Nicolas FARELLY – La Revue réformée https://larevuereformee.net Wed, 08 Feb 2023 16:09:30 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12  Sommaire N° 294 – 2020/2 – AVRIL 2020 – TOME LXXI https://larevuereformee.net/articlerr/n294 Wed, 08 Feb 2023 18:07:20 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1187 Continuer la lecture ]]> Que ton règne vienne !
Le royaume de Dieu dans l’Eglise et la société
Carrefour 2018 de la Faculté Jean Calvin

Seconde partie

Gert KWAKKEL
« Que ton règne vienne »
Que demandons-nous dans cette requête?


Nicolas FARELLY
« Au nom de Jésus » : l’autorité du Christ dans la vie chrétienne


Pierre-Sovann CHAUNY
Les guérisons, exorcismes et miracles sont-ils les signes habituels du royaume ?


Jean-Philippe BRU
« Sur la terre comme au ciel » : une évaluation de la théologie « dominationiste » de Peter Wagner


Jean-Philippe BRU
Le grand transfert de richesses de la fin des temps. Que faut-il en penser ?


Yannick IMBERT
La place du royaume dans le mandat missionnaire

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L’Église, ambassadrice de la réconciliation https://larevuereformee.net/articlerr/n264/leglise-ambassadrice-de-la-reconciliation Sat, 07 Sep 2013 19:37:17 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=840 Continuer la lecture ]]> L’Église, ambassadrice de la réconciliation

Nicolas FARELLY*

La réconciliation est au cœur de la mission de Dieu dans et pour le monde. Tel est mon point de départ, mais telle est aussi la proposition que j’aimerais démontrer à travers ce qui va suivre. Ce faisant, je voudrais replacer la thématique de la réconciliation dans le contexte du grand récit biblique, en proposant un survol des étapes successives de sa mise en application, prenant en compte les différents obstacles que Dieu a voulu franchir et les moyens mis en œuvre pour arriver à ses fins. Il s’agira ainsi de faire de la théologie biblique, de lire le récit biblique en suivant le fil conducteur qu’est la réconciliation. C’est donc sur la base de ce grand récit que je voudrais traiter du thème de l’Eglise comme « ambassadrice de la réconciliation », car, à mon sens, ce rôle, cette vocation, n’a de sens qu’au sein de ce récit. Si tel est le cas, alors aujourd’hui encore, c’est en réalisant qu’elle est « actrice » d’un tel récit que l’Eglise pourra pleinement jouer son rôle d’ambassadrice de la réconciliation. La trajectoire, l’intrigue du récit seront pour elle autant de guides structurant sa pensée et son action dans le monde.

A. La promesse de Dieu à Abraham

La Bible, écrite par des dizaines d’auteurs sur une période longue de plusieurs siècles, contient un grand nombre de genres littéraires (poésie, récits historiques, littérature sapientielle, épîtres, biographies, apocalypses, et ainsi de suite), mais elle est néanmoins le lieu d’un seul et même récit. La Bible est le récit de Dieu et de son implication dans sa création. C’est le récit, en effet, de la bonne création de Dieu qui s’est détournée, rebellée contre lui, mais du désir de Dieu de bénir ce monde malgré tout, d’être réconcilié avec lui. Oui, la réconciliation est au cœur du projet de Dieu pour le monde, et ce de la Genèse à l’Apocalypse. La première indication, l’élan initial de ce projet se trouve en Genèse 12.1-3, où Dieu choisit Abraham et lui fait une promesse :

Le Seigneur dit à Abram : « Pars de ton pays, de ta famille
et de la maison de ton père vers le pays que je te ferai voir.
Je ferai de toi une grande nation et je te bénirai.
Je rendrai grand ton nom.
Sois en bénédiction.
Je bénirai ceux qui te béniront,
qui te bafouera je le maudirai ;
en toi seront bénies toutes les familles de la terre. » (TOB)

Dans cette promesse (reprise en Gn 18.18, 22.18, 26.4-5, 28.14), Dieu est dépeint comme désirant, à travers Abraham, bénir « toutes les familles de la terre », ou « toutes les nations ». Or, l’expression de ce projet se trouve à la fin de la promesse faite à Abraham, car elle est son paroxysme. Le désir de bénir toutes les nations à travers Abraham, loin d’être un appendice à la promesse, est le but recherché par Dieu, son désir le plus fort[1]. Si Dieu veut faire d’Abraham et de sa descendance une « grande nation », c’est pour que celle-ci soit une bénédiction pour « toutes les nations ». Dieu choisit Abraham et veut le bénir, mais pas comme une fin en soi. Il le choisit et lui donne une mission, une vocation, celle de bénir à son tour.

Nous ne pouvons relativiser l’importance centrale, fondamentale de cette promesse. Son importance est non seulement théologique, mais aussi tout simplement narrative, car la réalisation du projet formulé ici par Dieu occupera une place centrale dans le reste du récit biblique. C’est vers ce but que son intrigue tendra[2], et ce, jusqu’à la vision merveilleuse d’Apocalypse 7.9-10, où des gens de toutes nations et de toutes langues sont réunis pour louer le Dieu vivant. L’apôtre Paul reprendra d’ailleurs à son compte cette promesse, la caractérisant d’ « évangile annoncé d’avance à Abraham » (Ga 3.6-9).

Mais en quoi cette promesse est-elle, déjà, « Evangile » ? En quoi est-elle indicative du projet de réconciliation de Dieu avec sa création ? Pour le comprendre, il faut prendre en considération le contexte littéraire et théologique dans lequel ce texte se trouve. En effet, dans les chapitres précédant la promesse à Abraham, l’œuvre créatrice de Dieu a été dépeinte (Gn 1-2). Là, la création fut déclarée « très bonne », l’humanité à « l’image de Dieu » et mandatée comme représentante de Dieu, gérante de la création. Cette vocation devait être accomplie par l’humanité dans son ensemble, pas simplement par des individus isolés[3]. Dieu a créé l’humanité, l’homme et la femme, et a fait d’eux des êtres communautaires : c’est ensemble qu’ils devaient œuvrer, en communion entre eux et avec Dieu.

L’harmonie présente (entre Dieu et la création et au sein de la création) se fissure pourtant très tôt dans ce récit des origines. L’humanité, dès le chapitre 3 de la Genèse, manque de faire confiance à son créateur, elle lui désobéit, mettant de côté les bornes qu’il avait fixées dans sa bonté. Et cette fente, qui pourrait paraître anodine, n’en est pas moins radicale et dramatique. Dorénavant, l’homme et la femme évitent Dieu, effrayés qu’ils sont à cause de leur propre culpabilité. Ils n’assument pas leurs torts, l’homme blâmant la femme et la femme le serpent. Ils se cachent l’un à l’autre, honteux de leur propre corps. Cette image est celle, affligeante, de la communauté humaine qui se déchire. A partir de ce moment, la réalisation du mandat donné par Dieu ne sera plus joie et reconnaissance, mais labeur et douleur. C’est donc tôt dans le récit biblique que l’harmonie originelle s’est morcelée, fragmentée.

Les chapitres suivants (Gn 4-11) décrivent alors les conséquences de cette fissure initiale. Et, dans ces chapitres, la fissure se fait profonde crevasse, le mal allant crescendo dans la bonne création de Dieu. Caïn, ne supportant pas que l’offrande de son frère soit agréée par Dieu, l’assassine. Un de ses descendants, Lamek, annonce s’être vengé en tuant « un homme pour une blessure, un enfant pour une meurtrissure » (Gn 4.23). Dieu se dit profondément affecté par l’état de sa création, par les attitudes et les actes de ses créatures : « Le Seigneur vit que la méchanceté de l’homme se multipliait sur la terre : à longueur de journée, son cœur n’était porté qu’à concevoir le mal, et le Seigneur se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre. Il s’en affligea. » (Gn 7.5-6) Ceci conduira au déluge, qui n’épargnera des humains que Noé et sa famille. Après le déluge, cette humanité est de nouveau envoyée pour qu’elle se multiplie et remplisse la terre (Gn 9.1), et Genèse 10 dépeint cette expansion d’un œil plutôt favorable (puisqu’en lien avec le mandat originel d’être fécond, de se multiplier et de remplir et soumettre la terre en Gn 1.28). Mais ce n’est pas le cas de Genèse 11, où se trouve le fameux épisode de la tour de Babel[4]. Là, l’expansion, la dissémination des humains cesse, car les peuples décident de s’installer dans une plaine du pays de Shinéar (Gn 11.2), où ils construisent une cité comprenant une tour. Leurs motivations, exprimées en Genèse 11.4, sont équivoques : il y a, semble-t-il, de l’arrogance (ils veulent se faire un nom), mais peut-être aussi un certain manque de confiance en soi et en Dieu (ils ne veulent pas être dispersés comme Dieu le désirait). Quelles que soient leurs motivations exactes, et le récit biblique ne s’y attarde pas, ces peuples semblent avoir voulu, à l’instar d’Adam et Eve, prendre le contrôle de leur propre destinée pour vivre hors de la volonté de Dieu pour eux : « Ils voulaient atteindre les cieux tout en résistant à la volonté de Dieu pour eux[5]. » Face à cet affront, la réponse de Dieu est, sinon punitive, au moins compulsive. Dieu les divise de force, disant : « Allons, descendons et brouillons ici leur langue, qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres ! De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. » (Gn 11.7-8) Alors que, dans les chapitres 3-10, Dieu avait fait grâce à de multiples reprises (habillant Adam et Eve, protégeant Caïn, ne détruisant pas l’humanité tout entière mais sauvant Noé et sa famille, s’engageant même par une alliance), ici, aucune grâce n’est offerte.

Dans ce contexte, que Dieu vienne vers Abraham avec une promesse exprimant son désir de bénir toutes les nations de la terre ne va pas de soi. En l’espace de quelques chapitres, l’humanité en est arrivée à un tel état de corruption que tout espoir semble perdu. Les générations se sont succédé, et avec elles le catalogue de leurs méfaits s’est allongé : jalousie, colère, meurtre, vengeance, arrogance… jusqu’à ce que, à Babel, la patience de Dieu à l’égard des nations semble s’être éteinte. Comme le remarque Gerhard von Rad, à la fin de Genèse 11, aucun lecteur attentif et sensible au récit ne peut éviter de se poser la question suivante : « Les relations entre Dieu et les nations sont-elles définitivement rompues, la grâce et la patience de Dieu sont-elles épuisées et Dieu a-t-il rejeté pour toujours les peuples dans sa colère ?[6] » Faire parvenir le lecteur à une telle question serait d’ailleurs, selon lui, le but du narrateur jusqu’au récit de Babel. En insistant sur l’absence totale de paix et d’harmonie dans la bonne création de Dieu[7], c’est « l’extraordinaire nouveauté qui suit le désespérant épisode de la tour » que le lecteur sera à même de saisir[8].

B. La vocation et l’échec d’Israël

« L’extraordinaire nouveauté » de Genèse 12, c’est que Dieu choisit et mandate Abraham et sa descendance pour être ses ambassadeurs de réconciliation dans un monde fragmenté, déchu et rebelle. Dieu n’a pas abandonné les nations, sa création ! En choisissant une personne parmi la multitude des nations, il veut que cette personne devienne une « grande nation » qui sera une bénédiction pour les autres familles de la terre. Le choix particulier d’Abraham contient donc une intention universelle.

Les débuts d’Abraham et de sa descendance sont prometteurs, sans être pour autant parfaits. La promesse de bénédiction pour toutes les nations est répétée à Isaac, le fils d’Abraham, et à son petit-fils, Jacob. C’est d’ailleurs dans le récit de Jacob et de ses fils que la bénédiction commence à se répandre[9]. Tout d’abord, le Seigneur bénit Laban par l’intermédiaire de Jacob (Gn 30.27), puis Potiphar, un haut fonctionnaire égyptien, par l’intermédiaire de Joseph (Gn 39.5). De plus, en arrivant en Egypte, le patriarche Jacob donnera lui-même sa bénédiction au pharaon (Gn 47.7). Le peuple de Dieu, la descendance d’Abraham, débute donc son rôle de conduit de bénédiction pour les nations.

Mais, et c’est un terrible « mais », la vocation de la famille d’Abraham, malgré ces bons débuts, sera vite oubliée par le peuple lui-même. A travers son histoire, Israël considérera généralement les nations comme des ennemis à combattre plutôt que comme des peuples à bénir. De plus, au gré de ses propres difficultés, le peuple se montrera infidèle à Dieu, endurci, si bien que c’est sur cette infidélité généralisée que se concentreront dorénavant les récits et les prophéties vétérotestamentaires. Dans l’Ancien Testament, la promesse faite à Abraham ne sera d’ailleurs mentionnée explicitement qu’à trois ou quatre reprises, pour rappeler au peuple infidèle sa vocation initiale. Un texte en particulier, Jérémie 4.1-2, mérite d’être cité[10] :

1 Si tu reviens, Israël – oracle du Seigneur –,
c’est à moi que tu dois revenir.
Si tu ôtes tes ordures de devant ma face,
alors tu ne vagabonderas plus.

2 Si tu prêtes serment : « Par la vie du Seigneur ! »,
dans la vérité, dans le droit et la justice,
alors les nations se béniront en son nom ;
c’est de lui qu’elles se loueront. (TOB)

Selon Jérémie – et c’est sur ce point que j’aimerais insister – le retour d’Israël vers Dieu était la condition de l’accomplissement de la vocation d’Israël dans le monde. En étant fidèle à Dieu, en pratiquant la vérité, le droit et la justice (c’est-à-dire en pratiquant la Torah), Israël serait à nouveau en mesure d’être une bénédiction pour les nations, d’œuvrer pour la réconciliation du monde. Pour Israël, obéir à la Loi ne devait donc pas être une fin en soi, mais un moyen. Son obéissance devait faire office de témoignage envers les nations avoisinantes, démontrant que ce peuple était différent parce qu’il était lui-même un peuple racheté, réconcilié avec Dieu. En cela, il faisait office de prêtre, d’enseignant, de modèle, de lumière démontrant le souci, l’amour de Dieu pour les nations, et son désir intense d’être réconcilié avec elles[11].

Dans l’ensemble, nous l’avons dit, Israël a lamentablement échoué dans cette tâche. Lui-même était un peuple fragmenté, violent, pécheur. Lui-même pratiquait l’injustice, qu’il tentait d’expier par des sacrifices que Dieu abhorrait[12]. Tout peuple élu qu’il était, il ne vivait pas en paix en son sein. Et d’ailleurs, son élection devint vite pour lui plus une fierté, un droit, qu’une responsabilité missionnaire. En se concentrant sur ses propres privilèges de peuple élu, il ne pouvait que perdre de vue sa vocation missionnaire. L’infidélité et l’injustice d’Israël, comme cela fut annoncé dans le Deutéronome (Dt 27-30), conduiront ultimement le peuple vers l’exil babylonien, Dieu devant faire saisir à Israël l’écart absurde entre son attitude et sa vocation initiale. Seul un retour radical vers Dieu et sa Loi pourrait permettre à Israël de vivre pleinement la bénédiction divine, de voir YHWH revenir à Sion, et ainsi de réaliser sa vocation : être une bénédiction pour toutes les nations de la terre.

