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L’apport de la théologie réformée à l’église universelle

L’apport de la théologie réformée
à l’église universelle[1] [1]

Gérald BRAY[2] [1]

Introduction

Nous nous rassemblons aujourd’hui à l’occasion du quarantième anniversaire de la Faculté Jean Calvin afin de remercier Dieu pour sa grâce durant le temps écoulé, celui d’une génération, de le prier d’exercer sa bonté au cours des années à venir, et de considérer ensemble le rôle confié à une telle faculté et à la tradition qu’elle représente dans le monde actuel. Une faculté réformée doit, en principe, enseigner la théologie qui correspond à cette étiquette ; autrement, son existence n’aurait pas de sens. Mais cette théologie peut-elle encore se justifier aujourd’hui dans une Église qui s’« œcuménise » progressivement et face à un monde qui affiche une diversité théorique mais qui, en fait, pratique de plus en plus un conformisme laïque ne laissant aucune place à une religion de croyants considérés ipso facto comme des fanatiques et même des terroristes ! Dans ces conditions, on peut supposer qu’il serait normal que les chrétiens de toutes confessions présentent un front commun qui respecte les identités historiques et particulières et qui, en même temps, imagine un programme social et politique propre à les protéger dans un contexte de plus en plus détaché des traditions séculaires représentées par les Églises reconnues. De plus, il arrive aussi que les chrétiens les plus engagés dans l’évangélisation ou dans le monde intellectuel soient relativement déracinés par rapport à leurs Églises d’origine et peu touchés par la théologie confessionnelle qui les caractérise, du moins formellement. Parmi les protestants en particulier, la migration d’une Église vers une autre est de plus en plus acceptée, avec pour résultat que le qualificatif « réformé », appliqué aux membres particuliers de telle ou telle assemblée, n’a plus le sens profond qu’il avait il y a cent ans. La scène ecclésiastique est plus fluide que jamais, ce qui nous pousse non seulement à nous afficher en tant que réformés, mais à nous définir afin de nous reconnaître les uns les autres dans un monde nouveau.

I. Un héritage morcelé

Qu’est donc la théologie réformée ? Comment l’identifier dans le marais des opinions diverses qui caractérisent l’Église aujourd’hui ? L’identification présuppose une définition valable que connaissent la plupart de ceux qui sont immédiatement intéressés par la question, c’est-à-dire les membres des Églises « prétendues réformées », comme les qualifiait l’Ancien Régime français. Selon eux, les Églises réformées sont celles qui sont issues de la Réforme du xvie siècle, sous l’impulsion de Jean Calvin, dont la théologie et l’ecclésiologie marquent leurs descendants jusqu’à l’heure actuelle. Certes, de nombreuses divisions se sont produites au cours de l’histoire, avec, aujourd’hui encore, un certain nombre de tensions internes entre « libéraux » et « conservateurs ». Toutefois, vu de l’extérieur, le monde réformé est facilement reconnaissable, avec ses temples dépourvus de tout signe religieux visible, ses pasteurs vêtus de noir qui prêchent des sermons interminables et incompréhensibles pour la majorité des assistants, mais qui, en revanche, possèdent souvent une érudition qui est la marque infaillible d’une bonne formation académique. La théologie calvinienne est formalisée dans des confessions de foi du xvie ou du xviie siècle qui sont aujourd’hui encore le point de départ privilégié de toute réflexion théologique moderne. Quant à l’administration ecclésiastique, elle est, le plus souvent, confiée à des consistoires et à des synodes qui exercent une sorte de tutorat sur des pasteurs contraints de se conformer à leurs directives. Ce système, qui au début devait assurer l’orthodoxie de tous et un ministère pastoral de qualité universelle, a souvent servi à étouffer tout développement spirituel et, par conséquent, toute réforme ultérieure, malgré l’affirmation quasi générale que l’Église est non seulement déjà reformata (réformée), mais aussi toujours ouverte à de nouvelles impulsions réformatrices (semper reformanda), ce que les administrateurs en place s’efforcent en réalité d’empêcher avec toutes les ressources à leur disposition. Le résultat est que, trop souvent, le seul moyen de réformer l’Église existante est d’en créer une autre avec les mêmes principes de base, la même constitution synodale et la même confession de foi, accompagnée parfois d’une déclaration spécifique qui explique les raisons pour lesquelles le schisme a eu lieu.

