50.

Églises visibles et invisible

La deuxième critique principale des réformateurs tient à l’absence de vraie distinction entre Église visible et Église invisible. Ce manque de distinction explique pour beaucoup l’ecclésiologie anabaptiste. Elle conduit à exiger une restauration totale de l’Église ou, entre autres termes, sa restitution. D’autant que pour ses adeptes il y a eu une corruption totale de l’Église entre la période apostolique et la formation des premières communautés anabaptistes. C’est cette vision qui va servir d’unité entre des groupes finalement très divers. Comme le résume Colwell, « un lien commun entre les auteurs anabaptistes était ainsi la conviction que l’Église telle qu’elle existait avait besoin de plus qu’une réforme ; elle avait besoin d’une ‹restauration en tant que société de volontaires, disciplinés et obéissants› »51.

La déchéance de l’Église caractérise en effet la controverse de certains théologiens anabaptistes avec les réformateurs. Sébastien Franck exprima cette opinion dans sa démarche de spiritualisation de l’Église. Dans une lettre écrite de Strasbourg à Jean Campanus, il affirme : « L’Église extérieure de Christ, incluant ses dons et ses sacrements […] a été prise au ciel et y demeure cachée en Esprit et en vérité. »52 En conséquence, l’Eglise visible actuelle est dans une situation de déchéance totale, la grande majorité des auteurs anabaptistes confirmant que cette Église visible devrait n’être composée que de vrais disciples de Christ.

Le thème de la restauration, ou de la restitution, de l’Église est donc central à la construction de la pensée anabaptiste, cependant ces mouvements divers furent plus unis par ce qu’ils rejetaient que par ce qu’ils affirmaient53. Ce fut probablement l’erreur de certains réformateurs « magistériels » que d’imaginer pouvoir décrire l’anabaptisme par des points théologiques positifs. Et cependant, il y a au moins une affirmation positive sur laquelle l’ecclésiologie anabaptiste est en accord : il s’agit de la quasi-identification entre l’Église visible et le royaume de Dieu. Peter Riedemann, l’un des fondateurs des communautés huttérites, considérait que l’Église se devait d’être la vraie expression, ici et maintenant, de la présence de Christ et de son royaume, ainsi que l’accomplissement de son royaume et jugement54. Balthasar Hubmaier, le grand théologien anabaptistes, affirmait que l’Église universelle exerce maintenant le pouvoir que « Christ avait lorsqu’il était un homme incarné dans notre temps »55.

Cette association étroite entre l’Église et celui qui est sa tête conduit presque nécessairement à l’affirmation que le chrétien se doit d’être incarnation de Christ, comme Christ avait été incarnation de Dieu. Si la perfection absolue n’était pas demandée, elle était cependant une implication théologique nécessaire que pourtant nombre de théologiens anabaptistes se refusaient d’admettre, créant ainsi une contradiction indépassable56. La vision d’une Église pure rend nécessaire la pureté de la vie chrétienne, car c’est sur la pratique de ceux qui sont disciples de Christ qu’on reconnaît la vraie Église. Et c’est parce que l’Église rassemble de vrais disciples qu’elle demeure unie.

Cette absence de distinction assumée entre l’Église visible et l’Église invisible, en théologie anabaptiste, conduit à l’adoption d’une stricte vue de la discipline et son ajout aux marques de l’Église. Si, d’un point de vue réformé, la discipline était une partie importante de la vie d’une Église, Calvin ne souhaitait pas pour autant l’inclure dans sa définition de l’Église, probablement par crainte d’un certain perfectionnisme, d’un légalisme, ou même d’une tentation de séparatisme. Déjà dans la première version de l’Institution, Calvin met l’accent, dans sa controverse avec les anabaptistes, sur l’unité en Christ de l’Église. Pour le réformateur, cette unité s’ancre dans la fidèle prédication de l’Évangile et la droite administration des sacrements. Une fois encore notons que l’unité de l’Église tient à l’œuvre de Dieu lui-même et non aux œuvres humaines. Pour cette même raison, l’édition de 1543 de cette même Institution met l’accent sur la distinction entre l’Église visible et invisible. Calvin souligne que les anabaptistes avaient un fort désir d’une Église pure et note aussi que son propre argument contre l’Église catholique avait été trahi et radicalisé par les anabaptistes contre la Réforme elle-même57.

Une eschatologie réalisée

Mais sous-jacent à l’ecclésiologie anabaptiste se trouve aussi une certaine eschatologie qui, bien qu’elle soit plus implicite qu’explicite, demeure fort influente. D’ailleurs, « la manière dont l’eschatologie détermine l’ecclésiologie est rarement reconnue, même par ceux qui, à un certain degré, se considéreraient comme les héritiers spirituels des premiers anabaptistes »58. C’est en grande partie pour cette raison que les réformateurs magistériels qualifièrent parfois les anabaptistes de « donatistes ». L’accent sur une eschatologie réalisée, exigeant une pureté de vie, était pour les réformateurs un indice suffisant de la collusion de ce thème avec celui de l’ecclésiologie59. En effet, l’eschatologie qui dominait le mouvement anabaptiste était la conviction de vivre dans les derniers jours. Ceci n’est pas en soi distinctif car une telle conviction se retrouve régulièrement dans l’histoire de l’Église. Mais cette ferme assurance de se tenir à l’orée du royaume nourrissait la conviction d’un premier retour de Christ régnant sur son peuple60. De ce règne viendrait le royaume final de Dieu ; le royaume terrestre de Christ serait alors remplacé par le royaume de Dieu61

Bien sûr, tous les anabaptistes ne tenaient pas la même position eschatologique. Estep présente trois versions différentes de l’eschatologie anabaptiste : l’« eschatologie calme » de Hubmaier ou Marpeck ; l’eschatologie fervente, mais non violente, de Melchior Hoffman ; et enfin l’eschatologie militante de Thomas Müntzer ou de Jean de Leyde. Or, il est certain qu’une différence d’eschatologie (implicite ou explicite) détermina la perception ecclésiologique des principaux courants anabaptistes et les distinguait, non seulement des réformateurs, mais aussi de certains autres groupes marginaux62. Cette conviction du proche retour de Christ motivait logiquement l’eschatologie réalisée des communautés huttérites, aussi bien les invectives apocalyptiques de Conrad Grebel qui appliquait Apocalypse 13.10 à Zwingli, que la conviction qu’avait Balthasar Hubmaier de vivre entre les deux retours de Christ63. De cette même eschatologie, l’anabaptisme a eu tendance à ne considérer Christ que dans la perspective de son retour, et jamais présent, même dans les sacrements. Par exemple, pour Hubmaier, puisque Christ s’est véritablement incarné, son Corps est maintenant au « ciel » et ne peut être d’aucune manière avec son Église – notamment pas dans la sainte cène. Cela signifie aussi que tout ce qui était à Christ demeure maintenant dans son Église64. En raison de cette absence du Christ, l’Église universelle exerce maintenant le pouvoir que « Christ avait lorsqu’il était un homme incarné dans notre temps »65. Eschatologie et ecclésiologie apparaissent intimement liées.

Cela justifie alors à la fois le séparatisme des Églises anabaptistes mais aussi l’affirmation que la pureté des croyants maintient la légitimité de l’Église. Ici aussi l’ecclésiologie est dépendante de l’eschatologie. D’ailleurs, de manière assez caractéristique, Dietrich Philips pouvait se référer à l’Église d’ici et maintenant comme étant la Nouvelle Jérusalem d’Apocalypse 21, sans cependant admettre les implications d’une coercition théocratique typique des sociétés sacrées. Sur ces bases, nulle surprise alors en ce que l’ecclésiologie anabaptiste ait pu être marquée par un certain perfectionnisme et séparatisme. Comme le note l’encyclopédie mennonite en ligne, « parmi les mennonites, la perspective donatiste, selon laquelle l’Église devrait être sans tâche ou ride (Ep 5.27) et que les pasteurs devraient être ‹purs›, a trouvé une large application »66.

Mais pour Calvin l’unité et la sainteté de l’Église ne tiennent pas à nos œuvres. Le réformateur de Genève, très soupçonneux envers tout séparatisme, ne pouvait que constamment avertir ses lecteurs du danger à faire dépendre la valeur des sacrements de la pureté de la vie chrétienne. Mais les convictions eschatologiques anabaptistes, impliquant une forte conscience de la nécessaire distinction éthique de la communauté chrétienne, entraînaient les croyants sur un tout autre chemin. Cela ne pouvait conduire, à terme, qu’à une rupture de l’unité chrétienne. « Ainsi, tout au long de sa vie, Calvin s’est opposé au séparatisme et au rigorisme des anabaptistes, qui transféraient un accent porté sur la pureté de doctrine et confession à un accent porté sur la pureté des croyants. »67

Conclusion

Superficiellement, le point de vue anabaptiste concernant les sacrements pourrait sembler attractif. Il met l’accent sur la communion fraternelle, met en avant la nécessité de joindre la confession personnelle de la foi aux sacrements – particulièrement au baptême – toutes positions qui semblent bien familières. Cependant, en deuxième lecture, et en gardant à l’esprit la nécessaire cohérence théologique et biblique, la perspective sacramentelle de l’anabaptisme pose nombre de problèmes sérieux. Le premier est, bien sûr, la manière dont l’Ancien et le Nouveau Testament sont à comprendre l’un par rapport à l’autre. L’alliance de l’Ancien Testament était le plus souvent considérée comme « charnelle ». L’Ancien Testament présentait une disposition de « société sacrée » et donc ne pouvait pas être organiquement liée à l’administration de la nouvelle alliance. Ce regard a conduit certains théologiens anabaptistes à se focaliser uniquement sur le Nouveau Testament, marginalisant la portée spirituelle et éthique de l’Ancien Testament.

Deuxièmement, la théologie anabaptiste propose une théologie du sacrement qui tend à remplacer la présence de Christ par son Esprit par la présence de l’Esprit dans l’Église et dans les croyants. Ce simple constat entraîne une certaine marginalisation des sacrements. Ces derniers sont seulement des signes de et pour la communauté, mais non des sceaux de la promesse divine68. Enfin, et comme le note Smeeton, « la position particulière des anabaptistes était la nécessité d’une Église pure, pas le rejet du baptême des enfants »69. Mais cela a conduit à un perfectionnisme qui a parfois été plus proche d’une théologie catholique, à la fois concernant la place des œuvres dans la vie chrétienne, comme en ce qui concerne le libre arbitre. De plus, le fort lien entre baptême et confession personnelle impliquait, dans le cas de Hubmaier par exemple70, que la confession du baptême des croyants est nécessaire au salut71.

En conclusion, les réformateurs concentrent leurs critiques de la théologie anabaptiste sur le lien entre les deux testaments. Sous leur plume, ce problème herméneutique conduit à plusieurs dérives : rejet du baptême des enfants, rupture de l’unité chrétienne, distanciation radicale d’avec le monde, ainsi que tentations de légalisme, voire dans certains cas minoritaires d’une théologie des œuvres faisant dépendre la foi (et donc le salut) de l’action humaine. Dans tous les cas nous voyons ici le passage d’une théologie se focalisant sur la réception de la promesse de Dieu adressée au croyant, à une théologie focalisée sur l’affirmation et l’obéissance de la foi. Cela a de sérieuses conséquences, que ce soit dans la vie chrétienne ou dans la vie communautaire.


  1. . Yannick Imbert est professeur d’apologétique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. . Calvini Opera, VII, p. 50.↩

  3. . Ibid., p. 55.↩

  4. . Richard Stauffer, « Zwingli et Calvin, critiques de la confession de Schleitheim », in Richard Stauffer, sous dir., Interprètes de la Bible. Études sur les Réformateurs du xvie siècle, Paris, Beauchesne, 1980, p. 103-128, ici p. 107.↩

  5. . Verduin appelle la « réforme radicale » le second front, qui fut un défi tout aussi important que le catholicisme romain. L’expression cependant induit une erreur, à savoir que la seule différence entre les réformateurs et ces théologiens, par exemple anabaptistes, est une question de degré. Les anabaptistes auraient donc la même théologie, mais plus radicale. Ce serait oublier certains éléments théologiques distinctifs des deux mouvements, éléments s’excluant parfois les uns les autres. Cf. Leonard Verduin, The Reformers and their Stepchildren, Grand Rapids, Eerdmans, 1964, p. 12.↩

  6. . George Huntston Williams, Spiritual and Anabaptist Writers, vol. 25, Library of Christian Classics, Philadelphie, Westminster, 1957, p. 545.↩

  7. . Cf. Willem Balke, Calvin and the Anabaptists Radicals, Grand Rapids, Eerdmans, 1981, p. 131. À Strasbourg, à la fois Bucer et Calvin affirmaient l’intention et la volonté de ne pas utiliser la violence contre les anabaptistes.↩

  8. . Neal Blough, « Calvin et les anabaptistes », Théologie évangélique, vol. 8, no 3, 2009, p. 197-218, ici p. 199.↩

  9. . Martin Bucer, Martin Bucers Deutsche Schriften, sous dir. Robert Stupperich, Martini Bucera Opera Omnia, Gütersloh, Mohn, 1960, vol. 1, 234.22-26. Ici cité dans Amy N. Burnett, « Martin Bucer and the Anabaptist Context of Evangelical Confirmation », MQR, 68 (1994), p. 95-122, ici p. 99.↩

  10. . Ibid.↩

  11. . Neal Blough, « Un regard protestant-mennonite sur la Sainte-Cène », en ligne, http://www.centre-mennonite.fr, consulté le 8 avril 2015, p. 4.↩

  12. . Ibid., p. 5.↩

  13. . William R. Estep, The Anabaptist Story : An Introduction to Sixteenth-Century Anabaptism, Grand Rapids, Eerdmans, 1995, p. 201.↩

  14. . Ibid.↩

  15. . Calvini Opera, IX, p. 894.↩

  16. . Estep, The Anabaptist Story, p. 203.↩

  17. . Bender, « The Theology of Conrad Grebel », Mennonite Quarterly Review 12, janvier 1938, p. 4.↩

  18. . Estep, The Anabaptist Story, p. 205.↩

  19. . John E. Colwell, « A Radical Church ? A Reappraisal of Anabaptist Ecclesiology », Tyndale Bulletin 38 (1987), p. 119-141, ici p. 120.↩

  20. . Walter Klaassen, sous dir., Anabaptist in Outline, Herald Press, 1981, p. 162.↩

  21. . Cf. Michael Sattler, « Schleitheim Confession » (1527), citée dans Anabaptist in Outline, p. 168.↩

  22. . Franklin H. Littell, The Anabaptist View of the Church, Paris, The Baptist Standard Bearer, 2001, p. 84. Dans cette citation « Église de la restitution » fait référence à la restauration de la vraie Église, sur le fondement apostolique, dans la pratique anabaptiste.↩

  23. . Neal Blough, « Ce qu’est le baptême pour un mennonite », Unité chrétienne, no 143, septembre 2001.↩

  24. . Jean Calvin, « Briève instruction pour armer tous bons fidèles contre les erreurs de la secte commune des anabaptistes », dans Ioannis Calvini Scripta Didactica et polemica, vol. 2, sous dir. Mirjam Van Veen, Genève, Droz, 2007, p. 47.↩

  25. . Cité dans Estep, The Anabaptist Story, p. 210.↩

  26. . Martin Bucer, Antidotus Against the Anabaptists, Amsterdam et New York, Da Capo Press, 1973, p. 109.↩

  27. . Ibid., p. 110.↩

  28. . Littell, The Anabaptist View of the Church, p. 99-100.↩

  29. . Calvin écrivait par exemple : « Les anabaptistes affirment que quel que soit le lieu où le méchant n’est pas exclu de la communion du sacrement, là le chrétien est pollué s’il communie. » Calvini Opera, VII, p. 69.↩

  30. . Calvini Opera, VII, p. 66.↩

  31. . Henry Bullinger, The Decades of Henry Bullinger, vol. 2, sous dir. Thomas Harding, Grand Rapids, Reformation Heritage Books, 2004, p. 239.↩

  32. . Ibid., p. 240-241.↩

  33. . Ibid., p. 403.↩

  34. .Balke, Calvin and the Anabaptists Radicals, p. 57.↩

  35. Calvini Opera, VII, p. 58.↩

  36. Cf. Calvini Opera, VII, p. 59.↩

  37. Martin Bucer, Martini Buceri Opera Latina, vol. XVbis, « Du royaume de Jésus-Christ », texte établi par François Wendel, Presses Universitaires de France, 1954, p. 66-67.↩

  38. Cf. Verduin, The Reformers and their Stepchildren, p. 23.↩

  39. Charles Hodge, Systematic Theology, Hendrickson, 2003, 2.367.↩

  40. Estep, The Anabaptist Story, p. 86s.↩

  41. Colwell, « A Radical Church ? », p. 123.↩

  42. Calvini Opera, VII, p. 222. Calvin commente aussi : « L’apôtre place le peuple d’Israël sur un pied d’égalité avec nous en ce qui concerne la grâce de l’alliance et la signification des sacrements. » IRC, II.10.v. Adaptation personnelle en français plus courant.↩

  43. Calvini Opera, VII, p. 564. Adaptation personnelle en français plus courant.↩

  44. Hodge, Systematic Theology, 2.367. Pour Calvin l’anabaptisme considère que les signes donnés au peuple d’Israël n’était que charnels (IRC, II.10.v). C’est aussi la raison pour laquelle Calvin maintient qu’« il est certain que les principales promesses que notre Seigneur a faites à son peuple, dans l’Ancien Testament, et qui constituaient l’alliance qu’il faisait avec lui, étaient spirituelles et appartenaient à la vie éternelle. » IRC, IV.16.xi.↩

  45. Ainsi Calvin : « Considérons maintenant de quelle manière l’apôtre oppose l’alliance légale et l’alliance évangélique, l’office de Moïse et celui du Christ. Si cette opposition concernait la substance des promesses, il y aurait une grande opposition entre les deux Testaments. » IRC, II.11.iv.↩

  46. Calvini Opera, VII, p. 60-61. Adaptation personnelle en français plus courant.↩

  47. Francis Turretin, Institutes of Elenctic Theology, Philippsburg, P&R, 1994, 2.83.↩

  48. Ibid., 2.193.↩

  49. Ibid., 2.192. Critique faite aussi par Bavinck qui le relie à un certain antinomisme (Herman Bavinck, Reformed Dogmatics, Grand Rapids, Baker, 2008, 4.451). Calvin ne cesse pour sa part de souligner que les croyants de l’Ancien Testament jouissaient des bienfaits spirituels de l’alliance de grâce. Il affirme avec conviction : « Christ, en tant qu’il est l’accomplissement de ces choses, est le fondement du baptême, il l’est aussi de la circoncision. » Cf. aussi IRC, II.10.viii et x.↩

