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COMMENT COMPRENDRE NOS CONFLITS D’INTERPRÉTATION ?

COMMENT COMPRENDRE
NOS CONFLITS D’INTERPRÉTATION ?

Donald COBB1 [1]

Il existe aujourd’hui une diversité impressionnante d’approches ou « lectures » en rapport avec la Bible : approches rhétorique, narrative, sémiotique, sociologique, anthropologique, libérationniste, féministe, postcolonialiste, queer… La liste pourrait facilement se prolonger2 [2]. Cette diversité se rencontre d’abord dans les sciences bibliques, parmi les exégètes et théologiens « professionnels », mais aussi dans l’Église. Cette situation pose une question lancinante : comment se fait-il que des chrétiens qui, souvent, partagent une même culture, voire une même histoire ecclésiale, puissent parvenir à des interprétations divergentes et parfois diamétralement opposées ? La description de Paul Ricœur, parlant à ce sujet du « conflit des interprétations », n’a en tout cas rien d’excessif3 [3]. De tels conflits posent à leur tour d’autres questions : Ces divergences sont-elles inévitables ? Peuvent-elles être légitimes et même positives ? Y a-t-il des limites à cette diversité, au-delà desquelles certaines interprétations trahiraient l’Écriture ? Ou la Bible est-elle, comme disait le catholicisme à l’époque de la contre-Réforme, un « nez de cire » susceptible d’être façonné au gré du lecteur ?

Le présent article n’a pas la prétention de répondre à toutes ces questions ni de proposer des solutions définitives. Son objectif est plus limité : essayer de cerner les origines de certaines différences fondamentales entre l’« herméneutique classique » et ce que nous pouvons appeler, en schématisant grossièrement, l’« herméneutique moderne » ou « postmoderne ».

Définissons d’abord notre sujet : le terme « herméneutique » est parfois rapproché d’Hermès, nom qui lui est étymologiquement lié. Hermès, on le sait, était le dieu du panthéon grec chargé de transmettre les messages des dieux – Zeus principalement – aux humains et de les traduire dans leur langage. L’herméneutique, rapportée à la Bible, correspond bien à cette image : elle s’interroge en premier lieu sur la manière dont le message biblique vient jusqu’à nous. Concrètement, comment faut-il comprendre ce message et le traduire dans nos situations actuelles ? Mais l’herméneutique se pose aussi la question de celui qui lit l’Écriture : que se passe-t-il lorsque moi, le lecteur, avec mon passé et mes convictions, je me penche sur la Bible et que je suis confronté à son contenu ? Voilà deux axes importants dont s’occupe l’herméneutique, aussi bien « classique » que « moderne »4 [4].

I. Quelques éléments fondamentaux

A. Le rôle des présupposés

Chaque lecteur aborde la Bible avec une certaine « précompréhension » ou des présupposés, c’est-à-dire des convictions profondes qui ne peuvent être ni absolument prouvées ni totalement démenties, mais qui déterminent en grande partie comment il lit. Notre façon de comprendre l’Écriture et, en particulier, notre manière de réagir face à son message reçoivent une impulsion importante de nos convictions préalables. Cette précompréhension peut être consciemment élaborée ; bien souvent elle est inconsciente, héritée de notre éducation, de nos expériences de vie ou encore de notre personnalité. Toujours est-il qu’elle détermine notre manière de concevoir le monde et la réalité autour de nous, de nous représenter le rapport entre Dieu et les humains, et ainsi de suite. Un autre terme, analogue, est celui d’horizons : nous pouvons comprendre ou accepter quelque chose parce qu’il prend place dans notre « horizon mental ». En revanche, si la chose en question – une expérience, une idée, une affirmation, etc. – ne trouve pas place à l’intérieur de cet « horizon », nous la considérerons comme incompréhensible, invraisemblable, voire irrationnelle.

Il est important de souligner que ces présupposés ne sont pas figés ou immuables. Ils peuvent être modifiés à la lumière de nouvelles découvertes ou d’une réflexion plus approfondie. De même, parler ainsi n’implique pas que nos présupposés sont obligatoirement négatifs ou qu’ils nous « piègent » nécessairement. Au contraire, ils fournissent le cadre à partir duquel nous organisons ou reconnaissons la cohérence de ce que nous lisons et voyons autour de nous. Comme des « hypothèses de travail » dans une expérience scientifique, ils sont indispensables pour mettre en ordre et comprendre le monde autour de nous. En même temps, qui dit « organiser » dit aussi « orienter ». Nos présupposés nous conduisent à privilégier d’emblée certaines lectures ou interprétations en même temps qu’ils tendent à en exclure d’autres. Les implications de cela pour l’Écriture sont évidentes : aucune lecture « neutre » de la Bible n’est possible. Qui que nous soyons, nous lisons l’Écriture à partir du point de vue qui est le nôtre.

Bien sûr, cette question des présupposés ne règle pas tous les problèmes inhérents à l’interprétation. Certains passages bibliques resteront difficiles et nos manières de les interpréter divergeront, même lorsque nos présupposés respectifs sont proches. Pourtant, notre précompréhension exerce une influence souvent bien plus décisive que nous ne le pensons. Ben F. Meyer, exégète et théologien catholique, a pu faire au sujet de l’interprétation du Nouveau Testament la remarque suivante :

[…] Les points de vue opposés dans le domaine des études du Nouveau Testament s’enracinent dans des conflits antérieurs en rapport avec des questions plus générales et fondamentales : l’objectivité, la vérité, la réalité, le bien, l’histoire, les valeurs culturelles et la critique. En parlant de « points de vue opposés dans le domaine des études du Nouveau Testament », nous ne faisons pas référence à des désaccords liés à un manque de données qui se résolvent dès que des éléments complémentaires sont mis en lumière ; il s’agit plutôt de désaccords liés à une disparité entre les horizons [des exégètes], et qui trouvent rarement une résolution sans qu’intervienne une modification des horizons eux-mêmes5 [5].

