Georges BESSE – La Revue réformée https://larevuereformee.net Wed, 07 Sep 2011 16:28:53 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.10 Pierre Viret et les Dix Commandements https://larevuereformee.net/articlerr/n255/pierre-viret-et-les-dix-commandements Wed, 07 Sep 2011 18:28:53 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=756 Continuer la lecture ]]> Pierre Viret et les Dix Commandements

Georges BESSE*

Poursuivant le projet de publication des œuvres du réformateur Pierre Viret (1511-1571), le pasteur Arthur-Louis Hofer, soutenu par l’Association Pierre Viret, vient de publier, à L’Age d’Homme, le deuxième tome de la grande Instruction chrétienne, parue à Genève en 1564 et jamais rééditée depuis.

Il est heureux, peut-être justement parce que l’année 2009 focalise l’essentiel de l’attention sur Calvin, que La Revue réformée consacre également un espace à Viret, dont l’influence a été grande, aussi bien en France qu’en Suisse romande.

A l’origine, l’Instruction chrétienne devait comporter trois volumes, dont le troisième n’a jamais paru. Le titre complet en indique le but et la substance: Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile et en la vraie philosophie et théologie tant naturelle que supernaturelle des Chrétiens; et en la contemplation du temple et des images et œuvres de la providence de Dieu en tout l’univers; et en l’histoire de la création et chute et réparation du genre humain. Ce n’est pas une œuvre de premier jet. Suivant le conseil de ses « frères et amis craignant Dieu et désirant l’avancement d’icelui », Viret a rassemblé en un tout plusieurs ouvrages antérieurs de moindre importance, qu’il a complétés et enrichis.

En novembre 2005, La Revue réformée a rendu compte du premier tome paru, qui renferme quatre traités introductifs. Le tome II, publié cette année, est consacré entièrement à l’Exposition sur les Dix Commandements de la Loy donnée de Dieu par Moyse, qui a connu une première édition en 1554 (et peut-être déjà une ébauche en 1549).

Pourquoi les dix commandements ?

Il est bien connu que tous les catéchismes, au siècle de la Réforme et par la suite, ont comporté une explication du Décalogue, soit avant, soit après l’exposé du Credo. Dans son Sommaire, son Bref Sommaire et son Exposition familière du Catéchisme, Viret n’a pas manqué à l’usage. Mais l’Exposition sur les Dix Commandements n’est pas un catéchisme. C’est un commentaire très complet de chacun de ces commandements, ainsi que du sommaire de la Loi. C’est un manuel d’éthique chrétienne, basé uniquement sur la Bible, et non plus sur les lois de l’Eglise.

L’enjeu de cet ouvrage est d’autant plus important, au temps de la Réforme, qu’il est indispensable de démontrer que la joyeuse proclamation du salut par la grâce, indépendamment des œuvres, n’anéantit pas les œuvres, mais les exige au contraire. Viret s’en explique dans la préface générale de son Instruction chrétienne. Sachant que Dieu attend de nous que nous obéissions à sa volonté, il va mettre en avant, dans son traité, « la Loi que Dieu a baillée à son peuple, sans la connaissance de laquelle il est impossible de rendre à Dieu l’obéissance qui lui est due ». Et, puisque l’homme est incapable par lui-même d’obéir à Dieu, il en viendra ensuite à « ce second point du service de Dieu qui gît en la foi » (ce sera la substance du second volume de l’Instruction chrétienne).

Dans l’avertissement ouvrant l’Exposition sur les Dix Commandements, Viret indique d’autres mobiles. En plus des simples fidèles, il compte bien atteindre, par son traité, tous ceux qui ont la responsabilité de gouverner pays et cités et qui s’interrogent sur la manière de mettre en œuvre l’Evangile. Il discute donc la question de la meilleure forme de gouvernement possible, monarchie, aristocratie et démocratie. Chacune a des avantages… et beaucoup d’inconvénients. Les hommes ne peuvent donc être que « misérables et très mal gouvernés ». La vie commune est-elle possible sans Dieu? Et comment les princes et magistrats peuvent-ils gouverner sans être soumis eux-mêmes à une loi supérieure? Or Dieu a donné sa Loi. « Il a compris en cette Loi toute la doctrine morale nécessaire aux hommes pour bien vivre. » Dès lors, « cette Loi nous pourra servir de vraies éthiques, économiques et politiques chrétiennes, si elle est bien entendue ». Par suite, pourvu que la Loi de Dieu soit connue, enseignée et pratiquée, la question de la meilleure forme de gouvernement n’est plus une priorité.

Un enseignement en dialogue

Nous n’avons pas d’autre ambition, dans cet article, que de donner aux lecteurs de La Revue réformée un avant-goût de l’enseignement éthique de Viret et, si possible, l’envie d’aller découvrir eux-mêmes son Exposition sur les Dix Commandements. Afin de ne plus avoir à y revenir, signalons que Viret, selon une méthode qui lui est chère et qu’il estime plus « délectable » au simple lecteur, met en scène deux personnages, échangeant leurs opinions sur chacun des commandements et ses implications pratiques.

Dans le cas précis de l’Exposition, y a-t-il vraiment dialogue? Les deux intervenants ne se distinguent pas beaucoup l’un de l’autre, sinon que l’élève, Timothée, plus jeune, moins avancé, pose généralement les questions. Il s’instruit, mais n’a plus besoin d’être convaincu. Quant au maître, Daniel, dans lequel on peut reconnaître Viret lui-même, il apparaît comme un homme sage, posé, excellent connaisseur de la Bible, aimant l’Evangile et très conscient de tout ce que peut signifier l’obéissance à Dieu.

Au total, l’Exposition se compose de douze dialogues. Nous présenterons brièvement la préface (« Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte »), le troisième (« Tu ne prendras point le Nom de l’Eternel, ton Dieu, en vain ») et le huitième commandement (« Tu ne déroberas point »).

L’Exposition en trois exemples

Je suis l’Eternel, ton Dieu, qui t’ai tiré de la terre d’Egypte, de la maison de servitude.

Viret a beaucoup à dire. Il ne cherche pas à se limiter. Son exposé n’est pas construit autant qu’on le souhaiterait. Alors que Calvin, dans le commentaire qu’il donne du Décalogue dans son Institution, commence par définir clairement le rôle de la Loi, Viret, après avoir expliqué brièvement la préface, passe rapidement à la discussion de différents thèmes découlant plus ou moins de cette préface, ainsi le plan du Décalogue, la révélation que Dieu donne de lui-même, la différence entre les lois humaines et les lois divines, la chute des anges et des hommes, le péché originel, le libre arbitre, la différence entre la contrainte et la nécessité.

La préface

« Explique pourquoi Dieu se présente ainsi et en quoi cette préface peut nous concerner », demande d’abord Timothée. Réponse de Daniel: « Tu sais bien que, quand les rois et princes donnent quelques lois, ils sont accoutumés d’y mettre quelque préface, contenant leur nom, et les titres par lesquels ils déclarent quelle est leur majesté. »

En révélant ses lois au peuple qui lui appartient, Dieu lui fait prendre conscience de sa Majesté. La première chose est donc que le peuple élu connaisse le Nom de son Dieu: l’Eternel. Par le Nom qu’il révèle, le Dieu d’Israël se démarque de toutes les fausses divinités qu’on adore. Mais pourquoi « ton Dieu »? N’est-il pas le Dieu de tous les peuples? La vérité, c’est qu’il ne veut pas garder sa grâce pour lui, qu’il tient à la communiquer au peuple « qu’il s’est acquis par droit de rédemption ». En disant « ton Dieu », il déclare sa tendresse pour les siens et leur signifie qu’étant invisible, c’est par un acte visible qu’il s’est fait connaître d’eux, en les libérant de la servitude égyptienne.

Pour Viret, on ne doit accorder aucun crédit aux opinions religieuses des humains, aux prétendues notions de Dieu qu’ils se forgent eux-mêmes. On ne le connaît que « tel qu’il s’est manifesté par sa Parole, et principalement en Jésus-Christ ». Dès lors, « la délivrance d’Israël hors du pays d’Egypte a été ombre et figure de la délivrance faite par Jésus-Christ ». Le peuple chrétien est ainsi « compris au peuple d’Israël », et nous avons d’autant plus l’obligation de nous soumettre à la Loi de Dieu que Dieu s’est révélé beaucoup plus clairement en Jésus que par la libération de l’Egypte.

La Loi de Dieu et comment y obéir

Les dix commandements contiennent, en substance, toute la Loi de Dieu, telle qu’elle a été révélée par les prophètes et les apôtres. Les deux Tables de la Loi se complètent mutuellement et s’expliquent l’une par l’autre. En les expliquant, il faut donc chercher « plus que les mots », suivant l’exemple de Jésus dans le Sermon sur la montagne. Il faut aussi, dans l’étude des commandements, se défier de son propre jugement. Car l’homme se contente, naturellement, des lois qui n’exigent qu’une obéissance extérieure et ne réclament pas l’obéissance du cœur. C’est ce qui fait toute la différence entre les lois humaines et la Loi de Dieu. Ce serait faux de ne voir dans les commandements que des interdictions. Ce que Dieu veut, c’est l’obéissance de toute la personne. S’il se contente parfois de l’obéissance extérieure, il nous montre clairement, par toute la Bible, que la pierre de touche de la véritable obéissance est la charité.

Le péché

La foi sans les œuvres est morte. Or c’est un fait que l’homme n’obéit pas. « S’il n’obéit pas, explique Viret, c’est par nécessité de nature. » Ne confondons pas la nécessité avec la contrainte! Bien qu’abîmé par le péché, l’homme demeure responsable de ses actes. S’il pèche, c’est qu’il le veut ou y consent. Il n’est nullement contraint. Il n’a donc droit à aucune excuse.