Ce schéma, il faut l’avouer, caractérise les Églises réformées non seulement dans le monde francophone, où leur sort minoritaire les a probablement protégées contre les formes les plus extrêmes de ce phénomène, mais beaucoup plus ailleurs. Aux Pays-Bas, par exemple, l’expression courante « deux Hollandais – trois Églises » témoigne de cette tendance scissipare et, dans le monde anglo-saxon, le nombre de dénominations différentes est légendaire. En Écosse, il y a au moins un village de ma connaissance dans lequel il n’y a pas moins de cinq Églises réformées ou presbytériennes, dont quatre sont de fondation relativement récente ; elles desservent une population éparse et ne s’entendent pas entre elles pour des raisons théologiques qu’ignore la majorité de ceux qui y viennent le dimanche. Signe de vitalité spirituelle pour les uns, tragédie scandaleuse pour les autres, mais pour tous une réalité quotidienne qui continue de caractériser la tradition réformée dans le monde entier.

II. La vision originelle

Ce portrait des Églises réformées, quoique conforme à une certaine évolution historique, ne correspond pas à l’esprit originel qui avait animé la génération de Calvin et de ses collègues. Les fondateurs de ce que nous appelons la tradition réformée n’avaient aucune intention de créer de nouvelles Églises. Pour eux, il n’y avait qu’une seule Église, sainte, catholique et apostolique, qu’il fallait purifier de la corruption dont elle avait souffert à la suite de la dictature imposée par le pape romain depuis la grande réforme grégorienne du xie siècle, et renforcée à cause du rattrapage devenu nécessaire après la captivité babylonienne de la papauté en Avignon et le grand schisme, conséquence du retour du Saint-Siège à Rome. Ce désordre notoire avait des racines théologiques que les premiers réformateurs voulaient combattre par l’évidence de l’Écriture sainte, récemment redécouverte dans ses versions originales et interprétée selon les normes de l’humanisme érasmien de la Renaissance.

Le génie de Calvin ne se trouve pas dans son originalité, notion que lui-même aurait rejetée avec horreur, mais dans sa capacité à organiser et à présenter la tradition séculaire avec un éclat extraordinaire qui correspondait aux besoins de son époque et qui continue de nous offrir un modèle classique de ce que doit être l’enseignement ecclésiastique. Calvin a suivi un schéma déjà élaboré au début du xiiie siècle par un maître parisien du nom de Thomas de Chobham, peu connu aujourd’hui, mais qui exerçait une influence considérable de son vivant. Chobham avait analysé la tâche du théologien en la divisant en trois parties distinctes. D’abord, il fallait maîtriser les sources, c’est-à-dire la révélation biblique. Ensuite, l’interprète devait en tirer un système cohérent afin de démontrer la logique interne de cette révélation. Finalement, le prédicateur avait le devoir non seulement de communiquer le contenu de ce système, mais de l’appliquer de manière responsable à la cure d’âme, qui restait toujours l’objectif principal de la théologie.

III. Une exégèse servante du texte

Calvin a repris la méthode de Thomas de Chobham, qu’il a adaptée à la modernité de son temps. Considérons, d’abord, la question des sources. Le retour aux sources était l’idée fixe d’Érasme et de ses contemporains, qui croyaient que seule la pureté des origines pouvait nourrir l’épanouissement si désiré de la civilisation chrétienne. Pour cette génération, l’antiquité de la Bible était un argument en faveur de sa véracité et la redécouverte des textes primitifs devait, en principe, ouvrir la porte au renouveau d’une Église ternie par une pollution progressive des eaux vivantes qui coulaient de cette source originale. Aujourd’hui, nous constatons la naïveté de cette approche simpliste, mais l’argument a convaincu les contemporains d’Érasme, y compris le jeune Calvin. En même temps, nous reconnaissons aussi que c’est lui, Calvin, qui a pratiquement inventé le commentaire biblique moderne. Avant lui, les commentateurs avaient tous l’habitude d’employer l’exégèse au service de leur théologie, même si cela les obligeait à recourir à l’allégorie ou à contourner le sens évident du texte qu’ils prétendaient commenter. Calvin a totalement exclu cette façon de procéder. Son exégèse se limitait au sens littéral de ce qu’il commentait et il réservait son exposition théologique aux sermons qu’il prêchait ou à l’Institution de la religion chrétienne qu’il a préparée comme manuel d’instruction pour les étudiants en théologie et pour les pasteurs qu’il a envoyés en France et un peu partout en Europe. Le résultat de cette modestie, c’est que nous lisons ses commentaires encore aujourd’hui. Calvin reste un partenaire dans le dialogue exégétique autour de la Bible. Son opinion est encore citée et parfois même sollicitée par des chercheurs intellectuellement très éloignés de lui, mais qui le respectent comme leur collègue dans le domaine de la science biblique. Dans ce domaine, l’œuvre de Calvin demeure donc vivante et constructive.