Un domaine où les présupposés sont absolument déterminants dans l’interprétation biblique concerne les questions suivantes : le Dieu créateur veut-il – peut-il – communiquer avec les humains de telle sorte que ceux-ci peuvent en rendre compte de manière intelligible ? Peut-il agir au sein de l’histoire de façon à en influencer le déroulement ? Plus précisément, est-il susceptible d’intervenir au cours de cette histoire en dépassant ou en mettant entre parenthèses les « lois » habituelles de la nature ? Ou bien l’histoire et le monde matériel doivent-ils se comprendre comme un système fermé de cause à effet, où tout s’explique nécessairement comme le résultat de causes « naturelles » ? Il est évident que si l’on opère avec de tels présupposés naturalistes – Dieu n’intervient pas de façon à « bousculer » les lois de la nature – cela aura des conséquences pour l’interprétation chaque fois que l’Écriture parle des « miracles » ou du « surnaturel ».

Le présupposé que la Bible elle-même pose à ce sujet – et, nous pourrions dire, le présupposé à partir duquel elle demande à être appréhendée – est que Dieu agit effectivement dans l’histoire, à la fois dans sa providence et par des interventions « extra-ordinaires » en faveur des êtres humains. De même, ce Dieu créateur et rédempteur parle : il révèle le pourquoi de son action, ceci d’une manière – du moins partiellement – compréhensible à l’intelligence humaine, à travers les prophètes, par Jésus-Christ et par le biais des apôtres que ce dernier a établis et envoyés. Encore une fois, ces présupposés ne résolvent pas toutes les questions d’interprétation. Mais ils ont une importance que l’on ne saurait minimiser.

B. Une triple distinction : récit, événement, sens

Un autre aspect du débat herméneutique en rapport avec l’Écriture concerne la relation entre récit, événement historique et sens. La Bible abonde en récits narratifs : Abraham, Isaac et Jacob dans la Genèse, tel paralytique ou lépreux que Jésus guérit dans les évangiles, les voyages missionnaires de Paul dans les Actes, et ainsi de suite. Or, ces récits prétendent renvoyer à des événements qui se sont produits dans l’histoire. De même, de ces récits et des événements qu’ils racontent découle le sens, le message que les auteurs voulaient communiquer. Une autre façon, courante, de désigner ces éléments distingue entre ce qui est « dans le texte » (le récit lui-même), ce qui est « derrière le texte » (l’événement historique narré par le passage en question) et ce qui est « devant le texte » (le sens du texte pour le lecteur)6 [6]. Ce dernier élément se subdivise à son tour entre le message que l’auteur voulait lui-même transmettre (on parle aussi de la signification du texte), et celui que le lecteur peut en tirer pour lui-même (le signifiant). Ce « signifiant » peut être une simple application actualisante du contenu, mais il peut aussi s’en distinguer et, dans la pratique, il s’en distingue souvent7 [7].

Ce que recouvre cette description un peu technique peut être illustré à l’aide d’un exemple concret. Le livre de l’Exode raconte le passage des Israélites à travers la mer (Exode 14). C’est le récit. Mais ce récit n’existe pas seul. Il prétend relater un événement historique : Dieu a partagé les eaux de la mer pour y faire passer son peuple. Puis, ce récit – ou d’autres sur le même sujet – dévoile la signification de l’événement qu’il raconte : Dieu s’y est révélé comme le sauveur et protecteur d’Israël, afin d’entrer en alliance avec lui et d’en faire son peuple. Il en découle aussi un sens pour le lecteur ultérieur, à savoir la nécessaire confiance en ce Dieu sauveur et le désir de vivre comme membre fidèle du peuple ainsi délivré8 [8]. Parler de cette relation entre récit, événement et sens n’épuise pas la richesse de la littérature biblique, car la Bible ne contient pas seulement des récits narratifs. Il y a aussi des textes législatifs, poétiques, prophétiques, didactiques et autres. Mais pour la question herméneutique, ce triple rapport est primordial.

De fait, pour bien saisir tous les enjeux de la question, il faut aussi s’interroger sur la relation entre Dieu et les auteurs humains. Quel est le rapport précis entre le texte biblique, écrit par des hommes dans un langage humain, et Dieu lui-même ? Autrement dit, en parlant du texte biblique, peut-on parler de texte inspiré, de Parole de Dieu ? De même, il faut prendre en considération le rapport entre le récit et le lecteur qui lit : dans quelle mesure moi, le lecteur biblique, dois-je me contenter de restituer le sens qui découle du texte et dans quelle mesure suis-je actif dans l’élaboration de ce sens, tout du moins en ce qui concerne son sens pour aujourd’hui ?

II. Quelques tendances dans l’interprétation moderne

A. Une histoire de ruptures

Voilà quelques aspects fondamentaux pour la discussion herméneutique. Or, à partir du siècle des Lumières, il s’est produit dans les sciences bibliques une série de ruptures en rapport avec cette triple distinction9 [9]. Une première rupture se situe entre récit et événement, c’est-à-dire entre ce que le texte raconte (« ce qui est dans le texte ») et ce qui a pu réellement se passer dans l’histoire (« ce qui est derrière le texte »). Ainsi, par exemple, les évangiles parlent des miracles opérés par Jésus ; toutefois, à partir du xviiie siècle, la recherche va poser entre le texte biblique et l’événement historique une différence qualitative10 [10]. Du fait que, pour les Lumières, tout événement d’histoire doit se comprendre dans une relation de cause à effet à l’intérieur d’un système clos, les miracles des évangiles et des autres livres bibliques doivent être interprétés à la lumière de cette perspective. Les explications particulières varieront d’un chercheur à l’autre et d’une époque à l’autre. Mais, fondamentalement, une même approche les sous-tendra toutes. Pour citer un exégète du xxe siècle, Ernst Cassirer, l’action de Dieu, dans la perspective biblique, « est comprise comme une activité qui intervient [dans le monde]. Mais en réalité, on ne peut concevoir le miracle dans le sens d’un acte divin qui se produit sur le plan des événements du monde profane et matériel. »11 [11] Cette approche domine aujourd’hui dans l’exégèse moderne et postmoderne. Comme le souligne Michael S. Horton, une de ses conséquences pratiques est l’« éclipse » de l’histoire universelle dans les discussions herméneutiques récentes12 [12].