Le péché, dans son fond, est concupiscence du cœur. Il consiste dans la prétention de l’homme à se faire comme Dieu. Dans le principe, tout péché a pour fin la mort. Viret distingue cependant entre péchés mortels et péchés véniels. Tous les péchés seraient mortels, dit-il, mais la grâce de Dieu en Christ fait qu’ils sont véniels pour les élus. N’allons donc pas nous imaginer que Dieu, parce que miséricordieux, décidera finalement de sauver même le diable et les anges déchus. Admirons plutôt ce « conseil merveilleux » qui a décidé, de toute éternité, de relever par Jésus-Christ tous ceux qu’il a élus. Viret ne recule pas devant l’affirmation de la double prédestination.

Mais il place aussi les croyants, exemples bibliques à l’appui, devant le devoir de résister au péché et de se garder de l’endurcissement. Et Timothée résume la substance de ce dialogue en quelques mots: « Je suis bien content et satisfait sur toutes les matières qui ont été déduites… Par notre libéral arbitre, nous pouvons nous damner et perdre. Il n’y a que le seul Dieu qui nous puisse sauver par sa grâce et miséricorde. »

Tout pour la gloire de Dieu

Tu ne prendras point le Nom de l’Eternel, ton Dieu, en vain, car l’Eternel ne tiendra point pour innocent celui qui prendra son Nom en vain.

Il est difficile, dit-on, de prendre ce commandement aussi au sérieux que les autres. Tel n’est pas l’avis de Viret. « Que peuvent les hommes moins faire, que sanctifier et glorifier son saint Nom, vu qu’en ceci gît toute leur gloire, tout leur honneur, tout leur profit, et tout leur salut, et le souverain bien pour lequel Dieu les a créés? » Ainsi qu’il le fait remarquer, le commandement renferme une défense et une menace. Mais il ordonne autant qu’il interdit. Il nous commande de sanctifier le Nom du Seigneur, conformément à la prière du Notre Père. Et il n’interdit pas aux chrétiens, à la différence des Juifs, de prononcer le Nom, à condition qu’ils s’efforcent, conformément à la Parole, de le prononcer en tout respect.

Ici aussi, comme toujours, l’obéissance véritable est d’abord celle du cœur, avant d’être celle de la parole. Cœur et parole, à quoi il faut ajouter l’action, tous les trois également nécessaires afin de bien sanctifier le Nom. Mais s’abstenir de sanctifier le Nom par la parole, c’est comme prétendre garder pour soi les biens reçus de Dieu.

Ce troisième précepte commande donc la louange. En tout temps comme en tout lieu, dans le malheur et dans le bonheur, le Seigneur attend de notre part la gloire qui lui est due. Et tout ce que nous apprenons à son école, nous le partageons les uns avec les autres. C’est aussi une manière de sanctifier le Nom. C’est le côté eucharistique de la vie ecclésiale.

Les fautes à proscrire

Après le positif, le négatif. Et l’on peut dire que Viret, en fin connaisseur de la nature humaine, ne laisse rien au hasard. Il désigne en particulier:

– la faute des « nicodémites », qui participent aux cérémonies papistes en cachant leurs convictions évangéliques, et celle des papistes qui prétendent connaître seuls le Seigneur et le déshonorent dans les faits;

– la faute de ceux qui n’ont adhéré à l’Evangile que par opportunisme, prêtres et moines qui n’ont fait le choix de l’Evangile que par intérêt ou pasteurs qui sont en scandale aux fidèles;

– les princes et les magistrats qui se servent de l’Evangile et le méprisent en réalité;

– les « épicuriens », qui se moquent de la Providence et des Ecritures;

– les superstitieux, qui sacralisent les lieux de culte et les objets liturgiques;

– les « balaamites », ces faux savants qui jouent avec les Ecritures;

– et les piliers d’auberge, qui jurent par le Nom du Seigneur!

La sorcellerie

Dans ce dialogue, Viret voue aussi une attention particulière aux pratiques de sorcellerie, qui ne peuvent que faire du mal, dit-il, puisqu’elles viennent du grand Ennemi du genre humain. Les mots dont on se sert dans certaines pratiques, même empruntés à la Bible, n’ont aucun pouvoir par eux-mêmes. Dieu seul libère, guérit et sauve. Il agit par sa Parole, quand elle est reçue dans la foi. Utiliser la Parole dans des rites magiques, c’est gravement offenser Dieu. Et quand on veut secourir un malade, qu’on mette plutôt en pratique les conseils de l’apôtre Jacques. Si Dieu veut guérir, c’est par les lois naturelles, par le moyen de la médecine ou en accomplissant un miracle.

Le serment

Le serment occupe une place non négligeable dans le commentaire de ce troisième commandement. Les anabaptistes, sur la base de Matthieu 5.33 à 37, rejettent entièrement cette pratique, fort courante pourtant durant des siècles, pour confirmer une alliance et donner force à un contrat, voire à une simple parole. Viret donne tort aux anabaptistes. La Bible, déclare-t-il, n’interdit nullement l’usage du serment. Elle en rejette l’abus. Le réformateur expose longuement son point de vue. Le serment est une nécessité pour la société. Pratiqué avec mesure et honnêteté, il permet de créer une atmosphère de confiance entre humains. C’est un aspect du respect qu’on porte à Dieu et au prochain. Qu’avant d’y recourir, on se pose seulement deux questions: « Est-ce pour la gloire de Dieu? Suis-je bien décidé et pourrai-je tenir mon engagement? » Mieux vaut s’abstenir du serment dans des affaires peu importantes. User du serment à la légère, et sans vérité, revient à faire Dieu menteur, puisque c’est lui qu’on appelle en témoignage.

Pauvres en esprit

Tu ne déroberas point

Le thème de l’usure, qui mériterait d’être traité à part, occupe une place relativement importante dans ce dialogue. Nous n’en parlerons pas. Mais nous remarquons que Viret, une fois encore, est gagné par son abondance et peine à structurer son exposé. Il prend cependant bien soin, avant d’envisager toutes les facettes du sujet, d’assurer ses bases. Et il les assure bien. Il va parler de questions très concrètes. Mais, dit-il, « puisque la Loi est spirituelle, et le Législateur spirituel, il faut toujours venir à l’accomplissement spirituel d’icelle, et à la réformation du cœur, duquel tout procède ». On se souviendra de ce principe.

Et ce qui montre bien de quelle manière ce commandement, comme tous les autres, doit être reçu et obéi, c’est l’affirmation suivante: pour bien obéir à ce commandement, « il est requis que nous soyons vraiment du nombre de ces pauvres d’esprit, lesquels Jésus-Christ appelle bienheureux, et auxquels il promet le Royaume des cieux ». Viret reste donc fidèle à la règle qui veut qu’on ne se contente pas d’une explication littérale, mais qu’on attribue aux mots tout leur poids d’Evangile. Par exemple, il est question, dans ce commandement, aussi bien de l’avarice et de la prodigalité que du vol. Et la vraie manière d’obéir consiste à mettre d’abord toute sa confiance en Dieu et en sa Providence. De la sorte, ce commandement ne fait pas qu’interdire le vol: il commande aussi la générosité. Du moment que Dieu distribue largement ses biens, ce serait du vol, et une faute scandaleuse, de priver le pauvre de sa part. La véritable obéissance, comme toujours, a sa source dans le cœur, libéré par Christ de la convoitise.

Contre les anabaptistes et contre… Rousseau

Discourant sur les origines de l’inégalité entre les hommes, Rousseau écrivait: « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire: Ceci est à moi, fut le vrai fondateur de la société civile. » Voire le premier voleur! Viret n’aurait probablement pas souscrit à cette affirmation. La propriété, pour lui, n’est pas nécessairement une usurpation. C’est un droit que Dieu accorde. Et le Décalogue commande le respect du bien d’autrui.

Le réformateur se distancie donc nettement du « communisme » reproché aux anabaptistes, même s’il reconnaît qu’il doit y avoir « une certaine communion » entre les hommes. Mais en exigeant le respect du bien d’autrui, le huitième commandement montre clairement que la société ne vit pas sans un certain ordre. Et Dieu, par la manifestation de sa Providence et la révélation de sa Loi, donne un fondement aux lois civiles. Le communisme à la manière anabaptiste ne peut conduire, selon Viret, qu’au brigandage, en même temps qu’il détruit la charité.

Différentes espèces de vol

Nous ne cherchons pas à résumer tout l’exposé de Viret, décidément trop touffu. Lui-même s’essaie à classer les vols en différentes catégories, mais sans y bien parvenir. C’est finalement par les Ecritures seules, dit-il, qu’on peut juger de la vraie gravité du mal. Plusieurs de ses exemples sont empruntés à la Bible.

Il désigne, sous le nom de sacrilège, le vol de ce qui appartient directement au Seigneur. Il évoque le cas de ces faussaires de la Parole de Dieu, dont parle Jérémie.

Il considère comme très grave le vol des biens publics, surtout s’il est commis par des fonctionnaires qui en ont la charge. Très grave aussi, bien sûr, le vol de personnes. Hélas, le commerce des femmes et des filles est une triste réalité. Viret mentionne le cas de ces enfants volés et mutilés par les mendiants, qui les exploitent.

Après les personnes, le bétail. Puis la monnaie, les poids et mesures, les marchandises falsifiées. Et les fonctionnaires, trop souvent corrompus, qui auraient mandat de contrôler l’activité économique. Viret cite cette maxime courante à l’époque: « Celui peut bien être larron, qui a le prince pour compagnon. » Peuvent être considérés comme voleurs ceux qui n’acquittent pas leurs dettes, de même que ceux qui ne paient pas leurs ouvriers. Il y a aussi les faux pauvres, les guetteurs de testaments, les joueurs et les parieurs…

Et il y aurait beaucoup à dire des ecclésiastiques, qui s’attribuent les biens destinés à la prédication de la Parole et au soulagement des pauvres, aussi bien que des magistrats et princes, qui détournent ces mêmes biens de leur but légitime et ne se soucient pas d’accorder aux pasteurs fidèles leur juste rétribution.

