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Entre modernité et postmodernité : Faut-il réinventer l’église ?


ENTRE MODERNITÉ ET POSTMODERNITÉ:

FAUT-IL RÉINVENTER L’ÉGLISE?

Lydia JAEGER*

La publication du livre Réinventer l’Eglise, de Brian McLaren1 [1], a suscité un vif intérêt, les réactions s’échelonnant de l’enthousiasme franc à l’accusation d’hérésie. L’éditeur, de concert avec l’Alliance évangélique française, a alors décidé, pour clarifier les enjeux, d’organiser une journée d’études. Pour préparer l’événement, qui a eu lieu le 19 septembre 2006 à Valence, quatre théologiens avaient reçu le mandat d’évaluer l’ouvrage, pour en dégager les pistes fructueuses comme les aspects potentiellement néfastes. Mon privilège a été d’être associée à ce débat fraternel et stimulant. La démarche des responsables de la publication était d’autant plus courageuse que le débat fut public et que les intervenants n’avaient reçu aucune autre consigne que l’invitation explicite à s’exprimer sans restriction sur le livre. L’article qui suit reprend le texte de ma conférence2 [2], qu’il convient toutefois de situer dans son contexte propre: il n’a pas pour vocation d’évaluer la pensée de McLaren dans son ensemble, encore moins celle de présenter le mouvement dit de l’Eglise émergente, dont McLaren est un des porte-parole éminents. Le regard proposé ici se limite volontairement à l’unique ouvrage de l’auteur disponible en français. C’est, en effet, dans ce contexte que nous sommes appelés à annoncer l’Evangile et que la question de la pertinence des thèses de McLaren se pose.

L’urgence du changement

McLaren considère que l’évolution de nos sociétés occidentales nous oblige à repenser radicalement notre évangélisation. Sa conviction principale peut se résumer de la façon suivante:

«Nous assistons aujourd’hui à un changement fondamental dans la mentalité des gens. C’est pourquoi il faut modifier radicalement la façon d’annoncer l’Evangile et de vivre l’Eglise, pour atteindre ceux du dehors – et surtout ceux qui sont vraiment dehors, c’est-à-dire sans lien quelconque avec une communauté chrétienne.»

Deux questions principales découlent de cette thèse. D’abord, l’analyse de notre situation est-elle juste? Sommes-nous effectivement en train de vivre ce changement radical? Ensuite, les conséquences envisagées pour l’évangélisation sont-elles les bonnes? C’est à ces deux questions que les réflexions qui suivent tentent de répondre. Leur objectif premier n’est pas de critiquer la pensée de l’auteur, mais de nous aider à faire des progrès dans l’annonce de l’Evangile. S’interroger sur le livre de McLaren n’est qu’une étape d’une stratégie bien plus large. Car la question fondamentale à laquelle il est urgent de répondre est bien celle-ci: «Quelles sont les stratégies à adopter pour présenter l’Evangile, de façon pertinente, aujourd’hui?» Parce que, en accord avec l’analyse de McLaren, nous ne pouvons pas être satisfaits de la situation actuelle. La majorité de la population européenne n’est pas atteinte par notre évangélisation; la sécularisation en Occident est un vrai défi auquel l’Eglise n’a pas encore trouvé de réponse efficace.

Postmodernité ou ultramodernité? La justesse de l’analyse de McLaren

Commençons alors par la première question: l’analyse de société que propose McLaren est-elle juste? Au risque de caricaturer la pensée de l’auteur – l’enseignante que je suis doit souvent simplifier –, il me semble qu’on peut en formuler ainsi la substantifique moelle:

«Depuis Descartes et le Siècle des lumières, les hommes ont cru à la toute-puissance de la raison. Ils pensaient que la vérité était universelle et accessible à l’homme. Mais les temps modernes touchent à leur fin. Aujourd’hui, nous entrons progressivement dans la postmodernité, qui abandonne l’illusion de la connaissance universelle, aussi bien en morale qu’en religion, mais aussi en science. Ce rejet de toute connaissance universelle provient de la prise de conscience du fait qu’il n’existe aucun ‹point de vue de nulle part›3 [3]. Toute connaissance est située, c’est-à-dire s’inscrit dans un contexte, dans une situation historique, dans des conditions socio-économiques. C’est toujours MA connaissance et non pas LA connaissance. Ainsi, toute approche est partielle et fragmentaire. Cela va de pair avec la valorisation de l’expérience subjective, personnelle, contre l’exaltation du raisonnement universel, typiquement moderne. Au final, on ne demande plus ‹est-ce vrai?› mais ‹est-ce pertinent?›, ‹est-ce authentique?»

