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Nos traductions bibliques sont-elles fiables ?

Nos traductions bibliques sont-elles fiables ?

Viviane ANDRÉ*

Introduction

Lorsqu’on ouvre un ouvrage de référence, on aime savoir que ce qu’on y lit a du sens, est pertinent, correspond à la réalité. Un dictionnaire qui proposerait des définitions fantaisistes, comme le faisait Muriel Robin dans un de ses sketches (par exemple aspirine = épouse d’un aspirant de marine), ne serait pertinent que pour un moment de détente, pas pour un devoir à rendre. Du reste, c’est parce que l’on connaît le véritable sens d’un mot que l’on peut s’amuser d’une définition fantaisiste. C’est aussi parce que l’on connaît la véritable orthographe d’un mot que l’on peut apprécier une publicité ou un titre de journal jouant avec cette orthographe (par exemple un article intitulé « Les bons comptes d’Andersen », à propos d’un sportif victorieux : il vous faut connaître l’existence d’un Andersen auteur de contes pour comprendre le jeu de mots et le clin d’œil à une référence culturelle voulu par le journaliste ; idem avec le nom du footballeur Messi et le Messie, le Sauveur dans la foi judéo-chrétienne). C’est parce que l’on a un élément auquel se fier que l’on a conscience de ne pas pouvoir se fier à un autre.

Dans le cas de la traduction d’un texte, que cherche-t-on ? Vous avez peut-être déjà fait l’expérience de regarder un film dans sa version originale (en anglais par exemple), puis dans sa version française et, enfin, dans sa version sous-titrée en français. Les différences sont parfois amusantes. Certaines subtilités ou étrangetés paraissent, enfin, compréhensibles lorsqu’on a la possibilité de regarder le film dans sa version originale ; les traducteurs ont, en effet, dû adapter des jeux de mots pour que l’on comprenne la réaction des acteurs et, parfois, cela amène le spectateur à ne plus percevoir de lien avec la scène suivante, lien qui était évident dans la version originale. Parfois aussi, on a l’impression que les traducteurs des sous-titrages n’ont pas vu les scènes qu’ils traduisent mais qu’ils ont simplement lu le texte écrit, si bien que leur texte est en décalage avec la scène jouée : parmi les différents sens possibles d’un mot, ils ont choisi le mauvais.

Ces difficultés peuvent amener à se poser la question de l’opportunité de traduire la Bible. Dans un film, à la rigueur, on peut accepter des erreurs. Dans un texte qui fait autorité pour la foi des fidèles, est-il pertinent de prendre le risque d’une traduction ?

 Nous examinerons donc la question de l’opportunité de traduire la Bible, puis celle des responsabilités qui incombent au traducteur. Ensuite, nous examinerons les responsabilités du lecteur d’une traduction de la Bible.

I. L’opportunité de traduire la Bible

On sait que, pour les musulmans, la langue sacrée du Coran est l’arabe et qu’une traduction est forcément inférieure. Les juifs, eux, n’ont pas hésité à traduire l’Ancien Testament en grec et à le traduire-commenter en araméen (Targums). Les chrétiens ont eu encore moins d’hésitations à traduire les Ecritures. Gamble constate : « Même si le grec était la langue traditionnelle du christianisme, les chrétiens ne l’ont jamais considéré comme une langue sacrée au sens où le judaïsme révérait l’hébreu ; ils n’eurent aucun scrupule à faire des traductions écrites des Ecritures dans les langues vernaculaires[1] [1]. »

Avec l’expansion de l’Evangile, les documents scripturaires chrétiens ont été traduits dans une multitude de langues régionales ; la pénétration missionnaire du christianisme dans les provinces s’accompagnait en général de l’importation des textes chrétiens. Le même Gamble signale : « La traduction rapide, diversifiée et sans coordination de ces textes dans les langues vernaculaires atteste de l’importance qu’on attachait à les rendre disponibles pour des communautés éloignées et a encouragé leur diffusion et leur utilisation dans des zones où toute autre littérature avait peu ou pas pénétré[2] [2]. » On trouve des traductions en latin dès le IIe siècle (avant la Vulgate au IVe), en syriaque aussi dès le IIe, en copte dès le IIIe, en gotique au IVe, en arménien et géorgien au Ve, en éthiopien au VIe.