C. Le ministère de réconciliation de Jésus

Une des grandes erreurs de certaines lectures bibliques, et en particulier de certaines lectures évangéliques, est de ne pas prendre en compte cette dynamique théologique et narrative dans leur compréhension du ministère de Jésus. En effet, en omettant de le placer dans la continuité de la promesse faite à Abraham et dans le contexte de l’incapacité d’Israël à accomplir sa vocation réconciliatrice, Jésus est souvent compris comme un envoyé qui « tombe du ciel », apportant un salut dissocié de toute histoire préalable[13]. A l’inverse, dans le Nouveau Testament, Jésus est celui qui est envoyé dans le monde, réalisant pour Israël ce qu’Israël ne pouvait pas faire lui-même. Pris dans ce grand contexte narratif, le message du Nouveau Testament est qu’en Jésus, le Messie, le roi, le représentant du peuple, Israël a pu accomplir sa vocation divine[14]. En cela, le ministère terrestre de Jésus constitue le paroxysme du récit biblique, le dénouement de son intrigue. Jésus avait pour tâche de restaurer, de guérir, de réconcilier le peuple dont il est le représentant, car tel était, comme l’indiquait déjà le prophète Jérémie, le préalable à l’action réconciliatrice de Dieu en faveur des nations[15].

1. Réconciliation avec Dieu

Dans les Evangiles, Jésus est présenté comme accueillant toute personne qu’il rencontre, sans discrimination d’aucune sorte, refusant les barrières sociales, religieuses, ethniques et sexuelles pourtant admises en son temps. Jésus allait à la rencontre de pécheurs, tels des péagers, des prostituées, des adultères, communiant avec eux en partageant leurs repas. Il parlait à des femmes, quand bien même celles-ci étaient socialement discriminées. Les enfants, qui étaient peu considérés dans la société de l’époque, furent élevés par Jésus au rang d’exemples. Les Samaritains, un peuple « bâtard » du fait de ses nombreux compromis ethniques et religieux avec les nations, furent les récipiendaires de paroles et d’actions de grâce de la part de Jésus (Jn 4). Finalement, Jésus anticipera même la bénédiction des nations, guérissant des païens et leur annonçant que la foi (et non l’appartenance ethnique) était le critère d’entrée dans le royaume de Dieu. Toutes ces rencontres révèlent une volonté d’accueil de la part de Dieu. Jésus témoigne d’un Dieu compatissant, sans parti pris, qui aime son peuple dans son ensemble, et qui vient le trouver pour lui offrir le salut, pour le guérir, pour le restaurer. Jésus dira lui-même : « Le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » (Lc 19.10) Le Fils, envoyé du Père, est donc venu en Israël tel un berger vers des brebis perdues. Et il leur a proposé une relation renouvelée avec le Père. Il leur a proposé d’être réconciliés avec lui[16].

2. Réconciliation communautaire

Mais Jésus ne s’est pas simplement intéressé au renouvellement de la relation du peuple d’Israël avec Dieu. La réconciliation qu’il a mise en application servait aussi à unifier le peuple en son sein, à abattre les barrières d’exclusions et d’oppressions sociales. Puisque l’échec d’Israël dans l’accomplissement de sa vocation était dû, entre autres, à sa désobéissance, à son injustice et à sa méchanceté, Jésus appelait son peuple à une tout autre manière de vivre. En Israël, comme dans toute société, le pouvoir politique dépendait en grande partie du maintien d’un certain statu quo. Par exemple, dans la Palestine du Ier siècle, des présupposés comme ceux-ci étaient admis et strictement appliqués :

  • Certaines personnes sont pures, d’autres non, et il faut éviter de toucher les impurs car ils sont contagieux (e.g., les lépreux, les morts).
  • Certains sont « justes », d’autres non. Les justes étant ceux qui pratiquent la Loi, ostensiblement et à la lettre (comme l’observance du sabbat).
  • Les Juifs et les non-Juifs ne doivent avoir aucune relation (e.g., ils ne peuvent pas prendre de repas ensemble).
  • Le pardon est régulé religieusement, tout le monde ne pouvant pas l’accorder[17].

Or, Jésus a remis en question ces présupposés, en abolissant certains et en ignorant d’autres. En cela, il a délibérément rompu avec le statu quo et ses nombreuses ramifications sociales (i.e., l’exclusion des impurs, des injustes, des pécheurs…). Il a refusé ce modèle de société hiérarchisé, autoritaire, oppressif, qui, sous couvert d’application de la Loi, manquait complètement sa cible. A l’inverse, ce que Jésus proposait était un « vivre ensemble » différent. Il avait un projet communautaire qui se fondait sur une éthique, celle du Royaume, dont l’amour était au cœur (Mt 22.32-40 ; Mc 12.28-34 ; Lc 10.25-28 ; Jn 15.9-17). Ainsi, c’est la grâce, le pardon réciproque, l’accueil de l’autre dans sa différence, le service mutuel, le don de soi, la vulnérabilité et l’acceptation de la faiblesse que Jésus mettait en avant. Et, en cela, il proposait un modèle communautaire entièrement renouvelé. Il prônait un vivre ensemble où la réconciliation était à l’œuvre[18]. Pour Jésus, la restauration du peuple impliquait qu’il vive la réconciliation en son sein (e.g., la parabole de l’esclave impitoyable en Mt 18.23-35).

3. La croix comme lieu de la réconciliation

Ce que Jésus a prôné, enseigné et appliqué dans son ministère terrestre, il l’a accompli, ultimement, à la croix. C’est ainsi que la croix fut le lieu par excellence de la réconciliation : réconciliation avec Dieu et réconciliation les uns avec les autres. En cela, c’est sur la croix que Jésus a suprêmement assumé la vocation d’Israël : être une lumière, une bénédiction pour les nations.

En effet, selon le témoignage biblique, la croix fut l’instrument choisi par Dieu pour régler le problème du péché et de la culpabilité humaine. En Jésus, Dieu a, par amour pour l’humanité, pris cette culpabilité sur lui (Es 53.6 ; 1P 2.24). La croix est donc le lieu du pardon et de la réconciliation des pécheurs avec Dieu (Rm 5.5-10). Mais la valeur réconciliatrice de la croix va plus loin encore. Son but était aussi de vaincre les puissances du mal (Col 2.15 ; Hé 2.14) et de mettre à mort l’hostilité, l’inimitié qui existait entre Juifs et non-Juifs (Ep 2.14-16). Ultimement, sur la croix, ce sont toutes les formes d’aliénations qui furent vaincues, et ce en vue d’une paix cosmique. Par la croix, Dieu voulait guérir et réconcilier sa création tout entière. Comme le dit Paul en Colossiens 1.19-20, à la fin de son merveilleux hymne christologique :

Car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute plénitude
et, par lui, de tout réconcilier avec lui-même,
aussi bien ce qui est sur la terre que
ce qui est dans les cieux,
en faisant la paix par lui,
par le sang de sa croix. (NBS)

Selon le Nouveau Testament, le ministère de Jésus et l’accomplissement de la croix sont la garantie de la guérison, de la restauration et de la réconciliation de toute la création de Dieu[19]. Jésus, le représentant d’Israël, le fils d’Abraham, a donc donné là une impulsion déterminante au projet divin de réconciliation.

D. La bénédiction des nations appliquée à travers l’Eglise

Si j’ai voulu jusqu’à présent survoler les grandes étapes du récit biblique, de la bonne nouvelle de la réconciliation, c’est pour en arriver à l’Eglise et à son rôle d’ambassadrice de la réconciliation. En effet, le Nouveau Testament montre à maintes reprises que l’Eglise est appelée à rentrer pleinement dans le projet réconciliateur de Dieu, initié avec Abraham et accompli par Christ sur la croix. L’Eglise, elle-même bénéficiaire du projet de réconciliation de Dieu en Jésus-Christ, est envoyée pour œuvrer, à la suite de Christ, pour la réconciliation du monde[20].

Le projet de Dieu de bénir les nations prend d’ailleurs un tournant décisif dès les tout débuts de l’Eglise, lors de la Pentecôte (Ac 2.5-12). Là, la bénédiction est visible dans un renversement dramatique de Babel. La Pentecôte, comme beaucoup l’on remarqué, peut être considérée comme une sorte d’« anti-Babel[21] » :

Or, à Jérusalem, résidaient des Juifs pieux, venus de toutes les nations qui sont sous le ciel. A la rumeur qui se répandait, la foule se rassembla et se trouvait en plein désarroi, car chacun les entendait parler sa propre langue. Déconcertés, émerveillés, ils disaient: « Tous ces gens qui parlent ne sont-ils pas des Galiléens ? Comment se fait-il que chacun de nous les entende dans sa langue maternelle ? Parthes, Mèdes et Elamites, habitants de la Mésopotamie, de la Judée et de la Cappadoce, du Pont et de l’Asie, de la Phrygie et de la Pamphylie, de l’Egypte et de la Libye cyrénaïque, ceux de Rome en résidence ici, tous, tant Juifs que prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons annoncer dans nos langues les merveilles de Dieu. » Ils étaient tous déconcertés, et dans leur perplexité ils se disaient les uns aux autres: « Qu’est-ce que cela veut dire? » (TOB)

Avec la venue de l’Esprit, don du Christ ressuscité, les gens de toutes les nations commencent à se comprendre les uns les autres, à entendre la bonne nouvelle de Dieu dans leur propre langue. De la confusion de Babel, nous sommes arrivés à une compréhension mutuelle des peuples et à leur écoute favorable de la parole de Dieu. La bénédiction divine en faveur des nations fait donc ici un extraordinaire bon en avant. Certes, à la Pentecôte, l’Evangile ne fut entendu qu’à Jérusalem par des Juifs et prosélytes (Ac 2.5, 11), mais très vite, à travers le ministère des apôtres et de leurs associés, un élan missionnaire hors des frontières ethniques et géographiques d’Israël s’opéra (en suivant le programme d’Ac 1.8 : les Samaritains en Ac 8.5-25 ; l’eunuque égyptien en Ac 8.26-39 ; Corneille en Ac 10 ; et ainsi de suite). Ainsi, à partir de la Pentecôte, les morceaux disparates et ennemis de la bonne création de Dieu se sont rapprochés. La réconciliation voulue par Dieu était inexorablement en marche.

Bien sûr, il ne faut pas penser l’expansion rapide de l’Eglise à partir de la Pentecôte comme un long fleuve tranquille. Au-delà des dangers encourus et des persécutions reçues par les missionnaires, ce qui retient le plus l’attention du Nouveau Testament est justement le manque d’harmonie, au sein même de l’Eglise, quant aux conditions d’inclusion des « nations » dans le peuple de Dieu. A bien des égards, si cette inclusion n’avait pas posé problème, une grande part du Nouveau Testament n’aurait pas lieu d’être ! Mais Paul, « l’apôtre des non-Juifs », s’est employé à faire admettre aux piliers (Ac 15) et à certaines franges judaïsantes de l’Eglise que les pagano-chrétiens faisaient partie intégrante de l’Eglise. Face à ceux qui auraient voulu contraindre, dans les communautés naissantes, ces pagano-chrétiens à se comporter comme de bons Juifs (e.g., Ga 2.14)[22], face à cet ethnocentrisme malsain, Paul s’est inlassablement battu en faveur d’une réconciliation pleine et entière, avec Dieu et dans l’Eglise, des Juifs et des non-Juifs.

Le ministère de Paul et de l’Eglise s’inscrivait pleinement et volontairement dans le grand projet réconciliateur de Dieu. Paul le savait : « Il nous a donné le ministère de la réconciliation. » (2Co 5.18) A plusieurs reprises, Paul parlera d’un « mystère », c’est-à-dire d’une réalité jusqu’alors cachée, mais maintenant révélée par Dieu à travers sa prédication de l’Evangile. Pour Paul, ce mystère était l’action décisive de Dieu en Christ pour la réconciliation et l’inclusion des païens dans l’Eglise (e.g., Rm 16.25-27 ; Ep 3.8-10 ; Col 1.25-27). Plus encore ce « mystère » était le plan de Dieu pour l’unité (la « récapitulation ») cosmique de tout ce qui est sur la terre et dans les cieux (Ep 1.9)[23]. Dans la pensée de l’apôtre, l’Eglise, composée de Juifs comme de non-Juifs, était donc l’expression tangible de ce « mystère », la preuve irréfutable de la victoire de Dieu sur les puissances séparatrices et hostiles à son action (Ep 3.8-10). L’Eglise incarnait le grand mouvement rédempteur et réconciliateur engagé par Dieu à la faveur de tout le cosmos.

Ainsi, Paul, convaincu qu’il était, voulait que l’Eglise s’empare elle aussi de ce ministère de réconciliation, de bénédiction des nations. Car, selon lui, si Dieu est l’agent et l’instigateur de la réconciliation, l’Eglise est non seulement l’objet, mais aussi l’ambassadrice de la réconciliation dans le monde. Paul désirait donc voir l’Eglise s’allier à lui pour proclamer l’œuvre réconciliatrice de Christ. Ensemble, ils suppliaient quiconque les écouterait : « Laissez-vous réconcilier avec Dieu. » (2Co 5.20) [24]

E. La communauté cruciforme comme « vectrice » de la réconciliation

Si l’Eglise a réellement pour mission d’être ambassadrice de la réconciliation, la question des moyens mis en œuvre pour accomplir cette mission doit aussi être posée. Evoquer les champs d’actions de l’Eglise en faveur de la réconciliation dans le monde prendrait bien trop de place, car ces champs, dans le Nouveau Testament comme aujourd’hui, sont très divers, nombreux[25]. En revanche, j’aimerais m’attarder sur un élément de réponse qui me semble fondamental.

Selon le Nouveau Testament, pour que l’Eglise soit cette ambassadrice, elle doit constamment se référer à la croix de Christ comme paradigme fondamental de sa vie. Non seulement elle doit proclamer l’accomplissement de la croix pour la réconciliation de toutes choses avec Dieu, mais elle doit également incarner cette croix dans sa vie communautaire. L’Eglise, à travers le Nouveau Testament, est appelée à une vie, à une spiritualité « cruciforme[26] ». Autrement dit, elle est appelée à vivre en son sein l’éthique du Royaume enseignée par Jésus (e.g., Mt 5-7), cette même éthique qui le poussa jusqu’à la croix. Selon cette éthique, les membres de l’Eglise, vivant de la grâce, apprennent à faire grâce à leur prochain. Ayant été pardonnés, ils pardonnent en retour. Ayant reçu le don de la vie de Christ, ils se donnent eux-mêmes pour autrui. Ayant été servis par Christ, ils se font serviteurs de tous. Ayant été accueillis dans leur différence, ils reçoivent et chérissent « l’autre », sans partialité, dans la communauté. Ayant été réconciliés avec Dieu, ils deviennent artisans de paix.

Un des lieux privilégiés dans lequel cette éthique de la croix prend forme, de manière symbolique mais néanmoins réelle, est le culte. Prenons quelques exemples. Rassemblé, le peuple de Dieu forme un corps uni, aimant et réconcilié (Mt 5.23-24), tourné vers la louange de Christ et à l’écoute de sa Parole. Dans ce corps, aucune division sociale, économique, ethnique ou culturelle n’est censée être maintenue : elles n’ont plus aucun sens. Les membres de ce corps ne viennent pas au culte simplement pour leur bien-être et leur édification personnelle, mais aussi et surtout en vue de l’édification commune (1Co 14.26). C’est pourquoi, lors du culte, ils mettent leurs dons spirituels au service de la communauté (1Co 12.4-11 ; Ep 4.11-16). N’étant pas animés par les critères et normes sociales de ce monde, tous se réunissent autour d’une même table pour partager un même repas (1Co 11.17-34). Finalement, connaissant les besoins financiers survenant dans la communauté, ils partagent une partie de leurs revenus pour le bien commun[27].