Si le rapport entre récit et événement historique doit être conçu en termes de rupture, comment faut-il concevoir la Bible ? Celle-ci devient non pas le récit de ce que Dieu a fait objectivement dans l’histoire, mais un livre qui raconte l’expérience subjective que les auteurs ont faite de Dieu dans leur existence personnelle ou communautaire, et qu’ils ont tenté d’exprimer, avec les catégories culturelles, éthiques et religieuses – relatives et faillibles – qui étaient les leurs13 [13].

Une deuxième rupture, plus récente bien que s’enracinant elle aussi dans les perspectives des Lumières et du libéralisme du xixe siècle, se situe entre le sens du texte et le lecteur14 [14]. Un des plus grands débats dans l’interprétation biblique à l’heure actuelle concerne ce point, que nous pouvons résumer par une question un peu brutale : est-ce le texte qui me communique le sens (sens que je dois donc recevoir) ou est-ce moi, le lecteur, qui donne sens au texte, en rapport avec mon contexte culturel, mes aspirations et mes expériences ?15 [15] À titre d’illustration, B.F. Meyer rapporte une remarque au sujet de l’écrivain Jacob Boehme : « Ses livres sont comme un pique-nique auquel l’auteur apporte les mots et le lecteur le sens. »16 [16] Meyer poursuit en rappelant que, dans bon nombre d’approches contemporaines, ce qui a été dit de Boehme devrait être étendu à tout écrit : les textes fournissent le matériau « brut », mais c’est au lecteur d’y apporter le sens. En ce qui concerne le texte biblique, le lecteur est donc invité à créer des sens innovants à partir de sa lecture personnelle, puis à voir ce que cela peut signifier pour lui et pour l’orientation de son existence.

Une troisième rupture, en réalité fondamentale, concerne le rapport entre le texte et Dieu lui-même. Dans la pensée de l’Église jusqu’aux Lumières, Dieu est considéré comme l’auteur ultime de la Bible. C’est lui qui a habilité les auteurs humains et parlé à travers eux. Cette « double origine » fait que l’Écriture est à la fois « Parole d’hommes » et « Parole de Dieu ». Pour la recherche biblique issue des Lumières, au contraire, si la Bible est bien le produit d’une activité humaine, elle ne peut pas être « Parole de Dieu ». Certes, Dieu peut parler aujourd’hui à travers ce texte, mais il ne conviendrait pas d’identifier l’Écriture elle-même avec cette Parole divine.

B. Un exemple précis : la résurrection du Christ

La résurrection du Christ fournit un exemple extrême, mais somme toute assez courant, des ruptures produites par les Lumières et présentes dans l’herméneutique moderne et postmoderne. En 1 Corinthiens 15.20, Paul affirme : « Christ est ressuscité d’entre les morts, il est les prémices de ceux qui sont décédés. » Comment comprendre cet énoncé dans la perspective des Lumières, qui exclut toute intervention divine « mettant de côté » les lois habituelles de la nature ? Il est évident que texte et sens subiront des modifications importantes. Dans un livre récent reproduisant des échanges autour du synode de l’Église protestante unie de France à Sète en mai 201517 [17], le professeur Élian Cuvillier écrit ceci :

L’événement de Pâques, considéré comme résurrection du Christ, n’est pas un événement qui relève de l’histoire au sens des faits objectivement constatables : ce que nous pouvons saisir historiquement, c’est la foi pascale des premiers disciples. Il s’ensuit que la question de l’historicité de la résurrection doit être reposée non pas à partir de faits objectivement constatables, mais en fonction d’une nouvelle compréhension de l’histoire. Ce qui doit être déclaré historique, c’est l’événement fondateur que constitue l’expérience que les témoins attestent, avec les conséquences qui s’ensuivent. Les récits de la rencontre du Christ ressuscité qui s’est fait voir aux premiers témoins sont par conséquent historiques dans la mesure où ils rendent compte d’une rupture et d’une refondation de leur histoire personnelle et dans la mesure où ils affirment simultanément la vérité universelle de cet événement18 [18].

En d’autres termes, ce qui relève de l’histoire – comprise ici comme le pur enchaînement des causes et effets naturels – n’est pas la résurrection objective, c’est-à-dire corporelle et physique, de Jésus de Nazareth d’entre les morts, mais le regard des disciples qui ont perçu dans la croix la possibilité d’un nouveau départ19 [19]. En raison des présupposés adoptés, ce dont le texte parle explicitement est considéré comme étant en rupture ou, pour le moins, en décalage important avec ce qui a pu se produire dans l’histoire.

Cette rupture entre le texte et l’événement qu’il raconte en amène une autre. Selon Paul, la résurrection du Christ fonde l’espérance en la résurrection de ceux qui ont placé leur foi en lui. C’est ce sens, découlant du récit (« dans le texte ») et de l’événement (« derrière le texte »), qui, pour l’apôtre, est pertinent pour le lecteur (celui qui est « devant le texte »). Toutefois, la rupture entre les deux premières composantes implique une rupture par rapport à la troisième aussi, qui se remarque dans ce même ouvrage :

La résurrection du Christ ne relève donc pas de la preuve matérielle, mais d’une révélation qui ouvre sur une nouvelle compréhension de Dieu, de soi-même et du monde. […] La proclamation de la résurrection résonne alors comme une parole qui s’inscrit en faux contre la fatalité et le désespoir laissant ouvert un possible quand, à vues humaines, tout semble clôturé. La proclamation de la résurrection opère une ouverture dans les contingences de ce monde. […] Tant que nos existences n’ont pas d’ouverture à une altérité, tant qu’elles se limitent à ce qui est constatable et admis comme évidence, tant qu’elles s’épuisent dans une simple jouissance des biens de ce monde, alors nous sommes malheureux parce que morts quoique en apparence vivants20 [20].

Quel sens retenir du texte pour aujourd’hui ? D’après cet auteur, la proclamation de la résurrection du Christ – rappelons-nous, il n’est pas question de la résurrection physique elle-même – indique de nouvelles perspectives, une ouverture « verticale » et de nouveaux « possibles » au-delà de ce que notre regard humain peut percevoir. Il ne s’agit donc pas de tirer du texte biblique l’espérance d’une résurrection physique, future, des croyants, mais de porter un regard renouvelé sur l’existence présente.