Si ces quelques lignes résument bien l’analyse de McLaren, comment se situer par rapport au tableau qu’il dresse de notre société? Il paraît incontestable que nous assistons à une évolution et qu’au moins une partie de la population occidentale va dans le sens indiqué. Par conséquent, il est important de réfléchir au thème souvent évoqué par ce vocable de postmodernité4 [4]et, en particulier, à la réponse chrétienne à y apporter. Mais s’il est important de réfléchir à notre façon de réagir face à l’évolution constatée, il convient d’abord d’indiquer certaines limites de l’analyse proposée par McLaren.

Tout d’abord, un constat: l’évolution indiquée ne concerne qu’une partie de la population; tous ne sont pas touchés. Il est vrai qu’on constate un certain relativisme; mais, en parallèle, la science conserve un attrait important et continue pour beaucoup à servir de norme, de guide vers la vérité. Parfois, on peut même déceler une certaine crédulité vis-à-vis de la science! Le relativisme reste alors, la plupart du temps, cantonné dans certains domaines. McLaren a fait des études littéraires aux Etats-Unis et c’est précisément dans ce contexte que les penseurs postmodernes (ou que l’on dit postmodernes, car ils ne reprennent pas toujours ce qualificatif pour eux-mêmes) ont eu la plus grande influence. Des auteurs français comme Jacques Derrida et Michel Foucault sont vraiment des penseurs phares dans certains milieux universitaires américains, bien plus qu’en France. Qu’il me soit permis d’évoquer un souvenir personnel à ce propos. Lors du colloque «Les normes de la croyance religieuse», organisé à l’Université de Rennes I en octobre 2000, le philosophe anglais Paul Helm avait décidé de parler sur un auteur français s’inscrivant dans la perspective relativiste de la postmodernité, pensant que son exposé serait particulièrement pertinent dans le contexte français. Mais, de fait, pratiquement aucun Français présent ne connaissait le nom de ce philosophe pourtant assez lu dans les pays anglo-saxons. De surcroît, sa façon de raisonner ne suscitait pas d’écho dans la pensée française, en tout cas telle qu’elle était représentée à ce colloque. Cela nous montre que les catégories «postmodernes» peuvent être pertinentes pour certaines personnes, dans certains milieux, mais pas dans d’autres. J’ajouterai – en tant que Parisienne, et plus précisément banlieusarde – que lorsque je regarde mon Eglise, située en Seine-Saint-Denis, ce n’est certainement pas le relativisme postmoderne qui est le défi le plus important à relever. Notre Eglise accueille une forte proportion d’Antillais et d’Africains, avec des problèmes très différents. Lorsque nous réfléchissons à la croissance de l’Eglise aujourd’hui en France, nous devons tenir compte du fait de l’immigration et de la présence de populations aux arrière-plans culturels divers. Une seule analyse de l’évolution, en termes de postmodernité, n’est donc pas suffisante, parce qu’il y a pluralité de contextes.