Finalement, il est bien difficile de ne pas se sentir concerné par un commandement qui interdit la paresse et ordonne la diligence dans le travail. Et pour répondre au mieux à la volonté de Dieu, on ne peut mieux faire, déclare Viret, que de se laisser guider par les règles de vie données par Jésus et les apôtres: « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, vous aussi, faites-le pour eux… Les commandements se résument tous dans cette parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même… Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais qu’il s’applique plutôt à faire de ses propres mains quelque travail honnête. »

Dialoguer avec Viret

Au point où nous sommes arrivés de cet exposé, nous nous posons inévitablement des questions: « Quelle peut bien être, pour nous, la signification de Viret? A-t-on raison de vouloir tirer de l’oubli son Exposition sur les Dix commandements? »

Resituons-nous dans la perspective réformée classique. Le Catéchisme de Heidelberg, à peu près contemporain de l’Exposition, demande: « Pourquoi Dieu veut-il qu’on nous prêche si exactement les dix commandements? » Et il répond: « C’est d’abord, afin que pendant toute notre vie, nous reconnaissions toujours mieux combien notre nature est pécheresse, et que nous cherchions avec d’autant plus d’ardeur le pardon des péchés et la justice qui est en Christ. C’est ensuite, afin que nous nous appliquions sans relâche à demander à Dieu la grâce du Saint-Esprit. » (Question 115)

Le traité de Viret s’inscrit indiscutablement dans cette ligne. Pour lui, comme pour tous les réformateurs, c’est la foi seule qui justifie l’homme pécheur, mais les œuvres sont la confirmation de la foi. Elles sont commandées par la Loi. Pour être conformes à cette Loi, elles doivent procéder d’une vraie foi et servir à la gloire de Dieu. La conviction de Viret, c’est que la connaissance de la Loi divine doit servir aussi bien à reconstruire l’Eglise réformée par l’Evangile qu’à structurer une société juste. Les commandements, pour les croyants qui les mettent en pratique, attestent l’authenticité de leur foi. Pour les princes et magistrats, ils servent à indiquer la vraie justice.

Nous ne saurions dire quel a pu être, à l’époque, l’impact de l’Exposition sur les Dix Commandements. Mais ce qui est sûr, c’est que l’ouvrage est riche de toute une expérience humaine, de toute une pratique pastorale qui rejoint bien le lecteur.

Et la certitude inébranlable que seule la Loi de Dieu a autorité pour établir de justes relations entre les hommes ne peut que nous frapper aujourd’hui. Quoique issus du même courant de Réforme que Viret, nous ne sommes pas conquis d’avance par sa vision des choses. Mais nous n’avons pas le droit, pour autant, d’ignorer les questions qu’il nous pose. Sommes-nous encore des enfants de la Réforme si nous ne savons plus reconnaître l’unité profonde de l’Ancien et du Nouveau Testament? Avons-nous encore le droit de prêcher la Grâce, si nous ne savons et ne voulons plus entendre la Loi?

Si la réédition de l’Exposition sur les Dix Commandements était pour nous l’occasion bienvenue d’entrer en dialogue avec Viret, en nous permettant de reprendre et d’approfondir ces gros problèmes, nous ne pourrions être que profondément reconnaissants au pasteur Hofer et à l’Association Pierre Viret de nous y conduire.

* G. Besse, pasteur de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (Suisse).

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Devenez les imitateurs de Dieu https://larevuereformee.net/articlerr/n213/devenez-les-imitateurs-de-dieu Wed, 17 Aug 2011 16:31:15 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=485 Continuer la lecture ]]> Devenez les imitateurs de Dieu1

Georges BESSE*

« J’ai une condition singeresse et imitatrice. »
Michel de Montaigne

« Si l’on devait constamment s’imiter les uns les autres,
à quoi bon une âme et un esprit pour chacun ? »

Germaine de Staël

I. Les chrétiens, des imitateurs?

Questionnement, et aussi étonnement. Lors même que j’aurais, comme Michel de Montaigne, une nature singeresse, c’est très difficilement que je concevrais ma vie chrétienne comme une imitation. Et d’ailleurs, imitation de qui et de quoi?

«Imitez Dieu», dit l’apôtre Paul. Mais l’imitation n’exige-t-elle pas un contact concret qu’il ne m’est pas facile d’avoir avec le Dieu «que nul œil n’a vu ni ne peut voir»?

Imiter Jésus? C’est vrai qu’il a dit: «Celui qui m’a vu a vu le Père.» Et je porte en moi, incontestablement, une certaine image de Jésus, à partir de la méditation des Ecritures. Il en résulte même, dans mon existence, un certain comportement, des pensées et une prière assez précises. Mais n’est-ce que cela l’imitation?

Alors imiter d’autres personnes, par exemple des chrétiens influents et avancés? Inconcevable! Le réformé que je suis se révolte contre cette seule pensée, et rejoint Mme de Staël: «Si l’on devait constamment s’imiter les uns les autres, à quoi bon une âme et un esprit pour chacun?» J’en suis persuadé: si je me contentais de suivre l’exemple de ceux qui m’ont précédé ou de ceux qui m’entourent, j’abdiquerais toute personnalité, je ne ferais pas un vrai disciple du Dieu vivant.

Cependant, il n’y a pas moyen d’éviter Ephésiens 5:1: «Devenez les imitateurs de Dieu.»2 Ou, comme le dit la TOB: «Imitez Dieu.» Et la traduction en français courant: «Efforcez-vous d’être comme lui.»


Paul emploie, ici, le mot grec mimétès, qui veut dire littéralement «imitateur». Chez les Grecs, cela peut être, en bonne part le poète ou l’acteur, en mauvaise part le comédien ou le charlatan. Dans le Nouveau Testament, on retrouve ce terme dans le même sens qu’en Ephésiens 5:1 en 1 Corinthiens 4:16 et 11:1, 1 Thessaloniciens 1:6 et 2:14, et en Hébreux 6:12.

Le verbe mimeomaï, qui désigne l’action d’imiter, soit au sens physique (voix, gestes, cris…), soit au sens moral (actions, qualités…) apparaît en 2 Thessaloniciens 3:7 et 9 (imiter l’apôtre), Hébreux 13:7 (imiter les conducteurs spirituels) et 3 Jean 11 (imiter le bien).

A première vue, la notion d’imitation semble propre au Nouveau Testament. Elle n’est toutefois pas absente de l’Ancien Testament. La réalité fondamentale pour Israël, c’est que le Seigneur s’est fait connaître. Il a sanctifié son nom en arrachant les siens à la tyrannie égyptienne et en leur faisant traverser la mer. Dès lors, le peuple qu’il s’est acquis lui doit une obéissance entière. «Soyez saints, car je suis saint.» Il ne s’agit pas encore d’imiter Dieu au sens où on le verra dans le Nouveau Testament, mais d’accepter pour unique règle de conduite la loi du Dieu libérateur. Dès lors, le péché le plus grave, c’est d’imiter les nations païennes, celles qui adorent les divinités qu’elles se sont faites elles-mêmes. «Tu ne te prosterneras point devant leurs dieux et tu ne les serviras point… Tu n’imiteras point leur conduite.» (Ex 23:24)

Du commandement: «Soyez saints, car je suis saint», on rapproche évidemment la parole évangélique: «Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait». Dans ce passage du Sermon sur la montagne, Jésus oppose l’obéissance formelle des pharisiens à celle que lui-même, comme Révélateur du Père et de son amour, réclame des siens: «Vous avez entendu qu’il a été dit… Mais moi je vous dis… Si vous ne faites accueil qu’à vos frères, que faites-vous d’extraordinaire?» Si stricte que paraisse la religion des scribes et des pharisiens, elle n’est encore, selon Jésus, que très humaine. Ce qu’il attend, lui, c’est l’extraordinaire. «Si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, quel mérite en avez-vous?… Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.»

Ici, Jésus parle en tant que Fils dont l’obéissance est d’accomplir toute la volonté du Père. Il ne dit pas explicitement: «Imitez-moi.» Mais, de même que sa joie est d’obéir à toute la volonté du Père, de même il appelle ses disciples à obéir jusqu’au bout, par amour, à ce Dieu qui veut bien être leur Père en Jésus-Christ.

Aussi peut-on dire que Paul, en Ephésiens 5:1, s’inscrit sur la ligne du Sermon sur la montagne. «Devenez les imitateurs de Dieu», écrit-il, mais il précise, et c’est capital: «… comme des enfants bien-aimés»; puis: «progressez dans l’amour, à l’exemple du Christ». D’après ce passage, imiter Dieu, c’est imiter Jésus. Et imiter Jésus, c’est progresser dans l’amour. Nous imitons Dieu dans la mesure où notre être tout entier s’imprègne profondément et régulièrement de l’amour de celui en qui nous reconnaissons le Révélateur du Père, la parfaite image du Dieu invisible.

Nous y reviendrons. Mais il serait important, avant d’aller plus loin, de rapprocher d’Ephésiens 5:1 deux passages du Nouveau Testament où l’on retrouve nettement, sinon le mot, du moins l’idée d’imitation.

En Jean 13, quand Jésus, après avoir lavé les pieds de ses disciples, remet son vêtement de dessus et reprend place, il explique: «Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Car je vous ai donné un exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait.» Pour exprimer la notion d’exemple, l’Evangile emploie, ici, le mot grec hypodeigma, qui veut dire: signe, marque, indice, modèle.