La compréhension de Cuvillier le montre bien : ces différentes ruptures, et notamment la troisième, entre texte, événement et sens, permettent une très grande liberté d’interprétation. Ceci dit, comme de telles interprétations s’inscrivent en rupture avec les énoncés du texte lui-même, elles seront nécessairement déterminées par des éléments venus d’ailleurs. Lesquels ? Bien que l’on affirme souvent le contraire, ce sera, presque fatalement me semble-t-il, des éléments fournis par la culture ambiante. Une grande partie du débat sur les positionnements de l’Église face aux questions éthiques, à commencer par la décision du synode de Sète21 [21], se rapporte d’ailleurs à ce problème de ruptures posées entre récit, événement et sens, dans la mesure où la question décisive pour fonder de telles positions n’est pas tant ce que dit le texte que ce que l’on peut ou que l’on veut retenir du texte, son « signifiant » actuel.

III. La position du protestantisme classique

A. Une approche herméneutique unifiée

Une différence fondamentale entre l’herméneutique moderne ou postmoderne, d’un côté, et l’herméneutique « classique », de l’autre, concerne précisément le rapport élaboré plus haut entre récit, événement et sens. Si, dans les approches modernes, il y a tendance à briser l’unité entre ces éléments, l’herméneutique classique les voit, au contraire, comme étant essentiellement unis : l’événement historique « derrière » le texte n’est pas en contradiction avec le récit biblique. Autrement dit, ce qui est « dans le texte » relate de façon fiable ce qui s’est passé dans l’histoire. De ce fait, le sens pour le lecteur qui se place « devant le texte » s’inscrit, lui aussi, en harmonie, ou en tout cas en continuité, avec les deux premiers éléments. W. Pannenberg résume bien la position des réformateurs sur ce sujet, ainsi que la différence avec l’approche moderniste :

Pour Luther et le protestantisme [des xvie et xviie siècles], le sens littéral (sensus litteralis) des écrits bibliques passait en même temps pour le sens historique (sensus historicus) ; de l’autre côté, la conception propre à Luther au sujet de la doctrine de l’Évangile (doctrina evangelii) coïncidait avec le contenu de l’Écriture, compris littéralement (ad litteram). Depuis, toutefois, un gouffre s’est ouvert entre le sens littéral des écrits bibliques et les événements historiques auxquels ils se réfèrent […]22 [22].

Quatre remarques, d’ordre général, peuvent être faites ici. Premièrement, cette unité dans l’approche classique est étroitement liée à la position des réformateurs sur la Bible comme Parole de Dieu. Ce que les auteurs humains ont écrit est réellement, pour la théologie classique, révélation divine. La Parole de Dieu n’est donc pas un élément supplémentaire qui viendrait s’ajouter aux paroles humaines ; l’Écriture est, en elle-même, Parole du Seigneur s’exprimant dans et par les paroles des auteurs humains.

Deuxièmement, dans la perspective classique – la citation de Pannenberg le montre bien –, le Dieu biblique agit réellement au sein de l’histoire humaine. Mais pour bien saisir la pertinence de ce point, il faut aller plus loin. En effet, selon la conception de la Réforme, calviniste notamment, la révélation écrite découle de l’action de Dieu dans l’histoire. Celle-ci est donc première : Dieu agit et il révèle le sens de cette action par sa Parole. Sans cette action divine, la révélation scripturaire, venant en second lieu, n’aurait pas lieu d’être. De ce fait, plutôt que de parler de la primauté de la Parole, comme ce fut souvent le cas dans la théologie dialectique de Karl Barth, il faudrait insister sur la priorité de l’action historique de Dieu en vue de la création et de la rédemption, action qu’une Parole ultérieure fait connaître. Comme l’écrit Richard Gaffin :

La révélation ne se tient jamais seule ; elle concerne toujours, de manière explicite ou implicite, l’accomplissement de la rédemption divine. Le discours de Dieu se rapporte invariablement aux actes de celui-ci. Il ne serait donc pas exagéré de dire que la rédemption est la raison d’être même de la révélation. […] Par conséquent, la révélation est soit authentification, soit interprétation de l’action rédemptrice de Dieu23 [23].

Troisièmement, parler d’une unité entre « sens littéral » et « sens historique » n’implique pas que la position classique serait littéraliste, au sens d’une correspondance quasi journalistique ou d’un « écart zéro » entre événement et récit. Calvin, déjà, reconnaît que l’Écriture utilise souvent des métaphores, des tropes, ou encore un langage symbolique, c’est-à-dire non littéral24 [24]. Il ne faut pas s’y tromper, les anciennes expressions latines sensus litteralis et ad litteram font référence, non au sens « littéral » comme tel, mais au sens qui vient « des lettres » du texte, autrement dit du texte lui-même. C’est pourquoi les réformateurs préféraient à ces expressions celle de sensus normalis, le sens du texte qui se déduit de façon « normale », compte tenu du style, du genre et de la finalité du passage en question. Aussi l’Écriture ne doit-elle pas être prise « platement », sans démarche interprétative pour cerner ce que l’auteur humain cherchait à dire aux auditeurs, sans non plus tenir compte des procédés narratifs, poétiques, rhétoriques ou autres qu’il a pu employer pour formuler ses propos25 [25].

Quatrièmement, il faut bien intégrer le fait que l’Écriture est une interprétation de l’action de Dieu. Or, qui dit interprétation dit aussi mise en relief et approfondissement de certains aspects qui pouvaient ne pas être totalement transparents ou visibles dans l’événement lui-même. Il peut y avoir des différences entre ce qu’un témoin, présent au moment de tel épisode biblique, aurait pu voir ou saisir intellectuellement et l’interprétation que l’Écriture en fait par la suite. Ceci est vrai précisément parce que c’est par la description qu’il fait de l’événement que le récit livre les clés nécessaires pour comprendre l’action de Dieu et sa finalité26 [26]. Pour autant, cette distinction ne devient jamais opposition ; la position classique et la théologie réformée notamment posent une correspondance réelle entre l’intervention de Dieu et le récit qui l’explique.