Il faut ajouter une seconde réserve, plus importante encore: si l’on remarque que tous ne sont pas touchés par ce que l’on a l’habitude d’appeler la postmodernité, l’analyse même de ce courant en termes de postmodernité ne va pas de soi, car il ne s’agit pas d’une simple rupture avec la modernité. Ce courant constitue bien plus le pôle irrationnel qui accompagne nécessairement la prétention rationnelle de la pensée apostate, selon l’analyse pertinente de Herman Dooyeweerd. Celui-ci part du constat qu’une pensée qui refuse l’autorité de Dieu n’est pas, ne peut pas être une pensée areligieuse, car l’homme est un être religieux. S’il cherche à nier sa dépendance du Créateur, il va chercher son dieu à l’intérieur de la création. Comme le souligne le premier chapitre de l’épître aux Romains: ceux qui se détournent du Créateur deviennent par là même idolâtres, ils refusent d’adorer le seul vrai Dieu, pour s’agenouiller devant une créature. Mais une créature n’est jamais capable de porter une telle charge divine: elle ne peut assumer le rôle religieux qu’on lui donne et, tôt ou tard, même l’idolâtre s’en rendra compte. Quand il est forcé de constater l’échec de ses ambitions, la tentation pour lui sera de chercher le remède auprès de la négation de l’aspect idolâtré jusqu’alors. Ainsi, conclut Dooyeweerd, «chaque idole (…) évoque sa contre-idole»5 [5]; l’aspect négligé de la création va se trouver investi à son tour d’une charge religieuse. De cette façon, la pensée prétendument autonome oscille toujours entre des extrêmes: refusant le fondement transcendant, elle ne peut pas trouver de position stable, à partir de laquelle explorer le monde, dans son harmonie créée:

6 [6]

Dans la mesure où la pensée moderne idolâtre la raison humaine, elle a pour conséquence inéluctable l’irrationalisme, comme l’ombre que jette un objet placé au soleil. Le relativisme irrationnel que d’aucuns qualifient de postmoderne est donc davantage le corollaire inévitable de la modernité que son dépassement. L’échec du projet moderne montre, certes, la folle prétention de l’homme de vouloir se passer de Dieu. Mais le courant postmoderne participe de la même révolte: ni l’un ni l’autre n’acceptent de se soumettre au Créateur.

L’analyse de la pensée autonome que propose Dooyeweerd se vérifie dans l’histoire de la philosophie occidentale: le romantisme porte tous les traits d’une réaction irrationnelle au paradigme des Lumières et annonce, dans ce sens, des thèmes que l’on qualifie aujourd’hui de postmodernes7 [7]. Mais le pôle irrationnel se trouve jusqu’au cœur même des Lumières: Kant est le penseur qui parachève l’édifice rationnel des Lumières et, en même temps, celui qui met au jour l’échec de la prétention rationaliste à connaître la réalité.Pour Kant, il n’existe aucune connaissance dans le domaine de la morale et de la religion; ni la morale ni la religion ne sont objets ou ne portent sur des objets de connaissance. Je crois en Dieu, mais en réalité, je fais comme si. Dieu n’est pas objet de connaissance, mais plutôt un principe qui me guide dans mon comportement. L’homme a besoin d’un législateur universel pour adopter un comportement moral et il doit donc se conduire comme s’il y avait un législateur universel et divin. Mais on reste tout à fait agnostique par rapport à l’existence de Dieu. Même en ce qui concerne le monde, on ne peut jamais le connaître tel qu’il est, accéder au Ding an sich (à la «chose en soi»). En fin de compte, la science n’est que connaissance de la pensée humaine appliquée au monde. Ce sont les structures que l’entendement humain projette sur le monde que l’on retrouve, ensuite, dans la connaissance scientifique. On le voit, il y a une façon postmoderne de lire Kant.

La foi chrétienne: ni moderne ni postmoderne.

Quand on cherche à apprécier la pensée de McLaren, il n’est évidemment pas judicieux de lui reprocher l’écart avec le paradigme moderne et avec sa prétention de la Raison universelle. Sans adopter une posture «moderne», je suis néanmoins arrivée à la conclusion que McLaren s’arrête à mi-chemin dans son analyse de la pensée occidentale contemporaine. En fait, si je m’accorde avec McLaren pour penser que la foi chrétienne s’oppose au projet des Lumières, je considère qu’elle récuse de même l’irrationalisme postmoderne auquel la prétention rationaliste conduit inéluctablement. L’auteur souligne bien – et en cela, il nous est utile – que la foi chrétienne ne doit pas accueillir favorablement la pensée moderne. Mais il ne montre pas assez qu’il en va de même face à la postmodernité. Pourtant, il est indispensable de proposer une analyse plus poussée de la postmodernité – analyse que l’on ne trouve pas dans le livre – pour acquérir un discernement juste et apporter des réponses pertinentes à ce fait de société.