IV. Une révision du système théologique

Dans son système théologique, Calvin a effectivement remplacé l’œuvre classique de son époque, les Sentences de Pierre Lombard, maître parisien du xiie siècle qui fut nommé évêque de la capitale un an avant sa mort en 1160. Lombard avait légué à ses étudiants une collection de citations patristiques rangées selon quatre critères empruntés au livre classique Sur la doctrine chrétienne (De doctrina christiana) de saint Augustin. Son premier livre est consacré à la sainte Trinité, objet de la jouissance de chaque croyant. Le second livre est consacré à la création, le moyen octroyé aux hommes pour qu’ils puissent arriver à la connaissance et à la jouissance du divin. Le troisième livre dévoile le mystère du Christ, le Dieu qui est entré dans sa création afin de forger un lien inébranlable entre deux réalités qui se seraient autrement opposées. Enfin, le quatrième livre explique les sacrements, par lesquels le Christ se présente à nous aujourd’hui et communique sa grâce à ceux qui les reçoivent. Tout le système médiéval se construisait sur ce fondement et chaque professeur de théologie, y compris le jeune Martin Luther, devait écrire une dissertation sur un aspect des Sentences afin d’obtenir une chaire de théologie dans une université.

C’est en remplaçant ce texte fondamental que Calvin a assuré l’avenir de la Réforme. La contestation des abus reconnus, si évidente chez Luther par exemple, ne pouvait pas suffire à long terme. Un seul abus peut toujours être corrigé et, du vivant de Calvin, l’Église catholique a essayé de le faire au fameux Concile de Trente, qui est devenu la base du catholicisme moderne jusqu’à Vatican II, dans les années 1960. Calvin ne voulait pas de cela. Au lieu de réparer les défauts superficiels du système déjà établi, il s’est consacré à la reconstruction totale de la théologie à partir du principe de l’Écriture seule (sola Scriptura), qui avait été le fondement de l’enseignement de Jésus, des apôtres et des Pères de l’Église, y compris saint Augustin, qui avait tant inspiré l’œuvre de Pierre Lombard. Calvin a toutefois repris le modèle des Sentences de Lombard – une introduction à la théologie en quatre tomes, répartis selon les thèmes principaux de la confession de foi, qui était avant tout pour lui le Symbole des apôtres, considéré à l’époque comme un témoignage en accord avec le contenu de leur enseignement, c’est-à-dire de l’Évangile. Le premier livre de l’Institution est donc consacré à Dieu le Père et à la Trinité, tout comme le premier livre des Sentences. Mais le deuxième livre traite de la christologie et le troisième du Saint-Esprit – quelque chose de nouveau qui lui a valu le titre de « théologien du Saint-Esprit ». Le quatrième livre est consacré aux grandes questions relatives à la vie chrétienne – les sacrements certes, mais aussi la morale et la place de l’Église dans le monde.

Au lieu de présupposer une opposition conceptuelle entre Dieu et la création, opposition réconciliée dans et par l’incarnation du Christ, Calvin propose une « opposition », si nous osons employer ce terme, entre le Père et le Fils, opposition purement formelle parce que la réconciliation est déjà présente dans la Trinité et manifestée par l’Esprit qui est le vrai fondateur de l’Église, et par qui nous avons accès au sacrifice du Fils pour notre salut et à la présence de Dieu. Les sacrements témoignent de cette communion entre le croyant et le Christ, mais la communion elle-même n’est réalisée que dans et par l’Esprit. On peut être baptisé, on peut aller mille fois à la messe, mais si l’on ne connaît pas la présence de l’Esprit dans le cœur, tout cela ne sert à rien. Les vrais fidèles sont ceux qui sont nés de l’Esprit ; la vraie Église, qui est le corps du Christ, est formée par l’action de la troisième personne de la sainte Trinité, qui témoigne à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu.

