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Incinération ou inhumation ? – Approche pastorale


Incinération ou inhumation ?

approche pastorale

Freddy SARG*

Les pasteurs voient de plus en plus arriver dans leurs presbytères des familles demandant des obsèques religieuses pour un de leurs membres décédé, signalant, presque en passant, que le défunt sera incinéré ou «crématisé» après la cérémonie à l’église. A ce stade de la rencontre, il est difficile pour le pasteur d’émettre un avis réservé sur cette pratique, car la décision a déjà été prise par la famille, et vouloir s’y opposer conduirait les uns et les autres dans une impasse.

Dans de tels cas, il faut accompagner les familles même si, personnellement, on est plutôt opposé à la crémation.

C’est après les cérémonies, quand le pasteur a l’occasion de parler avec les membres de la famille, qu’on peut identifier les souffrances en rapport avec telle ou telle pratique et poser des mots sur des maux. Ensuite, il appartient à l’ecclésiastique et aux conseils presbytéraux de faire un travail pédagogique au niveau de la communauté paroissiale, non pas pour interdire cette pratique, mais pour pointer les dégâts psychiques possibles en rapport avec le champ symbolique. Tout cela doit se faire dans le respect de la position de l’autre et dans un souci de dialogue. Dialoguer voulant dire se laisser traverser par la parole de l’autre.

Cependant, constatons que peu de paroles sont échangées à ce sujet presque tabou et que la responsabilité pastorale est, peut-être, d’essayer de faire circuler une parole libre.

Nous nous proposons, dans cet article, de mettre en discussion les «arguments forts» souvent avancés par les crématistes pour gagner de nouveaux adeptes à leurs pratiques. Au niveau théologique, nous nous appuyons sur les actes de l’excellent colloque universitaire organisé par la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, sous la direction de Michel Johner: «Le corps et le christianisme»1 [1].

Nous focaliserons l’étude sur une région française, l’Alsace, pour laquelle nous possédons toutes les données statistiques qui pourront éclairer le débat.

1. Difficultés au niveau du vocabulaire

Il faut d’abord constater qu’il y a une difficulté à nommer cette pratique. En règle générale, on va parler de crémation (du latin cremare, action de brûler les cadavres) plutôt que d’incinération (du latin cinis, cineris, cendre, action de réduire en cendres). Au niveau de la France, il existe une Fédération française de crémation qui publie une revue intitulée Transition – La Flamme. Nommer une telle revue La Flamme veut induire une connotation positive de cette pratique. La flamme est perçue comme chaude et rassurante, par opposition à la terre, qui est froide et sombre. Les centres funéraires utilisent le terme de «crématorium». Cependant, le mot de «crémation» fait automatiquement penser au IIIe Reich allemand et à ses sinistres fours crématoires. Aussi, dans le langage courant, les personnes auront-elles plus tendance à utiliser le mot d’«incinération».

A titre d’exemple, dans un journal régional comme Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA), qui publie des pages entières d’annonces nécrologiques, on constate que, deux fois sur trois, on utilise le mot d’«incinération»2 [2].

Mais le mot d’«incinération» est aussi utilisé pour parler du traitement des déchets hospitaliers, des ordures ménagères et des déchets toxiques. Le corps humain, une fois mort, se réduit-il à un déchet ou à une ordure qu’il faut le plus rapidement possible éliminer?

Le corps humain, même mort, porte la trace du Créateur et il reste le signe qu’il a été le temple du Saint-Esprit. Détruire ce corps brutalement est une marque de violence et conduit à se demander si les personnes croient vraiment à la résurrection corporelle?3 [3]

2. L’incinération en quelques chiffres

Dans les tracts publicitaires présentant le Centre funéraire de Strasbourg où ont lieu les incinérations, on indique qu’environ un Français sur six a choisi ce mode funéraire.

Strasbourg, sous l’impulsion des protestants, comme le pasteur Georges Louis Leblois, des libres-penseurs et des francs-maçons, a été une des premières villes de France à se doter d’un crématorium (1922)4 [4]. Au niveau alsacien, il y a aussi eu, en 1978, la mise en service d’un crématorium à Mulhouse et, en 2000, à Sausheim.

En 1993, il y a eu, en Alsace, 2831 incinérations, 4669 en 1998, 7394 en 2004. En d’autres termes, en onze ans, il y a presque triplement de cette coutume funéraire.