Bien évidemment, proposer ceci ne signifie pas que l’Eglise, réconciliée en son sein, demeure exclusivement centrée sur elle-même. Ce serait là un contresens fatal. Bien au contraire, la paix qui l’anime ne peut qu’être « débordante », impactant le monde dans lequel elle est appelée à être sel et lumière. Comme Israël était appelé à être une lumière pour les nations, la vie cruciforme de l’Eglise est un signe, un panneau indicateur, révélant au monde une autre manière de vivre sur cette terre. Ainsi, à travers l’Eglise, le monde découvre qu’une paix authentique, même encore imparfaite, est possible. A travers l’Eglise, le monde réalise que l’amour, le service et le don de soi sont plus puissants que l’égoïsme et la violence[28]. A travers l’Eglise, le monde découvre un Dieu compatissant, aimant, voulant être réconcilié avec toute sa création. C’est donc à travers une Eglise cruciforme, conformant sa proclamation et sa vie à celles de Christ, que Dieu continue d’œuvrer pour la réconciliation de toutes choses en lui.

Certes, cette vision peut paraître idyllique, alors que les chrétiens savent tous combien ce combat pour la paix est loin d’être aisé. Cela ne doit pas les surprendre : une Eglise cruciforme ne saurait emprunter un autre chemin que celui du calvaire ! Qu’elle n’oublie cependant pas que le calvaire fut porteur de vie, d’espérance et de paix. Comme Dieu a agi avec force à travers la faiblesse de son Fils sur la croix, il continue d’agir à travers la vulnérabilité, la fragilité et la dépendance de son Eglise.

Conclusion

Le récit biblique de la bonne nouvelle de la réconciliation que j’ai tenté de survoler ci-dessus n’est pas terminé. Les lecteurs de la Bible connaissent, certes, déjà la fin de l’histoire (Ap 7.9-10 ; 21-22), mais l’Eglise est toujours en mouvement, en chemin vers la paix cosmique qu’elle anticipe et qu’elle espère. Actrice au sein de ce grand récit, elle agit, forte de sa connaissance de l’œuvre de Dieu en Jésus-Christ, équipée du Saint-Esprit et désireuse de remplir son rôle d’ambassadrice de la réconciliation. Mais elle remarque qu’aucun script ne lui est fourni, rendant du même coup sa tâche ardue. En effet, les défis de la paix et de la réconciliation sont constamment mouvants, changeants dans notre monde. Les arguments et les solutions d’hier ne sont plus forcément ceux d’aujourd’hui. Face à des situations ô combien complexes, l’Eglise se sent parfois impuissante, interdite devant l’ampleur et la difficulté de la tâche. Face à ce manque, elle ne peut alors qu’improviser, c’est-à-dire être créative tout en se souciant de garder une vraie cohérence d’action au sein du grand mouvement réconciliateur initié par Dieu. Tel un musicien qui improvise dans le cadre d’une base rythmique et mélodique établie, l’Eglise doit, elle aussi, faire preuve d’imagination tout en se référant au cadre narratif de la bonne nouvelle de la réconciliation, annoncée depuis Abraham et portant du fruit dans le monde jusqu’à aujourd’hui. Comme le musicien, c’est la cohérence, la beauté d’ensemble et l’harmonie qu’elle recherche. Or, quoi de mieux pour nourrir sa propre créativité que de considérer et se laisser inspirer par ceux qui l’ont précédée et qui ont fait preuve d’originalité, de beauté d’âme et surtout de fidélité à Jésus-Christ dans leur combat : l’apôtre Paul, bien sûr, mais aussi saint François d’Assise, mère Teresa, Martin Luther King, Desmond Tutu, Jean Vanier… Autant de héros de la réconciliation qu’il vaut la peine de découvrir encore et toujours.


* N. Farelly est professeur associé en Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] C.J.H. Wright, The Mission of God : Unlocking the Bible’s Grand Narrative (Downers Grove, IL, IVP Academic, 2006), 194. Voir également P.D. Miller, « Syntax and Theology in Genesis xii 3a », Vetus Testamentum 34 (1984), 472-75, qui interprète les versets 2-3 comme des subordonnées de conséquence.

[2] Une manière simple de concevoir l’intrigue d’un récit est à travers la triade « Charge, Complication, Résolution ». Ici, Abraham est chargé par Dieu d’être une bénédiction pour toutes les nations, mais nous verrons plus loin que bien des complications sont intervenues pour rendre la réalisation de cette mission difficile, sinon impossible, avant que Dieu lui-même envoie son Fils résoudre notre intrigue. En lui, toutes les nations sont bénies.

[3] Le mot souvent traduit par « homme » (Adam) en Gn 1.26-27 désigne l’humanité : « Ce n’est pas l’individu mais l’humanité tout entière qui a été créée à l’image de Dieu. Ce n’est pas l’individu mais les hommes dans leur ensemble qui reçoivent la mission d’être les administrateurs de la création. » Voir B. Ott, Shalom. Le projet de Dieu. Coll. « Les dossiers de Christ Seul » n° 1-2 (Montbéliard, Editions Mennonites, 2003), 20.

[4] C. Wright, op. cit., 196, analyse correctement le lien entre les chapitres 10 et 11 de la Genèse. Selon lui, ceux-ci sont théologiquement complémentaires et non chronologiquement séquentiels. Sinon, comment comprendre Gn 11.1 (« La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots ») après Gn 10.31 (« Tels furent les fils de Sem selon leurs clans et leurs langues, groupés en pays selon leurs nations ») ?

[5] Ibid., 197.

[6] G. von Rad, La Genèse, trad. E. de Peyer (Genève, Labor et Fides, 1968), 153.

[7] B. Ott, op. cit., 27 : « La paix disparaît de tous les domaines de la vie, l’harmonie vole en éclats. Tout n’est plus ‹très bien›. L’homme court après l’amour et ne trouve que domination et oppression. Il soupire après la communion, mais trouve la guerre. Il a envie de travailler, mais se trouve aux prises avec épines et chardons. Il recherche le progrès et s’éloigne de plus en plus de Dieu. Il aspire à l’unité du monde et le trouve dispersé. »

[8] G. von Rad, op. cit., 153, continue : « Nous sommes donc parvenus à un point où s’engrènent l’histoire des origines et celle du salut, un des sommets de l’A.T. »

[9] R. Bauckham, Bible and Mission : Christian Witness in a Postmodern World (Milton Keynes/Grand Rapids, MI, Paternoster/Baker Academic, 2003), 29-30.

[10] Les autres échos explicites de la promesse d’Abraham se trouvent en Ps 72.17 ; Es 19.24-25 et Za 8.13.

[11] Voir en particulier Ex 19.4-6 ; Es 42.5-7.

[12] Dans l’Ancien Testament, les prophètes n’auront donc de cesse d’adresser des critiques à l’égard d’Israël, tout simplement parce que, malgré les sacrifices, l’injustice continuait de déborder dans la vie sociale. Es 1.11-17 est éloquent sur ce sujet : « Qu’ai-je affaire de la multitude de vos sacrifices ? dit l’Eternel. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la graisse des veaux. Je ne prends pas plaisir au sang des taureaux, des brebis et des boucs. […] Quand vous étendez vos mains, je détourne de vous mes yeux. Quand vous multipliez les prières, je n’écoute pas : vos mains sont pleines de sang. Lavez-vous, purifiez-vous, ôtez de devant mes yeux la méchanceté de vos actions. Cessez de faire le mal. Apprenez à faire le bien, recherchez la justice, protégez l’opprimé. Faites droit à l’orphelin, défendez la veuve. » (NBS)

[13] Un auteur comme N.T. Wright insiste depuis plusieurs années sur l’importance de prendre en compte le récit d’Israël dans l’étude des évangiles. Voir, en particulier, les deux premiers volumes de son projet de théologie du Nouveau Testament : N.T. Wright, The New Testament and the People of God. Christian Origins and the Question of God, vol. 1 (Minneapolis, MN, Fortress, 1992) ; et Jesus and the Victory of God. Christian Origins and the Question of God, vol. 2 (Minneapolis, MN, Fortress, 1996).

[14] R. Bauckham, op. cit., p. 33, remarque à ce titre que l’évangile selon Matthieu débute la généalogie de Jésus avec Abraham (Mt 1.1-2), et se conclut par l’envoi des disciples en mission pour qu’ils fassent « de toutes les nations des disciples » (Mt 28.19). Il est ainsi le descendant d’Abraham en qui toutes les nations de la terre seront bénies.

[15] De plus, déjà à travers l’Ancien Testament, les actes de salut en faveur d’Israël étaient des signes faisant connaître Dieu à toutes les nations (Ex 18.11 ; Jos 4.24 ; 1R 19.19 ; 2Ch 6.32-33 ; Ez 36.22-23).

[16] Comme l’écrit P. Keller, « Le salut comme réconciliation », in Rédemption et salut. La portée de l’œuvre de Christ pour la vie d’Eglise, pour l’éthique, sous dir. C. Baecher. Coll. Perspectives Anabaptistes (Charols, Excelsis, 2011), 136 : « Avant d’être pensée théologiquement, l’expérience du salut est une expérience concrète de réconciliation. »

[17] Cette liste est une adaptation de celle qui est proposée par C. Wright, op. cit., 310.

[18] Voir P. Keller, op. cit., 140-42.

[19] C. Wright, op. cit., 313.

[20] Comme évoqué précédemment, l’allusion à la promesse de Dieu à Abraham est évidente dans le fameux envoi en mission des disciples en Mt. 28.19 : « Allez, faites de toutes les nations des disciples (…). »

[21] Pour les arguments en faveur de ce lien, voir C.K. Barrett, A Critical and Exegetical Commentary on the Acts of the Apostles, vol. 1 (Edinburgh, T&T Clark, 1994), 119 ; G. Chereau, « De Babel à la Pentecôte. Histoire d’une bénédiction », in Nouvelle Revue théologique 122 (2000) : 19-36. Pour une critique de ce lien, qui nous semble pourtant fondamental, voir S.D. Butticaz, L’identité de l’Eglise dans les Actes des Apôtres. De la restauration d’Israël à la conquête universelle (Berlin/New York, NY, de Gruyter, 2011), 93-98.

[22] Ces judéo-chrétiens insistaient avant tout sur l’importance des marqueurs d’identité juive : la circoncision, l’observation du sabbat et la réglementation alimentaire. Paul insistera, lui, sur la foi comme seul « badge » d’appartenance au peuple de Dieu.

[23] P.T. O’Brien, The Letter to the Ephesians, PNTC (Leicester/Grand Rapids, MI, Apollos/Eerdmans, 1999), 108-11.

[24] Selon S.E. Porter, Dictionary of Paul and his Letter, eds. G.F. Hawthorne, R.P. Martin et D.G. Reid  (Downers Grove, IL, InterVarsity, 1993), s.v. Peace, Reconciliation, contrairement à la manière dont est généralement compris ce texte, Paul ne supplie pas, ici, les Corinthiens de se laisser réconcilier avec Dieu, mais exprime bien que cet appel est celui, concerté, de toute l’Eglise envers ceux qui ne sont pas encore réconciliés avec Dieu (686).

[25] L’engagement du Cap. Une confession de foi et un appel à l’action. Mouvement de Lausanne (Marpent, BLF Europe, 2011), 56-63, est sur ce point exemplaire de clarté et de synthèse. Sur la base de la paix réalisée par Christ, il appelle l’Eglise à s’impliquer pour la paix dans les conflits ethniques, en faveur des victimes de la pauvreté et de l’oppression, envers les personnes handicapées et celles vivant avec le VIH, et dans le domaine de la protection de l’environnement. Voir également le très beau livre d’E. Katongole & C. Rice, Reconciling All Things. A Christian Vision for Justice, Peace and Healing (Downers Grove, InterVarsity, 2008).

[26] Sur le concept de « cruciformité » chez Paul, voir M.J. Gorman, Cruciformity : Paul’s Narrative Spirituality of the Cross (Grand Rapids, MI, Eerdmans, 2001).

[27] On pourrait ajouter à cette liste le fameux « baiser de la paix » ou « baiser fraternel » (Rm 16.16 ; 2Co 13.12 ; 1Th 5.26 ; 1P 5.14), qui n’est plus guère pratiqué aujourd’hui. Sur ce point, voir N. Blough, « Le culte comme rite de réconciliation », Cahiers de l’Ecole pastorale 75 (2010) : 23.

[28] L’Eglise, malheureusement, a très souvent eu du mal avec cette idée (e.g., les croisades, les guerres de religions, mais aussi aujourd’hui un certain fondamentalisme chrétien, haineux et violent).

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Nicolas FARELLY*

Qu’appelle-t-on l’Esprit de prophétie ?

Le lien entre l’Esprit de Dieu et la prophétie est intrinsèque dans la littérature biblique et dans les traditions influencées par cette littérature. Ainsi, dans le Judaïsme, notamment dans les Targoums[1], l’Esprit de Dieu est souvent appelé « Esprit de prophétie » ou « Esprit prophétique ». Dans l’Ancien Testament, en particulier dans les traductions des Septantes, les prophètes sont décrits comme étant ceux qui ont l’Esprit de Dieu (Nb 11.29 ; 4 R 2.9, 15; Ne 9.20 ; Za 1.6, 7.12). On se demande aussi, par exemple, si le roi Saül est un prophète, puisqu’il a reçu l’Esprit de Dieu comme les autres prophètes (1 R 10.10-12, 19.23-24). Osée utilise le titre d’« homme de l’Esprit » comme synonyme de « prophète » (Os 9.7). Pour un certain Judaïsme du temps de Flavius Joseph, l’interruption de la lignée des prophètes canoniques depuis les temps d’Antaxerxès s’explique par le fait que « l’Esprit Saint a déserté Israël[2]. » Pareillement, l’Oracle de Joël 3.1 annonce qu’une nouvelle effusion de l’Esprit se manifesterait par un renouveau de la prophétie.

Le christianisme reprendra, bien évidemment, à son compte ce lien entre Esprit et prophétie, aboutissant, par exemple, à la déclaration du Symbole de Nicée-Constantinople : « Je crois à l’Esprit Saint, qui est Seigneur et qui vivifie, … qui a parlé par les prophètes. » Dans le Nouveau Testament lui-même, Jésus est le prophète par excellence parce que Dieu lui donne l’Esprit sans mesure (Jn 3.34). De même, pour Paul, le « mystère » de la volonté divine, qui a été porté à sa connaissance, fut révélé par l’Esprit aux « apôtres et prophètes » (Ep 3.5).

Bien d’autres exemples pourraient être donnés, mais le lien entre Esprit de Dieu et prophétie est clairement et suffisamment établi par ces références. Nous pouvons parler, bibliquement, de l’Esprit de Dieu comme de l’Esprit de prophétie. Dieu est celui qui, par son Esprit, anime ses prophètes pour que ceux-ci communiquent son message. Ainsi, force est de constater que la littérature biblique lie étroitement la notion d’Esprit de Dieu et cette forme d’expérience et de ministère qu’est la prophétie.

Après ces quelques remarques introductives, essayons de suivre comment cet Esprit de prophétie s’est manifesté à travers le récit biblique, notamment et à travers l’histoire du peuple de Dieu. Une quelconque recension exhaustive de ce phénomène serait impossible, mais nous tenterons de donner un large aperçu de certaines dimensions importantes du prophétisme biblique, en nous appuyant sur quelques figures marquantes. Nous partirons de la figure fondatrice du prophète, Moïse, pour aller jusqu’au « prophète comme Moïse », Jésus, en passant par, et en essayant de distinguer, les nombreux types de prophètes qui ont jalonné l’histoire d’Israël. Finalement, nous conclurons par quelques remarques sur le phénomène de la prophétie dans l’Eglise primitive, vivant sa foi après l’effusion de l’Esprit lors de la Pentecôte.