La nécessité de traduire les textes fondateurs de la foi de façon à ce qu’ils soient compris était donc un principe acquis, dès le début, aux yeux des chrétiens. Cette démarche avait un corollaire : les possibles erreurs de traduction.

Ainsi, au IVe siècle, Augustin (dans De doctrina christiana 2.16) se plaint de la variété et de l’inexactitude des traductions latines, effectuées par ceux qui avaient un manuscrit grec et se pensaient compétents dans les deux langues (d’où la commande de la Vulgate par Ambroise à Jérôme en 383) :

On peut compter ceux qui ont traduit l’Ecriture d’hébreu en grec, tandis que le nombre des interprètes latins est infini. Car, dans les premiers temps du christianisme, dès qu’un exemplaire grec tombait entre les mains de quelqu’un qui croyait avoir certaine connaissance de l’une et de l’autre langue, il se hasardait à le traduire.

Plus tôt (au IIe siècle), Irénée (Contre les hérésies 3.7.2) soulignait déjà la difficulté de comprendre certains textes, en dehors même des questions de traduction, et dénonçait le fait que certains hérétiques ne savaient pas lire Paul ; il citait en exemple 2 Thessaloniciens 2.8-9 (« Et alors se révélera l’impie, que le Seigneur Jésus tuera du souffle de sa bouche et anéantira par l’éclat de sa venue, lui dont la venue s’accomplira, grâce à l’intervention de Satan, parmi toutes sortes de miracles, de signes et de prodiges mensongers. ») dont la grammaire permet de développer deux interprétations différentes du texte :

Ce n’est pas la venue du Seigneur que Paul dit devoir s’accomplir grâce à l’intervention de Satan, mais bien la venue de l’impie, que nous appelons aussi l’Antichrist. Si donc on ne fait pas attention à la manière dont on lit et si l’on néglige d’indiquer par des pauses de quelle personne Paul veut parler, on énoncera non seulement une incohérence, mais un blasphème, en donnant à entendre que la venue du Seigneur s’accomplira grâce à l’intervention de Satan ! 

On se rappelle que l’apôtre Pierre évoquait déjà la difficulté de comprendre les écrits de Paul en 2 Pierre 3.16 : « C’est ce qu’il fait dans toutes les lettres où il parle de ces choses ; il s’y trouve certes des points difficiles à comprendre, et les personnes ignorantes et mal affermies en tordent le sens, comme elles le font des autres Ecritures, pour leur propre ruine. » Si même un coapôtre et contemporain reconnaissait la difficulté de certains textes ou doctrines bibliques, nous nous sentons un peu moins coupables de considérer qu’il y a difficulté. Toutefois, nous ne souhaitons pas aller à notre ruine, et nous attachons de l’importance aux démarches qui nous permettront de bien comprendre les textes.

Malgré ces difficultés et les polémiques auxquelles cela pouvait donner lieu, la nécessité de la traduction des textes scripturaires n’a pas été remise en question. On notera, d’ailleurs, que la Bible elle-même prête appui à la fois à la démarche du multilinguisme – avec un Ancien Testament en hébreu et en araméen, et un Nouveau Testament en grec – et au principe de la traduction des textes sacrés, puisque le Nouveau Testament cite l’Ancien Testament en grec, dans la version des Septante ou d’autres versions qui nous paraissent parfois proches de la paraphrase. Parfois, la citation que le Nouveau Testament fait de l’Ancien Testament correspond au texte hébreu dont nous disposons, parfois elle s’en éloigne. On peut alors se demander si le texte hébreu dont les traducteurs disposaient était identique à celui dont nous disposons ou différent de lui.

