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Les textes du Mouvement de Lausanne : quelques clés de lecture

Les textes du
Mouvement de Lausanne :
quelques clés de lecture


Pierre-Sovann Chauny
Professeur de théologie systématique
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Introduction

Pour mieux situer et comprendre ce dont il est question dans les autres articles de ce numéro, il est opportun d’indiquer quelques clés de lecture des textes du Mouvement de Lausanne.

Il faut déjà préciser, lorsqu’il est question des « textes du Mouvement de Lausanne », qu’il est fait là référence à un ensemble de trois textes principaux, produits sur une période de trente-six années : l’Alliance de Lausanne1 [1] (1974), le Manifeste de Manille2 [2] (1989) et l’Engagement du Cap3 [3] (2010)4 [4]. Cet article vise à mettre en perspective ces trois textes missiologiques dont l’intention sous-jacente et commune consiste à poser, ou du moins à rappeler, les fondements théologiques indispensables en vue de l’évangélisation du monde. Le Mouvement de Lausanne, par ces trois textes, se penche non seulement sur la question de l’évangélisation mondiale, mais encore sur les interactions éventuelles entre ce thème de l’évangélisation du monde et d’autres thèmes théologiques plus ou moins connexes. Ces trois textes pris ensemble, et l’Engagement du Cap en particulier, brassent ainsi une somme impressionnante de thèmes bibliques qu’il n’est pas question d’énumérer ici, puisque l’objet de cet article n’est pas de s’appesantir sur les détails de ces textes mais plutôt d’en esquisser une mise en perspective globale, en espérant ainsi pouvoir mieux les situer, les comprendre et en saisir la portée.

I. L’évangélisation du monde au cœur des textes du Mouvement de Lausanne

Plusieurs motifs, liés les uns aux autres mais distincts, peuvent être isolés au sein des textes du Mouvement de Lausanne concernant leur raison d’être. La méthode que je propose pour aller au cœur des motifs sous-jacents à la rédaction de ces textes est l’étude de quelques passages qui emploient un mot qui revient une vingtaine de fois dans les textes de Lausanne : le mot task, qui désigne en anglais une tâche à accomplir. Cette tâche est l’évangélisation du monde. Il s’agit de la raison d’être du Mouvement de Lausanne : l’évangélisation mondiale.

A. L’évangélisation du monde selon l’Alliance de Lausanne

Ce motif apparaît dès le paragraphe d’introduction de l’Alliance de Lausanne qui affirme : « Nous sommes stimulés par la tâche qu’il reste à accomplir concernant l’évangélisation. » L’un des objectifs principaux du Mouvement de Lausanne est en effet d’impulser chez les chrétiens une détermination renouvelée pour achever rien moins que l’évangélisation du monde. Le mot anglais task, qui n’est pas toujours traduit par « tâche à accomplir » en français, intervient à plusieurs reprises et à des endroits clés dans l’Alliance de Lausanne à propos de l’évangélisation du monde. Le premier article de ce texte, qui est consacré au dessein de la volonté divine, et qui énonce que Dieu veut appeler « du milieu du monde un peuple qui lui appartient » pour l’envoyer « dans le monde pour servir et témoigner, faire avancer son règne, édifier le corps du Christ et glorifier son nom », se conclut avec cette phrase : « Nous désirons de nouveau nous consacrer à faire connaître (to the task) ce trésor au monde. » L’article 9 est consacré à l’« urgence de l’évangélisation (evangelistic task) » de près de 2700 millions de personnes, soit les deux tiers de la population mondiale en 1974. Et l’objectif est dans ce paragraphe spécifié aussi précisément que possible : « Notre but : obtenir par tous les moyens et le plus tôt possible que chaque homme puisse entendre, comprendre et accepter la Bonne Nouvelle. » Et ce but a pour fondement une conviction énoncée un peu plus haut au même article :

Nous sommes convaincus que le temps est venu pour les Eglises et pour les organisations para-ecclésiastiques de prier avec insistance pour le salut de ceux qui n’ont pas encore été atteints et pour accomplir de nouveaux efforts en vue d’achever l’évangélisation du monde.