La foi chrétienne dénonce l’illusion d’une pensée autonome: il n’existe pas de raison universelle qui pourrait atteindre la vérité sans recours à Dieu. Mais en même temps – et c’est là où la foi chrétienne est en tension avec la postmodernité – elle évite de tomber dans l’irrationalisme. De façon très schématique, la postmodernité déduit de la prémisse «la raison humaine (autonome) ne peut pas atteindre la vérité» la conclusion «il n’y a pas de vérité universelle», ou – ce qui dans la pratique revient au même – «nous ne pouvons pas connaître la vérité». Si la prémisse est en accord avec la foi biblique, la conclusion ne l’est pas. La prémisse est acceptable car, contrairement à la pensée moderne, la foi chrétienne accepte que la raison autonome ne puisse pas accéder à la vérité. Dans ce sens, la postmodernité nous montre à quoi aboutit la pensée humaine lorsqu’elle suit la logique de la modernité jusqu’au bout. L’irrationalisme postmoderne est, en fait, ultramodernité: la modernité poussée jusqu’à ses conséquences logiques extrêmes.

Mais le fait que la raison autonome ne peut pas accéder à la vérité n’implique pas que l’homme ne peut pas connaître la vérité. Ce que l’homme ne peut pas accomplir laissé à lui-même devient néanmoins possible s’il accepte de se laisser guider par la révélation. Le croyant sait que Dieu a révélé la vérité à l’humanité. En acceptant de lire le monde à partir de la lumière révélée, nous avons bel et bien accès à la vérité. Notre connaissance est, certes, encore limitée, partielle: nous ne connaissons pas encore comme nous connaîtrons un jour. Mais nous connaissons réellement, et ce grâce à la révélation. Il n’est donc pas possible de suivre McLaren dans sa méfiance envers des affirmations universellement valables pour décrire le contenu de notre foi. Prenons un exemple. Il écrit:

«Un bon chrétien selon les critères postmodernes va se révéler très différent d’un bon chrétien selon les critères de la modernité. (…)

A l’avenir il n’y aura peut-être plus du tout de critère universel pour en juger, et en soi ce sera un énorme changement parce que chaque groupe ne pourra plus s’imaginer que l’idéal chrétien qu’il s’est fabriqué est LE vrai modèle chrétien. (…) Et si, en arrivant dans le monde postmoderne, (… il fallait) redémarrer de rien, nous interroger, comme si c’était la première fois, sur ce que signifie ‹être chrétien, puisque nous entrons pour la première fois dans ce nouveau monde?»8 [8] 

Si l’auteur pense vraiment ce qu’il écrit – et il est difficile de lire un auteur sans adopter ce présupposé – il remet en cause l’existence de critères universellement valables pour décider qui est chrétien. Et là, force est de constater que les auteurs néotestamentaires considéraient, au contraire, que de tels critères existent. Pour n’en citer que deux: l’épître aux Galates affirme que la justification par la grâce et non par les œuvres – cette belle doctrine de la Réforme – est un signe distinctif d’un chrétien (Ga 1.8-9, 5.4). D’autre part, la première épître de Jean, plus particulièrement dans les premiers versets du chapitre 4, nous dit que nos affirmations en matière de christologie constituent aussi un critère pour distinguer entre chrétiens et non-chrétiens. Ce sont là des lignes de démarcation qui passent aujourd’hui au travers de la chrétienté: tous ceux qui se disent chrétiens ne remplissent pas les critères doctrinaux de l’épître aux Galates d’un côté et de la première épître de Jean de l’autre. Le Nouveau Testament nous oblige à opérer des distinctions à l’intérieur de ce qu’est le monde chrétien.

La suspicion envers la raison universelle prend souvent une forme précise: elle implique fréquemment la méfiance envers la parole, le langage; car le discours est le résultat typique de la raison. Ce n’est pas un hasard si les stoïciens appelaient la Raison universelle, dans une conception panthéiste, le logos, c’est-à-dire la parole. Car la parole structure le monde, en exprime le sens et fixe, ainsi, l’interprétation de l’expérience. Ne doit-on pas alors lire dans la méfiance vis-à-vis de la parole – thème récurrent de la pensée contemporaine – une conséquence du rejet de la révélation divine? C’est parce qu’on a remis en cause la Parole qu’on a fini par se méfier de la parole, de notre parole humaine. La perspective des Ecritures est tout autre: le Dieu de la Bible est un Dieu qui parle et qui, par là même, fonde la possibilité de notre parole. De cette façon, la foi chrétienne résiste à la méfiance envers la parole et envers le langage.

