- La Revue réformée - https://larevuereformee.net -

Les enjeux de la laïcité aujourd’hui

Les enjeux de la laïcité
aujourd’hui

Nicolas CADÈNE1 [1]

Introduction

Pour commencer, disons-le tout net, le concept de laïcité est l’occasion de multiples débats sur sa définition même. Il est vrai qu’il y a, intellectuellement, différentes conceptions de la laïcité, ce qui peut conduire à une vraie confusion sur le sens de ce terme. En fait, si depuis sa conception même, des visions divergentes de la laïcité s’affrontent, sur ce qu’elle ou, pour certains, sur ce qu’elle devrait être ; pour ce qui est de son application, nous devons nous en tenir à la laïcité telle qu’issue de notre histoire, telle que définie par les textes juridiques et telle que reprise par notre Constitution. Une laïcité qui, d’ailleurs, n’a pas besoin d’être « adjectivée ».

Pour l’essentiel2 [2], la définition juridique de la laïcité découle de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, de la loi Ferry du 28 mars 1882 et, bien sûr, de la loi du 9 décembre 1905. Nous avons fêté le 9 décembre dernier les cent dix ans de cette loi. Mais la laïcité n’est pas une « vieille lune » qui aurait cessé d’être actuelle. Bien au contraire, alors que notre société est trop souvent divisée et inquiète pour son avenir, la laïcité constitue un élément décisif pour vivre ensemble et, au-delà, pour faire ensemble.

Le défi essentiel de la laïcité est bien celui de participer à la cohésion nationale. L’histoire de France a montré combien notre laïcité avait finalement permis l’apaisement dans un pays qui a particulièrement souffert des guerres de religions et des persécutions à l’encontre des minorités, en particulier juifs et protestants. Durant plusieurs siècles, ceux qui n’adoptaient pas la religion du roi, le catholicisme, dans cet État français qui n’était pas laïque, étaient persécutés en raison de leur foi. Nulle liberté de conscience, ils se voyaient interdire les fonctions publiques ou certains métiers à responsabilités, ne pouvaient enterrer leurs morts dans les cimetières communs, ni, tout simplement, pratiquer leur culte.

Mais, bien sûr, la laïcité ne peut permettre le vivre ensemble que si elle est bien comprise et bien appréhendée. Parce que, dans le cas contraire, loin de rassembler, sa mauvaise application peut conduire à la division, ou pire, à l’exclusion. Cette bonne compréhension de la laïcité constitue un second défi, celui de la pédagogie de la laïcité. J’y reviendrai.

I. La laïcité est le produit de notre histoire

Je le disais donc, la laïcité est le produit de notre histoire de France. Si je puis dire, elle n’est pas « tombée du ciel ». Il y a d’ailleurs peu d’États où l’on retrouve dans les textes constitutionnels le même mot laïcité ou laïque. L’adjectif laïque (qui diffère du nom laïc) a été répandu par Ferdinand Buisson à la fin du xixe siècle et reste difficile à traduire à l’étranger.

D’autres États se définissent comme laïques mais l’organisation de leurs relations avec les cultes peut néanmoins être assez éloignée de la nôtre. Il y a par exemple la Belgique ‒ où a été instaurée « la laïcité organisée », assimilable à une conviction, ce que la laïcité française ne saurait être ‒, la Turquie ‒ où la religion est contrôlée par l’État, ce qui est interdit en France par le principe même de séparation ‒, l’Inde ‒ mais où l’État reconnaît cependant le droit basé sur la religion, ce qui est impossible en France en raison du même principe de séparation ‒, le Brésil ‒ mais où l’influence des religions sur les affaires de l’État reste très forte ‒, ou encore le Mexique ‒ où, là, le système se rapproche très nettement du nôtre (système qui a d’ailleurs été instauré très tôt, en 1863). À l’inverse, d’autres États, qui ne se définissent pas comme laïques, connaissent néanmoins des régimes de séparation entre les organisations religieuses et l’État assez proches du nôtre. Il y a par exemple l’Ecosse, qui, à la différence de l’Angleterre, au sein du Royaume-Uni, n’a plus de religion d’État ; les États-Unis, où, paradoxalement, malgré une religiosité très forte et omniprésente, l’État fédéral et les organisations religieuses sont strictement séparés ; ou encore l’Uruguay et le Japon.