L’objectif est clair. Et c’est d’ailleurs contre ce but vers lequel doit tendre toute l’Eglise dans son annonce de l’Evangile tout entier au monde tout entier que se dressent les puissances spirituelles, selon l’article 12 :

Nous croyons que nous sommes engagés dans une lutte spirituelle constante contre les principautés et les puissances du mal qui cherchent à renverser l’Eglise et à l’empêcher d’évangéliser le monde (its task of world evangelization).

B. L’évangélisation du monde selon le Manifeste de Manille

L’affirmation 12 du Manifeste de Manille se situe parfaitement dans la lignée de l’Alliance de Lausanne en ce qui concerne la centralité de la tâche d’évangélisation du monde. Et cette fois-ci le mot « tâche » traduit le mot anglais task : « Nous affirmons que Dieu a confié à l’Eglise tout entière et aussi à chacun de ses membres la tâche de faire connaître le Christ partout dans le monde. » Cette affirmation élabore simplement un aspect présent mais peu développé dans l’Alliance de Lausanne, à savoir que c’est l’Eglise tout entière qui est appelée à cette tâche. L’affirmation continue ainsi : « Nous avons un ardent désir de voir laïcs et pasteurs mobilisés et formés pour cette tâche. » Et le préambule de la section du Manifeste de Manille qui développe le thème l’« Eglise tout entière » réitère cette affirmation : « La totalité du peuple de Dieu est appelée à prendre part à l’œuvre (task) d’évangélisation. »

L’affirmation 19 du Manifeste de Manille reprend quant à elle l’article 9 de l’Alliance de Lausanne sur l’urgence de la tâche d’évangélisation :

Nous affirmons que l’évangélisation du monde est une tâche urgente et qu’il est possible d’atteindre les populations non atteintes. Nous nous engageons donc à nous consacrer à cette tâche avec une détermination nouvelle pendant la dernière décennie du xxe siècle.

Et l’article 8 du Manifeste de Manille élabore une variation de ce thème principal de l’urgence de l’évangélisation du monde en relation avec la centralité de l’Eglise locale dans l’évangélisation. Quelle responsabilité pour la communauté ! Le conseil prodigué aux Eglises est alors le suivant :

Nous recommandons à chaque communauté ou paroisse de se pencher régulièrement sur l’étude, non seulement de ses effectifs et de ses programmes, mais aussi de la vie locale, avec toutes ses spécificités, afin de mettre au point des stratégies missionnaires adéquates. Ses membres pourront, par exemple, organiser une campagne de visites, être présents dans des lieux publics, prévoir une série de réunions d’évangélisation, de conférences ou de concerts, travailler avec les pauvres à la réhabilitation d’un quartier de taudis, implanter une nouvelle Eglise dans un faubourg ou dans un village avoisinant…, tout ceci sans oublier [la tâche globale de l’Eglise].

La version française indique à cet endroit qu’il ne faut pas oublier « les activités générales de l’Eglise », mais c’est là un contresens : le texte original anglais évoque « the church’s global task », la tâche globale de l’Eglise, i.e. l’évangélisation du monde, l’évangélisation au loin. Et la meilleure preuve de la justesse de cette compréhension du texte original anglais, c’est que la suite du paragraphe a précisément en vue l’évangélisation du monde au loin : « […] tout ceci sans oublier [la tâche globale de l’Eglise] : une Eglise qui envoie des missionnaires veille à ne pas négliger son propre environnement, et une Eglise qui évangélise son voisinage pense au reste du monde. » Dans le langage du Manifeste de Manille, « la tâche globale de l’Eglise » désigne l’évangélisation du monde. Et cette évangélisation du monde passe par l’implication des Eglises locales qui engagent des efforts non seulement pour l’évangélisation de proximité, mais aussi pour l’évangélisation au loin, notamment par l’envoi de missionnaires.

L’article 9 du Manifeste de Manille ajoute une condition à l’accomplissement de la tâche d’évangélisation du monde, à savoir la coopération dans l’effort missionnaire :

Nous affirmons que la coopération dans l’évangélisation est indispensable, d’abord parce qu’elle est dans la volonté de Dieu, mais aussi parce que notre manque d’unité jette un discrédit sur l’Evangile de la réconciliation et que l’évangélisation du monde (the task of world evangelization), si elle doit un jour être achevée, exige que nous y œuvrions ensemble.