En 2003, sur 7070 incinérations, 5600 urnes ont été remises aux familles ou aux sociétés de pompes funèbres. Ces urnes, en Alsace, sont le plus souvent enterrées dans la tombe familiale située dans le cimetière de la commune du défunt; 650 urnes ont été déposées dans des columbariums ou enterrées dans les jardins d’urnes jouxtant le crématorium.

Dans 820 cas, les cendres ont été dispersées dans un jardin dit «espace de dispersion», ou dans la nature, ou dans des lieux divers. Heureusement, cette dernière pratique, la plus traumatisante pour la famille, n’a que peu progressé en onze ans: 495 cas en 1993, 743 en 1996, 667 en 20025 [5].

3. Aspect économiques

Un des arguments des partisans de l’incinération est de nature économique. Cela reviendrait beaucoup moins cher qu’une inhumation: il n’y a plus à creuser la tombe et on n’a pas besoin de mettre des fleurs sur la tombe.

A Strasbourg, en 2006, un enterrement classique coûte entre 1500 et 3000 euros. Une incinération, avec annonce mortuaire dans le journal régional, revient à environ 2200 euros. A noter que les familles qui ont recours à une inhumation conseillent, de plus en plus, dans les annonces de ne pas amener des fleurs mais de faire des dons pour la paroisse, ou pour une œuvre sociale ou, encore, pour la recherche médicale.

Quand les familles effectuent l’ensemble de la cérémonie funéraire au Centre funéraire de Strasbourg, il faut inclure, dans le prix des obsèques, la location de la salle de cérémonie (127 euros) et quelques autres frais annexes.

Ainsi, on peut dire qu’il n’y a pas une grande différence de prix entre les deux modes funéraires. Pour l’inhumation, il faut ajouter les frais de marbrerie. A noter que même pour l’incinération avec dispersion des cendres, il est conseillé d’acheter un rosier du souvenir ou un conifère du souvenir, qui sera planté dans le jardin du souvenir avec une plaque, et que cela conduit à l’achat d’une concession pour quinze ans. Pour une incinération avec dépose de l’urne dans le caveau familial, il faut ajouter entre 50 et 300 euros. Mais il est évident que c’est principalement l’argument économique qui pousse les familles, mal informées, à préférer l’incinération à l’inhumation. Et aussi l’idée qu’avec une urne, elles auront moins de soucis et moins de travail. A noter que les assurances obsèques sont intéressantes si elles ne sont pas souscrites trop tôt dans la vie (environ vers 45 ans), car elles libèrent les familles d’un poids financier au moment du décès de la personne.

4. Aspects écologiques

Du point de vue chimique, entre une inhumation et une incinération, il n’y a pas une grande différence. Dans le premier cas, c’est une oxydoréduction lente; dans le second cas, une oxydoréduction rapide. Cependant, dans ce dernier, il faudra brûler environ 30 mètres cubes de gaz par corps. Ainsi, les 7394 incinérations de 2004 en Alsace auront consommé environ 221 820 mètres cubes de gaz. A une époque où les énergies fossiles se font de plus en plus rares, est-ce très écologique de recourir à l’incinération des corps? Ne serait-il pas plus sage de laisser le processus naturel s’opérer lentement?

5. Négation de la mort et vengeance sur le corps

A la fin de 2006, l’opinion publique française a été sensibilisée par plusieurs infanticides. On a constaté que, dans plusieurs dossiers, les mères ont soit brûlé, soit congelé les corps de leurs enfants. Très rarement elles ont eu recours à l’inhumation. Les psychiatres, qui ont donné un avis sur la question, ont fait remarquer que les deux premiers modes opératoires représentaient un déni de la mort.

Cela est aussi généralement vrai pour l’incinération des corps. Philippe Ariès assimile la crémation à un escamotage du corps, à une volonté de faire disparaître les signes de la mort6 [6]. Nous vivons dans une société où l’homme recherche l’éternité par l’argent et par la science (c’est peut-être le péché originel?). Il veut escamoter tout ce qui rappelle l’intrusion de la mort. La rapidité avec laquelle on passe d’un corps mort à un petit tas de cendres introduit une rupture brutale qui induit presque automatiquement un déni. Cela n’a pas existé puisqu’il n’y a plus rien à voir! Est-on bien sûr que ces quelques cendres viennent bien du défunt?