Cette exposé théologique propose une intériorisation de la foi qui est la vraie marque de l’Évangile et le vrai fondement de l’Église dite « réformée ». La Réforme ne correspond à rien d’autre qu’à la nouvelle naissance que Jésus a expliquée à Nicodème. Calvin était conscient de la présence, en France et en Europe, de plusieurs Nicodème, c’est-à-dire de personnes de bonne volonté, plus ou moins croyantes, mais qui n’avaient pas encore pris position en faveur de l’Évangile, et il s’adressait à eux. À ses yeux, la bonne volonté est sans doute quelque chose à désirer, mais elle ne suffit pas à elle seule. Il faut naître de nouveau, et cela se produit uniquement dans et par l’action de l’Esprit Saint.

V. Une théologie pour le peuple de Dieu

En troisième lieu se trouve l’application de la théologie qui, pour Calvin, tout comme pour Thomas de Chobham avant lui, correspondait à la prédication. Calvin était un prédicateur. Trois ou quatre fois par semaine, il montait en chaire dans le temple Saint-Pierre afin d’enseigner la Parole de Dieu. Peu importe les distinctions qu’il faisait entre leçons, congrégations et homélies ; elles n’étaient, toutes les trois, que des manières différentes de prêcher l’Évangile. C’est là, malheureusement, le côté relativement inconnu de son œuvre aujourd’hui. Il est vrai que certains de ses sermons sont disponibles, mais le langage désuet, les allusions maintenant perdues à l’histoire et l’impossibilité pratique de recréer l’atmosphère du temps s’opposent à la compréhension de cet aspect de son ministère. De plus, nous savons que les textes de plusieurs de ses sermons ont été jetés à la poubelle au moment de la Révolution française et qu’il reste encore, à Genève, un tas de manuscrits inédits, souvent presque illisibles, qui pourraient faire avancer nos connaissances dans ce domaine mais que personne n’a le courage d’exploiter. Il en résulte que, pour plusieurs, Calvin demeure le commentateur de la Bible et le théologien de l’Institution, qui a exercé son influence sur Genève pendant deux décennies, et on n’écoute plus sa voix pastorale. C’était pourtant une dimension essentielle de son ministère. Calvin faisait ses études bibliques et théologiques afin de persuader la population genevoise de la vérité du message des Écritures et de l’importance de l’appliquer directement à la vie quotidienne. Sans cette dimension, la carrière de Calvin n’a pas de sens et ce que nous appelons maintenant « la théologie réformée » perd de son poids et de sa valeur spirituelle. Karl Barth a dit qu’une théologie qu’on ne peut pas prêcher ne vaut rien ; son jugement reste l’opinion universelle des théologiens vraiment réformés. Aussi longtemps que le ministère de la Parole ne sera pas renouvelé et rempli tout à nouveau de cette conviction que seul l’Esprit de Dieu peut susciter, l’apport de la théologie qu’il représente pour l’Église universelle sera certainement nul.

VI. L’œuvre de la trinité dans la théologie latine

L’importance de la place que l’œuvre du Saint-Esprit occupe dans la théologie réformée ne saurait être exagérée. Aujourd’hui, personne n’est surpris de trouver un livre de théologie ayant pour titre L’œuvre du Christ ou L’œuvre du Saint-Esprit mais, avant le xvie siècle, de tels ouvrages n’existaient pas. Cela ne signifie pas que les questions posées par ces titres n’étaient pas discutées, mais on les abordait autrement. L’exemple classique est celui d’Anselme de Cantorbéry qui, vers la fin du xie siècle, avait écrit un livre sur l’œuvre du Christ intitulé Cur Deus homo – Pourquoi Dieu homme. Les savants se demandent si ce titre est une affirmation positive ou une question posée par l’auteur à laquelle il va donner une réponse dans le texte ; cela ne nous intéresse pas pour l’instant. L’essentiel, pour nous, est de savoir que, théologiquement, l’œuvre du Christ dépendait de son incarnation. Chez Anselme, la notion d’alliance faite avec Israël et accomplie par le Christ ne jouait qu’un rôle très secondaire. Le salut du monde est intervenu au moment où le Fils de Dieu s’est incarné dans le sein de la Vierge Marie – ce qui explique l’importance de la Vierge dans l’histoire du salut et la place exceptionnelle qui lui était réservée dans le culte. Quant à l’Esprit, il était l’autre Paraclet, celui qui garantissait la présence continuelle du Sauveur au sein de son Église et, par conséquent, l’efficacité réelle de son sacrifice rédempteur, qui était régulièrement re-présenté dans la transsubstantiation au cœur de la messe. Une fois que le miracle était effectué sur l’autel, l’Esprit pouvait se retirer de la scène, sachant que son œuvre était déjà accomplie.