C’est la Révolution française qui a fait émerger la laïcité comme une liberté fille du mouvement philosophique des Lumières. Effectivement, il y a eu dans ce que l’on a appelé les Lumières des thèmes fondateurs, intellectuels et culturels de la laïcité, dont beaucoup viennent de la pensée des philosophes hollandais et anglais Baruch Spinoza et John Locke, développée en particulier dans le Traité théologico-politique de 1670 et la Lettre sur la tolérance de 1689, soit un siècle avant la Révolution française.

Quant aux textes juridiques, ils apparaissent également plus tôt qu’on ne le croit généralement : en août 1789, Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne, fils d’un pasteur protestant nîmois et lui-même pasteur, défend l’inscription de la liberté de culte dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’article 10 adopté ne mentionne finalement pas précisément « la liberté de culte », mais constitue une avancée majeure en énonçant que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi ».

Entre 1789 et 1791, le statut de citoyen est octroyé à tous et les emplois et charges publiques sont également ouverts à tous, quelles que soient leurs convictions.

Au même moment, une femme de lettres, Olympe de Gouges, écrit la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, exigeant la pleine assimilation légale, politique et sociale des femmes. Sa phrase la plus célèbre est sans doute : « La femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. » Mais elle est finalement guillotinée le 3 novembre 1793… sans avoir eu le droit de monter à la tribune. Cette absence d’égalité à l’égard des femmes constitue sans doute le manquement majeur de la Révolution et rappelle que le combat laïque ne s’accompagnait pas forcément d’une reconnaissance des droits des femmes.

Le 20 septembre 1792, l’Assemblée législative laïcise l’état civil et le mariage (qui donc sont désormais gérés par les mairies et plus par la seule Église catholique), et le divorce est autorisé.

Le 21 février 1795, un décret de François-Antoine de Boissy d’Anglas, fils d’un médecin protestant et lui aussi connu pour son combat en faveur des protestants, institue pour la première fois l’exercice de tous les cultes et la séparation des Églises et de l’État en disposant notamment que « l’exercice d’aucun culte ne peut être troublé » et que « la République n’en salarie aucun ». On trouve déjà des termes qui seront inscrits dans la future loi du 9 décembre 1905, plus de cent dix ans plus tard.

Le xixe siècle a ensuite connu, successivement, avancées et reculs du principe de laïcité.

En 1801, Napoléon Bonaparte, avec la signature du Concordat, met un terme à la séparation entre Églises et État, en faisant toutefois du catholicisme non pas la religion de l’État comme c’était le cas avant la Révolution, mais celle « de la majorité des Français ». À la Restauration, le catholicisme redevient « religion d’État ». Puis, le dernier roi « des Français », Louis-Philippe, revient à la « religion de la majorité des Français ».

En 1833, la loi Guizot, du nom du ministre de l’Instruction publique François Guizot, lui-même petit-fils de pasteur protestant, autorise les particuliers à organiser des écoles primaires. Une timide notion de laïcité est introduite à son article 2, puisque la participation à l’instruction religieuse catholique n’est plus obligatoire et est laissée « à la responsabilité du père de famille ».

En 1850, la loi Falloux constitue un recul de la laïcité en accordant une place considérable à l’enseignement privé catholique. Elle donne une grande part à l’Église catholique dans l’organisation de l’enseignement : les évêques siègent de droit au conseil d’académie, l’école est surveillée par le curé conjointement avec le maire. Un simple rapport du maire ou du curé peut permettre à l’évêque de muter un instituteur à sa guise.

En 1881 et 1882, les lois de Jules Ferry remettent fortement en cause plusieurs éléments de la loi Falloux. La loi de 1881 rend l’enseignement primaire gratuit, celle de 1882 instaure l’obligation de l’instruction scolaire de 7 à 13 ans pour les garçons et les filles, et supprime des programmes scolaires l’enseignement religieux.

Quatre ans après, la loi Goblet du 30 octobre 1886 confie à un personnel exclusivement non religieux l’enseignement dans les écoles publiques.