Je vous propose d’évoquer, avec un certain nombre d’exemples concrets, la question de la fiabilité des traductions en partant du point de vue du traducteur et des questions qui se posent à lui, de ses responsabilités. Il est difficile, quand on a travaillé sur un projet de traduction de la Bible, d’être totalement objectif, puisque l’on connaît « de l’intérieur » les démarches ayant mené à tel ou tel choix pour ce projet, mais pas pour les autres. Néanmoins, je tâcherai de rester dans une neutralité bien helvétique et compterai sur votre indulgence face aux éventuelles mentions plus fréquentes de la Segond 21 que des autres versions de la Bible.

II. Les responsabilités du traducteur

1. Les éléments pris en compte par le traducteur de la Bible et les sources de différences réelles entre les versions

Le lecteur qui compare les diverses traductions de la Bible peut se sentir déboussolé : il a parfois l’impression de se retrouver devant des textes aux sens vraiment différents. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela.

a. Le texte servant de base à la traduction est différent

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que lorsqu’on parle du texte original de la Bible, on ne parle pas du manuscrit écrit par la main de l’auteur (ou des auteurs). Cet original-là, nous ne l’avons pour aucun livre biblique. Nous n’avons que des copies de copies de copies, grâce à tout un processus de transmission qui a produit des milliers de manuscrits pas tous identiques.

Pour l’Ancien Testament, on peut se baser sur le texte traditionnel hébreu (massorétique), sur celui des manuscrits de la mer Morte, sur la version des Septante ; pour le Nouveau Testament, certains se basent sur le texte de l’édition grecque de Nestle-Aland (et donc sur le codex Sinaïticus ou Vaticanus essentiellement), d’autres sur le Textus Receptus dont disposaient les réformateurs, d’autres sur les manuscrits byzantins (ou texte majoritaire, car il regroupe une famille de très nombreux manuscrits).

Le consensus pour le choix du texte massorétique et de Nestle-Aland est assez large en français ; le courant des Textus Receptus only est moins présent qu’aux Etats-Unis, même si certains recherchent à tout prix une version Martin (1744) ou Olivétan (1535), seules fiables à leurs yeux. Néanmoins, dans la Segond 21 (2007), le choix a été fait d’intégrer entre crochets des éléments du texte majoritaire que la plupart des autres versions omettent purement et simplement. On peut signaler aussi que le texte massorétique perd un peu de son aura actuellement.

Une question à se poser : le traducteur doit-il choisir le texte de base pour le lecteur parce qu’il estime pouvoir s’approcher de façon quasiment sûre de l’original ou est-il en droit de s’attendre à ce que la foi du lecteur survive à l’existence de variantes dans le texte biblique ? Les éditions françaises de la Bible signalant des variantes en note sont rares, si bien que le lecteur peut acquérir l’impression erronée qu’il n’y a pas de différence entre les manuscrits disponibles. Quelques exemples de variantes :

A cela s’ajoute le fait que, lorsque le texte (hébreu en particulier) est difficile, certains traducteurs se laissent facilement tenter par les conjectures, les tentatives de reconstruire un texte original qu’aucun manuscrit connu aujourd’hui n’a préservé. Personnellement, je reste très sceptique face à ces reconstructions, étant donné leur caractère hypothétique.

b. Les principes de traduction mis en œuvre sont différents

Quand on traduit un texte, on peut privilégier le respect de la forme originale (de la source) ou la manière de rendre la signification (en fonction de la cible), ou encore privilégier l’un ou l’autre selon les cas. De façon schématique, on peut répartir les versions françaises en deux catégories principales :

 En Matthieu 5.20, Jésus dit mot à mot : « Si de vous la justice ne dépasse pas plus que des scribes et des pharisiens… » Une version littérale traduira : « Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes ou des pharisiens… » alors qu’une version à équivalence dynamique cherchera à expliciter ce que l’on entend par le mot « justice ». C’est ainsi que la Bible du Semeur et la Bible en français fondamental le rendent par la notion d’obéissance à la loi, et la Bible en français courant par celle de fidélité à la volonté de Dieu. La Bible des peuples, elle, parle d’idéal de perfection.

