Jean-Philippe BRU – La Revue réformée https://larevuereformee.net Wed, 08 Feb 2023 16:35:24 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12  Sommaire N° 295 – 2020/3 – JUILLET 2020 – TOME LXXI https://larevuereformee.net/articlerr/n295 Wed, 08 Feb 2023 18:18:50 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1189 Continuer la lecture ]]> Yannick IMBERT
La spiritualité des études en théologie


Henri BLOCHER
La théorie du genre. Pour une évaluation théologique


Gert Kwakkel
Le monstre comme jouet. Léviathan dans le Psaume 104.26


lain Duguid
Prêcher le Christ à partir des Proverbes


Jean-Philippe BRU
La place de la Parole dans le culte protestant

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 Sommaire N° 294 – 2020/2 – AVRIL 2020 – TOME LXXI https://larevuereformee.net/articlerr/n294 Wed, 08 Feb 2023 18:07:20 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1187 Continuer la lecture ]]> Que ton règne vienne !
Le royaume de Dieu dans l’Eglise et la société
Carrefour 2018 de la Faculté Jean Calvin

Seconde partie

Gert KWAKKEL
« Que ton règne vienne »
Que demandons-nous dans cette requête?


Nicolas FARELLY
« Au nom de Jésus » : l’autorité du Christ dans la vie chrétienne


Pierre-Sovann CHAUNY
Les guérisons, exorcismes et miracles sont-ils les signes habituels du royaume ?


Jean-Philippe BRU
« Sur la terre comme au ciel » : une évaluation de la théologie « dominationiste » de Peter Wagner


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Le grand transfert de richesses de la fin des temps. Que faut-il en penser ?


Yannick IMBERT
La place du royaume dans le mandat missionnaire

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L’accompagnement des couples en mal d’enfant https://larevuereformee.net/articlerr/n292/laccompagnement-des-couples-en-mal-denfant Sat, 03 Jul 2021 18:59:15 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1150 Continuer la lecture ]]> L’accompagnement des couples
en mal d’enfant

Jean-Philippe Bru
Professeur de théologie pratique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Paul et Sylvie se sont mariés très jeunes et ont attendu quelques années avant d’essayer d’avoir des enfants. A leur grand étonnement, les mois se succèdent et Sylvie n’est toujours pas enceinte. Elle en parle à sa gynécologue qui renvoie le couple vers un spécialiste de l’infertilité. Celui-ci leur fait passer une batterie de tests et conclut à un problème du côté de Paul. Après moultes injections, traitements hormonaux et tentatives infructueuses d’insémination artificielle, il leur propose la fécondation in vitro. Paul et Sylvie hésitent à recourir à cette technique dont ils ont entendu dire qu’elle soulevait des questions éthiques, comme le devenir des embryons non utilisés, mais c’est la dernière option pour avoir un enfant de leur propre sang. Celle-ci ayant également échoué, ils se renseignent sur la FIV avec donneur mais ne sont pas convaincus et décident finalement d’adopter. Entre le moment où ils ont pris conscience de leur problème d’infertilité et celui où ils ont eu la joie d’accueillir un enfant venu d’un pays lointain, plusieurs années se sont écoulées. Pendant tout ce temps, ils ne se sont confiés à personne en dehors du corps médical et personne dans leur Eglise n’a réellement osé s’immiscer dans leur vie privée, pas même leur pasteur. En revanche, ils ont eu droit à de nombreuses questions et conseils maladroits du genre : « Qu’est-ce que vous attendez pour avoir des enfants ? » « Etes-vous sûrs de bien faire ce qu’il faut ? »

De tels couples sont présents dans nos Eglises, si l’on en croit les statistiques qui nous disent qu’un couple sur cinq rencontre des problèmes d’infertilité1. Il est donc important que l’équipe pastorale sache comment les accompagner. Le but de cette intervention est de donner quelques pistes pour un meilleur accompagnement au sein de l’Eglise.

1. Prendre conscience de la réalité du problème

Lorsqu’un couple perd un enfant en bas âge, toute l’Eglise souffre avec lui, il reçoit des lettres de condoléances et des soins pastoraux particuliers avant, pendant et après les obsèques. Mais l’infertilité est une souffrance invisible. On n’envoie pas de lettre de condoléances à un couple parce que l’enfant qu’il désire tant n’est pas encore venu à l’existence. Même en cas de fausse couche, le plus souvent aucun service funèbre n’est organisé. La souffrance est pourtant bien réelle : « Un espoir différé rend le cœur malade. » (Pr 13.12) Et cette souffrance est chronique puisqu’elle revient et s’amplifie après chaque nouvelle tentative infructueuse.

De même que Jésus était conscient des souffrances invisibles des gens, comme celle de la femme atteinte d’une perte de sang (Mt 9.20-22), il est important que le pasteur prenne conscience de cette forme de deuil qui touche certains couples de sa communauté. S’il veut pouvoir les conseiller à bon escient, il est important qu’il prenne le temps de s’informer sur l’infertilité.

2. S’informer sur l’infertilité

Des statistiques surprenantes

En France, le taux d’infécondité se situe entre 18 et 24 %, des chiffres en augmentation. Un couple sur sept cherche de l’aide pour concevoir et un sur dix suit un traitement. Mais contrairement à ce que l’on croyait autrefois, les femmes ne sont pas plus responsables de l’infertilité que les hommes.

Parmi les couples qui cherchent un traitement, près d’un quart souffrent d’infertilité secondaire : ils ont déjà un ou plusieurs enfants mais n’arrivent plus à concevoir, ce qui contrarie leur rêve de famille nombreuse.

Le deuil périnatal touche également de nombreuses familles françaises (au moins 14 000 chaque année selon les hôpitaux de Paris). « Il s’agit du décès d’un bébé au cours de la grossesse ou dans les tout premiers jours de sa vie extra-utérine. »2

Des mythes à déconstruire3

Certains mythes au sujet de l’infertilité contribuent à la douleur des couples infertiles :

  • Mythe no 1 : « L’infertilité est due à des problèmes psychologiques. » Le fait est que chez 90 % des couples, des causes physiques ont été identifiées. Les problèmes psychologiques sont donc plus souvent la conséquence que la cause de l’infertilité.

  • Mythe no 2 : « Lorsqu’un couple adopte, la femme ne tarde pas à tomber enceinte. » C’est vrai pour seulement 5 % des couples.

  • Mythe no 3 : « Les couples infertiles doivent beaucoup s’amuser à essayer de concevoir. » En réalité, la sexualité perd en spontanéité et en intimité, puisqu’elle est scrutée par le corps médical. « L’angoisse, avertissent Luc et Isabelle Olekhnovitch, peut affecter la sexualité du couple, avec le risque que le désir sexuel diminue avec l’obligation de faire l’amour à des dates et des heures précises. »4

Des réactions diverses et variées

Tous les couples ne réagissent pas de la même manière. Certains couples acceptent assez facilement d’être privés d’enfants alors que d’autres le vivent comme une injustice et s’épuisent à essayer de réparer celle-ci. Certains couples restent unis dans l’épreuve et se soutiennent mutuellement alors que d’autres ne résistent pas aux turbulences liées à la remise en cause de leur projet familial et se séparent. L’infertilité peut même conduire à l’infidélité, lorsque le mari pense pouvoir se consoler dans les bras d’une autre de l’humeur chagrine de sa femme.

Le mari et la femme vivent la situation différemment. C’est bien connu, les hommes expriment moins facilement leurs émotions que les femmes. Confrontés à une situation de stress, ils éprouvent le besoin de se retirer dans leur caverne pour pleurer et crier loin du regard des autres. Et lorsqu’ils en reviennent, ce n’est pas pour partager leurs sentiments mais pour montrer leur force et leur tranquillité malgré les circonstances. Le navire est chahuté par les vagues, mais le capitaine tient fermement le gouvernail et garde le cap. Une telle décontraction peut être déstabilisante pour la femme, mais elle doit comprendre que c’est sa manière à lui de gérer ses émotions. Cela dit, sans renoncer à sa masculinité, il devrait prendre en compte la personnalité de sa femme et lui montrer que son sens des responsabilités ne l’empêche pas de souffrir lui aussi de leurs espoirs déçus.

Comme dans toute autre forme de deuil, une personne confrontée à l’infertilité passe généralement par différentes phases : choc, déni, colère, marchandage, dépression, acceptation. L’accompagnateur doit identifier la phase dans laquelle elle se trouve s’il veut être en mesure de lui apporter une parole appropriée.

Une bonne manière de se familiariser avec ces différentes façons de réagir est de lire des témoignages de couples ayant traversé cette épreuve5.

Des options médicales prometteuses mais éthiquement complexes

L’accompagnateur doit s’informer des possibilités que la science médicale offre aux couples infertiles et réfléchir aux questions éthiques qu’elles soulèvent :

  • Le recours à la médecine pour concevoir est-il un manque de foi ?
  • Est-il légitime de séparer sexualité et fécondation ?
  • Faut-il éviter la production d’embryons surnuméraires, sachant le sort qui leur est réservé ?
  • Faut-il accepter une réduction embryonnaire en cas de grossesse multiple ?

L’équipe médicale ne s’embarrasse généralement pas de considérations éthiques, sa priorité étant la réussite du traitement ; il est donc important que les couples stériles puissent trouver conseil au sein de leur communauté ecclésiale.

3. Accompagner

Une fois que l’on a pris conscience de la réalité de l’infertilité et que l’on s’est bien informé sur la question, comment accompagner un couple confronté à ce problème ? Je propose une démarche en trois étapes qui s’inspire du livre de Paul Tripp, Instruments dans les mains du Rédempteur6 : (1) compatir ; (2) poser les bonnes questions ; (3) apporter une parole rédemptrice.

Compatir

Il s’agit de rejoindre le couple dans son propre univers et de s’identifier à sa douleur.

Entrer dans l’univers d’un couple demande beaucoup de délicatesse. Personne ne se confie facilement ; la démarche est encore plus difficile pour un couple, dont l’intimité est un jardin secret. Si donc il vous invite à y entrer, il faudra veiller à ne pas piétiner ses parterres de fleurs en vous rendant à l’endroit atteint par la maladie. Une erreur courante consiste à réduire l’univers du couple à son problème d’infertilité. L’équipe médicale cherche à résoudre celui-ci en proposant des techniques ; le pasteur cherche à sensibiliser le couple aux implications éthiques de telle ou telle technique. Or l’univers du couple est beaucoup plus riche que cela. Il est fait d’émotions, de réactions, de questionnements, de tensions, de remises en question. C’est tout cela qu’il faut prendre en compte si l’on veut qu’il se sente aimé, écouté et compris. Un sage conseiller ne va jamais « droit au but » ; il s’efforce d’abord d’établir un lien de confiance, de connaître l’histoire du couple, ses particularités, sa spiritualité, sa vision du monde. Son but ultime n’est pas d’apporter une réponse aux interrogations du couple, mais de l’aider à grandir spirituellement à travers l’épreuve qu’il traverse.

S’identifier à la souffrance du couple signifie se laisser émouvoir par son histoire. Cela est possible, même si vous n’avez pas été confrontés au même problème. Parce que nous partageons la même condition humaine, nous sommes tous confrontés à la souffrance, et celle-ci produit en nous les mêmes effets : peur, colère, sentiment d’injustice… Lorsque quelqu’un nous dit ce qu’il ressent, il parle un langage que nous comprenons, mais cela ne produit de la compassion que si nous faisons une place en nous pour sa souffrance. Notre propre souffrance occupant déjà beaucoup de place dans notre vie, notre tendance naturelle est de nous détourner de celle d’autrui, de nous en protéger, mais Dieu change notre cœur de pierre en cœur de chair, de telle manière que la souffrance de l’autre devient notre propre souffrance. Quant aux épreuves que nous avons nous-mêmes traversées et dans lesquelles Dieu nous a consolés, elles deviennent un moyen de consoler les autres. Même si notre histoire est différente de la leur, si nous la leur racontons avec sincérité, sans l’enjoliver ni cacher nos échecs, elle leur ouvrira un chemin d’espérance.

Poser les bonnes questions

Pour bien connaître les gens, il ne suffit pas d’émettre des suppositions à leur sujet à partir de données générales, mais il faut leur poser des questions précises. Paul Tripp compare le recueil des données concernant les personnes que l’on accompagne à la visite d’une maison que l’on envisage d’acheter. Après un tour d’horizon général, l’acheteur avisé pose des questions précises à propos d’une tache aperçue sur un mur ou de l’odeur de moisissure dans une pièce. Il cherche à en savoir plus sur les défauts que pourrait présenter la maison. De même, il ne faut pas se contenter d’une connaissance générale des couples sans enfants, mais chercher à connaître de manière particulière celui que l’on accompagne. Paul Tripp recommande de chercher à connaître non seulement leur situation, mais également leur réaction, leur interprétation de la situation et leurs attentes les plus profondes. Bien que la souffrance soit partagée, nous avons vu qu’elle n’est pas toujours vécue de la même façon par la femme et le mari, ce dernier cherchant en général à se montrer fort et pouvant donner l’impression d’un certain détachement. Comment le couple interprète-t-il sa situation ? Y voit-il une punition divine ou une invitation à marcher par la foi, comme Abraham et Sara ? Leur désir d’enfant, bien que venant de Dieu, est-il plus fort que leur désir de glorifier Dieu ? Des réponses précises à ces questions aideront l’accompagnateur à apporter une parole à propos et porteuse de grâce.

Apporter une parole rédemptrice

Le but d’une parole rédemptrice est d’aider le couple à réinterpréter sa situation à la lumière de la rédemption accomplie par le Christ et à chercher la volonté de Dieu les concernant. Plusieurs cas peuvent se présenter :

1) Le couple interprète son infertilité comme une punition divine

Il peut arriver qu’un couple ayant fait une IVG dans le passé considère comme une punition divine son incapacité à obtenir une nouvelle grossesse. Dans ce cas, l’accompagnateur devra s’assurer qu’il y a bien eu repentance et rappeler que Dieu ne nous traite pas en proportion de nos fautes. Il devra également souligner que Dieu peut rendre un couple stérile pour d’autres raisons que sa colère. Ainsi Zacharie et Elisabeth étaient tous deux justes aux yeux de Dieu mais n’avaient pas d’enfant (Luc 1.6-7). Pourquoi Dieu a-t-il attendu si longtemps avant d’exaucer leur prière ? Pour des raisons liées, non à leur comportement, mais à l’histoire du salut.

2) Le couple lutte avec un problème de jalousie

Bien que les maris ne soient pas épargnés, ce sont surtout les femmes qui sont confrontées à ce problème. Il est normal d’avoir un pincement au cœur lorsqu’une amie vous annonce qu’elle attend son énième enfant ou que le pasteur du haut de la chaire souhaite une bonne fête à toutes les mamans. Mais si l’on n’y prend pas garde, cette sensation désagréable peut s’installer et se muer en un sentiment hostile contre celles que Dieu semble avoir favorisées. Le pasteur devra aider le couple à gérer ses émotions. Celles-ci font partie de notre nature humaine ; il faut donc les laisser s’exprimer et contribuer à notre deuil. Mais elles ne sont pas exemptes de péché ; il faut donc veiller à ce qu’elles ne gouvernent pas nos relations avec Dieu et avec les autres. La meilleure façon de faire mourir la jalousie est de considérer l’amour particulier que Dieu a pour nous et d’accepter avec confiance la manière dont il nous traite. Alors que Peninna ne cessait de contrarier Anne en lui rappelant que son carquois était vide (1S 1.6), celle-ci ne lui a pas rendu le mal pour le mal, mais s’est tournée vers Dieu dans la prière. Cela ne l’a pas empêchée de pleurer abondamment, mais elle savait que toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu (Rm 8.28), y compris un désir différé.

3) Le couple considère le recours à la médecine comme un manque de foi

Une lecture superficielle de l’Ecriture pourrait sembler donner raison à une telle attitude. Sara n’a-t-elle pas eu tort d’essayer d’aider le ciel en ayant recours à une mère de substitution ? Elqana ne s’est-il pas écarté de la volonté divine en prenant une seconde épouse selon la coutume de l’époque ? Sara et Elqana n’ont pas eu recours, à proprement parler, à la médecine pour régler leur problème, mais à une coutume qui était en contradiction avec le projet originel de Dieu pour le mariage. La médecine doit au contraire être considérée comme une manifestation de la grâce générale de Dieu contribuant à réparer les effets de la chute. De même qu’il est légitime d’aller voir le pneumologue lorsqu’on a du mal à respirer, il est légitime d’aller voir l’obstétricien lorsqu’on a de la difficulté à concevoir. Seule l’Eglise catholique fait une différence entre les deux, parce qu’elle considère que l’acte médical ne saurait se substituer à l’acte conjugal pour permettre la procréation.

4) Le couple se demande jusqu’où il peut aller dans son recours à la PMA

Bien que la médecine soit un don de Dieu, il peut arriver que les solutions qu’elle propose soulèvent des questions de conscience. C’est le cas de la FIV avec la production d’embryons surnuméraires qui seront soit donnés à d’autres couples stériles, soit détruits. L’accompagnateur doit avoir une certaine maîtrise des questions de bioéthique pour être en mesure de conseiller à bon escient. Il faut moins chercher à imposer son opinion qu’à s’assurer que le couple a été bien informé de toutes les options, y compris celles qui limitent le nombre d’embryons fécondés.

5) Un couple de femmes demande conseil concernant un recours à la PMA

Le modèle familial biblique ne nous permet d’approuver ni cette forme de conjugalité, ni a fortiori le recours à la PMA ou à l’adoption. Pourtant, cela ne doit pas nous dispenser de proposer le même accompagnement qu’aux autres couples :

  • Compatir : nous devrions comprendre que le désir d’enfant puisse également être présent chez les personnes homosexuelles.
  • Poser les bonnes questions : plutôt que de condamner d’emblée, il faut chercher à connaître leur histoire et leurs aspirations les plus profondes. Comme tous les êtres humains, ils ont besoin d’amour et de reconnaissance, de se sentir utiles et de servir une cause qui les dépasse.
  • Apporter une parole rédemptrice : il faut leur présenter Jésus comme la seule source capable d’étancher leur soif, de répondre à leurs attentes. Mais croire en lui implique de renoncer à toute forme de conjugalité contraire au projet divin. De même que la Samaritaine a renoncé à multiplier les partenaires pour adorer le Père en Esprit et en vérité et recevoir de lui l’amour qu’aucun homme ne pouvait lui apporter, les homosexuels devraient reconnaître qu’ils ont fait fausse route dans leur quête d’amour et chercher en Dieu seul le sens de leur existence. Cela peut impliquer un retour au célibat ou la capacité renouvelée de vivre une conjugalité hétérosexuelle.

6) Quand même la PMA reste sans effet…

Lorsqu’un couple, malgré tous ses efforts, se voit refuser par Dieu la grossesse tant désirée, il faut attirer son attention sur d’autres formes de fécondité, comme le parrainage d’enfants, l’adoption et la parentalité spirituelle. De même que certaines personnes ont reçu le don de célibat afin de servir Dieu « sans distraction » (1Co 7.35), certains couples peuvent être appelés à servir Dieu autrement qu’en exerçant une parentalité classique et à devenir ainsi un signe du royaume à venir, où il n’y aura plus ni mari ni femme, ni parents ni enfants. Le conseil est d’autant plus pertinent que la nouvelle alliance donne une importance plus grande que l’ancienne à la descendance spirituelle. Le Messie lui-même a été retranché prématurément du monde des vivants et privé de la possibilité, en quelque sorte, d’avoir une descendance physique, mais une descendance spirituelle innombrable lui a été donnée en récompense de son obéissance. Même si la plupart des apôtres étaient mariés et avaient des enfants selon la chair, ils ont tous été appelés à faire de toutes les nations des disciples, donc à engendrer des enfants spirituels. Paul s’adresse souvent à ses lecteurs comme à ses enfants, en particulier s’il a contribué à leur conversion. L’Eglise ancienne ira même au-delà de la pensée de Paul en attribuant au célibat un statut supérieur au mariage et en l’imposant à ceux qui n’en avaient pas le don. Sans tomber dans cet excès, il est possible d’être un chrétien accompli et utile au royaume de Dieu sans avoir d’enfants selon la chair.

7) Le cas particulier de la « stérilité choisie »

Même s’ils ne sont pas nombreux, il existe des couples qui n’ont pas été diagnostiqués comme stériles mais choisissent de ne pas avoir d’enfants pour diverses raisons. Certains couples font ce choix pour préserver leur carrière professionnelle ou leur tranquillité. D’autres ont des raisons moins égoïstes, comme la crainte de transmettre une maladie génétique, de ne pas être à la hauteur en tant que parents ou d’élever des enfants dans un monde de plus en plus inhospitalier. D’autres encore choisissent de ne pas avoir d’enfants pour être plus disponibles pour le royaume de Dieu. La parole rédemptrice à apporter dépend de la motivation du couple. Si c’est un pur égoïsme qui motive ce choix, il faut rappeler au couple que sa vie ne lui appartient pas. Etre un disciple du Christ implique de renoncer à soi-même, notamment à ses ambitions personnelles et à sa tranquillité. Si c’est la crainte de l’avenir qui fait hésiter le couple à donner la vie, il faut orienter son regard vers le Christ qui règne à la droite de Dieu et ne craint pas d’envoyer ses brebis au milieu des loups. La Parole elle-même est devenue chair et a dressé sa tente dans un monde hostile : son propre peuple ne l’a pas accueillie (Jn 1.11). Lorsque Jésus en chemin vers Golgotha déclare aux femmes de Jérusalem : « Heureuses les femmes stériles, heureux les ventres qui n’ont pas mis au monde et les seins qui n’ont pas allaité ! » (Lc 23.29), il ne s’adresse pas à l’Eglise, mais à un peuple incrédule dont la ville sainte va bientôt être détruite.

Quant aux couples fertiles qui font ce choix pour des raisons missionnaires, je me demande s’ils ne devraient pas plutôt laisser Dieu décider, sa volonté ordinaire étant que les couples mariés aient des enfants. Et s’ils veulent vraiment « se rendre eux-mêmes eunuques à cause du royaume des cieux » (Mt 19.12), comme Jean-Baptiste ou Paul, qu’ils restent célibataires !

4. Le rôle de l’Eglise

Jusqu’ici, nous avons surtout parlé du rôle du pasteur dans l’accompagnement des couples sans enfant, mais c’est l’ensemble de l’Eglise qui a un rôle à jouer. Si elle n’est pas sensibilisée à cette question, elle ajoutera sans le savoir à la douleur des couples infertiles, au lieu de l’atténuer. Voyons donc quelles sont les maladresses à éviter et les choses concrètes qui pourraient être faites pour aider les couples en souffrance.