Puis, en Philippiens 2, où il presse ses fils et filles spirituels de vivre en communion, en unité d’esprit les uns avec les autres, Paul écrit: «Comportez-vous entre vous comme on le fait en Jésus-Christ.» (Ph 2:5, traduction en français courant.) Et Paul de décrire, disons même de chanter, sur la base de l’hymne bien connu, l’obéissance typique de Jésus: «Lui qui, étant en forme de Dieu, n’a pas voulu se prévaloir de son égalité avec Dieu, mais s’est anéanti lui-même, prenant la forme d’un serviteur…»

Ainsi, quoique le thème de l’imitation de Dieu en Jésus ne soit que bien rarement pris en compte dans les Eglises réformées aujourd’hui, probablement par peur de retomber dans le traditionnel moralisme protestant, force est cependant de constater qu’il est bien biblique et heureusement évangélique. Et puisqu’il l’est, il vaut donc la peine de poursuivre la recherche, en espérant qu’on contribue, par là, à rendre la vie chrétienne un peu moins tâtonnante et le témoignage plus clair et plus fort.

II. Comme des enfants bien-aimés

La seconde partie d’Ephésiens 5:1, qui nous révèle la raison, la possibilité et l’esprit de l’imitation, nous a renvoyés, jusqu’à présent, au Sermon sur la montagne, où s’affirme la relation filiale de Jésus avec le Père céleste.

En parallèle, nous pouvons citer aussi la parole de Jean 5:19: «En vérité, en vérité, je vous le déclare, le Fils ne peut rien faire de lui-même; il ne fait que ce qu’il voit faire au Père; car tout ce que le Père fait, le Fils le fait aussi pareillement.»

Dès lors, la piste est clairement tracée: les croyants deviennent imitateurs de Dieu, dans la mesure où ils reçoivent, par la foi en Jésus, l’assurance d’être enfants de Dieu. Il n’y a pas d’imitation en dehors de Jésus. Imiter Dieu consiste, du commencement à la fin, à accueillir Jésus dans son humanité et sa divinité, dans ses souffrances, sa mort et sa résurrection.

Ainsi Dietrich Bonhoeffer a écrit: «Il nous faut essayer de nous introduire toujours plus intimement et très calmement dans la vie, les paroles et les actes, les souffrances et la mort de Jésus, pour reconnaître ce que Dieu promet et ce qu’il réalise.»

L’imitation de Dieu, selon Ephésiens 5:1 et d’autres passages, consiste donc dans la foi et l’obéissance qui nous font prendre pleinement en compte le don de Dieu en Jésus, et particulièrement le fait qu’il veut bien, en vertu de sa grâce, nous considérer comme ses enfants d’adoption.

Il ne s’agit donc pas de prouesses spirituelles à accomplir. Et nous pouvons adhérer pleinement à la formule de Martin Luther: Non imitatio fecit filios, sed filiatio fecit imitatores (ce n’est pas l’imitation qui a fait les fils, mais la filiation qui a fait les imitateurs).

D’un point de vue évangélique, il y aurait donc beaucoup à critiquer dans la mystique de l’imitation apparue très tôt chez les chrétiens, peut-être sous l’influence du néoplatonisme. Il s’agissait, selon cette mystique, de se rapprocher le plus possible de Jésus par l’imitation de ses souffrances. Le livre bien connu de Thomas a Kempis, L’imitation de Jésus-Christ, qui a nourri la piété de nombreux religieux et laïcs dès la fin du Moyen Age, est assez caractéristique de cette tendance.

La critique de cette forme de mystique a été faite, en son temps, par Théo Preiss, professeur à la Faculté de théologie de Montpellier, dans son étude sur «La mystique de l’imitation du Christ et de l’unité chez Ignace d’Antioche»3. Selon cette étude, l’imitation du Christ sera, non pas comme chez Ignace et dans la mystique catholique ultérieure en général, une activité du croyant qui aurait pour but la conformité avec le Christ, mais simplement une conséquence normale et nécessaire de la conformité avec le Christ réalisée sur la croix et marquée par le baptême.

Ce qui veut dire qu’en se faisant obéissant, serviteur jusqu’à la mort de la croix, Jésus nous prend dans son obéissance, nous associe à son imitation de Dieu. Avant d’être la nôtre, notre obéissance est son œuvre. Et dans le «tout est accompli» de la croix, notre imitation de Dieu est déjà mystérieusement acquise et gracieusement donnée.

Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas, de notre part, une démarche exigeante et volontairement significative. Sauvés par la grâce, les croyants se vouent désormais, activement, mais aussi patiemment et humblement, à l’imitation de Dieu dans le monde. Leur obéissance n’est ni quiétisme ni activisme. C’est parce que tout est accompli en Jésus qu’ils marchent désormais sur ses traces, entièrement dans le sens du service, puisqu’il leur a dit: «Je vous ai donné un exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait.»

Et la vie de service des croyants, découlant de la croix de Jésus, comporte inévitablement une part de souffrance. «C’est à cela que vous avez été appelés.» (1 P 2:21) Quoi d’étonnant, puisque le Seigneur nous est en exemple! «Christ aussi a souffert pour vous, vous laissant un exemple.» (1 P 2:21) Mais la souffrance dont il est question n’a rien à voir avec une sorte d’athlétisme spirituel voulu, recherché, en vue de l’imitation. Il s’agit encore et toujours de mettre en œuvre dans toutes les situations, y compris dans la persécution, la grâce que le Fils bien-aimé nous a acquise en se faisant serviteur jusqu’à la croix.

III. Soyez mes imitateurs

Jusqu’à présent, nous nous sommes centrés avant tout sur l’imitation de Dieu en Jésus. Car l’Evangile mis en œuvre dans la vie des croyants consiste toujours à «courir les regards fixés sur Jésus» (He 12:2). Mais il faut noter que le même passage des Hébreux nous rappelle aussi «la grande nuée des témoins». Dieu nous commande donc, par Jésus, de devenir ses imitateurs, mais il nous montre aussi, dans le même mouvement, des exemples humains à suivre.

On pourrait citer, ici, Philippiens 3:17: « Soyez mes imitateurs, frères, et prenez exemple sur ceux qui se conduisent suivant le modèle que vous avez en nous.»

Au siècle où, en horreur du culte des saints, on abattait les images dans les églises, Jean Calvin ne se montrait pas choqué par ce que l’apôtre recommandait aux Philippiens. Voici, en effet, ce qu’il écrivait à propos de Philippiens 3:17:

Vu donc (que les Philippiens) n’entendaient pas quelle était la vraie perfection pour y parvenir, il veut qu’ils soient ses imitateurs, c’est-à-dire qu’ils cherchent Dieu d’une pure conscience, qu’ils ne s’attribuent rien et qu’ils soumettent paisiblement leur sens au Christ. Car toutes ces vertus sont contenues dans l’imitation de Paul, à savoir un zèle pur, la crainte de Dieu, la modestie, le renoncement à soi-même, la docilité, l’amour et l’affection de la concorde.4

Ces «vertus contenues dans l’imitation de Paul» ne seraient que vices splendides si l’apôtre n’était pas lui-même imitateur de Christ. C’est bien parce qu’il a renoncé à tout ce qui était pour lui un gain, parce qu’il l’a considéré comme une perte en comparaison du bien suprême qu’est Jésus, c’est bien parce que, dès le chemin de Damas, sa vie a été une démonstration de la vérité du Christ, qu’il a l’autorité et l’humilité de se proposer en exemple: «Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ.»

Evidemment, c’est Jésus qu’il faut imiter en lui. Puisque Dieu l’a trouvé en Jésus, puisque la cause de Jésus est devenue désormais sa cause, il ne prétend à rien d’autre qu’à faire des Corinthiens, ou des Philippiens, de bons suiveurs de Jésus. Jamais, il n’oublie qu’il a été autrefois «un blasphémateur, un persécuteur, un violent». Aussi a-t-il fortement conscience d’être comme l’illustration de la grâce salvatrice de Dieu envers les pécheurs, puisque le Christ l’a choisi afin de le faire «servir d’exemple à ceux qui croiraient en lui pour avoir la vie éternelle» (1 Tm 1:16).

Ce que c’est que d’imiter Jésus dans le concret d’une vie d’Eglise, on le voit, par exemple, dans la question des viandes sacrifiées aux idoles (1 Co 10:23 à 33). Les chrétiens peuvent-ils manger librement de ces viandes, sans que le moindre scrupule de conscience les arrête, du moment qu’il n’y a pour eux qu’un seul Seigneur? Ou faut-il donner raison aux frères qui refusent de toucher à ces viandes, par crainte des faux dieux à qui elles sont sacrifiées? L’opinion de Paul est évidemment que les croyants peuvent manger de tout pourvu qu’ils rendent grâces au Seigneur. Et cependant, il recommande avant tout le respect des plus faibles, de ceux dont la conscience risque d’être gravement troublée par la liberté dont usent les forts. Que jamais on ne soit en scandale au moindre des frères pour qui Christ est mort! Par respect pour lui, qu’on sache s’abstenir même de ce que le Seigneur autorise. «Soyez mes imitateurs», écrit-il alors, «comme je le suis moi-même de Christ». Ce qu’il vise, en se proposant en exemple, c’est le bien de l’Eglise, c’est le maintien de la communion fraternelle.

Mais c’est aussi, très profondément, en tant que père spirituel que Paul a la liberté et se fait le devoir d’appeler certaines Eglises à l’imiter. Les communautés de Philippes, de Corinthe et ailleurs, il les a enfantées, par la puissance de l’Esprit, en leur annonçant Christ crucifié et ressuscité. Il a veillé sur leur croissance, il les a servies au travers de beaucoup de souffrances. Il s’est donné à elles. Quoi d’étonnant qu’il doive leur dire: «Imitez-moi», tant elles sont encore jeunes et ignorantes. En suivant, là où il y a des options parfois difficiles à prendre, l’exemple de l’apôtre, ces communautés achèveront de naître et s’affermiront dans la vie des enfants de Dieu.