Notons qu’une traduction dite littérale peut difficilement traduire littéralement chaque mot, si elle veut proposer un texte compréhensible en français :

La traduction française est donc obligée, parfois, de s’éloigner de la formulation originale, même si elle se veut la plus proche possible de celle-ci. « Le plus possible » doit tenir compte des cas où c’est impossible.

Du reste, si vous êtes dans une stricte littéralité, quasiment chacune de vos phrases dans l’Ancien Testament commencera par « et », et vous aurez beaucoup de répétitions ; cela  gêne assez peu les anglophones, mais beaucoup plus les francophones. Ceux qui s’amusent à compter le nombre d’occurrences d’un mot dans la Bible peuvent donc être gênés que l’on cherche à éviter ces répétitions, mais la démarche n’enlève rien à la fiabilité de la traduction ni au sens du texte. Les conclusions que l’on tire du nombre d’occurrences d’un mot hébreu peuvent, parfois, être pertinentes, mais parfois aussi aboutir à des conclusions contestables ; c’est comme si l’on voulait trouver un sens caché du texte pour éviter de devoir tenir compte des conséquences pratiques de son sens évident.

Une version comme celle de Chouraqui va jusqu’à essayer de rendre en français les liens étymologiques de la langue originale ; mais il y a un problème avec cette méthode : en parlant, vous ne faites généralement pas attention à l’étymologie des mots que vous employez. Il n’y a donc aucune raison de penser, sauf jeu de mots ou autre cas particulier, que l’auteur biblique ait eu en tête l’étymologie des mots que lui-même employait (et encore, il s’agit plus souvent de jeux basés sur des sonorités que sur une véritable étymologie). Prenons des cas concrets :

Vaut-il mieux prendre, en tant que lecteur francophone, une traduction plutôt littérale ou une traduction à équivalence fonctionnelle ? Il est important de noter que les deux principes de traduction présentent des avantages et des inconvénients, dont il faut être conscient.

Avec une traduction à correspondance formelle ou littérale,

Avec une traduction à équivalence dynamique / fonctionnelle,

Alors, que faire ? Une bonne solution consiste, probablement, à lire en parallèle les textes bibliques dans au moins deux versions aux principes de traduction différents. Ainsi, on peut profiter des avantages sans être trop pénalisé par les inconvénients.

c. Le texte de base est parfois difficile à comprendre ou ambigu

Il ne faut pas le cacher, certains passages bibliques sont vraiment obscurs pour nous,

Que faites-vous, en tant que traducteur, lorsque le sens du mot hébreu ou grec est inconnu ou incertain ? Vous ne pouvez pas vous contenter de laisser un blanc ; vous devez choisir la signification qui vous paraît la plus probable, même si vous n’en êtes pas sûr. C’est, en particulier, le cas pour un certain nombre de termes techniques liés à la musique dans les Psaumes, mais pas seulement.

Autre cas : à propos de l’onction d’huile dans l’épître de Jacques ou des guérisons dans les évangiles, on trouve parfois le verbe « sauver » là où l’on s’attendrait à voir le verbe « guérir ». Conserve-t-on le verbe « sauver », au risque d’induire une compréhension du salut spirituel là où il faudrait voir un salut plus physique, ou prend-on le risque de restreindre le sens de façon « définitive » pour le lecteur en traduisant par « guérir » ?

Vous devez décider, dans votre politique de traduction, et même si vos principes de traduction tendent vers le littéral, si vous allez chercher à clarifier le texte pour le lecteur d’aujourd’hui, au risque de proposer une traduction qui ne correspondrait pas à la pensée de l’auteur original, ou si vous resterez dans l’incompréhensible ou, en tout cas, dans l’ambigu.

Vous devez faire un choix en tant que traducteur et ainsi orienter l’interprétation pour le lecteur, même si vous ne le souhaitez pas et même si vous n’êtes pas absolument certain d’avoir fait le bon choix. Vous ne pouvez pas laisser toutes les options dans le texte. On touche là une des limites importantes d’une traduction. Une paraphrase du genre de Parole de Vie le fait un peu, mais on court le risque de faire croire que l’auteur avait chaque fois en tête toutes les significations et nuances possibles d’un terme, alors que ce n’est pas la manière de nous exprimer, sauf cas particulier.