Pour comprendre cela et quelle est la nature de l’évolution qui a donné naissance à la théologie dite réformée, nous devons remonter aux origines de l’Église. Jésus, quand il prêchait son message, mettait l’accent sur l’identité de Dieu comme étant notre Père. Quand ses disciples lui ont demandé comment il fallait prier, il leur a répondu ainsi : « Quand vous priez, dites : Notre Père qui es aux cieux. » Or, ses disciples n’ont pas compris. « Qui est ce Père dont tu parles ? Montre-nous le Père. » Et Jésus a tout simplement expliqué la chose en disant : « Celui qui m’a vu a vu le Père. Moi et le Père, nous sommes un. » Et cela avec raison, car il est impossible de comprendre le Fils sans comprendre d’abord le Père – l’identité de l’un dépend directement de l’identité de l’autre. Les Juifs, eux aussi, étaient concernés par cette question. Qui pouvait oser appeler Dieu son Père ? Selon eux, Jésus se faisait l’égal de Dieu, ce qui signifie, dans un monothéisme strict, qu’il s’affichait comme étant Dieu lui-même. La question de la personne du Père a donc marqué le ministère de Jésus jusqu’à sa mort, moment où il a prié le Père de pardonner ses persécuteurs ignorants, avant de confier son esprit à ses mains éternelles.

Une fois l’identité du Père établie, le centre du débat théologique est passé naturellement à son œuvre. Le Père est-il le Rédempteur aussi bien que le Créateur ? Pour nous, aujourd’hui, cette question ne se pose pas. Nous pensons que, s’il y a un Dieu, il doit être les deux à la fois et tous les chrétiens modernes confessent cela sans gêne. Dans l’Église primitive, on voyait la chose autrement. À cette époque-là, confesser un Dieu Créateur parfait et bon signifiait que sa création devait refléter sa bonté et sa perfection. Mais, si le monde est parfait, pourquoi a-t-il besoin d’un Rédempteur ? Pour plusieurs, la réponse qui s’imposait était que la création était imparfaite et inachevée depuis le début. Leur dieu créateur ne correspondait donc pas au Père de Jésus-Christ. Il n’était qu’un dieu inférieur au Père qui, lui, transcendait le monde matériel. Ce Père, inaccessible à l’homme à cause de la matérialité humaine, a envoyé un Fils qui partageait son essence spirituelle afin de réparer les dégâts de la création. Ce Fils devait libérer les âmes humaines de leurs chaînes charnelles, une délivrance qui serait en même temps leur rédemption. Cette solution, proposée par des prédicateurs philosophes que nous appelons aujourd’hui des gnostiques (parce qu’ils prônaient la gnose ou la sagesse comme voie du salut), était évidemment contradictoire parce que, si un dieu purement spirituel ne peut pas avoir de contact direct avec le monde matériel, une incarnation de cette divinité est inconcevable. Et Jésus n’aurait pas pu être divin !

Les Pères de l’Église, dont Irénée de Lyon au premier rang, ont résolu ce problème en affirmant avec insistance que le Dieu de la Bible est à la fois le Créateur du monde matériel et le Rédempteur de l’humanité. Le problème ne réside pas dans la structure de la création, qui est parfaite, mais dans le cœur de l’homme qui a désobéi aux commandements divins. Le mal est donc un phénomène spirituel qui ne saurait être combattu victorieusement que par une intervention également spirituelle, à savoir la venue du Fils et l’accomplissement de son ministère sur la croix.

Cette affirmation a vite conduit les Pères à juger nécessaire d’expliquer l’incarnation. Comment Jésus peut-il être en même temps pleinement Dieu et pleinement homme ? Cette question a déchiré l’Église pendant deux siècles. Elle n’a jamais trouvé une réponse universellement admise, mais, exception faite de quelques Églises orientales, la majorité des chrétiens est d’accord aujourd’hui pour dire que le Fils incarné est une personne divine manifestée en deux natures distinctes – la nature divine qu’il possède éternellement auprès du Père et la nature humaine qu’il s’est acquise dans le sein de sa mère. Sur la croix, la personne divine du Fils a souffert et est morte dans sa nature humaine, au moyen de laquelle il a assumé lui-même notre punition et payé notre dette envers Dieu. C’est à ce moment-là que le concept de personne a pris le devant de la scène en théologie. Jusque-là, une personne était conçue comme n’étant que la manifestation particulière d’une substance universelle. Moi, par exemple, je suis une personne humaine, mais c’est uniquement parce que je manifeste, dans mon être, les caractéristiques de l’humanité en général que mon humanité individuelle est reconnue. Mais en disant qu’en Jésus la personne du Fils s’est incarnée dans l’humanité, sinon son humanité n’aurait pas d’existence individuelle, l’Église a défini cette personne divine comme étant l’agent de l’incarnation, et donc de notre salut.