Les statistiques, précise l’article 11 du Manifeste de Manille, incitent à mener à bien notre tâche d’évangélisation en distinguant quatre catégories de personnes : (i) les chrétiens engagés, (ii) les chrétiens nominaux, (iii) les non-évangélisés qui ont seulement une connaissance limitée de l’Evangile et (iv) les non-atteints qui peuvent n’avoir jamais entendu parler de Jésus comme sauveur. Le Manifeste de Manille fait montre ici d’un optimisme admirable : la tâche d’évangéliser les non-atteints « n’est pas impossible », mais cela implique toutefois un redéploiement stratégique missionnaire. Et l’article ajoute : « Le Christ nous donne l’ordre de porter l’Evangile à toutes les nations. La tâche est urgente. »

Dans sa conclusion, le Manifeste de Manille caractérise l’intervalle entre les deux venues du Christ comme le temps de la mission chrétienne. Un motif eschatologique affleure alors : « Il nous a été ordonné d’aller jusqu’aux extrémités de la terre pour y porter l’Evangile, et nous avons la promesse que la fin du monde viendra seulement lorsque nous aurons accompli notre tâche. » Et d’ajouter presque immédiatement :

La mission chrétienne est donc une tâche urgente. Nous ignorons combien de temps il nous reste. Il n’y a en tout cas pas de temps à perdre. Pour faire face à cette urgente responsabilité, diverses qualités nous seront nécessaires : l’unité (nous devons évangéliser ensemble) et l’esprit de sacrifice (nous devons évaluer le prix à payer et l’accepter). A Lausanne, nous nous sommes engagés à « prier, faire des projets et agir ensemble en vue de l’évangélisation du monde ». A Manille, notre Manifeste affirme que l’Eglise entière est appelée à porter l’Evangile entier au monde entier : avec le sens de l’urgence, dans l’esprit d’union et de sacrifice exigé, proclamer le Christ jusqu’à ce qu’il vienne.

C. L’évangélisation du monde selon l’Engagement du Cap

L’Engagement du Cap reprend totalement à son compte l’idée de l’évangélisation mondiale comme la tâche de l’Eglise, puisqu’elle indique dès son préambule : « Nous n’abandonnons pas notre engagement à rendre dans le monde entier témoignage (to the task of bearing worldwide witness) à Jésus-Christ et à tout son enseignement. » Une évolution sémantique significative doit toutefois être soulignée : alors que ce n’était pas le cas pour l’Alliance de Lausanne et le Manifeste de Manille, l’Engagement du Cap a recours au champ lexical de la missio dei. Ce concept, en vogue chez les missiologues de toutes tendances, a pour idée centrale que Dieu est essentiellement un Dieu missionnaire et, au plan dogmatique, que la mission est un attribut de Dieu. Cette affirmation dogmatique apparaît clairement au dixième article de la confession de foi de l’Engagement du Cap :

La source de toute notre mission est ce que Dieu a fait dans le Christ pour la rédemption du monde entier [i.e. la mission de Dieu], comme la Bible le révèle. Notre tâche d’évangélisation consiste à faire connaître cette bonne nouvelle à toutes les nations.

Et dans un paragraphe qui intéresse particulièrement les instituts de formation théologique, la raison d’être de ces établissements est énoncée ainsi :

La mission de l’Eglise sur la terre est de servir la mission de Dieu, et la mission de l’enseignement théologique est de renforcer et d’accompagner la mission de l’Eglise. La première raison d’être de l’enseignement théologique est la formation de ceux qui dirigent l’Eglise en qualité de pasteurs et enseignants, il les équipe pour enseigner la vérité de la Parole de Dieu avec fidélité, pertinence et clarté. Sa deuxième raison d’être est d’équiper tout le peuple de Dieu en vue de la tâche missionnelle consistant à comprendre la vérité de Dieu et la communiquer avec pertinence dans tous les contextes culturels.

Vous avez là le langage missiologique moderne – avec l’emploi du néologisme « missionnel » qui traduit le fait que l’Engagement du Cap, beaucoup plus que les précédents textes du Mouvement de Lausanne, intègre des concepts et des éléments de langage tournant autour de l’idée de mission de Dieu. Il faudra y revenir.