Une figure fondatrice : Moïse

Qu’est-ce qu’un prophète ? Un prophète est, de manière tout à fait basique, un porte-parole de Dieu. Le message du prophète, quelle que soit sa forme, ou son caractère spécifique, est une prophétie en ce que ce message est porteur d’une parole venant de Dieu lui-même. Dieu place ses paroles sur sa bouche (Dt 18.18 ; Jr 1.9). Mais plus qu’un simple réceptacle, plus qu’un simple porteur de message divin, le prophète porte sur lui l’autorité divine, le sceau de garantie sur ses paroles, ce qui explique d’ailleurs pourquoi Dieu prenait personnellement le refus ou l’ignorance du peuple face au message des prophètes. Refuser ou ignorer le message du prophète, c’est refuser ou ignorer la parole de Dieu lui-même.

Un rôle paradigmatique

Si le premier personnage à recevoir le titre de « prophète » dans les Ecritures est Abraham (Gn 20.7), la grande figure faisant référence, la figure fondatrice du prophétisme d’Israël, n’est autre que Moïse[3]. Léon Ramlot parlera de lui comme ayant un « rôle paradigmatique[4]. » Et, comme le remarque également J. Alec Motyer, « chaque caractéristique du vrai prophète de Yahvé dans la tradition classique de la prophétie vétérotestamentaire se trouva en premier lieu en Moïse[5]. » Quelles sont ces caractéristiques ? Trois, au moins, semblent particulièrement saillantes.

Tout d’abord, comme pour tout véritable prophète après lui, c’est bien de Dieu qu’est venue la vocation prophétique de Moïse. C’est que nul autre que Dieu ne peut prendre l’initiative de dire sa Parole, si ce n’est le faux prophète (Jr 14.14 ; 23.21). Moïse a reçu un appel personnel et spécifique de la part de Dieu en Exode 3.1-4.17. Dieu s’est montré à lui lors de l’épisode du buisson-ardent, Moïse est entré dans la présence de Dieu, puis il a été placé devant les hommes pour parler de la part de Dieu. Ainsi, contrairement aux dieux des nations païennes, le Dieu d’Israël prend l’initiative de sa Parole. Il révèle et se révèle quand il le veut. Nul ne peut le forcer à parler comme on irait faire parler les oracles. Et si on peut venir le consulter (Am 7.14-15), Dieu se réserve le droit de répondre ou non. A l’instar de Moïse, les prophètes vétérotestamentaires communiquent donc le message divin, à l’initiative de Dieu lui-même.

Deuxièmement, Moïse est paradigmatique du prophétisme vétérotestamentaire par la manière avec laquelle il sut interpréter l’histoire. Les prophètes bibliques avaient effectivement une conscience de l’histoire bien plus large que des simples événements localisés et contemporains, compris comme une succession fragmentaire. Non, Moïse et ses successeurs pensaient l’histoire, ils la comprenaient dans son ensemble, passée, présente et future, ayant ainsi une vision de ce que certains appellent le « devenir historique[6]. » Plus encore, avec les prophètes bibliques, l’histoire devient révélation parce que Dieu équipe les prophètes d’indices nécessaires à l’interprétation des événements auxquels ils ont à faire face. Ainsi, Moïse a su interpréter les dix plaies d’Egypte, préparé qu’il avait été par Yahvé. Il n’a pas eu besoin de rechercher la signification de ces événements puisqu’il avait été prévenu auparavant de leur sens[7]. De même, les prophètes vétérotestamentaires avaient cette capacité à proclamer un message pour une situation donnée en utilisant, pour faire passer ce message, le récit d’événements encore à venir. Entre proclamation et prédiction, le lien était souvent complexe, mais surtout profond, dans le prophétisme vétérotestamentaire.

Une troisième caractéristique du prophétisme vétérotestamentaire, trouvant son point d’ancrage en Moïse, est le souci éthique et social du prophète. Moïse n’est-il pas le créateur du code civil et éthique le plus « social » du monde ancien ? La Torah démontre effectivement, encore et encore, un souci profond pour les faibles, les pauvres et les opprimés. C’est un code traitant également très sévèrement l’injustice des oppresseurs et des petits tyrans. Cette dimension éthique et sociale, les devins des religions païennes y étaient, généralement, tout à fait indifférents. Mais pour les prophètes bibliques, elle était fondamentale (pensez, par exemple, au prophète Michée). Ce phénomène remontait à Moïse lui-même.

Le texte charte : Deutéronome 18

Ainsi, Moïse est bien le prophète par excellence, la figure fondatrice et paradigmatique du prophétisme vétérotestamentaire. Mais s’il est la figure référence en la matière, le texte charte sur lequel se base toute l’institution prophétique est Deutéronome 18.9-22 (en particulier les versets 15-19). Dans ce passage bien connu, Dieu, par l’intermédiaire de Moïse, institue le ministère prophétique dans un contexte où de nombreuses pratiques païennes auraient pu attirer le peuple d’Israël : la divination, la sorcellerie, le fait d’interroger les spirites ou les médiums, ou encore de consulter les morts. Or, toutes ces pratiques sont « abomination » pour le Seigneur, et le peuple d’Israël n’a pas besoin de se livrer à celles-ci puisque le Seigneur lui donnera des prophètes. Pour le peuple de Dieu, les pratiques superstitieuses ou occultes, que le Seigneur abhorre, ne seront d’aucune utilité. Ils auront en leur sein des prophètes.

Dans le contexte plus large de ce texte charte, nous réalisons, en effet, que la fonction prophétique acquerra permanence en Israël puisque cette fonction n’est pas la seule à être instituée. Ce texte se trouve dans un ensemble commençant en Deutéronome 16.18, où diverses fonctions importantes pour la vie du peuple d’Israël en terre promise sont décrites : les fonctions de juges (16.18-17.7), de prêtres (17.8-13), de rois (17.14-20), de prêtres et lévites (18.1-8), et donc de prophètes (18.9-22). Comme ces autres fonctions instituées par Dieu pour le peuple d’Israël, le ministère prophétique est compris ici comme une fonction continuelle en Israël : l’institution du ministère prophétique prévoit implicitement que des prophètes se succéderont au sein du peuple pour remplir ce rôle de porte-parole de Dieu.

Comme évoqué, c’est Moïse qui sera le critère du prophète du Seigneur. Le texte répète à deux reprises que c’est « un prophète comme [Moïse] » (Dt 18.15, 18) que le Seigneur suscitera pour Israël et que le peuple devra écouter. Certes, aucun prophète ayant succédé à Moïse n’aura réellement été « comme Moïse ». C’est que le rôle fondateur joué par Moïse ne pouvait être égalé, si bien que la comparaison ne se réfère qu’au rôle prophétique joué par Moïse[8]. Plus encore, c’est lui qui a institué la première alliance et qui a donné la Loi la régissant. Sur ce fondement repose toutes les institutions de l’ancienne alliance. Les prophètes qui ont pris sa suite construiront donc sur cette fondation, faisant constamment appel à la Loi, développant et actualisant son apport pour la vie du peuple, mais ils n’ont jamais pu réellement se targuer d’être « comme Moïse ». La fin du Deutéronome explicitera même qu’Israël n’a plus connu après Moïse de prophète comme lui (Dt 34.10).

En même temps, le texte du Deutéronome 18 annonce bien la venue d’un individu qui, lui, sera, « un prophète comme Moïse[9]. » Notre texte institue donc un ministère permanent en Israël, une fonction dans laquelle se succèderont de nombreux prophètes prenant pour exemple Moïse, tout en insistant aussi sur la promesse selon laquelle « un prophète comme Moïse » lui succéderait un jour. Pour le christianisme, ce prophète n’est bien évidemment pas autre que Jésus (cf. infra).

Plusieurs types de prophètes vétérotestamentaires

Il semble important, à ce stade de notre étude, de faire quelques distinctions au sein de l’institution prophétique en Israël. Si tous les (vrais) prophètes prenaient appui sur Moïse, tous ne se ressemblaient pas dans leur mode de fonctionnement. Certes, le rôle des prophètes bibliques, dans leur ensemble, était d’appeler le peuple à l’obéissance, selon les clauses de l’Alliance instituée par Moïse. A travers l’histoire d’Israël, les prophètes n’auront de cesse de rappeler les sanctions pouvant s’abattre sur le peuple en cas de désobéissance (ex. Dt 28), sanctions pouvant aller jusqu’à l’exil. Dieu envoie donc ses prophètes pour dénoncer les fautes de son peuple et les prévenir du jugement encouru. Mais au-delà de ce rôle de trouble-fêtes, le but recherché par les prophètes, et par Dieu, était que le peuple apprenne à vivre avec son Dieu, que le peuple trouve la vie avec lui et qu’il puisse ainsi être la lumière que Dieu l’avait appelé à être pour les nations.

Pour atteindre ce but, différents types de prophètes, des hommes et des femmes (ex. Myriam, Déborah) ont vu le jour en Israël pour y exercer un ministère. Un aperçu chronologique du ministère prophétique dans l’Ancien Testament serait probablement trop long pour la place impartie à cette étude[10]. Or, David Aune, auteur d’une somme importante sur le prophétisme dans le monde méditerranéen ancien, distingue quatre types de prophètes ayant exercé en Israël[11], et il nous semble pertinent de mentionner ici ces quatre types de prophètes.

La première catégorie de prophètes est pour lui celle des prophètes shamanistes. Ce type de prophètes est exemplifié par des figures importantes telles que Samuel, Elie et Elisée. Ils combinaient les caractéristiques d’hommes saints, de sages, de faiseurs de miracles et de devins[12]. Ces prophètes étaient souvent associés aux lieux saints et aux rites religieux, et, comme Samuel, pouvaient combiner les rôles de prophètes et de prêtres. Ils étaient itinérants, vivant apparemment de la générosité des gens qu’ils servaient.

La deuxième catégorie est plus discutée : c’est celle des prophètes cultuels. Selon Aune, il existait, probablement dans la période préexilique, une relation formelle entre certains prophètes et le temple de Jérusalem. Il semble, en effet, que certains prophètes aient été membres du « personnel » du temple, placés sous l’autorité des prêtres. Ainsi, des prophètes comme Jérémie étaient associés au culte dans l’exercice de leur fonction prophétique. D’autres, comme Joël, Nahum ou Habakkuk semblent avoir utilisé des formes liturgiques dans leurs écrits prophétiques. Nous savons également que des prophètes comme Aggée et Zacharie ont œuvré avec Zérubbabel et le prêtre Josuée ben Jozadak dans la reconstruction du temple (Esd 5.1-2).

Troisièmement, les prophètes de cour. Il existe effectivement de nombreux exemples de prophètes qui communiquaient des messages de la part de Dieu aux monarques régnant en Israël. Ceci était particulièrement vrai quand une guerre était imminente. Les prophètes n’hésitaient pas alors à venir délivrer leur message, même sans avoir été sollicités, devant le roi. Mais les prophètes étaient tout de même très souvent sollicités par les rois. Gad, par exemple, est désigné en 2 Samuel 24.11 comme étant « le visionnaire de David », un titre qui semble indiquer une fonction officielle à la cour du roi. L’auteur des Chroniques nomme également Asaph, Heman, et Jeduthun comme visionnaires du roi David. Nathan, lui, semble carrément avoir fonctionné comme prophète officiel de David (2 S 7.4-17, 12.1-17), même si l’expression « prophète du roi » n’est jamais utilisée pour lui comme pour n’importe qui d’autre dans l’Ancien Testament.

Finalement, Aune nomme une quatrième catégorie de prophètes, peut-être la plus connue : les prophètes libres. Ceux-ci sont désignés ainsi car ils ne furent liés ni au roi, ni au temple. Effectivement, à partir de la moitié du VIIIe siècle avant Jésus-Christ, la menace de l’expansion assyrienne dans la région apporta une période trouble lors de laquelle d’autres grandes puissances ont essayé, tant bien que mal, de prendre le contrôle du Moyen-Orient. La localisation d’Israël étant ce qu’elle est (centrale), le pays se trouvait au cœur des intérêts politiques et militaires de ces grandes puissances. Cette situation conduisit à la chute du Royaume du Nord (Israël) aux mains des Assyriens en 721, et à celle du Royaume du Sud (Juda) aux mains des Babyloniens en 586. Bien évidemment, la vie de ces peuples changea dramatiquement à partir de ces moments-là. De libres qu’ils étaient, ils se retrouvaient de nouveaux esclaves, exilés, sous le joug d’oppresseurs païens. Ce n’est pourtant pas faute de les avoir avertis : la désobéissance du peuple conduirait à sa chute. Tel fut, en grande partie, le message des prophètes libres. Alors que les rumeurs de guerres, les jeux diplomatiques et les déploiements militaires allaient bon train, ce phénomène prophétique n’eut de cesse d’appeler le peuple et les autorités à l’obéissance à Dieu et à la Loi. Amos et Osée, en Israël, Michée et Esaïe, en Juda, furent les premiers à exercer ce nouveau type de prophétie. Ils se tenaient à la périphérie des sphères d’influences et de la société en général, ce qui leur permettait d’appeler les institutions et le peuple tout entier à changer, tant dans le domaine social que religieux, afin de ne pas être punis. Ces prophètes étaient en quelque sorte des réformateurs, agissant indépendamment des structures d’autorité. Equipés de leur simple vocation divine, ils rappelaient sans cesse le peuple à ses racines alliancielles et à son devoir d’obéissance.

Clairement, à travers l’histoire d’Israël, Dieu fut donc présent avec son peuple par l’intermédiaire des prophètes. Animés de son Esprit, ces derniers annoncèrent la Parole de Dieu dans des contextes multiples et sous des formes variées.

La prophétie dans le Nouveau Testament

Continuité avec l’Ancien Testament

L’opinion selon laquelle, entre le Ve siècle avant Jésus-Christ et les débuts du christianisme, la prophétie aurait cessé en Israël, est très répandue. Certains parlent carrément de « 400 ans de silence » pour ce qui est de la période intertestamentaire. Or, tout n’est pas si simple, et il est, au regard des évidences, très difficile d’être aussi catégorique[13]. En effet, pour appuyer une telle thèse, il n’est pas rare de citer quelques textes rabbiniques se référant à la cessation de la prophétie pendant cette période. Mais ces textes sont loin d’être clairs. Un de ces textes est Tosephta Sotah 13.2 :

Quand les derniers prophètes – Aggée, Zacharie et Malachie – sont morts, le Saint-Esprit cessa en Israël. Malgré cela, ils étaient informés par le moyen d’oracles [bat qol]. 

Un autre texte rabbinique souvent utilisé est Seder Olam Rabbah 30 :

Jusqu’alors, les prophètes ont prophétisé par le moyen du Saint-Esprit. Mais à partir de maintenant, prête l’oreille et écoute le message des sages.

Sans vouloir entrer dans trop de détails, il semble bien que ces deux passages, qui identifient le rôle joué par le Saint-Esprit dans l’activité prophétique des prophètes, se concentrent avant tout sur l’activité des prophètes dits canoniques, ceux dont nous retrouvons les écrits dans l’Ancien Testament. Ce n’est donc pas forcément la prophétie en général qui aurait cessé. D’ailleurs, le premier passage que j’ai lu souligne l’idée selon laquelle la révélation divine a tout de même continué dans le Judaïsme, malgré la cessation de l’Esprit, et ce à travers le bat qol, une voix céleste ayant des fonctions oraculaires et divinatoires. 