Et Paul n’est pas le seul apôtre dont il faille parler. Car d’autres passages du Nouveau Testament nous placent devant des exemples à suivre. Ainsi, dans un seul chapitre de Jacques (Jc 5) sont mentionnés deux personnages de l’Ancien Testament: Job, pour sa patience, sa constance dans l’épreuve, et Elie, un homme comme nous, comme modèle de prière fervente.

Dès lors, on doit reconnaître que l’imitation de certains modèles a essentiellement pour but de nous faire progresser communautairement dans la vie en Christ. Mais entendons-nous! Imiter, c’est «reproduire librement», nous dit Littré, «sans s’astreindre à l’exactitude et en s’écartant du modèle là où cela convient». Bien dit. Imiter n’est pas copier. Et il y a plus ici qu’une distinction de vocabulaire, car la question est posée de savoir comment agit le Saint-Esprit pour le progrès de l’Eglise. Le Saint-Esprit, qui nous agrège au corps de Jésus-Christ, qui nous fait membres les uns des autres, nous incite à suivre, dans la liberté de la foi, l’exemple de ceux qui, pour nous, peuvent être de bons exemples des souffrances, de la mort et de la résurrection de Jésus. Que nous imitions des chrétiens d’autrefois ou d’aujourd’hui, c’est à Jésus que l’Esprit entend bien nous conduire et nous soumettre. Et chaque croyant devient mieux lui-même dans l’obéissance à Jésus. Aucun croyant n’est jamais la copie conforme d’un autre.

Pourtant, en suivant l’exemple de «ceux qui, par la foi, sont devenus héritiers des promesses», nous croissons dans l’amour, avec les autres membres du corps. Nous servons à l’édification, à la communion, à l’affermissement de l’Eglise. Et même, il peut nous être donné, sans que jamais nous jouions à l’apôtre, de servir à la croissance d’autres croyants, de jouer ainsi pour eux le rôle d’exemple.

C’est tout simplement une conséquence de l’incarnation. La Parole qui s’est faite chair en Jésus nous rejoint, bien souvent, au travers des autres, qui nous servent ainsi d’exemples (ou de repoussoirs… parfois!).

Et, non seulement l’Eglise de Jésus-Christ se construit en particulier par l’imitation, dans la liberté que donne l’Esprit, mais on doit constater que l’appel à imiter fait partie, dès l’origine, et fait toujours partie de la prédication missionnaire de l’Eglise. Ayant eu, jusqu’à cette année, la responsabilité de plusieurs groupes de catéchisme, j’ai vu qu’un des principaux obstacles à la catéchèse consiste dans le fait que nous n’avons que trop peu d’exemples de vie chrétienne à proposer dans l’entourage immédiat de nos catéchumènes. Dès lors, l’Evangile qu’on espère leur faire découvrir reste, pour eux, une religion parmi d’autres ou une doctrine éventuellement respectable.

IV. Les modèles du troupeau

Il n’en était pas ainsi quand naissait l’Eglise. On pouvait dire alors des chrétiens, ces gens pourtant tout simples: «On voit qu’ils ont été avec Jésus.» Dans la société occidentale d’aujourd’hui, il est bien plus difficile, par contre, d’identifier et de définir les chrétiens.

Cela s’explique par plusieurs raisons. Une de ces raisons réside dans l’affadissement du ministère pastoral, qui ne représente plus un exemple pour la communauté.

Aux origines de l’Eglise, quand il s’agissait encore de positionner l’Evangile dans le concert des religions de l’époque, la responsabilité des anciens, des pasteurs, était clairement définie: «Faites paître le troupeau de Dieu qui vous est confié… en vous rendant modèles du troupeau.» (1 P 5:2 à 5)

Les épîtres pastorales, reflet de l’époque où il s’agissait déjà de structurer l’Eglise, allaient dans le même sens. L’apôtre écrivait, par exemple, à ce responsable d’Eglise débutant qu’était Timothée: «Que personne ne méprise ta jeunesse, mais sois le modèle des fidèles dans tes paroles, ta conduite, ton amour, ta foi, ta pureté. Sois à cela tout entier, afin que tout le monde voie tes progrès…» (1 Tm 4:11 à 16) Et à Tite, autre responsable d’Eglise: «Offre à tous, en ta personne, le modèle des bonnes œuvres.» (Tt 2:7)

Dix-huit siècles plus tard, Alexandre Vinet, qu’on ne pouvait accuser de cléricalisme, écrivait dans sa théologie pastorale: «Le premier ministère du pasteur est celui du bon exemple.» Et encore: «Ce n’est pas un vrai imitateur du premier des ministres, celui que le zèle de la maison de Dieu ne dévore pas.»5

Mais aujourd’hui, dans certaines Eglises réformées, on ne veut plus rien avoir à faire avec le personnage pastoral, en tant que le pasteur continuerait d’être considéré comme le chef spirituel, l’animateur principal et donc comme l’image de marque de la communauté. Le pasteur ne doit plus être un conducteur, dit-on, mais un accompagnant.

Et parce qu’on veut le pasteur authentiquement humain (ce qui est légitime, pour autant qu’on s’entende sur le sens de l’authenticité et de l’humanité!), on met l’accent avec une certaine complaisance sur les faiblesses de l’homme, plus que sur la vocation, comme si l’on avait peur de porter le poids de celle-ci.

Mais en quoi consiste l’authenticité du chrétien, du pasteur en particulier? L’apôtre Paul, dont l’exemple est instructif, ne craignait certes pas de parler de ses faiblesses. Il osait même dire: «Je me glorifierai de mes faiblesses», mais c’était afin d’ajouter: «afin que la force du Christ habite en moi». Pour lui, il n’y avait pas d’authenticité sans le Christ. Et le Christ n’intervenait pas dans sa vie pour excuser ses faiblesses, mais pour les emporter avec lui dans la mort et la victoire.

Or, il est indispensable qu’aujourd’hui, où le message chrétien doit de nouveau se positionner dans un monde traversé de courants de pensée, de mouvements religieux divers, il soit transmis et vécu par des hommes et des femmes pleinement engagés, qui ne soient pas que des professionnels du religieux ou des employés de l’institution-Eglise.

Ce qui se joue, c’est l’avenir de l’Evangile dans notre société. Les Eglises en ont généralement conscience. Mais comment réagissent-elles à ce défi? Quels sont les accents de leur stratégie? Certaines consacrent beaucoup de temps et de moyens à se restructurer. Mais le risque saute aux yeux que l’institution cache l’Evangile plus qu’elle ne le servira.

Or, l’Evangile, même s’il génère et nourrit l’Eglise partout où il est annoncé, est d’abord la Parole vivante et efficace qui ne cesse pas d’appeler hommes et femmes au service de Jésus. Les bergers de l’Eglise seront donc les porteurs de cette Parole ou ne seront pas. Et s’ils doivent se souvenir, à la suite de l’apôtre, que c’est toujours par la grâce de Dieu qu’ils sont ce qu’ils sont, ils n’en sont pas moins appelés à fonctionner, plus que d’autres, comme exemples de foi, d’espérance et d’amour.

Il est donc à désirer que, dans l’avenir, les pasteurs soient les premiers à entendre l’appel de l’apôtre en Ephésiens 5:1.

Quant à l’Eglise, qui croit se rendre plus efficace, aujourd’hui, en imposant un cadre rigide au ministère pastoral, elle aurait intérêt à laisser à ses bergers un espace de liberté vraiment responsable et exemplaire, plutôt que de calquer sa restructuration sur les modèles de l’industrie et du commerce.

L’Eglise, en effet, aura retrouvé beaucoup de son dynamisme missionnaire et de son sens communautaire quand on pourra dire de nouveau, parmi les chrétiens:

Souvenez-vous de vos conducteurs, qui vous ont annoncé la parole de Dieu; considérez quelle a été la fin de leur vie et imitez leur foi. (He 13:7)


* G. Besse est pasteur en retraite de l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (Suisse).

1 Cet article est le produit d’un questionnement autour d’Ephésiens 5:1, en vue de la retraite d’ouverture des cours de la Faculté de théologie réformée d’Aix-en-Provence, les 6 et 7 octobre 2000. Il résume, brièvement et librement, le contenu de trois études présentées aux étudiants et professeurs.

2 Traductions Segond et Synodale.

3 T. Preiss, La vie en Christ.

4 J. Calvin, Commentaires de l’épître aux Philippiens (Aix-en-Provence, Marne-la-Vallée: Kerygma, Farel, 1978).

5 A. Vinet, Théologie pastorale (Lausanne: Payot, 1854/1942), 163 et 52.

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Le pasteur Roger Barilier https://larevuereformee.net/articlerr/n234/le-pasteur-roger-barilier Thu, 11 Nov 2010 19:02:02 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=300 Continuer la lecture ]]> Le pasteur Roger Barilier

On le savait malade, très affaibli. Roger Barilier nous a quittés le 14 février 2005.

Il était né dans un village de la campagne vaudoise, en 1914. Après ses études à la Faculté de théologie de Lausanne, il a travaillé deux ans en France: à Montpellier, comme aumônier de jeunesse, puis à Bordeaux, comme pasteur suffragant.

Consacré à Lausanne en 1939, il a servi successivement trois paroisses du canton de Vaud: Villarzel, Vufflens-la-Ville et Saint-Jean, à Lausanne.