Mais avant de conclure notre examen des motifs sous-jacents à la rédaction des trois textes principaux du Mouvement de Lausanne, qui s’articulent autour de ce motif central de l’évangélisation du monde, il faut encore signaler à cet endroit la résistance des documents de Lausanne à la confusion entre évangélisation et action sociale. Le quatrième article de l’Alliance de Lausanne distinguait déjà l’évangélisation de l’action sociale en affirmant que

l’évangélisation elle-même est la proclamation du Christ historique et biblique comme Sauveur et Seigneur, dans l’optique de persuader les gens de venir à lui personnellement et ainsi d’être réconciliés avec Dieu. […] L’obéissance au Christ, l’intégration à son Eglise et un service responsable dans le monde sont les conséquences de l’évangélisation.

Trente-six ans plus tard, l’Engagement du Cap (art. 10, § B) cite précisément cette définition de l’évangélisation, distincte de l’action sociale, au moment de réaffirmer l’amour des chrétiens pour la mission de Dieu et leur participation à cette mission. Cette disjonction entre l’évangélisation et l’action sociale est l’occasion pour nous de considérer non plus seulement le motif principal de la rédaction de ces textes, à savoir l’évangélisation du monde, mais aussi la manière dont les chrétiens, d’après ces textes, doivent participer à la tâche urgente de l’Eglise d’évangéliser le monde. A ce stade de l’analyse, quelques remarques sur le genre littéraire de chacun de ces textes et leur contenu sont appropriées.

II. Genre et contenu des textes du Mouvement de Lausanne

Il n’est bien sûr pas question de lister toutes les propositions sur l’évangélisation du monde que l’on pourrait souligner au cours d’une lecture cursive des textes du Mouvement de Lausanne. Il suffira d’aborder cette question à très grands traits, en attirant principalement l’attention sur le genre littéraire de ces documents successifs.

A. Des textes de consensus qui encadrent la diversité du mouvement évangélique

La première chose à noter, c’est qu’il s’agit à chaque fois de documents de consensus, préparés en amont par un comité de théologiens représentant la diversité du protestantisme évangélique et intégrant en aval autant que possible les remarques des participants aux congrès où furent présentés et signés ces documents. Comme le dit explicitement le préambule de l’Engagement du Cap, il s’agit là d’une mise en œuvre du principe de « largeur encadrée » (breadth within boundary)5 [5]. La largesse se situe dans la diversité du monde évangélique que les documents veulent représenter en reconnaissant qu’il existe entre évangéliques des divergences d’interprétation sur ce que la Bible enseigne et attend de nous. Mais cela n’empêche pas un encadrement de cette largesse :

Nous établissons une distinction entre ce qui est le cœur de l’Evangile chrétien, à savoir les vérités premières sur lesquelles nous devons être unis, et les questions secondaires, où des chrétiens sincères ont des interprétations différentes sur ce que la Bible enseigne et attend de nous.

Cet encadrement se concrétise dans chacun des trois documents par le fait qu’ils posent ou rappellent chacun à sa manière les fondements doctrinaux du devoir chrétien de la tâche d’évangélisation, cette structure étant la plus évidente dans l’Engagement du Cap, qui présente d’abord une confession de foi puis un appel à l’action – la confession de foi qui énonce des éléments doctrinaux sert à son tour de fondement à l’appel à l’action pour mener à bien la tâche de l’évangélisation mondiale. Il convient de noter à cet endroit une des plus grandes forces des textes du Mouvement de Lausanne : leur capacité à dégager un tronc commun de fondements bibliques pour l’activisme évangélique dans toute sa diversité.

B. Alliance, manifeste et engagement

La deuxième chose à noter, c’est que les documents ont des intitulés différents : les rédacteurs auraient pu se contenter de différencier les documents par le lieu et l’année de leur adoption, par exemple la Déclaration de Lausanne de 1974, la Déclaration de Manille de 1989, la Déclaration du Cap de 2010. Mais ce n’est pas le cas : les documents sont intitulés « alliance » (covenant) à Lausanne, « manifeste » (manifesto) à Manille et « engagement » (commitment) au Cap. Et il ne s’agit pas là d’une variation ornementale synonymique qui viserait à éviter la répétition du mot déclaration, car le terme choisi correspond dans chacun de ces trois cas à l’esprit qui préside à la rédaction des textes en question.