Maladresses à éviter

Nous avons déjà vu qu’il fallait éviter les paroles maladroites, du style : « Arrêtez de stresser, et vous verrez que tout rentrera dans l’ordre ! » Sont également à proscrire les remèdes de grand-mère qui relèvent plus de la superstition que de la médecine, comme faire l’amour les soirs de pleine lune !

Plus sérieusement, si vous aimez partager votre bonheur familial sur les réseaux sociaux, soyez sensibles à ceux qui ne connaissent pas les mêmes joies et faites preuve de sobriété. Ne devenez pas une Peninna, qui ne cessait de contrarier Anne, que Dieu avait rendue stérile, en faisant défiler devant elle sa nombreuse progéniture (1S 1.6). Peut-être n’est-ce pas votre intention, mais un manque de tact peut avoir les mêmes effets qu’une parole volontairement blessante.

Choses concrètes qui pourraient être faites

La première chose à faire pour sensibiliser les Eglises à la souffrance des couples sans enfants est d’aborder la question lors des prédications et des études bibliques. Si les récits de naissances miraculeuses ne manquent pas dans la Bible, il faudra veiller à en appliquer le message avec sagesse. Toutes les femmes âgées sans enfants ne sont pas appelées à enfanter dans leur vieillesse comme Elisabeth ! Mais on pourra s’appuyer sur ces récits pour parler de la souffrance toujours actuelle des couples infertiles.

L’organisation d’une conférence chrétienne sur la PMA ou l’adoption peut aussi aider les croyants à prendre conscience du problème et les couples en souffrance à réfléchir d’un point de vue biblique aux questions qu’ils se posent.

Les Eglises d’une même ville pourraient créer un groupe de soutien où les couples confrontés au même problème pourraient partager leurs expériences et leurs réflexions. Il existe des associations et des forums de discussion sur l’internet, mais les chrétiens ont des questions qui leur sont propres et qui nécessitent un cadre particulier. Si l’Eglise catholique offre de plus en plus un tel cadre, les protestants en sont très souvent dépourvus.

Les gestes les plus simples accomplis par des chrétiens attentionnés peuvent être d’une aide précieuse, comme apporter un repas à une femme trop déprimée pour cuisiner après une fausse couche, un mot ou un simple regard de compassion après un culte parents-enfants.

Conclusion

Dieu agit à plusieurs niveaux : il rend les chrétiens plus sensibles aux couples sans enfants et les aide à les accompagner avec compassion et sagesse, mais il aide aussi les couples sans enfants à mieux gérer leurs émotions et à trouver un chemin d’apaisement. Parce que les maladresses sont inévitables dans un monde déchu et une Eglise encore imparfaite, le plus important est d’être enraciné dans l’amour du Christ, afin de faire face plus sereinement à l’adversité et de se montrer moins susceptible face au manque de tact. Le Christ est sensible à notre situation. Mieux, il fait concourir toutes choses à notre bien, y compris les plus douloureuses. Notre espérance en tant que chrétiens n’est pas que le souvenir de notre nom sera maintenu par nos enfants selon la chair après notre mort, mais que Dieu se souvient de nous et que notre nom est écrit dans le livre de vie.


  1.  La Société américaine d’infertilité définit celle-ci comme l’incapacité à tomber enceinte après une année de relations sexuelles régulières sans contraception (voir Nancy Gieseler Devor, “Pastoral Care for Infertile Couples”, The Journal of Pastoral Care, winter 1994, vol. 48, no 4, p. 356).↩

  2.  Catherine Jehanno, « Le deuil périnatal : la perte d’un enfant à naître », in Famille et conjugalité. Regards chrétiens pluridisciplinaires, sous dir. N. Deheuvels et Chr. Paya, Excelsis – La Cause, Charols – Carrières-sous-Poissy, 2016, p. 381.↩

  3.  Voir Nancy Gieseler Devor, “Pastoral Care for Infertile Couples”, The Journal of Pastoral Care, winter 1994, vol. 48, no 4, p. 356.↩

  4.  « Couples et célibataires sans enfants », in Famille et conjugalité. Regards chrétiens pluridisciplinaires, sous dir. N. Deheuvels et Chr. Paya, Excelsis – La Cause, Charols – Carrières-sous-Poissy, 2016, p. 378.↩

  5.  Voir, par exemple, Marlo Schalesky, Empty Womb, Aching Heart, Bethany House, Bloomington, 2001, qui contient de nombreux témoignages de protestants évangéliques confrontés à l’infertilité. Les témoignages en français sont plus difficiles à trouver. Signalons celui de Caroline et Claude, « Comment nous avons eu recours à l’assistance médicale à la procréation », in Les Cahiers de l’école pastorale, hors-série no 11 sur les enjeux pastoraux de la bioéthique, 2009.↩

  6.  Paul David Tripp, Instruments dans les mains du Rédempteur, Cruciforme, Mont­réal, 2013, en particulier p. 161-380.↩

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La pastorale de délivrance https://larevuereformee.net/articlerr/n290/la-pastorale-de-delivrance Wed, 09 Jun 2021 17:02:16 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1125 Continuer la lecture ]]> La pastorale de délivrance

Jean-Philippe BRU
Professeur de théologie pratique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Introduction

La pastorale de délivrance, qui consiste à délivrer certaines personnes de l’emprise qu’un ou plusieurs démons exercent sur elles, n’est pas une pratique nouvelle. Jésus et les apôtres l’ont exercée à de nombreuses reprises, ainsi que l’Eglise ancienne, comme en témoignent des écrits comme les Constitutions apostoliques de Syrie1. L’Eglise catholique a toujours eu des prêtres exorcistes pour gérer les cas de possession démoniaque. Mais la question de l’activité démoniaque a connu un regain d’intérêt en Occident depuis que les missionnaires ont été confrontés à une influence plus visible des esprits dans les pays du Sud2 et que le mouvement charismatique a remis en avant des dons surnaturels permettant de déceler plus facilement la présence d’esprits mauvais et de les identifier. Dans cet article, nous nous proposons de présenter la pastorale de délivrance telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en milieu évangélique, d’en indiquer les apports dans le débat sur le combat spirituel et de soulever quelques interrogations.

1. Présentation de la pastorale de délivrance

Des chrétiens sous emprise

Une des particularités de la pastorale de délivrance est qu’elle considère que les chrétiens, tout comme les non-chrétiens, peuvent tomber sous l’emprise des démons. Il ne s’agit pas d’une simple influence extérieure comme dans la tentation, mais d’une intrusion des esprits mauvais dans le corps ou l’âme du croyant. On parlera de démonisation plutôt que de possession pour souligner que le croyant ne perd pas toute maîtrise de lui-même, mais seulement des territoires occupés par les démons3. Il existe donc, entre la liberté et la possession, différents degrés d’assujettissement. La différence principale entre la démonisation d’un chrétien et celle d’un non-chrétien est que le premier appartient au Christ ; les démons n’ont donc aucun droit de propriété sur les territoires qu’ils occupent. Ils se contentent de « squatter » une maison laissée sans surveillance et d’y exercer « illégalement » leur domination.

Comment les démons se sont-ils retrouvés là ?

Certains esprits sont là depuis notre conception. Ils nous ont été transmis par nos parents qui les ont eux-mêmes contractés en s’adonnant, par exemple, à des pratiques occultes. On parle de liens ancestraux. Michel Allard attribue l’adultère de David à un lien héréditaire de convoitise sexuelle remontant à Rahab, la prostituée de Jéricho. Il aurait lui-même été conçu d’une mère illégitime et le même lien serait à l’origine de l’accumulation par Salomon d’un grand nombre de femmes et de concubines4. Neil Anderson avance que « les enfants adoptés sont particulièrement susceptibles d’être soumis à une emprise démoniaque de par leur ascendance naturelle »5.

D’autres esprits sont là en raison de péchés que nous avons commis avant notre conversion ou, plus curieusement, de violences subies (viol ou inceste). Nous ne sommes donc pas toujours directement responsables d’une présence démoniaque. Et bien qu’à la nouvelle naissance bon nombre de ces liens soient coupés, le Christ ne nous en libère que progressivement.

D’autres esprits encore s’insinuent dans notre âme après notre conversion, si nous leur « donnons accès » par notre négligence (notamment refus de pardonner, péché non confessé).

Les « liens d’âme » inappropriés, comme ceux produits par une relation avec une prostituée ou une personne pratiquant l’occultisme, peuvent également servir de portes d’entrée aux puissances spirituelles. En liant mon âme à celle d’une personne démonisée, je donne accès aux esprits qu’elle abrite. Le fait que la relation ne soit pas consentie, comme dans une situation de viol ou d’inceste, n’empêche pas le lien d’âme de se créer et de demeurer même si la victime n’a plus aucun contact avec l’agresseur.

A quoi peut-on reconnaître la présence de liens démoniaques6 chez un chrétien ?

Les symptômes les plus courants sont les blocages spirituels : difficulté à lire la Bible ou à grandir dans un domaine particulier. Figurent également sur la liste les tics, les tocs, les phobies et les hallucinations. Bien sûr, ces symptômes peuvent avoir d’autres causes que la démonisation ; il faut donc faire preuve de prudence dans l’établissement du diagnostic. Mais ces problèmes étant assez courants chez les chrétiens, on en déduit généralement que la majorité d’entre eux est concernée à des degrés divers. Neil Anderson affirme, à partir de sa pratique personnelle, que 85% des chrétiens ont besoin d’être délivrés d’une emprise démoniaque (flot constant de pensées impures, voix intérieures, notamment). Seuls 15% sont remplis du Saint-Esprit et réellement libres7.

Le processus de délivrance

Nous avons vu que, selon Anderson, de nombreux chrétiens avaient besoin de délivrance. Voyons maintenant comment obtenir celle-ci. Bien que certaines Eglises pratiquent la délivrance publique, les praticiens les plus modérés préconisent un accompagnement privé par une ou deux personnes formées.

Le discernement des causes

Une étape clé de l’entretien est le discernement des causes. On aura généralement recours au don de discernement des esprits pour nommer les réalités spirituelles qui se cachent derrière les problèmes rencontrés par l’accompagné. Ce don permet de remonter plus loin que les causes connues. Gilles Boucomont observe, par exemple, qu’en amont d’un inceste il y a souvent des pratiques occultes dans les générations précédentes. D’autres charismes peuvent également contribuer au discernement comme la parole de connaissance et le don de compassion : une intense douleur apparaît chez l’accompagnant à l’endroit même où l’accompagné a un problème physique, psychique ou spirituel8. L’utilisation des charismes a l’avantage d’accélérer les choses : « Quelle efficacité quand la personne s’aperçoit que nous savons le nom d’une idole à laquelle elle s’est soumise secrètement dans le passé, alors qu’elle ne nous en a rien dit ! »9 Celui qui n’a pas reçu de charisme particulier peut toujours éprouver les esprits, c’est-à-dire « faire fonctionner son intelligence et avancer progressivement dans la nomination des esprits par bon sens et par logique, plutôt que par révélation »10.

Boucomont recommande une « prudence radicale » dans l’exercice du discernement. L’accompagnant doit être attentif à toutes sortes d’informations plus ou moins fiables qu’il est facile de mal interpréter. Sa tâche est semblable à celle d’un opérateur qui doit « faire des choix en scrutant une dizaine d’écrans en même temps »11. Certains accompagnés sont tellement obsédés par l’activité démoniaque qu’ils peuvent développer les symptômes d’une emprise démoniaque ou inventer un inceste qui n’a jamais eu lieu.

La prise d’autorité

Après que les esprits ont été clairement identifiés vient le moment de la délivrance proprement dite ; il s’agit de prendre autorité sur eux et de les chasser à la manière de Jésus dans les évangiles : « Au nom de Jésus, esprit de… je t’ordonne de quitter le corps de mon frère. » Cette prière dite d’autorité se distingue de la prière d’intercession en ce que c’est l’accompagnateur lui-même qui exerce l’autorité et chasse le démon, alors que, dans la prière d’intercession, on demande à Dieu de le faire.

La vérification de la délivrance

Comment savoir si la délivrance a bel et bien eu lieu ? Le seul critère immédiat est le témoignage intérieur du Saint-Esprit : « En général la délivrance est finie quand les vis-à-vis (accompagnants et accompagné) ont une conviction commune et paisible qu’elle est bien terminée. »12 Mais on observera également des fruits dans la vie de la personne délivrée.

L’auto-délivrance

Boucomont affirme qu’aucune délivrance n’est définitive : pour la conserver, il faut remercier Dieu, témoigner de ce qu’il a fait, avoir une vraie assurance13 et mener une vie droite14. En fait, il est probable que d’autres liens auront besoin d’être coupés ultérieurement. C’est pourquoi on apprend à l’accompagné à pratiquer l’auto-délivrance, c’est-à-dire à prendre lui-même autorité sur l’ennemi. Cet apprentissage vise à rendre l’accompagné autonome :

Plus la personne priera pour elle-même, en étant guidée par de bons conseils, et plus elle se prendra en charge dans sa vie chrétienne. Plus elle prendra autorité sur les démons, et moins elle aura peur d’eux. Plus elle va chercher en Christ les moyens de sa liberté, et plus elle sera autonome, ayant pris l’habitude de se tourner vers son Dieu plutôt que de se confier dans des soutiens humains15.

Nous avons vu en quoi consistait la pastorale de délivrance ; voyons maintenant quels sont ses apports dans le débat sur le combat spirituel.

2. Les apports de la pastorale de délivrance

La pastorale de délivrance nous rappelle la nature spirituelle de notre combat

Comme l’apôtre Paul le dit aux Ephésiens :

Ce n’est pas contre le sang et la chair que nous luttons, mais contre les principats, contre les autorités, contre les pouvoirs de ce monde de ténèbres, contre les puissances spirituelles mauvaises qui sont dans les lieux célestes. (Ep 6.12)

Dans une culture matérialiste comme la nôtre, il est facile d’oublier les réalités invisibles. Lorsque quelqu’un nous provoque, nous avons tendance à nous servir des mêmes armes que lui pour le combattre, au lieu de nous revêtir de l’armure de Dieu, afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses de notre véritable Adversaire. Bien que la pastorale de délivrance soulève certaines interrogations, comme nous le verrons plus loin, l’attention qu’elle porte aux causes spirituelles et la place qu’elle donne à la prière et aux promesses bibliques lui permettent d’obtenir de réels résultats par la grâce de Dieu. De nombreuses personnes témoignent des progrès spirituels qu’un tel accompagnement les a aidées à réaliser. On ne peut que s’en réjouir et se laisser interpeller.

La pastorale de délivrance nous invite à ne pas nous satisfaire d’une vie chrétienne chaotique

Bien que le chrétien soit toujours pécheur, il a reçu « les promesses les plus précieuses et les plus grandes » (2P 1.3-4) et ne manque donc pas de ressources spirituelles pour progresser dans sa marche avec Dieu. Comme le disaient les brigadiers de la Drôme : « Dieu ne se contente pas de ce que nous sommes. » Il poursuit son œuvre de sanctification en nous et nous délivre progressivement de tout ce qui fait obstacle à notre liberté.

Or, dans certains milieux évangéliques, sous prétexte qu’il faut se garder de tout triomphalisme, on a tendance à accepter le statu quo. Le problème est que le diable profite toujours de la passivité des chrétiens pour les faire reculer. La pastorale de délivrance nous encourage à utiliser non seulement les armes défensives de la justice, mais également les armes offensives qui nous permettent de faire des bonds en avant dans notre vie spirituelle. On observe deux modes de croissance dans la nature : la croissance continue, comme celle des mammifères, et la croissance discontinue, comme celle des reptiles. La croissance spirituelle est une combinaison des deux : bien que la norme soit une croissance continue, il peut arriver que Dieu intervienne de manière particulière en réponse à la prière pour nous faire avancer dans un domaine où nous stagnions depuis des années.

La pastorale de délivrance nous rappelle la spécificité de l’accompagnement pastoral

Aujourd’hui, l’Eglise se repose beaucoup sur la psychothérapie pour traiter les souffrances intérieures des croyants. Les pasteurs hésitent à prendre en charge des cas qu’ils jugent trop lourds ou au-delà de leurs compétences. Ils sont pourtant plus compétents que n’importe quel psychothérapeute pour apporter la Parole de Dieu et aider les croyants à faire la différence entre la vérité et le mensonge. Ils peuvent aussi compter sur le Saint-Esprit pour opérer une guérison intérieure, alors que les psychothérapeutes doivent souvent se contenter d’aider leurs patients à mieux comprendre et gérer leur mal-être. Ils ont donc un rôle spécifique à jouer, complémentaire de celui du médecin ou du psychologue.

Dietrich Bonhoeffer connaissait bien la psychologie moderne, son père étant professeur de psychiatrie et de neurologie à l’Université de Berlin, mais il considérait qu’un simple chrétien était mieux armé qu’un expert en santé mentale pour délivrer l’homme pécheur des conséquences de sa séparation d’avec Dieu :

Le plus expert en humanité en sait infiniment moins sur le cœur humain que le croyant le plus simple qui vit sous la croix du Christ. Car il y a une chose que la plus grande finesse, le plus grand talent et la plus grande expérience psychologique ne peuvent absolument pas faire : comprendre ce qu’est le péché. La psychologie sait quelque chose de la détresse, de la faiblesse et du désespoir de l’homme, mais elle ne connaît pas l’éloignement-de-Dieu de l’être humain. C’est pourquoi elle ne sait pas non plus que, laissé à lui-même, l’être humain va à la catastrophe, et que seul le pardon peut le guérir. Cela, seul le chrétien le sait. Devant le psychologue, je ne puis qu’être un malade ; devant un frère en la foi, il m’est permis d’être un pécheur. Il faut que le psychologue commence par fouiller mon cœur, et malgré tout il ne peut jamais en découvrir la vraie profondeur ; mais le frère chrétien sait : voici venir un pécheur comme moi, un sans-Dieu qui veut se confesser et cherche le pardon de Dieu. Le psychologue me considère comme si Dieu n’est pas donné [comme hypothèse], le frère me voit devant le Dieu qui juge et exerce sa miséricorde dans la croix de Jésus-Christ16.

La pastorale de délivrance nous rappelle l’importance de la vie communautaire dans le processus de libération

Comme le dit avec raison Boucomont, « c’est au cœur des relations qu’on guérit ses relations »17. La responsabilité du pasteur n’est pas d’accompagner tous ses paroissiens, mais de les former afin qu’ils puissent prendre soin les uns des autres. Le temple du Marais à Paris doit sa croissance spectaculaire en grande partie à la mise en place d’une formation à l’accompagnement spirituel, qui permet de répondre à un bien plus grand nombre de demandes que si seul le pasteur était habilité à y répondre.

Aucun conseiller, si expérimenté soit-il, n’est capable de répondre à la diversité des besoins et des situations. Non seulement il n’en a pas le temps, mais sa personnalité détermine son style d’accompagnement. Peut-être a-t-il plus de facilité à encourager qu’à éclairer ou reprendre. C’est pourquoi la sagesse se trouve dans le grand nombre de conseillers et que le Christ se sert de la communauté dans son ensemble pour nous prodiguer les conseils et les soins dont nous avons besoin.

Bien que la pastorale de délivrance connaisse un certain succès dans les milieux évangéliques, elle soulève également des interrogations dont voici les principales.

3. Principales interrogations soulevées par la pastorale de délivrance

Un chrétien authentique peut-il être démonisé ?18

On avance un certain nombre d’arguments en faveur de la démonisation des chrétiens. Nous allons examiner trois argument bibliques et l’argument de l’expérience.

En Luc 13.10-17, Jésus délivre une « fille d’Abraham » qui avait « un esprit d’infirmité depuis dix-huit ans ». L’expression employée – fille d’Abraham – serait la preuve qu’il s’agit d’une vraie croyante, et que, par voie de conséquence, un chrétien authentique peut être lié par un esprit démoniaque. On peut objecter à cet argument que « ce ne sont pas les enfants de la chair qui sont enfants de Dieu, mais ce sont les enfants de la promesse qui sont comptés comme descendance » (Rm 9.8). Même si cette femme est une fille d’Abraham selon la chair, rien ne prouve qu’elle soit une fille de la promesse, pas même le fait qu’elle se mette à glorifier Dieu après avoir été guérie. Mais supposons qu’elle le soit. Le simple fait qu’elle appartienne encore à l’ancienne alliance fragilise l’argument, puisque sa condition est inférieure à celle des croyants après la victoire du Christ sur les puissances des ténèbres à la croix. Il faudrait plutôt donner un exemple de croyant de la nouvelle alliance ayant été délivré d’un lien démoniaque après sa conversion. Or on n’en trouve aucun dans le Nouveau Testament19.

Lorsque Jésus déclare : « Arrière de moi, Satan », en Marc 8.33, il opérerait une délivrance chez quelqu’un de converti, l’apôtre Pierre. Cet argument n’est pas très convaincant, car s’il est vrai que Satan s’est servi de Pierre pour tenter de détourner Jésus de sa mission, rien dans le texte ne permet d’affirmer qu’il avait un démon. Une simple influence extérieure est beaucoup plus probable.

Lorsque Paul exhorte les Ephésiens à ne pas « donner accès au diable » (Ep 4.27), il laisserait entendre qu’un comportement répréhensible est une porte d’entrée pour les démons. Mais « donner accès au diable » signifie plus probablement, si l’on tient compte du contexte, lui donner l’occasion de semer la division entre les chrétiens par le mensonge (v. 25), le ressentiment (v. 26), le vol (v. 28) et les paroles blessantes (v. 29).

Un autre argument souvent avancé en faveur de la démonisation des chrétiens est celui de l’expérience. Les témoignages ne manquent pas de chrétiens ayant été délivrés d’une emprise démoniaque des années après leur conversion. Comment faut-il comprendre ces témoignages ? On peut supposer que certaines de ces personnes n’étaient pas réellement chrétiennes, mais qu’en est-il de celles dont la conversion ne fait aucun doute ? Dans un certain nombre de cas, on pourrait comprendre autrement ce que le croyant a vécu comme une expulsion de démons. Peut-être a-t-il tout simplement été délivré d’une influence extérieure en réponse à la prière, Dieu ne s’arrêtant pas à notre compréhension imparfaite du combat spirituel. Mais qu’en est-il des cas ne se prêtant pas à une autre interprétation ? Peut-être faut-il envisager, dans un contexte missionnaire où ceux qui se convertissent ont parfois un lourd passé dans l’occultisme, que leur libération prenne un certain temps, malgré leur adhésion extérieure à la foi chrétienne. C’est ainsi que dans l’Eglise ancienne ceux qu’on appelait les « énergumènes » n’étaient admis à l’eucharistie qu’après une période transitoire de délivrance. Mais le fait qu’on leur interdisait la communion signifie qu’ils n’étaient pas encore considérés comme chrétiens à part entière.