  50. Ainsi que le rappelle Lillback, le baptême est un contrat de l’alliance de grâce. Cf. Peter Lillback, « Calvin’s Covenantal Response to the Anabaptist View of Baptism », dans The Failure of the American Baptist Culture, James B. Jordan, ed., Geneva Divinity School, 1982, p. 185–232, en ligne http://www.biblicalhorizons.com, consulté le 8 avril 2015. Cf. par exemple IRC, IV.16.vi.↩

  51. Colwell, « A Radical Church ? », p. 121.↩

  52. Sebastian Franck, « A Letter to John Campanus », in Spiritual and Anabaptist Writers, sous dir. George H. Williams et Angel M. Mergal, Philadelphie, Westminster Press, 1957, p. 147-160, ici p. 149.↩

  53. Colwell, « A Radical Church ? », p. 119-120.↩

  54. Peter Riedman, « Account » (1542), cité dans Anabapist in Outline, p. 277.↩

  55. Balthasar Hubmaier, « Basis and Cause » (1526-7), cité dans Anabapist in Outline, p. 213.↩

  56. Hubmaier réagit vivement à cette critique adressée par Zwingli et confirme qu’il ne croit pas que les Églises anabaptistes sont « sans péché », ce qui serait contre 1Jn 1.8 ! Cf. Dialogue with Zwingli’s Baptism Book, cité dans H. Wayne Pipkin et John H. Yoder, Balthasar Hubmaier . Theologian of Anabaptism, Scottdale, Herald Press, 1989, p. 179.↩

  57. Contre les théologiens anabaptistes qui justifiaient leur attitude séparatiste, Calvin souligna que, dans l’Église catholique, la prédication de la Parole avait été remplacée par la messe. Le séparatisme n’est donc pas conditionné par un degré de pureté ou de fidélité du peuple, mais par la priorité ou non donnée à l’enseignement de l’Écriture dans l’Eglise.↩

  58. Colwell, « A Radical Church ? », p. 140.↩

  59. Comme le dit implicitement Friedmann, l’ecclésiologie anabaptiste est une eschatologie réalisée. La congrégation des croyants est le « nucleus » du royaume de Dieu sur terre. Cf. Robert Friedmann, The Theology of Anabaptism. An Interpretation, Scottdale, Herald Press, 1973.↩

  60. Ce que Bavinck identifie comme un millénarisme, perspective qui est aussi présente, avec d’autre justifications bibliques, chez des théologiens réformés comme Comenius, Jurieu, Brakel ou Cocceius.↩

  61. Bavinck, Reformed Dogmatics, p. 655-656.↩

  62. Colwell, « A Radical Church ? », p. 124.↩

  63. Cf. Littell, The Anabaptist View of the Church, p. 38-39.↩

  64. Cité dans Thomas N. Finger, A Contemporary Anabaptist Theology: Biblical, Historical, Constructive, Downers Grove, IVP, 2010, p. 520-521.↩

  65. Hubmaier, « Basis and Cause », p. 213.↩

  66. Christian Neff, « Donatists », Global Anabaptist Mennonite Encyclopedia Online, 1956, http://gameo.org, consulté le 18 mai 2015. Le manque de pureté des pasteurs était au centre des agitations genevoises lors du premier séjour de Calvin. Par exemple, certains Genevois prenaient une posture qu’ils considéraient eux-mêmes comme « anabaptiste ». Lorsque, entendus par le Conseil de Genève, ils répondent que les pasteurs ne sont pas un bon exemple, que les pasteurs prêchent l’erreur. Cf. Balke, Calvin and the Anabaptists Radicals, p. 88.↩

  67. Ibid., p. 231.↩

  68. Bavinck, Reformed Dogmatics, 4.470. Ainsi, le baptême « est seulement un symbole de la transition du judaïsme et du paganisme vers le christianisme, un signe de foi et de repentance, un signe d’obéissance, et ainsi n’est pas institué par Christ comme sacrement permanent, et dans tous les cas illégitime et inutile pour les enfants, et n’est ni nécessaire ni requis. » Bavinck, Reformed Dogmatics, 4.512.↩

  69. Donald Smeeton, « Calvin’s Conflict with the Anabaptists », p. 46-54, ici p. 47.↩

  70. Et ceci parce que, pour Hubmaier, là où il n’y a pas baptême il ne peut y avoir ni Église, ni salut. Cf. Kirk R. MacGregor, The Sacramental Theology of Balthasar Hubmaier, Lanham et al., University Press of America, 2006, p. 152.↩

  71. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si certains courants évangéliques ne sont pas, sur ce point particulier, de fidèles anabaptistes.↩

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à l’ère du dialogue interreligieux ?1

Yannick IMBERT2

Introduction

Parler de pluralisme religieux dans le contexte socioculturel et politique actuel est une tâche redoutable. Dans une société où se côtoient de nombreuses religions et spiritualités, la question de leur relation devient cruciale. Car, pour le chrétien comme pour les croyants d’autres religions, le défi du pluralisme religieux n’est pas qu’une observation empirique ou une question sociale et politique. La réalité du pluralisme des religions, de leur diversité et de leur nécessaire interaction, touche au cœur de sa foi, de la verbalisation et de la pratique de cette dernière. Ceci est d’autant plus vrai pour ceux qui s’attachent aux traditions évangéliques qui mettent un accent particulier sur l’orthodoxie de la foi, la juste et cohérente pratique de celle-ci, ainsi que la nécessité de l’évangélisation3. Face à la réalité du pluralisme religieux, nous pouvons avoir tendance à facilement accepter ce pluralisme, acceptation qui peut rapidement conduire à une valorisation inconditionnelle des religions. Cette problématique ne peut pas être sous-estimée. D’ailleurs, un fait significatif est l’intérêt que théologiens et missiologues ont porté à celle-ci4.

De fait, la présence du pluralisme religieux a généré une certaine pression sur la théologie et sur ses représentants, qu’ils soient théologiens ou ministres du culte. La grande diversité observée ne demande-t-elle pas d’accepter que la défense de la foi soit désormais impossible, celle-ci risquant de compromettre la possibilité même du pluralisme religieux, voire la paix sociale ? En fin de compte, est-il vraiment possible de valoriser la diversité des opinions religieuses tout en restant convaincu de sa propre conviction. L’équilibre est ici parfois difficile5.

La première question à se poser est la suivante : pourquoi la question se pose-t-elle ? Qu’est-ce qui fait que la possibilité même de défendre notre foi est mise en doute ? Voici quelques éléments de réponse. Tout d’abord, les temps hypermodernes dans lesquels nous vivons ont conduit, c’est de sagesse populaire, à une relativisation des philosophies, des systèmes, des opinions, et donc des religions. Mais s’arrêter là ferait un peu cliché. En théologie, plusieurs raisons émergent ; je vais en souligner deux en particulier.

Étrangement, et assez paradoxalement, la première remise en question de l’apologétique interreligieuse est venue de la mission elle-même. Deux questions ont été au cœur des débats missiologiques au xxe siècle.

Tout d’abord, la question de l’adaptation de l’Évangile aux cultures recevant celui-ci a reçu une attention particulière. Cette nécessité est ce que nous appelons maintenant la contextualisation. Cette contextualisation, qui dans une ère postcoloniale a eu des effets hautement bénéfiques en dissociant la théologie d’idéologies politico-économiques excessivement problématiques, a aussi conduit a des conséquences plus ambigües. L’un des mouvements issu de la contextualisation était la théologie de la libération, accentuant les conséquences sociales d’une foi authentique. Bien que cette accentuation fût elle-même bienvenue, le besoin de la proclamation de la Parole, en tant qu’exhortation à un attachement spirituel exclusif, fut minimisé. L’Église n’était plus tant la servante de la prédication en vue du salut que service des communautés humaines et religieuses en vue de l’amélioration de la condition humaine.

Ensuite, la mondialisation a conduit les représentants religieux à observer une certaine « commonalité » entre les sagesses religieuses. La question pourrait ici prendre la forme suivante : « Pourquoi, si la foi chrétienne est la seule pleine et entière révélation de Dieu, trouvons-nous des sagesses communes dans toutes les religions ? » Prenons l’exemple de la fameuse « règle d’or ». Cette éthique de la réciprocité se retrouve dans le confucianisme, dans l’hindouisme ou dans le bouddhisme6. Voilà une sagesse apparemment indifférente à la confession religieuse du croyant7. Cela ne doit-il pas nous amener à la conclusion qu’il y a une sagesse inhérente au phénomène religieux lui-même ?8 Si donc les religions ont quelque chose de commun, pourquoi ne pas œuvrer pour un vrai dialogue, une vraie ouverture sincère et sans frontières ?

A. Vers quel dialogue ?

La question du dialogue est importante à une époque obsédée par la « conversation » et par l’aversion pour toute confrontation. De plus, la nécessité du « dialogue » est rendue nécessaire en raison du caractère « dialogal » du christianisme ou « de la singularité du christianisme comme religion de dialogue »9. Or, pour avoir un réel et authentique dialogue entre religions, plusieurs choses doivent être présentes : la fidélité à – et donc la connaissance de – sa propre identité religieuse, et la découverte de celle de l’autre. Le théologien suisse Jean-Claude Basset le résume bien :

Le dialogue requiert deux qualités essentielles : d’une part un engagement explicite des interlocuteurs dans leurs traditions respectives, et d’autre part une ouverture sincère à l’égard des autres traditions. Sans enracinement spécifique, il ne peut y avoir qu’un échange d’idées sur un fond religieux, non dépourvu d’intérêt mais coupé de la vie des croyants. Sans ouverture, il n’y a qu’une série de monologues, un échange d’informations sans impact existentiel et sans perspective de changement pour les traditions religieuses10.

Bien sûr, dans la citation précédente il est question d’« ouverture sincère », expression pour le moins cryptique qui demanderait à être éclaircie. En effet, la volonté de dialogue peut parfois nous conduire à éviter d’affirmer le Christ comme voie exclusive du salut. Et nous voici arrivés au nœud du problème. En quelques décennies, le « dialogue » interreligieux, dont l’objectif avait été dans les années 1970-1980 une compréhension mutuelle, est devenu dialogue-en-action, c’est-à-dire service « dialogique » incarné en des actions communes11. Petit à petit, une dissociation des termes « dialogue » et « témoignage » est apparue12. Ou, en d’autres termes, au sein de ce dialogue interreligieux, une question cruciale doit être posée : le dialogue exclut-il nécessairement l’évangélisation ?

Bien que le dialogue soit nécessaire, il a souvent transformé la compréhension que nous avons de la défense de la foi ou de l’évangélisation. Le dialogue est rapidement devenu simple partage ; l’évangélisation et l’apologétique sont devenues des échanges d’opinions et des engagements socio-économiques. La double dimension de persuasion et de défense s’est rapidement effacée devant le théologiquement et publiquement acceptable. À ce stade, nous pourrions être tentés de choisir entre apologétique et dialogue. Mais il me semble que ce serait une erreur. Le mieux, pour essayer de maintenir les deux, est de voir quelles sont les postures possibles en termes de dialogue et d’affirmation théologique. André Gounelle présente trois attitudes types face au nécessaire dialogue interreligieux.

1) L’exclusivisme

La première attitude théologique, souligne Gounelle, est l’exclusivisme. Dans cette perspective, le dialogue est très limité et ne peut pas, à proprement parler, être qualifié d’interreligieux. En effet,

s’il faut respecter, dit-il, les autres croyants en tant qu’êtres humains qui ont, à ce titre, des droits, il ne s’ensuit nullement que le chrétien doive s’ouvrir à leurs religions. Il n’a rien à apprendre d’elles concernant Dieu, sinon des erreurs. L’évangile a l’exclusivité ou le monopole de la vérité. Jésus est le seul chemin entre Dieu et les humains. Toutes les autres voies sont des impasses, qui nous égarent et éloignent de lui13.

L’exclusivisme affirme en effet que les affirmations centrales du christianisme sont vraies, et que si ces affirmations sont en conflit avec celles des autres religions, alors ces dernières doivent être rejetées, tout simplement. Les exclusivistes maintiennent que Jésus-Christ est l’incarnation unique de Dieu, le seul Seigneur et Sauveur. Le salut ne peut pas être trouvé dans les structures d’autres traditions religieuses. Ainsi, les religions sont fausses, étant des manifestations d’anti-religion, d’idolâtrie ou démoniaques. Historiquement, cette position a toujours été, jusqu’à maintenant, celle des évangéliques. Cette perspective, qui peut aussi être appelée « le Christ contre les religions », nie toute valeur à la révélation générale de Dieu dans la création et à la religion. C’est la position, par exemple, de Karl Barth, pour qui il n’y a aucun point de contact entre religions et foi chrétienne, la révélation générale n’ayant aucune portée. Toute religion est une œuvre humaine et par définition strictement opposée à Dieu.

A priori, cette position semble pouvoir être facilement adoptée. Elle pose toutefois quelques problèmes. Tout d’abord, elle a tendance à confondre la révélation générale et la révélation spéciale, c’est-à-dire à réduire toute la révélation divine à la révélation spéciale en Christ et en l’Écriture. En dehors du Christ, il n’y aurait absolument aucune révélation divine. C’est oublier qu’il y a une différence entre une révélation en vue du salut et une révélation proprement « générale ». De fait, il n’y a que trop peu de considération pour la diversité avec laquelle se manifeste la révélation générale au sein des religions du monde, notamment à travers ce que Calvin appelait le « sens de la divinité ». Calvin maintient qu’il y a une conscience de Dieu en dehors du Christ, même si cette conscience générale n’est pas salvifique. Quelle est alors la portée de cette conscience générale de Dieu ? Nous y reviendrons plus tard.

Enfin, l’exclusivisme a tendance à confondre action de Dieu et action des hommes dans la propagation du salut14. En effet, cette position a tendance à affirmer que seuls ceux qui entendent la parole du Christ seront sauvés. Ceci est assez différent de l’affirmation « seuls ceux qui sont en Christ seront sauvés ». La première affirmation va un pas trop loin en restreignant l’œuvre rédemptrice de Dieu à la proclamation verbale de son Évangile. Bien que cela soit le lien normal et ordinaire, la proclamation humaine n’est pas synonyme d’œuvre rédemptrice. Ainsi, il est vrai qu’un exclusivisme strict et un peu naïf n’est pas un terreau fertile pour l’apologétique interreligieuse.

2) L’inclusivisme

La deuxième attitude mentionnée par Gounelle est plus subtile et peut apparaître plus ouverte au dialogue. Il s’agit de l’inclusivisme. Cette perspective théologique soutient que, bien que Dieu se soit révélé définitivement en Jésus-Christ, et bien que Jésus soit en quelque sorte au cœur du plan de salut de Dieu pour l’humanité, ce même salut de Dieu est offert à travers les religions non chrétiennes. Cette position est étroitement associée au Concile Vatican II, bien qu’elle ne soit pas propre à la théologie catholique. En effet, la théologie évangélique s’est petit à petit intéressée à cette perspective et a modifié certains de ses éléments.

Pour l’inclusivisme, la grâce du Christ est aussi efficace pour le salut en dehors d’une référence explicite au Christ, même s’il demeure un certain particularisme de la voie chrétienne et que la grâce est entièrement nécessaire. Ainsi, malgré la centralité du Christ, une attitude positive envers les autres religions est maintenue. Cependant, même cette inclusion des autres religions, des autres révélations, au sein d’un unique plan rédempteur ne semble pas, pour Gounelle, légitimer totalement la possibilité du dialogue interreligieux. Ainsi ajoute-t-il :

Le refus [du dialogue] prend une seconde forme, moins raide, moins abrupte, moins catégorique, plus subtile, celle de « l’inclusivisme ». Il estime que les religions non chrétiennes comportent des vérités et des valeurs authentiques qui préparent à recevoir l’évangile ; qu’on y trouve des lueurs susceptibles d’orienter vers la lumière évangélique, ou des semences, qui convenablement cultivées, donneront une moisson chrétienne. L’inclusivisme, s’il a plus de considération pour les autres religions, ne permet pourtant pas un véritable dialogue15.

Nous n’avons pas à communiquer de manière unilatérale un « message », mais nous avons premièrement à dialoguer avec les autres religions, à les servir et à coopérer avec elles. L’Église, les chrétiens sont appelés à servir toute l’humanité et leur présence dans le monde ne devrait donc pas faire de distinction entre les personnes. D’autre part, un amour inclusif, qui touche tout être humain, ne peut se faire sur la base de la religion propre, car Dieu aime le monde entier, impartialement16.

3) Le pluralisme

Cela conduit beaucoup de théologiens, dont Gounelle que je prends ici comme exemple, à identifier le vrai dialogue à une troisième perspective : le pluralisme – souvent confondue avec l’inclusivisme. Pour Gounelle, et de manière assez symptomatique, les deux positions précédentes n’encouragent pas le dialogue, car elles demeurent impérialistes en désirant imposer une particularité du Christ, qui n’est en réalité pas universelle.

Le pluralisme se distingue donc des deux autres en rejetant toute révélation particulière de Dieu en Christ. Ce dernier n’est donc ni révélation unique, ni définitive. Bien au contraire, Dieu s’est révélé activement dans toutes les traditions religieuses et la révélation chrétienne n’est qu’une des nombreuses révélations divines17. Aussi toute religion ou spiritualité est-elle légitime, tout aussi légitime que la foi chrétienne. En 1961, Karl Rahner écrivait qu’on ne pouvait plus se contenter de dire qu’il y avait des valeurs positives dans les autres religions, mais que ces dernières devaient être reconnues comme des manifestations historiques tangibles de la volonté de salut de Dieu. L’humanité est sauvée par les religions concrètes de l’environnement de chacun, et non par la proclamation chrétienne uniquement. Le théologien John Hick est la figure la plus connue de cette position, de même que Paul Knitter, professeur à l’Union Theological Seminary. Cette perspective n’est cependant pas uniquement chrétienne, elle est partagée par des penseurs juifs (Dan Cohn-Sherbock) et bouddhistes (le dalaï-lama, par exemple).

Les religions ne sont donc jamais absolument fausses. Le bouddhisme est toujours vrai pour la communauté bouddhiste ; le bahaïsme est vrai pour la communauté bahaïe, et la foi chrétienne est vraie pour les chrétiens. Nous pouvons comprendre cela à travers la notion de vision du monde. Si chaque religion est une « vision du monde », alors cela ne veut-il pas dire que chacune est légitime, que chacune est aussi vraie que l’autre ? Ce sont simplement des perspectives différentes, rien d’autre ! Le Parlement des religions se rapproche de cette position pluraliste. Contrairement à ce qui est parfois dit, le Parlement ne milite pas pour une confusion des religions ou la création d’une religion mondiale. Au contraire :

La vision du Conseil pour un parlement des religions est de promouvoir l’harmonie interreligieuse, plutôt que l’unité. Le problème avec la recherche de l’unité entre les religions est qu’on risque de perdre le caractère unique et précieux de chaque religion particulière et tradition spirituelle ; cette compréhension est la clé de notre démarche.