Voilà la grille conceptuelle par laquelle Anselme de Cantorbéry a exposé la signification de l’expiation du Christ. En le faisant, Anselme suivait le courant dominant de la théologie occidentale, ou latine, qui a complété la définition de la personne du Christ par un examen approfondi de son œuvre. Mais l’Église aurait pu choisir un autre chemin. Elle aurait pu passer de la personne du Fils à celle du Saint-Esprit. Après tout, le Fils n’était qu’une personne parmi trois en ce qui concerne sa divinité et, une fois l’égalité entre le Père et le Fils affirmée, l’Église se sentait obligée de définir aussi la personne de l’Esprit. Est-il l’égal du Père et du Fils ? Où se situe-t-il dans la communauté divine que nous appelons « la Trinité » ? Cette question n’a pas été ignorée – loin de là –, mais on lui donnait deux réponses différentes qui malheureusement étaient incompatibles. Saint Augustin a proposé l’idée que Dieu est amour et qu’en conséquence le Père est celui qui aime, le Fils est celui qui est aimé – le bien-aimé – et l’Esprit est l’amour qui coule entre les deux et qui les relie, dans les deux sens évidemment, afin que l’amour divin soit parfait et équilibré. L’Esprit Saint est donc l’Esprit et du Père et du Fils. Le prestige d’Augustin en Occident a assuré l’accueil unanime de cette solution, qui demeure, encore aujourd’hui, l’expression classique chez les protestants aussi bien que chez les catholiques. L’Église orientale, en revanche, a dit avec insistance que l’Esprit est divin et que la divinité est une. Selon cette perspective, l’Esprit reçoit sa divinité du Père et de lui seul. Dire qu’il reçoit son être divin « et du Fils » signifierait, pour eux, que la divinité a deux sources et donc deux dieux, ce qui, à l’évidence, n’est pas correct. L’Orient grec refuse donc la solution augustinienne et, au cours du Moyen Âge, cette différence d’opinion est devenue la cause théologique d’un schisme entre les deux parties de la chrétienté, schisme qui, malgré plusieurs tentatives de réconciliation, demeure encore réel aujourd’hui.

VII. L’œuvre intérieure du Saint-Esprit, élément fondamental de la théologie réformée

Les réformateurs du xvie siècle appartenaient tous à l’Église latine et, pour cette raison, ils ont accepté sans difficulté la pneumatologie augustinienne. L’héritage théologique de Luther et de Calvin comportait donc cinq éléments déjà bien développés en Occident – la personne du Père, l’œuvre du Père, la personne du Fils, l’œuvre du Fils et la personne de l’Esprit Saint. Mais que dire de l’œuvre de ce dernier ? L’Occident médiéval avait conçu l’œuvre de l’Esprit comme étant une continuation de l’œuvre du Christ, une extension, pour ainsi dire, de l’incarnation du Fils. Le pape était son vicaire sur la terre, l’Église était son corps et le culte rapprochait les fidèles de son sacrifice par la participation aux sacrements, surtout à la communion de la messe. L’accès à cette participation, à la réception de la grâce divine, pour employer le vocabulaire de l’époque, était contrôlé par les officiers du culte, qui imposaient un régime de pénitence, théoriquement très strict, à ceux qui voulaient profiter du miracle de l’autel. Cependant, en matière de salut, l’accès au sacrement n’ouvrait pas forcément le ciel, car la seule confession des péchés ne suffisait pas. Même après la mort, la vaste majorité des croyants devait encore payer la dette de leurs transgressions dans un lieu appelé le purgatoire. L’entrée au ciel était toujours contrôlée par l’Église ! Mais, comme c’est souvent le cas, quand l’entrée principale est barrée, il existe une porte dérobée par laquelle on peut passer sans trop d’ennuis. Dans l’Église médiévale, cette porte s’appelait « indulgence », une sorte de dérogation qui enlevait les peines trop lourdes et permettait aux âmes pénitentes d’avoir accès à la grâce divine plus vite et plus efficacement. Pour faciliter les choses, on pouvait même en acheter – le scandale qui a provoqué une violente réaction chez Luther et qui a suscité sa Réforme.