Grand travailleur, il a été à la fois théologien réformé soucieux de cohérence, prédicateur convainquant et bon connaisseur de la liturgie. On lui doit des pièces de théâtre, des ouvrages théologiques, de très nombreux articles, des répons et des hymnes, dont plusieurs figurent dans Psaumes et cantiques.

Ce sont les problèmes éthiques qui ont suscité particulièrement son intérêt. On se souvient de ses chroniques régulières dans la Nouvelle Revue de Lausanne, où il exprimait sa pensée lucide et exigeante concernant la société, la foi et l’Eglise.

Il a collaboré à La Revue réformée et il s’est montré un ami fidèle de la Faculté de théologie réformée d’Aix-en-Provence. Il a accompli un important travail, d’abord avec Pierre Marcel, de la Société calviniste de France, ensuite avec les Editions Kerygma, en vue de la publication, en français modernisé, des Commentaires du Nouveau Testament de Jean Calvin.

Au nom de tous ceux qui l’ont connu et qui ont bénéficié de son rayonnement, nous assurons Madame Barilier et sa famille de notre prière et de notre amitié.

G. Besse

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Le combat des hommes contre leur propre salut https://larevuereformee.net/articlerr/n235/le-combat-des-hommes-contre-leur-propre-salut Thu, 11 Nov 2010 18:09:19 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=289 Continuer la lecture ]]> Le combat des hommes contre leur propre salut

Un traité polémique du temps de la Réformation

Georges BESSE*

1. Un défi

Quelle entreprise ambitieuse… rééditer, au XXIe siècle, les œuvres du réformateur Pierre Viret! Le pasteur Jean Barnaud ­- qui publia, en 1911, une biographie à laquelle on se réfère encore aujourd’hui – ne compte pas moins de trente-six titres publiés, d’importance variable. C’est pourtant à ce défi que s’est attaché le pasteur Arthur-Louis Hofer. Grâce à lui et avec le soutien de l’Association Pierre Viret, a pu paraître à Lausanne, en 2004, aux Editions L’Age d’Homme, un premier ouvrage de Viret, intitulé Instruction chrétienne (tome I).

Notre propos n’est pas, ici, d’étudier en détail cette première, magnifique publication. Nous dirons seulement quelques mots de l’ensemble, en notre paragraphe 3. Nous aimerions, en revanche, présenter le résultat d’une lecture attentive d’une des parties: « Le combat des hommes contre leur propre salut ».

« Le combat des hommes », titre abrégé que nous utiliserons dans la suite de l’article, a été publié à part, pour commencer, avant que Viret l’intègre à l’Instruction. Aussi n’est-il nullement abusif de le traiter comme un ouvrage en soi.

2. L’auteur

En 1564, a donc paru, à Genève, sur les presses de Jean Rivery, l’ouvrage intitulé Instruction chrestienne en la doctrine de la loy et de l’Evangile: et en la vraye philosophie et théologie tant naturelle que supernaturelle des chrestiens. Son auteur, Pierre Viret, était alors pasteur à Lyon.

Il est peu connu aujourd’hui dans son pays d’origine, quoiqu’il ait sa rue et son monument à Lausanne. Est-il mieux connu en France où il a vécu les dix dernières années de sa vie au service des Eglises réformées?

On le situe volontiers en compagnie de Calvin et de Farel. Et l’on n’a pas tort puisqu’il a été, à la fois, leur disciple, leur collaborateur et leur ami précieux.

C’est par Farel que tout jeune homme de 20 ans, à peine de retour de Paris où il a étudié, il est amené à prendre la décision qui fera de lui le premier pasteur de l’Eglise réformée dans sa ville natale d’Orbe (1531). Orbe, en Pays de Vaud, connue déjà à l’époque romaine, lieu de résidence des rois burgondes, est au XVIe siècle une cité de dimensions modestes, sujette de deux villes suisses souveraines: Berne, devenue réformée, et Fribourg, restée catholique.

La tâche du jeune Viret, dans cette cité encore catholique, est fort délicate. Grâce à sa ferme conviction et à sa douceur, la Réforme progresse cependant. Les années suivantes, seul ou avec Farel et d’autres, il évangélise d’autres localités de Suisse occidentale et constitue des Eglises réformées. Il travaille à Genève avant même l’arrivée de Calvin.

En 1536, la majeure partie du Pays de Vaud ayant été conquise par les Bernois et, à la suite de la Dispute de religion de Lausanne, intégrée à leurs terres réformées, Viret devient pasteur dans cette ancienne ville épiscopale. Il organise l’Eglise, prêche beaucoup, enseigne à l’Académie qu’on vient d’instaurer pour la formation des pasteurs, soutient activement les réformés persécutés de France et du Piémont, entretient une correspondance nourrie. Il s’efforce aussi d’obtenir, pour l’Eglise nouvelle du Pays de Vaud, une discipline digne de l’Evangile.

Il échoue, car le gouvernement de Berne ne tient pas à voir se restreindre son autorité sur l’Eglise. Viret et d’autres pasteurs sont destitués. Lui-même est banni de son propre pays. C’est ainsi qu’au début de 1559, il est accueilli, à bras ouverts, par Genève où il passe deux ans. On possède, entre autres, le texte de quelques-unes des prédications qu’il a prononcées durant ce séjour.

Son état de santé l’oblige à chercher un climat plus doux. En 1561, on le trouve à Nîmes où il prêche avec grand succès. Il pousse jusqu’à Montpellier. La première guerre de religion le surprend à Lyon, où il va rester jusqu’en 1565 et où il joue un rôle marquant, en particulier pendant le siège de la ville, tenue par les troupes réformées. Il prend part aussi, dans un esprit de largeur rare pour l’époque, à des controverses avec les catholiques comme le jésuite Auger, dont il avait sauvé la vie peu auparavant.

Un édit royal contraint les pasteurs étrangers à quitter le royaume. Viret se réfugie d’abord à Orange, puis dans le royaume de Béarn où, à l’appel de la reine Jeanne d’Albret, il contribue à l’organisation de l’Eglise réformée et il enseigne à l’Académie d’Orthez. C’est en Béarn qu’il meurt, en 1571, sans avoir pu revoir sa patrie. La reine écrit peu après à son sujet: « Entre les grandes pertes que j’ai faites durant et depuis les dernières guerres, je mets en premier lieu la perte de Monsieur Viret que Dieu a retiré à soi. »

3. L‘Instruction chrétienne

Pasteur et prédicateur, Viret est aussi écrivain. Ses œuvres ont été apparemment très goûtées au XVIe siècle. Certaines d’entre elles ont été même rééditées, voire traduites en anglais, néerlandais, allemand, jusqu’au commencement du XVIIe siècle. A deux ou trois exceptions près, Viret écrit toujours en français, ce qui indique qu’il destine ses œuvres au grand public en vue de l’enseignement, de l’évangélisation et de la controverse.

Quand il a réédité lui-même ses œuvres, c’est après les avoir généralement enrichies de développements nouveaux qui complètent sa pensée, mais l’alourdissent aussi. A plusieurs reprises, il lui est arrivé de retravailler certains de ses écrits et de les insérer, avec un titre nouveau, dans un ensemble plus grand.

Tel est le cas de l’Instruction chrétienne de 1564, une de ses œuvres maîtresses. Dans l’intention, elle devait comporter trois volumes. Viret n’a pu en faire paraître que deux: le premier consacré à la Loi de Dieu, le second à l’explication de la première partie du Symbole des apôtres.

Le premier volume commence par ce que Viret intitule « Brefs et divers sommaires et catéchismes de la doctrine chrestienne et Instruction contre les empeschements que les hommes donnent à leur propre salut ». Dans le gros volume, présenté et annoté par Arthur-Louis Hofer, on va donc trouver d’abord:

« Sommaire des principaux points de la foi et religion chrétienne » (paru pour la première fois en 1558);

« Bref sommaire de la doctrine chrétienne, fait en forme de dialogue et de catéchisme » (également de 1558);

« Exposition familière des principaux points du catéchisme et de la doctrine chrétienne » (1561);

puis, « Combat des hommes contre leur propre salut », paru pour la première fois en 1551, ouvrage que nous allons spécialement étudier.

Ajoutons que ce tome I de la réédition est ouvert par une ample préface du professeur Pierre Courthial et par des pages fort utiles sur la langue du XVIe siècle et sur les critères de réédition. Ce tome comporte aussi la préface de Viret à l’ensemble de l’Instruction chrétienne, ainsi que la lettre à l’Eglise réformée de Nîmes, que Viret écrivit de Lyon en 1563, en dédicace du premier volume de l’Instruction, et la lettre à l’Eglise de Lausanne, de 1558, qui servait de préface au « Sommaire » et au « Bref sommaire ».

Le tome II de la réédition, à paraître prochainement, comportera le début de l’Instruction chrétienne proprement dite, soit le commentaire de la Loi de Dieu.

4. En rapport avec le Concile de Trente: plusieurs éditions du « Combat des hommes »

L’Occident attendait, réclamait depuis le XVe siècle la tenue d’un concile, qui redéfinirait la foi et remettrait de l’ordre dans l’Eglise. Il a fallu le grand branle-bas de la Réformation pour que le pape convoque, enfin, ce concile, qui porta le nom de Trente, du nom de la ville où il siégea le plus souvent. (Vingt-cinq sessions en trois périodes, étalées de décembre 1545 à décembre 1563.)

Certains, dans les débuts, nourrissaient l’espoir qu’il ferait une place aux protestants, afin de sauvegarder l’unité. D’autres, sûrement plus lucides, comprenaient qu’il n’y avait pas à en attendre une réformation de toute l’Eglise dans un sens plus évangélique. Ainsi, l’Italien Pierre-Paul Vergerio, évêque de Capo d’Istria, réfugié dans les Grisons, est devenu pasteur. Accueilli à Lausanne en août 1550, on suppose que c’est lui qui inspira à Viret l’idée d’écrire, en latin d’abord, puis en français, le traité dont nous nous occupons dans cet article, et qu’il intitula, d’abord, Du devoir et du besoing qu’ont les hommes à s’enquerir de la volonté de Dieu par sa parolle, et de l’attente et finale résolution du vray concile. (Genève: J. Girard, 1551.)