Les arguments en défaveur de la démonisation des chrétiens nous paraissent plus convaincants. Nous allons en présenter deux : l’argument pneumatologique et l’argument sotériologique.

L’argument pneumatologique consiste à dire qu’il n’y a pas de cohabitation possible chez le croyant-temple du Saint-Esprit entre le divin Consolateur et les démons. Si le Saint-Esprit habite en nous, comment les démons pourraient-ils y établir leur résidence ?

Ceux qui pratiquent la délivrance contournent généralement la difficulté en réduisant le lieu de résidence du Saint-Esprit à l’esprit humain : les démons n’ont pas accès à celui-ci, mais ils peuvent s’installer dans l’âme ou le corps du croyant sans déranger la troisième personne de la Trinité. Une telle compartimentation ne rend pas suffisamment compte de l’unité de l’être humain. Non seulement la distinction entre l’âme et l’esprit est-elle discutable, mais c’est l’ensemble de l’être humain régénéré qui est considéré par l’apôtre Paul comme le temple du Saint-Esprit, y compris le corps (1Co 6.15, 19-20). Matthieu 12.43-45 semble indiquer que la condition, pour qu’un démon chassé d’un être humain puisse se réinstaller avec d’autres démons dans son ancienne résidence, n’est pas que celle-ci soit laissée « sans surveillance », mais qu’elle soit « vide, balayée et ornée ». Autrement dit, si elle est occupée par le Saint-Esprit, les démons n’y ont pas accès, même si le chrétien fait preuve de négligence dans tel ou tel domaine de sa vie spirituelle. Ce qui est attendu de ce dernier, ce n’est pas qu’il prenne autorité sur les démons et les chasse à nouveau, mais qu’il se repente de sa négligence.

Une autre objection à l’argument pneumatologique consiste à dire que, de la même manière que les désirs de l’Esprit et ceux de la chair se livrent un combat acharné en nous en attendant la glorification finale, Dieu permet aux esprits mauvais de s’installer dans son temple lorsque celui-ci est laissé sans surveillance. Toutefois, la présence du péché et de désirs charnels en nous n’est pas équivalente à une présence démoniaque. Lorsque Jésus guérit une personne possédée, celle-ci est débarrassée de tout esprit mauvais, mais pas de sa nature pécheresse. Il est donc plus prudent lorsqu’un croyant lutte avec le péché de parler d’influence démoniaque extérieure que de démonisation. La demande du Notre Père « délivre-nous du mal » ne suppose pas une présence démoniaque, mais plutôt l’expérience normale de la tentation à laquelle tous les croyants sont soumis.

L’argument sotériologique consiste à dire que l’idée de démonisation des chrétiens est incompatible avec la doctrine du salut. Comment une présence démoniaque pourrait-elle subsister ou réapparaître chez celui qui, ayant mis sa confiance dans le Christ, a été régénéré, délivré de l’autorité des ténèbres (Col 1.12), est passé de la puissance de Satan à Dieu (Ac 26.18), a été uni au Christ, est assis avec lui dans les lieux célestes (Ep 2.6). A moins de penser que Dieu puisse retirer à ses enfants tous ces privilèges lorsqu’ils se relâchent spirituellement, on voit mal comment les démons pourraient franchir toutes les barrières de protection dont il les entoure dès leur conversion.

Devrions-nous imiter Jésus et les apôtres dans leur manière de chasser les démons ?

La question n’est pas de savoir si Jésus et les apôtres ont chassé des démons, mais s’il est légitime de généraliser cette pratique et de l’appliquer aux croyants comme moyen de sanctification ou thérapie spirituelle. Il est normal de prendre le ministère de Jésus pour modèle, mais parce que celui-ci était unique à certains égards, tout n’est pas à imiter. De même le ministère apostolique était unique à certains égards20. C’est pourquoi il est préférable de se tourner vers les épîtres pour savoir « comment il faut se conduire dans la maison de Dieu » (1Tm 3.15). Or on n’y trouve aucune indication que le mode opératoire de Jésus soit normatif pour l’Eglise. Les croyants ne sont pas exhortés à prendre autorité sur les démons mais à résister au mal et à se repentir en cas de désobéissance. Il me semble significatif que lorsque Paul est confronté à un péché plus fort que lui, qu’il commet contre sa volonté, le genre de péché que certains considèrent comme le symptôme d’une présence démoniaque, il ne se décrit pas comme captif d’un démon de convoitise, mais de la loi du péché qui est dans ses membres (Rm 7.23). Et lorsqu’il cherche à en être délivré, il n’a pas recours à l’exorcisme, mais à la loi de l’Esprit de vie en Jésus-Christ, qui l’a libéré de la loi du péché et de la mort (Rm 8.1). Et il ajoute qu’il ne sera entièrement délivré de « ce corps de mort » (Rm 7.24) qu’au jour de la rédemption finale (Rm 8.23).

Neil Anderson, bien qu’il croie à la démonisation des chrétiens, témoigne de son évolution personnelle dans la manière de les libérer. Alors qu’il avait l’habitude dans les premières années de son ministère de dialoguer avec les démons, il estime plus prudent aujourd’hui de ne pas les affronter directement :

Cela fait plusieurs années que je n’ai pas essayé de « chasser un démon ». Par contre, j’ai vu des centaines de personnes trouver la liberté en Christ tandis que je les aidais à résoudre leurs conflits personnels et spirituels. J’ai complètement cessé de traiter directement avec les démons et j’interdis toute manifestation de leur part. Je travaille uniquement avec leurs victimes21.

La fonction principale de l’accompagnateur est, selon lui, « d’aider les gens à comprendre la vérité et à assumer personnellement la responsabilité de l’entretenir dans leur vie »22. Il leur propose donc une démarche de libération en sept étapes qui n’est pas très différente de la pastorale classique, avec une large place faite à la prière d’intercession, même si l’accompagné peut être invité à formuler des prières d’autorité comme celle-ci :

J’ordonne à présent à tout démon familier et à tout ennemi du Seigneur Jésus-Christ qui serait en moi ou autour de moi de fuir hors de ma présence et de ne jamais revenir23.

La libération du chrétien est-elle aussi simple et rapide que le laisse entendre la pastorale de délivrance ?

Par opposition à la lenteur et à l’inefficacité des diverses approches psychothérapeutiques modernes, la pastorale de délivrance propose une solution rapide et efficace à nos problèmes les plus profonds. Si ceux-ci sont liés à une présence démoniaque, il suffit de déloger les intrus pour retrouver la liberté. Les délivrances opérées par Jésus et les apôtres n’étaient-elles pas immédiates ? Sauf que Jésus ne traite pas tous les problèmes qu’il rencontre de cette manière. Le mal moral en particulier n’est jamais réglé par l’exorcisme : « Va et ne pèche plus », dit Jésus à la femme adultère. De la même manière, lorsque l’apôtre Pierre discerne qu’Ananias a laissé Satan envahir son cœur au point de mentir au Saint-Esprit, il ne cherche nullement à chasser un hypothétique esprit de mensonge, mais il le reprend sévèrement et laisse Dieu appliquer la sanction (Ac 5.1-6).

Le Nouveau Testament présente la sanctification non comme une succession de délivrances, mais comme un processus long et complexe où les moyens de grâce ordinaires sont la norme. D’une certaine manière, les ministères de délivrance sont les héritiers des mouvements de sainteté du xixe siècle, qui recherchaient une victoire définitive sur le péché dans une « seconde bénédiction » postérieure à la conversion et antérieure au retour du Christ, appliquant ainsi au temps présent des promesses que Dieu a données à son peuple pour le temps à venir24. Si une entière délivrance est possible ici-bas, alors ce n’est plus en espérance que nous sommes sauvés et nous n’avons plus à l’attendre avec persévérance, contrairement à ce que dit l’Ecriture (Rm 8.24-25). Bien sûr, les ministères de délivrance ne promettent pas la perfection sur terre, mais ils ont tendance à vouloir épargner aux chrétiens les gémissements que l’apôtre Paul considérait comme normaux (Rm 8.23).

Conclusion

La pastorale de délivrance a le mérite d’attirer notre attention sur les nombreux besoins des croyants en matière d’accompagnement et les réponses souvent superficielles de la pastorale traditionnelle. Mais plutôt que de présenter la première comme la panacée, le remède à tous nos problèmes, il serait plus utile d’approfondir la seconde et de développer une relation d’aide biblique et christocentrique, intégrant les apports de la psychologie moderne en matière de diagnostic et annonçant le pardon comme moyen de restauration du croyant en chemin vers la perfection.


  1.  Cet écrit de la fin du ive siècle contient un rituel de renvoi des personnes possédées après la première partie du culte, l’accès à l’eucharistie leur étant interdit. L’assemblée se levait et le diacre faisait la prière suivante : « Priez, vous qui êtes possédés par des esprits impurs. Tous, avec ferveur, prions pour eux, afin que Dieu, dans son amour pour les hommes, réprime par le Christ les esprits impurs et méchants et délivre de l’oppression de l’adversaire ceux qui l’en supplient ; celui qui a réprimé la légion de démons et le diable, principe du mal, qu’il réprime maintenant les renégats de la foi, délivre ses créatures de leur emprise et les purifie, elles qu’il a créées avec tant de sagesse. » (VIII, 7, 2)↩

  2.  Voir Paul Hiebert, “The Flaw of the Excluded Middle”, in Anthropological Perspectives on Missiological Issues, Grand Rapids, Baker, 1982/1994, p. 189-201. Dans cet article, Hiebert invite les missionnaires occidentaux à développer une théologie de ce qu’il appelle « le milieu exclu », comprenant la guérison divine, l’influence des ancêtres, les esprits et les puissances invisibles de ce monde, afin de pouvoir expliquer et faire face de manière satisfaisante aux situations nouvelles rencontrées sur le champ missionnaire.↩

  3.  Les auteurs des évangiles utilisent de manière interchangeable des expressions pouvant être traduites littéralement « avoir un démon » et « être démonisé » pour décrire une personne sous l’emprise d’un démon. La traduction « être possédé par un démon » est donc source de confusion.↩

  4.  Michel Allard, Le combat spirituel, Emeth Editions, Montmeyran, 1995/2007, p. 155-156.↩

  5.  Neil Anderson, Le libérateur, Editions Clé, Villeurbanne, 1993, p. 202.↩

  6.  Bien que cette expression soit couramment utilisée par ceux qui pratiquent la pastorale de délivrance, le seul passage parlant d’une personne liée ou attachée par Satan est Lc 13.10-17 (voir en particulier le v. 16).↩

  7.  Ibid., p. 107-108.↩

  8.  Gilles Boucomont, Au nom de Jésus, libérer le corps, l’âme, l’esprit, Editions Première Partie, Paris, 2010, p. 191.↩

  9.  Gilles Boucomont, Au nom de Jésus, mener le bon combat, Editions Première Partie, Paris, 2011, p. 244.↩

  10.  Ibid., p. 178.↩

  11.  Ibid., p. 210.↩

  12.  Ibid., p. 217.↩

  13.  Ibid., p. 219.↩

  14.  Ibid., p. 220.↩

  15.  Ibid., p. 239.↩

  16.  Dietrich Bonhoeffer, De la vie communautaire et Le livre de prières de la Bible, nouvelle édition traduite de l’allemand par Bernard Lauret avec la collaboration de Henry Mottu, Labor et Fides, Genève, 2007, p. 101.↩

  17.  Gilles Boucomont, Au nom de Jésus, libérer le corps, l’âme, l’esprit, Editions Première Partie, Paris, 2010, p. 175.↩

  18. Pour une réponse plus détaillée à cette question, voir Alain Nisus, Mais délivre-nous du mal. Traité de démonologie biblique, La Maison de la Bible, Romanel-sur-Lausanne, 2016, p. 177-194.↩

  19. Clinton Arnold suppose que les chrétiens d’Ephèse qui avaient exercé la magie avant leur conversion ont continué à le faire jusqu’à ce que Paul les délivre des mauvais esprits qui les empêchaient d’y renoncer. Ce n’est qu’après leur délivrance qu’ils auraient apporté leurs livres de sorcellerie pour les faire brûler publiquement (Ac 19.18-19). S’il est vrai que Paul a opéré des exorcismes à Ephèse (Ac 19.12), ville connue pour l’abondance de ses pratiques magiques, y compris dans la communauté juive, rien n’indique que ces exorcismes aient été postérieurs à la conversion ni qu’ils soient la cause directe de la démarche de confession publique des anciens adeptes. Voir Alain Nisus, op. cit., p. 182-183.↩

  20.  Il est intéressant de noter que l’évangile de Jean ne contient aucun récit d’exorcisme, si ce n’est le grand exorcisme opéré par Jésus : « C’est maintenant le jugement de ce monde ; c’est maintenant que le prince de ce monde sera chassé dehors. » (Jn 12.31 NBS)↩

  21.  Le libérateur, Editions Clé, Villeurbanne, 1993, p. 208.↩

  22.  Ibid.↩

  23.  Ibid., p. 202.↩

  24.  Voir à ce sujet l’article très éclairant de Tony Payne, “A Short History of Deliverance”, in Peter Bolt, sous dir., Christ’s Victory Over Evil, Apollos, Notthingham, 2009, p. 12-34.↩

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Le défi des extrémismes religieux https://larevuereformee.net/articlerr/n282/le-defi-des-extremismes-religieux Sun, 01 Sep 2019 16:08:27 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1035 Continuer la lecture ]]> body { counter-reset: h3counter; } h1 { counter-reset: h2counter; } h2::before { counter-increment: h2counter; content: counter(h2counter, upper-roman) ".\0000a0\0000a0"; } h2.nocount::before { content: none; counter-increment: none; } h2 { counter-reset: h3counter; font-variant: small-caps; } h3::before { counter-increment: h3counter; content: counter(h3counter, decimal) ")\0000a0\0000a0"; } h3 { counter-reset: h4counter; } h4::before { counter-increment: h4counter; content: counter(h4counter, lower-latin) ".\0000a0\0000a0"; } h4 { font-style: italic; }

Le défi des extrémismes religieux

Jean-Philippe BRU1

Introduction

L’extrémisme religieux a toujours inquiété l’opinion publique et les États. À la fin du xxe siècle, ce sont les sectes qui défrayaient la chronique, poussant le gouvernement à créer un nouveau délit de manipulation mentale. Aujourd’hui, c’est l’islamisme radical qui fait les gros titres et favorise la montée d’une autre forme d’extrémisme, l’extrémisme politique. Malgré les appels répétés à ne pas faire l’amalgame entre terrorisme et islam, beaucoup se demandent s’il n’y a pas tout de même un rapport entre les deux. Il importe donc que l’Église réfléchisse à la nature de l’extrémisme religieux, à ses liens avec les religions traditionnelles et à la réponse à lui apporter.

Dans une première partie, nous présenterons brièvement les principaux extrémismes religieux auxquels l’Église est confrontée en France. Puis nous verrons quelles réponses les religions tentent d’apporter aux extrémismes auxquels elles ont elles-mêmes donné naissance. Nous terminerons en faisant quelques propositions susceptibles d’aider les Églises à relever le défi que leur adressent les extrémismes religieux sans tomber dans les excès reprochés à ces derniers.

La diversité des extrémismes religieux

Avant de présenter les principaux extrémismes religieux auxquels nous avons affaire en France, il convient d’en donner une définition. Le sociologue des religions Jean-Louis Schlegel propose celle-ci : « Des idées ou des mouvances qui marquent ouvertement leurs distances avec la modernité ou même la rejettent ouvertement. »2 Cette définition a l’inconvénient de prendre la modernité comme centre par rapport auquel on situe les extrêmes. Les religions prennent plutôt pour centre une application équilibrée de leurs propres principes. Pour la plupart d’entre elles, il est tout aussi problématique de se conformer sans aucune restriction à la modernité que de « prendre ses distances » avec elle. Le Petit Robert donne une définition plus neutre de l’extrémiste : « Partisan d’une doctrine poussée jusqu’à ses limites, ses conséquences extrêmes […] », par opposition au modéré : « Qui fait preuve de mesure, qui se tient éloigné de tout excès. » Il est important de préciser dans le contexte actuel que pousser une doctrine jusqu’à ses conséquences extrêmes n’implique pas nécessairement le recours à la violence.

L’intégrisme catholique

Les intégristes catholiques voudraient que « la doctrine de l’Église soit suivie ‹intégralement›, c’est-à-dire dans la vie publique, dans la vie privée et dans toutes les sphères de la vie sociale, pour réaliser un ‹ordre social chrétien›. »3 Ils n’acceptent donc pas les principes de la République qui s’opposent à un tel monopole de la part d’une religion particulière. Ils ont l’appui des textes officiels du xixe siècle, qui condamnent la notion moderne de liberté, mais deviennent un parti d’opposition à partir du moment où l’Église renonce à son intransigeance et se rallie à la République.

Ils sont particulièrement déçus par le concile Vatican II et son ouverture au monde. Leur chef de file, Mgr Lefebvre, refuse la réforme liturgique et les déclarations concernant la liberté religieuse, et va jusqu’à créer une Église parallèle en 1988 en consacrant quatre évêques. Plus que leur nostalgie de la période prérévolutionnaire, c’est cette attitude schismatique qui leur est reprochée.

Il ne faut pas les confondre avec les catholiques traditionalistes qui, bien qu’ayant une préférence pour la messe en latin, estiment pouvoir vivre leur spécificité au sein de l’Église telle qu’elle est aujourd’hui. Benoît XVI leur a d’ailleurs donné sa bénédiction en rétablissant en 2007 la possibilité de la messe en latin.

L’islamisme

Comme les autres religions du monde, l’islam a été l’objet d’interprétations « ouvertes », permettant une certaine flexibilité dans la pratique, selon le contexte social et l’époque. C’est contre cette ouverture que réagissent ceux que l’on appelle aujourd’hui les islamistes. Dès le ixe siècle, Ibn Hanbal « réclame un retour à la lettre du Coran et à la tradition des premiers compagnons du prophète »4 . Au xviiie siècle, Abd al-Wahhab prône lui aussi un retour strict aux deux sources de l’islam : le Coran et la sunna. Le wahhabisme interdit le tabac, le rire, la poésie, la musique et les spectacles profanes. Au xxe siècle, c’est le modèle démocratique qui est contesté, le Coran étant considéré comme la seule constitution possible pour les États musulmans. Les islamistes ont donc une action directement politique et cherchent non seulement à influencer le pouvoir mais à le prendre, certains de manière pacifique, d’autres par la violence. Les attentats terroristes, même s’ils captent toute l’attention et sont de plus en plus nombreux, « représentent l’exception par rapport à la règle » 5 .

Le fondamentalisme protestant

Le fondamentalisme protestant est une réaction contre le libéralisme théologique du xix e siècle considéré comme trop conciliant avec le rationalisme des Lumières.

Bref historique

Entre 1910 et 1915 sont publiés douze fascicules (The Fundamentals) contenant 90 articles exposant les croyances considérées comme non négociables : la naissance virginale du Christ, sa résurrection corporelle, son sacrifice expiatoire, l’inerrance de la Bible, et ainsi de suite. Ces fascicules, imprimés en plusieurs millions d’exemplaires, sont distribués gratuitement. Les auteurs sont tous britanniques ou nord-américains et incluent des figures évangéliques comme Ruben Torrey, Benjamin Warfield, James Orr, Campbell Morgan, John Ryle et Handley Moule. Ceux qui adhèrent à ces croyances prennent le nom de « fondamentalistes ». Ils se considèrent à juste titre comme les héritiers de la Réforme et des réveils, mais développent pendant l’entre-deux-guerres certaines tendances qui les distinguent à la fois des réveils des siècles précédents et du mouvement évangélique d’après-guerre 6 .

Tendances distinctives

John Stott en mentionne dix7  :

  1. Un certain mépris pour les disciplines scientifiques et la réflexion académique. Richard Lovelace attribue cette tendance au fait que les principaux dirigeants évangéliques de la fin du xixe et du début du xxe siècle étaient des évangélistes laïques sans formation théologique8 . Les fondamentalistes se sont engagés dans l’évangélisation de masse, mais ont perdu beaucoup de terrain dans le domaine théologique, ce qui a permis aux libéraux de s’emparer des principales dénominations et facultés de théologie, comme celle de Princeton.
  2. Une conception mécanique de l’inspiration. Les fondamentalistes ont tendance à réduire les modes d’inspiration de la Bible à la dictée, alors qu’il existe une diversité de modes d’inspiration, comme les recherches historiques (Lc 1.1-3).
  3. Un littéralisme excessif 9 . C’est-à-dire une tendance à prendre chaque mot de la Bible au pied de la lettre, sans prendre suffisamment en compte le genre littéraire.
  4. Une application directe du texte, sans passer par la case « exégèse ». Les fondamentalistes ont tendance à sous-estimer la distance qui les sépare du monde de la Bible. En appliquant trop rapidement le texte à leur situation, ils passent à côté de l’intention de l’auteur et retombent de manière un peu trop acrobatique sur le mont Golgotha ! Lorsque le texte n’est pas directement applicable à la situation présente, ils ont recours à l’interprétation allégorique, « qui revêt souvent un ton moralisateur »10 .
  5. Un rejet total du mouvement œcuménique. Contrairement à leurs prédécesseurs, les fondamentalistes n’ont pas le sens de l’unité de l’Église. Ils considèrent le dialogue avec les autres branches du christianisme comme un piège conduisant à d’inévitables compromis.
  6. Une ecclésiologie séparatiste. Leur souci de la vérité est tel qu’ils ont tendance à se séparer de ceux qui ne pensent pas exactement comme eux, y compris sur des points secondaires.
  7. Un retrait excessif du monde. Convaincus que le monde va devenir de plus en plus corrompu jusqu’au retour du Christ, ils ont tendance à se tenir à l’écart de ce qui pourrait les contaminer. Cela ne les empêche pas d’adopter certaines valeurs discutables comme le capitalisme.
  8. Tendance à accepter le mythe de la supériorité de la race blanche. Surtout aux États-Unis et en Afrique de Sud, les fondamentalistes ont eu tendance à défendre la ségrégation raciale, y compris dans l’Église.
  9. Tendance à confondre mission et évangélisation. Laissant l’action sociale aux libéraux, les fondamentalistes ont eu tendance à réduire la vocation missionnaire de l’Église à la proclamation de l’Évangile.
  10. Tendance au dogmatisme eschatologique. Un dispensationalisme rigide envahit les Églises par le biais de la Bible Scofield et conduit de nombreux fondamentalistes à défendre inconditionnellement Israël et à sous-estimer les injustices faites aux Palestiniens.