Mais au-delà de ces textes, il existait une grande variété de vues sur la question de la prophétie et de sa cessation ou non dans la période intertestamentaire. Les passages mentionnés ci-dessus, malgré leur intérêt, ne représentent qu’une position parmi tant d’autres. Par exemple, les sectes juives pendant la période du Second Temple ne semblent pas avoir considéré que la prophétie avait cessé. L’Esprit de Dieu était compris comme un don eschatologique, mais ceci ne signifiait pas son absence avant l’eschaton. A Qoumrân, par exemple, on était persuadé que l’Esprit était présent et actif dans la communauté, si bien que la prophétie et la présence de l’Esprit étaient probablement regardées comme des phénomènes normaux dans ces communautés.

Il n’est donc pas surprenant, dans le Nouveau Testament, de lire dans les récits évangéliques que la prophétie était bien active en Palestine. Par exemple, le Père de Jean-Baptiste (Zacharie), Anna, Siméon, et même Marie au début de l’évangile de Luc montrent tous que le phénomène n’avait pas cessé (Lc 1.46-55, 67-69, 2.26-38). De plus, et ceci est d’une importance capitale pour comprendre le ministère de Jésus, Malachie n’est pas considéré par le Nouveau Testament comme le dernier prophète à avoir parlé avant la venue du Messie. Non, Jésus lui-même déclare que l’ultime prophète n’est autre que Jean-Baptiste : « car les prophètes et la Loi ont parlé en prophète jusqu’à Jean » (Mt 11.13). Cette réalisation poussera Motyer à parler de Jean-Baptiste comme étant le dernier maillon d’une chaîne remontant à Moïse ! La prophétie forme ainsi, pour lui, la ligne de continuité la plus importante entre l’Ancien et le Nouveau Testament[14].

Jésus : le prophète eschatologique 

Mais si Jean-Baptiste est, pourrait-on dire, le dernier des prophètes vétérotestamentaires, Jésus est aussi prophète, un prophète d’un autre ordre, même si son statut n’est pas sans lien avec l’Ancien Testament. En effet, dans l’évangile de Jean notamment, mais aussi dans les Actes des Apôtres, Jésus semble clairement identifié comme le prophète eschatologique, Moïse redivivus : le prophète « comme Moïse » annoncé en Deutéronome 18.

La désignation « le prophète », trois fois dans le quatrième évangile, va dans ce sens. Tout d’abord, on vient demander à Jean s’il est le prophète, ce qu’il nie (1.21). Puis, à deux reprises, les foules s’exclament devant Jésus « C’est vraiment lui, le prophète qui vient dans le monde » et « Vraiment, c’est lui le prophète » (6.14-15, 7.40). Ces exclamations sont importantes, puisqu’elles interviennent toutes deux après des événements rappelant le ministère de Moïse. En Jean 6, Jésus vient de multiplier des pains pour 5 000 personnes, ce qui n’est pas sans rappeler la manne du temps de Moïse. En Jean 7, il vient de faire référence aux fleuves d’eau vive qui couleront de son sein, ce qui, là encore, n’est pas sans rappeler Deutéronome 17.1-7, l’épisode du rocher d’Horeb que Moïse frappa avec son bâton pour en faire jaillir de l’eau. Ceci semble, au moins, indiquer qu’il existait en Israël une forte attente pour ce « nouveau Moïse », et que certains l’avaient trouvé en Jésus. Mais ceci semble aussi refléter la perspective de l’évangéliste pour qui Jésus était le prophète, celui par qui le salut eschatologique arriverait[15].

Luc, dans les Actes des Apôtres, vient sceller cette idée. A deux endroits (3.22, 7.37), Deutéronome 18.15-18 est appliqué à la personne de Jésus. Ainsi, pour les premiers disciples, il ne faisait aucun doute que Jésus était bien ce « prophète comme Moïse » que Dieu enverrait. Il est d’ailleurs très intéressant que, dans le diptyque Luc-Actes, Luc mentionne un nombre important de prophètes avant et après le ministère de Jésus, alors que pendant son ministère, il est le seul prophète sur la scène[16] !

Mais en quoi Jésus est-il prophète, qui plus est « prophète comme Moïse » ? Jésus est ce prophète, un prophète plus grand encore que Moïse (Hé 3), en ce qu’il a, comme son prédécesseur, posé les fondations d’une nouvelle alliance pour le peuple. Plus encore, il a énoncé une nouvelle loi, la loi du Royaume de Dieu pour réguler cette alliance (voir Mt 5-7). En cela, Jésus est l’aboutissement, l’achèvement du prophétisme d’Israël. Dans sa personne, il récapitule non seulement le ministère des prophètes, mais aussi leurs attentes. Tel semble être le sens de l’ouverture magnifique de l’épître aux Hébreux 1.1-2 :

« Après avoir autrefois, à bien des reprises et de bien des manières, parlé aux pères par les prophètes, Dieu nous a parlé, en ces jours qui sont les derniers, par un Fils qu’il a constitué héritier de tout et par qui il a fait les mondes. »

Jésus était bien plus qu’un prophète, mais il était aussi le prophète par excellence, celui qui avait reçu l’Esprit sans mesure : « Car celui que Dieu a envoyé dit les paroles de Dieu, parce qu’il donne l’Esprit sans mesure » (Jn 3.34 ). Alors que l’Esprit était auparavant donné aux prophètes avec mesure, Jésus, lui, énonce la Parole de Dieu continuellement. Il représente Dieu pleinement et constamment, rempli qu’il est du Saint-Esprit.

La Pentecôte : l’Esprit de prophétie est déversé sur les disciples

Or, Christ avait promis à ses disciples qu’après son ascension, il enverrait son Saint-Esprit, qui les rendrait capables de témoigner dans le monde, et qui, d’ailleurs, témoignerait à leurs côté (e.g. Jn 14.26, 15.26-27 ; Ac 1.8). Que ce témoignage inclut l’inspiration prophétique provient, même si c’est implicitement, de Jean 16.12-15. Ainsi, les apôtres qui, les premiers, témoignèrent de Jésus-Christ, le firent par le même Esprit qui avait inspiré les prophètes de l’Ancien Testament avant eux, et qui avait habité en Jésus-Christ. Il ne faut donc pas être surpris quand, lors de la Pentecôte, le Saint-Esprit est déversé sur les apôtres réunis dans la chambre haute, qu’une des manifestations premières soit la parole prophétique, parlée en langues variées (Ac 2.1-12). Pierre expliquera ce phénomène en utilisant le prophète Joël 2.28-32 :

Dans les derniers jours, dit Dieu, je répandrai de mon Esprit sur tous ; vos fils et vos filles parleront en prophètes, vos jeunes gens auront des visions et vos vieillards auront des rêves. Oui, sur mes esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là, je répandrai de mon Esprit, et ils parleront en prophètes (Ac 2.17-18).

Si les apôtres sont les premiers réceptacles de l’Esprit à la Pentecôte, si c’est sur eux que se concentre alors le don de l’Esprit, il ne fait aucun doute qu’à partir de ce moment, tout chrétien est un prophète en puissance. L’Esprit qui est donné à l’Eglise est l’Esprit de prophétie. Paul dira d’ailleurs aux Corinthiens, quelques années plus tard « Aspirez aux pratiques spirituelles, surtout à celles qui consistent à parler en prophètes » (1 Co 14.1). De fait, quand les chrétiens recevaient la puissance de l’Esprit, une des manifestations fréquentes d’un tel don était la capacité de parler en langues et de prophétiser (Ac 2.4, 17-18, 10.44-48, 19.6 ; 1 Co 1.5-7). Le Nouveau Testament ne dit pas si cette capacité a perduré chez ces nouveaux convertis. Mais force est de constater que telle fut, au moins, une des manifestations de la réception de l’Esprit chez les chrétiens. Comme les prophètes de l’Ancien Testament prenaient appui sur Moïse (sa parole prophétique et son code alliancielle), les chrétiens sont maintenant prophètes à la suite de Jésus-Christ, prenant appui sur son enseignement et sa Loi du Royaume[17].

Bien évidemment, ce don de prophétie n’était pas sans poser de problème dans les

Eglises. Certains prophètes, notamment à Corinthe, semblent être tombés dans des transes incontrôlées, si bien que la communauté fut encouragée, non à interdire la prophétie, mais à vérifier la véracité et la fiabilité des paroles déclarées par les prophètes, parfois devant des non-chrétiens. L’ordre dans l’Eglise devait être maintenu à tout prix, pour Paul, afin que la prophétie ne devienne pas un contre témoignage. Paul exhortera ailleurs les Thessaloniciens à aller dans le même sens : « N’éteignez pas l’Esprit, ne méprisez pas le message des prophètes ; examinez tout, retenez ce qui est bien ; abstenez vous du mal sous toutes ses formes » (1 Th 5.19-20).

Conclusion

Evidemment, bien davantage aurait pu être dit sur la manifestation de l’Esprit prophétique à travers l’histoire du peuple de Dieu. De même, bien des nuances seraient nécessaires à ce traité d’ordre général. Mais ce qui, nous l’espérons, ressort d’une telle étude, est à quel point l’Esprit de prophétie est resté très actif tout au long de cette histoire : avec Moïse et ses successeurs, aboutissant au paroxysme de l’histoire d’Israël en Jésus-Christ, qui déversera son Esprit de prophétie sur ses apôtres et son Eglise. La prophétie est sans nul doute un aspect primordial du rôle et de l’activité de l’Esprit de Dieu dans la Bible. La présence de la prophétie, tout au long de l’histoire du peuple de Dieu, indique la continuité de la présence de Dieu avec ce peuple. Dieu est présent, il prend soin de son peuple, le rappelle à lui, l’encourage, et il le fait, en particulier, par ses prophètes qui le représentent et qui témoignent de lui.


* Nicolas Farelly est professeur associé en Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] Voir, en particulier, A.W.D. Lui, « The Spirit of Prophecy and Pauline Pneumatology », Tyndale Bulletin, 50.1, 1999, 94-95.

[2] Contre Apion 1.8, et auparavant I Macc. 4.46, 9.27. Voir H. Blocher, « La place de la prophétie dans la pneumatologie », Hokhma 72 (1999), 94-95.

[3] Certains font, à juste titre, remarquer que Moïse n’est jamais lui-même appelé explicitement « prophète » dans la Torah. Voir J.H. Tigay, The JPS Torah Commentary : Deuteronomy, Philadelphie/Jérusalem, The Jewish Publication Society, 1996, 175 : « Apparemment, le statut du prophète comme messager de Dieu, le titre ‘prophète’ était considéré comme trop étroit et trop restreint […] pour être appliqué à une figure aussi exaltée et compréhensive que Moïse ».

[4] L. Ramlot, « Prophétisme », Supplément au Dictionnaire de la Bible, t. 8, Paris, Letouzey & Ané, 1972, col. 1211.

[5] J.A. Motyer, « Prophecy, Prophets », in New Bible Dictionary, ed. I.H. Howard, A.R. Lillard, J.I. Packer, D.J. Wiseman, 3ème éd., Downers Grove, IL, IVP, 1996, 964.

[6] S. Romerowski, « La Prophétie dans l’Ecriture », Hokhma 72 (1999), 37.

[7] Motyer, op. cit., 964.

[8] Tigay, op. cit., 175.

[9] Contra Tigay, op. cit., 175, pour qui le singulier doit exclusivement être compris de manière collective, se référant à une succession de prophètes.

[10] On pourrait alors distinguer les périodes suivantes : (1) d’Abraham à Elie, (2) la prophétie classique, (3) la prophétie de l’Exil et (4) la prophétie post-exilique. Voir par exemple, C.E. Armerding, « Prophecy in the Old Testament », in Dreams, Visions, & Oracles : The Layman’s Guide to Biblical Prophecy, ed. C.E. Armerding et W.Ward Gasque, Grand Rapids, MI, Baker, 1977, 62-69.

[11] D.E. Aune, Prophecy in the Early Christianity and the Ancien Mediterranean World, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1983, 83-85.

[12] 1 S 9 ; 1 R 17 ; 2 R 1.2-17, 6.1-10 , 13.14-21, 20.1-11.

[13] Pour cette section, je suis redevable à l’argumentation de D.E. Aune, op. cit., 103-104.

[14] Motyer, op. cit., 972.

[15] Bien sûr, Jésus était aussi et surtout le Christ, Fils de Dieu, pour l’évangéliste, mais ceci ne rend pas inadéquate sa désignation en tant que prophète. Voir, F. Schnider, Jesus der Prophet, Orb. Bibl. et Orient. 2, Fribourg, Schweiz,1973, 214-21.

[16] Aune, op. cit., 155.

[17] En se basant sur ce même parallèle, il serait tout à fait approprié de dire, bibliquement, que les chrétiens sont également prêtres et rois, à la suite de Christ. 

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« je suis la vérité » dans l’évangile de Jean https://larevuereformee.net/articlerr/n235/%c2%ab%c2%a0je-suis-la-verite%c2%a0%c2%bb-dans-levangile-de-jean Thu, 11 Nov 2010 18:08:33 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=287 Continuer la lecture ]]> « JE SUIS LA VÉRITÉ »
DANS L’ÉVANGILE DE JEAN

Nicolas FARELLY*

Depuis longtemps, la notion johannique de « vérité » intéresse bien des interprètes de l’évangile de Jean. Il ne fait aucun doute que celle-ci était importante pour l’auteur de cet évangile1. Beaucoup d’interprètes reconnaissent ceci tout en admettant que Jean utilisait ce concept d’une manière particulière. C’est, en tout cas, ce que ressentent les lecteurs et autres exégètes influencés par la manière moderne et occidentale de comprendre le concept de « vérité »2. Cette compréhension moderne aura, par exemple, tendance à interpréter le terme « vérité » dans tout passage où il est mentionné comme dénotant une proposition factuelle pouvant être reconnue et acceptée par une démarche et une recherche intellectuelles. Comme nous allons le constater, un aperçu rapide de l’évangile de Jean va démontrer qu’une telle compréhension est, sans être fausse, bien trop restrictive.

Quel est donc le concept de « vérité » du quatrième évangile? Pour comprendre l’usage que Jean fait de ce terme et de ce concept, il convient, tout d’abord, de poser la question de l’arrière-plan philosophique et culturel dans lequel cet évangile doit être placé. Devrions-nous comprendre la terminologie se rapportant à la « vérité » en Jean comme appartenant à la pensée vétérotestamentaire, hellène, à un mélange des deux, ou bien même à quelque autre milieu?

Pour commencer cet article, nous allons donner un bref aperçu des conclusions formulées par les experts sur cette question. Après avoir évalué leurs conclusions et après avoir expliqué comment le thème de la « vérité » fonctionne de manière littéraire dans le récit johannique, nous tenterons de répondre à une autre question que tout interprète ne peut que se poser en étudiant la notion de « vérité » dans l’évangile de Jean: quelle est la relation entre la « vérité » et Christ? Comment faudrait-il comprendre les passages où cette notion est liée et même identifiée à la personne de Jésus?