1. A Lausanne, une alliance

Même si le titre français du texte adopté à Lausanne est simplement « Déclaration », il s’agit en fait d’une « Alliance » (covenant), un terme chargé bibliquement mais également théologiquement6 [6]. Il y a une alliance à Lausanne à deux niveaux : entre les signataires et Dieu, et entre les signataires entre eux. Le paragraphe conclusif de l’Alliance de Lausanne est sans ambiguïté sur la visée alliancielle du document :

Puisque telle est notre foi et notre résolution, nous nous engageons par une alliance solennelle avec Dieu, et les uns avec les autres, à prier, à dresser des plans et à œuvrer ensemble pour l’évangélisation du monde entier. Nous appelons autrui à se joindre à nous. Que Dieu nous aide par sa grâce et pour sa gloire à être fidèles à cette alliance ! Amen ! Alléluia !

La posture adoptée ici est celle d’un peuple qui se rassemble ; un peuple qui affirme devant Dieu et les uns devant les autres leur foi au Dieu unique, l’autorité et la puissance divine des Ecritures, l’unicité du Christ, la puissance de l’Esprit, le retour du Christ, la responsabilité sociale du chrétien et, bien sûr, la nécessité et l’urgence de l’évangélisation du monde ; un peuple qui confesse à plusieurs reprises humblement ses nombreux manquements ; un peuple qui prend la ferme résolution de se consacrer au service dans la perspective du retour du Christ : « Entre-temps, nous nous consacrons de nouveau au service du Christ et à celui des hommes, en nous soumettant avec joie à son autorité sur nos vies tout entières. » (Art. 15)

L’Alliance de Lausanne a ainsi pour but de sceller devant Dieu une compréhension commune et une motivation commune, qui concernent dans ce cas précis la mission de l’Eglise et l’évangélisation du monde. Ce but est d’abord atteint en définissant notre tâche d’évangélisation comme le fait de

répandre la Bonne Nouvelle que Jésus-Christ est mort pour nos péchés, qu’il est ressuscité des morts selon les Ecritures, qu’il règne en Seigneur et qu’il offre maintenant, à tous ceux qui se repentent et qui croient, le pardon des péchés et le don du Saint-Esprit pour nous rendre libres (art. 4).

Mais l’Alliance de Lausanne est plus précise encore que cela puisqu’elle distingue notre tâche d’évangélisation de ce qui n’est pas l’évangélisation. Il ne s’agit pas d’établir un cordon sanitaire entre l’évangélisation et les autres activités humaines que le chrétien peut accomplir, mais de préciser la nature de la relation entre l’évangélisation et ce qui n’est pas l’évangélisation. Il s’agit à la fois d’affirmer la centralité, la priorité à l’évangélisation, comme le souligne l’article 6, tout en maintenant l’affirmation de l’article 5 « que l’évangélisation et l’engagement sociopolitique font tous deux partie de notre devoir chrétien ».

Il y a là un élément qui est sujet à débat entre évangéliques, mais il faut bien remarquer que l’Alliance de Lausanne ne traite pas de l’engagement sociopolitique comme « mission de l’Eglise » mais comme « devoir du chrétien » – ce qui est une formulation plutôt prudente et sage. L’enthousiasme de l’Alliance de Lausanne pour l’évangélisation du monde ne cherche ainsi aucunement à détourner les chrétiens des autres devoirs qui ne sont pas l’évangélisation et que nous pouvons avoir, en tant qu’humains et chrétiens, envers nos prochains. L’Alliance de Lausanne met ainsi en perspective l’évangélisation. Celle-ci doit trouver sa place à côté de nos autres activités, de nos autres devoirs chrétiens.

2. A Manille, un manifeste

Manille a produit un « manifeste ». Un manifeste est la proclamation programmatique publique d’un groupe défini et consolidé (ici les chrétiens évangéliques qui adhèrent au Mouvement de Lausanne) pour expliquer ses actions passées et ses intentions pour l’avenir. Alors que le mot « manifeste » n’a pas d’arrière-plan biblique comme c’est le cas pour le mot « alliance », Robert Schreiter, un observateur catholique romain du Mouvement de Lausanne, note qu’il y a tout de même une résonnance biblique avec le choix du mot « manifeste ». En effet, à l’époque de la rédaction du Manifeste de Manille, il était devenu courant de parler de Luc 4.16-20 comme du « manifeste de Nazareth », i.e. le programme de Jésus7 [7].