2. Les difficultés rencontrées par le traducteur de la Bible et les choix qui peuvent donner une impression de non-fiabilité

a. Le niveau de langage en fonction du public cible

Traduire la Bible, c’est exprimer dans une langue et une culture modernes un texte écrit dans une langue et une culture antiques. Outre la détermination du texte à traduire et des principes à mettre en œuvre, le traducteur doit se demander quel est le public cible. S’agit-il d’un public d’Eglise qui connaît le sens de tous les termes du patois de Canaan (justification, sanctification, repentance, rédemption) ou vise-t-on un public plus ignorant en la matière ? Vise-t-on une élite, un public amateur de phrases bien tournées et de vocabulaire rare, ou cherche-t-on à être compris par des enfants ou des adolescents ? En fonction de la réponse à ces questions, vous aurez à déterminer le niveau de langage à adopter.

Prenons le cas de trois versions françaises récentes, la Nouvelle Bible Segond, la Segond 21 et la Bible en français fondamental :

Les principales traductions françaises de la Bible en bref
 

formulation très proche de l’original

formulation proche
de l’original

formulation éloignée
de l’original

langage simplifié

   

français fondamental (Parole de vie)

langage courant

 

Segond 21

français courant

langage élevé

Darby

Louis Segond

Segond à la Colombe

Segond Nouvelle édition de Genève

Traduction œcuménique de la Bible

Semeur

langage soutenu

Nouvelle Bible Segond

Chouraqui

Jérusalem

Nouvelle traduction Bayard

Pour l’anecdote, dans le cadre de la Segond 21, comme on visait un public jeune non habitué aux bancs d’église, on a changé la phrase « vous qui êtes fatigués et chargés », parce que, pour la plupart d’entre eux, « chargé » signifie sous l’influence de produits peu recommandables. Prévoyez-vous une révision de votre version tous les dix ans pour accompagner les modifications de la langue, ou essayerez-vous d’anticiper cette évolution ?

b. Les particularismes locaux

Votre public se trouve-t-il dans différents pays avec des manières de s’exprimer différentes ? En français, 70 peut se dire soixante-dix ou septante, selon que vous êtes à Aix-en-Provence ou à Lausanne. Ainsi, pour que la Bible paraisse moins un texte étranger à un jeune membre du public, on a privilégié, dans la Segond 21, l’écriture des nombres en chiffres et non en lettres.

En France, on dira plutôt 10 centilitres, en Suisse 1 décilitre, pour la même quantité de liquide. Quelle manière de parler allez-vous privilégier, si vous choisissez les mesures modernes ?

c. Les anachronismes

Le choix du public cible entraîne d’autres décisions, telle l’opportunité d’introduire des anachronismes pour faciliter la compréhension, même si c’est au détriment de la précision. Va-t-on garder les coudées ou transposer en centimètres et en mètres, en prenant le risque d’arrondir ? Va-t-on se risquer à parler de pièces au lieu de sicles à l’époque d’Abraham, même si l’on ne date pas le système monétaire d’avant le VIIe siècle av. J.-C. ? Va-t-on préciser dans le texte même que la mer en question est la mer Méditerranée, pour que le lecteur ait une compréhension plus immédiate ?

Il peut sembler inconvenant d’introduire des anachronismes dans la Bible. Pourtant, la Bible elle-même en contient. Ainsi, en 1 Chroniques 29.7, qui se situe à l’époque de David, vers 970 av. J.-C., l’hébreu parle de dariques, une monnaie perse qui apparaîtra sous le règne de Darius Ier (522-486 av. J.-C.), à qui elle devra son nom. Puisque ses lecteurs connaissent bien cette monnaie, l’auteur des Chroniques l’emploie apparemment comme une sorte de repère afin de quantifier un trésor ancien.