L’harmonie interreligieuse, en revanche, est un objectif réalisable et hautement souhaitable. Cette approche respecte et est enrichie par les particularités de chaque tradition. En outre, au sein de chaque tradition se trouvent les ressources (des enseignements philosophiques, théologiques et spirituels) qui permettent à chaque tradition d’entretenir des relations respectueuses et de coopération avec des personnes et des communautés d’autres traditions18.

Marc Pernot, pasteur de l’Oratoire du Louvre à Paris, n’hésite pas à affirmer qu’« en acceptant que d’autres personnes puissent avoir une autre religion que moi sans être dans l’erreur, par ce seul fait, en acceptant cela, je suis amené à me souvenir qu’il y a une différence entre l’idée que je me fais de Dieu et Dieu lui-même »19. Il est vrai qu’aucune théologie ne peut totalement saisir Dieu, mais en conclure « qu’un vrai dialogue est celui où nous acceptons de changer au fil de la discussion » ne peut que conduire vers la relativisation radicale de la foi puisque chaque dialogue interreligieux implique des différences fondamentales20. Daniel Hillion souligne le même danger lorsqu’il mentionne le problème engendré par l’acceptation du pluralisme religieux sous la forme de la valorisation égale de toutes les religions : « Cette acception du terme tend fortement vers le relativisme ou l’agnosticisme : il ne semble plus possible de dire qu’il y a une vérité universelle valable en matière religieuse et un seul chemin possible pour obtenir le salut. »21 Alors que les deux autres positions avaient comme point commun de maintenir une certaine supériorité ou en tout cas la dimension unique et irremplaçable du Christ, ce n’est plus le cas ici.

Ces trois positions sont souvent considérées comme étant les trois options parmi lesquelles le chrétien doit choisir. Mais l’un des problèmes avec ces catégories c’est qu’elles sous-entendent des frontières imperméables et des clichés indépassables. L’exclusivisme, par exemple, sera présenté sous l’angle le plus intransigeant, sans aucun équilibre. De l’autre côté, les différences entre le pluralisme et l’inclusivisme seront minimisées afin que tous deux soient privés de légitimité.

B. Le rejet de l’apologétique en contexte interreligieux

Étant donné les positions précédentes, il n’est pas surprenant de constater une certaine frilosité, ou malaise, quand la question de la présentation et défense de la foi chrétienne – l’apologétique – est mentionnée. Dans un contexte tel que celui du pluralisme religieux dans la société contemporaine, l’apologétique interreligieuse est-elle encore possible ? Je voudrais maintenant mentionner très brièvement trois raisons qui peuvent expliquer notre distance par rapport à l’apologétique interreligieuse.

1) Les effets négatifs des différences entre religions

La première raison qui explique notre hésitation à développer une apologétique des religions est que cela conduit le plus souvent à des conséquences négatives. La tentative de convaincre les croyants d’autres religions de la vérité de la révélation biblique conduit à des tensions sans fin, à des discussions qui mènent à des conflits. Cette idée est résumée par l’actuel dalaï-lama, Tenzin Gyatso, dans sa conférence sur l’harmonie religieuse :

Parmi les fois spirituelles, il y a de nombreuses et différentes philosophies, certaines vraiment opposées sur certains points. Les bouddhistes n’acceptent pas un créateur ; les chrétiens basent leur philosophie là-dessus. Il y a de grandes différences […] si nous discutons de ces différences en philosophie et si nous en débattons ensemble, cela ne servira à rien. Il n’y aura que des arguments sans fin ; le résultat sera principalement que nous nous irriterons les uns les autres – n’accomplissant rien du tout. Il vaut mieux considérer quel est le but de ces philosophies et voir ce que nous partageons22.

Nous pouvons aisément comprendre cette explication. Ne devons-nous pas craindre, si toutes les religions affirment leur supériorité et sous-entendent que les autres ne « valent rien », d’engendrer non seulement la frustration ou l’incompréhension, mais aussi le ressentiment et la colère – terreau parfait pour les conflits et la violence ?23 Nous devons reconnaître que souvent les religions se sont déchirées les unes les autres, avec de dramatiques conséquences sociales et politiques. Des communautés se sont entre-tuées, comme la seconde moitié du xxe siècle nous l’a tragiquement rappelé, et comme le Nouvel Athéisme l’a martelé24. Face à ces tragédies en partie d’origine religieuse, les croyants et leurs représentants ont vivement senti la nécessité de disculper la religion des accusations de violence intrinsèque. Et, pour ce faire, quel meilleur moyen que de promouvoir la paix et l’harmonie entre toutes les religions ?

2) L’impossibilité du succès apologétique

Une deuxième raison explique que nous hésitions souvent à entrer dans un dialogue spécifiquement apologétique avec les autres religions. Nous pouvons en effet penser que convaincre les croyants d’autres religions est soit impossible, soit illégitime. Après tout, « l’expérience montre » que les discussions et débats entre religions n’ont que peu souvent les conséquences espérées. La seule chose à laquelle nous arrivons, c’est une guerre des tranchées qui, de toute évidence, ne sert à rien. De plus, convaincre, c’est faire usage de notre raison, qui, comme nous devrions le savoir, ne fait pas la conversion ; l’apologétique ne serait qu’une « opération intellectuelle »25. La tentative de convaincre pourrait alors n’être qu’une idolâtrie de la raison. La seule chose que nous devrions faire, c’est parler de notre foi, sans chercher à persuader. Il faudrait se limiter à témoigner de notre expérience spirituelle – expérience humaine pour laquelle Dieu n’est « pas tant une explication qu’une réponse »26.

Inutile de nous arrêter sur cette objection qui se fonde sur une mauvaise compréhension de ce qu’est l’apologétique. L’apologétique n’est pas seulement une démarche intellectuelle, elle est aussi existentielle, émotionnelle, et ainsi de suite. La défense de la foi passe par tous les domaines de la vie humaine, par tout notre être. Ainsi l’apologétique se pratique en paroles et en actes ; par notre présentation verbale et par notre vie quotidienne.

3) Le relativisme culturel

Au fondement de notre méfiance envers l’apologétique interreligieuse, il y a, me semble-t-il, une gêne, non pas nécessairement envers les autres religions, mais envers le projet apologétique même. En fin de compte, « le terme apologétique est maintenant chargé de connotations négatives : être un apologète de la vérité de sa propre religion ou la mettre en opposition à celles des autres religions est, dans certains milieux, considéré comme quasiment du racisme »27. Il est impossible, illégitime de vouloir convaincre les croyants d’autres religions, car chaque religion n’est que le produit et la manifestation d’une culture. Ainsi l’hésitation à entrer dans une démarche apologétique « provient en partie de la proximité entre religion et culture et de l’observation apparemment innocente que toute évaluation que nous pourrions faire est irrémédiablement conditionnée par notre culture »28. Il serait donc impossible de dépasser notre interprétation culturelle.

Ainsi, nous entendons souvent le propos suivant : notre religion est liée à notre culture, et personne ne peut échapper à sa culture. C’est oublier que, le fait même que nous soyons capables de dire que deux « visions du monde » ou cultures sont différentes démontre en soi que nous pouvons concevoir et discerner qu’elles sont différentes. Par conséquent, il n’est pas impossible de comprendre, et donc de comparer, évaluer, des visions religieuses du monde29. Il serait cependant nécessaire d’identifier des critères permettant d’évaluer les diverses visions religieuses du monde.

C. Vers une apologétique interreligieuse

1) Le Christ prend possession des religions

Je souhaiterais maintenant proposer une autre manière de voir les choses. Tout en recevant ce qu’il y a de pertinent dans les attitudes mentionnées précédemment, je voudrais modifier quelque peu la position exclusiviste. Comme souligné plus haut, cette dernière position, parfois prise trop radicalement, conduit à certains problèmes. Ainsi, bien que les deux autres options, inclusiviste et pluraliste, ne soient pas légitimes, elles présentent néanmoins des aspects nécessaires de l’engagement interreligieux, notamment lorsqu’elles nous invitent à prêter attention : (1) aux religions du monde pour elles-mêmes ; et (2) à la portée de la révélation générale.

Commençons par le premier point, qui est en fait la base de toute apologétique : l’écoute et la compréhension. Il ne peut pas, en effet, y avoir d’apologétique pertinente sans compréhension réelle et précise de ce que nos interlocuteurs croient, pensent et font. De fait, un certain dialogue doit donc s’installer, dialogue qui ne doit pas se limiter au discours intellectuel, mais qui peut et doit s’incarner dans le vécu de chacun. Ainsi, la compréhension interreligieuse n’est pas purement intellectuelle mais doit être motivée par un authentique désir de comprendre le sens que les croyants placent en leur propre religion. Notre motivation pour l’apologétique interreligieuse est donc un amour-compassion réel et non pas un jeu intellectuel.

Il est vrai que nous atteignons là un point de tension. Nous voulons à la fois maintenir la nécessité d’un tel dialogue et en même temps affirmer une position proche de l’exclusivisme décrit plus haut. Quelle solution adopter ? Nous ne pouvons pas retourner vers l’inclusivisme ou vers le pluralisme, ces deux positions proposant finalement une harmonie entre des religions qui sont, sur certains points, à l’opposé les unes des autres. Ici, comme ailleurs, le principe de non-contradiction s’applique ! La foi chrétienne, en particulier, ne s’adapte pas, ne s’accommode pas aux religions du monde. En revanche, il serait légitime de dire qu’elle prend possession de ces religions et donne une réponse à leurs questions.

Ce modèle a été proposé par le missiologue J.H. Bavinck, repris par Harvie Conn et commenté par de nombreux missiologues depuis les années 1960. Bavinck a qualifié cette démarche de « possession » et l’a brièvement décrite ainsi : le Christ prend possession (possessio)30 des religions en se saisissant de leurs questions et de leurs désirs. Ce faisant, le Christ donne une nouvelle direction à des réponses religieuses détournées de leur objectif premier qui est l’adoration du Dieu de la révélation biblique. En prenant possession des autres religions, le Christ leur retire leur nature rebelle et d’idolâtrique31. C’est ce qu’on appelle la « conversion », changer de direction, revenir radicalement vers le Christ – et nous pourrions dire que le Christ « convertit » ainsi les religions.

Tout cela reste pour l’instant très théorique. D’autant plus que cela n’explique pas en quoi ce modèle nous aide à légitimer à la fois un certain exclusivisme tout en encourageant le dialogue interreligieux. Ce qu’il est important de bien souligner, c’est que si le Christ prend possession des questions, désirs et quêtes des religions du monde, cela signifie que nous devons, dans notre apologétique interreligieuse, essayer d’être à son image. Ainsi, nous devons comprendre, de l’intérieur, les raisons intellectuelles, spirituelles, personnelles, psychologiques et autres qui font et nourrissent telle ou telle religion. Nous devons avoir la sincère volonté de comprendre quelle recherche authentique se trouve au cœur des religions.

Cette conviction s’appuie sur l’effet que la révélation générale a sur la conscience humaine. En particulier ici, nous pourrions approfondir la portée de la notion de « sens de la divinité ». Mais, par souci de temps, il suffira de rappeler que cette révélation générale, du fait de l’acte créateur, est une « loi » gravée dans les cœurs, une connaissance de Dieu présente mais supprimée par notre injustice. Ainsi, il est possible de dire que toute religion s’appuie et se nourrit de la création et de la révélation générale. La religion est donc une réponse personnelle et communautaire à la révélation générale, mais elle n’est pas seulement une construction humaine. Il y a aussi une dimension profondément spirituelle, car nous sommes tous des êtres matériels et spirituels.

Soulignons ici l’importance de la révélation générale dont l’un des effets est rappelé par Paul en Romains 1 : le fait que nous sommes inexcusables de ne pas reconnaître la présence du vrai Dieu. Vu sous un angle positif, cela nous conduit aussi à dire que toute religion humaine reflète la connaissance du vrai Dieu et donc rend l’être humain inexcusable de ne pas croire en lui. En d’autres termes, toute religion nous rend inexcusables car elle est en partie fondée sur la révélation générale et ses conséquences sur notre conscience.

De plus, l’image de Dieu en nous crée et nourrit des désirs, des recherches, une quête intense tournée vers un objectif qui n’est autre que le Dieu libérateur de la révélation biblique. Toute religion exprime donc certains désirs, avec des accentuations différentes. En comprenant tous les aspects d’une religion – que ce soit l’islam, le bouddhisme ou une autre religion – nous découvrirons, au détour d’une parole, d’un geste ou d’une activité, l’expression d’un de ces désirs fondamentaux. Cela pourra être l’harmonie et la paix, particulièrement associées au bouddhisme, cela pourra être l’importance de la communauté dans l’islam.

2) Une apologétique élenctique

Malgré tout ce que nous avons dit de positif jusqu’à maintenant, l’apologétique interreligieuse ne se limite pas à l’écoute et à la compréhension. Si ces dernières sont premières et nécessaires, elles ne suffisent pas cependant à construire une apologétique interreligieuse. Une dimension manque : celle du rappel de la souveraineté du Christ sur toute dimension de la vie humaine, y compris sur les religions. Ainsi, la dénonciation des idoles par le Christ souverain demeure encore et toujours l’un des points focaux de l’interaction avec les religions du monde, comme elle l’était déjà pour les prophètes de l’Ancien Testament. Cette attitude beaucoup plus « combative » est ce que J.H. Bavinck nommait « élenctique ».

Simplement définie, l’élenctique est « la science qui dévoile aux non-croyants toutes les fausses religions comme une opposition à Dieu (péché contre Dieu), et les appelle à une connaissance du seul vrai Dieu »32. Le terme « élenctique » évoque les utilisations néotestamentaires du verbe grec élencho qui inclut les connotations de « reprendre », « corriger », « exhorter », comme en Tite 1.13 ou 2.15. L’un des points importants ici est que l’« élenctique » du Nouveau Testament n’a pas pour objectif le jugement, mais l’exhortation fraternelle, la discipline éducative, comme lorsque Dieu reprend celui qui est éloigné de lui, à l’image du fils prodigue.

Ainsi, il ne faut pas penser que cet appel au retour vers Dieu s’incarne dans une proclamation de jugement en des termes manquant décemment de compassion. Respect, compréhension et compassion sont toujours essentiels, même dans un appel au « retour radical ». L’élenctique est donc une remise en cause de la cohérence des autres religions. Elle présuppose, comme point de départ, la vérité de la foi biblique. Comme le rappelle avec pertinence Daniel Hillion : « Le pluralisme actuel relève de la conviction que l’être humain peut, à sa guise, choisir de ne pas avoir de religion ou alors de s’approcher de la divinité qu’il conçoit comme bon lui semble par le chemin qui lui paraîtra le plus adapté. Il ignore fondamentalement le thème du jugement par Dieu. »33 Si l’élenctique n’est pas jugement, c’est parce qu’elle n’oublie pas que le Christ seul est juge, mais un jugement aura bien lieu. Ainsi notre apologétique interreligieuse est dans une double dynamique : elle ne juge pas mais rappelle la réalité du jugement ; elle est une œuvre de compassion, mais elle n’est pas acceptation non discriminée des opinions religieuses.

D. La pratique de l’apologétique interreligieuse

Nous avons essayé de présenter le fondement d’une apologétique interreligieuse qui maintienne à la fois l’exclusivité du Christ tout en trouvant un équilibre pratique dans le dialogue interreligieux. Nous avons vu que ce type d’engagement interreligieux était fondé sur une théologie distinctement réformée mettant un double accent, d’abord sur une théologie de la création – révélation générale et sens de la divinité étant des concepts centraux –, ensuite sur une théologie de la rédemption rappelant le caractère unique du Christ. Mentionnons maintenant deux pratiques de l’apologétique interreligieuse, l’une manifestant la dimension de dialogue, l’autre la nature élenctique de l’apologétique.

1) Rencontre pour une meilleure compréhension

La première manière dont nous pouvons pratiquer l’apologétique interreligieuse, c’est de comprendre et de nous intéresser aux convictions et pratiques de nos contemporains. Ainsi, la première pratique pourrait être d’organiser des rencontres ayant cet objectif précis. Bien sûr, il est toujours possible de faire cela « en interne » : un spécialiste de telle ou telle religion – ou converti de cette religion – peut venir expliquer la vision du monde du bouddhisme, de l’hindouisme, de l’islam, et ainsi de suite34. Mais il est aussi souhaitable d’organiser de telles réunions directement avec les croyants ou représentants d’autres religions. C’est ce que certains font déjà et appellent « rencontre pour une meilleure compréhension »35.

C’est aussi un peu ce qu’avait proposé le missionnaire méthodiste Stanley Jones au cours de son ministère en Inde36. Le concept proposé était simple : organiser une table ronde avec les représentants d’autres religions dans le but de partager ce que la religion de chacun est et représente pour lui-même et dans sa propre tradition religieuse. En toute honnêteté, cette méthode a des mérites clairs. D’abord, elle affirme avec conviction que la connaissance de la religion de l’autre, de sa pratique, est cruciale à une présentation pertinente de la foi chrétienne. Cette méthode affirme aussi qu’une religion a un sens réel pour celui qui y croit. Cela ne signifie pas que cette religion à laquelle il croit est vraie, mais qu’elle donne du sens au monde et à sa vie. La conséquence, c’est un profond sérieux dans les expériences religieuses racontées, expériences qui peuvent ensuite donner force à la présentation de la foi chrétienne. Par exemple, Jones raconte comment des hindous ont montré un intérêt pour la vérité de la foi chrétienne – et non simplement une curiosité culturelle – parce qu’ils avaient été frappés par la profondeur de la recherche de Dieu dont les chrétiens témoignaient… et non seulement ils avaient cherché avec ferveur, mais ils avaient trouvé Dieu ! Notons aussi que cette approche particulière de Jones l’a conduit à développer une relation personnelle avec Mahatma Gandhi37.

De telles rencontres n’ont pas, il faut le dire, comme objectif d’évangéliser mais de comprendre afin d’être de meilleurs témoins. Ces événements exigent donc une grande préparation des participants et donc un investissement conséquent de la part des Églises, mais certainement pour le mieux. Cela permet aussi dans le long terme une incarnation plus pertinente de notre foi. Peut-être d’ailleurs que nous sommes trop abstraits dans notre présentation de la foi. Nous ne témoignons pas assez de la recherche, de la quête que nous avons tous entamée et sur laquelle, en quelque sorte, nous sommes encore en chemin.