Entre 1901 et 1904, à la suite de l’affaire Dreyfus, se trouve exacerbée ce que l’on a appelé la « guerre des deux France », qui oppose les tenants d’une France « catholique », « fille aînée de l’Église », et ceux d’une France se réclamant de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 se voulant diverse et séparée des organisations religieuses.

Après plus d’un siècle de luttes, d’avancées et de reculs de la laïcité, la célèbre loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État est une loi de compromis conclue essentiellement grâce à la détermination des députés Aristide Briand, Ferdinand Buisson et Jean Jaurès, et avec, finalement, le soutien de Georges Clemenceau. Ces « pères fondateurs » de la laïcité française font prévaloir une conception de la laïcité dite « libérale », c’est-à-dire qui n’est pas anti-religions et qui permet de fixer un cadre commun à tous, croyants ou non-croyants. Ils défendent une loi « de liberté ». Mais il faudra attendre 1924 pour que le pape Pie XI admette la loi de 1905 en préconisant la création d’associations diocésaines pour pallier le refus initial de constituer les associations cultuelles prévues par cette loi.

Aristide Briand exprime parfaitement l’accord obtenu sur la loi en déclarant à la tribune de l’Assemblée nationale en 1905 :

Quel est le but que vous poursuivez ? Voulez-vous une loi de large neutralité susceptible d’assurer la pacification des esprits et de donner à la République, en même temps que la liberté de ses mouvements, une force plus grande ? Si oui faites que cette loi soit franche, loyale et honnête. Faites-la telle que les Églises ne puissent trouver aucune raison grave de bouder le régime nouveau, qu’elles sentent elles-mêmes la possibilité de vivre à l’abri de ce régime et qu’elles soient pour ainsi dire obligées de l’accepter de bonne grâce, car le pire qui pourrait arriver dans ce pays ce serait de déchaîner les passions religieuses.

À lui s’opposent néanmoins plusieurs parlementaires, dont le député du Var Maurice Allard, qui proclame :

Pour nous libres penseurs, la séparation que nous voulons ne peut être que celle qui amènera la diminution de la malfaisance de l’Église et des religions. Je m’étonne qu’au moment où nous entreprenons contre l’Église le combat décisif, on nous demande de déposer les armes et d’offrir à l’Église un projet libéral tel que même elle n’aurait jamais osé le souhaiter.

Ce à quoi Aristide Briand répond :

Vous ne voulez pas la séparation de l’Église et de l’État, mais la suppression de l’Église par l’État. Au lieu d’avoir une Église libre dans un État libre, vous voulez une Église soumise dans un État fort. Monsieur Allard appelle l’État au service de la libre pensée et lui demande de mettre l’Église dans l’impossibilité de se défendre.

Lors des débats parlementaires, Charles Chabert, avec le soutien d’Émile Combes et de Maurice Allard, tous très hostiles à l’Eglise catholique mais aussi à la possibilité pour les femmes de voter, car les estimant forcément soumises à leur « confesseur », à leur curé, demande d’interdire les processions religieuses mais aussi le port des vêtements religieux dans la rue. Cela prend un singulier écho dans nos débats actuels. Aristide Briand estime qu’il s’agirait alors d’une fausse bonne solution en plus de constituer une atteinte à la liberté de conscience. Il déclare ainsi, avec fermeté mais aussi ironie :

Le silence du projet de loi [à ce sujet] n’a pas été le résultat d’une omission mais bien au contraire d’une délibération mûrement réfléchie. Il a paru que ce serait encourir, pour un résultat plus que problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule, que de vouloir par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté (…) imposer (…) l’obligation de modifier la coupe de ses vêtements.

Et, à propos de la soutane, obsession de l’époque, il répondait : « La soutane une fois supprimée, M. Chabert peut être sûr que si l’Église devait y trouver son intérêt, l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau, qui ne serait plus une soutane. »

Plus récemment, on peut rappeler les épisodes de ce que l’on a dénommé « la guerre scolaire » :

En 1951, les lois dites Marie et Barangé accordent les premières subventions publiques aux établissements d’enseignement catholique, notamment à travers des bourses scolaires.