Influence sur le mouvement évangélique français

L’influence du fondamentalisme américain de l’entre-deux-guerres sur le mouvement évangélique français reste très limitée. Sébastien Fath estime que le protestantisme évangélique français des années 1920 ne compte pas de mouvement dont l’identité se définisse en priorité par le fondamentalisme. La « fidélité biblique », en revanche, fait recette, mais cette formule renvoie bien davantage à l’héritage revivaliste qu’aux influences d’outre-Atlantique11 .

La réponse de l’homme moderne et des religions à l’extrémisme religieux

Il existe trois types de réponse à l’extrémisme religieux.

Il faut « sortir de la religion »

Certains penseurs considèrent que la meilleure réponse à l’extrémisme religieux est de « sortir de la religion », de renoncer à l’idée d’un Dieu souverain qui révèle à ses créatures des vérités intouchables. Il ne suffit pas de faire le tri entre les bonnes et les mauvaises traditions, ni entre les croyants modérés et les extrémistes, puisque les premiers s’appuient sur les mêmes textes que les seconds et sont donc atteints de la même maladie, même si les symptômes sont moins évidents chez les uns que chez les autres.

On trouve ce genre de raisonnement chez le philosophe d’origine musulmane Abdennour Bidar, qui a écrit un livre intitulé Comment sortir de la religion12 , où il propose de substituer à la puissance créatrice de Dieu la puissance créatrice de l’homme moderne. Voici ce qu’il dit :

J’ai essayé, dans un premier temps, de proposer une alternative en montrant ce qu’on pouvait sauver de l’islam, en faisant un tri dans le matériau de la tradition. Mais j’avais seulement la sensation de parer au plus pressé. Puis j’ai compris que le religieux ne correspondait plus à notre situation moderne et contemporaine, parce que l’essence du religieux est l’idée qu’il existe une puissance créatrice absolument illimitée, prodigieuse, qui dépasse l’homme et vers laquelle il doit se tourner. Depuis la modernité du xixe siècle, c’est notre propre puissance créatrice qui a explosé, notamment sur le plan scientifique et technique13 .

De manière plus caricaturale, c’est aussi la réponse de la une de Charlie Hebdo, un an après les attentats de janvier 2015. Le dessin de Riss nous montre le vrai coupable : Dieu lui-même, qu’il s’agisse du Dieu des musulmans ou des chrétiens.

Comme l’observe toutefois Vincent Trémolet de Villers dans un article publié sur le site du Figaro14 , les idéologies non religieuses, comme le nazisme ou le communisme, ont fait beaucoup plus de victimes au xxe siècle que le terrorisme religieux15 .

La vérité, en conclut-il, est que la folie des hommes s’empare de toutes nos passions pour les dérégler. On tue au nom de Dieu, on tue par dépit amoureux, on tue par aveuglement idéologique, on tue par ambition : faut-il s’en prendre à l’amour, aux idées, à la politique ?

Il affirme ensuite, en s’appuyant sur la théorie du bouc émissaire de René Girard, que le christianisme est le meilleur antidote contre la violence, « parce qu’il la rend inefficace et fait honte à ceux qui l’utilisent et se réconcilient contre une victime commune »16 .

Il faut « moderniser » la religion

D’autres considèrent que c’est aller trop loin que de sortir de la religion, mais que celle-ci a besoin d’être réexaminée à la lumière de la raison autonome, érigée en juge des textes sacrés. On espère ainsi débarrasser la religion de tout ce qui donne prise à l’extrémisme et offrir à l’homme moderne une religion « éclairée », raisonnable. Le problème, c’est que c’est précisément contre ce genre d’accommodement à la modernité que les extrémistes réagissent, considérant qu’il s’agit d’une trahison.

La réponse moderniste à l’islam

Abderrahim Lamchichi, maître de conférences en sciences politiques, estime que l’accommodement de l’islam à la modernité passe par une réforme théologique fondée sur « un libre examen de la tradition et de l’histoire religieuses »17  :

ceci n’est possible, précise-t-il, que grâce à l’épanouissement sans entraves de la recherche scientifique, et grâce à la soumission de l’islam, et des faits religieux en général, aux avancées décisives et aux acquis positifs irrécusables de la critique moderne, afin de rompre avec les instrumentalisations politiques et les dérives idéologiques dont cette religion ne cesse de faire l’objet18 .

La réponse moderniste au fondamentalisme protestant

L’attitude des protestants libéraux envers la théologie fondamentaliste est excessivement méprisante. André Gounelle la qualifie de « négligeable » et affirme que « leur système ne vaut rien » !19 Il a également tendance à minimiser la différence entre le vieux fondamentalisme et le mouvement évangélique d’après-guerre. Voici ce qu’il dit des néo-évangéliques :

Les fondamentalistes « néo-évangéliques », à la différence des radicaux, tiennent bien compte du genre littéraire, de la situation culturelle et de l’intention de l’auteur humain ; ils répugnent cependant à dissocier, comme le fait souvent l’exégèse critique, la « fonction expressive » d’un texte (l’enseignement ou le message qu’il entend délivrer) de sa « fonction représentative » (la description factuelle des choses ou des événements)20 .

Autrement dit, les évangéliques ont tort de considérer comme historiques des récits que la critique moderne a définitivement rangés dans la catégorie des mythes.

Il faut contextualiser la religion

Une troisième attitude consiste à maintenir l’autorité des textes fondateurs, tout en distinguant leur message essentiel de leurs expressions relatives dans différentes cultures et à différentes époques. Ce qui est reproché aux extrémistes, ce n’est pas leur attachement aux vérités révélées, mais leur manque de flexibilité dans l’application de celles-ci.

Ce type de réponse à l’extrémisme religieux est jugé trop conservateur par les modernistes, mais c’est le seul qui soit capable à la fois de rendre justice aux textes sacrés et d’éviter les abus des extrémistes.

La réponse catholique à l’intégrisme21

Comme nous l’avons vu, les catholiques intégristes n’ont pas toujours été un parti d’opposition. Dans un premier temps, ce sont surtout les modernistes qui sont dans le collimateur d’une Église qui a accepté de se rallier à la République sans pour autant être prête à renoncer à ses dogmes, fussent-ils en décalage avec la science moderne.

Les tensions avec les intégristes s’accroissent à la suite de Vatican II, conduisant au schisme lefebvriste. Benoît XVI tente d’apporter une réponse à cette situation dans les années 2000 en faisant des concessions, comme le rétablissement de la messe traditionnelle (2007) et la levée des excommunications des évêques schismatiques (2009). Mais il pose également des conditions à la réintégration des intégristes, comme reconnaître que le concile Vatican II fait partie intégrante de la tradition de l’Église et accepter la validité de la messe qui en est issue. Autrement dit, il leur demande d’accepter un certain pluralisme au sein de l’Église et une évolution de la tradition. Malgré l’optimisme initial, les négociations se soldent par un échec.

Tariq Ramadan

La réponse de Tariq Ramadan à l’islamisme fait moins de concessions à la modernité que celle d’Abderrahim Lamchichi ou du très médiatique Malek Chebel. Il s’efforce d’associer fidélité aux fondements de l’islam et contextualisation des lois et traditions islamiques. Si le Coran est une parole divinement révélée, et donc infaillible, les hadiths, en revanche, sont des paroles humaines au degré d’authenticité variable qui doivent sans cesse être réexaminées. Il reproche aux extrémistes de sacraliser les lois islamiques postérieures au Coran et de ne pas tenir compte du contexte historique dans lequel elles ont vu le jour. Cette réponse moins tranchée lui a valu d’être boudé par les médias français ces derniers temps et d’être accusé de double langage par ses détracteurs ! Il est vrai que même en relativisant les hadiths, il reste suffisamment de matière dans le Coran pour justifier un intégrisme musulman non moins incompatible avec la République que l’intégrisme catholique, le religieux et le politique pouvant difficilement être séparés. Il suffit de voir le peu de liberté laissée aux autres religions dans la plupart des pays à majorité musulmane.

La réponse évangélique au fondamentalisme

Dès 1942 est créée aux États-Unis l’Association nationale des évangéliques, qui vise « à coordonner les efforts des organisations fondamentalistes (dénominations, agences missionnaires, notamment), afin de mettre un terme à leurs rivalités ainsi qu’au retrait qu’elles entretenaient à l’égard de la société »22 . Ces « néo-évangéliques », comme ils s’appellent eux-mêmes, restent fondamentalistes sur le plan doctrinal, mais adoptent une attitude plus positive envers la culture. Comme le dit en 1957 un des acteurs principaux du changement, Harold Ockenga, dans un sermon intitulé « The New Evangelicalism » (« Le nouveau mouvement évangélique ») :

Nous croyons que le fondamentalisme a raison pour ce qui touche à la doctrine, et nous l’embrassons, et s’il se limitait à cela, je souhaiterais être appelé « fondamentaliste ». Mais nous croyons que le fondamentalisme se trompe dans son approche sociale et dans sa philosophie sociale23 .

L’évolution des évangéliques conduit à la création de facultés de théologie comme Fuller Theological Seminary (1947) et Gordon-Conwell (1969), et de magazines comme Christianity Today. Ces facultés se fixent pour objectif de « constituer une élite intellectuelle, afin d’interagir avec les sciences et la culture contemporaine, alors qu’au cours des décennies écoulées le fondamentalisme s’était défini par son anti-intellectualisme »24 . Elles font leurs les paroles du néo-calviniste néerlandais Abraham Kuyper : « Il n’y a aucun domaine de la culture des hommes dont le Christ ne puisse dire : c’est à moi ! »

Le Mouvement de Lausanne s’inscrit également dans cette démarche d’ouverture lorsqu’il encourage les Églises dans ses textes officiels à s’engager socialement, à collaborer dans l’évangélisation et à transformer la culture25 .

Quant à la droite chrétienne américaine, qui fait beaucoup parler d’elle depuis les années 1970, elle attire des évangéliques de tous bords, conscients de leur poids non négligeable dans l’arène politique. Même les charismatiques « troisième vague » organisent de grands rassemblements de prière en faveur de leurs candidats politiques préférés. Ils estiment que le Christ, par sa mort et sa résurrection, a donné aux chrétiens le pouvoir non seulement d’amener des âmes au salut, mais aussi de reconquérir les institutions les plus influentes, à savoir le gouvernement, les médias, la famille, l’économie, l’éducation, la religion et les arts.

Les évangéliques sont aujourd’hui tellement présents dans l’espace public aux États-Unis que leurs détracteurs s’en inquiètent et regrettent l’époque où ils se tenaient à l’écart et faisaient beaucoup moins parler d’eux26 .

Nous avons vu que le fondamentalisme américain initial avait eu une influence limitée en France. La réaction néo-évangélique, en revanche, a eu des répercussions beaucoup plus profondes, parce qu’elle a coïncidé avec l’arrivée en plus grand nombre de missionnaires américains dans notre pays après la Seconde Guerre mondiale. Si certains d’entre eux étaient des fondamentalistes stricts, la plupart ont plutôt encouragé les évangéliques à consolider leurs réseaux et à sortir du ghetto. L’Alliance évangélique française a été rénovée en 195327 et des facultés de théologie que l’on pourrait qualifier de néo-évangéliques ont vu le jour (Vaux-sur-Seine et Aix-en-Provence). Plus récemment, la création du Conseil national des évangéliques de France (CNEF) témoigne de la volonté des évangéliques d’unir leurs forces et de faire entendre leur voix dans l’espace public.

La tentation de l’extrémisme, qu’il soit de droite ou de gauche, n’est pourtant pas absente des Églises protestantes. À droite, certains évangéliques continuent à se méfier de toute recherche d’unité. À gauche, l’Église protestante unie a adopté la possibilité de bénir des couples homosexuels. Il importe donc que nous nous demandions, à la lumière de ce qui précède, à quoi devrait ressembler une Église équilibrée dans son rapport à la Bible et à la culture, qui se situe entre les extrêmes du libéralisme et du fondamentalisme.

Caractéristiques d’une Église équilibrée 28

Une Église équilibrée est contre-culturelle tout en contribuant au bien commun

Les extrémistes considèrent que leur religion a fait trop de concessions à la modernité, trahissant ses textes fondateurs et affaiblissant son témoignage. Ce reproche n’est pas dénué de vérité. Le libéralisme théologique conduit inévitablement à une perte de saveur, les valeurs chrétiennes se confondant de plus en plus avec celles de la société. Si l’Église veut être sel de la terre, elle doit être prête à nager à contre-courant lorsque ses valeurs ne sont plus à la mode. Il ne s’agit pas, comme les ultra-orthodoxes juifs, de porter des vêtements démodés, mais de « revêtir l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu dans la justice et la sainteté que produit la vérité » (Ep 4.24, NBS).

Mais il ne faut pas pour autant se retirer du monde, comme ont eu tendance à le faire les fondamentalistes d’avant-guerre, sans doute influencés par une eschatologie très pessimiste. Il s’agissait de résister à la corruption croissante du monde en attendant que Jésus revienne. De même les ultra-orthodoxes juifs évitent le plus possible le contact avec ceux qui ne partagent pas leurs valeurs. L’Église doit au contraire contribuer au bien commun, comme Jérémie y exhorte les Juifs déportés à Babylone : « Recherchez la paix de la ville où je vous ai exilés et intercédez pour elle auprès du Seigneur, car votre paix dépendra de la sienne. » (Jr 29.7)

Une Église équilibrée s’efforce de transformer la société tout en reconnaissant ce qu’il y a de positif dans la culture

La plupart des extrémistes considèrent la société actuelle comme foncièrement mauvaise et voudraient la transformer en lui imposant leurs valeurs. Le problème est qu’ils sous-estiment les effets positifs de la grâce commune et ont tendance à vouloir prendre la place de Dieu en matière de jugement. Il est vrai que nous vivons dans un monde déchu, mais les non-croyants sont également capables de faire de très belles choses. Nous devrions avoir l’humilité de le reconnaître et être prêts à leur prêter main-forte sur des projets qui servent l’intérêt général.

Quant à l’idée d’imposer un ordre social chrétien, elle est incompatible avec la parabole de l’ivraie, qui enseigne que seuls les anges pourront à la fin du monde arracher du royaume de Dieu ceux qui font le mal.

Une Église équilibrée est fidèle à l’Évangile tout en le contextualisant

La fidélité des extrémistes à leurs convictions est souvent admirable et devrait nous interpeller. Faisons-nous preuve de la même fidélité à l’égard de l’Évangile ? Le prophète Jérémie fait l’éloge de la fidélité des Rékabites aux règles très strictes de leur fondateur et regrette que le peuple de Dieu soit si prompt à se détourner des commandements divins : « Les fils de Jonadab, fils de Rékab, eux, respectent le commandement que leur a donné leur père, et ce peuple ne m’écoute pas ! » (Jr 35.16)

Mais fidélité à l’Évangile ne signifie pas rigidité dans la manière de le vivre aujourd’hui et de le présenter à nos contemporains. Le concile de Jérusalem, dès le début de l’histoire de l’Église, a estimé que la fidélité à l’Évangile n’impliquait pas de rester lié à la culture juive qui lui avait donné naissance. Il fallait au contraire que l’Évangile trouve de nouvelles expressions dans les cultures non juives avec lesquelles il entrait en contact.

Timothy Keller prône une contextualisation « active » de l’Évangile comprenant trois étapes 29  :

  1. Entrer dans la culture, c’est-à-dire écouter les gens et distinguer les éléments de la culture en accord avec l’Évangile de ceux qui s’y opposent.
  2. Remettre en question la culture. Plutôt que de critiquer directement la culture, il juge plus constructif de partir des éléments acceptables et de montrer en quoi les éléments que nous ne pouvons approuver sont incohérents avec les premiers. On montrera, par exemple, en quoi la notion de droits de l’homme est difficilement compatible avec une vision du monde athée.
  3. Appeler à la foi en Christ, car il est la réponse aux incohérences de la culture.

Conclusion

Bien que les extrémismes religieux représentent une menace pour les religions, ils nous adressent également un défi : être fidèles à nos valeurs. Mais cette fidélité ne doit pas nous empêcher de faire preuve de compassion et d’humilité envers nos contemporains. Les chrétiens disposent à cet égard du meilleur des modèles, le Christ, dont le seul « excès » a été d’aimer les siens « jusqu’à l’extrême » (Jn 13.1, TOB). Contrairement aux pharisiens, il n’a pas donné plus de poids à la tradition qu’à la Parole de Dieu. Contrairement aux sadducéens, il n’a pas nié l’existence d’un Dieu agissant dans le monde. Contrairement aux esséniens, il ne s’est pas retiré du monde avec ses disciples. Contrairement aux zélotes, il n’a pas eu recours à la violence pour imposer ses idées. Le mystère de son incarnation est un encouragement à contextualiser l’Évangile et à servir les autres avec humilité. Le mystère de sa mort sur la croix est un encouragement à donner notre vie pour les autres, à aimer nos ennemis et à ne pas rendre le mal pour le mal. Il « s’est abaissé lui-même en devenant obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2.8), mais il ne saurait être qualifié de kamikaze. Il n’a pas donné sa vie pour semer la mort et la terreur, mais pour que nous soyons en paix avec Dieu (Rm 5.1). C’est pourquoi « il ne faut pas faire semblant de croire, comme l’a dit René Girard30 , que, dans leur conception de la violence, le christianisme et l’islam sont sur le même plan ». La croix est un antidote plus efficace que le croissant contre la violence. Annoncer l’Évangile de la grâce en le contextualisant d’une manière équilibrée est donc la meilleure façon de répondre au défi des extrémismes religieux.


  1.  Jean-Philippe Bru est professeur-coordinateur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2.  Jean-Louis Schlegel, La loi de Dieu contre la liberté des hommes. Intégrismes et fondamentalismes, Seuil, Paris, 2003, p. 8-9.↩

  3.  Ibid., p. 19.↩

  4.  Ibid., p. 33.↩

  5.  Ibid., p. 8.↩

  6.  Même les fondateurs ne sont pas aussi stricts que leurs successeurs. James Orr, par exemple, ne croyait pas que le monde avait été créé en six jours « littéraux » de vingt-quatre heures, alors que le créationnisme « jeune terre » devient la position majoritaire chez les fondamentalistes.↩

  7.  John Stott, Evangelical Truth. A Personal Plea for Unity, Integrity and Faithfulness, Langham, Carlisle, 2013 (1999), p. 5-7.↩

  8.  Cf. Richard Lovelace, Dynamics of Spiritual Life. An Evangelical Theology of Renewal, InterVarsity Press, Downers Grove, 1979, p. 49-51.↩

  9.  Pour une description plus détaillée de l’interprétation fondamentaliste, voir Paul Wells, « Trois approches du texte biblique. Notes sur le ‹cycle de Balaam› (Nombres 22‒24) », La Revue réformée 231 (2005/1), p. 68-71.↩

  10.  Ibid., p. 69.↩

  11.  Sébastien Fath, Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France, 1800-2005, Labor et Fides, Genève, 2005, p. 160.↩

  12.  Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2012.↩

  13.  Entretien avec Abdennour Bidar consultable en ligne :

    http://www.lemondedesreligions.fr/culture/abdennour-bidar-comment-sortir-de-la-religion-15-05-2012-2510_112.php (consulté le 18/01/2016).↩

  14. http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2016/01/04/31003-20160104ARTFIG00321-charlie-hebdo-rene-girard-la-violence-et-le-sacre.php#auteur (consulté le 25/01/2016).↩

  15.  Abdennour Bidar est bien sûr conscient de ce genre d’objections. Il précise dans le même entretien que « la confiance en l’homme est difficile parce qu’on a beaucoup de mal à voir les progrès que fait l’humanité. Parce qu’ils sont chaotiques, et parce que nous jugeons un processus général à partir de l’échelle de notre existence individuelle durant laquelle il ne se passe finalement pas grand-chose. » ↩

  16.  La citation est de René Girard.↩

  17.  Abderrahim Lamchichi, « Fondamentalismes musulmans et droits de l’homme », in Fondamentalismes et intégrismes, p. 92.↩

  18.  Ibid.↩

  19.  André Gounelle, « Regard d’un libéral sur le fondamentalisme », http://andregounelle.fr/vocabulaire-theologique/fondamentalisme.php (consulté le 15/01/2016).↩

  20.  Ibid.↩

  21.  Cf. La Vie, « La rupture des négociations entre le Vatican et les intégristes », 13 novembre 2012.↩

  22.  Philippe Gonzalez, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Labor et Fides, Genève, 2014, p. 251.↩

  23.  Cité et traduit par Philippe Gonzalez, op. cit., p. 251. Les trois Déclarations de Chicago (1978, 1982, 1986) témoignent de l’attachement des néo-évangéliques à la doctrine très contestée de l’inerrance biblique, même s’ils sont plus nuancés dans l’expression de celle-ci. Comme le dit l’article XIII de la première Déclaration :

    Nous affirmons que le mot inerrance convient, comme terme théologique, pour caractériser l’entière vérité de l’Écriture.

    Nous rejetons la démarche qui impose à l’Écriture des canons d’exactitude et de véracité étrangers à sa manière et à son but. Nous rejetons l’opinion selon laquelle il y aurait démenti de l’inerrance quand se rencontrent des traits comme ceux-ci : absence de précision technique à la façon moderne, irrégularités de grammaire ou d’orthographe, référence aux phénomènes de la nature tels qu’ils s’offrent au regard, mention de paroles fausses mais qui sont seulement rapportées, usage de l’hyperbole et de nombres ronds, arrangement thématique des choses racontées, diversité dans leur sélection lorsque deux ou plusieurs récits sont parallèles, usage de citations libres.

    On peut trouver les trois Déclarations de Chicago dans La Revue réformée 197 (1998/1) ou Paul Wells, Dieu a parlé. La Bible, semence de vie dans le cœur labouré, Éditions La Clairière, Québec, 1997, p. 230-265.↩

  24.  Ibid., p. 252.↩

  25.  Voir la Déclaration de Lausanne (1974), articles 5, 7, 8 et 10. Ces points sont repris dans le Manifeste de Manille (1989) et L’Engagement du Cap (2010).↩

  26.  Voir, p. ex., Joan Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie. Le fondamentalisme chrétien à l’assaut de l’espace public, Labor et Fides, Genève, 2012.↩

  27.  Sébastien Fath nous rappelle que le premier secrétaire général de l’AEF rénovée ne fut autre qu’Yves Perrier, un évangéliste à plein temps ( op. cit., p. 168).↩

  28.  Timothy Keller utilise l’expression « Église centrée » (« Center Church »), pour désigner une Église à la fois fidèle à l’Évangile et attentive au contexte particulier dans lequel elle est appelée à l’annoncer. Dans cette dernière partie, nous empruntons plusieurs idées à son livre Une Église centrée sur l’Évangile. La dynamique d’un ministère équilibré au cœur des villes d’aujourd’hui, Excelsis, Charols, 2015.↩

  29.  Voir Timothy Keller, op. cit., p. 175-199.↩

  30.  Entretien au Figaro Magazine en 2007.↩

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Peut-on aimer sans sacrifice ? https://larevuereformee.net/articlerr/n279/peut-on-aimer-sans-sacrifice Wed, 21 Nov 2018 18:27:35 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1011 Continuer la lecture ]]> Peut-on aimer sans sacrifice ?