2) Critères d’évaluation des religions

Mais il y a aussi, et toujours, une approche beaucoup plus directe : l’apologétique négative qui remet en cause la religion quelle qu’elle soit. Cette tâche est plus ingrate peut-être et beaucoup expriment des réticences à s’y essayer. Le grand missiologue Lesslie Newbigin a toujours rejeté une tentative d’évaluer les religions sur la base de critères qui seraient « neutres » ou « objectifs »38. Probablement parce qu’il est généralement présupposé qu’il est impossible de dépasser notre interprétation culturelle. Néanmoins, plusieurs critères peuvent être utiles.

Tout d’abord, celui de la cohérence interne. Ici, il ne s’agira pas de comparer deux religions – chrétienne et bouddhiste – mais d’évaluer ladite religion sur la base de cette religion même. Ainsi, par exemple, nous pourrons évaluer la cohérence entre une affirmation au sujet de ce qu’est le salut et une affirmation au sujet de ce qui est nécessaire pour obtenir ce salut. Une telle confrontation fait apparaître une incohérence dans le bouddhisme. Celui-ci affirme en effet d’un côté que l’assentiment aux propositions « rien n’est permanent, tout est insatisfaction, tout est absence de ‹soi› » est suffisant pour atteindre le Nirvana. D’un autre côté, cette affirmation sur la nature du salut contredit la nécessité pratique de la méditation, ce qui conduit à la conclusion que ce bouddhiste est relativement hétérodoxe !39

Un autre type de cohérence peut être utilisé : celle de la vision du monde proposée, ce que nous pouvons appeler cohérence externe. Toute vision du monde – étant d’ailleurs essentiellement religieuse – est une tentative de rendre compte de la réalité, de sa diversité, de sa complexité40. Une religion devra par exemple expliquer l’existence de la conscience religieuse et aussi de la conscience morale ; mais aussi expliquer la diversité des religions et pourquoi certaines semblent si proches. Théodore Abu Qurrah, théologien chrétien de langue arabe ayant vécu aux viiieixe siècle (750-830), indiquait que trois réponses faisaient la cohérence d’une position théologique/religieuse : (1) la compréhension des besoins religieux de l’être humain ; (2) la compréhension de la maladie ; (3) la pertinence du remède proposé41. En quelque sorte, Abu Qurrah proposait des critères d’évaluation des religions et concluait à l’exclusivité de la foi chrétienne.

Conclusion

En conclusion, l’apologétique interreligieuse est certainement l’un des grands défis de l’Église au xxie siècle dans notre société. Non seulement à cause des implications théologiques et bibliques importantes, mais aussi parce que le pluralisme religieux, faisant partie du paysage social, risque de gommer la centralité de l’envoi missionnaire. Notre apologétique interreligieuse ne devra cependant pas oublier que, en France, nous avons affaire à un islam peut-être particulier, à un bouddhisme diversifié et à des composites de religions parfois difficiles à saisir. De plus, il est aussi nécessaire de comprendre les dynamiques culturelles liées à ces religions, là où elles sont nées (ce qui peut expliquer certaines pratiques ou convictions), mais aussi là où elles sont pratiquées42.

En ce qui concerne la démarche personnelle, voici quelles sont les bonnes attitudes. Tout d’abord, nous devons traiter les autres visions du monde avec respect et attention. Il est donc impératif de ne pas caricaturer les religions, même si la simplification est parfois nécessaire. Cela signifie par exemple qu’il nous faut lire le Coran, et vouloir en comprendre les traits théologiques distinctifs. Il nous faut interagir avec nos voisins bouddhistes, ou nos contemporains qui pratiquent le zen, pour comprendre ce qu’ils vivent et attendent de ces religions ou spiritualités. L’apologétique interreligieuse est donc exigeante. Elle ne se satisfait pas de jugements à l’emporte-pièce qui ne tiennent pas compte des besoins qui s’expriment au sein même des croyances et des pratiques.

À l’ère du dialogue interreligieux, pouvons-nous encore avoir la prétention de défendre la foi chrétienne ? Vous l’aurez compris, ma réponse est positive. Mais cela suppose le développement d’une apologétique équilibrée. Au cours de cette présentation, j’ai souligné certains de ces aspects sans pouvoir les exposer de manière plus exhaustive ou systématique. Il me semble que, sur ce plan, beaucoup de travail est encore à faire.


  1. Conférence donnée en mars 2015 lors du synode national de l’UNEPREF (Union nationale des Églises protestantes réformées évangéliques de France).↩

  2. Yannick Imbert est professeur d’apologétique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et auteur d’une introduction à l’apologétique : Croire, expliquer, vivre, Kerygma/Excelsis, Aix-en-Provence/Charols, 2014.↩

  3. Cf. Richard V. Pierard et Walter A. Elwell, « Evangelicalism », in Evangelical Dictionary of Theology, sous dir. Walter A. Elwell, Grand Rapids, Baker, 2001, p. 405. Voir aussi Douglas Groothius, Christian Apologetics. A Comprehensive Case for Biblical Faith, Downers Grove/Nottingham, IVP/Apollos, 2011, p. 587 ; Mark Noll, « What is Evangelical ? », in The Oxford Handbook of Evangelical Theology, sous dir. Gerald McDermott, New York, Oxford University Press, 2010, p. 19-32.↩

  4. En fait, « peu de sujets ont été aussi importants ou débattus dans les récents discours théologiques ou missiologiques que la question des relations entre le christianisme et les traditions religieuses non chrétiennes ». Harold Netland, Encountering Religious Pluralism : The Challenge to Christian Faith and Mission, IVP et Apollos, 2001, p. 23.↩

  5. Hillion, « Pluralisme », in La foi chrétienne et les défis du monde contemporain, sous dir. Chr. Paya et N. Farelly, Excelsis, Charols, 2013, p. 547.↩

  6. « Ce que tu ne souhaites pas pour toi, ne l’étends pas aux autres. » (Confucius) « Ceci est la somme du devoir : ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent. » (Mahabharata 5.15.17) « Ne blesse pas les autres de manière que tu trouverais toi-même blessante. » Udānavarga 5.18 [University of Oslo, en ligne https://www2.hf.uio.no/polyglotta]↩

  7. Cf. Abdennour Bidar, Histoire de l’humanisme en Occident, Paris, Armand Colin, 2014, p. 95.↩

  8. Henri Blocher commente à propos de cette « sagesse commune » en rappelant que « si le salut résultait de l’acquisition de connaissances, de la pénétration de la sagesse, de la constance dans la vertu, de l’exécution de rites, d’une initiation et progression dans l’expérience mystique […] il ne pourrait y avoir entre le christianisme et les religions que des différences de degré », mais la sagesse et le salut sont une connaissance personnelle d’une personne historique : le Christ. Henri Blocher, « Le christianisme face aux religions : une seule voie de salut ? », in Conviction et dialogue. Le dialogue interreligieux, sous dir. Louis Schweitzer, Cléon d’Andran/Vaux-sur-Seine, Excelsis/Edifac, 2000, p. 162.↩

  9. Claude Geffré, De Babel à la Pentecôte. Essai de théologie interreligieuse, Cerf, Paris, 2006, p. 74.↩

  10. Jean-Claude Basset, Le dialogue interreligieux, histoire et avenir, Cerf, Paris, 1996, p. 303.↩

  11. Harvie Conn, Missionary Encounter with World Religions, polycopié de cours non publié, p. 81.↩

  12. Conn, Missionary Encounter, p. 82.↩

  13. André Gounelle, « Le dialogue interreligieux », conférence donnée à Vannes, le 1er décembre 2001, en ligne, http://pharisienlibere.free.fr/dialinter.html.↩

  14. L’exclusivisme présenté ici oublie aussi que Dieu n’est pas seulement présent et actif en Christ, mais il est « trinitairement » actif ! Nous allons y revenir brièvement.↩

  15. André Gounelle, « Le dialogue interreligieux ».↩

  16. Voir Arnulf Camps, Partners in Dialogue, New York, Orbis, 1983, p. 8.↩

  17. Netland, Dissonant Voices : Religious Pluralism and the Question of Truth, Leicester, 1991, p. 9s.↩

  18. Council for a Parliament of World Religions, http://www.parliamentofreligions.org.↩

  19. Marc Pernot, « Pourquoi y a-t-il plusieurs religions et non une seule ? », Oratoire du Louvre, juin 2010, https://oratoiredulouvre.fr/bulletin/783/le-dialogue-interreligieux-pourquoi-y-a-t-il-plusieurs-religions-et-non-une-seule.php.↩

  20. James Woody, « Introduction », Oratoire du Louvre, juin 2010, https://oratoiredulouvre.fr/bulletin/783/le-dialogue-interreligieux-introduction.php.↩

  21. Hillion, « Pluralisme », in La foi chrétienne et les défis du monde contemporain, sous dir. Chr. Paya et N. Farelly, Excelsis, Charols, 2013, p. 546.↩

  22. Sidney Piburn, sous dir., Dalai Lama : A Policy of Kindness : An Anthology of Wrirings By and About the Dalai Lama, Ithaca, Snow Lion, 1990, p. 54.↩

  23. Griffiths, An Apology for Apologetics, p. 61.↩

  24. Cf. Richard Dawkins, Pour en finir avec Dieu, Robert Laffont, Paris, 2008, p. 12.↩

  25. Jacques Ellul, Présence au monde moderne, Paris, Éditions Ouverture, 1988, p. 27.↩

  26. Selon les mots de Francis Spufford, Unapologetic. Why, Despite Everything, Christianity Can Still Make Surprising Emotional Sense, New York, HarperOne, 2013, p. 54.↩

  27. Griffiths, An Apology for Apologetics, 2007, p. 2.↩

  28. Netland, Encountering Religious Pluralism, p. 285.↩

  29. Henry Rosemont Jr., « Against Relativism », in Interpreting Across Boundaries : New Essays in Comparative Philosophy, sous dir. Gerald James Larson et Eliot Deutsch, Princeton, Princeton University Press, 1988, p. 45.↩

  30. Sur le concept de possessio, voir aussi des similarités avec la notion d’« accomplissement subversif » développée par Hendrik Kraemer dans « Continuity and Discontinuity », in The Authority of Faith : The Madras Series, vol. 1, New York, The International Missionary Council, 2000, p. 1-21. Pour aller plus loin, Lesslie Newbigin, « Christ and Cultures », Scottish Journal of Theology 31 (1978), p. 1-22.↩

  31. J.H. Bavinck, An Introduction to the Science of Mission, Grand Rapids, Baker, 1960, p. 155-190.↩

  32. Bavinck, An Introduction to the Science of Mission, p. 121-122.↩

  33. Hillion, « Pluralisme », in La foi chrétienne et les défis du monde contemporain, sous dir. Chr. Paya et N. Farelly, Excelsis, Charols, 2013, p. 550.↩

  34. Avec la seule réserve que, parfois, un « converti » peut avoir tendance à souligner la seule négativité de sa précédente religion.↩

  35. Cf., par exemple, les rencontres de ce genre organisées par la Presbyterian Church in America dans le cadre du dialogue avec l’islam. Cf. Ian Coulter, Meetings for Better Understanding. A Church Without Walls Model for Reaching Muslims for Christ, Philadelphie, Church Without Walls, 2010.↩

  36. E. Stanley Jones, Christ at the Round Table, Londres, Hodder and Stoughton, 1928.↩

  37. McDermott et Netland, A Trinitarian Theology of Religions, p. 308.↩

  38. Lesslie Newbigin, Truth to Tell : The Gospel as Public Truth, Grand Rapids, Eerdmans, 1991, p. 27-28 et 33-34 ; The Gospel in a Pluralistic Society, Grand Rapids, Eerdmans, 1989, p. 8, 64.↩

  39. Griffiths, An Apology for Apologetics, p. 80-83.↩

  40. « En d’autres termes, une vision du monde peut être remise en question si elle est incapable de rendre compte des principales caractéristiques de la moralité ou si elle conduit à des implications contraires à celles-ci. » Netland, Encountering Religious Pluralism, p. 303.↩

  41. Cité dans Avery Dulles, History of Christian Apologetics, p. 73-74.↩

  42. Par exemple, la différence entre un musulman algérien ou syrien et un musulman qui vient d’arriver du Sénégal. Ce dernier peut parfois être rejeté par les autres musulmans, particulièrement d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient.↩

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DANS LES RELIGIONS DU MONDE

Yannick IMBERT*

Avant de parler de paradis, il faut parler de mort, et parler de mort, c’est parler de ce qui demeure la réalité la plus certaine que nous puissions tous connaître. Pour certains, « la vie nous parle de mort, et même elle ne parle que de cela[1] ». Comme le rappelle un autre grand observateur de la société humaine, la vie humaine est toujours vécue dans la perspective d’une fin inéluctable. Il faut que l’être humain vive, et qu’il vive, « avant que la poussière retourne à la terre, comme elle y était, et que l’esprit retourne à Dieu qui l’a donné » (Ecclésiaste 12.9). Dans un  ouvrage présentant les croyances religieuses sur l’« au-delà », les auteurs soulignent que

le mot seul [la mort] évoque la peur. Chaque personne, chaque être humain, expérimente quotidiennement la vie dans des myriades d’aspects. La mort se tient à l’orée de cette expérience, mais demeure malgré tout toujours présente. Concevoir une fin de la vie et de soi défie l’imagination, bien que la réalité de la mort soit certaine pour tout le monde[2].

Mais cette idée, qui défie l’imagination, l’éthique et même la métaphysique humaine depuis des siècles, est cependant l’une des plus obsédantes pour l’humanité, quoique nous fuyions sa réalité quotidienne, en essayant soit de la maîtriser, soit de l’ignorer.

Et pourtant, si vous faites une recherche Google pour le mot « paradis », on a plus de chances de trouver un article sur les paradis fiscaux ou sur les dernières affaires privées de Vanessa Paradis que sur un sondage indiquant ce que croient les Français sur ce sujet oublié du « paradis ». Comme souvent, pour de tels sondages, il faut se tourner vers les grands journaux catholiques. La Vie a publié, par exemple, en 2010, les résultats d’un sondage conduit par l’Institut CSA auprès d’un échantillon de la population française. Qu’indique ce sondage ? Tout d’abord, les Français n’ont aucune hésitation concernant la nature d’un possible paradis sur terre :

Un bonheur qui passerait par « un moment de sérénité » (38%), paradis qui s’ouvrirait sur « un jardin extraordinaire » (20%). Ces deux images arrivées en tête expriment surtout une aspiration à une certaine qualité de vie et relèguent en troisième position la « maison de vos rêves », choix plus prosaïque qui n’inspire que 18% des sondés[3].

Tout cela n’est certainement pas une surprise. Si on parle de paradis sur terre, qu’est-ce que cela pourrait bien être d’autre ? Mais la vraie question est celle du paradis, c’est-à-dire de l’existence après la mort. Qu’en disent les Français, cette population qui semble être matérialiste à l’extrême ? « Dans un monde toujours plus séculier et matérialiste, où l’idéologie religieuse et la discussion du surnaturel sont généralement considérées avec mépris[4] », on devrait s’attendre à des résultats sans surprise. Or, quelque 36% des sondés répondent qu’ils croient en l’existence d’un paradis quel qu’il soit et, à l’inverse, 59% n’y croient absolument pas. La vraie conclusion, indique le philosophe Paul Clavier, qui a été consulté pour l’interprétation de ce sondage, c’est que « deux tiers des Français estiment donc que leur vie se limite à sa durée biologique, ce qui implique que tout ce qu’on a accompli sur terre est irréparable et que nous ne sommes guère dans l’espérance[5] ».

Seulement 31% des croyants (catholiques) interrogés retiennent l’idée d’une « rencontre avec Dieu » comme expression décrivant de manière adéquate la nature de ce paradis. Pour la majorité des Français, revoir sa famille, ses amis, trouver le « bien-être » final est l’essence même du paradis. Ainsi une perspective relativement matérialiste serait combinable avec l’existence du paradis. Ce paradis français, c’est simplement l’aboutissement de toutes les attentes matérialistes : vivre bien avec ceux que nous aimons. Quant aux spéculations sur les modalités précises de ce « paradis », les Français semblent ne pas s’y intéresser, les spéculations sur l’état de l’être humain après la mort étant légion, comme le sont les descriptions possibles du lieu de rassemblement des « décédés »[6]. Cela explique peut-être aussi qu’un cinquième des Français déclarent croire à la réincarnation.

Dans ce contexte, quelles sont les positions des quelques religions représentatives du paysage religieux français et quelles réponses apportent-elles aux attentes de nos contemporains ?

I. L’islam

Le mot grec parádeisos a été utilisé par les traducteurs de la Septante (LXX) pour rendre compte du terme hébreu pardes (plus tard associé à gan) ; c’est de la composition de ces deux termes que vient le mot « paradis », image qui se réfère plus directement à un « jardin », au jardin originel, au jardin d’Eden[7]. Un phénomène similaire en arabe apparaît dans le Coran avec l’utilisation du terme firdaws, qui désigne le plus haut niveau du paradis (jannah), lieu par excellence de félicité et de béatitude.

Si on cherche dans le Coran la nature de l’existence éternelle, on est rapidement confrontés à la nécessité d’examiner une diversité de termes associés à cette réalité. En effet, dans le Coran, l’utilisation des noms est l’un des principaux vecteurs de la connaissance indispensable pour décrire la nature des choses, comme c’est le cas pour la nature d’Allah qui l’est plus par ses noms que par ses attributs. Plusieurs épithètes sont donc attribuées au jardin paradisiaque :

Firdaws : le plus haut Jardin du paradis (sourate Al-Mu’minoon, 23:11).

Dār al-maqāmah : la Demeure de stabilité (sourate Fātir, 35:22).

Dār as-salām : la Demeure de la paix (sourate Yūnus, 10:25).

Dār al-’Āhirah : la Demeure dernière (sourate al-’Ankabūt, 29:64).

Al-Jannah : le Paradis, terme le plus utilisé dans le Coran et les Hadith (sourates al-Baqarah, 2:35 ; Al-i-Imran, 3:133, 3:142 ; al-Ma’idah, 5:72).

Jannat al-’adn : les Jardins d’Eden (sourate ar-Ra’d, 13:23).

Jannat al-Huld : les Paradis d’éternité (sourate al-Furqān, 25:15).

Jannat al-Ma’wā : Paradis de refuge (sourate an-Nagm, 53:15).