Le Manifeste de Manille comporte une introduction composée de vingt et une affirmations succinctes qui jouent le rôle d’une confession de foi, puis trois parties respectivement consacrées à « l’Evangile tout entier », à « l’Eglise tout entière » et au « monde tout entier ». Cette tournure provient de l’Alliance de Lausanne et correspond à la dernière et vingt et unième des affirmations introductives du Manifeste de Manille : « Nous affirmons que Dieu appelle l’Eglise tout entière à porter l’Evangile tout entier au monde tout entier. Nous sommes donc résolus à le proclamer fidèlement, dès à présent et à tout prix, jusqu’au retour de Jésus. » Le Manifeste de Manille est donc structuré autour de cette affirmation.

Il rappelle d’abord ce qu’est l’Evangile tout entier : une annonce des doctrines du péché, de la grâce et de l’unique médiation du Christ. Les implications sociopolitiques de l’Evangile qui ne sont pas l’Evangile mais qui découlent d’une bonne compréhension de l’Evangile sont alors évoquées.

Le Manifeste de Manille énonce ensuite la conviction que cet Evangile tout entier est annoncé par l’Eglise tout entière. Il s’agit d’affirmer le sacerdoce universel des croyants en ce qui concerne la mission. Dieu est alors présenté comme l’évangéliste par excellence. Et tous les chrétiens, pasteurs ou laïcs, sont appelés par ce Dieu-évangéliste à entrer dans cette œuvre, à participer à la tâche urgente de l’Eglise tout entière d’annoncer l’Evangile tout entier au monde tout entier. Il faut particulièrement noter, dans cette partie consacrée à l’implication de tous les chrétiens dans l’évangélisation, l’accent qui tombe sur la nécessité de vivre une vie digne de l’Evangile :

Aucune présentation de l’Evangile n’est aussi éloquente qu’une vie transformée ; rien ne ternit autant le message qu’une vie inconséquente. Il nous est demandé de nous conduire d’une manière digne de l’Evangile du Christ, et même de lui servir de parure, et d’en souligner la beauté par une vie de sainteté. Le monde qui nous observe attend, avec raison, des disciples du Christ un comportement cohérent avec ce qu’ils disent de lui. Un tel comportement est un témoignage saisissant.

De même, la nécessité d’une unité et d’une coopération dans la mission entre Eglises de différents horizons est particulièrement mise en avant à l’article 9 :

Nous affirmons que la coopération dans l’évangélisation est indispensable, d’abord parce qu’elle est dans la volonté de Dieu, mais aussi parce que notre manque d’unité jette un discrédit sur l’Evangile de la réconciliation et que l’évangélisation du monde, si elle doit un jour être achevée, exige que nous y œuvrions ensemble.

Le Manifeste de Manille se focalise enfin sur le « monde entier », avec une approche qui souligne la nécessité des efforts de contextualisation et de la prise en compte des réalités locales au moment d’annoncer l’Evangile.

3. Au Cap, un engagement

L’Engagement du Cap se différencie de ses deux prédécesseurs non seulement par sa longueur mais aussi parce qu’on est là plus dans le genre de la dissertation que dans celui de la proclamation publique8 [8]. Le terme même d’engagement a certainement été choisi en relation avec l’objectif expressément énoncé dans son préambule :

Beaucoup de déclarations doctrinales affirment ce que croit l’Eglise. Nous espérons aller plus loin en liant croyance et mise en pratique. Nous prenons pour modèle l’apôtre Paul dont l’enseignement théologique était étoffé par des instructions pratiques. Dans la lettre aux Colossiens, par exemple, le portrait profond et merveilleux qu’il donne de la suprématie du Christ débouche sur un enseignement terre à terre de ce que veut dire être enraciné dans le Christ.

L’engagement se veut donc être un engagement à mettre en pratique la vision du monde biblique, à ne pas en rester à l’affirmation de nos articles de foi, mais à les utiliser comme fondement de notre action dans le monde. Il s’agit de lier théologie et praxis. L’engagement vient après l’alliance et le manifeste : il ne s’agit plus seulement de se retrouver autour d’une vision commune ou d’émettre une proclamation programmatique, mais d’appliquer cette vision commune et de décliner ce programme sur des aspects aussi précis et divers que les médias globalisés, les conflits ethniques, les handicapés, la liberté religieuse, les grandes villes, le sida, le consumérisme, le sexisme, et ainsi de suite.