En 1959, la loi dite Debré pose le principe du « caractère propre » des établissements privés sous contrat et le principe que les écoles privées ayant un financement public doivent accueillir tous les élèves et doivent respecter les règles et les programmes de l’enseignement public, dans le respect total de la liberté de conscience.

En 1981, une des propositions du candidat à l’élection présidentielle François Mitterrand est l’instauration d’un service public unifié laïque de l’Éducation nationale. En 1984, alors que son ministre de l’Éducation nationale, Alain Savary, défend ce projet, de très importantes manifestations éclatent en faveur de l’école « libre », c’est-à-dire l’école privée. Le projet n’aboutira pas et Alain Savary démissionnera.

En 2009, la loi dite Carle oblige les communes dont les enfants sont scolarisés dans des établissements privés hors de leur territoire à contribuer à financer ces écoles lorsqu’il n’y a pas d’établissement public dans la commune d’origine. Cette loi reste la plus contestée.

On le sait, si la question scolaire n’est pas la seule, elle reste très présente dans les débats sur la laïcité.

Le 18 septembre 1989 est née la célèbre « affaire du foulard » : le principal d’un établissement scolaire de Creil interdit à trois jeunes filles musulmanes d’assister aux cours parce qu’elles portent un voile islamique. Beaucoup de débats ont suivi. Le ministre de l’Éducation nationale d’alors, Lionel Jospin, veut la résoudre par le dialogue. Mais il y a un combat idéologique à l’intérieur même du camp laïque et à l’intérieur de la gauche alors au pouvoir, entre les partisans de l’interdiction et les partisans du dialogue. Lionel Jospin saisit le Conseil d’État pour avis.

Le 27 novembre 1989, le Conseil d’État rend un avis où il estime que le port d’un signe religieux à l’école n’est pas par lui-même incompatible avec la laïcité, à condition qu’il ne soit pas « ostentatoire ou revendicatif ». Mais cela n’éteint pas le débat qui se prolonge en 2003 à travers une mission parlementaire présidée par Jean-Louis Debré, puis par le rapport de la commission dite Stasi, qui conclut à la nécessité d’une loi pour clarifier la situation. J’y reviendrai.

Enfin, il y a eu la loi de 2010 sur l’interdiction de la dissimulation du visage en public. Mais il faut ici rappeler que ce n’est pas une loi découlant de la laïcité, mais une loi fondée sur le principe de la sécurité publique. Elle concerne d’ailleurs, au-delà du voile intégral ‒ même si c’est bien celui-ci qui était d’abord concerné ‒, toute dissimulation du visage, comme avec un casque ou une cagoule, par exemple.

II. La laïcité se vit au quotidien

J’en viens donc au second enjeu, celui de la pédagogie de la laïcité et de son explication concrète.

La laïcité, on ne sait pas toujours ce qu’elle est. On constate des difficultés à la définir et à la pratiquer parce qu’elle doit se vivre au quotidien.

Pour faire simple, la laïcité repose sur trois principes : la liberté de conscience et la liberté de culte, la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, et l’égalité de tous devant la loi, quelles que soient leurs croyances ou leurs convictions, ce qui permet la fraternité républicaine. En cela, la laïcité se décline parfaitement dans la devise républicaine : « liberté, égalité, fraternité ».

La laïcité garantit aux croyants et aux non-croyants, aux athées, aux agnostiques le même droit à la liberté d’expression de leurs convictions. Elle assure aussi bien le droit de ne pas avoir de religion, d’adhérer à une religion, de ne plus avoir de religion, ou de changer de religion.

Elle garantit le libre exercice des cultes et la liberté de religion, mais aussi la liberté vis-à-vis de la religion : personne ne peut être contraint par le droit au respect de dogmes ou des prescriptions religieuses.

La laïcité suppose la séparation de l’État et des organisations religieuses. L’ordre politique est fondé sur la seule souveraineté du peuple des citoyens, et l’État ‒ qui ne reconnaît ni ne salarie aucun culte ‒ ne se mêle pas du fonctionnement des organisations religieuses.