Jannat an-Naīm : les Jardins de délice (sourate al-Mā’idah, Yūnus, 10:9).

Maq’ad as-Sidq : le Siège de vérité (sourate al-Qamar, 54:55).

Al-Maqām al-’Amīn : le Séjour de sécurité (sourate ad-Duhhān, 44:51)

Il y a plus de 120 références pour le mot « jardin » dans le Coran, et l’expression la plus couramment utilisée est  jannat al-firdaws, littéralement le « jardin (jannat) du paradis (firdaws) ». La gamme des épithètes utilisées pour qualifier le jannat indique régulièrement un lieu, non seulement de bonheur éternel, mais aussi un refuge, une retraite abritée et sécurisée (khalwa). Quant au terme « Jardin d’Eden », il suggère la paix spirituelle et l’harmonie de l’état primitif de l’homme retrouvées dans la vie de l’au-delà.

Ces épithètes qualifient et décrivent aussi, très souvent, un jardin dans lequel l’humanité retrouvera une parfaite communion avec les biens matériels et le plaisir qu’ils procurent. Cela a donné lieu à nombre de clichés concernant ce paradis. Dans la conception populaire, c’est le plaisir matériel qui est souvent souligné, le paradis dans le Coran étant conçu comme un jardin sensuel, un paradis « terrestre » dans lequel des biens charnels attendent les bienheureux. Mais ce serait oublier de nombreux autres textes comme la sourate 35:34-35 :

Et ils [les croyants] diront : « Merci à Dieu qui a extirpé de nous l’affliction ! Oui, notre Seigneur est pardonneur, certes, reconnaissant, qui nous a installés de par Sa grâce dans la Demeure de stabilité où nulle lassitude ne nous touche. »

Nous croyons et affirmons bien souvent, et la conception musulmane populaire le  laisse effectivement souvent penser, qu’il n’y a rien de spirituel dans ce paradis musulman. Cette critique de la vision coranique du « paradis » a souvent été formulée par la théologie chrétienne, souvent sans porter une attention exégétique suffisante aux textes considérés[8].

Il n’en demeure pas moins que les plaisirs sensuels sont présents à chaque étape de la description paradisiaque, comme l’explicite, en quelques mots, ce verset de la trente-septième sourate : « Et ils auront auprès d’eux des belles aux grands yeux, le regard chaste, des belles comme le blanc caché de l’œuf[9]. » Des richesses attendent les « esclaves choisis » (sourates 43:70-71 ; 55:70-71 ; 44:51-53), ainsi que des fruits et de l’honneur (sourate 37:40-43 ; 43:72-73 ; 44:55), ainsi que des garçons éternellement jeunes (sourate 76:19). En sourate 56:22-38, on peut lire une description plus étendue :

Et des houris aux grand yeux, semblables à la perle bien gardée, pour paiement de ce qu’ils œuvraient. Ils n’entendront là ni vanité, ni incrimination ; que le mot « Paix ! Paix ! ». Et les gens de la droite… ils sont parmi les jujubiers aux fruits abondants mais sans épines, et aussi parmi les acacias en lignes, parmi l’ombre étendue et l’eau qui se déverse, et les fruits abondants ni cueillis ni interdits, avec de hauts lits et des belles qu’en vérité nous avons ouvragées d’ouvrage, puis faites vierges, amoureuses, toutes du même âge – pour les gens de la droite ![10]

Dans ce jardin de délices, les « esclaves choisis d’Allah » trouvent tout le plaisir qu’ils désiraient, plaisir premièrement sensuel, mais aussi spirituel de la communion divine :

Aux croyants et aux croyantes, Dieu a promis des Jardins sous quoi coulent les ruisseaux, pour qu’ils y demeurent éternellement, et des demeures excellentes, aux jardins d’Eden. Or, de Dieu l’agrément est plus grand encore. C’est là l’énorme succès[11].

En ajout à ce verset du Coran, certains hadiths soulignent fortement la nature spirituelle du paradis, lieu de présence d’Allah. Sahih Muslim, livre 40, Hadith 7056 dit, par exemple : « Abu Huraira a rapporté que le Messager d’Allah (que la paix soit sur Lui) a dit : La terre consommera tous les fils d’Adam, sauf sa moelle épinière à partir de laquelle son corps sera reconstitué (le Jour de la Résurrection)[12]. »

On pourrait donc comparer, compter les différentes sourates et conclure que le Coran parle plus souvent du plaisir sensuel dans le paradis que de communion avec Allah. C’est effectivement, dans le langage employé, bien le cas. En conclure que le paradis musulman est un paradis sensuel conçu principalement pour les « mâles » en quête de jeunes vierges, il n’y a qu’un pas que l’apologétique chrétienne a volontiers franchi[13]. Mais, au-delà de la seule caricature, ce serait sous-estimer la manière dont certains courants musulmans ont interprété le paradis « matériel » par une description analogique d’un état spirituel. Un commentateur indique : « Il est bienséant que les ‹houris›, les palais, les jardins, fontaines [mentionnés dans le Coran] consistent en des états de la vision de Dieu. A chaque vision correspond un goût (plaisir) différent[14]. » On peut lire, dans cette perspective, des passages comme celui-ci :

De la même manière, l’inclinaison des houris du paradis vers ses habitants est l’amour de Dieu. C’est comme si Dieu lui-même embrassait (les habitants du paradis), comme lorsque deux formes s’embrassent, c’est l’amour de deux esprits. Mais au niveau de la réalité de l’esprit et le sens de la forme, il ne peut y avoir aucune étreinte[15].

Dans cette mystique du jardin, le plaisir charnel est le plus puissant symbole de communion divine ; il ne faut donc pas nécessairement prendre littéralement les descriptions coraniques. Cependant, la plupart des courants théologiques musulmans souligneront que l’aspect « formel » de la béatitude éternelle n’est pas Allah lui-même mais la qualité de la vie des « choisis » dans ce paradis retrouvé. A cette vie, seule la vision béatifique de Dieu reste à ajouter ; c’est précisément ce qui a séparé l’école mu’tazilite de la plupart des autres écoles de pensée[16]. Al-Ash’arī (théologien proche des mu’tazilites et dont les disciples fonderont l’école concurrente – l’asharisme) comparera la vision d’Allah au plus élevé des plaisirs. Malgré les débats sur la nature précise de la « vision d’Allah », Al-Ash’arī laissera ouverte la possibilité que cette « vue » soit similaire à la vue naturelle dont le Créateur a pourvu les hommes tandis que l’école mu’tazilite maintenait l’exclusivité de la vision béatifique[17].

Cette vision béatifique n’était toutefois pas identique à celle qui est promue dans la théologie chrétienne, particulièrement dans la théologie médiévale de la visio beatifica[18]. Dans la théologie chrétienne, la vision béatifique est essentielle à la communion des saints dans le royaume éternel. Dans la conception musulmane, la vision béatifique n’est que ponctuelle et intermittente[19]. Louis Gardet conclut bien à propos :

Pour la tradition musulmane, le bonheur de l’élu se définit d’abord par la jouissance de biens créés. Tor Andrae a pu montrer que les descriptions paradisiaques du Coran sont en consonance avec des hymnes du diacre Ephrem et diverses sources syriaques[20].

Dans la vision coranique, le plaisir matériel paradisiaque est un signe de plaisir divin. L’image du jardin est symboliquement aussi celle d’un lieu de retraite, de paix, reflétant harmonie et calme[21]. En effet, les théologiens musulmans soulignent souvent que, si la création est bonne, il ne faut pas s’étonner de retrouver le plaisir de cette création dans l’état paradisiaque. En fait, les falāsifa seuls ainsi que les mystiques sūfīs verront dans les délices sensibles une pure métaphore. Cependant, la plupart des théologiens, qui admettent le principe des plaisirs sensibles, se garderont bien de rationaliser ou de commenter sur leur mode précis. Ceci dit, ils souligneront, néanmoins, que si la description des biens matériels est similaire à ceux que nous connaissons ici-bas, leur nature sera essentiellement différente ; mais cette distinction n’est que pure sémantique. Dans un ouvrage d’exégèse coranique datant de la fin du XVe siècle, il est rapporté qu’Al-Suyuti parle, dans son commentaire, d’un vin

qui ne suscite pas de folies, rien qui ne pervertit leurs esprits, ils ne seront pas épuisés suite à sa consommation (lire yunzafûna ou yunzifûna, de nazafa ou anzafa, se dit d’une boisson, en d’autres termes, ils ne sont pas sujets à l’ébriété [par ce vin], ce qui diffère du vin de ce bas monde)[22].

Nous voyons bien là un effort pour minimiser la critique de la vision paradisiaque coranique dans laquelle les plaisirs sensuels interdits sur terre sont pourtant bien valorisés. Dans tous les cas, une différence essentielle (essentia) est soulignée entre les plaisirs terrestres et « paradisiaques ». Cela ne signifie pourtant pas que certains théologiens musulmans n’aient pas utilisé l’attrait de ces images de plaisirs à venir afin de « motiver » les fidèles pour suivre les voies d’Allah[23]. Un autre auteur remarque que

 

pour les théologiens chrétiens, le paradis islamique était l’exemple ultime que l’islam était une religion qui manquait de spiritualité. Par contraste, l’islam offrait une matérialité : la promesse d’un monde physique dans lequel il serait possible de vivre une vie faite de sensations et entourée de biens[24].

Les apologètes chrétiens ont aussi voulu montrer la contradiction qui existe entre une vie musulmane légalisée et une promesse de paradis décomplexé, y compris au niveau de la sexualité. C’est la fameuse « image » populaire des soixante-douze vierges, les houris, qui attendent « là-haut » le croyant. Mais souligner l’acceptation d’une immoralité dans le paradis musulman est une erreur qui néglige de prendre en compte d’autres textes coraniques comme  la sourate 4:57 : « Et quant à ceux qui ont cru et fait de bonnes œuvres, bientôt Nous les ferons entrer aux Jardins sous lesquels coulent des ruisseaux. Ils y demeureront éternellement. Il y aura là pour eux des épouses purifiées. Et Nous les ferons entrer sous un ombrage épais. » Soulignons ici, en passant, la différence d’usage entre les termes houris et épouses purifiées, cette dernière expression renvoyant clairement à la dimension conjugale. Cette différence est importante pour l’exégèse coranique ; aussi ne pas prêter attention à la manière dont les théologiens musulmans interprétèrent la description coranique du paradis n’est certainement pas une manière honnête de promouvoir le dialogue interreligieux.

Dans le Coran, le symbolique et l’éternel sont ainsi profondément mêlés, rendant difficile de distinguer derrière les termes exprimant une réalité matérielle, terrestre, la réalité céleste. Par exemple, la notion de « miséricorde » est particulièrement symbolisée par l’eau, en particulier la pluie. En effet, dans le Coran, l’idée de révélation, qui signifie littéralement « envoyer vers le bas », est symbolisée par la pluie « envoyée » par le Très Miséricordieux ; elle est une « miséricorde » qui « donne la vie ».

En fin de compte, au travers de toutes les descriptions matérielles du paradis coranique, c’est, le plus souvent, le motif de l’ascension vers le ciel qui est mis en avant. La vision coranique du paradis est ainsi superficiellement assez claire, mais pleine de clichés populaires : promesse d’un paradis dans lequel les plaisirs interdits seront désormais librement accessibles[25]. Il y a plusieurs manières de considérer la nature spirituelle et matérielle de ce paradis auquel le croyant accède par la validité et la perfection de ses œuvres[26]. A cela nous devons porter attention : la théologie musulmane est profondément diverse et la manière dont le paradis a été interprété et vécu l’est également. L’espérance qui y est attachée s’incarne donc de bien des manières. C’est à cette espérance de la vie dans le « paradis » que les apologètes, que nous sommes tous, devront s’attacher. Notre tâche sera d’accueillir et de comprendre la nature de ce « paradis » et l’espérance qui y est attachée pour en discerner l’impossibilité.

II. Le bouddhisme

Comment le bouddhisme, pratique religieuse et spirituelle en plein essor en France, traite-t-il le sujet du paradis ? Il peut sembler, a priori, bien étrange de parler de « paradis » dans le bouddhisme. Ne prône-t-il pas, en effet, une dissolution de tout dans le Tout ? Dans ce cas, la seule chose dont il serait possible de parler est de cette extinction lors de la mort, la manière dont l’individu rejoint le nirvana, lieu de l’au-delà dont nous ne savons rien. Même l’entrée du Bouddha dans le nirvana n’apporte que peu d’éclairage, surtout si on considère « enfer » et « paradis » comme étant d’abord des états de conscience[27]. Ainsi, la devise bouddhiste concernant les « fins dernières » pourrait être : « Ni Dieu, ni âme. » A noter que ces « fins dernières », si elles sont totalement absentes du « Petit Véhicule » (bouddhisme Hīnayāna), font partie des enseignements du « Grand Véhicule » (bouddhisme Mahāyāna). Il est donc question d’un paradis sans dieu, c’est-à-dire d’un paradis dont on ne peut rien connaître puisqu’il est, par définition, cessation de toute existence particulière. Cette conclusion, qui peut sembler sans appel, correspond à ce que nous imaginons, le plus souvent, de la conception bouddhiste du nirvana. Le bouddhisme prêcherait alors l’impermanence absolue de tout être et de toutes choses et conduirait paradoxalement  vers un paradis sans divinité ni âme. Cependant Max Müller, grand philologue du XIXe siècle, a déjà, en son temps, indiqué qu’il y avait un gouffre entre la conception théorique et la conception populaire du bouddhisme [28].

Le paradis bouddhiste, le nirvana, est donc multiple et ne se résume pas à l’absence de tout, à la désintégration du « soi ». Le croire serait une énorme caricature, même si un grand nombre d’enseignements bouddhistes soulignent cette dé-personnalisation : cela présente une grande opportunité apologétique. En réalité, le bouddhisme offre trois options essentielles pour la vie après la mort, pour l’état de « paradis », si l’on peut dire.

La première option que les écoles bouddhistes ont élaborée est l’enseignement du samsara continu, un cycle quasi sans fin de renaissance et de souffrance. La deuxième option est celle du nirvana, l’enseignement le plus connu relatif à l’au-delà bouddhiste. Dans cette perspective, le salut dans le bouddhisme primitif est le nirvana, processus parfois complexe d’extinction du karma par lequel est abandonné ou consumé tout ce qui constitue le « moi ». Ainsi, le nirvana n’est ni un lieu ni un état, mais la fin de la renaissance, ce qui pose la question de la nature précise de ce nirvana. Il y a là une première difficulté. De plus, cet enseignement remet à plus tard la dissolution finale du soi jusqu’à ce que tous les êtres vivants aient été éclairés. Si le nirvana s’applique à l’extinction des désirs, la plupart du temps après la mort, il est cependant potentiellement possible de connaître cet état de son vivant, mais seulement en de très rares occasions[29]. D’ordinaire, il n’y a donc pas de réelle possibilité de sortir du cycle karmique. L’espoir d’entrer dans l’état de « grâce », s’il est possible de parler ainsi, dans le nirvana est hautement compromis.

Dans ces deux premières écoles bouddhistes, surtout pour la deuxième, atteindre le nirvana est soumis à une pratique individuelle qui devient une porte d’accès seulement pour l’individu. Cette pratique du bouddhisme Mahāyāna, connue sous le nom de « moyens habiles », a conduit à d’autres interprétations du salut, comme celle d’une renaissance dans un pays pur. Là, on peut continuer à aspirer à l’illumination dans un cadre agréable, sans crainte d’une renaissance sous une forme humaine. Une grande partie du bouddhisme Mahāyāna accorde une importance cruciale à l’upāya kausalya qui devient donc le « moyen habile » ou l’« expédient salvifique » employé par un être déjà éveillé et mû par la compassion pour guider les autres sur la voie de l’éveil. Dans le  bouddhisme Mahāyāna, le paradis n’est donc que la direction du nirvana prise par un individu en attendant l’éveil du reste de l’humanité. Dans cette perspective, l’espérance personnelle est conditionnée par l’accès de toute l’humanité à l’éveil, espérance hautement conditionnelle et aléatoire.

Examinons maintenant la troisième option bouddhiste qui est la doctrine, ou tradition, de la « Terre pure ». Si les deux premières « options » nient la réalité d’une permanence du « soi » ou de l’entité personnelle[30], cette dernière école a introduit la grande nouveauté d’une persistance personnelle après la mort. Cette perspective pour le moins originale est née au sein de la grande tradition du bouddhisme Mahāyāna (le Grand Véhicule). Cette nouvelle école bouddhiste fondée par Honen (1133-1212) s’est concentrée sur et a systématisé l’enseignement du Bouddha Amitābha, ou Bouddha de la Lumière Infinie[31]. Des sūtras qui font autorité en ce qui concerne la doctrine de la « Terre pure », le plus ancien date d’environ 221-266[32].

Dans cette tradition bouddhiste, l’avenir de l’individu est plus clairement identifié que dans d’autres traditions du bouddhisme Mahāyāna, en particulier par sa référence à un lieu incarnant l’espoir de l’être humain. L’accession à la « Terre pure » se fait sur la base de trois conditions indispensables : la foi (xìn) en l’efficacité des vœux d’Amitābha, le vœu (yuàn) d’entrer dans sa Terre pure et la pratique de l’invocation (xíng) du nom du Bouddha Amitābha[33]. Un auteur indique que, « en résumé, la foi (qui est définie en termes de ‹pleine conscience› ou ‹attention juste›) est l’instrument qui permet de réaliser la naissance dans la Terre pure. Cette naissance, de plus, implique l’éveil de soi et des autres[34]. » On retrouve ici la dimension communautaire qui ne soumet plus l’entrée d’un individu dans le nirvana à l’éveil de toute l’humanité, mais qui crée un lien entre le devenir d’un individu et le devenir des autres. Ainsi, mon entrée dans la « Terre pure » peut ouvrir l’accès des autres individus à cette béatitude.