Nous devons alors être vigilants face à l’attrait du mysticisme que l’on constate aujourd’hui jusque dans nos milieux. Il est frappant de voir combien certains auteurs mystiques sont au goût du jour, et ce dans nos Eglises évangéliques. Ce n’est pas qu’on ne puisse rien apprendre d’eux, mais le discernement s’impose. Ce n’est pas parce que Dieu dépasse toute parole humaine que la meilleure façon d’appréhender Dieu serait le silence mystique. Non, nous sommes appelés à une relation qui est essentiellement portée par la parole: Dieu se révèle dans l’Ecriture, et nous répondons dans la prière. La prière évangélique a toujours été et doit rester principalement prière de parole et non prière de silence.

Cette remarque dépasse la critique de Réinventer l’Eglise et vaut plus largement. Mais elle s’applique aussi dans ce contexte, car McLaren reprend à son compte un texte du théologien catholique Romano Guardini à la tonalité mystique:

«Lorsqu’un être humain saisi par le pouvoir divin s’efforce de révéler tant soit peu la sainte altérité de Dieu, il produit tentative terrestre sur tentative terrestre. A la fin, il les écarte: toutes sont impropres, et le voilà qui prononce des paroles en apparence violentes et dépourvues de sens, dans l’intention d’éveiller ce cœur au-delà des limites du cerveau humain. (…) Les croyants ne pourront se rapprocher les uns des autres qu’à la condition de jeter par-dessus bord les concepts qui leur sont naturels.»9 [9]

Un tel discours paraît très attrayant: considérer que Dieu transcende toujours ce que nous pouvons dire sur lui et donc que nos discours ne peuvent que servir à exprimer notre ignorance, qu’ils ne sont là que pour être, en fin de compte, dépassés – quelle attitude pourrait être plus appropriée face à la Lui? C’est exactement la démarche mystique. Le mystique parle, mais il ne parle que pour finalement se taire. Typiquement, son discours se délecte des paradoxes, des contradictions, aptes à révéler les limites du discours. Mais la Parole que Dieu nous donne dans la Bible est un discours intelligible. C’est à partir de la révélation qu’il est possible de parler de façon véridique de Dieu. Certes, nous pouvons aussi dire des erreurs sur Dieu. La possibilité d’un discours affirmatif sur Dieu implique, de fait, que nous puissions aussi nous tromper. Aussi, toutes les paroles sur Dieu ne se valent-elles pas et l’hérésie existe-t-elle.

Parler d’hérésie va à l’encontre de certaines tentatives œcuméniques qui cherchent à rassembler tous les chrétiens, voire tous les croyants. Certes, ma théologie est faillible (elle est sans doute même partiellement fausse), car elle est celle d’un pèlerin, en chemin vers le Royaume où «je connaîtrai comme je suis connu» (1Co 13.12). Une telle lucidité rejoint l’accent postmoderne sur le caractère provisoire de tout discours doctrinal. Mais on ne doit pas en conclure que le combat contre l’hérésie n’est pas nécessaire. Déjà à l’époque du Nouveau Testament, les chrétiens étaient appelés à garder «la foi transmise aux saints une fois pour toutes» (Jude 3). C’est pourquoi les grandes formulations doctrinales du passé gardent leur pertinence. Il est vrai que, par exemple en christologie, le symbole de Nicée et la déclaration de Chalcédoine ne sont pas inspirés. Ils participent donc de la faillibilité de toute construction théologique humaine. Néanmoins, nous n’oublierions qu’à nos propres dépens qu’ils contiennent la substantifique moelle du lent et profond travail d’assimilation, effectué par des générations de théologiens. Force est de constater qu’à chaque fois qu’on a voulu aller au-delà de Chalcédoine dans l’histoire de l’Eglise, on a toujours fini par renoncer ou bien à la véritable divinité, ou bien à la véritable humanité du Christ (voire à l’une et à l’autre )10 [10]. Ce serait surestimer, de façon irresponsable, nos propres capacités si nous ne tenions pas compte de cet avertissement et si nous ne veillions pas à ne pas négliger les symboles doctrinaux du passé.