Il faut cependant clairement distinguer quatre espaces d’application, bien que cette distinction ne soit pas toujours évidente :

« L’espace privé » : c’est le domicile par exemple, l’espace où la liberté de manifester ses convictions est totale, où l’on est totalement libre, sous la seule réserve du respect de la loi.

« L’espace administratif » : c’est l’espace de l’État, des collectivités locales, des services publics. Ici, les bâtiments (façades, murs) et les agents publics et tous ceux qui sont délégataires d’un service public sont soumis à la neutralité. Mais pas les usagers, qui eux voient la laïcité leur garantir la liberté de conscience et sa manifestation, dès lors qu’il n’y a aucune perturbation du service. Il y a cependant le cas particuliers des élèves des établissements publics, j’y reviendrai.

« L’espace social » : c’est l’espace où l’on travaille ensemble, l’entreprise privée ou l’association par exemple. La liberté de manifester ses convictions y est garantie, sous réserve d’absence de prosélytisme, du respect des règles d’hygiène et de sécurité, mais aussi du respect de la bonne marche de l’entreprise ou de l’association.

« L’espace partagé » : c’est l’espace commun à tous, la rue ou la place par exemple, à ne pas confondre avec l’espace administratif. La liberté de manifester ses convictions y est garantie dans la limite de l’ordre public.

Les règles découlant du principe de laïcité ne s’appliquent donc pas de la même façon selon l’espace concerné.

La France, République laïque, « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction ». Elle assure ainsi l’égalité des citoyens face au service public, quelles que soient leurs convictions ou croyances.

Le service public ne peut donc pas montrer une préférence, ou faire preuve d’une attitude discriminatoire, selon l’appartenance ou la non-appartenance religieuse, réelle ou présumée, de ses usagers. Les agents publics, et tous ceux qui exercent une mission de service public (même de droit privé), doivent non seulement ne pas marquer une telle préférence mais aussi ne pas donner l’apparence d’un tel comportement préférentiel ou discriminatoire, par exemple par la présence de signes à caractère religieux dans leur bureau ou sur leur guichet, ou par le port de tels signes. Rappelons d’ailleurs que leur neutralité ne concerne pas seulement les convictions religieuses ou philosophiques, mais aussi les convictions politiques ou syndicales.

Je l’ai dit, cette neutralité s’applique à tous ceux qui exercent une mission de service public, mais pas à ses usagers. Eux se voient garantir, par la laïcité, leur liberté de manifester leurs convictions, dès lors qu’ils ne perturbent pas le bon fonctionnement du service. Il y a cependant à préciser la situation particulière des élèves des écoles, collèges et lycées publics. Il s’agit d’usagers du service public (de l’éducation) pour lesquels la loi du 15 mars 2004 a interdit le port de signes ou de tenues « manifestant ostensiblement une appartenance religieuse ». Ce principe d’encadrement des tenues et signes religieux ne s’applique pas dans les établissements privés d’enseignement.

Cette loi a été justifiée par la nécessité de préserver les enfants de pressions qu’ils subiraient dans l’acquisition des bases du savoir, y compris par d’autres élèves, afin qu’ils puissent ensuite faire librement leurs choix. C’est pourquoi la commission Stasi avait rappelé que cette loi n’a pas vocation à s’appliquer à l’université. En effet, une fois à l’université, les étudiants ont déjà pu faire ce choix convictionnel librement, sont devenus des citoyens majeurs, et ont choisi la poursuite de leur parcours universitaire. Ils peuvent donc manifester leurs convictions, mais là encore, toujours dans le respect d’autrui, du bon fonctionnement de l’établissement, et du bon déroulement des cours.

III. Le contexte

Alors, aujourd’hui, quel est le contexte ?

Malgré les terribles attentats que la France subit actuellement et qui nous renvoient à une problématique qui sort largement du seul champ de la laïcité, nous observons un point rassurant : la France reste attachée à ses principes républicains. Mais, en période de crise, il y a des replis sur soi évidents, des replis sur des valeurs traditionnelles et religieuses plus rigoureuses, des replis à caractère identitaire, des pratiques religieuses parfois réinventées, et des pressions communautaristes, voire des provocations contre la République ‒souvent plus médiatisées qu’auparavant ‒, en particulier dans des zones périphériques, dans des zones rurales et dans des quartiers trop longtemps laissés à l’écart où le sentiment de relégation sociale est très fort.