Un aspect fascinant de cette perspective bouddhiste est sa manière de répondre au problème principal que le bouddhisme tente de résoudre : celui de la souffrance. Dans la tradition bouddhiste de la « Terre pure », le voyage de l’illumination est relativement facile, car il n’a pas à dépasser la souffrance, l’illusion, qui bloque sur terre le progrès de l’éveil. Le danger de renaître sur terre dans une condition peut-être pire que la précédente n’existe pas : le cycle karmique perd alors toute sa radicale répétition. C’est l’une des caractéristiques principales de cette école bouddhiste, qui présente ainsi un futur matérialisé. Cependant, ce n’est pas la seule manière, ni même la plus répandue, d’envisager l’au-delà, la vie après la mort, le « paradis », dans une perspective bouddhiste… ni même dans cette école de pensée. Il convient, en effet, de noter que la « Terre pure » n’est pas une demeure éternelle, mais plutôt un lieu médian où les habitants progressent vers l’illumination complète[35]. La dimension matérielle de cette « terre » serait donc transitoire. Mais il semblerait que la matérialité de la « Terre pure » ne soit pas la seule compréhension possible de cet enseignement. Certains auteurs remarquent, par exemple, qu’il est possible de considérer symboliquement la « Terre pure » comme décrivant l’état même de Bouddha : « Il semble ainsi que la Terre pure ne soit pas fonctionnellement un lieu où nous allons afin d’être finalement illuminés. Mais nous sommes plutôt illuminés immédiatement au moment de notre mort : nous devenons ce que nous avons toujours été[36]. » Cependant, la plupart des auteurs s’accordent pour montrer la spécificité physique du paradis de cette école bouddhiste, paradis béatifique offert à tous[37]. La « Terre pure » du Bouddha Amitābha est ainsi un domaine rempli de merveilles et d’ornements où les humains jouissent de la présence des Bouddhas et Bodhisattvas au fur et à mesure que chacun progresse vers l’éveil.

Quoi qu’il en soit, deux choses apparaissent clairement dans ces quelques perspectives bouddhistes.

Premièrement, le paradis bouddhiste pose la question de la subsistance de la personne après la mort, notamment parce que les notions de « paradis » et d’« enfer » sont finalement devenues parties intégrantes du bouddhisme populaire dans toute l’Asie, comme elle le sera plus clairement dans le bouddhisme de la « Terre pure » :

Avant qu’il ne réalise l’état d’Eveil, le  Bouddha Amitābha jura de créer une terre où les vivants qui récitaient son nom pourraient naître… si vous récitez simplement Namo Amitābha Bouddha, vous renaîtrez dans la Terre de la Plénitude Ultime[38].

Même si nous trouvons dans une tradition bouddhiste la persistance de la personne humaine dans cet au-delà, la perspective la plus répandue est celle de la « dissolution » de la personnalité dans le nirvana. Dans un monde obsédé par l’identité personnelle, le bouddhisme fait cependant une percée remarquée et remarquable ! Comment donc maintenir ces deux constats a priori en contradiction ? Telle est pour nous l’un des défis qui nous incite à présenter l’espérance du royaume d’une manière plus pertinente.

Deuxièmement, la perspective bouddhiste met en avant la dramatique présence de la souffrance : comment être certain que la souffrance ne nous attend pas après la mort ? A cette question, l’apologète pourra aussi apporter en réponse l’espérance de la résurrection et de la glorification promise en Christ.

Conclusion

Les perspectives sur le paradis de ces deux religions sont étonnamment éloignées des soucis de la société contemporaine. Dans celle-ci, le paradis est bien loin des esprits et des préoccupations quotidiennes. Face aux crises financières et politiques qui assaillent les sociétés occidentales, y compris la nôtre, face au besoin de se « préparer un avenir », une retraite, la question du « paradis » peut sembler fort étrange, voire apparaître comme une simple fuite en avant. On peut cependant se demander si, loin d’avoir abandonné toute notion de « paradis », la société contemporaine ne l’a pas seulement sécularisé, comme nous l’avons indiqué en introduction. La volonté humaine affichée de pouvoir/devoir dépasser toutes ses frontières frôle l’eschatologie humaniste.

Nous voyons aussi que les perspectives de ces deux religions concernant l’existence après la mort, qu’elle soit nommée « paradis » ou autrement, soulèvent des interrogations auxquelles nous devons et pouvons répondre. L’islam pose la question de l’accès au paradis, par les œuvres ou par la foi, ainsi que celle de la dimension communautaire du « paradis ». Le bouddhisme, quant à lui, pose la question de la survivance de la personnalité humaine après la mort et interroge sur la dignité et l’intégrité de la personne humaine. Il pose aussi la question de la souffrance perpétuelle. Face à toutes ces questions, la venue et la proclamation du Royaume propose une vraie espérance, même, et surtout, en des temps troublés : une certitude d’avenir, une communion de justice et de paix qui ne dépendent pas des finitudes humaines.

Face à l’islam, le Royaume annonce une vie de communauté éternelle. Face au bouddhisme, le Royaume annonce la fin de la douleur et de la souffrance, de manière radicale et pour l’éternité (Apocalypse 21.1-4). Contre l’islam, le Royaume annonce une entrée gracieuse dont la réalité est déjà manifeste dans la vie de ceux que Dieu appelle ses enfants. Contre le bouddhisme, le Royaume met en valeur la personnalité intégrale des individus au sein d’une création restaurée. L’islam et le bouddhisme présentent à nos contemporains des options qui relèvent, l’un et l’autre, d’une religion des œuvres.

Enfin, et en guise de conclusion, faisons un petit détour par la kabbale juive. Dans la tradition kabbalistique, le Pardès, littéralement « le verger », qui est de même origine que le mot gréco-latin « paradis », désigne un lieu où l’étudiant de la Torah peut atteindre un état de béatitude[39]. Ce Pardès, le Zohar l’interprète dans une perspective très intéressante qui lie l’accession au « paradis » à l’approfondissement de la connaissance et de l’interprétation de l’Ecriture. Ainsi, le Zohar propose une interprétation herméneutique du Pardès :

– PESHAT, c’est-à-dire le sens littéral du texte qui ne traite que du monde sensible ;

– REMEZ, c’est-à-dire l’allusion, qui constitue un niveau plus élevé de l’étude ;

– DERASH, c’est-à-dire l’interprétation figurée, qui est la parabole, la légende, le proverbe ;

– SOD, c’est-à-dire le secret, qui représente le niveau ésotérique traitant de la métaphysique et de la révélation des réalités surnaturelles, secrètes et mystérieuses[40].

La béatitude qui attend les « progressants » est donc une béatitude herméneutique : le paradis est un paradis interprétatif[41]. Celui qui entre dans le Pardès entre dans la compréhension du Dieu de la Torah. Cette perspective kabalistique, avec toutes les hésitations qu’elle requiert, n’est pas sans intérêt : elle rappelle, en effet, la centralité de la révélation de Dieu dans l’annonce de la réalité du jardin eschatologique[42]. C’est aussi ce que rappelle notre imaginaire visuel apocalyptique contenu dans le livre de l’Apocalypse : notre anticipation est fondée sur la révélation de Jésus-Christ. L’au-delà est essentiellement dévoilement du Royaume accompli, ce même Royaume inauguré dans la naissance, la mort, la résurrection et l’ascension de Christ. Dans un certain sens, la vie future est fondée sur un accomplissement passé[43]. L’espérance chrétienne souligne, en y apportant une plénitude, que le Royaume est premièrement communion avec un Dieu qui se révèle et qui se laisse connaître. Ce serait avec bénéfice que nous pourrions lier, d’un point de vue apologétique, la doctrine de l’adoption avec celle du « paradis » ou de l’entrée dans le Royaume sabbatique.

Loin des clichés populaires ou en dépit d’eux, le symbole du paradis continue à bénéficier d’un attrait dont nos contemporains ne peuvent pas se passer. De la notion de progrès[44] à la transformation de la nature humaine, de l’espérance personnelle à la disparition du « moi », les notions contemporaines de paradis ne cessent pas de mettre en danger la nature humaine. Dans ces « dénuement et incompréhension essentielle »[45], l’humanité montre, dans toutes ses sociétés, des plus anciennes aux plus contemporaines, que le face-à-face avec la mort est constitutif de ce que nous faisons et pensons[46].

En fin de compte, il y a, dans l’humanité, un désir inassouvi de comprendre la tension qui existe entre le désir de vie, incarnée de manières très différentes, et l’implacable certitude de la mort :

C’est donc l’impossibilité pour l’homme de s’accommoder de son destin terrestre limité et son aptitude à conquérir une condition divine (ressentie pourtant comme sa vocation) qui a dû rendre légitime l’idée de l’âme, ainsi qu’en témoignent, comme on l’a vu, les rites funéraires attestés déjà dans la préhistoire[47].

Face à cette impossibilité, nos contemporains cherchent une espérance, une direction, un ancrage. Mais dans un monde en fuite devant la mort, en fuite devant lui-même, dans une société qui n’existe elle-même que par la mort, comme le dirait Louis-Vincent Thomas[48], nous sommes face à l’implacable présence de la mort et donc à la question de la survie de notre personne.

Il ne faut pas croire que nos sociétés sécularisées sont à l’abri de ces conceptions paradisiaques. Si la majorité des Français croit encore en un hypothétique paradis qu’elle se crée matériellement, c’est parce que toute société est, en fin de compte, un système de culture, de croyance et de pouvoir en lutte contre la puissance dissolvante de la mort et que les deux notions d’« enfer » et de « paradis » seront toujours présentes dans la vie humaine[49]. Paradis sécularisé ou paradis religieux, la question demeure : comment présenter l’espérance de la vie éternelle dans le Royaume, un Royaume de paix et de justice dans lequel nous existerons en pleine conscience et intégrité ? Pour les témoins de Christ, la question est toujours d’actualité.


* Y. Imbert est professeur d’apologétique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] Jankelevitch, La mort, Paris, Flammarion, 1977, 58-59.

[2] C.M. Moreman, Beyond the Threshold : Afterlife Beliefs and Experiences in World Religions, Lanham, Rowman and Littlefield, 2008, 1. Etienne Seguier, « Les Français croient-ils au paradis? », La Vie, 5 août 2010, http://www.lavie.fr, accédé le 2 octobre 2012. Le rapport original est disponible sur le site de l’Institut CSA, http://www.csa.eu, accédé le 2 octobre 2012. Il est légitime de nous demander si cette conception du paradis terrestre n’est pas, dans l’imaginaire occidental, nourrie par des textes classiques comme celui d’Hésiode qui, dans Les travaux et les jours, écrit : « Les hommes vivaient comme des dieux, le cœur libre de soucis, à l’écart et à l’abri des peines et des misères… le sol fécond produisait de lui-même une abondante et généreuse récolte, et eux, dans la joie et la paix, vivaient dans leurs champs au milieu de biens sans nombre. » Hésiode, Les travaux et les jours, Paris, Les Belles Lettres, 1979, p. 90.

[3] E. Seguier , « Les Français croient-ils au paradis? », La Vie, 5 août 2010, http://www.lavie.fr, accédé le 2 octobre 2012. Le rapport original est disponible sur le site du CSA, http://www.csa.eu, accédé le 2 octobre 2012.

[4] C.M. Moreman, op. cit., 2.

[5] E. Seguier, art. cit.

[6] C.M. Moreman, op. cit., 1.

[7] Finalement, l’image symbolique du jardin n’est pas anodine. Dans le contexte du Proche-Orient ancien, le jardin décrit le domaine royal, une cité délimitée au sein d’un monde inhospitalier, le symbole de la vie dans le désert. Cette idée de séparation, de mise à part, apparaît donc aussi dans cette notion quasi universelle de « paradis » Comme le rappelle Jean Delumeau : « Dans les mentalités de jadis un lien quasi structurel unissait bonheur et jardin : ce qui ressort, en ce domaine, des traditions gréco-romaines avec lesquelles fusionnèrent, au moins partiellement, à partir de l’ère chrétienne, les évocations bibliques du verger d’Eden. » J. Delumeau, Une histoire du paradis, vol. 1, Paris, Fayard, 1992, 15.

[8] Par exemple, le récit le plus détaillé des Jardins du Paradis dans le Coran est dans la sourate al-Rahman (sourate 55, « Le Très Miséricordieux »), dans laquelle quatre jardins sont décrits, répartis en deux paires et divisés selon leur niveau d’accessibilité aux croyants. De nombreux apologètes et théologiens chrétiens ont malheureusement tendance à lire de manière littéraliste le Coran afin de mieux le critiquer, alors qu’ils affirment la nécessité de ne pas toujours lire la Bible de manière littéraliste. Une telle différence d’approche peut parfois relever de la manipulation textuelle et ainsi décrédibiliser l’entreprise apologétique. Il est crucial d’approcher les textes coraniques avec un vrai souci d’exactitude exégétique.

[9] Sourate 37:48-49. Sourate 55:56-58 ajoute : « qu’aucun homme ni djinn avant eux n’aura souillées ».

[10] Cf. C. Luxenberg, The Syro-Aramaic Reading of the Koran : A Contribution to the Decoding of the Language of the Koran, Berlin, Verlag Hans Schiler, 2007, 247-291.

[11] Sourate 9:72.

[12] Nous pourrions ajouter d’autres passages comme Sahih Muslim, livre 40, Hadith 6780.

[13] D’autant plus que « cette vie luxurieuse dans le Jardin avec des vierges (consorts)… ne fut certainement pas établie en accord avec les idéaux de l’ascétisme chrétien ». A. Uzdavinys, Ascent to Heaven in Islamic and Jewish Mysticism, Londres, Matheson Trust, 2011, 20.

[14] W.C. Chittick, Sufism : A Beginner’s Guide, Oxford, OneWorld, 2008, 123-124, disponible en ligne http://sufibooks.info/Sufism/William_Chittick_Sufism_A_Beginner’s_Guide.pdf, accédé le 16 octobre 2012.

[15] Ibid., 140. Cf. Bahâ od Dîn Walad (1148-1231), surnommé « sultan des savants » (Sultân al-’Ulama), a écrit Ma’arif (cf. chapitre 104, 1:147-148).

[16] L. Gardet, L’islam : religion et communauté, Paris, Desclée de Brouwer, 1967, 106.

[17] W.M. Watt, Islamic Philosophy and Theology, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1987, 86.

[18] « Le problème de l’anthropomorphisme a été surtout centré sur une seule et unique question : est-il possible pour un humain de voir Dieu ? Selon une tradition datant du Prophète, lorsque les croyants entreront dans le paradis, ‹Allah retirera le voile et la vision de leur Seigneur sera le don le plus précieux qui leur sera conféré. » D.W. Brown, A New Introduction to Islam, Oxford, Wiley, 2011, 178. Cf. A.J. Wensinck, The Muslim Creed : Its Genesis and Historical Development, Londres, Taylor & Francis, 2007, 65ss.

[19] Gardet, L’islam, op. cit., 106.

[20] Gardet, ibid., 105.

[21] J.B. Lehrman, Earthly Paradise : Garden and Courtyard in Islam, Berkeley, University of California Press, 1980, 31.

[22] Tafsîr Jalalayn, Commentaire de la sourate 37:47. Le Tafsîr Jalalayn est un ouvrage commencé en 149 par Jalal Eddine al Mahallî et terminé en 1505 par Jalal Eddine as-Suyuti. Cf. Tafsîr Jalalayn, http://www.altafsir.com, accédé le 4 octobre 2012. Al-Suyuti (1445-1505) était un savant Shâfi’ite dont la théologie a été à la frontière de l’ash’arisme et du soufisme.

[23] « En insistant sur la liberté et la responsabilité humaine les mu’tazilites ont fait dépendre la destinée ultime de l’homme de lui-même. » Watt, Islamic Philosophy and Theology, 67. L’accès au paradis est donc principalement conditionné par les œuvres du croyant, d’où la stricte séparation entre trois types de personnes qui se présenteront aux portes de ce Jardin. Le Kītāb al-Imān décrit la division de l’humanité en trois groupes au jour du jugement : (1) les infidèles et polythéistes seront jetés dans le feu éternellement (98:6) ; (2) les croyants qui n’ont pas accompli leurs obligations seront temporairement jetés dans ce feu ; (3) les vrais croyants reposeront dans le paradis éternellement (9:111). F. Saleh, Modern Trends in Islamic Theological Discourse in 20th Century Indonesia : A Critical Survey, Leiden, Brill, 2001, 116.

[24] N. Rustomjl, The Garden and the Fire : Heaven and Hell in Islamic Culture, New York, Columbia University Press, 2009, 161.

[25] « La logique d’un monde à venir ne donne pas toujours une vision compréhensible et cohérente de la vie après la mort. » N. Rustomjl, ibid., 21.

[26] C’est certainement ce qui distingue le plus le paradis musulman du paradis « biblique » : dans la conception coranique, la communion divine est secondaire – probablement à cause de l’impossibilité d’une communion avec Dieu. En fin de compte, « qu’est-ce qui est si nouveau dans la notion de Jugement dernier ? Comme dans le cas du Talmud, le jugement collectif reflétait l’éthique tribale de la solidarité. Un jugement pour chaque individu le séparait du contexte social et familial. » (N. Rustomjl, The Garden and the Fire : Heaven and Hell in Islamic Culture, 4.) Cette dimension corporelle est vitale pour la compréhension musulmane de la vie humaine.

[27] Q. Ludwig, Le grand livre du bouddhisme, Eyrolles, 2012, 118ss.

[28] T. Rogers, trad., Buddhaghosha’s Parables, Introduction de F.M. Müller, Londres, Trübner, 1870. Traduction personnelle. Cité aussi dans F. Lenoir, La rencontre du bouddhisme et de l’Occident, Paris, Fayard, 1999.

[29] D. Gira, Comprendre le bouddhisme, Paris, Centurion, 1989, 64.

[30] C.B. Becker, Breaking the Circle : Death and the Afterlife in Buddhism, Southern Illinois University Press, 1993, 46.

[31] C’est aussi une appellation simplifiée de l’école de la Terre pure (jìngtǔzōng), improprement dite Amidisme, une section très importante du bouddhisme mahāyāna.

[32] M.L. Blum, The Origins and Development of Pure Land Buddhism, Oxford, Oxford University Press, 2002, 147-152. Les plus importants pour cette école sont le Soutra d’Amida (sk. Sukhāvatī vyūha sūtra, ch. Ēmítuó jīng), le Soutra de Vie-Infinie (sk. Sukhāvatī vyūha sūtra, ch. Wúliàngshòu jīng) et le Soutra des contemplations de Vie-Infinie (ch. Guān Wúliàngshòu jīng).

[33] Caractéristiques de la vision du Bouddha Amitābha sont les « vœux » formulés par le Bouddha servant de base à la compréhension la plus basique de cette pratique bouddhiste. Parmi les plus significatifs, il y a les vœux suivants, traitant de l’accession à la Terre pure. 

[34] M. Kiyota, Mahāyāna Buddhist Meditation : Theory and Practice, University Press of Hawaii, 1978, 263.