B. Conséquences pratiques pour l’interprétation

Cette perspective unifiée dans l’approche classique et, plus particulièrement, la primauté de l’action de Dieu dans l’histoire ont des conséquences importantes pour le sens du texte, ainsi que pour ses applications actuelles. Revenons à l’exemple donné plus haut : en 1 Corinthiens 15, Paul dit aux Corinthiens que le Christ est ressuscité d’entre les morts comme prémices ou « avant-goût » de leur résurrection future. En décrivant l’action de Dieu en ces termes précis, Paul cherche, d’une part à faire comprendre que c’est réellement de cette façon – une résurrection physique du corps crucifié de Jésus de Nazareth – qu’il faut comprendre l’événement en question. D’autre part, en disant que cette résurrection est prémices de celle des croyants, ce sens est en harmonie avec l’énoncé : Paul ne voit pas dans l’annonce de la résurrection physique attendue un symbole ou une métaphore pour évoquer une réalité qui serait autre que celle de la résurrection physique elle-même. En parlant de l’espérance de la résurrection corporelle, l’apôtre induit réellement une attente vis-à-vis de la résurrection corporelle ! De même, l’application du texte pour aujourd’hui – le signifiant – découle de ce sens et le prolonge : le croyant actuel est appelé à nourrir cette même attente de la résurrection future et à en vivre. Le sens actuel est donc autre chose qu’un simple « principe d’espérance » qui échapperait à toute définition précise. Il a un contenu spécifique parce qu’il dérive du sens premier, comme aussi de l’événement historique que le texte prétend faire connaître.

L’unité d’approche dans l’interprétation classique permet d’éviter certains réductionnismes qui caractérisent l’herméneutique moderne et postmoderne. En interprétant l’Écriture dans une perspective de rupture, l’herméneutique moderniste se voit obligée d’écarter, à des degrés variables, l’action objective de Dieu dans l’histoire, pour se cantonner dans l’expérience subjective des auteurs bibliques. De même, elle doit, bien souvent, laisser de côté la signification du texte pour établir un sens jugé pertinent pour aujourd’hui, sens qui s’apparente à une actualisation de type surtout existentiel. L’approche classique, quant à elle, ne nie pas que les auteurs bibliques racontent l’action divine au travers de leur propre expérience, mais du fait que la Parole de Dieu s’exprime par des paroles d’hommes, cette expérience humaine, subjective, s’intègre pleinement à la révélation. Cela étant dit, l’accent biblique se place, avant tout, sur ce que les auteurs ont vu et entendu, l’insistance portant moins sur l’expérience humaine que sur le fait que les personnes en question sont témoins de ce que Dieu a fait et dit27 [27]. Le début de la première épître de Jean montre clairement cette double réalité et, en même temps, la priorité de l’action objective de Dieu :

Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché, concernant la parole de la vie, – et la vie a été manifestée, nous l’avons vue, nous en rendons témoignage, et nous vous annonçons la vie éternelle, qui était auprès du Père et qui nous a été manifestée, – ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi, afin que vous aussi, vous soyez en communion avec nous. Or, notre communion est avec le Père et avec son Fils, Jésus-Christ. (1Jn 1.1-3)

L’action divine et l’expérience humaine sont maintenues ensemble, l’aspect subjectif étant toutefois subordonné à l’action divine objective à laquelle il est arrimé. De même, l’approche classique intègre sans peine les aspects « existentiels » dans les applications bibliques. Mais elle peut les affirmer précisément parce qu’elle en retient le fondement historique, objectif dans lequel de tels prolongements trouvent leur point de départ et leur solidité.

C. L’herméneutique classique et l’éthique biblique

Abordons un dernier point touchant aux conséquences pratiques de l’herméneutique classique. Nous l’avons vu, dans la compréhension réformée, l’action de Dieu dans l’histoire est première. Le récit biblique en fournit l’interprétation normative pour que le peuple de Dieu sache comment agir et vivre en conséquence. Cela a des répercussions pour les injonctions éthiques de la Bible. La primauté de l’action divine sur la révélation écrite implique une priorité correspondante par rapport à l’action humaine. Plus précisément, la Bible ne saurait être appréhendée comme un simple « manuel pratique », donnant des indications atemporelles sur la façon dont « l’homme de Dieu » doit vivre en tout temps et en toute circonstance. Au contraire, elle révèle en tout premier lieu comment, pourquoi et en vue de quoi le Dieu créateur et rédempteur agit dans l’histoire des humains. Cela ne concerne pas seulement le passé, mais encore l’avenir. Tout au long de ses pages, l’Écriture annonce des interventions divines dans un certain nombre de circonstances futures précises : l’installation en terre promise, l’invasion assyrienne ou babylonienne à la suite de l’infidélité du peuple, la fin de la déportation, le retour au pays, la venue du Messie, le don de l’Esprit, et ainsi de suite. Elle proclame, de même, des desseins concernant la finalité et l’avenir ultimes de la création. La logique biblique est donc : action et/ou promesse divine, puis réponse humaine, celle-ci découlant de celles-là.

Ce rapport entre action et promesse divines, d’un côté, et réponse humaine, de l’autre, explique pourquoi les commandements bibliques ne sont pas identiques à toutes les époques. Quantité de lois et injonctions qui sont données le sont dans le contexte de l’action de Dieu à un moment particulier ou en rapport avec des promesses futures précises. Cela est vrai, en particulier, des commandements de l’Ancien Testament. Entre l’Ancien et le Nouveau Testament, les principes fondamentaux restent les mêmes, puisque les commandements reflètent le caractère de celui qui les a donnés et que le projet divin pour la création demeure inchangé. Mais ces principes ne s’incarnent pas exactement de la même façon suivant l’époque où l’on se trouve. Comme le dit encore M. Horton :

[…] Étant donné que la révélation suit le déroulement temporel de la rédemption (plutôt que vice versa), les propositions elles-mêmes sont rarement des affirmations de vérités éternelles ; elles sont plus fréquemment des déclarations circonstanciées, répondant aux catégories du commandement et de la promesse. Certains de ces commandements et promesses (par exemple, celles se rapportant à la théocratie mosaïque) changent, tandis que d’autres ont une validité permanente (ainsi, l’alliance abrahamique)28 [28].