Quelles conséquences pour notre apologétique?

Quelles conséquences pouvons-nous tirer de ce qui précède pour notre apologétique? Cette question s’impose, car l’analyse des évolutions actuelles que propose McLaren n’est pas un but en soi, mais vise une communication plus efficace avec les non-croyants. A ce propos, l’analyse de notre situation actuelle par McLaren, sans être très poussée ou très affinée, n’en souligne pas moins certaines tendances que l’on constate effectivement. Elle présente alors un intérêt certain et peut stimuler notre réflexion. Il ne s’agit pas, nous l’avons vu précédemment, d’un tableau de toute la société occidentale; mais ce livre nous pousse à poser certaines questions pertinentes.

N’oublions pas, cependant, que McLaren ne nous aide que pour la moitié de la tâche. Il nous amène effectivement à nous rendre compte de l’écart entre la foi chrétienne et le projet des Lumières, et par là même, à réfléchir sur la meilleure façon d’intégrer les évolutions postmodernes dans notre façon d’annoncer l’Evangile. En effet, il n’est pas nécessaire de devenir d’abord moderne pour, ensuite, devenir chrétien. Au fond, cela ressemble un peu au vieux débat: a-t-on besoin de devenir juif pour devenir chrétien? Non, il est inutile de devenir d’abord moderne pour ensuite devenir chrétien. Il est vrai que certaines versions courantes de l’apologétique partent de présupposés modernes pour présenter la foi chrétienne. Une telle approche apologétique a sa valeur face à un moderne parce qu’on se place sur son terrain et qu’on le pousse à aller plus loin (c’est-à-dire, en fin de compte, à le quitter). Mais face à un postmoderne, il n’est pas utile de l’amener sur le terrain moderne pour ensuite l’amener plus loin sur le terrain chrétien.

McLaren apporte des éléments intéressants quant à l’élaboration d’une apologétique adaptée à un public postmoderne. Il décrit une conférence qu’il a été invité à faire sur l’existence de Dieu:

«Au lieu d’argumenter en faveur de l’existence de Dieu, je présentai une série de questions qui viennent naturellement lorsqu’on s’interroge à titre personnel au sujet de Dieu. (…) Je m’efforçai d’abord de rester objectif et de placer toutes les alternatives possibles sur un pied d’égalité. Ensuite, j’en vins à dire quelles étaient les réponses que j’avais choisies concernant ma propre vie (…) J’ai aussi partagé un peu de mon histoire personnelle, comment ma foi m’avait aidé à vivre alors que mon fils était atteint de leucémie. Je terminai en souhaitant que ces réflexions aient pu leur être profitables et ouvrir le champ à des questions.»11 [11]

Bel exemple de démarche communicative pour atteindre des auditeurs postmodernes! Dans ce passage, McLaren ne renonce pas du tout à la vérité objective de l’existence de Dieu. Mais face à un public fatigué des débats rationnels sur «oui ou non, Dieu existe-t-il, n’existe-t-il pas?», il a montré qu’il avait bien assimilé les différentes positions, avant de présenter la question sous un angle plus personnel, donc d’adopter un plan plus subjectif, et de dire aussi ce que cela lui a apporté dans sa vie personnelle. A la lecture des auteurs postmodernes, certaines façons de défendre la foi chrétienne semblent effectivement très naïves. Certains apologètes n’ont apparemment jamais réfléchi sérieusement aux remises en cause très profondes de l’idéal rationnel par la postmodernité et continuent à argumenter comme si les notions mêmes de vérité, de raison, d’explication ne posaient pas de problème dans le dialogue avec les non-croyants.