L’amplitude des thèmes abordés correspond à un déplacement d’accents concernant la mission qui indiquent, me semble-t-il, une différence substantielle dans la compréhension du concept de mission. Dans les deux premiers documents, le terme « mission » était employé comme un strict synonyme de notre tâche d’évangéliser (evangelistic task) le monde ; mais, dans l’Engagement du Cap, le mot « mission » semble tout englober. Désormais, la « mission dans toutes ses dimensions » comprend les activités (et souffrances) suivantes :

Evangéliser, témoigner de la vérité, former des disciples, œuvrer en faveur de la paix, s’engager socialement, agir pour une transformation éthique, prendre soin de la création, vaincre les puissances du mal, chasser des esprits démoniaques, guérir les malades, souffrir et persévérer sous la persécution (I, 5, C).

Ce même paragraphe assume le caractère englobant de la conception de la mission développée dans l’Engagement du Cap puisque toutes ces « dimensions » de la mission sont immédiatement appelées « Tout ce que nous faisons au nom du Christ ». Autrement dit, dans la perspective de l’Engagement du Cap, tout devient mission.

Il est certes appréciable que l’évangélisation soit resituée parmi les autres devoirs chrétiens et ne soit pas présentée comme la seule tâche importante qu’un chrétien doit accomplir, comme le seul devoir qu’il doit avoir en vue, comme sa raison d’être sur la terre. Il n’est toutefois pas déraisonnable de se demander si charger à un tel point le terme « mission », en lui faisant porter tout ce que le chrétien doit faire, n’est pas contre-productif à terme. Il y a un risque à galvauder le terme auprès des chrétiens en le chargeant excessivement.

III. Trois faiblesses des textes du Mouvement de Lausanne

Les textes du Mouvement de Lausanne méritent d’être lus avec attention pour leur capacité à nous redonner le sens de l’importance de l’évangélisation du monde et à susciter dans ce but la collaboration de chrétiens et d’Eglises évangéliques par ailleurs très divers. Il faut leur reconnaître cela.

En même temps, ces textes – et particulièrement l’Engagement du Cap – ne sont pas exempts de tout reproche. Puisqu’il s’agit dans cet article de mettre en évidence l’apport positif de ces textes (voir paragraphe ci-dessus), je n’énumérerai pas les différents aspects contestables de ces textes et me contenterai de brièvement nommer trois faiblesses qui me semblent les plus marquantes.

A. Un manque de précision théologique

Premièrement, ces textes présentent la faiblesse d’être un texte de consensus : c’est simplement le revers de la médaille. La capacité à rassembler largement (breadth within boundary) se fait au détriment de la précision théologique pour rassembler des évangéliques, qui ne sont presque jamais seulement des évangéliques. Des questions importantes qui ont des conséquences pour l’évangélisation sont passées sous silence ou presque, notamment la question de la relation entre les alliances ou les éléments de débats classiques en sotériologie relatifs à l’ordre de la relation temporelle entre régénération et conversion.

B. L’idéologie missiologique

Deuxièmement, il faut noter que la présence grandissante dans ces textes du langage de la missio dei et de son corollaire qu’est la perspective « missionnelle » est propre à susciter le débat. Le fait que Christopher Wright soit le rédacteur principal de l’Engagement du Cap alors qu’il est également le chef de file de l’« herméneutique missionnelle » parmi les évangéliques9 [9] joue beaucoup. Mais décrire Dieu comme un Dieu missionnaire, comme un Dieu-évangéliste, de manière à présenter la mission de l’Eglise comme le prolongement des missions divines, relève à mes yeux d’un procédé idéologique, sans fondement biblique, qui ne dépend que d’un glissement linguistique, ce que James Barr qualifiait de « transfert de totalité illégitime »10 [10], et dont la fin est la promotion de cette « herméneutique missionnelle ». Comme le remarque mon collègue Yannick Imbert dans un numéro précédent de La Revue réformée :

Or, c’est là que se trouve l’une des difficultés majeures que suscite le concept même d’« herméneutique missionnelle » : elle confond « théologique » et « herméneutique ». Dire que la mission est une clé de compréhension théologique est légitime. Cela exprime simplement le fait que la compréhension de l’ensemble de la Bible, c’est-à-dire sa systématisation, doit s’articuler autour du thème de la mission. La volonté de développer une « herméneutique missionnelle », c’est-à-dire la volonté prédéterminée de voir l’ensemble de la Bible au travers des lentilles de la mission, suscite une confusion de catégories, un regroupement réducteur de l’herméneutique et de la théologie, en particulier de la théologie systématique. Ce serait oublier que les deux domaines, bien qu’intimement liés, sont distincts11 [11].