Sachant cela, nous ne sommes pas surpris de constater des différences sur le plan éthique entre les deux Testaments, ou même à l’intérieur de l’Ancien Testament. Le comportement à adopter à l’égard des Cananéens, par exemple, vise des peuplades particulières et un moment d’histoire précis (l’installation en terre promise)29 [29], ce comportement exprimant d’ailleurs le jugement divin sur ces mêmes peuplades30 [30]. Qu’il ne s’agisse pas là d’un précepte à valeur générale, d’autres textes de l’Ancien Testament le montrent clairement31 [31]. Refuser d’appliquer de telles lois à la situation de l’Église ou même à une autre période de l’histoire d’Israël n’a donc rien d’un choix sélectif ou arbitraire. Cela relève, au contraire, d’une saine herméneutique. Il en est de même des multiples commandements touchant au culte, aux sacrifices et à d’autres aspects de la loi de Moïse que la théologie classique a toujours considérés comme relevant des « lois cérémonielles »32 [32]. À l’inverse, les instructions éthiques du Nouveau Testament, bien que s’appuyant sur les mêmes principes fondamentaux que les lois vétérotestamentaires – réactualisés et approfondis en Christ –, ont un caractère bien plus stable et permanent33 [33].

Une illustration peut être utile ici : un parent imposera certaines règles à son enfant de 5 ans qu’il n’imposera plus lorsque ce même enfant aura 15 ans. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps l’enfant a intériorisé le « pourquoi » ou le principe de ces règles et agit de plus en plus par lui-même en adulte responsable. Certaines règles n’auront plus lieu d’être (« Ne t’approche pas de l’escalier, sinon tu vas tomber ! » par exemple). D’autres comportements que les parents n’ont jamais inculqués à l’enfant de 5 ans seront adoptés spontanément parce que cet enfant, devenu grand, sait désormais agir de façon appropriée dans des situations inédites. Il en est de même des exigences de Dieu à l’égard de son peuple. Il y a, entre les deux Testaments, une unité de principe, fondée sur le projet de Dieu pour sa création. Mais cela ne s’exprimera pas de la même manière s’agissant d’Israël qui vient de sortir d’Égypte ou qui se trouve aux abords de la terre promise, et de l’Église à laquelle Dieu « […] a parlé par le Fils en ces jours qui sont les derniers » (Hé 1.2).

Conclusion : la place de l’amour dans l’herméneutique

Concluons cet article en revenant au point abordé plus haut sur les présupposés. Une question qui peut surprendre, mais qui est à mon sens fondamentale, peut se formuler ainsi : quel est le lien entre l’herméneutique et l’amour de Dieu ? Je définis l’amour non comme un sentiment plus ou moins vague, mais comme un attachement à l’autre qui fonde la communication. Celui qui aime l’autre veut communiquer et agir en sa faveur. Par définition, l’amour ne peut se contenter ni de l’isolement ni de la passivité.

Or, poser cette question nous oblige à nous interroger sur les tenants et aboutissants pratiques des présupposés que nous formulons en tant que chrétiens. La question se pose d’un Dieu qui, oui ou non, agit et communique, et ceci de façon à ce que nous puissions en rendre compte de manière intelligible et le communiquer à d’autres. Dans l’herméneutique classique, où le rapport entre les différents composants de l’Écriture (récit, événement historique et sens) est essentiellement un rapport d’unité, l’autorévélation et l’affirmation d’un Dieu qui « est amour » sont parfaitement cohérentes34 [34]. Nous disons que Dieu est amour parce qu’il l’a prouvé dans l’histoire par la croix et la résurrection de son Fils, et qu’il nous l’a fait connaître par sa Parole35 [35].

En revanche, dès que nous posons une rupture, plus ou moins grande, plus ou moins radicale, entre Dieu et son action au sein de l’histoire, entre l’action divine et la façon dont les auteurs humains ont pu la comprendre, ou encore entre le sens que ces derniers ont transmis et celui que nous devons garder pour aujourd’hui, nous soulevons des questions sérieuses quant à la capacité – ou à la volonté – de Dieu de communiquer réellement avec ses créatures. D’autre part, si le lecteur, en dehors des perspectives fournies par l’Écriture elle-même, doit opérer un tri entre ce qu’il s’agit d’accepter ou de ne pas accepter, qu’est-ce que cela dit de la réalité d’un Dieu qui communique réellement et donc qui aime réellement ? Autrement dit, parler en termes de rupture entre l’action de Dieu, le récit qu’en fait l’Écriture et le sens qui en découle n’enlève-t-il pas tout fondement pour prétendre que Dieu est réellement amour ? Et dans ce cas-là, n’avons-nous pas coupé la branche sur laquelle nous étions assis ? Il semble évident qu’à ce niveau très fondamental, toute approche qui se veut chrétienne, tout en épousant les ruptures de l’herméneutique moderne, est particulièrement fragile36 [36].

De fait, cette remarque peut s’étendre à toute question théologique ou éthique. En tant que chrétiens, surtout en situation de modernité ou de « postmodernité », nous pouvons être tentés de ne garder de la Bible – de façon parfois très sélective et personnelle – que ce qui nous semble juste, vrai ou important, et de rejeter tout ce qui peut gêner ou heurter. Ce réflexe ne se limite pas à un milieu particulier, « pluraliste » par exemple. C’est un phénomène que l’on constate aussi chez bon nombre de ceux qui se disent « évangéliques ». Pourtant, il faut bien se rendre compte que faire de notre sensibilité ou de nos repères culturels le critère décisif de ce que nous retenons ou non de l’Écriture enlève tout fondement réellement biblique à toute affirmation que nous faisons sur Dieu. Quel critère précis permet, en effet, de soutenir que telle affirmation biblique serait juste et déterminante pour la foi, alors que telle autre serait une simple expression culturelle de l’époque biblique, n’ayant pas besoin d’être maintenue de nos jours ?

La question de l’interprétation est ainsi au cœur de la foi chrétienne. Face à la multiplicité d’approches et de types de lectures présents dans l’Église aujourd’hui, il n’est pas possible de donner une réponse unique, d’autant moins que certains d’entre eux, loin de s’opposer, peuvent éclairer des aspects complémentaires du texte. Toutefois, notre réponse aux questions posées par l’herméneutique et les critères que nous pouvons formuler pour distinguer entre interprétations valables, ou au contraire illégitimes, sont liés de façon indissoluble au statut et à l’autorité que nous reconnaissons à l’Écriture, comme aux présupposés avec lesquels nous l’abordons. Souhaitons que la réflexion de l’Église à ce sujet puisse être un instrument dans la main de Dieu pour que son Esprit conduise vers une compréhension plus grande de la vérité de sa Parole (Jn 16.13) !