En parallèle, il y a une forte crispation autour de la visibilité religieuse et de toute expression religieuse, essentiellement dans l’Hexagone où la diversité est plus faible que dans les départements et territoires d’outre-mer. Il y a donc une tension, et les conflits internationaux, en particulier la guerre contre Daech, ainsi que la situation économique et sociale n’y sont pas étrangers. Nous touchons ici plusieurs difficultés qui, en réalité, ne sont pas directement liées à la laïcité.

De fait, la laïcité est trop souvent utilisée pour répondre à tous les maux de la société. Elle devient alors un concept « fourre-tout » pour définir des situations qui relèvent bien souvent d’une multitude de champs, tels que la lutte contre le terrorisme, la sécurité publique, l’incivilité, ou encore l’intégration. Tous ces sujets ne sont pas directement liés à la laïcité. Et, pour garantir son effectivité, la laïcité a besoin de la mixité sociale et d’une lutte constante contre toutes les inégalités et discriminations, qu’elles soient de genre, urbaines, sociales, scolaires ou ethniques. La commission Stasi le rappelait dans son rapport de 2003 et Jean Jaurès l’affirmait déjà en 1904 : « La République doit être laïque et sociale. Elle restera laïque si elle sait rester sociale. »

Mais, on le sait, la situation actuelle ne favorise pas le vivre ensemble : il y a une ségrégation sociale, des jeunes sans emploi, un chômage qui reste très important pour l’ensemble de la population active, une société inégalitaire, des comportements discriminatoires, de la précarité, un manque de perspective, un manque d’idéal et une défiance toujours plus grande. Ainsi, pour 79% des Français, « on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ».

À l’heure des chaînes d’information en continu, d’internet et des réseaux sociaux, le traitement par les médias, et aussi ‒ il faut l’admettre ‒ par certains élus de la République, des questions touchant aux religions et au principe de laïcité manque trop souvent, malheureusement, de recul et d’impartialité. Nous devons donc, tous, être pédagogues, en apportant des réponses concrètes aux problèmes qui peuvent se poser.

À l’Observatoire de la laïcité, une de nos premières tâches a donc été d’éditer des guides pratiques qui expliquent comment répondre à des problématiques de terrain en lien avec la laïcité et les faits religieux : un premier sur la laïcité dans les collectivités locales, un deuxième sur la gestion du fait religieux dans les structures socio-éducatives, un troisième sur la gestion du fait religieux dans les entreprises privées et un quatrième sur la laïcité et la gestion du fait religieux dans les établissements publics de santé3 [3].

Dans le secteur privé, où bien sûr le principe de neutralité ne s’applique pas, il y a un point commun aux réponses qui doivent être apportées : la justification objective. Le ressenti et la subjectivité ne doivent pas être des critères, car s’il n’y a aucun trouble objectif et si la mission du salarié est parfaitement remplie, sanctionner ce qui serait alors une simple apparence relèverait de la discrimination. En revanche, la manifestation du fait religieux peut être encadrée, voire interdite pour des raisons objectives d’hygiène et de sécurité, ou tout simplement de bonne marche de l’entreprise ou de l’association.

De façon générale, il est vrai que les acteurs de terrain, quels qu’ils soient, du secteur public comme du secteur privé, sont encore trop nombreux à se sentir mal outillés, avec le risque de céder à deux attitudes incompatibles avec la laïcité : tout autoriser (et favoriser ainsi le communautarisme) ou tout interdire (et générer de nouvelles discriminations). Le juste équilibre, ce n’est pas de répondre à un intérêt particulier mais toujours d’offrir une réponse d’intérêt général, dans le cadre des limites posées par la loi.