Calvin partageait les sentiments de Luther à propos de la vente des indulgences, mais ce problème a beaucoup diminué en importance à la suite de la protestation luthérienne et il n’a pas vraiment occupé l’attention de Calvin. En revanche, Calvin a eu la liberté de considérer en profondeur la question fondamentale qui avait provoqué et les abus de l’Église et les contestations de la génération précédente. Au fond, il s’agissait de la compréhension de l’œuvre du Saint-Esprit. Agit-il par l’intermédiaire d’une Église visible, avec ses prêtres, ses rites et ses jugements, ou doit-il plutôt être cherché à l’intérieur du croyant, dans son cœur ? Calvin a opté pour l’intérieur, non pas par préférence personnelle, mais parce qu’il a compris que l’on retrouve là l’essentiel de la révélation biblique.

Les Juifs du temps de Jésus mettaient leur foi dans l’alliance scellée par la circoncision qui, pour eux, était la preuve de leur appartenance au peuple élu. Leur théologie n’était pas très développée et même la question de la résurrection, si centrale pour les chrétiens, restait ouverte, mais malheur à celui qui n’était pas circoncis ! La pensée, chez les Juifs, était relativement libre, mais pas la pratique ! Les réformateurs du xvie siècle voyaient une étrange parenté spirituelle entre le judaïsme du temps du Nouveau Testament et l’Église catholique de leurs jours. À leurs yeux, un catholique pouvait faire n’importe quoi et vivre n’importe comment, mais s’il échappait à la tutelle que l’Église imposait avec des rituels sans fondement dans la révélation divine, il était condamné et perdu.

Or, le message évangélique est tout autre selon les réformateurs, qui ont compris que le conformisme extérieur est souvent l’ennemi de la vraie spiritualité, parce qu’il ouvre la porte à l’hypocrisie. Or celle-ci, selon le Nouveau Testament, est parmi les pires des péchés, sinon le pire. Le salut ne dépend pas du conformisme, qui est d’ailleurs inutile parce que l’homme ne peut pas se sauver par ses propres œuvres. Ce n’est pas en affichant une perfection irréalisable que le croyant sera sauvé, mais en confessant sa faiblesse spirituelle et la nécessité de cette intervention divine que la Bible appelle la nouvelle naissance. Calvin, en particulier, a vu un lien fondamental entre la situation des Juifs au temps de Jésus et celle des catholiques de son temps. Pour lui, la vraie réforme était un retour à l’enseignement du Christ et de ses disciples, qui ont bâti leur Église sur la foi, qui est le don de la grâce obtenue par la présence de l’Esprit.

L’œuvre du Saint-Esprit est donc l’élément fondamental de la théologie calvinienne et, par la suite, de celle de toute la tradition dite « réformée ». Cette tradition s’est développée historiquement à une époque où, non seulement l’Église universelle abordait la question de l’œuvre de l’Esprit sans la reconnaître formellement, mais aussi où l’humanisme classique insistait sur le retour aux sources textuelles de toute tradition reçue et avait une influence croissante. L’Église catholique recevait comme inspirée la traduction de la Bible faite par saint Jérôme vers la fin du ive siècle. Il est vrai que Jérôme avait pu consulter des manuscrits grecs et hébreux plus anciens que ceux dont disposait Érasme ; aussi les leçons de la Bible Vulgate latine sont-elles parfois supérieures à celles d’Érasme, le principe de la priorité du texte en langue originale ayant triomphé. Les commentaires bibliques de Calvin et de ses collègues, fondés sur ces textes originaux, complétaient très bien leur programme théologique parce que la grande œuvre de l’Esprit, présente dans le monde avant l’incarnation du Fils et, dans un certain sens, logiquement antérieure à celle-ci, a façonné la personnalité distincte de la théologie réformée. Au lieu de considérer l’œuvre de l’Esprit uniquement comme suivant l’œuvre du Christ dont elle ne serait qu’une continuation historique, les réformateurs ont pu considérer l’œuvre du Christ comme étant l’accomplissement de la prophétie biblique qui, en dernière analyse, était justement l’œuvre de la troisième personne de la Trinité.