[35] « Malgré une compréhension caractéristique de la pratique du bouddhisme Mahayana qui met la réalisation religieuse à la portée de la vie quotidienne, le message bouddhiste de la Terre pure apparaît étranger à l’audience contemporaine, aussi bien occidentale qu’orientale. » D. Hirota, Toward a Contemporary Understanding of Pure Land Buddhism, vol. 3, Albany, State University of New York Press, p. vii. Cf. K.K. Tanka, The Dawn of Chinese Pure Land Buddhist Doctrine : Ching-ying Hui-yüan’s Commentary on the Visualization Sutra, Albany, State University of New York Press, 1990 ; et aussi B.J Cuevas, Travels in the Netherworld : Buddhist Popular Narratives of Death and the Afterlife in Tibet, Oxford, Oxford University Press, 208.

[36] P. Williams, Mahayana Buddhism : The Doctrinal Foundations, London, Routledge, 2004, 274.

[37] Une petite clause d’exclusivité est cependant à apporter : dans le bouddhisme de la Terre pure, si le « paradis » est ouvert et accessible à la renaissance, les femmes n’y renaîtront que sous la forme d’hommes. Q. Ludwig, Le grand livre du bouddhisme, op. cit., 37. Certains auraient plus de commentaires à faire concernant cette « transmutation » des genres et sur la non-conservation de l’intégrité de la personne humaine sexuée !

[38] H. Hua, The Buddha Speaks of Amitabha Sutra : A General Explanation, Burlingame, Buddhist Text Translation Society, 2003, 26.

[39] Ce terme est tiré d’une anecdote philosophique et mystique qui trouve une explication dans le Pardes Rionim du Rav Moshe Cordovero. Celui-ci prend l’image de quatre rabbis (Elisha ben Abouya, [Rabbi] Shimon ben Azzaï, [Rabbi] Shimon ben Zoma et rabbi Akiva) pénétrant dans un verger mais dont les « niveaux » respectifs de pénétration du sens des Ecritures ne sont pas équivalents. Des références à cet « incident » se retrouvent dans le Talmud (Haguiga 14b, où Ben Azaï et Ben Zoma n’ont pas le titre de Rabbi), le Zohar (I, 26b) et l Tikounei Zohar (Tikun 40).

[40] Cela n’est pas sans rappeler les quatre sens de l’Ecriture : sens littéral, sens allégorique, sens tropologique et sens anagogique.

[41] Ce point de vue n’est pas seulement kabbalistique. Quand Maïmonide (1138-1204) traite du Pardès, il désigne pour lui, globalement, une forme d’étude qu’il qualifie de « sagesse divine et science des lois de la nature » (cf. Hilkhot yessodé ha-Torah, 4:13).

[42] Pour Haï Gaon (939-1038), qui commente le passage talmudique précité, « le Pardès réfère au jardin d’Eden, réservé aux justes, et qui se trouve dans les âravot, septième ciel où sont enchâssées les âmes des justes » (cf. Otsr Guenonim, T. 4, sefer 2, Haguiga, p. 61.). Le firmament est atteint par une ascension extatique dans la pure tradition de la littérature mystique des Palais, c’est-à-dire par une forme de transe, expérience qui ne se produit pas physiquement, ni même intellectuellement, mais au cœur du mental humain.

[43] A noter que pour Grégoire de Nysse, par exemple, le paradis « terrestre » est une annonce eschatologique qui a été écrite au passé. Le jardin d’Eden est alors « la terre des vivants » où pénétreront un jour les élus… « celle où la mort n’est pas entrée ». Cité dans J. Delumeau, Mille ans de bonheur : Une histoire du paradis, vol. 2, Paris, Fayard, 1995, 28, note 47-48.

[44] J. Delumeau, ibid., vol. 2, chapitre 17, 311-327.

[45] F. Lenoir, dir., La mort et l’immortalité : Encyclopédie des croyances, Paris, Bayard, 2004, 24.

[46] E. Morin remarque : « Il n’existe pratiquement aucun groupe archaïque, si primitif soit-il, qui abandonne ses morts ou qui les abandonne sans rite. » E. Morin, L’homme et la mort, Correa, 1976, 21.

[47] F. Lenoir, dir., op. cit., 27.

[48] L.-V. Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1978, 11.

[49] Ibid., 10.

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L’instrumentalisation de l’écriture par les idéologies https://larevuereformee.net/articlerr/n268/linstrumentalisation-de-lecriture-par-les-ideologies Sun, 12 Oct 2014 15:17:03 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=879 Continuer la lecture ]]> L’instrumentalisation de l’écriture
par les idéologies

Yannick Imbert*

Introduction

Il convient, tout d’abord, de définir ce qu’est l’idéologie. Nous verrons, ensuite, comment l’Ecriture a été utilisée pour la justifier. Deux exemples nous aideront à en construire une présentation générale. En conclusion, nous essaierons de déterminer comment la foi chrétienne procure le fondement méthodologique d’une critique radicale de l’idéologie.

L’idéologie peut être soit un système qui conditionne les conduites sociales et individuelles comme aussi les structures politiques, soit une clé d’interprétation se présentant  comme une grande théorie explicative, englobante du monde, soit un processus de conservation ou de transformation de l’ordre social. Le trait saillant et un des éléments clés de l’idéologie est le lien entre idéologie et interprétation du monde : elle est une herméneutique de l’histoire et du monde. Elle serait ainsi un processus de conditionnement, d’interprétation et de transformation du monde ou, dans notre cas, de la Bible. Elle conditionnerait notre lecture de la Bible ; elle serait la clé d’interprétation de celle-ci ; l’idéologie transformerait notre lecture de la Bible.

Mais, comme le remarque justement Ellul, l’idéologie voile aussi la réalité et, ainsi, force l’homme à se construire une représentation d’un monde dont il n’a qu’une vue et une expérience fragmentaires. En ayant une vue partielle du monde, l’homme en arrive à construire un monde illusoire, c’est-à-dire à s’aliéner le monde tel qu’il est. Il devient étranger à la réalité[1]. Autrement dit, l’idéologie construit un monde qui est en plus ou moins grande tension avec la réalité.

Pour les chrétiens, le risque existe d’idéologiser la Bible pour justifier des combats théologiques importants à leurs yeux. J’ai choisi deux d’entre eux pour leur importance et leur pertinence.

I. L’idéologie écologiste

Un sujet actuel, dont il est souvent question dans notre société ainsi que dans nos Eglises, est le réchauffement climatique. Les grandes lignes de cette question étant bien connues, je ne m’arrêterai pas sur une présentation du réchauffement anthropogénique. J’examinerai plutôt la réaction de l’Eglise face à ce « débat écologique » et comment il est parfois possible d’utiliser la Bible de manière idéologique afin de justifier sa position.

1. L’Eglise face à la crise écologique

Comme il fallait s’y attendre, l’Eglise s’est divisée sur ce sujet, chacun étant conduit à utiliser la révélation afin de déterminer sa propre position écologique. Les textes bibliques sont interprétés pour démontrer ou pour infirmer le danger écologique. De cela, je ne conclus pas que tout engagement écologique biblique pertinent deviendra une « idéologie de la Parole » ; je signale seulement que le risque existe. Il est certain que, pour construire une justification chrétienne du « soin de la terre », c’est-à-dire pour parvenir à une compréhension renouvelée du mandat créationnel, un fondement biblique est nécessaire. La question qui se pose est donc : « Comment se fonder sur la Bible pour construire cette justification théologique ? » Une variété de réponses ont été données, allant des plus évidentes aux plus radicales. Toutes ont invoqué un certain nombre de textes bibliques. Voici quelques exemples. Le Psaume 19, particulièrement les premiers versets, est cité pour exiger un engagement écologique. En effet, le psalmiste n’identifie-t-il pas la création, les arbres des champs notamment, en utilisant un langage anthropomorphique ? Le livre d’Esaïe (Es 55.2 ; Es 65), à cause de l’accent qu’il met sur un renouvellement eschatologique de dimension cosmique, trouve une place importante dans une approche théologique de l’engagement écologique. Ce langage anthropomorphique et doxologique, en rendant gloire au Créateur (cf. aussi Ps 98.7-9) et en dévoilant la terre comme étant proche de nous, suggère une attitude d’aide, de soin et d’humilité.

Une lecture idéologique de ces passages n’est pas inévitable, une lecture « écologique » de ces passages étant, d’une certaine manière, légitime. L’idéologisation de ces passages apparaît dans leur motivation. Bob Goudzwaard, professeur émérite à l’Université libre d’Amsterdam, a décrit, dans un livre court mais très instructif, quatre objectifs en eux-mêmes légitimes, qui servent souvent à définir, voire à justifier, une idéologie. Tout d’abord, pour Goudzwaard, c’est la résistance à une oppression qui motive un premier mouvement idéologique[2]. L’objectif idéaliste est de créer une meilleure société[3]. Dans cette optique, notre lecture de la Bible peut nous inciter à nous opposer à toute justification de la destruction de la nature. Cependant, cette motivation devient parfois un objectif et, alors, une construction idéologique n’est pas loin.

En second lieu, ce qui donne naissance à une idéologie est la préservation d’un peuple ou d’une nation[4]. En termes analogiques, ce qui est en jeu est la préservation de toute espèce vivante. Non pas la préservation d’un seul peuple, mais des peuples ; non pas la préservation d’une nation, mais d’une Terre.

Une troisième motivation rejoint la précédente : c’est la volonté de préserver une richesse ou une source de prospérité propre à un groupe particulier[5].

Ces diverses motivations aident à discerner l’emprise idéologique présente dans notre lecture de la Bible, car elles mettent en lumière les a priori plus ou moins inconscients que nous avons en lisant. Notre herméneutique est ainsi conditionnée, motivée, biaisée. Le problème est donc de trouver la juste présentation de ce que la Bible affirme ou n’affirme pas à ce sujet. Nous défendons souvent une position légitime avec des moyens qui le sont beaucoup moins. Ce faisant, nous tendons à adopter et à imposer à la Bible des valeurs et des objectifs qui lui sont étrangers.

C’est pourquoi l’Eglise, avant de développer de nouvelles idées face à de nouvelles situations, devrait toujours se poser la question de savoir si ces nouvelles idées sont vraiment chrétiennes ou si l’Evangile y est dilué et détourné par des concepts qui, bien qu’intéressants, lui sont opposés[6].

L’idéologie écologique pour l’Eglise consiste en une transformation de la théologie sans raison objective. La question à se poser est la suivante : la théologie « traditionnelle », réformée, par exemple, présente-t-elle un fondement solide pour un engagement écologique ?

Cette forme d’idéologisation de la Bible, comme toute idéologie, crée ses propres ennemis[7]. Elle revêt une forme très simple : « Nous avons, enfin, redécouvert la pertinence biblique concernant tel ou tel domaine. » Et on oblitère le passé, soit en condamnant les positions herméneutiques antérieures, soit en les passant complètement sous silence !

La lecture idéologique de la Bible consiste à adopter comme signification première un sens qui n’est, en réalité, que secondaire : c’est procéder à un renversement d’importance. Cela ne signifie pas qu’il faille considérer comme secondaire ce qui n’est pas nécessaire. Cela rend compte seulement d’une différence d’importance, voire d’une différence d’intentionnalité. Ainsi, dans plusieurs des passages que nous avons évoqués, le sens premier est une référence à l’espérance d’un renouvellement final et complet du cosmos, directement lié à la venue eschatologique du royaume sabbatique. Le sens second est celui de l’engagement écologique, du soin à apporter à la création. Mais ce deuxième sens ne devrait pas devenir la lecture principale, car elle deviendrait une lecture idéologique de la Parole et entraînerait, en particulier, une idéologisation partielle de l’Ancien Testament, plus spécifiquement des textes prophétiques.

2. D’une pensée cognitive à une pensée affective

Il faut noter que chacune des positions, favorable ou non, tend à idéologiser la Bible en suivant une pensée affective. Cette affectivité est une autre caractéristique majeure du positionnement idéologique. Pour Jacques Ellul, une idéologie est « la dégradation sentimentale et vulgarisée d’une doctrine politique ou d’une conception globale du monde ; elle comporte donc un mélange d’éléments intellectuels peu cohérents et de passions, se rapportant en tous les cas à l’actualité[8] ». On pourrait donc dire que l’idéologie est premièrement, consciemment ou non, la justification d’un jugement affectif ; elle est une passion. C’est aussi l’opinion du philosophe Slavoj Žižek, qui voit l’idéologie comme étant libidinale et non conceptuelle ou, en d’autres termes, émotionnelle[9].

Dans le cas de l’écologie, ce sentimentalisme se manifeste, notamment, par des réactions « romantiques », voire mystiques, à l’égard de la nature, surtout au sein du mouvement appelé « écologie profonde ». Et ce mysticisme n’est pas seulement le fait des « non-chrétiens » ; on observe, en effet, dans certains milieux chrétiens, une personnalisation féminine et maternelle de la terre qui devient « notre Mère », ou encore, et cela est mieux connu, Gaïa. D’autres expressions sentimentalistes sont utilisées, comme écocide, pour désigner la mort de la nature, ou son équivalent matricide, qui désigne la mise à mort de notre « mère nature »[10]. Nous serions aussi coupables de « géocide », de suicide et, même, de déicide[11]. Certains parlent d’« accoutumance écocide » pour décrire l’attitude d’une certaine théologie envers la nature, sans pouvoir retracer, avec une justification théologique, l’origine de ladite théologie écocide[12].

La dégradation de la nature est, certes, une réalité comme aussi la « mort » de certains écosystèmes : rappelons, par exemple, qu’en 1969 le lac Erié a été déclaré écologiquement mort ! Ce qui est en cause est la « sentimentalisation » qui voile la dimension cognitive et donc théologique des discours. Cela signifie non pas que nous nous soyons désintéressés du « soin de la terre » dans le passé, mais que notre théologie s’est conformée, au XIXe siècle, à une vision utilitariste de la nature. La théologie se souciait bien de l’écologie, mais elle adaptait son discours biblique à une idéologie promouvant l’industrialisation massive et une consommation prétendument rédemptrice : ce qui, me semble-t-il, est toujours le cas. Apparaît ici une autre caractéristique de la formation idéologique, à savoir identifier la position soutenue à une redécouverte, à une révolution, à un retour à l’âge d’or ou à une vraie compréhension de l’Ecriture, en condamnant toute position antérieure.

Nous voyons, dans cet exemple, que le processus par lequel cette idéologisation se présente à nous n’est pas, comme on aurait pu s’y attendre, dans l’utilisation du terme « idéologie », déterminée par une structure sociale, ni même par une imposition du plus fort. En cela, l’idéologisation dont il est question ici atteste que la dimension sociale et institutionnelle n’est pas indispensable à l’idéologie. Le fonctionnement de l’idéologie écologiste (ou « écologisante ») correspond à un système basé sur une puissance herméneutique et sentimentale[13]. De plus, cette idéologie n’existe que si elle représente une part du réel. Mais cette représentation est initiée par un mouvement affectif qui construit petit à petit un système de justification en l’occurrence biblique mais qui peut, aussi, s’imposer par la culpabilité dont elle charge ceux qui n’y souscrivent pas ; l’idéologie dégage alors une sorte de puissance émotionnelle dirigée contre ses « opposants ».

L’une des conséquences négatives, si nous n’y prenons pas garde, est que, en lisant la Bible de manière idéologique afin de justifier une position en soi nécessaire, nous risquons de tordre le sens premier de l’Ecriture, voire de transformer radicalement notre théologie, c’est-à-dire de modifier, de façon radicale, notre compréhension de la nature du Dieu de la révélation biblique.

II. La foi affrontée à l’idéologie « missionnelle »

1. De l’Eglise missionnaire à une herméneutique « missionnelle »

Voici maintenant un autre aspect du « combat théologique » contemporain : l’accent mis sur la nécessité d’une mission intégrale que beaucoup appellent la missio dei. Sans remettre en cause les excellents travaux théologiques produits ces trente dernières années, il est demandé à l’Eglise de s’engager toujours plus activement dans l’accomplissement de son mandat missionnaire. Cette exhortation est un encouragement bienvenu lorsqu’il est non culpabilisant. Il me faut le souligner avant d’énoncer des critiques qui me conduiront à parler d’« idéologie missionnelle ».

Tout le monde est d’accord pour dire que « la mission de Dieu ayant comme but de restaurer le monde est le principal objectif de l’histoire que la Bible raconte »[14] ; mais si elle est le fil rouge principal, la mission n’est pas toute l’histoire. Or, ces deux dernières décennies, la dimension missionnaire, que certains qualifient désormais par l’anglicisme inutile de « missionnelle », s’est beaucoup répandue. Le terme « missionnel » est devenu incontournable : rien que durant ces cinq dernières années, les livres portant ce terme dans leur titre sont légion !

Un problème surgit lorsque se découvre la nécessité, soulignée par beaucoup, de développer une « herméneutique missionnelle ». Pour comprendre son développement, l’un des livres les plus utiles en langue française est le récent La mission de Dieu, de Christopher Wright. L’auteur commence par montrer la nécessité de faire plus que fonder la mission sur quelques textes épars, mais de l’ancrer réellement dans le domaine connu sous le nom de « théologie biblique ». En cela, Wright a tout à fait raison[15]. Cependant, peut-on aller jusqu’à dire que la mission est la « clé » d’une herméneutique cohérente ? Certains théologiens de la mission, de confession réformée, ont continué de voir dans la notion d’« alliance » une clé de compréhension théologique, sans pour autant faire de l’alliance un concept herméneutique déterminant. L’alliance peut être un concept systématique déterminant, mais pas nécessairement un concept herméneutique déterminant (la distinction est d’importance).

Or c’est là que se trouve l’une des difficultés majeures que suscite le concept même d’« herméneutique missionnelle » : elle confond « théologique » et « herméneutique ». Dire que la mission est une clé de compréhension théologique est légitime. Cela exprime simplement le fait que la compréhension de l’ensemble de la Bible, c’est-à-dire sa systématisation, doit s’articuler autour du thème de la mission. La volonté de développer une « herméneutique missionnelle », c’est-à-dire la volonté prédéterminée de voir l’ensemble de la Bible au travers des lentilles de la mission, suscite une confusion de catégories, un regroupement réducteur de l’herméneutique et de la théologie, en particulier de la théologie systématique. Ce serait oublier que les deux domaines, bien qu’intimement liés, sont distincts.

2. L’idéologie : processus réducteur

Un premier aspect majeur de l’herméneutique missionnelle est son caractère englobant, holistique. Il peut sembler étrange de critiquer ce point qui est bien établi en théologie de la mission. Il est, en effet, courant aujourd’hui de parler de mission holistique. Cependant, il y a deux manières d’utiliser cette expression. La première est de signifier simplement par là que la mission englobe tous les domaines de la vie humaine, qu’elle concerne tout ce que nous sommes et agit par tout ce que nous sommes. Ceci ne soulève aucune objection. La seconde manière de comprendre ce terme de « mission holistique » consiste à considérer que tout, dans la Bible, relève de la mission. Cette seconde option est généralement, mais non systématiquement, adoptée dans une perspective missionnelle. Wright est bien conscient du problème et, selon lui, les hésitations que l’on éprouve à adopter cette perspective proviennent d’une mauvaise définition de la mission. La mission serait l’intégralité de l’histoire de la révélation, du moins dans ses « grandes lignes ».