Mais il y a encore une autre raison qui pousse certaines personnes à souhaiter que leur corps soit incinéré. Cela nous a été suggéré par de nombreux médecins qui ont participé à nos cours d’ethnologie à Strasbourg. Certaines personnes, atteintes d’un mal incurable, souhaitent se faire incinérer après leur mort comme pour se venger de ce corps qui a été défaillant, qui leur a procuré tant de souffrances et qui n’a pas pu leur donner l’éternité.

Et on peut se poser la question de savoir si, en dernière analyse, ce n’est pas Dieu le Créateur qui est visé dans cet acte destructeur. Un peu à la manière de l’enfant gâté qui tape du pied et qui piétine un cadeau qui ne lui plaît plus: «Voilà ce que j’en fais de ton don!»

6. Coupures sociales et générationnelles

On constate qu’en ville les familles qui ont recours au centre funéraire font de plus en plus l’ensemble des cérémonies dans ce lieu, souvent situé dans la proche périphérie urbaine. On peut observer que, lorsqu’il s’agit des funérailles d’une personne âgée, rarement les personnes de la même génération se déplacent jusqu’au crématorium. Ainsi la personne est coupée de son ancien lieu de vie, de sa paroisse si elle est pratiquante et même de son cercle d’amis. D’un autre côté, il faut aussi remarquer que la coupure n’est pas seulement horizontale mais aussi verticale. L’incinération fait disparaître un signe qui nous rappelle que nous nous inscrivons dans une chaîne générationnelle. En d’autres termes, elle contribue à l’idée que l’homme s’est fait tout seul et que le sujet se suffit à lui-même. Elle participe à l’atomisation du sujet. Avec Hannah Arendt, demandons-nous si les systèmes totalitaires ne souhaitent pas l’atomisation du sujet pour mieux pouvoir le manipuler et le nier en tant que personne existant par les relations qu’il a tissées avec les autres et avec le Tout Autre?7 [7]

7. Attitudes possibles du clergé et de l’Eglise

Nous connaissons de nombreux ecclésiastiques catholiques ou protestants qui refusent d’accompagner les familles quand il y a mise en terre de l’urne ou dispersion des cendres. Certains justifient leur attitude par l’absence d’éléments liturgiques pertinents pour un tel accompagnement. En cela, ils ont parfaitement raison, car nos liturgies funéraires supposent un corps et non un petit paquet de cendres.

Il n’est pas du tout certain que nos Eglises arriveront à produire des liturgies adaptables pour cette situation. Cependant, même si on peut comprendre l’attitude de ces curés et de ces pasteurs, il est permis de se demander s’il est bon de laisser les familles seules face à cet événement? Personnellement, nous allons toujours au cimetière avec les familles pour leur montrer que la Parole de Dieu est présente même dans ces moments extrêmes de détresse.

Même si symboliquement le choix de l’incinération est discutable, il n’est peut-être pas bon d’opérer une séparation supplémentaire en étant absent à ce moment-là. La Parole de Dieu, qui est créatrice de vie et de liens, a sa place dans le cimetière, à cette circonstance.

Cependant, cela doit nous inciter, en tant que pasteurs de nos Eglises, à rappeler dans notre prédication et dans notre catéchisme que l’homme n’est pas tout-puissant, que le travail de deuil doit s’opérer à un rythme naturel, non violent, que l’homme n’est pas le maître du temps et que c’est la Parole de Dieu qui nous fait vivre et revivre:

«L’amour de Dieu pour nous a été manifesté en ceci: Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous ayons la vie par lui.» (1Jn 4.9)

* F. Sarg est pasteur de l’Eglise luthérienne d’Alsace et inspecteur ecclésiastique.

1 [8] Le corps et le christianisme(Aix-en-Provence/Cléon d’Andran: Kerygma/Excelsis, 2003).

2 [9] DNA du 24 décembre 2006: quatre crémations et sept incinérations.

3 [10] M. Johner, «Incinération et espérance de la résurrection corporelle», op. cit., 68 à 88.

4 [11] F. Sarg, En Alsace, du berceau à la tombe (Molsheim, 1977), 274.

5 [12] Nous tenons beaucoup à remercier MmeMichèle Aubry-Fritz, responsable à Strasbourg de l’entreprise de pompes funèbres Aubry. C’est elle qui a bien voulu nous communiquer tous ces chiffres et elle a mené avec l’auteur de l’article une réflexion pleine d’humanité sur cette délicate question.

6 [13] M. Johner, op. cit., 92.

7 [14] H. Arendt, Le système totalitaire, Nouvelle Edition, Les origines du totalitarisme (Villeneuve-d’Ascq, 2005).