Interrompu en 1547, le Concile de Trente avait siégé de nouveau de septembre 1551 à avril 1552, sous le pontificat de Jules III. Il ne put reprendre qu’en janvier 1562 pour s’achever à la fin de 1563, sous le pontificat de Pie IV.

Viret jugea nécessaire de rééditer, par deux fois, son ouvrage durant cette période, en 1556, puis en 1559, mais en l’incorporant déjà aux premières éditions de l’Instruction chrétienne. La troisième période du concile allait s’ouvrir, quand il publia encore l’ouvrage, retravaillé et sous un titre nouveau, Dialogues du combat des hommes. Enfin, il jugea nécessaire, trois ans plus tard, de le faire paraître, pour la cinquième fois, de nouveau remanié, en l’intégrant à sa grande Instruction chrétienne. C’est cette dernière édition, celle de 1564, qui vient donc d’être rééditée et dont nous allons rendre compte.

5. « Du combat des hommes contre leur propre salut »

Dans l’édition de 1564 comme en 1551, le traité est introduit par une épître aux « Nobles et Bourgeois, mes Seigneurs les Gouverneurs, Conseil et Communauté de la ville d’Orbe ». Quand cette lettre parut pour la première fois, la ville d’Orbe était encore partagée entre les deux confessions. Les réformés s’étaient cependant affermis, et le temps n’était plus très loin où ils oseraient réclamer le « plus », ce vote de tous les chefs de famille, qui donnerait la ville entière à la Réforme (ce fut en 1554).

De Lausanne, Viret suivait la situation avec l’intérêt qu’on imagine et ne manquait pas d’encourager les uns à garder fidèlement la Parole, les autres à l’accepter tout simplement. Son épître dédicatoire est destinée aux uns comme aux autres. Aux réformés, il écrit: « Avisez que vous ayez et receviez toujours cette sainte Parole, en tout honneur et révérence, quiconque soit le ministre qui la vous annonce. » Aux catholiques, il recommande « que vous ne méprisiez pas ce saint Evangile, par lequel il vous appelle déjà de si longtemps, à la communion et participation de ce grand bénéfice, qui nous est présenté par Jésus-Christ ». Et Viret assure les aimer tous, de telle façon qu’il ne demande qu’à leur donner ce qu’il a de plus cher: la Parole de vie.

Si l’on ne voulait voir, dans le « Combat des hommes », qu’un ouvrage pratique, de circonstance, destiné à combattre les réticences des gens d’Orbe et de tous les hésitants de l’époque, Viret pourrait s’en tenir au premier dialogue: la sainte Inquisition. Seulement, ainsi qu’on l’a vu, l’ouvrage est à insérer dans un contexte beaucoup plus complexe: le branle-bas, provoqué, chez les princes et les diplomates comme dans les Eglises, par la perspective du concile, avait pour effet d’exacerber les conflits confessionnels.

L’épître à la ville d’Orbe a été maintenue dans toutes les éditions. Quand paraît la cinquième édition, en 1564, cela fait déjà dix ans que la cité vaudoise a passé entièrement à la Réformation, ce qui ôte à l’épître une part de son actualité. Quant au concile, il est clos depuis l’année précédente et, en clarifiant la doctrine catholique, il a contribué à durcir pour longtemps les positions doctrinales.

Dès lors, on ne s’étonne pas qu’à partir d’un premier traité avant tout pratique, Viret ait finalement donné forme à toute une matière sur les conciles, donc sur l’autorité doctrinale dans l’Eglise (dialogues 2 à 4), ainsi que sur l’eucharistie (dialogues 5 et 6). Le septième et dernier dialogue – où il est question des deux seuls conciles indiscutables (Sinaï et Golgotha) – va être alors, comme prévu au départ, la porte d’entrée de l’Instruction chrétienne proprement dite, soit le commentaire approfondi de la Loi de Dieu et de l’Evangile.

6. Les sept dialogues en résumé

Dialogues, car, à son habitude, Viret confie à deux interlocuteurs, Daniel et Timothée, la responsabilité d’exposer sa pensée. A la différence d’autres traités, les deux personnages, ici, ne sont pas clairement typés. Ce sont, en tout cas, deux convaincus de la Réformation, Daniel cependant plus savant, Timothée plus questionneur.

a. La sainte Inquisition ou les accessoires

Le dialogue s’ouvre sur le constat du « désordre qui est au monde », spécialement dans l’Eglise. D’où la question: « Pourquoi ne pas chercher remède en Dieu? »

Réponse. Les hommes, en réalité, s’opposent à Dieu, se trouvent donc des prétextes (accessoires, en langage juridique) pour se dispenser de s’enquérir de leur salut, ce qui est l’« Inquisition », la recherche, au sens positif du terme. Et Viret de dénoncer ces prétextes: attachement à la tradition, refus de se distancer de la masse, intérêt matériel. On attend que les évêques et les princes donnent ordre, alors que pourtant Dieu s’est clairement et puissamment révélé.

Il faut noter aussi la résurgence de l’épicurisme, qui prétend trouver Dieu par la raison et l’observation de la nature. Viret contre résolument ce mouvement de pensée.

b. L’attente du concile

Ce dialogue vise les gens qui, affirmant ne pas être bien informés quant à la foi, se refusent néanmoins à écouter la Parole tant qu’un concile général, censé refaire l’unité, ne se sera pas prononcé. Qu’il soit difficile d’accéder à la certitude dans le conflit des opinions, Viret ne le nie pas, mais y voit une raison de plus pour chercher, sans tarder, la volonté de Dieu.

Seulement, qui veut réellement un concile pour réformer l’Eglise? Ni les princes, ni la hiérarchie de l’Eglise. Ceux qui se disent chrétiens ne sont-ils pas souvent les pires adversaires de l’Evangile? Il est vrai que, voulu par des princes sincèrement pieux, le concile pourrait avoir son utilité. Mais l’unité ne se commande pas. Ce n’est pas d’abord l’autorité des personnes qui fait croire. On a la vraie foi quand, au travers des hommes, on entend la voix du vrai Berger. Car l’Eglise tire son autorité de la Parole, non l’inverse. Ainsi donc, que sans attendre le concile, chacun s’applique à assurer sa conscience dans la Parole de Dieu!

c. L’autorité des conciles

Que répondre à ceux qui objectent qu’un concile universel, de par sa représentativité, a tout de même une autorité incontestable? Qu’un tel concile, si nombreux soit-il, n’est pas inévitablement conduit par l’Esprit Saint et qu’il n’a aucun droit de s’approprier les promesses de Matthieu 18.20 et 28.20. Et Pierre Viret, en bon connaisseur de l’histoire de l’Eglise et du droit canonique, de montrer comment des conciles, même généraux (Nicée) ont tranché parfois sur des questions puériles et se sont contredits les uns les autres.

En outre, ils ont toujours opiné dans le sens des plus forts. La sagesse serait donc de s’en tenir aux quatre premiers conciles généraux, reconnus par tous; et, quant au reste, de prier pour que de bons princes, assistés de sages conseillers, s’efforcent de réformer les abus dans les Eglises de leur ressort.

d. Le président des conciles

Quel devrait être le président de tout concile légitime de l’Eglise? Qui serait normalement habilité à exprimer le vrai sens de la Bible? On attendrait l’Esprit Saint. Mais voici que le pape et ses gens s’attribuent indûment la promesse de Jean 16.13-14 et argumentent par le feu de leurs bûchers plutôt que par le feu de l’Esprit. Or, c’est le Saint-Esprit qu’il faut à un concile. C’est lui qui explique toutes choses. L’Esprit n’est pas sans la Parole, transmise par les Ecritures. Et la Parole, c’est le Christ, auquel les deux Testaments rendent témoignage.

Le pape et les siens utilisent l’Ecriture avant tout pour justifier leurs positions. Dieu, lui, est lumière. Il parle par le ministère de ses vrais serviteurs. Ceux qui se prétendent successeurs des apôtres, qu’ils portent donc les marques des vrais apôtres! Et Viret montre avec humour comment, dans un concile, l’esprit des pères conciliaires, habilement manipulé, finit toujours par se « dissoudre dans l’esprit universel du pape ».

e. L’examen des expositions papales en la transsubstantiation

Il est bien difficile, et peut-être inutile, de donner un aperçu complet de ce dialogue, l’un des plus longs et des plus touffus de l’ouvrage. Bien sûr, Viret se souvient de son objectif: dénoncer les prétextes retenant ses contemporains de se mettre en quête de leur salut. L’un de ces prétextes, c’est le constat des divisions doctrinales au sein de la chrétienté, particulièrement en ce qui concerne la cène.

Viret s’attaque donc, avant tout, à la doctrine romaine de la transsubstantiation, qui est non biblique, donc fausse, et provoque par suite d’infinis problèmes. Pour Viret, la Bible fait toujours la distinction entre le signe et la chose signifiée. Il ne nie pas, pour autant, que le corps et le sang du Christ soient bien présents dans l’eucharistie, mais autrement que les catholiques veulent l’entendre. Si le pain et le vin n’étaient pas bien réels, ils ne seraient plus les vrais signes du corps et du sang de Jésus.