Un premier exemple : la restauration scolaire. La meilleure des solutions à notre sens est celle de l’offre de choix, à savoir repas avec ou sans viande. Cela permet à tous, qu’ils soient croyants musulmans ou juifs, qu’ils suivent un certain régime alimentaire, qu’ils soient végétariens ou encore qu’ils n’aient tout simplement pas envie de viande ce jour-là, de manger ensemble. Oui, le plus important est de ne pas séparer les enfants selon ce qu’ils mangent. Même si ce n’est pas toujours simple, il faut bien sûr éviter d’avoir des tables « avec porc » et d’autres « sans porc », ou « avec ou sans viande », par exemple. Il faut toujours préserver le repas en commun.

Autre exemple : dans une entreprise privée ou publique, si un employeur reçoit une demande d’absence en fin d’après-midi, y répondre ne suppose pas de savoir s’il s’agit d’une raison religieuse (une prière, un déplacement à un culte, notamment), syndicale, politique ou simplement personnelle (aller chercher son enfant à la crèche par exemple). Il faut uniquement analyser si, de façon objective, l’organisation du travail dans l’entreprise rend l’absence éventuellement possible ou non.

Sur les questions d’égalité entre les femmes et les hommes, bien qu’il ne s’agisse pas directement de laïcité, les réponses sont claires : il n’est pas question d’autoriser, sous aucun prétexte, qu’il soit religieux ou autre, une quelconque inégalité. Le droit commun l’emporte évidemment sur toute éventuelle prescription religieuse ou interprétation religieuse.

En résumé, sur toutes ces questions, y compris les plus sensibles, il faut savoir garder « la tête froide » et appliquer le droit, avec fermeté et discernement. Rien que le droit mais tout le droit. Mais il ne faut pas transformer la laïcité en une série de nouveaux interdits, car cela ne pourrait qu’alimenter un discours victimaire et, par voie de conséquence, les provocations et les extrémismes religieux et politiques.

En parallèle, il faut promouvoir toutes les actions renforçant la cohésion sociale. Je pense notamment au développement du service civique ; au développement de l’enseignement laïque des faits religieux, à la poursuite de l’enseignement moral et civique qui a été lancé en 2015 ; et, bien sûr, à la multiplication des formations à la laïcité partout sur le territoire pour tous les acteurs de terrain et les fonctionnaires.

Il apparaît également nécessaire d’assurer la prise en compte de toutes les cultures qui ont participé au récit national. Cette question de l’intégration dans le récit national des jeunes Français d’origine, notamment, des départements et territoires d’outre-mer, maghrébine, subsaharienne ou asiatique participe évidemment au vivre ensemble et à l’appartenance à la République. Tous doivent pouvoir se considérer comme Français. De fait, toutes ces cultures et cette diversité qui ont permis, grâce à notre État laïque, de construire une histoire commune et qui ont façonné la France ne sont pas suffisamment traitées. Notre pays est encore présent sur les cinq continents et son histoire est empreinte de cultures créoles, africaines, asiatiques et de bien d’autres. Qui connaît pourtant l’émir Abd el-Kader, Dèo Văn Tri, Léopold Sédar Senghor ou Henry Sidambarom ? Trop peu de personnes, trop peu de jeunes. Ces personnalités, d’origines et de confessions différentes, ont pourtant participé à l’histoire de France et ont tous été décorés par la République.

La laïcité est la clé de la construction de la citoyenneté qui fait, de chacune et de chacun d’entre nous, au-delà de nos appartenances ou de nos origines, des citoyennes et des citoyens à égalité de droits et de devoirs. Elle nous permet d’aller au-delà de nos différences, de les dépasser tout en les respectant et, même, en en faisant une richesse.

C’est donc, avec la volonté de vivre ensemble, la base de notre identité nationale. Notre laïcité garantit la liberté de croire ou de ne pas croire et la possibilité de l’exprimer dans les limites de la liberté d’autrui. Une incroyable avancée lorsque l’on pense aux nombreux États dans le monde où l’on ne peut pas avoir certaines croyances, changer de religion, être athée ou agnostique.


  1.  Nicolas Cadène est le rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité. [4]

  2.  Ne sont pas traités ici les régimes spécifiques en Alsace et Moselle et de certaines collectivités d’outre-mer. [5]

  3.  Guides accessibles et librement téléchargeables sur le site internet de l’Observatoire de la laïcité : www.laicite.gouv.fr. [6]