I. Brèves notes étymologiques et sémantiques

R. Bultmann a eu une grande influence sur la recherche de la notion de « vérité » dans le Nouveau Testament, comme le démontrent les nombreuses citations de son article « ajlhvqeia »dans TDNT et de sa fameuse Theology of the New Testament. Une simple citation pourrait résumer ses conclusions: « Etymologiquement, ajlhvqeia signifie le fait de ne pas cacher3 […]. Ajlhvqeia, donc, dénote ‹les choses telles qu’elles sont. »4

J. Barr est en accord avec cette conclusion bultmanienne. Dans un essai polémique, Barr écrit que « le grec ajlhvqeia, dans le grec courant du Ier siècle après Jésus-Christ, signifiait tout à fait ce que l’adjectif anglais true signifie pour les Anglais d’aujourd’hui »5. Pour lui, ajlhvqeia indique un contraste entre ce qui est vrai et ce qui est faux, c’est-à-dire ce qui est factuel et ce qui est exagération ou fiction, ce qui est réel ou non. Même si Barr refusait catégoriquement l’approche diachronique si souvent employée par Bultmann et dans TDNT en général, il tomba « en gros » d’accord avec Bultmann en insistant que, dans le grec courant de l’époque, ajlhvqeia fonctionnait comme marque sémantique dénotant les contrastes factuel/fiction et réel/irréel.

II. Arrière-plans et influences philosophiques

Pourtant, quand Barr recherche la signification du mot « vérité » dans l’évangile de Jean, il n’hésite pas à dire que, bien que l’usage johannique ne soit pas normatif pour le Nouveau Testament en général, Jean emploie ajlhvqeia dans « des cas assez spéciaux »6. Mais, comme le dit D.R. Lindsay, « en Jean, […] ces ‹cas assez spéciaux› constituent la majeure partie des cas, indiquant au moins que la compréhension johannique de ajlhvqeia n’est pas complètement identique à l’usage profane du substantif en grec séculaire »7. Ceci pose la question difficile des influences philosophiques et culturelles exercées sur l’auteur du quatrième évangile et, en particulier, sur son utilisation et sa compréhension de ajlhvqeia8. Un grand éventail de savants, établis et capables, diffèrent grandement sur cette question. Sans vouloir être ni exhaustif ni détaillé, nous nous attarderons quelque peu sur les résultats de leurs études. Pour cela, nous allons nous restreindre aux études les plus influentes9.

Une fois encore, nous commençons par Bultmann. Selon lui, ajlhvqeia reflète, en Jean, un arrière-plan philosophique hellène plutôt qu’hébraïque. Dans la pensée hellène, ajlhvqeia se réfère à des réalités éternelles ou divines, et n’est pas accessible à la simple pensée humaine, car la « vérité » « est seulement accessible quand les limitations humaines sont transcendées (comme pendant l’extase ou la révélation »10. Pour Bultmann, la « vérité » a donc, en Jean, de forts accents gnostiques:

« ajlhvqeia est […] la réalité de Dieu qui est, bien sûr, opposée et inaccessible à l’existence humaine en tant que celle-ci s’est constituée par la chute, c’est-à-dire par le péché, et la révélation se produit miraculeusement et est hors de portée de l’être étranger à Dieu. Pourtant dans la révélation est divulguée à l’homme la possibilité véritable de son être propre quand, face à la parole de révélation qui le rencontre, il décide de s’y abandonner. Ainsi, la réception de ajlhvqeia n’est conditionnée ni par l’instruction rationnelle ou ésotérique, ni par l’exercice et la préparation physique; elle a lieu dans l’obéissance de la foi. »11

La connaissance de la « vérité », pour Bultmann, est « la connaissance, accordée aux hommes de foi, de la réalité de Dieu, […] la vérité n’est pas l’enseignement portant sur Dieu étant transmis par Jésus, mais la réalité même de Dieu se révélant – prenant place! – en Jésus »12.

C.H. Dodd, en accord avec Bultmann, interpréta ajlhvqeia, dans l’évangile de Jean, comme reflétant une compréhension hellène du terme, mais Dodd insista plus précisément sur les connotations platoniques qu’il discerne dans ce terme. Pour lui, ajlhvqeia signifie « la réalité éternelle révélée aux hommes – soit la réalité même, soit la révélation de cette réalité. […] L’usage de ajlhvqeia dans cet évangile repose sur un usage hellène ordinaire et hésitant entre les significations de ‹réalité› ou l’‹ultime réel› et ‹connaissance du réel. »13

Dodd reconnaît pourtant que ce terme, dans l’évangile de Jean, a des influences hébraïques, ce qui le pousse à admettre qu’une compréhension hellène de la « vérité » n’était pas valable pour au moins un usage de cet évangile (3.21: « faire la vérité »). Mais cette remarque n’a pas suffi pour le faire changer d’avis14.

D’autres n’ont pas été satisfaits par une telle compréhension des arrière-plans philosophiques et culturels du terme en Jean. Certains, comme H. Schlier et J. Leal, ont vu en ajlhvqeia une combinaison d’idées grecques et bibliques15; beaucoup préfèrent interpréter ce terme à partir d’un contexte exclusivement vétérotestamentaire. Cela ne doit pas nous surprendre puisque l’évangile de Jean est bien connu pour ses accents hébraïques16. Par exemple, le mot ajlhvqeia se retrouve dans des citations claires de l’Ancien Testament (1.14: « pleine de grâce et de vérité », cf. Ex 34.6)17 et de fréquents parallèles avec l’usage vétérotestamentaire de ajlhvqeia (dans la Septante) sont trouvés tout au long de l’évangile18. C’est le terme hébreu tma qui est le plus souvent traduit par ajlhvqeia dans la Septante19. Bien qu’il faille noter que les sens de ces deux mots ne sont pas identiques, ceux-ci se chevauchent suffisamment pour que les traducteurs de la Septante aient fréquemment trouvé que ajlhvqeia était une traduction adéquate de tma. Si Jean utilisait ajlhvqeia de manière équivalente à l’hébreu tma, alors ajlhvqeia pourrait être compris, dans notre évangile, comme dénotant

« la nature de l’homme fidèle envers son prochain, vrai dans sa parole et fiable et constant dans ses actions. […] Fiabilité serait le mot qui dénoterait de la manière la plus compréhensive la signification de l’hébreu ’emeth. Ce mot implique toujours la relation d’un homme à un autre, et a trait à ces paroles et actions: ’emeth est ce en quoi d’autres peuvent dépendre. Ainsi, ’emeth implique une relation, ce n’est pas simplement un fait objectif. »20

Plus loin, dans cet article, nous analyserons en détail certains passages de l’évangile de Jean dans lesquels est employé ajlhvqeia. En attendant, il suffit de dire que ceux qui ont vu un arrière-plan exclusivement hellène au concept de « vérité » dans cet évangile font certainement fausse route. Il semble, en effet, que l’arrière-plan vétérotestamentaire de ajlhvqeia soit plus présent que l’arrière-plan hellène. Si Jean utilisait ajlhvqeia comme ayant des accents vétérotestamentaires, une expression comme « faire la vérité » (3.21), par exemple, pourrait facilement être comprise comme « pratiquer la fidélité » ou « agir de manière honorable »21.

Cela dit, un arrière-plan exclusivement vétérotestamentaire au concept de « vérité », en Jean, ne répond pas facilement à toutes les questions. Comment, en effet, interpréter 14.6, puisque, comme Barr l’a mentionné, « même ‹Dieu est vérité› ne se trouve pas dans l’Ancien Testament »?22 Une telle expression n’était pas courante, peut-être même inconnue, dans la Judée du Ier siècle. La prudence est donc de rigueur. Mais l’argument de Barr ne diminue en rien la possibilité d’interpréter ajlhvqeia dans un sens vétérotestamentaire. Nous pourrions facilement imaginer que l’identification de Jésus avec ajlhvqeia ait pu être comprise par une audience hébraïque. Nous y reviendrons plus loin dans cet article.

I. de la Potterie, dans une série d’études très influentes sur le sujet, n’a pas été satisfait par l’alternative soit d’un arrière-plan hellène, soit d’un arrière-plan biblique de ajlhvqeia en Jean23. Ainsi:

« Dans la Bible, il est bien connu que ’emet signifie ce qui est stable et solide: dans bien des cas, ce mot a soit le sens de fidélité soit celui de justice – ce qui n’est certainement plus le cas du ajlhvqeia johannique. Mais dans le judaïsme plus récent, c’est-à-dire dans les littératures apocalyptique et sapientiale, surtout à Qumran, le mot a pratiquement un nouveau sens, différent à la fois de l’ancien sens hébreu et du grec. C’est là que se trouve l’arrière-plan immédiat de l’aletheia johannique. »24

Pour lui, ce nouveau sens est moral comme dans l’Ancien Testament, mais va au-delà de l’idée de « fidélité » afin de signifier plutôt « justice » ou « rectitude ». De plus, il prend souvent une nouvelle couleur pour dénoter « la vérité révélée, l’enseignement de la sagesse » et devient ainsi synonyme de « mystère » (le dessein divin révélé aux hommes)25. I. de la Potterie trouve donc un lien entre les thèmes de « vérité » et de « parole ». Puisque lalein (dire, parler) est utilisé pour parler de révélation en Jean (par exemple en 17.17), il s’ensuit que, dans une expression telle que « dire la vérité » (Jn 8.45-46), ajlhvqeia dénote, comme dans la littérature apocalyptique, « la parole de Dieu, la révélation que Jésus vient transmettre à l’humanité »26.

R. Schnackenburg, quant à lui, reconnaît que certains textes gnostiques ont également une certaine ressemblance avec le concept de « vérité » dans l’évangile de Jean, mais que le gnosticisme ne doit cependant pas y être vu comme le principal arrière-plan de ce concept27. Au contraire, le gnosticisme est pour lui « une réinterprétation et un adoucissement du message de la mission salvatrice du Fils de Dieu et du chemin salvateur de la foi »28. Pour lui, un arrière-plan plus adéquat se trouverait dans les textes de Qumran, qui ont des points de contact étroits avec le langage et les concepts intellectuels johanniques. Comme I. de la Potterie, R. Schnackenburg mentionne l’importance de l’idée de révélation en connexion avec celle de « vérité »: « La vérité, perçue du point de vue de la révélation dans les textes de Qumran est ‹la Torah révélée, la synthèse de tout ce qui est révélé par la Torah. »29 R. Schnackenburg demeure tout de même plus réservé que I. de la Potterie quant au parallèle entre la notion de « vérité » dans la littérature johannique et les littératures apocalyptique et sapientiale. En effet, les desseins secrets sur le salut et les événements futurs, qui ont pourtant une place primordiale dans la pensée apocalyptique, ne se trouvent pas dans l’évangile de Jean. Pour lui, donc, l’auteur du quatrième évangile « appartient au judaïsme, et est endetté envers la ligne de pensée qui s’est développée au Ier siècle, en particulier à Qumran »30.

A ce stade de notre étude, il est devenu évident que les interprètes de l’évangile de Jean sont face à une question difficile. Nous proposons donc de prendre deux précautions, tout en avançant nos propres conclusions.

1. La première précaution est de faire attention à ne pas considérer les arrière-plans philosophiques ou culturels comme s’excluant mutuellement. Bien que le judaïsme du Ier siècle se soit fortement dissocié de l’hellénisme et qu’il doive donc en être clairement distingué, l’influence de l’hellénisme sur le judaïsme doit tout de même être prise en considération. La même chose pourrait être dite du christianisme primitif. Mais comment reconnaître le degré d’influence exercé sur Jean par les diverses branches du judaïsme et de l’hellénisme? Une réponse à cette question serait certainement aussi hasardeuse que de déterminer de manière précise les influences que mes arrière-plans français et américain ont sur la rédaction de cet article. Les deux influences sont présentes, et il se peut que le lecteur puisse parfois identifier une phrase où un des arrière-plans est plus visible que l’autre (dans le style ou la manière de penser, par exemple). Mais nous doutons que quiconque puisse être plus précis que cela. De même, bien que certaines influences soient effectivement reconnaissables dans l’évangile de Jean, évaluer si et avec quelle intensité l’une a primauté sur d’autres demeure difficile, voire impossible. Le caractère mixte du monde méditerranéen au Ier siècle de notre ère se fait clairement sentir, au grand désespoir de ceux qui aimeraient trouver des réponses faciles à ce genre de problèmes herméneutiques.

Que pouvons-nous conclure en ce qui concerne les connexions entre le traitement johannique de la notion de « vérité » et ce que nous trouvons dans les différents modes de pensées du Ier siècle? Smith, dans la conclusion de son chapitre sur le cadre et les sources de la théologie johannique, écrit:

« Jean a des relations possibles, des points de contact, ou des parallèles avec des sources et des textes anciens tellement nombreux que nous pourrions penser que l’évangéliste faisait exprès d’étendre son filet le plus largement possible afin d’attirer et d’intéresser le plus grand nombre de lecteurs. Il est clair que Jean s’est servi d’idées théologiques et d’un vocabulaire qui étaient très largement utilisés dans l’antiquité, mais l’impression gagnée par l’étude des évidences est que plus nous nous rapprochons du judaïsme, et plus nous nous rapprochons du christianisme primitif, plus nous sommes proches de Jean. »31

Il est plus que probable que nous puissions avancer la même conclusion en ce qui concerne la notion de « vérité » dans l’évangile de Jean. La compréhension distinctive de ce concept ainsi que le traitement et l’usage de la terminologie se rapportant à ce thème dans les textes de Qumran en particulier, mais aussi dans l’Ancien Testament et dans certains textes apocalyptiques et sapientiaux, ont des aspects johanniques, mais sont également conceptuellement similaires à ce que nous trouvons dans le quatrième évangile. Il est donc tout à fait probable que I. de la Potterie et R. Schnackenburg se trouvent plus près d’une solution à ce problème que ne le sont R. Bultmann et C.H. Dodd par exemple. Dans notre évangile, les accents hébraïques sont plus forts que les accents hellènes, et ce que Jean dit sur la « vérité » est en grande partie mieux compris dans le cadre d’une vision du monde hébraïque (voir, en particulier, 3.21, 4.23-24 ou 17.17).

Certains aspects du concept de « vérité », tel qu’il est présenté dans l’évangile de Jean, sont particulièrement parlants. La composante éthique de la « vérité » à la fois dans Jean et dans le judaïsme (surtout dans l’Ancien Testament et à Qumran) a déjà été notée et favorise une compréhension hébraïque plutôt qu’hellène de la « vérité » dans le quatrième évangile. D’ailleurs, voir l’un des arrière-plans du concept johannique de « vérité » dans la littérature sapientiale, tel que proposé par I. de la Potterie, explique bien la connotation éthique de la « vérité » dans l’évangile de Jean (voir, par exemple, Pr 23.23 et Jn 8.31, 17.17-19). Plus parlante encore est la connexion entre les idées de « vérité » et de « révélation » dans le quatrième évangile. Par exemple, dans la péricope suivant 8.31, « parole » et « vérité » sont entrelacées: Jésus dit la « vérité », et demeurer dans sa parole signifie connaître la « vérité ». Comme nous l’avons vu, dans les textes de Qumran, la Torah est identifiée à la « vérité » et à la révélation (voir également Ps 119.160). Dans l’évangile de Jean, nous retrouvons donc une idée similaire, mais celle-ci prend une tournure remarquable: c’est maintenant Christ qui est identifié à la « vérité » (14.6) et à la révélation (5.33, 8.32, 16.13, 17.17). Christ prend la place de la Torah (1.17)!

Tout cela est illustré par le rôle de l’Esprit dans l’évangile de Jean. En effet, en Jean 14.16, puis en 15.26, Christ promet la venue du Paraclet, de « l’Esprit de vérité », tout en expliquant que le rôle de l’Esprit sera de rendre témoignage à son propos (15.26-27). En 16.13, il annonce aux disciples que l’Esprit les conduira dans toute la « vérité ». Ici, il est important de noter que la « vérité » dans laquelle l’Esprit les conduira, cette « vérité » qu’il leur annoncera, enseignera et rappellera (voir 14.26), n’est autre que la « vérité » qu’il entendra lui-même de la bouche de Jésus, et qu’il ne fera donc que répéter. Le rôle de cette « vérité » sera de sanctifier les disciples (17.17-19). Ainsi, la « vérité » proclamée par l’Esprit continuera d’être étroitement liée à Jésus, et à l’idée de révélation, tout en gardant sa composante éthique. L’Esprit, après le départ de Jésus, continuera l’œuvre révélatrice de Christ, en tant qu’agent de Christ (17.26), en annonçant la « vérité » aux disciples et au monde.