Cependant, construire une herméneutique sur la base des « grandes lignes » de l’histoire de la révélation, c’est exclure ce qui constitue le reste de cette histoire, à savoir les détails qui font de cette révélation une histoire riche et merveilleuse, tragique et archétypique de la nature humaine. Cela revient aussi à exclure de la théologie biblique des notions fondamentales concernant, par exemple, la doctrine de Dieu : ce qui est beaucoup plus grave. Par exemple, affirmer que « Dieu est un Dieu missionnaire » peut être trompeur si cette expression est considérée non comme partielle, mais comme « englobante ». Cette description missionnelle n’est que partielle. Christ est bien plus que le missionnaire de Dieu. L’Esprit est bien plus que l’Esprit de la mission. En fin de compte, n’est-il pas très réducteur de considérer le Fils seulement comme le missionnaire de Dieu ? Ne faut-il pas rappeler l’importance de l’expression « Christ, médiateur de la création » ? Quant à l’Esprit, son rôle n’est-il que de « soutenir la mission » dans le cœur des croyants ? Ne faut-il pas rappeler l’importante place de l’Esprit dans la doctrine de la providence ? La « mission » n’est ni la seule, ni la première expression qui caractérise la personne de Dieu. L’admettre serait perdre une partie de la doctrine de Dieu, c’est-à-dire perdre une partie de la personne même de Dieu.

De la même manière, parler de l’Eglise comme étant, par nature, missionnaire est une erreur : erreur de français ou erreur théologique. L’Eglise n’est pas de nature missionnaire, car les termes « être » ou « nature » renvoient à la nature fondamentale de l’Eglise, à savoir ce qu’on appelle traditionnellement les « marques » de l’Eglise. Il y a deux marques principales : la Parole et les sacrements. Comme le conclut Henri Blocher, « la Parole doit rester première dans l’Eglise »[16] ; ainsi, l’Eglise doit rester définie par ces deux éléments, et uniquement ces deux. Car, continue Blocher, « même la mission de l’Eglise dans le monde (et malheur à l’Eglise si elle la néglige !) ne définit pas l’être ou l’essence de l’Eglise : il s’agit du ‹faire› qui est distinct de l’‹être›, et qui suit l’être[17] ». Il est certainement plus équilibré de suivre un texte récent du coordinateur du REseau de Missiologie Evangélique pour l’Europe Francophone (REMEEF). Après avoir souligné que l’Eglise peut être considérée comme « missionnaire par nature », car toute son activité et sa « manière d’être » sont tournées vers la mission (tous les ministères tournés vers la mission), Wiher précise : « En conséquence, elle [l’Eglise] n’est pas missionnaire par nature, mais missionnaire par vocation, vocation qui doit être actualisée dans l’obéissance de la foi et la puissance de l’Esprit[18]. » Cette précision est, en effet, la bienvenue.

C’est ainsi que nous arrivons à l’un des fonctionnements idéologiques de l’herméneutique missionnelle : son réductionnisme, son processus de nivellement. Ceci est presque paradoxal puisque l’herméneutique missionnelle, nous l’avons dit, se prétend englobante. Or, c’est justement parce qu’elle se prétend englobante alors qu’elle ne l’est pas qu’elle doit se justifier. Pour cela, l’herméneutique missionnelle, comme toute idéologie, a tendance à tout réduire à sa propre nature. La mission peut ainsi devenir l’engagement chrétien dans les arts, dans la science, dans le planning urbain. Mais si tout est « missionnel », on peut légitimement se demander si la mission existe encore. En d’autres termes, si tout est mission, rien n’est mission[19].

La dimension holistique de la mission, lorsqu’elle concerne l’herméneutique, a donc tendance à niveler la richesse de la Bible. Tout devient mission et tout le reste perd ainsi son importance, voire sa nature. L’apologétique est mission, l’évangélisation est mission, le mandat culturel lui-même devient mission. La richesse de la Bible, la richesse herméneutique de la révélation, s’efface petit à petit devant une détermination sélective herméneutique. Par ces mots « détermination sélective », nous caractérisons encore une lecture idéologique, et donc discriminatoire, de la Bible. Est lecture idéologique de la Bible tout ce qui détermine, avant même le processus herméneutique, les résultats de la lecture biblique. De plus, cette lecture idéologique est sélective en ce qu’elle est obligée de laisser hors de son champ d’étude certaines parties importantes de la révélation ou d’en changer la teneur.

3. De la réalité à un surplus de réalité, d’un surplus de réalité à l’idéologie

Le processus de nivellement de la richesse biblique peut être expliqué en utilisant l’expression « surplus de réalité »[20]. Pour le philosophe Slavoj Žižek, le surplus de réalité désigne ce qui reste lorsque le symbole idéologique a été exprimé. En d’autres termes, lorsqu’on parle de « mission » en tant qu’herméneutique missionnelle, il reste dans la Bible une certaine portion de textes « non missionnels ». Ces textes forment un surplus de réalité. Or, une lecture idéologique de la Bible ne peut pas être pérenne si un tel surplus continue d’exister. Ainsi, « pour venir à terme avec ce surplus (ou, plus précisément, ce reste), il faudra reconnaître un antagonisme fondamental, un noyau résistant à toute désintégration-dissolution symbolique[21] ». L’antagonisme entre l’idéologie et la réalité qui n’en fait pas partie forme, pour Žižek, l’un des fonctionnements essentiels du processus idéologique. Cependant, il est possible aussi de voir, dans la construction idéologique, la disparition de cet antagonisme.

Pour préciser ce processus, si l’idéologie veut s’installer comme vue principale, voire justifiée (ici par la puissance herméneutique), il lui faudra accomplir deux choses, au choix. La première consistera à réduire tout ce surplus textuel à une expression missionnaire. Pour justifier que la mission inclut toujours ces dimensions oubliées de la révélation, il faudra trouver un processus par lequel elles entreront de force dans une dimension missionnelle, bien qu’elles n’en fassent pas partie. Ce qui est « en plus » de la mission sera mis de force à l’intérieur de la mission, créant ainsi une « idéologie missionnelle ». De fait, tout deviendra missionnaire. L’idéologie missionnelle aura phagocyté le reste de la théologie et de la Bible[22]. La deuxième chose destinée à faire disparaître ce « surplus de réalité » consiste à le considérer comme secondaire, optionnel. Ici, nous retrouvons l’un des problèmes soulevés précédemment : dans cette perspective, on perd la richesse, la diversité, la grandeur de la révélation.

La construction d’une idéologie missionnelle consiste à transformer ce surplus de textes bibliques en textes missionnels : ainsi la culture même deviendra missionnelle ainsi que l’engagement écologique. Tel est le danger d’une telle entreprise. Mais danger n’équivaut pas à fatalité, car toute théologie biblique de la mission n’est pas nécessairement idéologique. Cela veut seulement dire qu’il y a un danger potentiel, réel, à utiliser et à construire une théologie missionnelle fondée sur une herméneutique missionnelle. Certains sont déjà tombés dans cette erreur.

Conclusion

La Bible peut ainsi être utilisée de manière idéologique pour des choses en elles-mêmes positives comme la défense du plus pauvre, de l’opprimé, l’engagement politique, écologique et même missionnaire ![23] Mais cela n’est pas une fatalité. Voici quelques traits essentiels destinés à favoriser un positionnement anti-idéologique radical de la part de l’Eglise. Le résultat à long terme de l’idéologisation de notre lecture biblique sera de voiler, à nos yeux, le « reste » (le « surplus ») de la réalité biblique. Le chrétien, soumis à telle ou telle lecture idéologisante de la Bible, sera en fin de compte emprisonné, par cette idéologie, dans une lecture partiale et partielle de la Bible. Cela aboutira non seulement à une fragmentation du texte biblique, mais aussi à une réduction de la vie chrétienne à sa forme idéologique. Dans cette fragmentation ontologique de la vie chrétienne, l’idéologie prendra la place de la liberté et de la responsabilité chrétiennes. En effet, les seules responsabilité et liberté que le chrétien aura sera de vivre cette idéologie, c’est-à-dire de vivre en « chrétien missionnel ». Sa vie chrétienne se résumera à cela. Le processus de construction idéologique sera alors complet ; l’idéologie, qu’elle soit écologisante ou missionnelle, aura phagocyté la liberté chrétienne.

1. Idéologie et idolâtrie

En mentionnant le terme d’idolâtrie, il faut bien distinguer le lien intime qui existe entre deux notions parallèles, voire synonymes, celles d’idéologie et d’idolâtrie. Car, en fin de compte, si l’idéologie est accusée de toutes les dérives sociales, philosophiques et politiques, elle n’est en fin de compte que l’expression sociale ou verbale de la présence de l’idolâtrie dans le cœur humain. Il est donc possible de conclure avec Goudzwaard que « plus un objectif aura l’air légitime, plus la possibilité d’un ancrage idéologique dans le cœur des hommes et des femmes est vraisemblable[24] ». L’idéologie, comme l’idolâtrie, se cache toujours très près de nous et prend souvent la forme de ce qui nous est le plus précieux. « L’idéologie », comme le souligne avec pertinence Goudzwaard, « émerge lorsque l’idolâtrie prend place au cœur de notre quête d’une finalité légitime[25] ».

La lutte contre l’idéologie prendra donc la forme d’une lutte contre l’idolâtrie, et la lutte contre l’idolâtrie prend la forme d’un humble respect et d’une transformation suscitée par un texte, la Parole, qui nous parle et nous questionne. Mais, pour cela, il faut laisser la Parole venir à nous sans lui imposer un cadre restrictif prédéterminé. Le bon point de départ est une juste herméneutique : une herméneutique sans adjectifs, sans direction prédéterminée[26]. Il faut, en quelque sorte, laisser au Dieu qui se révèle la liberté de l’intrusion herméneutique, car, en définitive, l’idéologie comme l’idolâtrie sont une opposition au Dieu qui se révèle.

La finalité de l’engagement écologique et de la mission déterminent l’herméneutique. Elle est à la fois moyen et fin, elle prend tout, elle détruit tout. Goudzwaard en rend bien compte lorsqu’il conclut : « L’idéologie est donc liée à l’idolâtrie de la même manière que la fin est liée aux moyens. Nous pourrions dire que l’idéologie est le conduit, la trace, le tunnel, par lequel l’idolâtrie vient à vivre et à se mouvoir[27]. » La tâche qui incombe au chrétien est de toujours veiller et discerner la manière dont de nouvelles idéologies peuvent transformer une légitime lecture de l’Ecriture en idolâtrie potentielle.

2. Idéologie et vie prophétique

Je conclurai en signalant fortement que la lutte contre l’idéologie, à l’intérieur même de l’Eglise, de la théologie, de l’herméneutique, se caractérise par une vie prophétique qui rappelle en permanence que toutes choses ne sont que « moyens » entre les mains du Dieu créateur, rédempteur et consolateur. En faire plus que des moyens serait les élever au-dessus de Dieu lui-même. Voilà pourquoi la vie chrétienne est « prophétique » et donc anti-idéologique. Elle oppose à Dieu toutes les idoles, surtout celles qui nous sont les plus proches. Ainsi, le chrétien, l’Eglise elle-même veilleront à s’astreindre à une lecture fidèle et complète des « paroles de l’Eternel » afin que soient dévoilées, mises à nu, leurs idoles théologiques. L’Eglise se trouve ainsi dans une position que nous pouvons qualifier de prophétique, non pas parce qu’elle reçoit de nouvelles révélations de Dieu, mais parce que, sur la base de la révélation biblique, elle peut juger, évaluer, remettre en cause les idéologies présentes.

Il appartient donc à chacun d’anticiper quelles seront les idoles et les idéologies à venir, y compris celles qui proviendront de l’intérieur même de l’Eglise, en se servant de la Bible pour justifier leur attitude. Un autre aspect de cette « vie prophétique » consiste à vivre de façon non conformiste par rapport aux positions et aux règles adoptées par la société. Cette nature non conformiste de la vie chrétienne, de la théologie et, d’abord, de notre lecture de la Bible façonne une « vie prophétique » placée dans la perspective du royaume seul, de l’Evangile seul, du Christ seul. L’Eglise, et donc le chrétien, ne peut détruire les idéologies que lorsqu’elle se met « au pied de la croix ». Alors, deux choix radicaux apparaissent, comme y invite Ellul : ou bien suivre le mouvement de l’assimilation avec ses « et » de coordination, Evangile et sagesses, morales, philosophies, religions, idéologies mondaines ; ou bien consentir au mouvement d’affrontement déclenché par la prédication de Jésus[28].

Pour Ellul, une des oppositions pratiques à l’idéologie consiste à prendre le recul du Royaume, à définir les problèmes à partir de la perspective éternelle du Dieu révélé dans la venue du royaume de paix. De la venue de ce royaume, les prophètes ont parlé, et de ce royaume, Christ a proclamé qu’en lui il s’était approché. Et ce royaume, ce peuple, dont nous sommes sacrificateurs et prophètes, est par nature anti-idéologique, car, répétons-le, « la prophétie est l’exact inverse de toute idéologie ».

Terminons en rappelant que le danger de la lecture idéologique de la Bible est réel pour chacun d’entre nous. Pour l’éviter, une attention toute particulière doit être portée à la manière dont nous lisons la révélation, c’est-à-dire, en grande partie, à notre herméneutique. La lecture idéologique de la Bible est premièrement une question spirituelle, une question d’idolâtrie qui nous confronte à la nécessaire fidélité à Christ. Si nos dieux nous trahissent, nos idéologies le feront aussi[29].


* Y. Imbert est professeur d’apologétique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] C’est, une fois de plus, Ellul qui commente ce point. J. Ellul, L’idéologie marxiste chrétienne. Que fait-on de l’Evangile ?, Paris, La Table Ronde, 2006,  7.

[2] B. Goudzwaard, Idols or our Time, Downers Grove, IVP, 1981, 19.

[3] « Si l’idéologie est parfois falsifiante, c’est alors pour des raisons plutôt optimistes : le fait que la plupart des gens réagissent fortement à l’injustice et que la plupart des gens souhaiteraient croire qu’ils vivent dans un monde aux conditions sociales raisonnablement justes. » Terry Eagleton, Ideology: An Introduction, London, New York, Verso, 2007, 27-28.

[4] Goudzwaard, op. cit., 19.

[5] Ibid., 20.

[6] A.M. Hough, God Is Not Green: A Re-Examination of Eco-Theology, Leominster, Gracewing, 1997, 2.

[7] Goudzwaard, op.cit.,, 25.

[8] Ellul, op.cit., 5.

[9] S. Žižek, The Sublime Object of Ideology, London, New York, Verso, 2008, 3-55 ; S. Žižek, « The Spectre of Ideology », 4-10. Voir aussi M. Sharpe, Slavoj Žižek, Aldershot, Ashgate, 2004, 103 ss.

[10] Matthew Fox, The Coming of the Cosmic Christ, New York, HarperCollins, 1988, 34. Voir aussi Timothy J. La Salle, Awakening to Ecocide, 2007, 35.

[11] Fox, op. cit., 17.

[12] M.I. Wallace, Finding God In The Singing River : Christianity, Spirit, Nature, Minneapolis, Fortress, 2005, 30ss.

[13] Cf. J. Ellul, La subversion du christianisme, Paris, Le Seuil, 1995.

[14] Comme affirmé, par exemple, par M.W. Goheen, « Continuing Steps Toward a Missional Hermeneutic », Fideles, 3, 2008, 9-99.

[15] C. Wright, La mission de Dieu, Charols, Excelsis, 2012, 26-30.

[16] H. Blocher, « L’essence de l’Eglise », Les cahiers de l’école pastorale, 26, 1996, 3-11, ici 8.

[17] Ibid., 8.

[18] H. Wiher, « Eglise et mission », in Hannes Wiher, dir., Bible et mission. Vers une théologie évangélique de la mission, Charols, Excelsis, 2011, 185.

[19] S. Neill, Creative Tension, 1959, 81. Voir aussi W. Freytag, Reden und Aufsätze, vol. 2, Munich, Kaiser Verlag, 1961, 94, qui parle du danger d’une pensée « panmissionnaire ». En incluant toute les dimensions présentes dans la révélation, la mission est dénaturée. A force de vouloir tout définir comme relevant de la mission, plus rien ne relève de la mission, car ce terme devient un contenu vide de sens.

[20] « C’est le surplus du Réel envers toute autre symbolisation qui fonctionne comme la cause-objet du désir. » Žižek, The Sublime Object of Ideology, xxv.

[21] Ibid., xxv.

[22] Comme Boutin l’indique, « toute idéologie dominante n’est fidèle qu’à elle-même ». Maurice Boutin, « Idéologies et foi », Laval théologique et philosophique, 33/3, 1977, 253-271, ici 262.

[23] C’est aussi le cas de la plupart des théologies dites de la libération pour lesquelles la foi identifie les enfants de Dieu aux peuples opprimés. Le théologien coréen K. Yong-Bock, par exemple, a affirmé cela lors d’une conférence des théologiens œcuméniques en 1986 : « Nous voyons cela par exemple dans les évangiles et dans 1Co 1.26ss. Dieu a choisi le plus petit du monde. », dans K.C. Ahraham, ed., Third World Theologies,  Maryknoll, Orbis, 1990, 20.

[24] Goudzwaard, op. cit., 20.

[25] Ibid., 24.

[26] Cela semblera peut-être naïf. Mais cette herméneutique est une « juste » herméneutique qui ne fait pas l’économie des questions herméneutiques difficiles comme, par exemple, celle de la diversité interprétative ou de la localisation herméneutique. Mais une telle herméneutique n’est pas prédirigée, ce que souvent la lecture idéologique de la Bible tend à faire. Pour une bonne introduction aux problèmes herméneutiques, voir A.C. Thiselton, Hermeneutics, Grand Rapids, Eerdmans, 2009 ; G.K. Beale, ed., The Right Doctrine from the Wrong Texts : Essays on the Use of the Old Testament in the New, Grand Rapids, Baker, 1994.

[27] Goudzwaard, op. cit.,, 23.

[28] G.-Ph. Widmer, « Parole de la croix et langage idéologique », dans Gabriel-Ph. Widmer et al, Les idéologies et la Parole, Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1981, 25.

[29] Comme le rappelle, avec grande pertinence, Goudzwaard, op.cit., 13.

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