Jean-Philippe Bru1

Introduction

Peut-on aimer sans sacrifice ? Nous allons voir qu’amour et sacrifice sont souvent liés dans l’Écriture, même si l’amour est toujours premier. L’amour rend capable des sacrifices les plus nobles, mais le sacrifice accompli sans amour ne sert à rien. Nous jetterons un regard particulier sur le sacrifice de la croix comme preuve de l’amour divin et modèle de la vie de disciple et de l’amour du prochain.

Voyons pour commencer comment amour et sacrifice sont compris dans notre culture occidentale.

I. Amour et sacrifice dans la culture occidentale

Si le sacrifice en tant qu’offrande rituelle à un dieu a quasiment disparu de la culture occidentale, il conserve toute sa place dans son sens figuré en tant que renonciation volontaire à un bien pour un bien estimé plus grand. Ainsi le soldat qui se sacrifie pour sa patrie ou les parents qui se privent de tout pour permettre à leurs enfants de réussir. On trouve de nombreux exemples de sacrifices par amour en littérature et au cinéma. Dans le film catastrophe L’aventure du Poséidon, qui brosse l’histoire d’un paquebot de croisière retourné en pleine mer par une lame de fond, un pasteur sacrifie sa vie pour permettre à une poignée de survivants de regagner la surface.

Du fait que nous vivons dans un monde déchu, l’amour à l’origine du sacrifice est parfois ambigu. Il peut devenir étouffant et ne pas respecter la liberté de l’autre. Ainsi les parents qui ont beaucoup sacrifié ont parfois du mal à accepter que leurs enfants suivent une autre voie que celle qu’ils avaient envisagée pour eux. Dans une relation fusionnelle, l’amour de l’autre et l’amour de soi ne sont pas faciles à démêler. Pour recruter leurs adeptes, les sectes ont recours à une méthode appelée love bombing (« bombardement d’amour »), qui consiste à flatter les personnes en recherche et à les « bombarder » de paroles et gestes d’affection, afin de les rendre émotionnellement dépendantes du groupe et de les amener à tout sacrifier pour le groupe ou ses dirigeants. Comme le dit Pascal Zivi :

il est parfaitement normal qu’une Église ou une communauté accueille les gens avec gentillesse et amour et essaie de répondre à leurs problèmes, mais cela devient problématique lorsque ce comportement est motivé par l’intention de manipuler et de contrôler2.

Voyons maintenant comment amour et sacrifice s’articulent dans les récits bibliques.

II. Amour et sacrifice dans la Bible

Si on comprend le sacrifice comme une renonciation, alors celui-ci est déjà lié à l’amour avant la chute. Dieu commande à Adam et Ève de renoncer au fruit de l’arbre de la connaissance. Ils doivent prouver leur amour pour lui en renonçant à certains biens pour un bien plus grand : la communion avec leur Créateur.

Dieu, quant à lui, leur a déjà prouvé son amour en les plaçant dans un jardin de délices et en respectant leur liberté. Satan les détourne du droit chemin en les faisant douter de l’amour de Dieu et en les flattant (« Vous serez comme des dieux », Gn 3.5). Il les pousse à sortir du rang que Dieu leur a assigné, ce qui entraîne la chute de l’humanité.

Toutefois, l’amour de Dieu n’a pas dit son dernier mot : il annonce le futur sacrifice de la descendance de la femme et leur confectionne des habits de peau, ce qui implique le premier sacrifice sanglant.

À partir de là, le sacrifice en tant qu’offrande rituelle fait partie de la religion biblique. Le sacrifice est ce qui permet d’obtenir le pardon de Dieu ou de lui dire sa reconnaissance. Mais le sacrifice n’agit pas de manière automatique, comme le montrent le récit de Caïn et Abel et, plus tard, la critique du culte par les prophètes et Jésus lui-même.

Henri Blocher considère que ce qui manque à l’offrande de Caïn, c’est « l’esprit de l’offrande »3. Au lieu de se reconnaître le débiteur de Dieu, il espère par son sacrifice « se constituer une créance sur Dieu »4, c’est-à-dire le manipuler et obtenir de lui ce que son cœur désire. Ce faisant, il sort de son rang et n’obtient que sa défaveur. Dieu dévoile l’égocentrisme de Caïn qui affecte tout ce qu’il fait, sa relation avec Dieu et sa relation avec son frère qu’il finit par tuer.

De même, quand les prophètes critiquent le culte israélite, ce n’est pas le système sacrificiel en tant que tel qu’ils rejettent, mais l’hypocrisie du peuple qui loue Dieu des lèvres tout en ayant le cœur très éloigné de lui. Si Dieu n’a rien à faire de leurs nombreux sacrifices, c’est parce que leurs mains sont pleines de sang (Es 1.11-15). Le sacrifice accompli sans amour ne sert à rien (1Co 13.3). C’est ainsi qu’il faut comprendre la parole d’Osée citée à deux reprises par Jésus : « Je veux la compassion, et non le sacrifice » (Os 6.6 ; Mt 9.13 ; 12.7). Jésus, à la suite d’Osée, établit une hiérarchie dans les commandements de Dieu : le commandement d’amour doit gouverner tous les autres, et en particulier les règles relatives aux sacrifices rituels.

Un exemple, bien connu dans l’Ancien Testament, de sacrifice pour Dieu accompli par pur amour est celui d’Abraham. Ce dernier est prêt à sacrifier Isaac alors que Dieu ne lui a rien promis en retour. C’est une des différences avec le sacrifice d’Iphigénie dans la mythologie grecque, dont l’enjeu est une victoire militaire. Une autre différence est que Dieu ne permet pas à Abraham d’aller jusqu’au bout de son sacrifice :5

Abraham ! Abraham ! […] Ne porte pas la main sur le garçon et ne lui fais rien : je sais maintenant que tu crains Dieu et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton fils unique. (Gn 22.11-12)

Il s’agissait donc d’un test, et non d’une approbation divine du sacrifice humain. Celui-ci sera d’ailleurs clairement interdit par la loi mosaïque. Il faut également souligner la docilité surprenante d’Isaac, qui se laisse ligoter sans rien dire. Lui aussi a réussi le test : il est bien le fils de la promesse.

Un autre exemple de sacrifice dont la seule intention a été suffisante pour débloquer une situation douloureuse est celui de Juda, qui propose à Joseph de rester comme esclave en Égypte à la place de Benjamin, afin d’épargner à Jacob la perte du deuxième et dernier fils de Rachel. Juda a bien changé depuis le jour où il avait proposé à ses frères de vendre Joseph comme esclave aux Ismaélites. C’est cet altruisme de Juda qui décide Joseph à se faire reconnaître par ses frères et à leur pardonner. Le sacrifice est ici source de réconciliation.

Après l’épisode du veau d’or, Dieu se met en colère contre Israël et propose à Moïse d’exterminer ce peuple rétif et de faire de lui un nouvel Abraham, le père d’une grande nation. Moïse tente d’apaiser Dieu et lui dit que si Israël doit être effacé de la terre, lui aussi veut être effacé du livre que Dieu a écrit. Dieu refuse le sacrifice de Moïse, mais il se laisse émouvoir et épargne le peuple infidèle. Toutefois, la question demeure : « Comment un Dieu saint pourra-t-il demeurer au milieu d’un peuple pécheur ? » Dieu choisit de dresser sa tente royale hors du camp, à une certaine distance du peuple. Cette solution ne convient pas non plus à Moïse, qui prie Dieu de marcher au milieu de son peuple. En guise de réponse, Dieu lui fait voir sa gloire et proclame :

L’Éternel, l’Éternel, Dieu compatissant et qui fait grâce, lent à la colère, riche en bienveillance et en fidélité, qui conserve sa bienveillance jusqu’à mille générations, qui pardonne la faute, le crime et le péché, mais qui ne tient pas (le coupable) pour innocent, et qui punit la faute des pères sur les fils et sur les petits-fils jusqu’à la troisième et à la quatrième génération ! (Ex 34.6-7)

C’est donc par grâce que Dieu va revenir au milieu de son peuple. Et le système sacrificiel permettra au peuple de se maintenir dans un état de sainteté compatible avec la présence d’un Dieu saint.

Le vœu inconsidéré de Jephté, au chapitre 11 du livre des Juges, apporte un éclairage supplémentaire sur la nature du sacrifice. Il s’est engagé devant Dieu, s’il revenait vainqueur de la bataille, à lui sacrifier la première personne qui sortirait de sa maison pour aller à sa rencontre. Malheureusement pour lui, c’est sa fille unique qui s’approche la première. Il a donné sa parole à l’Éternel, il n’est donc pas question qu’il revienne sur sa promesse. Si l’attitude de Jephté est plus que douteuse, celle de sa fille est très intéressante. Elle ne cherche pas à s’enfuir, mais par amour pour son père et plus encore par amour pour Dieu elle accepte son triste sort : « Père, tu t’es engagé devant le Seigneur ; agis envers moi selon l’engagement que tu as pris, maintenant que le Seigneur t’a vengé de tes ennemis, les Ammonites. » (V. 36) Elle exprime toutefois une dernière volonté : aller pleurer sa virginité sur les montagnes avec ses amies. Ce qui rend son sort particulièrement tragique, c’est qu’elle n’a pas de descendance, donc personne à qui transmettre son patrimoine. Son nom et celui de son père vont disparaître de la terre des vivants.

Le texte ajoute pourtant que « chaque année les filles d’Israël s’en vont célébrer la fille de Jephté, le Galaadite, quatre jours par an » (v. 40). Dieu a donc récompensé son abnégation en lui accordant en quelque sorte une descendance spirituelle qui célèbre son nom.

On trouve la même idée dans le quatrième chant du Serviteur souffrant en Ésaïe 53. La mort du serviteur est présentée comme un sacrifice volontairement assumé : « Il s’est livré lui-même à la mort » (v. 12). Son exclusion prématurée de la terre des vivants implique normalement la privation de descendance. Ce n’est pas seulement l’arbre que l’on coupe, mais aussi tous les fruits qu’il aurait pu porter. Le verbe hébreu gazar, traduit par « exclu » au verset 8 (« dans sa génération, qui s’est soucié de ce qu’il était exclu de la terre des vivants »), a un sens presque identique au verbe plus courant karath, qui est utilisé pour parler non seulement de la mort de quelqu’un, mais de l’élimination de sa postérité actuelle ou potentielle, comme dans le cas de Jérémie, que ses ennemis envisagent d’éliminer : « Détruisons l’arbre avec son fruit [c’est-à-dire sa descendance] ! Retranchons-le de la terre des vivants, et qu’on ne se souvienne plus de son nom ! » (Jr 11.19) Le verset 8 d’Ésaïe 53 pourrait d’ailleurs être traduit : « qui s’est soucié de sa génération [c’est-à-dire de sa descendance], de ce qu’il était exclu de la terre des vivants ». Autrement dit, qui s’est inquiété de ce que le Serviteur souffrant n’aurait jamais de postérité et que son nom serait rapidement oublié ?

Or, contre toute attente, le chant continue en disant au verset 10 qu’« il verra une descendance et prolongera ses jours ». Il s’agit d’une descendance spirituelle qui célébrera son nom.

Les chrétiens interprètent ce chant du Serviteur souffrant comme une anticipation du sacrifice de la croix, preuve de l’amour de Dieu et moyen de notre rédemption. C’est sur ce sacrifice que nous allons maintenant concentrer notre attention, en évaluant deux explications actuelles de la croix, l’une catholique, l’autre protestante.

III. Le sacrifice de la croix comme preuve de l’amour de Dieu

1) L’explication de la croix par le seul amour de Dieu

Il ne fait aucun doute que le sacrifice de la croix est motivé par l’amour de Dieu, les témoignages bibliques à l’appui de cette affirmation étant nombreux. Une question plus controversée est de savoir s’il faut expliquer l’œuvre rédemptrice par le seul amour divin ou si d’autres attributs de Dieu sont également concernés, comme sa colère ou sa justice.

Le théologien catholique Jean Galot reproche aux réformateurs protestants d’avoir poussé jusqu’à des conséquences extrêmes la théorie selon laquelle, irrité par les péchés de l’humanité, Dieu aurait fait retomber sa colère sur le Christ. Selon lui, « l’identité divine de Jésus, Verbe incarné, ne permet pas de penser qu’il ait pu être victime de la colère divine »6.

Il considère la théorie des réformateurs comme une « interprétation excessive de la substitution »7 et s’efforce de montrer que « dans le message du Nouveau Testament le sacrifice est attribué au seul amour divin, celui du Fils et celui du Père »8.

Il est facile de suivre Jean Galot lorsqu’il commente les passages qui mettent l’accent sur l’amour du Père et du Fils comme explication de la rédemption, mais il est moins convaincant lorsqu’il traite les textes plus difficiles « qui semblent introduire dans la considération de l’œuvre rédemptrice des exigences de justice ou de colère »9.

Concernant Romains 3.23-26, où Paul établit un lien entre le sacrifice expiatoire de Jésus et la manifestation de la justice divine, Jean Galot reconnaît que « le projet en vertu duquel le Christ a été constitué d’avance propitiation est animé par la volonté divine de justice. Mais il ne s’agit pas de justice punitive ou vindicative ; il serait erroné de penser que le Christ a dû s’acquitter de l’expiation parce que la ‹justice divine› exigeait de lui une peine pour le péché. »10 En quoi consiste donc pour lui la volonté divine de justice ? À « rendre justes » les pécheurs, sans exiger aucune compensation pour leurs péchés, ni de leur part, ni de celle de Jésus en tant que substitut.

Une telle interprétation ne me semble pas rendre justice au texte. Le mot hilastèrion, qui signifie moyen d’expiation ou propitiatoire, implique que le sang de Jésus a été versé pour apaiser la colère de Dieu. Paul dit clairement que si Dieu a offert son Fils en sacrifice, c’est parce qu’il ne pouvait pas laisser impunis les péchés commis auparavant. S’il s’est montré patient, ce n’est pas parce qu’il prenait le péché à la légère, mais parce qu’il savait que lorsque les temps seraient accomplis il enverrait son Fils pour nous racheter. Le seul moyen pour Dieu d’être juste tout en justifiant des pécheurs était de punir un innocent à leur place après lui avoir imputé leurs péchés.

Concernant 2 Corinthiens 5.21, où Paul dit que le Christ a été fait par le Père péché pour nous, Jean Galot interprète cette attribution du péché comme le simple fait que « le Christ a porté les conséquences pénibles du péché, la souffrance et la mort »11. Le Christ n’aurait donc pas subi la colère de Dieu à notre place sur la croix, après que nos péchés lui auraient été imputés, mais seulement la violence des hommes par amour pour nous.

Il est vrai que l’affirmation « Celui qui n’a pas connu le péché, pour nous [Dieu] l’a fait péché » n’est pas claire. Calvin admet que « péché » peut être compris ici comme « victime effaçant le péché », Paul empruntant aux Hébreux cette manière de parler. Mais il ajoute qu’on comprend mieux l’expression « faire péché » en la comparant à l’expression opposée « devenir justice » dans le même verset. La justice dont il est question ici n’est pas une qualité que Dieu produirait en nous, mais la justice de Jésus-Christ qui nous est imputée. De même le péché attribué au Christ n’est pas le sien, mais le nôtre qui lui est imputé.

Comment sommes-nous justes devant Dieu ? Certes tout ainsi que Christ a été pécheur. Car il a pris en quelque sorte notre personne, afin qu’il fût fait coupable en notre nom, et fût jugé comme pécheur, non pas pour ses péchés, mais pour les péchés des autres, vu qu’il était pur et exempt de toute iniquité, et portait la peine qui ne lui était point due, mais à nous. Certes de la même façon nous sommes maintenant justes en lui, non pas que nous satisfassions au jugement de Dieu par nos propres œuvres, mais parce que nous sommes considérés selon la justice de Christ, que nous avons vêtue par la foi, afin qu’elle soit faite nôtre12.

2) L’explication de la croix comme antidote contre la violence

De nombreux théologiens protestants interprètent le sacrifice de la croix comme un antidote, non seulement contre la violence humaine, mais également contre la violence divine. Élian Cuvillier va jusqu’à suggérer qu’à la croix Jésus lui-même aurait « abandonné » une certaine idée de Dieu, celle d’un Dieu vengeur qui réclame justice. Il fait remarquer qu’après sa résurrection « Jésus ne prononce aucune parole de vengeance ou d’appel au jugement »13. Ce qui le préoccupe, c’est uniquement de faire des disciples. Cette remarque n’est pas tout à fait exacte, puisque le soir même de sa résurrection, Jésus confirme ses disciples dans leur fonction de portiers du royaume : « à qui vous pardonnerez les péchés, ceux-ci sont pardonnés ; à qui vous les retiendrez, ils sont retenus. » (Jn 20.23 ; voir Mt 16.19) Si les péchés de certains sont retenus, c’est que Dieu n’a pas renoncé à juger ceux qui n’obéissent pas à l’Évangile.

Même si peu de théologiens protestants suivent Élian Cuvillier dans son interprétation de l’abandon de Jésus sur la croix, beaucoup parviennent à la même conclusion : « Le silence de la croix nous convoque à faire le deuil d’un Dieu violent. »14 Ce genre d’affirmations est très bien accueilli dans notre contexte d’attentats meurtriers commis au nom d’un Dieu vengeur. Et il est vrai que l’attitude de Jésus sur la croix, son absence de rancœur à l’égard de ceux qui l’ont crucifié et se moquent de lui, est ce qui donne au christianisme sa saveur particulière. Les chrétiens sont appelés à suivre son exemple, à aimer leurs ennemis, à bénir ceux qui les persécutent, à ne pas rendre le mal pour le mal. Mais c’est aller trop loin que d’exclure toute forme de violence divine. Ce qui fait de la croix le point culminant des souffrances du Christ, c’est que les tourments qu’il y éprouve pendant les trois heures de ténèbres ont une origine céleste, et ne sont pas le simple fait de la violence humaine. De plus, même si le pardon est disponible pour tous pendant le temps de la grâce, Dieu continue d’exercer ses jugements au moyen des magistrats et de sa providence. Et celui qui refuse de changer s’amasse, dit l’apôtre Paul, « un trésor de colère pour le jour de la colère et de la révélation du juste jugement de Dieu » (Rm 2.5). Il y a donc de la colère en Dieu, mais c’est une colère maîtrisée et juste.

Voyons maintenant ce que le sacrifice de la croix apporte de nouveau dans le domaine de l’amour de Dieu et du prochain.

IV. Aimer à la lumière de la croix

1) Le sacrifice de la croix nous rend capables d’aimer

Jean Galot dit que « la libération opérée par le Christ est une libération de l’amour, en ce sens qu’elle délivre les hommes des obstacles à l’amour et permet aux forces de l’amour de se développer en eux. C’est une libération qui rend l’être humain capable d’aimer. »15 Il s’agit « d’une libération de l’amour, parce qu’elle s’opère dans une réconciliation. Elle délivre l’homme de la situation conflictuelle où le péché l’avait placé à l’égard de Dieu et à l’égard d’autrui. »16 Étant réconciliés avec Dieu, les barrières qui séparaient les hommes tombent et la haine fait place à l’amour. Un seul peuple nouveau est créé, composé de Juifs et de non-Juifs unis au Christ.

L’histoire de Joseph et de ses frères est une belle illustration de la libération de l’amour produite par le sacrifice. C’est quand Juda s’offre comme esclave à la place de Benjamin que Joseph se laisse reconnaître par ses frères et se réconcilie avec eux.

2) Le sacrifice de la croix nous est donné comme modèle de la vie de disciple

Celui qui veut venir à la suite de Jésus doit l’aimer plus que tout : plus que son père ou sa mère, plus que son fils ou sa fille, plus que sa propre vie (Mt 10.37-39). De même que Jésus a obéi à son père jusqu’à la mort, nous devons être prêts à donner notre vie pour lui.

Comme le montre l’exemple d’Abraham, renoncer à soi-même signifie « être prêt » à renoncer à ce que l’on a de plus cher ici-bas. Et il se peut que Dieu teste de temps à autre notre degré de consécration en nous demandant un sacrifice important. Mais, le plus souvent, renoncer à soi-même signifie se détourner de l’idolâtrie de l’égocentrisme et se débarrasser de tout ce qui fait obstacle au service de Jésus-Christ.

3) Le sacrifice de la croix nous est donné comme modèle de l’amour des ennemis

Comme nous l’avons déjà mentionné, de même que Jésus a prié son Père de pardonner à ceux qui l’avaient crucifié, nous devons aimer nos ennemis et vaincre le mal par le bien. Il ne s’agit pas de renoncer à la justice, mais de laisser à Dieu le soin de faire justice :

Mes amis, ne vous vengez pas vous-mêmes, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : « C’est à moi qu’il appartient de faire justice ; c’est moi qui rendrai à chacun son dû. » Mais voici votre part : « Si ton ennemi a faim, donne-lui à manger. S’il a soif, donne-lui à boire. Par là, ce sera comme si tu lui mettais des charbons ardents sur la tête. » Ne te laisse jamais dominer par le mal. Au contraire, sois vainqueur du mal par le bien. (Rm 12.19-21)

La théologie de la croix est ce qui fait la spécificité du christianisme, ce qui lui permet d’être une religion évangélisatrice, conquérante, sans pour autant être agressive.

Lorsque le christianisme s’écarte de la croix, plus rien ne le distingue des religions qui font avancer leur cause par la violence. Celui qui se tient à l’ombre de la croix ne traite pas son ennemi avec mépris, mais avec une bienveillance infatigable, jusqu’à ce que Dieu adoucisse son cœur. Celui qui se tient à l’ombre de la croix ne se venge pas lui-même, et il ne cherche pas non plus à venger l’honneur de Dieu, mais il brandit l’épée de l’Esprit, qui est la Parole de Dieu, pour abattre les forteresses spirituelles. Il s’arme de bonté et de patience pour faire triompher la vérité. Et s’il lui arrive de consentir au sacrifice suprême, celui de sa vie physique, c’est toujours par amour et sans rancœur à l’égard de ses persécuteurs.