2. La seconde précaution à prendre concerne la valeur limitée de la recherche sur les arrière-plans philosophiques et culturels dans le cadre d’une étude thématique comme la nôtre. En effet, il est impossible de déterminer quel est le concept johannique de « vérité » par un simple appel à ce genre de recherches puisque celles-ci ne sont pas, en elles-mêmes, suffisantes pour déterminer la fonction, l’importance ou le but de ce concept dans l’évangile de Jean. Pourtant, la grande majorité des études auxquelles nous avons eu accès sur ce thème important de l’évangile de Jean se contentent de se baser exclusivement sur ce type de recherches. Bien que les auteurs de ces études s’attardent à vérifier que les versets où le terme « vérité » est mentionné s’accordent avec les résultats de leurs recherches, très peu d’espace est réservé à l’analyse littéraire, en particulier la place du concept de « vérité » dans la forme globale du discours narratif. Des questions importantes telles que la place de la notion de « vérité » dans l’intrigue, le but ou la personnification sont donc rarement posées. Bien heureusement, tout cela a changé avec la parution, en 2000, de l’étude d’A.T. Lincoln sur ce sujet32.

III. Le concept de « vérité » dans l’évangile de Jean

Pour A.T. Lincoln, le motif du « procès » est omniprésent dans le quatrième évangile, et ce motif encourage donc sa lecture dans la perspective d’un procès. Le procès décrit dans l’évangile de Jean est, à la fois, le procès opposant Jésus à Israël et, ultimement, Dieu au monde. Il est bien connu que plusieurs éléments de terminologie juridique se trouvent dans l’évangile de Jean, et la « vérité » est un des éléments les plus importants de celle-ci33. L’enjeu de ce procès est, bien sûr, de savoir si Jésus est le Messie ou un faux prophète, et les différents personnages du récit, à l’intérieur duquel le lecteur est invité à prendre part, doivent décider s’ils vont croire le témoignage de Jésus ou le rejeter (20.31)34. Il est évident que la manière avec laquelle le motif du procès fonctionne dans le récit est bien plus compliquée que ce (trop) bref résumé ne pourrait le laisser présumer, et nous invitons donc le lecteur à se reporter au livre et à l’article de Lincoln sur ce sujet pour une description plus complète35.

Mais comment le thème de la « vérité » fonctionne-t-il dans le contexte du procès? Pour l’expliquer, Lincoln montre le parallèle flagrant qui existe entre la fonction de « vérité » dans d’autres procès des Ecritures, tout particulièrement en Esaïe 40-55, et dans l’évangile de Jean. Se servant de versets comme Esaïe 42.3, 42.9-10 et 45.19, Lincoln montre que la « vérité » est ici l’équivalent d’un jugement juste et droit. C’est donc un mot et un concept qui couvrent tout le processus d’un jugement, culminant dans le verdict36. Dans l’évangile de Jean, la « vérité » devient alors le jugement juste et droit sur les questions soulevées par le procès, en particulier la question de l’identité de Jésus (voir 20.31). De plus, bien que les témoins soient nombreux dans ce procès (les vrais témoins étant l’Ecriture, Jean le Baptiste, le disciple que Jésus aimait, et les faux étant les autorités juives), les témoins principaux sont Dieu et Jésus (5.32). D’ailleurs, leur témoignage est non seulement « vrai », mais eux-mêmes, en tant que témoins, sont « véritables » et « vérité » (7.28, 8.28, 14.6, 17.3):

« L’insistance sur le fait que [Jésus] est la lumière véritable (1.9), le pain véritable (6.32), la nourriture véritable (6.55), et le vin véritable (15.1) souligne que le jugement salvifique qui apporte vue, vie et « fruition » dans un monde sombre, mort et vide est incarné dans sa personne. La revendication selon laquelle, en tant que seul chemin vers le Père, Jésus est aussi la vérité (14.6) rend tout à fait explicite le fait que les enjeux du procès sont résumés en lui. »37

Pour Lincoln, les événements de la mort et de la résurrection de Jésus sont l’apogée de l’incarnation en Jésus de la « vérité ». Donc, le fait d’accepter la forme de son témoignage, malgré toute son apparente impuissance, indique que celui qui l’accepte s’est placé du côté du vrai jugement en cours de délivrance, et qu’il est donc « de la vérité » (18.37). Bien sûr, la mort et la résurrection de Jésus ne constituent pas la fin de l’histoire, puisque, comme le dit Lincoln, « la vérité, en tant que jugement et cause étant jugée, continue d’être aux premiers plans dans le procès qui continue après la mort et la résurrection de Jésus »38. C’est alors le rôle de l’Esprit et des disciples de témoigner en faveur de Jésus dans ce continuel procès. D’ailleurs, l’évangile de Jean, en tant que témoignage écrit, n’est autre que le fruit de ce témoignage pour la « vérité ».

Ce très bref résumé a montré que le concept de « vérité » dans l’évangile de Jean n’est pas facilement maîtrisable. Il a des accents hébraïques et fonctionne dans le contexte d’un procès opposant Jésus aux Juifs, Dieu au monde. La « vérité » concerne la révélation (le vrai témoignage et le jugement concernant les enjeux du procès) et elle est active, apportant salut et sanctification. Tout cela est personnifié, incarné dans la personne de Jésus, qui ne résume pas seulement en lui tous les enjeux du procès, mais qui est aussi, lui-même, « vérité » apportant révélation et salut. La « vérité » dans l’évangile de Jean va donc bien au-delà de la conception limitée que s’en fait la pensée occidentale et moderne. Bien sûr, la « vérité » a un aspect « propositionnel » et ne s’oppose pas à ce qui est « factuel », mais la « vérité » dans le sens johannique est plus profonde que cela. Il serait donc mal avisé de tenter de donner une définition du mot « vérité » en termes johanniques. Non, ce concept étant bien trop complexe, il ne peut qu’être décrit, mais aussi et surtout vécu.

IV. La relation entre la « vérité » et Christ

Il est maintenant temps de passer au sujet de cet article: comprendre et décrire comment l’évangile de Jean présente la relation entre la « vérité » et Christ. Plusieurs passages dans lesquels la « vérité » est associée à Christ ont déjà été notés, mais nous aimerions à présent arranger ces passages théologiquement afin de dresser un tableau johannique de ce que nous pourrions appeler sa « christologie véritable ».

Il nous apparaît approprié de commencer par une des déclarations de Jésus concernant sa mission. Nous ne serons pas surpris de découvrir que la « vérité » fait partie intégrante de cette déclaration prononcée devant Pilate (dans ce qui peut être considéré comme le paroxysme du motif du procès): « Voici pourquoi je suis né et voici pourquoi je suis venu dans le monde: pour rendre témoignage à la vérité. »39 (18.37) Comme nous l’avons vu, il est important de comprendre cette dernière déclaration de Jésus dans le contexte du procès entre Dieu et le monde, un procès qui, ultimement, justifiera Dieu et condamnera le monde incroyant. Il s’ensuit que le témoignage de Christ pour la vérité n’a pas pris que la forme de paroles, mais aussi d’actions: Christ a apporté la « vérité » dans le monde en enseignant et en mourant pour le monde sur la croix.

Cela dit, enseigner, révéler Dieu aux hommes a pris avant tout la forme de paroles dans l’évangile de Jean40. Christ a formulé la « vérité » car ses paroles étaient fidèles, justes et droites. En cela, Christ s’est très clairement démarqué du diable. Pendant une altercation violente avec les Juifs, il leur dit: « Vous avez pour père le diable, et vous voulez accomplir les désirs de votre père. Il a été meurtrier dès le commencement, et il ne s’est pas tenu dans la vérité, parce que la vérité n’est pas en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, ses paroles viennent de lui-même car il est menteur et le père du mensonge. Et moi, parce que je dis la vérité, vous ne me croyez pas! » (Jn 8.44-45)

Dans ce passage, ce qui est manifeste est que les mensonges du diable sont effectivement des mensonges parce que le diable est lui-même mauvais: un meurtrier et un menteur. Le contraste entre Jésus et les Juifs n’est donc pas simplement le contraste entre un témoignage « factuel » et un témoignage qui ne correspond pas à des « faits » (bien que ceci fasse évidemment partie du contraste), mais avant tout le contraste entre un témoignage juste et fidèle et un témoignage qui vient de désirs mauvais (meurtriers et mensongers). Le témoignage « en paroles » de Jésus était un témoignage fiable, dans lequel les auditeurs de Jésus pouvaient mettre leur confiance, parce que ce témoignage « vrai » venait du Père (8.40).

La « vérité » devient donc également révélation, transmise aux hommes et aux femmes au travers des paroles de Jésus. Il est le messager de la vérité divine, le témoin fidèle de cette vérité, de ce message, dans le procès qui l’oppose aux autorités juives.

Nous pourrions facilement être tentés de nous arrêter là. Pourtant faire cela équivaudrait à passer à côté de la profondeur de l’enseignement du quatrième évangile sur la relation entre Christ et la « vérité ». Jésus est, en effet, bien plus que celui qui prononce la vérité divine fidèlement, plus que celui qui révèle le Père. Jésus est et devient lui-même la « vérité ». Il témoigne non seulement à propos de la vérité, mais il est aussi le témoin de la vérité. Il est non seulement le messager, mais aussi le contenu du message. Il parle, mais il est aussi la Parole!

Comme nous l’avons brièvement remarqué, Jésus n’a pas témoigné en faveur de la vérité en paroles seulement. En 5.36, il dit: « Car les œuvres que mon Père m’a donné d’accomplir, ces œuvres même que je fais témoignent de moi que le Père m’a envoyé. » Cette déclaration nous aide à comprendre l’œuvre ultime de Jésus, sa glorification (c’est-à-dire, selon Jean, sa crucifixion et sa résurrection – 12.33, 13.31-32), en tant que « vérité ». Ceci rend d’ailleurs la dernière déclaration de Jésus sur le but de sa mission (18.37) tout à fait significative41. L’heure la plus sombre et la plus faible de Jésus, qui suit immédiatement son dialogue avec Pilate, témoigne et révèle de manière paradoxale la « vérité ». Mais plus qu’un témoignage, la glorification de Jésus est elle-même « vérité », car c’est dans sa glorification que les enjeux du procès trouvent leur verdict: Jésus est bel et bien le Messie, mourant sur la croix afin d’apporter vie et lumière dans le monde (12.31, 19.34). La gloire de Jésus qui est lui-même « vérité » n’est pas révélée par la force ni par un quelconque pouvoir de conviction, mais par l’humiliation, la faiblesse de sa mort42.

Puisque la glorification de Jésus constitue le verdict final du procès, justifiant Jésus en tant que vrai témoin, mais surtout en tant que Messie et Fils de Dieu (20.31), il s’ensuit que sa glorification est aussi jugement. Positivement, ce jugement apporte la vie à ceux qui croient en la « vérité », mais, négativement, il condamne ceux qui ne vivent pas selon la « vérité ». De cette manière, la « vérité » apporte lumière à l’obscurité, vie à ceux qui étaient morts et condamnation à ceux qui ne croient pas et ne vivent pas selon la vérité. La relation entre la « vérité » et le salut a déjà été notée dans l’évangile. En 8.31-32, par exemple, la « vérité » est ce qui libère ceux qui demeurent dans la parole de Jésus. Plus tard, en 17.17, la « vérité » est considérée comme agent de sanctification: « Sanctifie-les par la vérité, ta parole est la vérité. »43 Mais l’ironie du quatrième évangile est que la mort de Christ rend le verdict final et irrévocable du procès entre Jésus et les autorités juives, entre Dieu et le monde. Il est effectivement ironique que la condamnation de Jésus en tant que faux prophète et sa mort ignoble et indigne puissent non seulement manifester et révéler, mais aussi apporter objectivement le jugement divin. C’est cela la stratégie narrative de l’évangile de Jean. En racontant l’histoire de Jésus, Jean renverse la perspective selon laquelle Jésus perd le procès: la mort de Jésus est victoire! Sa mort est la manifestation et l’objectivisation de la « vérité » en jeu dans le procès.

Finalement, cette perspective nous aide à interpréter l’un des versets qui a le plus troublé les exégètes johanniques: « Je suis le chemin, la vérité et la vie. Nul ne vient au Père que par moi. » (14.6) Dans son contexte, cette déclaration pourrait sembler surprenante venant de la bouche de celui qui est sur le point d’être trahi, renié et, finalement, cloué sur une croix. Le lecteur mal avisé pourrait presque comprendre cette déclaration comme une boutade. Jésus, qui va bientôt porter sa propre croix sur le chemin de Golgotha, serait « le chemin »? Jésus, qui sera accusé et condamné à mort, serait « la vérité »? Lui qui mourra à la manière des moins que rien est « la vie »? Mais pour le lecteur qui, depuis le début de l’évangile, est le bénéficiaire de la confidence du narrateur, cette déclaration de Jésus, est, au contraire, pleine de signification positive44.

Le « chemin » vient d’être mentionné par Jésus à ses disciples. Jésus s’en va, mais il leur préparera une place dans la maison de son Père. De plus, il reviendra pour les prendre avec lui (14.2-3). De plus, quand Jésus dit à ses disciples en 14.4: « Et où je vais, vous en connaissez le chemin », il ne fait que répéter ce qu’il a dit à ses disciples tout au long du récit. A ce stade de leur marche avec Jésus, les disciples auraient dû savoir que le retour de Jésus vers le Père se ferait par la voie de l’humiliation et de la mort, ils auraient dû savoir que le Fils de l’homme devait être « élevé » (3.14-15, 8.28, 12.32-34) et « glorifié » (12.23, 13.31-32) dans et par l’humiliation et la souffrance45. Pourtant, Thomas répond par une question mettant en évidence l’ignorance des disciples sur cette « place » (bien que Jésus vienne de leur dire qu’il allait dans la maison de son Père!) et donc aussi sur le chemin à emprunter (14.5).

