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Spiritualité et liturgie

Spiritualité et liturgie

Michel JOHNER*

Dans la communauté chrétienne, parmi les paroles qui ont une fonction proprement instituante (comme l’Ecriture sainte, le Credo et la Discipline)[1] [1] figure également la Liturgie.

Les paroles par lesquelles s’exprime la prière publique de l’Eglise, que ce soit dans le domaine du repentir, de la louange, de l’adoration ou de l’intercession, participent elles aussi à la définition de l’identité chrétienne. C’est aussi dans la prière qu’ils adressent à Dieu (en réponse à ses promesses) que les croyants se reconnaissent mutuellement membres d’une même famille, ce qu’ils ne pourraient faire si la réponse chrétienne à la Parole de Dieu était perpétuellement dans la discontinuité.

Abordant ce sujet, je suis parfaitement conscient que la référence à la liturgie est quelque chose qui peut laisser indifférents la plupart d’entre nous, qui appartenons à des Eglises évangéliques peu attachées à la liturgie, voire même hostiles à son principe.

Mais toute communauté ne pratique-t-elle pas une liturgie, qu’elle en soit consciente ou inconsciente, tout comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir ? La liturgie, c’est l’ensemble des gestes et des paroles qui expriment publiquement la prière d’une communauté. Elle peut être mise par écrit, ou être seulement de tradition orale, laisser plus ou moins de place à la liberté d’expression, mais elle n’en reste pas moins une expression codifiée.

Même les communautés les plus hostiles à l’idée de liturgie ont toutes, en réalité, dans l’expression de la prière, des codes de langage qui leur sont propres : un vocabulaire, une phraséologie, des thématiques préférentielles, ce qui permet, souvent, dans des réunions de prières interdénominationnelles, après quelques phrases seulement, d’identifier la communauté d’origine de celui qui prie, tant sa manière d’exprimer la foi est typée. C’est une manière de s’exprimer qui porte une signature, qui porte la marque d’une identité confessionnelle. Même s’il n’en a pas conscience, celui qui prie est façonné par une culture ecclésiastique.

Plus profondément devrait aussi être mise en questions l’idée, fort répandue dans nos Eglises, selon laquelle l’inspiration de l’Esprit s’exprimerait essentiellement dans la spontanéité. Mais lorsque la prière commune fait l’objet, par la liturgie, d’un travail préparatoire, d’un encadrement pastoral et pédagogique, lorsqu’elle reçoit l’aide de tuteurs propres à la canaliser, l’équilibrer et l’élever à la richesse à laquelle elle est appelée selon l’enseignement biblique, son inspiration est-elle diminuée d’autant ?

Dans une vision complète de la régénération qui est l’héritage des croyants en Jésus-Christ, il n’y a pas de dichotomie possible, dans l’expression de leur prière, entre leurs facultés intellectuelles et leurs facultés spirituelles. Comme si les premières restaient engluées dans leur humanité pécheresse et reconnues définitivement invalides, et les secondes seules habilitées à franchir le seuil introduisant dans ce qui serait la spiritualité authentique, affranchie de toute servitude humaine et terrestre. C’est pourquoi la préparation de la prière doit être regardée comme un lieu d’inspiration aussi important, pour un pasteur (ou l’équipe en charge de la conduite du culte), que la présidence proprement dite de l’événement.

En outre, quelles peuvent être les motivations positives de l’attachement à une discipline liturgique ? Quel enrichissement la liturgie peut-elle apporter à la spiritualité ?

Parmi ses motivations figure tout d’abord l’aspiration à développer une spiritualité collective. La discipline liturgique favorise la recherche d’une spiritualité « décentrée », si je puis dire, construite à partir d’une parole extérieure à soi, attachée de façon plus évidente à l’altérité de la Parole. C’est un attachement qui traduit la volonté de circonscrire l’emprise de la subjectivité dans l’expression de la prière, et de juguler notre propension naturelle à l’individualisme et à l’égocentrisme.

Dans la tradition liturgique, le culte recherché est davantage que la simple juxtaposition ou addition des prières individuelles, telles qu’elles peuvent s’exprimer à domicile. Prier ensemble, c’est davantage que prier les uns à côté des autres. La liturgie invite ceux qui prient à mettre de côté leurs particularismes, à faire taire momentanément leur voix personnelle, pour se retrouver dans une parole commune qui devient la prière de tous, celle du corps des croyants.

Par la prière qu’elle met dans sa bouche, la discipline liturgique ramène l’expérience personnelle de celui qui prie à celle de l’Eglise universelle. Elle « désingularise » en quelque sorte son vécu ou son ressenti en le rattachant à celui de l’Eglise universelle. Elle rend palpable la communion des saints, une communion qui s’entend dans deux directions différentes : dans l’espace et dans le temps.

Tout d’abord, dans l’espace. En se soumettant à une discipline liturgique, le chrétien inscrit son vécu personnel dans un tissu communautaire qui le dépasse largement, tant il est vrai que l’œuvre de la grâce a pour effet de désenclaver leurs expériences individuelles, en tissant entre elles et celles des autres croyants toutes sortes de liens. Elle fait des croyants les membres d’un corps, les membres d’une famille. Et c’est une des vocations de la liturgie, précisément, que de rendre visible ce lien familial.