Si l’œuvre du Christ doit être comprise comme la réalisation des promesses divines inscrites dans l’alliance entre Dieu et son peuple Israël, il devient évident que la théologie, du début à la fin, est et ne peut être que l’exposition progressive, dans l’histoire des hommes, de l’œuvre de l’Esprit, révélée comme accomplissement du salut des élus. Toute l’expérience spirituelle du croyant tourne autour de cet axe principal. C’est l’Esprit qui donne la révélation dans le cadre de l’alliance, c’est l’Esprit qui entre dans le ventre de la Vierge afin d’accomplir l’incarnation du Fils et c’est l’Esprit qui met le sceau divin sur l’œuvre du salut accomplie, une fois pour toutes, sur la croix. Comme nous le montre la Pentecôte, sans l’Esprit il n’y a point d’Église, et donc point de christianisme.

Conclusion : un legs précieux à faire fructifier

L’apport de la théologie réformée à l’Église universelle doit donc être compris comme étant surtout la synthèse, d’une part, de l’évolution progressive de la théologie millénaire et, d’autre part, de l’exégèse solide des textes fondamentaux de la révélation sur laquelle cette théologie est fondée. On peut certes imaginer une théologie qui se distancie de ses racines scripturaires, comme la théologie catholique traditionnelle. Très subtile, vaste et capable d’être adaptée à toutes les situations pastorales imaginables, la théologie catholique est néanmoins fondée sur une base exégétique insuffisante. La fameuse confession de l’apôtre Pierre, en Matthieu 16.18, sur laquelle est bâti tout l’édifice de la papauté est, en réalité, non sa pierre angulaire mais plutôt une pierre d’achoppement, dès lors que l’on se rend compte que l’interprétation traditionnelle de ce verset n’est pas justifiée. Il est très probable que Pierre n’avait rien à voir avec l’Église de Rome, même si c’est là qu’il a subi le martyre : ce qui est possible mais n’a jamais été démontré. Aux yeux des réformateurs, le pape avait bâti sa maison sur le sable, et quand la tempête de la science est arrivée elle devait immédiatement s’écrouler.

Nous savons aujourd’hui que ce scénario, envisagé en toute sincérité par les réformateurs, s’est déroulé autrement. La papauté existe toujours, même si elle a perdu beaucoup de ses pouvoirs et ne peut plus menacer la liberté de penser et d’agir comme elle le faisait au xvie siècle. En revanche, les découvertes scientifiques sont parfois employées aujourd’hui pour discréditer l’Évangile, ce qui aurait choqué Calvin pour qui la vérité est une, qu’elle provienne de la science humaine ou de la révélation divine. La tradition réformée affirme avec insistance qu’il n’y a pas de contradiction entre les deux, parce que c’est le même Esprit divin qui gouverne le destin de l’homme et qui l’interprète au travers de sa Parole. Les chrétiens de nos jours, tout comme ceux du xvie et même ceux du ier siècle, sont appelés à réaliser cette synthèse dans leur contexte, afin de répondre aux défis de leur temps. Comme Calvin l’a écrit dans le premier chapitre de son Institution, ce n’est que par la compréhension de Dieu que l’homme peut se comprendre lui-même. Nous habitons dans une société qui a voulu anéantir le principe de sa propre existence en rejetant Dieu et nous en voyons le résultat autour de nous : le vide spirituel et la mort progressive de notre civilisation. L’apport de la théologie réformée dans ce contexte est d’affirmer qu’une synthèse vivante et créative est toujours possible, que nous n’avons pas besoin de nous asseoir dans un coin, quelque part, en attendant la disparition de l’humanité par la dissolution de notre culture commune, catastrophe qui serait suivie, selon certains, par le retour du Christ venu pour sauver ses élus de la destruction.

La Faculté de théologie réformée d’Aix-en-Provence existe pour affirmer l’espoir qu’il est encore possible d’effectuer une synthèse convaincante entre la Parole divine et la civilisation humaine. Au terme d’une première période de son existence, correspondant à une génération, elle lance ce défi à la génération montante, qui devra recevoir ce legs précieux et le faire fructifier à la gloire de Dieu et de son royaume. Amen.


[1] [2] Discours prononcé à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence, le samedi 13 septembre 2014, à l’occasion du quarantième anniversaire de la Faculté.

[2] [3] Gerald Bray est un théologien britannique actuellement directeur de recherches au Latimer Trust. Plusieurs de ses ouvrages et articles ont été traduits en français, dont La doctrine de Dieu, Excelsis, 2001.