Jean 14.6 est donc une réponse à l’ignorance des disciples (car il ne fait aucun doute que Thomas parle pour tous les autres). Ce verset est une explication de ce qu’il voulait dire par « et où je vais, vous en connaissez le chemin ». Il le fait en commençant par un de ses fameux Egwv eijmi, suivi de trois prédicats (ce qui est unique dans cet évangile) reliés entre eux par deux kai. Ici, la principale difficulté de l’exégète est de déterminer la relation entre les trois prédicats: hJ oJdo »; kai hJ ajlhvqeia kai hJ zwhv. Trois interprétations différentes ont été données à ce problème46.

a. Certains ont pensé qu’il fallait interpréter ce verset comme signifiant que Jésus est le chemin vers la vérité et la vie. Selon cette interprétation, la « vérité » serait le but: par Jésus, la vérité et la vie peuvent être atteintes47. Bien sûr, cette interprétation n’est théologiquement pas fausse, mais elle est en concurrence directe avec le contexte immédiat et la structure grammaticale de ce verset.

b. La deuxième interprétation est que Jésus est le chemin, par la vérité, vers la vie48. Cette interprétation est attractive en ce qu’elle considère « la place » (la maison du Père) comme étant « vie ». En plus d’avoir une belle signification théologique, elle pourrait être renforcée par 5.26: « En effet, comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même. » Pourtant, cette interprétation est très improbable grammaticalement (en changeant le sens des deux kai). Dans ce verset, c’est Jésus qui est la vie, pas le Père.

c. La troisième interprétation nous vient de I. de la Potterie. Selon lui, Jésus est la vie en ce sens qu’il est la vérité et la vie49. En interprétant ainsi les kai, nos conclusions précédentes se voient renforcées, tout en respectant la grammaire et le contexte de ce verset. En comprenant ainsi les kai, il y a une inévitable circularité dans l’argument de Jésus: Christ est le chemin vers le Père en ce qu’il est le révélateur de la « vérité » et en ce qu’il est lui-même la « vérité » apportant le verdict de vie, et Christ est la vie en ce qu’il est la « vérité » et en ce qu’il a montré la voie vers le Père. Le but du chemin est donc respecté contextuellement: ce n’est ni la « vérité » ni la « vie », mais le Père (comme l’indiquent 14.2-4 et 14.6b). Jésus vient donc essentiellement de répondre à Thomas et aux disciples en leur disant: si vous croyez (voir 14.1 – « croyez en Dieu, croyez aussi en moi ») qui je suis, c’est-à-dire la « vérité » et la « vie », vous trouverez en moi le chemin menant au Père, où je vais et où vous aussi serez.

Conclusion

Sachant tout cela, comment l’Eglise est-elle censée répondre à une telle description de la « vérité » dans l’évangile de Jean? Comment notre connaissance de Christ en tant que « vérité », avec tout ce que cela nécessite, peut-elle nous changer, nous faire grandir? Peut-être ne serons-nous pas surpris de savoir que le quatrième évangile répond lui-même à ces questions…

Le récit de l’évangile de Jean appelle le lecteur à répondre positivement à son témoignage à propos de la « vérité », et la seule manière par laquelle une telle réponse est possible est l’acceptation du témoignage en tant que « vérité » (3.21), de louer Dieu en esprit et en vérité (4.23-24), de demeurer dans la parole de Jésus afin de connaître la « vérité » qui libère les pécheurs (8.31-32), et donc, aussi, d’appartenir à la vérité et d’être de la « vérité » (18.37). Le quatrième évangile est donc un appel pour que le lecteur s’aligne avec le véritable jugement qui donne la vie, et qu’il fasse cela par le moyen de la foi. Cette notion doit être impérativement saisie par ceux qui cherchent à vivre véritablement et à témoigner à propos de la « vérité »: « La vérité divine est présente en Jésus (14.6), afin que tout ce que cherche un être humain s’efforçant à trouver la vérité et le salut se trouve pleinement et complètement en Jésus seulement. […] La seule obligation pour toute personne cherchant à trouver la vérité salvifique est d’accepter la personne de Jésus par la foi et de demeurer dans la parole (cf. 8.31-32). »50

Cette attitude doit être présente dans l’Eglise: une confiance totale et continuelle dans la « vérité » pour le salut51. L’Eglise doit être remplie de fidèles qui s’alignent avec la « vérité » et qui sont de la « vérité ». Mais ceci n’est pas une attitude passive, un repos inanimé sur des credo (aussi bons et importants soient-ils), mais une attitude active. La « vérité » est non seulement l’objet d’une recherche intellectuelle, mais elle est aussi sainteté. Elle doit être « faite » et « pratiquée » tout autant qu’elle doit être contemplée. A bien des égards, la « vérité » peut être considérée comme le principe même de la vie chrétienne, un principe ô combien pratique: « Etre de la vérité, c’est cultiver une disposition intérieure, être en communion intérieure avec hJ ajlhvqeia, demeurer de manière habituelle sous son action, acquérir une « connaturalitié » et une affinité avec la vérité. »52

Cette activité se doit d’être exclusivement centrée sur Christ qui est lui-même la « vérité », et elle se traduira inévitablement par la croissance dans la vie chrétienne. La « vérité » est d’ailleurs un agent sanctificateur pour le chrétien parce qu’elle est centrée sur Christ. Donc, connaître que Christ est la « vérité », être sanctifié par la « vérité », signifie que le chrétien va conduire sa vie en accord avec la personne de Christ telle qu’il se révèle, recherchant continuellement à mieux le connaître, l’aimer, le louer et témoigner à son propos.

* N. Farelly est doctorant en Nouveau Testament à l’Université de Gloucestershire en Angleterre et pasteur à Paris.

1En effet, certains versets semblent l’indiquer: « La parole a été faite chair, et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité. » (Jn 1.14) « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres. » (8.32) « Voici pourquoi je suis né et voici pourquoi je suis venu dans le monde: pour rendre témoignage à la vérité. » (18.37) « Qu’est-ce que la vérité? » (Jn 18.38) Une simple étude statistique du substantif ajlhvqeia indique également l’intérêt que Jean portait à ce concept puisqu’il apparaît quelque 25 fois dans son évangile et 22 fois dans ses épîtres. De plus, l’adjectif ajlhqhv » et ajlhqinov » se retrouve 23 fois dans l’évangile et 7 fois dans les épîtres.

2 Par « moderne » et « occidentale », je fais simplement (et trop brièvement) référence aux philosophies des Lumières et à l’influence qu’elles ont eues sur le monde occidental.

3 Remarquez le « a » privatif (aj-lhvqo = non caché).

4 R. Bultmann, Theological Dictionary of the New Testament, eds. G. Kittel and Friedrich, 232-251, trad. par G.W. Bromiley (Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1985), s.v. ‘ajlhvqeia’.

5 J. Barr, Semantic of Biblical Language (Oxford: Oxford University Press, 1961), 195. Autant que je sache, ce qu’il dit sur l’adjectif anglais true vaut aussi pour l’adjectif français « vrai ». Pour bien comprendre l’opinion de Barr, il faut savoir que, dans son essai, Barr opposait les méthodes linguistiques de A.G. Hebert, « Faithfulness and Faith », Theology 58 (1955), 373-379, et T.F. Torrance, « One Aspect of the Biblical Conception of Faith », ET 68 (1956-1957), 111-114. Pour eux, l’usage grec de ajlhvqeia fait référence à « la vérité abstraite et métaphysique » et les usages judéo-chrétiens font référence à « la réalité de Dieu dans une relation alliancielle, Dieu étant vrai à lui-même, la vérité étant basée sur la fidélité divine ». Barr était en désaccord avec une telle compréhension du terme car, selon lui, le mot grec n’avait, sémantiquement, rien à voir avec la pensée abstraite ou métaphysique. Donc, selon lui, ajlhvqeia dans notre évangile « n’est sémantiquement pas déterminé principalement par ces philosophies ou théologies » et « ni la métaphysique grecque ni les conceptions hébraïques de la réalité de Dieu ne sont construites dans les fonctions sémantiques intrinsèques du mot ajlhvqeia ».

6 J. Barr, ibid., 197.

7 D.R. Lindsay, « What is Truth? ajlhvqeia in the Gospel of John », Restoration Quarterly, 35 (1993:3), 130.

8 Pour une bonne introduction sur les arrière-plans philosophiques et culturels de l’évangile de Jean, voir D.M. Smith, The Theology of the Gospel of John (Cambridge: Cambridge University Press, 1995).

9 Pour une bonne bibliographie, voir D. Hawkins, « The Johannine Concept of Truth and its Implications for a Technological Society », The Evangelical Quarterly, 54 (1987:1), 3-13.

10 R. Bultmann, art. cité, 245.

11 R. Bultmann, « ajlhvqeia », 245.

12 R. Bultmann, Theology of the New Testament (New York: Scribner, 1955), 2:18-19.

13 C.H. Dodd, The Interpretation of the Fourth Gospel (Cambridge: Cambridge University Press, 1963), 177.

14 Voir C.H. Dodd, ibid., 176, où il commente 1.14 ainsi: « Bien que le moule de l’expression soit déterminé par l’usage hébreu, le sens même des mots est déterminé par l’usage du grec. »

15 H. Schlier, « Meditationem über den Johanneinschen Begriff der Zaheheit », in Festschrift M. Heidegger (Pfullingen: Neske, 1959), 195-203: « Mais dans cet évangile, qui joint en une unité les significations grecques et hébraïques basiques, ajlhvqeia est ce qui est révélé et établi comme ce qui est juste et valide. » J. Leal, s.j., Evangelio de San juan, traducción y comentario, en la Sagrada Escritura (Madrid: B.A.C., 1961), 842-844: « En Jean, le concept de ‹vérité› va au-delà des limites de l’Ancien Testament et est un mélange de significations grecques et hébraïques. »

16 Voir, par exemple, le travail important de C.K. Barrett, « The Old Testament in the Fourth Gospel », Journal of Theological Studies, 48 (1947), 155-169.

17 L.J. Kuyper, « Grace and Truth. An Old Testament Description of God, and Its Use in the Johannine Gospel », Interpretation, 18 (1964:1), 3-19. R.E. Brown, The Gospel According to John i-xii (Anchor Bible 29, Garden City: Doubleday, 1966), 16.

18 Voir Lindsay, op. cit., 130ss, qui montre les référents vétérotestamentaires de plusieurs expressions impliquant le terme ajlhvqeia: 4.23-24 (« louer en esprit et en vérité » – Jos 24.14), 8.30-47 (dire la vérité – Jr 9.5; Za 8.16), 14.6 (« je suis la vérité » – Ex 34.6), 14.17; 15.26; 16.33 (« l’Esprit de vérité » – pas de références dans l’Ancien Testament, mais à Qumran: 1QS 3, 18s.; 4:23).

19 D’autres traductions sont pivsti » (p. ex. Pr 14.22) et dikaiosuvnh (p. ex. Za 7.9; Ez 18.18).

20 Botterzeck et Ringgren, eds. TDOT, vol. I (Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1990), s.v. tma.

21 C’est d’ailleurs ce qui fut proposé, puis rejeté, par Dodd (Interpretation, 174).

22 J. Barr, op. cit., 198.

23 I. de la Potterie, La vérité dans Saint Jean, tome I: Le Christ est la vérité; tome II: L’Esprit est la vérité. Analecta Biblica 73 et 74 (Rome: Biblical Institute Press, 1977). Certains points de sa recherche sont résumés dans Truth, 67-82.

24 I. de la Potterie, Truth, 68.

25 I. de la Potterie, ibid., 68.

26 I. de la Potterie, ibid., 70.

27 R. Schnackenburg, The Fourth Gospel According to Saint John, 3 vol. Trad. Kevin Smyth (New York: Crossroad, 1990), 2/225-37. Par exemple, cette phrase « sonne » johannique: « L’Evangile de la vérité est joie pour ceux qui reçoivent la grâce du Père de la vérité afin de le connaître par la puissance de la parole qui est venue du Plérome. » (L’Evangile de la vérité 16.31-34).

28 R. Schnackenburg, ibid., 2:232.

29 R. Schnackenburg, ibid., 2:233.

30 R. Schnackenburg, ibid., 2:235.

31 D.M. Smith, op. cit., 72.

32 A.T. Lincoln, Truth on Trial. The Trial Motif in the Fourth Gospel (Peabody, MA: Hendrickson, 2000).

33 Il y a aussi des termes tels que témoin/témoignage, juge/jugement, la loi, etc.

34 A.T. Lincoln, op. cit., 22-25.

35 En plus de son ouvrage de référence déjà cité, voir A.T. Lincoln, « Trials, Plots, and the Narrative of the Fourth Gospel », Journal for the Study of the New Testament, 56 (1994), 3-30.

36 A.T. Lincoln, op. cit., 222.

37 A.T. Lincoln, op. cit., 225.

38 A.T. Lincoln, op. cit., 228.

39 Cette déclaration n’est pas la seule que Jésus ait faite pendant son ministère terrestre (voir 6.38, 10.10, 12.46-47). Ces déclarations ne se contredisent pas les unes les autres, mais se complètent au contraire, en montrant différents aspects de la mission de Jésus. Nous pourrions même avancer l’idée que la dernière déclaration de Jésus sur sa mission englobe toutes les autres, puisque « rendre témoignage de la vérité sur Dieu contient le fait de faire connaître Dieu et de manifester sa gloire » (Lincoln, op. cit., 29).

40 R. Schnackenburg, op. cit., 2:234: « Cet homme envoyé par Dieu apporte la révélation premièrement à travers sa parole. Ses paroles, en tant que paroles de Dieu, expriment la vérité de Dieu (cf. 3.33-34). »

41 Cette remarque perspicace nous vient de T. Söding (« Die Macht der Wahrheit und das Reich der Freiheit: Zur johanneischen Deutung des Pilatus-Prozesses (Joh 18.28-19.16) », Zeitschrift für Theologie und Kirche, 93 (1996), 54.

42 A.T. Lincoln, op. cit., 227-228, et R. Bauckham, God Crucified. Monotheism and Christology in the New Testament (Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1999), 45ss.

43 D. Hawkins, art. cité, 10-11, écrit à ce sujet: « 17.17 signifie ‹mets-les sur la voie de la sanctification par le pouvoir de la Parole de révélation. »

44 Sur cet aspect important de la lecture de l’évangile de Jean, voir R.A. Culpepper, Anatomy of the Fourth Gospel (Philadelphia, PA: Fortres Press, 1983), 19, 89.

45 Pour un traitement remarquable de la relation entre la croix et l’exaltation et la glorification de Jésus dans le quatrième évangile, voir Bauckham, op. cit., 63-68.

46 Pour un résumé détaillé des opinions sur ces versets et, en particulier, sur la relation entre ces trois prédicats, voir R.E. Brown, The Gospel According to John, xiii-xxi (Anchor Bible 20a; Garden City, NY: Doubleday, 1970), 620-621.

47 R. Bultmann est sans doute le plus fameux défenseur de cette interprétation dans The Gospel of John. A Commentary (Oxford: Blackwell, 1971), 604-607.

48 Selon X. Léon-Dufour, Lecture de l’Evangile selon Jean, tome III, Les adieux du Seigneur (chap. 13-17) (Paris: Seuil, 1993), 98ss. Cette interprétation aurait été celle de la majorité des Pères de l’Eglise (comme, par exemple, Ambroise, PL, 14, 592; Léon le Grand, PL, 54, 390).

49 Cette conclusion, en plus de I. de la Potterie, art. cité, 72, a aussi été adoptée par C.K. Barrett, The Gospel According to John. An Introduction with Commentary and Notes on the Greek Text, 2nd ed. (Philadelphia, PA, Westminster Press, 1978), 458; Brown, Gospel xiii.xxi, 630-631; D.A. Carson, The Gospel According to John (Grand Rapids, MI: Eerdmans, 1991), 491; et F. Moloney, The Gospel of John (Sacra Pagina Series, vol. IV, Collegeville, MN: The Liturgical Press, 1988), 398.

50 R. Schnackenburg, op. cit., 2:235.

51 Il est évident qu’une acceptation initiale de la « vérité » n’est pas suffisante selon Jean. C’est une foi continuelle en les paroles de Jésus qui permet à ceux qui l’ont de connaître la « vérité », d’expérimenter les effets salvifiques de la mort de Christ sur la croix, et donc d’être délivrés par lui. Entre parenthèses, le mot « foi » (pivsti ») ne se trouve pas dans l’évangile de Jean. Le verbe « croire » (pisteuvein) est, en revanche, présent presque cent fois, étant souvent conjugué au présent ou à l’imparfait, ce qui vient renforcer l’idée que, pour Jean, la foi ne devait pas être considérée comme étant simplement un événement passé dans la vie des chrétiens, mais bel et bien l’attitude de toute une vie.

52 D. Hawkins, art. cité, 10.

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