4) Le sacrifice de la croix nous est donné comme modèle de l’amour fraternel

Je vous donne un commandement nouveau : Aimez-vous les uns les autres. Oui, comme je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres. (Jn 13.34)

Ce qui est nouveau par rapport à l’ancien commandement d’amour, c’est le modèle proposé : « comme je vous ai aimés ». « Il s’agit pour les chrétiens d’aimer comme le Fils a aimé. Le modèle est plus précisément l’amour manifesté dans le don de la vie, car Jésus ne dit pas ‹comme je vous aime›, mais ‹comme je vous ai aimés›, et il vise son sacrifice : ‹Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis› (Jn 15.13). »17

Jean ne se lasse pas de répéter cet enseignement. Dans sa première épître, il affirme que c’est l’obéissance à ce nouveau commandement qui distingue les vrais chrétiens des faux chrétiens. Les faux chrétiens visés par l’apôtre sont des proto-gnostiques qui non seulement nient l’incarnation du Christ, mais prétendent qu’il existe deux catégories de chrétiens : les illuminés et les non-illuminés, cette deuxième catégorie étant l’objet de leur mépris. Ignace d’Antioche dit à leur sujet que « de la charité, ils n’ont aucun souci, ni de la veuve, ni de l’orphelin, ni de l’opprimé, ni des prisonniers ou des libérés, ni de l’affamé ou de l’assoiffé »18. De même Jean souligne que l’imitation de Jésus-Christ doit se traduire concrètement par des gestes de compassion :

À ceci, nous avons connu l’amour : c’est qu’il a donné sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons donner notre vie pour les frères. Si quelqu’un possède les biens du monde, qu’il voie son frère dans le besoin et qu’il lui ferme son cœur, comment l’amour de Dieu demeurera-t-il en lui ? (1Jn 3.16-17)

C’est ce genre de sacrifice qui rend l’amour de Dieu visible et fait savoir à tous que nous sommes les disciples de Jésus-Christ. Chaque fois que nous donnons la priorité aux intérêts des autres pour faciliter la résolution d’un conflit, que nous cherchons à servir, plutôt qu’à être servis, nous imitons le Christ qui s’est dépouillé lui-même afin de nous réconcilier avec Dieu et les uns avec les autres.

Dans un monde en proie à la violence et à toutes sortes de conflits humainement insolubles, le sacrifice de la croix est comme une source à laquelle nous pouvons nous désaltérer, comme un flambeau à la lumière duquel nous pouvons apprendre à aimer en action et en vérité.


  1. Jean-Philippe Bru est professeur-coordinateur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. Pascal Zivi et Jacques Poujol, Les abus spirituels, Paris, Empreinte Temps Présent, 2006, p. 22.↩

  3. Henri Blocher, Révélation des origines, Plan-les-Ouates, Presses Bibliques Universitaires, 2001 (1979/1988), p. 195.↩

  4. Ibid.↩

  5. Notons toutefois qu’au moment du sacrifice, Artémis aurait, suivant certains écrits, remplacé Iphigénie in extremis par une biche.↩

  6. La libération de l’amour, Paris, Éditions Parole et Silence, 2001, p. 189.↩

  7. Ibid., p. 190.↩

  8. Ibid., p. 191.↩

  9. Ibid., p. 197.↩

  10. Ibid., p. 198-199.↩

  11. Ibid., p. 201.↩

  12. Jean Calvin, Commentaire sur la deuxième épître aux Corinthiens, Aix-en-Provence/Marne-la-Vallée, Kerygma/Farel, 2000, p. 90.↩

  13. « Jésus aux prises avec la violence dans l’évangile de Matthieu », ETR 1999/3, p. 346.↩

  14. Daniel Marguerat, « Jésus, Dieu et la violence », dans Daniel Marguerat, sous dir., Dieu est-il violent ?, Paris, Bayard, 2008, p. 76.↩

  15. La libération de l’amour, p. 95.↩

  16. Ibid., p. 96.↩

  17. Ibid., p. 102.↩

  18. « Lettre aux Smyrniotes », dans Les Pères apostoliques, Paris, Cerf, 1991, p. 207.↩

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Jean-Philippe BRU1

Introduction

Le Christ a parfaitement accompli son œuvre de rédemption par sa mort et sa résurrection, il nous a acquis toutes sortes de bienfaits comme le pardon des péchés et la justification. Mais comment ces bienfaits nous sont-ils communiqués ? Comment participons-nous à la grâce du Christ ?

Calvin répond dans le troisième livre de l’Institution chrétienne que c’est le Saint-Esprit qui nous fait participer aux bienfaits du Christ. Il insiste tellement sur ce point par rapport à ses prédécesseurs qu’il a été appelé le théologien du Saint-Esprit. Sans son action secrète, tout ce que le Christ « a fait ou souffert pour le salut des hommes est dépourvu de sens et d’utilité pour nous »2. « Le Saint-Esprit est comme le lien par lequel le Fils de Dieu nous unit à lui de façon efficace. »3 Il est « la clé qui permet d’accéder aux trésors du royaume des cieux. Son illumination peut donc être nommée la vue de nos âmes. »4 Il est « le maître intérieur, par lequel la promesse du salut entre en nous et transperce nos âmes, autrement elle brasserait l’air ou ne ferait que du bruit »5. La foi est son chef-d’œuvre principal.

On pourrait penser qu’un tel maître intérieur est suffisant à notre salut, mais Calvin consacre son quatrième livre à décrire « les moyens extérieurs, ou aides, dont Dieu se sert pour nous conduire à Jésus-Christ son Fils et pour nous garder en lui »6. Ces moyens sont l’Église, les ministères, la discipline et les sacrements. Le Saint-Esprit se sert donc généralement de moyens pour nous faire participer à la grâce du Christ, et en particulier de ce qu’on appelle en théologie les « moyens de grâce ».

Après avoir défini ces derniers, nous verrons comment Dieu les utilise pour nous communiquer sa grâce. Nous nous poserons ensuite la question de leur suffisance : faut-il se contenter des moyens que Dieu nous a lui-même indiqués dans sa Parole ou est-il permis d’en inventer d’autres ? Commençons par définir les moyens de grâce.

I. Définition des moyens de grâce

1) Les moyens de grâce en général

L’expression « moyen de grâce » ne se trouve pas dans la Bible, mais elle est utilisée en ecclésiologie pour désigner les moyens extérieurs (« humainement perceptibles », dit Bavinck) que Dieu a choisis pour communiquer sa grâce à son peuple. Il pourrait nous la communiquer directement, et il le fait parfois dans des circonstances exceptionnelles, mais généralement il se sert de moyens extérieurs.

Bien qu’une définition large puisse inclure des moyens comme l’Église, la prière ou la communion fraternelle, la définition traditionnelle en limite le nombre à trois : la Parole et les sacrements (c’est-à-dire le baptême et la cène). Cette définition stricte fait une distinction entre « moyen » de grâce et « fruit » de la grâce. Bien que Dieu puisse se servir de la prière et de la communion fraternelle pour nous fortifier, elles sont d’abord des fruits de la grâce, alors que la Parole et les sacrements sont d’abord des moyens par lesquels Dieu fortifie son peuple.

2) La Parole comme moyen de grâce

Quand on parle de la Parole de Dieu comme moyen de grâce, il s’agit de la Parole inspirée, de l’Écriture sainte, et non de révélations directes comme celles que recevaient les prophètes. Plus concrètement, si nous voulons que Dieu nous communique sa grâce par ce moyen, il nous faut pratiquer la lecture quotidienne de la Parole de Dieu et surtout, dit le Catéchisme de Genève, « fréquenter avec assiduité les saintes assemblées où le message du salut nous est prêché et expliqué »7.

3) Les sacrements comme moyens de grâce

Calvin donne la définition suivante :

Un sacrement est un signe extérieur par lequel Dieu scelle dans nos consciences les promesses de sa volonté bonne envers nous, afin de fortifier la faiblesse de notre foi, et par lequel, à notre tour, nous témoignons qu’il est notre Dieu aussi bien devant lui et les anges que devant les hommes8.

L’Encyclopédie du protestantisme donne trois critères qui font d’un acte cultuel un sacrement9 :

  1. Cet acte fait l’objet d’un commandement explicite du Seigneur.
  2. Une promesse de grâce lui est attachée, en particulier le pardon des péchés.
  3. Il s’accompagne de la foi et est ordonné pour tous les croyants.

Le théologien réformé Louis Berkhof distingue les trois composantes suivantes10 :

  1. Le signe extérieur ou visible. Celui-ci comprend les éléments employés (eau, pain, vin), mais aussi le rite sacré, ce qui est fait avec ces éléments. Recevoir le signe visible n’équivaut pas à recevoir le sacrement.
  2. La grâce signifiée et scellée. Il s’agit de l’alliance de grâce, la justice de la foi, le pardon des péchés, la foi et la conversion, la communion avec le Christ, et ainsi de suite. Bref, il s’agit du Christ et de toutes ses richesses spirituelles.
  3. L’union sacramentelle entre le signe et le signifié. Cette union n’est pas physique mais spirituelle. Si le sacrement est reçu dans la foi, la grâce de Dieu l’accompagne. Sinon, aucune grâce ne l’accompagne.

Voyons maintenant quelle est l’utilité des moyens de grâce.

II. Utilité des moyens de grâce

1) Utilité de la Parole de Dieu

Le moyen de grâce par excellence

Pour la plupart des protestants, la Parole de Dieu est le moyen de grâce le plus important. Elle a la priorité sur les sacrements, parce que ces derniers ont besoin de la Parole de Dieu pour être complets, alors que la prédication n’a pas besoin des sacrements.

Relation entre la Parole et le Saint-Esprit

Le rôle du Saint-Esprit n’est pas de se substituer à la Parole de Dieu ni de la court-circuiter, mais d’ouvrir nos oreilles intérieures afin qu’elles puissent recevoir la Parole de Dieu.

Il existe deux conceptions erronées de la relation entre la Parole et le Saint-Esprit :

  1. La conception rationaliste considère que la Parole de Dieu a d’abord une influence morale, indépendamment de toute opération surnaturelle du Saint-Esprit.
  2. La conception mystique méprise la parole extérieure et recherche la lumière intérieure ou l’opération immédiate du Saint-Esprit. Son slogan est : « La lettre tue, mais l’Esprit vivifie. »

Il est préférable de maintenir que le Saint-Esprit n’agit pas ordinairement sans la Parole, que l’opération du Saint-Esprit accompagne la Parole ou que le Saint-Esprit agit par la Parole.

La loi et l’Évangile

Le Saint-Esprit se sert des deux parties de la Parole de Dieu pour nous régénérer, convertir et sanctifier : la loi et l’Évangile. Même lorsque la Parole de Dieu ne trouve pas une bonne terre, elle ne revient jamais vers Dieu à vide, sans avoir accompli ce qu’il désirait et sans avoir atteint le but qu’il lui avait fixé (Es 55.11). Dans ce cas, elle est plus un moyen de condamnation que de grâce.

2) Utilité des sacrements

Le principe d’accommodation

L’utilité des sacrements est due aux limites de notre condition terrestre. Calvin dit que Dieu s’accommode à notre ignorance11. Bavinck souligne l’implication de nos sens :

Parce que nous ne sommes pas des esprits désincarnés mais des créatures terrestres douées de sens qui ne pouvons comprendre les choses spirituelles que si elles nous sont présentées sous des formes humainement perceptibles, Dieu a institué les sacrements afin qu’en voyant ces signes nous puissions acquérir une meilleure compréhension de ses bienfaits, recevoir une plus forte confirmation de ses promesses, et être ainsi soutenus et fortifiés dans notre foi12.

Trois images

Calvin se sert de plusieurs similitudes pour décrire les sacrements :

  1. Les sacrements sont comme des sceaux qui confirment les promesses de Dieu. En réponse à ceux qui mettent en doute l’utilité des sacrements, il dit : « […] les sceaux qui sont mis et apposés sur les lettres et les documents officiels n’ont, en eux-mêmes, aucune valeur, car s’il n’y a rien d’écrit sur la feuille, ils n’ont aucune utilité et seraient apposés en vain. Et cependant, ils ont la capacité de confirmer, certifier et rendre authentique le texte qui est écrit dans les lettres, si elles sont ainsi scellées. »13
  2. Les sacrements sont comme des piliers : « De même qu’un édifice sera mieux assis sur ses fondations à l’aide de piliers qui le soutiendront, de même notre foi, qui se repose sur le fondement qu’est la Parole de Dieu, est renforcée et encore mieux soutenue si on y ajoute les sacrements qui lui servent de piliers. »14
  3. Les sacrements sont comme « des miroirs dans lesquels nous pouvons contempler les richesses de la grâce que Dieu nous donne avec abondance »15.

Fonctionnement des sacrements

La Confession de foi de Westminster dit clairement comment les sacrements fonctionnent et comment ils ne fonctionnent pas :

La grâce présentée dans ou par les sacrements droitement administrés n’est pas conférée par quelque pouvoir qu’ils auraient en eux-mêmes ; leur efficacité dépend non de la piété ou de l’intention de celui qui l’administre, mais de l’action de l’Esprit et de la Parole d’institution qui comporte à la fois le commandement d’en user et la promesse de bienfaits pour ceux qui les reçoivent dignement16.

Bavinck ne dit pas autre chose :

Les signes visibles ne contiennent pas la grâce, et Dieu ne transmet pas la grâce à l’âme de celui qui a recours aux sacrements comme à travers un canal. Ce n’est pas le sacrement, mais Dieu lui-même qui communique la grâce17.

Les sacrements fonctionnent de trois manières :

1) Les sacrements accompagnent la Parole

« Il n’y a jamais de sacrement sans que la Parole de Dieu le précède. Il lui est ajouté comme un élément destiné à l’attester, la confirmer et nous la certifier plus fort. »18 Les sacrements sont souvent appelés la « Parole visible », parce qu’ils offrent le même message que la Parole prêchée mais sous une forme visible, matérielle et tangible. La Parole et les sacrements ont donc le même contenu. Voici ce que dit Augustin au sujet de l’eau du baptême : « Enlevez la Parole, et l’eau n’est rien de plus et rien de moins que de l’eau ; ajoutez la Parole à l’élément, et il devient un sacrement. »

2) Les sacrements fortifient notre foi

« Les sacrements ne produisent pas la foi mais la fortifient, comme les alliances des mariés fortifient l’amour. Ils n’infusent pas une grâce matérielle mais confèrent le Christ entier, que les croyants possèdent déjà par la Parole. Ils leur confèrent le même Christ d’une autre manière et par un autre chemin et fortifient ainsi la foi. »19

3) Les sacrements agissent comme une cérémonie de renouvellement de l’alliance

Les sacrements renouvellent l’alliance des croyants avec Dieu, les fortifient dans la connaissance du Christ, les unissent plus étroitement les uns aux autres, les séparent du monde et rendent témoignage aux anges et à leurs semblables, leur montrant qu’ils sont le peuple de Dieu, l’Église du Christ et la communion des saints20.

Les sacrements comme signes et sceaux de l’union mystique

Les sacrements illustrent l’union mystique des croyants avec le Christ. De même qu’il y a une union sacramentelle entre le signe et la chose signifiée, « le croyant et le Christ sont unis comme le sarment et le cep, la tête et les membres, mari et femme, la pierre angulaire et le bâtiment. Cette union mystique… n’est pas immédiate mais vient à l’existence par le Saint-Esprit. »21

Deux conceptions erronées des sacrements

La conception réformée a souvent été opposée aux conceptions mystique et catholique romaine. La première sous-estime l’utilité des sacrements ; la seconde la surestime.

1) La conception mystique

Selon cette conception, Dieu n’a pas besoin de moyens pour distribuer sa grâce. Il agit directement dans les cœurs. Les sacrements ne peuvent servir qu’à symboliser cette grâce intérieure. On rencontre cette conception chez les anabaptistes du xvie siècle, certains piétistes et les quakers. Ces derniers considèrent que les révélations divines intérieures ne doivent pas être soumises à l’examen du témoignage extérieur des Écritures ni de la raison naturelle. Certains charismatiques ne sont pas très éloignés de cette conception, lorsqu’ils attribuent à leurs expériences spirituelles la même autorité qu’à la Parole de Dieu.

À l’inverse de la conception mystique, la conception rationaliste nie l’opération secrète du Saint-Esprit et attribue aux sacrements une efficacité purement morale.

La conception mystique a raison de souligner la nécessité d’une action intérieure du Saint-Esprit, mais elle a tort de penser que cela soit suffisant. Le rôle du Saint-Esprit est d’ouvrir les oreilles et les yeux de notre cœur, afin que nous puissions recevoir l’Évangile en paroles (prédication) et en images (sacrements). Seul le Saint-Esprit peut produire la foi, mais il la suscite en nous par la prédication et la confirme par la célébration des sacrements22.

2) La conception catholique romaine

Selon cette conception, dans les sacrements, les signes visibles et la grâce invisible sont inséparablement liés. En fait, la grâce est contenue dans les moyens comme une sorte de substance et transmise comme par un canal. On dit que les sacrements agissent ex opere operato23, « par le fait même que l’action est accomplie ». Cela signifie que la seule exécution de l’acte sacramentel garantit l’efficacité du sacrement, à condition que le bénéficiaire n’y mette pas obstacle.

Voici ce que disent les canons 5-8 du Concile de Trente :

Si quelqu’un dit, que les sacrements n’ont été institués que pour entretenir la foi : qu’il soit anathème.

Si quelqu’un dit, que les sacrements de la nouvelle loi ne contiennent pas la grâce qu’ils signifient ; ou qu’ils ne confèrent pas cette grâce à ceux qui n’y mettent point d’obstacle ; comme s’ils étaient seulement des signes extérieurs de la justice ou de la grâce qui a été reçue par la foi, ou de simples marques de distinction de la religion chrétienne, par lesquelles on reconnaît dans le monde les fidèles d’avec les infidèles : qu’il soit anathème.

Si quelqu’un dit, que la grâce, quant à ce qui est de la part de Dieu, n’est pas donnée toujours, et à tous, par ces sacrements, encore qu’ils soient reçus avec toutes les conditions requises ; mais que cette grâce n’est donnée que quelquefois, et à quelques-uns : qu’il soit anathème.

Si quelqu’un dit, que par les mêmes sacrements de la nouvelle loi, la grâce n’est pas conférée par la vertu et la force qu’ils contiennent ; mais que la seule foi aux promesses de Dieu suffit, pour obtenir la grâce : qu’il soit anathème.

Calvin répond à ceux qui attribuent une efficacité intrinsèque aux sacrements que ceux-ci ne servent à rien sans la foi. Il cite Augustin : « Le signe visible apparaît souvent sans la sanctification invisible, mais également la sanctification sans le signe visible. »24 Le sacrement et la réalité signifiée sont liés, mais pas au point que l’un ne puisse pas être sans l’autre. « Le morceau de pain que notre Seigneur a donné à Judas, dit Calvin, a été un poison pour lui. »25 En outre, plus on jouit de la communion du Christ, plus on retire de profit des sacrements.

3) Utilité du baptême en particulier

Calvin voit deux objectifs au baptême : 1) être utile à notre foi et 2) servir à notre confession devant les hommes.

Concernant le premier objectif, Calvin précise que le baptême apporte trois choses à notre foi :

  1. « Le baptême nous est proposé par Dieu pour être un signe et une attestation de notre purification. Pour mieux dire, il nous est envoyé par lui comme une lettre officielle signée et scellée, par laquelle il nous fait savoir, nous confirme et nous assure que nos péchés nous sont remis. »26 L’eau n’a aucun pouvoir en elle-même, ce n’est pas l’eau qui nous purifie. Le baptême atteste la rémission des péchés passés et futurs. Il nous est donc utile tout au long de notre vie, chaque fois que nous péchons.
  2. Le baptême « nous montre notre mortification en Jésus-Christ ainsi que notre vie nouvelle en lui »27. Il ne s’agit pas simplement d’imiter le Seigneur, mais, comme un greffon, de tirer notre vie spirituelle de sa mort et sa résurrection.
  3. Le baptême atteste que nous sommes unis au Christ de telle manière qu’il nous rend participants de tous ses biens. C’est la raison pour laquelle les apôtres ont baptisé au nom de Jésus, malgré l’ordre qu’ils avaient reçu de baptiser aussi au nom du Père et du Saint-Esprit28.

Concernant le deuxième objectif, Calvin précise que « le baptême sert à notre confession devant les hommes » de trois manières29 :

  1. « Il est une marque et une manifestation par laquelle nous déclarons vouloir être comptés parmi le peuple de Dieu » ;
  2. « nous attestons que nous nous consacrons au service d’un seul Dieu dans une même foi avec tous les chrétiens » ;
  3. « par ce signe nous professons, solennellement et publiquement, quelle est notre foi. »

Si le baptême sert à fortifier et à manifester notre foi, quelle est l’utilité du baptême des petits enfants, ces derniers n’étant en mesure ni de croire, ni de confesser leur foi ? L’utilité du baptême des enfants est évidente pour Calvin.