Une fois lancé dans ce débat, l’un des plus chauds de l’époque, Viret se révèle un polémiste résolu, n’hésitant pas à descendre jusque dans les plus petits détails, afin de contrer, sur tous les fronts,la position adverse.

f. La vraie exposition des paroles de la cène

Pour faire tomber les objections, il ne suffit pas de critiquer la doctrine romaine de la cène: encore faut-il démontrer que l’interprétation réformée des paroles de l’institution est bien biblique, donc vraie. C’est à quoi Viret s’emploie dans ce dialogue, pendant positif du précédent.

Pour expliquer à tous comment comprendre l’« union sacramentale » du signe et de la chose signifiée dans la cène, il recourt à un exemple. Quand un criminel reçoit la lettre de grâce de son roi, munie du sceau de celui-ci, la grâce n’est ni dans la lettre ni dans le sceau, mais dans le roi… et dans le criminel. Et cette grâce a été généralement obtenue par l’entremise d’un intercesseur. Ainsi la Bonne Nouvelle, lettre de grâce de la part de Dieu et de Jésus-Christ. Le pain et le vin sont le sceau. Dans les paroles de l’institution, nous recevons, par la foi, l’ordre et la promesse de Dieu. Dieu a lié sa parole aux signes, sans que ceux-ci cependant se confondent avec le corps et le sang. Le Christ est bel et bien présent, non pas corporellement, mais sacramentellement, « selon le mode découlant du sacrement ». Et puisqu’il siège, en son corps, à la droite de Dieu, son esprit incite les fidèles, au travers du pain et du vin, à chercher ce qui est en haut.

g. La résolution des conciles tenus ès montagnes de Sinaï et de Sion

Viret a pris la peine d’introduire chaque dialogue par un bref sommaire, qui en indique la substance. Voici son propre résumé du septième et dernier. « Quant au présent dialogue, je déclare en quelle manière Dieu a donné sa Loi à son peuple, par Moïse, son serviteur, et à quelle fin, et quel en est l’usage; et quel Concile il a tenu par ce moyen en la montagne de Sinaï… Et puis je montre comme ce général Concile nous adresse à l’autre suivant, qui a été tenu en la montagne de Sion et en Jérusalem; et comment ces deux Conciles contiennent toute la doctrine nécessaire à l’Eglise de Dieu… La finale résolution (= décision) de tous vrais Conciles chrétiens, et de toute doctrine chrétienne, y est déduite (= exposée), suivant la doctrine enseignée de Dieu en la Loi et annoncée par Jésus-Christ en l’Evangile. »

On ne saurait affirmer plus clairement la parfaite suffisance des Ecritures pour fonder la foi de l’Eglise et diriger la vie des chrétiens. On reconnaît aussi des idées maîtresses du réformateur, à savoir l’unité en Jésus-Christ des deux Testaments.

7. Reprise de quelques thèmes

Nous avons vu que le « Combat des hommes » a répondu, pour une part, à un objectif à la fois polémique et pastoral: enlever, non seulement aux gens d’Orbe, mais aussi à tous les hésitants, à tous les timides, les arguments faciles ou les scrupules les empêchant d’adhérer, en conscience, à l’Evangile remis en honneur par la Réforme.

Etant donné les circonstances politiques et ecclésiastiques de l’époque, Viret a été amené, tout naturellement, à mettre un poids important sur la question du concile et le fait qu’il représenterait un frein grave à l’œuvre de la Réforme, en étant conçu avant tout comme un effort de restauration.

En même temps que le sujet du concile, de son histoire, de son fonctionnement, Viret a consacré aussi une part importante à l’interprétation des paroles de la cène, prenant clairement position contre la transsubstantiation définie à Trente.

Aussi, lors même que le « Combat des hommes » est un traité pastoral polémique, Viret argumente en théologien. Il est théologien. Qu’on ne le sous-estime pas! Sa théologie, il est vrai, ne s’est pas forgée d’abord sur les bancs de l’école. Elle s’est développée, affinée, affermie, aguerrie sur le terrain. Néanmoins Viret, incontestablement, sait empoigner un problème théologique et trouve les arguments pour le résoudre. Sa culture biblique et historique est considérable. C’est un esprit ouvert, curieux, capable de raisonnement philosophique.

Et ce n’est sûrement pas le moindre de ses mérites que d’avoir discerné que les adversaires de l’Evangile au XVIe siècle ne sont plus seulement les évêques corrompus, les prêtres ignorants et les princes cupides, mais aussi ces beaux esprits qu’il appelle les « épicuriens », adeptes d’un déisme tendant à se répandre avec la Renaissance, et dont il saura faire aussi la critique.

Cela dit, si Viret a été amené, sous l’influence de la polémique, à traiter de façon relativement théorique la question du concile, on le sent, cependant, constamment préoccupé par ce qui se joue dans le peuple chrétien, que des raisons peu spirituelles portent à résister comme naturellement à l’Evangile.

Aussi insiste-t-il sur la pleine révélation de Dieu dans l’Ancienne et la Nouvelle Alliance et s’efforce-t-il de dégager de la Bible une image de la vie chrétienne et de l’Eglise: Eglise au service de la Parole, qui n’a nul besoin de lier les fidèles par ses règles hiérarchiques, morales et cérémonielles, dans la mesure où elle se soumet d’abord à la Loi de Dieu et à l’Evangile de la grâce.

Eglise au service de la Parole transmise par les Ecritures… certes! Mais si ce n’est ni du concile ni du pape qu’on doit attendre l’interprétation valable des Ecritures, à qui la demander? A Dieu lui-même, en tout premier. Viret a confiance que les Ecritures, semblables au soleil qui ne reçoit la lumière que de lui-même, s’expliquent d’elles-mêmes, par l’intervention du Saint-Esprit. Bien sûr! il doit y avoir aussi recherche de sens, et si possible en Eglise. Mais il y a une cohérence des Ecritures, à laquelle tout croyant se doit d’être attentif, s’il ne veut pas divaguer au gré de ses interprétations personnelles.

Cela n’empêche qu’un concile, pour autant qu’il se soumette à la Parole, peut être utile à l’Eglise, mais pas dans le contexte si polémique du XVIe siècle. Et surtout les fidèles ne devraient pas attendre ses résolutions pour chercher eux-mêmes les justes bases de leur foi et assurer ainsi leur conscience en Dieu. Viret n’a donc pas été obsédé par le problème de l’unité formelle, structurelle de l’Eglise. Les circonstances de l’époque ne l’y incitaient pas. D’où la liberté qu’il prend de reconnaître à ceux qui sont en quête de salut le droit de se soumettre avant tout à la Parole, reçue dans l’obéissance de la foi.

Car il ne compte plus sur les évêques, ni sur le pape, trop exclusivement assoiffés de pouvoir. Cette Eglise d’Occident, sur laquelle les papes, tout au long du Moyen Age, n’ont cessé d’accroître leur emprise, lui paraît trop profondément corrompue pour qu’on puisse en attendre une volonté sincère de renouveau. Alors, comment va-t-on la re-former, la ramener à sa vocation première? Ce ne peut être que par la prédication fidèle de la Loi et de l’Evangile de Dieu, mais en priant aussi pour que de bons gouvernants servent au renouveau selon leurs moyens. On voit donc que le conflit avec le gouvernement de Berne, dont Viret a été personnellement victime, ne l’a nullement empêché de reconnaître à l’Etat un rôle nécessaire, positif, dans le renouveau de l’Eglise.

Là aussi, il y a danger, bien sûr. Viret l’a vu et l’a dit. On ne contraint pas à la foi, pas plus qu’à la saine doctrine. Faudrait-il alors imaginer la coexistence, dans un même pays, de deux cultes chrétiens distincts? Viret ne semble pas l’exclure. C’est ce qu’il a vécu à Orbe, et plus tard à Lyon. Il a été, le plus souvent, respecté des catholiques aussi bien que des réformés. Et quand, dans son épître dédicatoire, il parle, aux catholiques comme aux réformés d’Orbe, de son affection pour eux, c’est plus qu’une formule aimable. Toutefois, nonobstant l’amour du Christ, ce n’est ni l’œcuménisme, ni le dialogue interreligieux qui le motive. Car il est bien convaincu que tous les chrétiens, s’ils veulent bien écouter la Parole, ne pourront qu’adhérer à la Réformation. Mais il ne croit pas que la foi puisse jamais être imposée d’en haut, pas même par un concile général, sans annonce fidèle de la Parole de Dieu.

Concluons. Faisons à Viret la place qui lui revient! Et cessons de le voir toujours dans l’ombre de Calvin!

Ont-ils cependant raison ceux qui, voici longtemps, ont prédit qu’on ne le lirait plus guère? Attendons, pour en décider, la parution imminente de toute l’Instruction chrétienne.

Toutefois le dialogue entre Daniel et Timothée, dans le « Combat des hommes », constitue déjà une introduction fort instructive à une œuvre, dont l’abondance a souvent desservi la richesse de substance.

Le « Combat des hommes » nous situe en plein dans les tensions et les interrogations religieuses du XVIe siècle. Il illustre la position réformée à l’égard d’un concile, qui aurait pu encore rapprocher les protestants des catholiques, mais qui en a fait des ennemis pour longtemps. Ce traité a donc de quoi intéresser les historiens de la Réformation et… les esprits curieux.

Il a de quoi piquer aussi la curiosité des théologiens par son argumentation sur les bases de la foi, l’interprétation des Ecritures, les décisions d’autorité en Eglise, l’eucharistie.

Le « Combat des hommes », enfin, touche le simple fidèle qui, quand il se sera familiarisé un peu avec la langue du XVIe siècle, appréciera tout ce qui, dans cet ouvrage, nourrit sa foi et sa réflexion. Car le but de Viret pasteur, malgré sa théologie et ses connaissances, est toujours de nourrir le fidèle et de construire la communauté chrétienne.

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* G. Besse est pasteur à la retraite de l’Eglise du Canton de Vaud (Suisse).

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