  1. Donald Cobb est professeur de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin. Le présent article reprend et développe les éléments essentiels d’un débat à deux voix avec le professeur Élian Cuvillier en novembre 2016, à Aix-en-Provence, sur le sujet de l’autorité des Écritures.↩︎ [37]

  2. Cf. la liste partielle in P. Ricœur, L’herméneutique biblique, Paris, Cerf, 2001, p. 13.↩︎ [38]

  3. P. Ricœur, Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969.↩︎ [39]

  4. Par « herméneutique classique », entendons la façon dont les théologiens se situant dans la lignée de la Réforme, calviniste notamment, ont abordé le texte biblique. Au xvie siècle, les Églises protestantes ont entrepris un travail intense sur l’interprétation de l’Écriture, en raison de l’importance qu’elles accordaient au principe du Sola Scriptura, l’« Écriture seule ». Cela étant dit, les réformateurs n’ont pas innové en la matière, du moins dans leur reconnaissance de la Bible comme Parole de Dieu et de la fiabilité de la Bible, qui en est la conséquence. Sur ce plan, ils ont retenu la position universellement admise dans l’Église dès les premiers siècles et tout au long du Moyen Âge. Il semble donc préférable de parler, avant tout, de la perspective « classique », et non de l’approche « réformée » ou « calviniste » seulement. Cette position est d’ailleurs restée dominante jusqu’à l’époque des Lumières. Cf., sur la méthodologie exégétique de Calvin, D. Cobb, « L’exégèse de Jean Calvin, actualité et spiritualité », LRR 254 (2010/2-3), p. 21-36.↩︎ [40]

  5. B.F. Meyer, Reality and Illusion in New Testament Scholarship. A Primer in Critical Realist Hermeneutics, Collegeville MN, The Liturgical Press, 1994, p. 59. Cf. aussi ibid., p. 110, parlant de la recherche historique sur le Nouveau Testament : « Les motivations, les valeurs, l’utilisation de l’histoire et les motifs cachés que l’on prête à celle-ci, bien que d’une grande importance, sont des facteurs ‹méta-critiques›. Ils ne sont pas la conséquence de la méthode utilisée. Au contraire, ils prennent leur origine dans l’être moral de l’historien et, en dernière analyse, ils contribuent de façon plus fondamentale et globale que toute autre chose à la sorte d’histoire que celui-ci produit. »↩︎ [41]

  6. Cette catégorisation, très présente dans les discussions actuelles, doit beaucoup à P. Ricœur. Cf. aussi Stanley E. Porter et Beth M. Stovell, Biblical Hermeneutics. Five Views (S.E. Porter et B.M. Stovell, dir.), Downers Grove, InterVarsity, 2012, p. 12-20, et Joel B. Green, « The Challenge of Hearing the New Testament », Hearing the New Testament. Strategies for Interpretation (J. Green, dir.), Grand Rapids-Cambridge, Eerdmans, 20102, p. 10-14.↩︎ [42]

  7. Hans-Georg Gadamer est ici une référence incontournable, en particulier son ouvrage Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 19962. Cf. aussi les travaux de P. Ricœur, par exemple Le conflit des interprétations.↩︎ [43]

  8. Cf., par exemple, Ps 78.51-53 : « Il frappe tous les fils aînés de l’Égypte […]. Il fait partir son peuple comme un troupeau, il les mène au désert comme des brebis ; il les guide avec sûreté, ils n’ont pas à trembler quand la mer recouvre leurs ennemis. » (TOB)↩︎ [44]

  9. Je schématise ici l’évolution de l’interprétation biblique depuis les Lumières. Pour des raisons d’ordre pédagogique, ma présentation sera thématique et non chronologique.↩︎ [45]

  10. Cf., à ce sujet, parmi beaucoup d’autres, Wolfhart Pannenberg, Basic Questions in Theology, vol. 1, Philadelphie, Westminster Press, 1970, p. 96-97.↩︎ [46]

  11. E. Cassirer, Language and Myth, New York, Dover, 1946, cité in M. Horton, Covenant and Eschatology. The Divine Drama, Louisville-Londres, Westminster-John Knox Press, 2002, p. 58.↩︎ [47]

  12. M. Horton, Covenant and Eschatology, p. 100.↩︎ [48]

  13. Cette opposition entre l’Écriture conçue, d’un côté, comme récit de l’action de Dieu au sein de l’histoire et, de l’autre, comme recueil d’expériences subjectives que les auteurs ont faites du divin, est étroitement liée au divorce opéré par le philosophe Emmanuel Kant (1724-1804) entre le « phénomène » (la réalité extérieure, devant être saisie à l’aide d’une perspective naturaliste) et le « noumène » (le domaine intérieur de l’esprit humain qui serait, lui seul, le « lieu » de l’expérience religieuse).↩︎ [49]

  14. Cette rupture se trouve déjà (dans une forme largement abandonnée aujourd’hui), chez Friedrich Schleiermacher (1768-1834). Cf., par exemple, W. Pannenberg, Basic Questions in Theology, p. 103-105.↩︎ [50]

  15. B.F. Meyer, Reality and Illusion in New Testament Scholarship, p. 2, écrivant en 1995, dit ceci : « Au xxe siècle finissant, la question herméneutique la plus fondamentale en est venue à occuper le devant de la scène : est-ce que ce sont les textes qui nous communiquent le sens, ou est-ce nous qui prêtons un sens aux textes ? » (italiques de l’auteur). Ce sujet est abordé en profondeur dans l’ouvrage de Kevin Vanhoozer, avec le titre révélateur « Y a-t-il un sens à ce texte ? » : Is There a Meaning in This Text ? The Bible, The Reader, and the Morality of Literary Knowledge (coll. Landmarks in Christian Scholarship), Grand Rapids, Zondervan, 20092.↩︎ [51]