  1. Le baptême des enfants est utile pour les parents, qui se voient ainsi confirmer la promesse du Seigneur « d’étendre sa grâce non seulement sur eux, mais aussi sur leur descendance jusqu’à mille générations. »30 Ce serait une erreur de penser que la promesse seule suffit. Dieu, qui connaît la faiblesse de notre foi, en a jugé autrement. Il nous a donné un signe concret de son alliance : la circoncision dans l’ancienne alliance et le baptême dans la nouvelle alliance. Renoncer à baptiser les enfants serait une régression par rapport à l’ancienne alliance, où « Dieu, se présentant à ces enfants comme leur Père, a voulu qu’un signe visible témoignât dans leurs corps mêmes de la promesse de son salut. Il ne serait donc pas normal que, depuis la venue du Christ, cette promesse ne soit plus aussi fortement assurée aux chrétiens d’aujourd’hui. »31
  2. L’utilité du baptême pour l’enfant est que l’Église est encouragée à en prendre un soin particulier et qu’il sera plus tard « encouragé concrètement à servir le Seigneur, qui s’est déclaré être son Père avant même qu’il le connaisse, car il a été reçu parmi son peuple dès le ventre de sa mère. »32

4) Utilité de la cène en particulier

La cène est le moyen de grâce qui divise le plus les chrétiens. Entre ceux qui n’en voient pas du tout l’utilité et ceux qui lui attribuent un pouvoir quasi magique, nombreux sont ceux qui célèbrent la cène sans vraiment en comprendre l’utilité. Il est donc important de se demander à quoi elle sert, même si Calvin lui-même reconnaît qu’« il est difficile d’exprimer par des paroles un mystère si grand »33. La cène sert au moins à quatre choses :

  1. Elle nous aide à maintenir le culte christocentrique. Un prédicateur négligent peut facilement se contenter de messages qui apportent des réponses humaines aux problèmes humains. Mais une telle négligence n’est pas possible avec la cène, qui est faite en mémoire du Christ, c’est-à-dire de sa mort et de sa résurrection.
  2. Le Catéchisme de Genève (question 343) affirme que la cène « confirme et rend plus intense notre communion avec le Christ ». Commentant les paroles de la promesse : « Prenez, mangez, ceci est mon corps qui est livré pour vous », Calvin dit qu’« il nous est donc commandé de prendre et de manger le corps qui a été offert pour notre salut afin que, voyant que nous sommes faits participants, nous soyons assurés que la puissance de ce sacrifice se manifestera en nous ». Et il dit au sujet de « l’alliance en mon sang » : « chaque fois qu’il nous donne son sang sacré à boire, il renouvelle d’une certaine manière, ou, plutôt, il maintient l’alliance avec nous, celle qu’il a ratifiée par son sang. »34
  3. C’est le Saint-Esprit qui nous communique la réalité signifiée par le pain et le vin : « il est comme le canal ou le conduit par lequel tout ce que le Christ est et possède descend jusqu’à nous. »35 De même que le soleil brille sur la terre et envoie quelque chose de sa substance pour faire croître les fruits de la terre, l’Esprit de Jésus-Christ nous apporte la communion de sa chair et de son sang36.
  4. La cène nous aide à maintenir une différence entre l’Église et le monde. L’Évangile est offert à tous, mais seuls ceux qui le reçoivent avec foi sont invités à la cène. Dans l’Église ancienne, on congédiait les catéchumènes après la liturgie de la parole et seuls les baptisés avaient le droit de participer à la liturgie eucharistique.

Si l’on admet les enfants au baptême, faut-il aussi les admettre à la cène ? Calvin reconnaît que « cela a été pratiqué dans l’Église ancienne, comme on peut le voir dans quelques textes des docteurs »37 (le latin précise : « Cyprien et Augustin »), mais il ajoute que cette coutume a été abolie avec raison, les deux signes ayant des fonctions différentes38. La fonction du baptême est de signifier l’appartenance de l’enfant au peuple de Dieu. « La cène, en revanche, a été instituée pour ceux qui, ayant dépassé le stade de la première enfance, sont capables de recevoir une nourriture solide. »39 Il s’appuie pour affirmer cela sur 1 Corinthiens 11.28-29, qui mentionne deux conditions à remplir avant de participer à la cène : s’examiner soi-même et discerner le corps du Christ. De toute évidence, un enfant n’est pas en mesure de remplir ces conditions. Il doit donc être tenu à l’écart de la cène. Calvin conclut son argumentation en précisant qu’il en allait de même sous l’ancienne alliance, puisque l’agneau pascal « était mangé par les enfants qui pouvaient demander quelle en était la signification (Exode 12.26) »40.

III. Suffisance des moyens de grâce

Lorsque le prophète Élisée a envoyé son messager prescrire à Naaman, le chef militaire lépreux, d’aller se laver sept fois dans le Jourdain pour être guéri, celui-ci s’est irrité, parce qu’il s’attendait à ce que le prophète le guérisse par d’autres moyens. De même nous avons tendance à négliger les moyens que Dieu a lui-même prescrits pour fortifier notre foi et à en inventer de nouveaux jugés plus efficaces. Il importe donc de se poser la question de la suffisance des moyens de grâce ordinaires. Est-il permis d’allonger la liste des moyens de grâce sans tenir compte des prescriptions bibliques ?

Les cinq autres sacrements catholiques romains

Calvin reproche aux catholiques romains d’avoir ajouté aux deux sacrements bibliques cinq autres sacrements sans aucune justification scripturaire. Il ne nie pas la légitimité dans une certaine mesure de certaines de ces autres cérémonies, mais conteste qu’elles puissent être qualifiées de sacrements et déplore qu’elles aient été encombrées d’inventions humaines. Prenons l’exemple de la confirmation. Calvin ne s’oppose pas à cet usage ancien permettant à celui qui a été baptisé enfant de confesser sa foi devant l’Église. Mais il reproche à l’Église romaine de lui attribuer la qualité de « conférer le Saint-Esprit, afin d’accroître la grâce qui avait été conférée au baptême »41. On ne trouve aucun appui biblique à l’idée selon laquelle l’huile du chrême utilisée lors de cette cérémonie aurait un tel pouvoir.

Le principe régulateur

Calvin était très attentif à ce que les hommes n’ajoutent pas au culte leurs inventions. Il faut se contenter d’y mettre ce que Dieu lui-même a prescrit ou peut clairement être déduit de sa Parole. C’est ce qu’on a appelé plus tard le principe régulateur du culte.

Le renouveau liturgique

Les différents mouvements de « renouveau liturgique » au sein des Églises réformées, qui cherchent à revenir à une liturgie plus élaborée, reprochant aux réformateurs d’avoir jeté le bébé avec l’eau du bain, doivent veiller à ne pas imposer aux fidèles une liturgie trop rigide qui limite leur liberté de conscience.

Confusion entre moyen et fruit de la grâce

Chez les évangéliques, ce n’est pas le sacramentalisme qui menace la suffisance des moyens de grâce, mais une certaine confusion entre les moyens de grâce et les fruits de la grâce. Wayne Grudem fait cette confusion lorsqu’il étend la liste des moyens de grâce à onze. Si tout est moyen de grâce, rien n’est moyen de grâce ! Il est important de maintenir la spécificité des moyens de grâce traditionnels, afin qu’ils gardent une place centrale dans le culte. Si tout se vaut, alors la prédication peut être remplacée par une série de témoignages, le baptême peut être différé indéfiniment, la cène peut être ouverte à tous comme moyen d’évangélisation. On peut même imaginer des rencontres édifiantes où l’Évangile n’est pas vraiment annoncé. Un retour à une claire définition des moyens de grâce ordinaires nous gardera de négliger l’essentiel et d’introduire des inventions humaines dans notre manière de rendre un culte à Dieu.

Conclusion

En bon père de famille, Dieu met à notre disposition différents moyens pour fortifier et nourrir notre foi. Ne nous privons pas de ces moyens. N’allons pas chercher en dehors de sa Parole des moyens peut-être plus spectaculaires, mais qui pourraient nous détourner de l’essentiel. Faisons confiance aux moyens de grâce ordinaires et ne nous éloignons pas de la simplicité de l’Évangile. Ne doutons pas que le seul message que l’Église et le monde ont besoin d’entendre encore aujourd’hui, c’est celui que la Parole de Dieu nous annonce de la Genèse à l’Apocalypse et que les sacrements nous confirment avec une grande clarté : le salut est en Jésus-Christ crucifié.


  1. Jean-Philippe Bru est professeur-coordinateur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, mise en français moderne par Marie de Védrines et Paul Wells, avec la collaboration de Sylvain Triqueneaux, Aix-en-Provence-Charols, Kerygma-Excelsis, 2009, III.i.1, p. 475.↩

  3. Ibid., p. 476.↩

  4. Ibid., III.i.4, p. 479.↩

  5. Ibid.↩

  6. C’est par ces mots qu’il introduit ce quatrième livre (p. 943).↩

  7. Question 301.↩

  8. IRC, IV.xiv.1, p. 1202.↩

  9. Encyclopédie du protestantisme, sous dir. Pierre Gisel, Paris-Genève, Quadrige/PUF-Labor et Fides, 2006 (1re édition Cerf-Labor et Fides, Paris-Genève, 1995), p. 1262.↩

  10. Louis Berkhof, Systematic Theology, Édimbourg, The Banner of Truth Trust, 1981 (1re édition 1939), p. 617-618.↩

  11. Voir IRC, IV.xiv.3, p. 1204.↩

  12. Bavinck, Reformed Dogmatics, Grand Rapids, Baker Academy, 2008, 4, p. 489.↩

  13. IRC, IV.xiv.5, p. 1205.↩

  14. IRC, IV.xiv.6, p. 1206-1207.↩

  15. Ibid., p. 1207.↩

  16. Confession de foi de Westminster, XXVII.3.↩

  17. Bavinck, Saved by Grace, Grand Rapids, Reformation Heritage Books, 2008, p. 137.↩

  18. IRC, IV.xiv.3, p. 1203.↩

  19. Bavinck, Reformed Dogmatics, 4, p. 490.↩

  20. Ibid.↩

  21. Ibid., p. 251.↩

  22. Voir question 65 du Catéchisme de Heidelberg.↩

  23. La formule apparaît vers la fin du xiie siècle.↩

  24. IRC, IV.xiv.14, p. 1214.↩

  25. IRC, IV.xiv.15, p. 1215.↩

  26. IRC, IV.xv.1, p. 1229.↩

  27. IRC, IV.xv.5, p. 1232-1233.↩

  28. IRC, IV.xv.6, p. 1233.↩

  29. IRC, IV.xv.13, p. 1239.↩

  30. IRC, IV.xvi.9, p. 1256.↩

  31. Catéchisme de Genève, question 335.↩

  32. IRC, IV.xvi.9, p. 1257.↩

  33. IRC, IV.xvii.7, p. 1288.↩

  34. IRC, IV.xvii.1, p. 1282-1283.↩

  35. IRC, IV.xvii.12, p. 1292.↩

  36. Ibid.↩

  37. IRC, IV.xvi.30, p. 1274.↩

  38. De nos jours, la pédocommunion (admission des enfants à la cène) est toujours pratiquée dans l’Église orthodoxe et a été adoptée par une minorité de protestants.↩

  39. Ibid.↩

  40. Ibid.,p. 1275.↩

  41. IRC, IV.xix.5, p. 1368.↩

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œuvre divine ou humaine ?

Jean-Philippe Bru1

Introduction

Il est devenu normal, aujourd’hui, de parler de croissance de l’Église et d’évangélisation, même dans les Églises historiques. L’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, émise en 1975 par le pape Paul VI, a inspiré au sein de l’Église catholique de nombreux efforts d’évangélisation, comme le parcours Alpha. Jean-Paul II n’hésite pas à parler, en 1979, de « nouvelle évangélisation » pour les pays de vieille tradition chrétienne, comme la France. Dans l’Église protestante unie, alors que le mot évangélisation « avait pratiquement été évacué du vocabulaire synodal » dans les années 1980-1990, l’évangélisation n’est plus un sujet tabou depuis les années 20002. On s’efforce même de passer d’une « logique de desserte » à une « logique de témoignage ».

Du côté nord-américain, la réflexion sur la croissance de l’Église a été largement influencée par Donald McGavran, un missionnaire dont les théories ont été appliquées aux Églises américaines au début des années 1970, donnant naissance au mouvement pour la croissance de l’Église (Church Growth Movement). Un institut pour la croissance de l’Église a été créé qui a attiré de nombreux étudiants, dont Elmer Towns, John Maxwell et Rick Warren. De nombreux modèles ont vu le jour, plus ou moins fidèles aux principes développés par McGavran. Nous voudrions, d’abord, présenter les forces et les faiblesses de ce mouvement, avant de voir plus brièvement comment il a été accueilli dans le protestantisme français3.

I. Points forts du mouvement pour la croissance de l’Église

1) La nature missionnaire de l’Église

McGavran reproche à l’Église d’être « introvertie » et de négliger le mandat missionnaire jusque dans ses confessions de foi. Même si des études comme celle d’Andy Buckler4 ont montré que les réformateurs n’étaient pas aussi indifférents à la mission que certains le pensent, il est vrai que l’Église a tendance à oublier qu’il est, dans sa nature même, de croître et de se multiplier jusqu’à ce que la terre entière soit remplie de la gloire de Dieu.

Si l’Église est missionnaire par nature, c’est parce que Dieu lui-même manifeste une nature missionnaire : « Comme mon Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie. » (Jn 20.21) Le premier missionnaire, c’est Jésus, que le Père a envoyé dans le monde pour « chercher et sauver ce qui était perdu » (Lc 19.10). À son tour, il nous envoie dans le monde pour faire de toutes les nations des disciples. Et, de même que le Père a équipé le Fils afin qu’il puisse accomplir sa mission (l’Esprit lui a été donné sans mesure), le Fils nous équipe en nous donnant l’Esprit Saint.

McGavran considère qu’un frein à la mission est l’idée selon laquelle Jésus ne serait pas le seul chemin pour être sauvé. Si nous ne sommes pas convaincus que le salut se trouve exclusivement en Jésus-Christ et qu’il n’y a aucun autre nom sous le ciel par lequel nous devions être sauvés (Ac 4.12), il est évident que notre compréhension de la mission en sera affectée.

Pour McGavran, « la mission chrétienne consiste à amener les gens à se repentir de leurs péchés, accepter Jésus-Christ comme Sauveur, appartenir à son corps, c’est-à-dire l’Église, obéir à ses commandements, aller répandre la bonne nouvelle et multiplier les Églises ». La mission chrétienne consiste donc principalement à exercer un ministère direct auprès des personnes qui ne connaissent pas Jésus-Christ et à les intégrer dans l’Église.

2) Priorité à l’évangélisation

McGavran estimait que l’évangélisation avait été confondue avec de nombreuses bonnes choses, comme l’éducation, le catéchisme, l’aide médicale et les programmes sociaux. Au lieu d’imposer leur propre culture dans des stations missionnaires, enclaves de la civilisation occidentale, les missionnaires devraient évangéliser en s’adaptant à la culture et confier les Églises ainsi créées à des pasteurs locaux, afin de limiter le nombre de barrières socioculturelles.

Selon les recherches de McGavran, en effet, les gens se convertissent plus facilement s’ils n’ont pas à traverser des barrières de race, de langue ou de classe. Ils préfèrent faire partie d’une Église dont les membres leur ressemblent, parlent et agissent comme eux. C’est le principe d’homogénéité. Dans le contexte américain, cela a donné des Églises avec un public cible que l’on cherche à atteindre en priorité en adaptant les programmes de l’Église, y compris le culte, à leurs besoins immédiats, comme on pourrait le faire dans le monde de l’entreprise.

Ce principe d’homogénéité est, sans doute, le plus critiqué. De nombreuses voix se sont élevées, rappelant que l’Église devrait refléter l’unité et la diversité du corps du Christ plutôt que les divisions qui existent entre les hommes. L’homogénéité à laquelle nous sommes appelés est spirituelle, et non raciale, sociale, linguistique ou culturelle. « L’Église n’est pas composée de ceux qui se ressemblent, mais de ceux que le Christ rassemble ! »

Concernant le choix du champ missionnaire, McGavran développe le principe de réceptivité. Le monde n’est pas statique, mais dynamique. Il faut donc cibler en priorité les populations les plus réceptives. Ce principe a également fait couler beaucoup d’encre. Ésaïe n’a-t-il pas été envoyé vers un peuple insensible ? Certains missionnaires n’ont-ils pas œuvré pendant des années avant de voir les premières conversions ? Certes, mais McGavran est un homme pragmatique : il considère que, les ressources de l’Église étant limitées, il faut concentrer ses efforts sur les personnes les plus susceptibles d’être gagnées. Il s’efforce donc d’identifier les indicateurs d’une telle réceptivité, comme le fait de venir pour la première fois au culte ou de vivre une période de transition. Il faut mettre en place des activités qui répondent aux besoins des personnes réceptives, comme l’évangélisation par l’amitié (befriending) ou les cellules d’évangélisation.

3) Une évaluation incisive

McGavran se méfie des lettres de nouvelles et demande aux missions des chiffres aussi objectifs que possible. Seule une évaluation honnête et la capacité de se remettre en question permettent une réorientation des efforts. Il ne s’agit pas de changer de lieu à la moindre difficulté, mais d’identifier les obstacles à la croissance. Il y a des obstacles sur lesquels nous n’avons aucune prise, comme la persécution, mais il y en a que nous pouvons peut-être diminuer ou supprimer, comme le manque de confiance en Dieu ou les méthodes d’évangélisation mal adaptées. Si votre stand biblique sur le marché ne vous donne qu’un ou deux contacts par semaine, demandez-vous s’il n’y a pas quelque chose à améliorer. Si les visiteurs trouvent votre communauté peu accueillante, ne vous vexez pas, mais voyez ce que vous pouvez faire.

Plus récemment, Christian Schwarz a proposé aux Églises un outil d’évaluation permettant d’établir leur profil, c’est-à-dire de définir leurs points forts et leurs points faibles. Ces derniers sont appelés « facteurs minimaux ». Ce sont eux qui empêchent l’Église de se développer. Il faut donc s’efforcer de les améliorer en se fixant des objectifs qualitatifs. Un bon objectif est un objectif que l’on peut concrètement contribuer à atteindre. Si les relations dans l’Église ne sont pas assez chaleureuses et constituent le facteur minimal, il faut prendre des mesures concrètes pour les améliorer : avoir un repas fraternel par mois, encourager les croyants à s’engager dans un groupe de maison, par exemple.

Christian Schwarz considère que les objectifs numériques ne sont pas un élément décisif. Son enquête a d’ailleurs mis en évidence que sept Églises sur dix qui grandissent rapidement ne se sont jamais fixé de tels objectifs. Une autre observation intéressante est que les Églises charismatiques n’ont pas le monopole de la croissance.

II. Faiblesses du mouvement pour la croissance de l’Église

1) Une démarche anthropocentrique

On se concentre sur ce que font les hommes dans la mission, et non sur ce que fait Dieu. Il est vrai que Dieu se sert de collaborateurs humains pour planter et arroser, mais c’est lui qui fait croître (1Co 3.7). Ce qui différencie le nouveau temple de l’ancien, c’est qu’il n’est pas fait par des mains humaines. C’est Dieu qui ajoute chaque jour à l’Église ceux qui sont sauvés (Ac 2.47). Les disciples avaient pêché toute la nuit sans rien prendre, mais quand ils jetèrent leur filet du côté que Jésus leur indiquait, ils remontèrent 153 gros poissons (Jn 21.6). Ce résultat inattendu n’était pas dû à l’utilisation d’une nouvelle technique de pêche, mais à l’intervention de celui qui « soutient toutes choses par sa parole puissante » (Hé 1.3).

Si l’on insiste trop sur les pratiques de la culture d’entreprise, on en oublie de faire confiance aux moyens de grâce ordinaires que Dieu a donnés à son peuple pour son édification : la prédication et les sacrements. On a recours à des moyens humains qui peuvent, il est vrai, donner certains résultats, mais des résultats superficiels : fausses conversions, comportement légaliste, illuminisme, et ainsi de suite. Les moyens de grâce quant à eux produisent des résultats durables : foi véritable, croissance dans la grâce, centralité de l’Évangile, notamment.

Les moyens de grâce impliquent les hommes, mais ce ne sont pas les hommes qui les rendent efficaces ; c’est la promesse de Dieu et l’opération secrète de son Esprit dans les cœurs. La croissance spectaculaire de l’Église primitive illustre cette vérité. Les premiers chrétiens ont bouleversé le monde, non parce qu’ils ont découvert une nouvelle méthode pour développer l’Église, mais à cause de leur attachement à Jésus et aux moyens de grâce : « Ils s’attachaient à écouter assidûment l’enseignement des apôtres, à vivre en communion les uns avec les autres, à rompre le pain et à prier ensemble. » (Ac 2.42)

En général, ceux qui grandissent en piété sont assidus à la prédication, aux sacrements et à la prière. La croissance spirituelle n’exige pas d’innover sans cesse, ni de chercher la dernière technique qui fonctionne, car Dieu ne change pas et ses moyens de grâce ne changent pas non plus.

Cela ne signifie pas que le mouvement pour la croissance de l’Église néglige les facteurs spirituels de croissance. Il faut prier avant, pendant et après toute action missionnaire. Il faut avoir une foi semblable à celle de Josué et Caleb pour abattre les forteresses de l’ennemi. Il faut développer la ferveur spirituelle des membres pour qu’ils deviennent des chrétiens contagieux. Mais une conception synergiste de la relation entre l’action divine et l’action humaine conduit souvent à l’activisme. Certaines Églises mesurent leur valeur au nombre de « ministères » qu’elles ont mis en place et au nombre de missionnaires qu’elles ont envoyés. Ce dynamisme apparent s’accompagne, parfois, d’un épuisement des membres, qui n’arrivent plus à conjuguer leurs responsabilités ecclésiales, professionnelles et familiales. On leur donne l’impression qu’ils n’en font jamais assez, qu’ils ne sont jamais assez consacrés, au lieu de leur annoncer l’Évangile de la grâce, qui devrait être la source de toutes nos activités.

2) Une démarche pragmatique

Pour Gailyn Van Rheenen, « le pragmatisme est le lion qui dévore le mouvement missionnaire évangélique ». Le Petit Robert définit le pragmatisme comme « la doctrine qui consiste à donner la valeur pratique comme critère de la vérité (d’une idée) ». Le pragmatique se pose des questions purement fonctionnelles : est-ce que ça marche ? est-ce que ça va aider l’Église à grandir ? Il ne se demande pas si la méthode qu’il utilise est en accord avec le message de l’Évangile. Il ne prend pas suffisamment de recul par rapport à ses pratiques. Il agit, et avant d’avoir pris le temps de réfléchir à son action, il passe à une nouvelle action, au nouveau modèle à la mode.

Même certains modèles spiritualistes tombent dans ce piège, puisque les pratiques qu’ils proposent pour faire reculer l’ennemi reposent davantage sur l’observation et l’expérience que sur la Parole de Dieu. Après la mort de McGavran, Peter Wagner revalorise le service diaconal et social, mais il oriente surtout le mouvement vers les facteurs spirituels :

  • La prophétie : Dieu continue à parler directement à son peuple par l’entremise des prophètes.

  • Le combat spirituel au niveau stratégique : ce combat est mené contre les puissances de haut rang qui contrôlent des territoires.

  • La cartographie spirituelle : il s’agit de discerner de manière géographique les besoins spirituels afin de mieux cibler les prières.

  • La repentance collective ou « ciblée ».

  • L’évangélisation par la prière (marches de prière…).

Lorsqu’on l’interroge sur les fondements bibliques et historiques de ses méthodes, Peter Wagner fait appel à l’expérience comme autre source de connaissance. « Si la méthode que j’utilise, dit-il, me permet d’atteindre l’objectif que je me suis fixé, il s’agit d’une bonne méthode ! Si, au contraire, ma méthode ne me permet pas d’atteindre mon objectif, pour quelle raison devrais-je continuer à l’utiliser ? »5 Il reconnaît avoir une préférence pour les « théories qui fonctionnent », même si celles-ci reposent davantage sur l’expérience que sur une exégèse biblique.