C. La confusion entre mission de l’Eglise et devoir du chrétien

Troisièmement, la mission de l’Eglise et le devoir du chrétien en tant qu’individu ne sont jamais clairement articulés comme des réalités distinctes. Le langage de l’Alliance de Lausanne permettait encore d’envisager une telle articulation en creux. Le chemin suivi jusqu’à l’Engagement du Cap laisse toutefois à craindre que les fines distinctions entre les sphères de souveraineté chères au néocalvinisme12 [12] ne peuvent plus trouver place à ce stade du développement de la pensée du Mouvement de Lausanne, avec cette vision englobante de la mission promue par Christopher Wright non seulement dans ses livres, mais aussi dans l’Engagement du Cap. C’est certainement là un aspect à faire valoir par les néocalvinistes qui sont impliqués dans le Mouvement de Lausanne, en vue d’une inflexion de la trajectoire de celui-ci.

Conclusion

Quoi qu’il en soit, ces textes, s’ils ne sont pas exempts de défauts, dont certains sérieux à mes yeux, n’en demeurent pas moins d’une très grande valeur. Les considérer comme des documents de travail, des points de départ déjà très riches pour continuer la discussion et passer à l’action dans l’optique d’obéir au mandat missionnaire donné par le Christ à son Eglise auquel nous voulons tous manifester notre attachement ne peut être que bénéfique.


  1.  « La Déclaration de Lausanne », Perspectives missionnaires, no 2, 1981, p. 66-75. Le texte anglais a pour titre The Lausanne Covenant. Le choix des termes covenant, manifesto et commitment est significatif et justifie qu’il soit question dans la suite de cet article de l’« Alliance de Lausanne » plutôt que de la « Déclaration », même si ce n’est pas l’intitulé de la traduction française.↩︎ [13]

  2.  Le Manifeste de Manille. Un prolongement de la Déclaration de Lausanne, Pasadena, Comité de Lausanne pour l’évangélisation du monde, 1989, 23 p.↩︎ [14]

  3.  L’Engagement du Cap. Une confession de foi et un appel à l’engagement, Marpent, BLF, 2011, 111 p.↩︎ [15]

  4.  Les trois textes de Lausanne, complétés par des guides d’étude, ont été regroupés à l’initiative du Comité Lausanne France dans J.-P. Rempp, Evangéliser, témoigner, s’engager. Les documents de référence du Mouvement de Lausanne, Charols, Excelsis, 2017, 302 p.↩︎ [16]

  5.  Robert J. Schreiter, « From the Lausanne Covenant to the Cape Town Commitment. A Theological Assessment », International Bulletin of Missionary Research, vol. 35, no 2, avril 2011, p. 88.↩︎ [17]

  6.  Ibid.↩︎ [18]

  7.  Ibid., p. 89.↩︎ [19]

  8.  Ibid.↩︎ [20]

  9.  Cf. C.W. Wright, La mission de Dieu. Fil conducteur du récit biblique, Charols, Excelsis, 2012, 696 p.↩︎ [21]

  10.  J. Barr, Sémantique de langage biblique, Aubier-Montaigne, Cerf, Desclée de Brouwer, Delachaux & Niestlé, 1971, p. 245.↩︎ [22]

  11.  Y. Imbert, « L’instrumentalisation de l’Ecriture par les idéologies », La Revue réformée 268 (2013/5), p. 56-57.↩︎ [23]

  12.  Cf. A. Kuyper, « Sphere Sovereignty », in J.D. Bratt, sous dir., A Centennial Reader, Grand Rapids/Carlisle, Eerdmans/Paternoster, 1998, p. 461-490.↩︎ [24]