Mais aussi, dans le temps. Le croyant, dans sa lecture de la Bible, est largement tributaire de la façon dont les chrétiens qui l’ont précédé ont lu cette Parole. L’interprétation de la Bible ne se réinvente pas entièrement à chaque génération, elle ne s’écrit pas sur une page blanche. De même, l’expression de la prière chrétienne ne se réinvente pas chaque matin. Le croyant est largement tributaire et redevable, jusque dans l’expression de sa foi, des formes et des mots dans lesquels ses prédécesseurs se sont exprimés. Qu’il en ait conscience ou non, il est héritier dans sa prière d’une « culture religieuse ».

Par la liturgie, la prière du chrétien, pourrait-on dire, est appelée à entrer dans un grand fleuve, dont le courant la précède et la porte. Le croyant joint sa voix à un cantique solennel, entonné depuis des temps immémoriaux, non seulement par tous les croyants qui l’ont précédé, mais aussi, par d’innombrables créatures célestes qui chantent les louanges de Dieu de toute éternité (cf. Esaïe 6:3). Un instant, le croyant a pu se croire seul, dans son expérience de Dieu (dans une expérience forte de la conversion ou de la nouvelle naissance) mais, par la liturgie, la prière lui rappelle qu’il est le membre d’un corps, qui transcende même la séparation des vivants et des morts, comme aussi celle des créatures terrestres et célestes.

C’est une des ambitions positives d’une discipline liturgique – vous jugerez de sa pertinence – que de réveiller en permanence, dans l’expression de la prière, la conscience de l’héritage et de la transmission. Et c’est sans doute une des raisons qui expliquent le manque d’intérêt qu’elle suscite, aujourd’hui, dans une nouvelle génération qui a largement perdu le sens des filiations, de l’héritage, de la transmission, et qui vit souvent, jusque dans les choses spirituelles, dans des illusions de génération spontanée.

Par la liturgie, la spiritualité cherche aussi à s’imposer une pédagogie, qui veut être un signe d’ouverture et d’humilité riche en promesses. En particulier, elle cherche à enrichir sa prière de toutes celles que l’on trouve dans la Bible, de prier la Bible, toute la Bible. Par la liturgie, le croyant veut faire sienne la prière de l’Eglise de l’Ancien et du Nouveau Testament dans toute sa richesse et diversité : s’approprier ses espérances, partager ses crises, confesser sa foi… (cf. l’importance du chant des Psaumes dans la tradition huguenote du Désert).

L’attachement à la liturgie est aussi une discipline qui se veut réaliste quant à l’humanité des membres de l’Eglise et aux faiblesses qui peuvent rester les leurs au-delà de la justification par la foi et du baptême (dans le sens du simul peccator de Luther). Prenant distance envers toute idée de perfectionnisme, angélisme ou triomphalisme dans l’expression de la spiritualité, la prière de l’Eglise est préparée, ici, dans la conscience que la communauté est faite d’hommes et de femmes qui, par rapport à leur vocation, resteront toujours capables d’oublis, d’ingratitudes, de contentements de soi et de manquements actifs ou passifs de toutes sortes. Tout cela veut être jugulé par l’adoption volontaire d’une discipline liturgique qui serve d’aiguillon (selon le mot de Calvin) pour les empêcher de s’assoupir.

Dans le même sens, une autre des vocations de la liturgie est de jouer, dans le développement de la spiritualité, le rôle de « tuteur de la mémoire ». C’est la vocation, notamment, d’un « calendrier liturgique », que d’organiser le temps de telle sorte que la communauté s’oblige à faire mémoire, et à refaire mémoire perpétuellement, de ce qu’elle considère comme étant fondamental dans la Parole de Dieu. Un calendrier liturgique est une sorte de checklist spirituelle faite pour limiter l’oubli.

Enfin, une culture liturgique est aussi faite pour favoriser une transmission, une éducation dans la spiritualité et, notamment, une transmission transgénérationnelle. Pour les enfants, dans l’Eglise et dans la famille chrétienne, la liturgie veut aussi être une pédagogie de la prière. Au sein de l’alliance, l’enfant apprend la prière comme il apprend sa langue maternelle : par osmose et par imitation. Dans un premier temps, il n’invente pas les mots de la prière. Il utilise d’abord les mots qui lui ont été appris pour, ensuite, seulement, y apporter sa touche personnelle.

Voilà quelques propositions, susceptibles, je l’espère, de remettre en valeur le principe d’une discipline liturgique et l’apport qui peut être le sien à l’épanouissement de la spiritualité. Les « nouvelles spiritualités », aujourd’hui, dans l’Eglise, font peu de place à la liturgie. Puisse cet exposé servir de point de départ à des débats fructueux en différents milieux !

    


* M. Johner est professeur d’éthique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] [2] Cf. article précédent, « Alliance et spiritualité ».