 

d. L’homonymie

Lorsque vous traduisez la Bible, vous espérez que votre version sera suffisamment acceptée par les chrétiens pour être lue en chaire. Allez-vous prendre garde aux homonymes ? Allez-vous dire que Dieu « hait » le mal, au risque que l’auditeur comprenne que Dieu « est » le mal, ou allez-vous privilégier un terme moins ambigu, même si certains le jugeront moins fort, en disant que Dieu « déteste » le mal ? Et que ferez-vous de tous les autres passages où apparaît le verbe « haïr » : allez-vous systématiquement le transformer en « détester » ? Autre homonyme potentiellement à éviter : il est « l’oint » de Dieu peut se comprendre il est « loin » de Dieu.

e. L’apport des notes

Un autre élément qui intervient dans les choix de traduction est la politique d’édition. Le texte sera-t-il systématiquement édité avec des notes ou sera-t-il parfois édité sans notes ? Si l’édition avec notes est systématique, vous réagirez différemment par rapport aux cas d’ambiguïté, car la note vous permettra d’indiquer l’hésitation possible entre deux traductions claires. S’il n’y a pas de notes et que vous ne voulez pas influencer le lecteur dans un sens ou dans l’autre, vous resterez peut-être ambigu. Ou alors, si vous voulez que le texte soit compréhensible à la première lecture, vous introduirez les éléments de compréhension nécessaires dans le texte, en prenant le risque d’orienter vers une compréhension précise.

Dans la note, vous pouvez indiquer les autres traductions possibles, les différences entre les manuscrits, les traductions plus littérales, éléments qui ne peuvent pas prendre place dans le corps du texte biblique. Vous pouvez aussi rendre le lecteur attentif aux jeux de mots difficiles à rendre en français sans altérer le sens du passage :

Dans le domaine culturel aussi, des notes peuvent se révéler utiles. Lorsqu’il est question de « se ceindre », lorsqu’il est question d’« un sceau », lorsqu’il est question du sac et de la cendre, par exemple, vous n’arrivez pas toujours à transposer l’image aux temps modernes et vous devez parfois l’expliquer en note.

On pourrait évoquer d’autres responsabilités du traducteur/éditeur : l’intégration de titres susceptibles d’influencer la compréhension, l’intégration de guillemets, avec la question de leur place, et ainsi de suite.

III. Les responsabilités du lecteur ou les éléments recherchés par le lecteur dans la traduction de la Bible et ce qu’il est véritablement en droit d’en attendre en fonction des types de traduction

Pour juger, en tant que lecteur, de la fiabilité d’une traduction biblique, vous devez commencer par vous demander quelle est votre réaction face au texte proposé et si celle-ci correspond à la réaction que vous êtes légitimement en droit d’avoir. Il y a, en effet, un certain nombre de comportements et de réactions inappropriés envers la Bible. Si le traducteur a des responsabilités, le lecteur de la Bible en a aussi. Et je suggère qu’un certain nombre de lecteurs ne sont pas assez attentifs à leurs responsabilités.

Il peut être important de lire l’introduction à votre Bible. Je suis étonnée du nombre de questions que je reçois qui auraient pu trouver une réponse si les personnes avaient pris la peine de lire ces pages d’introduction au lieu de les sauter allégrement, comme le font beaucoup de gens qui les jugent inutiles. Vous pouvez chercher à y découvrir les éléments que les traducteurs ont jugé important de communiquer et à y repérer les principes de traduction qui les ont guidés. Vous ne pouvez pas avoir exactement les mêmes attentes face à une traduction à équivalence formelle ou face à une traduction à équivalence fonctionnelle, nous l’avons déjà vu.

Un certain nombre de limites dues au fait que la Bible est lue dans une traduction pourraient être évitées si l’on ne commettait pas certaines erreurs, en oubliant précisément qu’il s’agit d’une traduction et en oubliant la distance historique et culturelle qui nous sépare des textes.