Pour justifier la nouveauté de ses méthodes, il se sert également de l’argument eschatologique. Il ne faut pas s’étonner que Dieu donne de nouveaux outils à son peuple alors que le combat spirituel s’est intensifié en ces tout derniers temps. Satan s’est comme retranché dans la fenêtre 10/406. Pour l’en déloger et parachever le mandat missionnaire, une « nouvelle impulsion » est nécessaire dont les éléments clés sont le combat spirituel au niveau stratégique, la cartographie spirituelle et la repentance ciblée.

En réduisant la mission à des méthodes, le pragmatique perd de vue ce que Christian Schwarz appelle « les automatismes de croissance », qui permettent à l’Église de se développer d’elle-même, sans autre cause que l’action secrète du Saint-Esprit, comme une graine plantée en terre qui pousse toute seule. Certaines méthodes peuvent, bien sûr, produire une croissance spectaculaire, comme l’utilisation de stéroïdes permet au culturiste d’atteindre un volume musculaire au-delà de la normale. Mais est-ce bien ce que nous voulons, des Églises anormalement volumineuses, imprégnées de produits dangereux ?

C’est le cas, par exemple, des Églises qui, pour attirer une foule toujours plus nombreuse, transforment leur culte en un spectacle divertissant. On parle d’Églises sensibles aux personnes en recherche, parce que leur public cible le dimanche matin, ce ne sont pas les croyants, mais les visiteurs. Il y a toujours eu des réunions d’évangélisation, mais la nouveauté, c’est le moment – le dimanche matin – et la forme – tout est fait pour mettre à l’aise le visiteur : pas d’offrande, peu de chants communautaires, messages thématiques abordant les problèmes de la vie courante, pas de cène… Cette démarche part, sans doute, d’un bon sentiment, mais si l’Évangile est considéré comme un produit de consommation à adapter aux besoins du visiteur, que devient le message de la croix ? Que fait-on des aspects de l’Évangile qui étaient un scandale pour les Juifs, une folie pour les Grecs, et qui sont encore aujourd’hui un défi pour nos contemporains ? Est-il normal que certaines personnes fréquentent ces Églises pendant des années sans jamais devenir de vrais disciples de Jésus-Christ ?

J’ai découvert, lors d’un passage à Lausanne, une initiative intéressante de l’Église évangélique réformée du canton de Vaud : « les cultes autrement ». Il s’agit de proposer, chaque mois, une manière différente et renouvelée de vivre le culte : culte préparé par les catéchumènes, culte louange, culte concert, par exemple. L’église Saint-Laurent a même eu l’idée d’une exposition de cercueils vides lors des fêtes de Pâques 2012 ! Le problème est que, dans le contexte européen qui est le nôtre, les non-pratiquants ne savent pas ce qu’est un culte « ordinaire » et les quelques pratiquants qui restent sont plutôt hostiles au changement. L’effet d’annonce est donc mitigé. De plus, s’il est parfois utile de changer la forme, il faut veiller à conserver le fond. Or, le fond a disparu depuis longtemps de beaucoup d’Églises historiques.

Il faut donc, d’abord, revenir à l’Évangile avant de vouloir le présenter autrement. C’est la démarche dite « de retour aux fondamentaux ». Le pasteur presbytérien Harry Reeder, qui a vu plusieurs Églises moribondes retrouver le chemin de la croissance, propose un plan de revitalisation fondé sur Apocalypse 2.5 :

(1) « Souviens-toi » : il faut apprendre du passé sans vivre dans le passé.

(2) « Repens-toi » : il s’agit d’identifier les péchés qui ont conduit au déclin et demander pardon, même si ces péchés ont été commis par des personnes qui ne sont plus là.

(3) « Reviens à tes premières œuvres » : cela consiste, pour Harry Reeder, à revenir à un certain nombre de fondamentaux comme l’Évangile de la grâce, la vie de disciple, la prédication, l’intercession, la mission et le leadership.

Il faut reconnaître que ce n’est pas facile de réinventer l’Église, de la rendre plus attrayante, sans compromettre le message. Il faut pour cela avoir développé une certaine profondeur théologique. Or, c’est précisément ce qui manque au mouvement pour la croissance de l’Église.

3) Manque de profondeur théologique

Les défenseurs de la croissance de l’Église n’ont développé leurs arguments théologiques qu’en réponse aux critiques soulevées contre leurs méthodes. Le mouvement manque donc de fondements théologiques. L’œuvre maîtresse de McGavran, Understanding Church Growth, est une œuvre très pragmatique qui fait davantage appel à la sociologie qu’à la théologie. On y trouve peu de réflexions théologiques, en dehors du fait que Dieu veut que l’Église grandisse. Or, dans une démarche de théologie pratique, c’est la théologie, et non les sciences humaines, qui devrait avoir le dernier mot, afin d’éviter que la démarche ne devienne anthropocentrique.

Une bonne manière de maintenir une démarche théocentrique est de voir la mission non comme une invention humaine, mais comme le prolongement de l’activité de Dieu qui envoie et qui sauve. L’Église est donc un peuple envoyé en mission et chargé de représenter les intérêts de Dieu, et non une marchande de biens religieux au service d’une clientèle exigeante ! Elle est un signe du royaume de Dieu et est appelée à témoigner des exigences de Dieu et de ses œuvres grandioses, et non à saupoudrer le consumérisme moderne d’un peu de spiritualité. Une Église qui annonce fidèlement l’Évangile ne plaît pas à tout le monde ; elle s’attire même des ennemis parce qu’elle n’hésite pas à dénoncer les idoles de son temps. Mais elle plaît à ceux dont l’Esprit a transformé le cœur afin qu’ils se détournent des idoles pour servir le Dieu vivant et vrai (1Th 1.9).

4) L’accent sur la croissance numérique

Un exemple de manque de profondeur théologique est la manière dont le mouvement pour la croissance de l’Église comprend la croissance numérique. Les statistiques du livre des Actes sont mentionnées comme preuves que Dieu veut la croissance de l’Église, mais sans aucun lien avec le cadre théologique du livre. Or, si Luc utilise à plusieurs reprises les verbes « croître » et « multiplier », ce n’est pas juste pour montrer que la croissance numérique est importante, mais pour souligner que l’Église est le nouvel Israël annoncé par les prophètes, le reste fidèle appelé à croître et à se multiplier pour accomplir la mission, initialement confiée à Adam et Ève, d’étendre les limites du jardin d’Éden jusqu’à ce que la terre entière devienne un temple-jardin à la gloire de Dieu. Cette mission avait, ensuite, été confiée à Israël qui avait échoué et s’était retrouvé en exil. C’est là qu’il reçoit la promesse de sa restauration à l’âge messianique.

La croissance de l’Église est donc l’accomplissement de la promesse faite aux patriarches d’une nombreuse descendance à travers laquelle seront bénis tous les peuples de la terre. Dans la nouvelle alliance, il ne s’agit plus d’une descendance physique, mais de tous ceux qui deviennent enfants de Dieu en accueillant sa Parole. La Parole est donc le moyen par excellence de la croissance de l’Église. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, pour Luc, propagation de la Parole et croissance de l’Église sont équivalentes. Il dit en Actes 6.7 : « La parole se répandait, le nombre des disciples se multipliait rapidement […]. » On retrouve la même expression en deux autres endroits (12.24 et 19.20). Si donc nous voulons que l’Église se développe selon la volonté de Dieu, il nous faut, non pas remplacer l’Évangile par un message moins incisif, mais inventer des méthodes qui permettront à la Parole de se répandre encore plus.

Il ne s’agit donc pas simplement de croître numériquement, mais de laisser la Parole nous transformer et régner en nous. De même qu’Adam et Ève n’étaient pas appelés seulement à se multiplier, mais à « cultiver et garder » le jardin d’Éden, nous sommes appelés non seulement à augmenter le nombre de chrétiens nominaux, mais à servir Dieu et à garder ses commandements, en nous appuyant sur l’œuvre rédemptrice du Christ, le second Adam, qui a réussi là où le premier Adam et l’ancien Israël avaient échoué.

III. Application du modèle dans le protestantisme français

Les Églises évangéliques ont été largement influencées par le mouvement pour la croissance de l’Église, en raison de leur goût pour l’évangélisation et de l’apport des missionnaires américains dont beaucoup connaissaient les théories de McGavran. La diversité évangélique a donc accueilli différents modèles en fonction de la sensibilité des Églises. De nombreuses communautés charismatiques ont adopté les théories de Peter Wagner sur le combat spirituel7 et celles de John Wimber sur l’évangélisation par les dons surnaturels (Power Evangelism en anglais)8. Ces théories représentaient une réaction contre les méthodes traditionnelles d’évangélisation jugées peu efficaces. Les Églises non charismatiques se sont plutôt tournées vers des modèles inspirés du monde de l’entreprise comme celui de Willow Creek, avec ses cultes conçus pour les personnes en recherche, et celui de Saddleback, avec son insistance sur les objectifs9. Le modèle qualitatif proposé par Christian Schwarz a également connu un certain succès. Il s’agit de faire une sorte d’audit de la communauté afin d’identifier les obstacles à la croissance et de se fixer des objectifs qualitatifs pour tenter d’y remédier. Plus récemment, le modèle Hillsong de croissance par la louange a commencé à s’implanter dans notre pays.

Les Églises luthéro-réformées ont beaucoup reproché aux évangéliques leur tendance à faire du « prosélytisme », tout en enviant leur croissance et en réfléchissant à une autre manière de témoigner de l’Évangile. Dès 1985, Jacques Ellul avait encouragé l’Église réformée de France, dans l’hebdomadaire Réforme, à redonner « la priorité à l’évangélisation active par la base »10. Il n’avait pas vraiment été entendu à l’époque mais, quelques années plus tard, l’Église réformée de France a fini par prendre conscience qu’une simple « logique de desserte » ne suffirait pas à assurer sa survie. Elle a donc créé deux coordinations destinées à encourager la formation et le témoignage des membres. Diverses initiatives régionales ont vu le jour, au bilan plutôt mitigé, en raison de la faiblesse des paroisses locales.

Pendant la même période, la Fédération luthérienne mondiale mettait en place un groupe de conseillers à l’évangélisation pour l’Europe et l’Amérique du Nord, qui a produit en 1989 un document qui en dit long sur la nouvelle logique : Paroisse missionnaire – paroisse qui évangélise.

Conclusion

On doit au mouvement pour la croissance de l’Église d’avoir considérablement encouragé et enrichi la réflexion sur la croissance de l’Église. Rares sont les Églises aujourd’hui qui ne parlent pas d’évangélisation, mais la diversité des modèles est telle qu’il est difficile de s’y retrouver. Certains pasteurs épuisent leurs paroissiens en proposant sans cesse de nouveaux modèles, au fur et à mesure de leur sortie sur le marché. Il est donc important d’user de discernement, d’identifier les principes bibliques de croissance et de les appliquer avec sagesse, plutôt que d’importer un modèle clés en main. S’il suffisait d’appliquer un plan de croissance pour que l’Église grandisse, nous pourrions presque nous passer de Dieu comme dans n’importe quelle autre entreprise humaine. Mais nous savons que l’union du Christ et de l’Église est un mystère, et que c’est de lui seul qu’elle tire sa croissance spirituelle, dans la mesure où elle se nourrit de sa Parole et équipe convenablement ses membres pour l’œuvre du ministère, pour l’édification du corps du Christ. C’est pourquoi nous pouvons faire confiance aux moyens de grâce qu’il a lui-même choisis pour nous communiquer les bienfaits qui découlent de son œuvre rédemptrice.


  1. Jean-Philippe Bru est professeur-coordinateur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. Voir l’interview du pasteur Pierre Blanzat dans l’hebdomadaire Réforme (11 mai 2013) : « L’évangélisation n’est plus tabou » (consultable en ligne : http://reforme.net/une/religion/levangelisation-nest-plus-tabou).↩

  3. Pour une évaluation à plusieurs voix du mouvement pour la croissance de l’Église, voir Gary L. McIntosh, sous dir., Evaluating the Church Growth Movement. Five Views, Counterpoints, Grand Rapids, Zondervan, 2004, en particulier l’analyse de Gailyn Van Rheenen, p. 167-189, dont nous reprenons certains éléments.↩

  4. Andy Buckler, Jean Calvin et la mission de l’Église, Olivétan, 2008.↩

  5. Peter Wagner, Your Church Can Grow : Seven Vital Signs of an Healthy Church, Wipf & Stock Pub, 1976, p. 137.↩

  6. Zone géographique comptant le plus de peuples non atteints et s’étendant de l’ouest de l’Afrique à l’est de l’Asie, entre le 10e et le 40e parallèle nord.↩

  7. Voir Peter Wagner, Comment abattre les forteresses, Vida, 2011.↩

  8. Voir John Wimber, Allez… Évangélisez par la puissance de Jésus et Allez… Guérissez par la puissance de Jésus, aux Éditions Ménor.↩

  9. Voir Rick Warren, L’Église, une passion, une vision, Ministères Multilingues, 2012. Rick Warren est le pasteur de la « méga-Église » de Saddleback en Californie. Son autre best-seller, Une vie motivée par l’essentiel (Ourania, 2014), est également très utilisé pour encourager la croissance spirituelle des croyants.↩

  10. Voir son article « Pour des états généraux du protestantisme », dans le journal Réforme du 12 octobre 1985.↩

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Éditorial https://larevuereformee.net/articlerr/n274/editorial Sun, 18 Sep 2016 16:57:41 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=947 Continuer la lecture ]]>

Éditorial

Les festivités du 40e anniversaire ont été riches en conférences et allocutions. Nous avons réuni les principales interventions dans ce numéro spécial, auxquelles nous avons ajouté trois articles en lien avec cet événement.

Deux laïcs engagés, Pierre Filhol et Marie de Védrines, portent leur regard sur l’histoire de la Faculté et les espoirs que sa création a fait naître en eux, à une époque où régnait une grande confusion théologique dans les Églises réformées. William Edgar rend un vibrant hommage à deux professeurs émérites de la Faculté récemment partis à la retraite, Pierre Berthoud et Paul Wells, qui ont fidèlement servi la Faculté pendant toute cette période et continuent à lui rendre de nombreux services. Trois interventions tentent de montrer l’apport de la théologie réformée à l’Église universelle et son actualité. La prédication d’Étienne Lhermenault, donnée lors du culte du dimanche matin, montre la nécessité pour les Églises évangéliques de se doter de prédicateurs solidement formés. L’article de Pierre Courthial nous interroge sur l’attitude à adopter quand l’institution chrétienne renie ses textes fondateurs. Celui de Jean-Marc Berthoud rappelle le combat qui a opposé Luther et Érasme sur la question du libre arbitre.

J’aimerais également saisir l’occasion de cet éditorial pour rendre un hommage particulier à Paul Wells et Marie de Védrines, qui ont porté avec persévérance cette revue pendant quarante ans, l’un en tant qu’éditeur, l’autre en tant que secrétaire de rédaction. Lorsque je recevais la revue quatre fois par an, je n’imaginais pas tous les efforts qui avaient rendu cela possible. Je les remercie donc pour leur dévouement et la confiance accordée au nouveau comité de rédaction.

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COMMENT PRÊCHER SUR LE CHÂTIMENT ÉTERNEL ? https://larevuereformee.net/articlerr/n270/comment-precher-sur-le-chatiment-eternel Tue, 28 Jul 2015 12:58:48 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=911 Continuer la lecture ]]> COMMENT PRÊCHER SUR LE CHÂTIMENT ÉTERNEL ?

 Jean-Philippe BRU*

Saviez-vous que le mot « gêne » vient du mot biblique « géhenne » et a, en vieux français, le sens de « tourment » ? Il est vrai que nous éprouvons une certaine gêne à prêcher sur la géhenne !

Dans un sermon sur les peines éternelles prêché en 1851, Athanase Coquerel, un des pères du libéralisme français, clame sa conviction que le dogme des peines éternelles est sur le point de mourir, faute de défenseurs, comme est déjà mort le dogme de la prédestination.

Il se trompait puisque, un siècle plus tard, Jean Cruvellier continuait d’affirmer qu’« à la base de la prédication de la plupart des prédicateurs évangéliques s’est trouvée la conviction que les pécheurs risquaient la perdition éternelle[1] », et cette doctrine ne manque pas de défenseurs encore aujourd’hui[2].

Mais force est de constater que, même chez les évangéliques, il existe une certaine réticence, pour ne pas dire répugnance, à prêcher sur ce sujet. Déjà, en 1955, Jean Cruvellier observait que « la place faite à l’heure actuelle à un tel sujet par les prédicateurs attachés à la doctrine traditionnelle eux-mêmes est la plupart du temps bien restreinte ; ce qui fait dire aux adversaires que l’on n’ose plus prêcher dans les termes employés par les prédicateurs d’autrefois[3] ».

Je vais donc tenter de montrer :

‒  pourquoi nous sommes si réticents à prêcher sur ce sujet ;

‒  pourquoi il faut malgré tout s’efforcer de le faire ;

‒  comment aborder un tel sujet.

1. Pourquoi sommes-nous si réticents à prêcher sur ce sujet ?

Nous sommes réticents à prêcher sur ce sujet parce que, même si nous sommes convaincus que cette doctrine est biblique, nous serions soulagés si elle ne l’était pas, tant l’idée de châtiment éternel nous est désagréable. Nous ne souhaiterions pas un tel supplice même à notre pire ennemi. Alexandre Vinet traduit bien cette tension lorsqu’il dit que « celui qui réussirait à nous prouver que le salut universel est biblique nous apporterait un immense soulagement ». C’est d’ailleurs une des premières doctrines que ceux qui cessent de croire à la véracité des Ecritures ont tendance à abandonner.

Même le prédicateur qui parvient à surmonter cette tension reste tenté d’éviter d’aborder le sujet, car il sait que son enseignement rencontrera une certaine résistance chez ses auditeurs. Plus il cherchera, par conséquent, à plaire aux hommes, moins il abordera cette question délicate.

2. Pourquoi devrions-nous malgré tout nous efforcer de prêcher sur ce sujet ?

Pour des raisons historiques

Nos prédécesseurs n’ont pas hésité à en parler clairement :

–  Le symbole d’Athanase dit de ceux qui font le mal qu’« ils iront au feu éternel ».

–  La prédication dominicaine était connue pour puiser abondamment dans ce registre.

–  Les réformateurs et les prédicateurs du Réveil étaient moins réticents que nous à parler clairement de ces choses. Un des plus célèbres sermons de Jonathan Edwards s’intitule « Des pécheurs entre les mains d’un Dieu en colère ».

Dieu a utilisé ce genre de sermons pour réveiller les consciences et susciter un des plus grands réveils de l’histoire de l’Eglise au XVIIIe siècle en Nouvelle-Angleterre.

Pour des raisons théologiques

Jean Cruvellier dit, à juste titre : « Supprimez l’enfer éternel et vous ne comprenez plus rien aux autres dogmes, c’est comme une pierre fondamentale que vous enlevez, l’édifice tout entier en est ébranlé[4]. » Une offense faite à un Dieu infini mérite un châtiment éternel, la perpétuité incompressible, assortie d’une période de sûreté sans limite. Limiter la durée de cette peine, ce serait faire offense à la justice de Dieu et ouvrir une autre voie de salut que celle qui passe par le Christ.

Pour des raisons exégétiques

Matthieu 25.46[5] parle très clairement d’un châtiment éternel, même si certains ont tenté de donner à cette expression un sens atténué, celui d’un châtiment subi dans l’au-delà et non ici-bas, mais pas nécessairement éternel. Le parallèle entre le châtiment éternel et la vie éternelle, dans ce verset, ne laisse planer aucun doute quant au sens du terme « éternel » (aiônios). Jésus mentionne également « le feu éternel » au verset 41[6].

John Blanchard estime que 13% des 1870 versets consacrés aux paroles de Jésus concernent le jugement et l’enfer. Il parle davantage de ces sujets que de l’amour[7]. Il se sert de tout le vocabulaire connu de ses auditeurs pour décrire les tourments de l’enfer (la ruine, le feu, le ver, la géhenne, les ténèbres [du dehors]). On retrouve ces termes ainsi que d’autres dans le reste du Nouveau Testament.

Pour des raisons pastorales

Il semble évident que les non-croyants prendront davantage au sérieux l’appel qui leur est adressé si le sort des méchants leur est clairement présenté.

De plus, le fait que ceux qui marchent vers la perdition sont nombreux est un puissant encouragement à l’évangélisation et à la mission.

3. Comment prêcher sur les peines éternelles ?

Ne pas aller au-delà de ce que dit l’Ecriture

Certains prédicateurs d’autrefois se sont laissé aller à des exagérations dantesques, laissant penser que Dieu était vraiment un « bourreau ». Mais l’imagerie biblique est suffisamment riche pour que l’on n’ait pas besoin d’en rajouter.

Ne pas rester en deçà de ce que dit l’Ecriture

C’est la tendance actuelle. Le prédicateur qui choisit lui-même ses textes veillera à ne pas négliger ceux qui abordent cette question. La voie la plus sûre est, sans doute, de prêcher à partir d’un lectionnaire, qui offre généralement une grande diversité de sujets[8], ou à travers un livre biblique, sans omettre les passages qui abordent cette question.

Même armé de ces précautions, la tentation demeure de ne couvrir qu’une partie des données du texte, celles qui rencontreront le moins de résistance chez les auditeurs. Il est important que le prédicateur s’astreigne à rendre compte de toutes les données, y compris celles qui nous dérangent, car « toute Ecriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, pour réfuter, pour redresser, pour éduquer dans la justice » (2Tm 3.16). C’est ainsi qu’il sera « un ouvrier qui n’a pas à avoir honte, qui dispense avec droiture la parole de la vérité » (2Tm 2.15).


* J.-P. Bru est professeur-coordinateur de théologie pratique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] J. Cruvellier, « Le châtiment éternel », in Etudes évangéliques, 1955, n° 1-2, 82.

[2] Voir, par exemple, H. Blocher, L’espérance chrétienne, Edifac-Excelsis, 2012, 124-142.

[3] J. Cruvellier, op. cit.

[4] Ibid., 85.

[5] « Et ils s’en iront au châtiment éternel (aiônios). Tandis que les justes entreront dans la vie éternelle. »

[6] « Retirez-vous loin de moi, vous que Dieu a maudits, et allez dans le feu éternel préparé pour le diable et ses anges. »

[7] J. Blanchard, Où donc est passé l’enfer ?, Europresse, 1993, 130.

[8] Par exemple, l’avant-dernier dimanche de l’année liturgique a pour thème le jugement dernier.

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