  16. B.F. Meyer, Reality and Illusion in New Testament Scholarship, p. 2.↩︎ [52]

  17. Le synode de Sète a ouvert la possibilité aux Églises locales de cette union de « pratiquer une bénédiction liturgique des couples mariés de même sexe qui veulent placer leur alliance devant Dieu ».↩︎ [53]

  18. E. Cuvillier in E. Cuvillier et Ch. Nicolas, Bénir les couples homosexuels ? Enjeux et débat entre protestants (coll. Comment faire…), Lyon, Olivétan, 2015, p. 129 (italiques dans le texte).↩︎ [54]

  19. E. Cuvillier aborde ses présupposés méthodologiques dans un article récent : « L’objectivité scientifique en exégèse biblique. Quelques réflexions actuelles à propos d’un vieux débat », Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires, 16 (2016), p. 7-8 : « La méthodologie mise en œuvre dans l’analyse des textes bibliques suppose un certain nombre de procédures qui n’ont rien de spécifique à l’exégèse biblique mais sont appliquées à d’autres grands textes de la littérature mondiale. On peut ainsi parler d’un ‹athéisme méthodologique›. » Cuvillier dit dans ce même article (ibid., 7) que les récits bibliques de la résurrection ne relèvent pas « […] d’une réalité objectivable, supposant la distinction entre le monde perceptible et un monde surnaturel qui ne serait accessible qu’aux croyants ».↩︎ [55]

  20.  E. Cuvillier, Bénir les couples homosexuels ?, p. 128-129.↩︎ [56]

  21.  « Le Synode […] ouvre la possibilité, pour celles et ceux qui y voient une juste façon de témoigner de l’Évangile, de pratiquer une bénédiction liturgique des couples mariés de même sexe qui veulent placer leur alliance devant Dieu. »↩︎ [57]

  22. W. Pannenberg, Basic Questions in Theology, p. 96. Cf. aussi les remarques de L. Gilkey, cité in M. Horton, Covenant and Eschatology, p. 51 : « Au moment de la Réforme, […] il y avait une grande unité entre les énoncés formulés dans les domaines de la théologie biblique et de la théologie systématique, car le théologien tirait des Écritures sa compréhension de l’activité divine sans modification, et parce qu’il interprétait de façon univoque les verbes employés dans la Bible. De la sorte, dans la théologie de la Réforme, comme nulle part ailleurs, la Bible ‹parle son propre langage› ou ‹parle pour elle-même›, la médiation théologique y étant minime. » Tout en soulignant le caractère quelque peu caricatural du propos, Horton commente ainsi : « Gilkey avait certainement raison de suggérer que la fracture sans cesse grandissante entre théologie biblique et théologie systématique dépend étroitement de la réponse que l’on donnera à cette question : faut-il prendre de manière simple les énoncés bibliques concernant les événements historiques ? »↩︎ [58]

  23. R. Gaffin Jr., Resurrection and Redemption, Phillipsburg, Presbyterian and Reformed, 1978, p. 22 (italiques dans le texte).↩︎ [59]

  24. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire ses commentaires sur le Ps 18, ou son interprétation des prophéties bibliques.↩︎ [60]

  25. M. Horton, Covenant and Eschatology, p. 75.↩︎ [61]

  26. Cf. D. Cobb, « L’histoire et le Nouveau Testament », La foi chrétienne et les défis du monde contemporain (sous dir. Chr. Paya et N. Farelly), Charols, Excelsis, 2013, p. 187-188.↩︎ [62]

  27. Il s’agit là, bien entendu, d’une remarque générale. Certains livres bibliques, les Psaumes notamment, mettent davantage en relief l’expérience subjective de leurs auteurs – sans pour autant que l’action divine soit perdue de vue. D’ailleurs, dans bon nombre de textes où les espoirs, craintes et joies des auteurs sont soulignés, c’est précisément en rapport avec l’intervention de Dieu, vécue ou attendue.↩︎ [63]

  28. M.S. Horton, Covenant and Eschatology, p. 139.↩︎ [64]

  29. Cf. Dt 7.2 ; 13.16 ; 20.17 ; Jos 10.35 ; 11.11.↩︎ [65]

  30. Cf. Gn 15.16 ; Lv 18.24-30, entre autres.↩︎ [66]

  31. Dt 10.10-18. Il est intéressant de noter que, d’après 1Ch 28.3, David, pourtant un homme « selon le cœur de Dieu », n’a pas pu être le bâtisseur du temple en raison de ses activités guerrières : « Dieu m’a dit : Tu ne bâtiras pas une maison à mon nom, car tu es un homme de guerre et tu as versé du sang. »↩︎ [67]

  32. Cf. Hé 10.1-4, 8-10, entre autres.↩︎ [68]

  33. 1Co 11.2-16 pourrait sembler contredire cette idée d’une éthique stable dans le Nouveau Testament et pour l’ensemble du temps de l’Église (ce qui explique aussi la tendance inverse, dans certains milieux, consistant à y voir un commandement pérenne). Cf. mon étude de ce passage et les conclusions qui en découlent pour une application actuelle : « La famille dans les épîtres », in N. Deuheuvels et Chr. Paya (sous dir.), Famille et conjugalité. Regards chrétiens pluridisciplinaires, Carrières-sous-Poissy-Charols, La Cause-Excelsis, 2016, p. 37-38.↩︎ [69]

  34. Cf. 1Jn 4.8.↩︎ [70]

  35. Rm 4.23-25 ; 5.8-10, entre autres.↩︎ [71]

  36. Il me semble que E. Cuvillier, « L’objectivité scientifique en exégèse biblique », p. 7, n’échappe pas à ce problème lorsqu’il écrit, par exemple, que « […] le mythe biblique traite de l’existence humaine dans le monde et que c’est ainsi qu’il faut l’analyser. Le mythe biblique ne parle pas de Dieu ‹en soi›, ou d’un arrière-monde mystérieux, il parle de l’humain confronté aux grandes questions de l’existence. » En d’autres termes, ce que nous avons dans les textes bibliques n’est pas une communication de Dieu mais le récit des auteurs humains qui tentent de mettre en mots, avec plus ou moins de succès, le sens de leur existence et de ce qu’ils tiennent pour leur expérience du divin.↩︎ [72]