Conclusion

Nous aimerions bien, en tant que croyants, que le texte sur lequel repose notre foi soit absolument certain, que nous puissions nous appuyer sur lui sans aucun doute, sans aucune hésitation. Nous devons admettre que certaines choses restent incertaines et accepter de vivre avec ce fait. Comme déjà indiqué, il y a des mots ou des passages dont nous ne connaissons pas le sens ; nous pouvons essayer de le deviner d’après le contexte ou d’après le sens d’un mot similaire dans une langue voisine, ou espérer que les traducteurs des versions anciennes le connaissaient, mais nous ne pouvons pas être sûrs à cent pour cent. Donc, dans un certain sens, nos traductions de la Bible ne sont pas complètement fiables. Et le fait qu’il y a des phrases, voire des passages, qu’elles interprètent de façon différente pointe du doigt certaines difficultés. Un commentateur a beau être absolument certain d’avoir bien compris le texte ou la nuance d’un mot, cela n’empêchera pas un autre commentateur de l’interpréter différemment en se montrant tout aussi sûr que sa compréhension est la bonne. En ce qui concerne l’attitude face aux manuscrits et aux versions anciennes, de même la vérité presque universellement admise aujourd’hui n’est pas celle d’hier et ne sera pas forcément celle de demain.

Tout cela peut sembler terriblement déstabilisant et susceptible de mettre notre foi en doute. Pourtant, nous devons reconnaître que cela n’empêche pas le message divin d’être transmis de façon fiable depuis des siècles. Pas plus que les différences entre les manuscrits, les différences entre les traductions et leurs limites ne changent quoi que ce soit au message fondamental de la Bible.

Cette diversité peut même être mise à profit pour une meilleure compréhension du texte, pour autant que nous n’oubliions pas que nous avons affaire à des traductions et non au texte original. Je dirais que cette diversité est même une chance, car elle nous confronte aux difficultés et énigmes du texte fondateur de notre foi, qui est simple par certains côtés, mais complexe par d’autres. Cette diversité nous confronte aux désaccords en matière d’interprétation et nous oblige à réfléchir à des questions qui nous paraissaient réglées quand nous ne connaissions qu’une seule version et qu’une seule interprétation. Elle est source d’enrichissement et d’édification. C’est ce que pensait aussi Augustin, De doctrina christiana 2.17, en dépit de ses réticences :

Cette grande variété de traductions sert plus encore à l’intelligence des Ecritures qu’elle n’y met obstacle, quand on s’attache à les lire avec une véritable application. C’est en consultant plusieurs traducteurs que souvent on est arrivé à saisir le sens de quelques passages très obscurs.

La traduction des Ecritures est très tôt cohérente avec le principe d’universalité du message de l’Evangile. Un message qui s’adresse à toutes les nations est capable de parler leur langue et peut être exprimé dans leur langue. Rien d’étonnant à cela, puisqu’il est l’œuvre de celui qui est le Créateur de l’univers et le Sauveur de tous les hommes, indépendamment de leur langue et de leur classe sociale.

Le dessin de Guido Delameillieure tiré de l’ouvrage de doctrine Pour une foi réfléchie propose une conclusion pertinente que l’on oublie parfois et qui franchit la barrière des langues : la traduction en actes. 


* V. André est traductrice à la Société Biblique de Genève.

[1] [4] H. Gamble, Livres et lecteurs aux premiers temps du christianisme, Genève, Labor et Fides, 2012, 315.

[2] [5] Ibid., 174.

[3] [6] E. Nida, Comment traduire la Bible, Alliance Biblique Universelle, 1967. L’idée de l’équivalence dynamique est que le récepteur du message dans la langue réceptrice doit y répondre d’une façon substantiellement identique à celle avec laquelle le récepteur y répondait dans la langue source. Il doit y avoir un haut degré d’équivalence de la réponse, sans quoi la traduction a manqué son but. Plus tard, Nida préférera le terme d’équivalence fonctionnelle : le traducteur doit centrer son attention sur la fonction linguistique du texte source, et produire une traduction qui la retranscrive.