Mais si McLaren peut nous aider à adapter l’annonce de l’Evangile à un public influencé par le relativisme postmoderne, il déçoit par l’absence de regard suffisamment critique sur la postmodernité même. Il ne montre pas assez en quoi le postmoderne ne peut plus rester postmoderne s’il veut se convertir. Il n’a pas besoin de devenir moderne pour ensuite devenir chrétien, et McLaren nous oblige là à revenir sur notre façon de défendre la foi. Mais il ne montre pas assez que le postmoderne doit aussi être interpellé par l’Evangile, appelé à quitter sa postmodernité. L’annonce de la foi doit comporter un élément critique vis-à-vis de la postmodernité, montrer où le chrétien, tout en gardant ses distances avec la pensée moderne, ne rejoint pas le penseur postmoderne dans sa façon d’aborder le monde. Notre apologétique doit montrer en quoi la vision biblique remet en cause le paradigme postmoderne. Bien sûr, il n’est pas possible d’argumenter en partant d’une raison neutre, comme le veut le paradigme moderne. Mais il faut également refuser tout relativisme, même édulcoré.

La tâche n’est certainement pas facile. Sans montrer en détail quelle forme prendra une telle apologétique nouvelle, on peut toutefois indiquer la direction à prendre. Un aspect primordial, c’est l’importance de la médiation de la Parole. L’apologétique chrétienne intégrera toujours la Bible: notre raisonnement sera donc nécessairement circulaire. Mais c’est un cercle vertueux et non pas vicieux. Face au postmoderne et face à son relativisme, il faut présenter le message biblique qui l’oblige à se positionner face au Créateur – Créateur qu’il connaît déjà parce qu’il est créature de Dieu (cf. Rm 1.18-21). Personnellement, j’ai été confrontée à ce défi dans le cadre de ma thèse, en évoluant à Paris dans un milieu néokantien. Comme Kant préfigure la postmodernité, mon témoignage a dû s’articuler face à une pensée aux caractéristiques postmodernes. Je ne prétends pas être arrivée au bout dans ma propre réflexion, et je suis convaincue que nous nous trouvons devant des obstacles à la compréhension de l’Evangile auxquels l’apologétique traditionnelle n’a pas suffisamment réfléchi. Mais n’oublions pas que la postmodernité n’est pas si nouvelle et inconnue que cela: Kant et ses héritiers ont obligé les chrétiens à se frotter, depuis plus de deux siècles, au refus de la vérité, comprise comme connaissance portant sur la réalité. Nous n’avons pas tout à réinventer. Les problèmes auxquels nous nous trouvons confrontés sont des problèmes que nos prédécesseurs ont déjà entrevus.

C’est l’apologétique néocalviniste, mise au point par Cornelius Van Til, qui dégage, à mon sens, les pistes les plus prometteuses dans ce contexte. En effet, cette apologétique, contrairement à d’autres approches apologétiques, prend pleinement en compte le rôle des présupposés. Elle reconnaît la nécessité de croire pour comprendre. Elle sait qu’il n’y a pas de point de vue de nulle part, toute connaissance est située12 [12]. Face au relativisme postmoderne, il est inutile d’essayer de retourner au modernisme, cela ne fonctionnera pas. La connaissance universelle non située n’est pas accessible aux hommes: c’est le point de vue de Dieu13 [13]. Ce point de vue n’est pas à la disposition de la raison humaine. Mais Dieu s’est révélé à nous, pour que nous puissions obtenir la connaissance. Bien que partielle, notre connaissance peut être vraie, quand elle s’enracine dans la vérité révélée et garantie par le Dieu de vérité. C’est ainsi que nous pouvons résister à l’agnosticisme postmoderne, sans retomber dans l’illusion moderne: ce n’est pas la pensée autonome, mais la pensée qui accepte sa dépendance du Créateur qui accède à la vérité.

* Après des études de physique, de théologie et de philosophie des sciences, L. Jaeger est professeur et directrice des études à l’Institut biblique de Nogent-sur-Marne.

1 [14] B. McLaren, Réinventer l’Eglise (Valence: Ligue pour la lecture de la Bible, 2006); édition originale: The Church on the Other Side (Grand Rapids: Zondervan, 2000).

2 [15] Ma reconnaissance s’adresse à François-Xavier Collet, qui a mis en forme l’exposé oral en vue de sa publication.

3 [16] Allusion à l’ouvrage de Thomas Nagel, Le point de vue de nulle part (Combas: L’Eclat, 1993, éd. originale: The View from Nowhere, 1986).

4 [17] J’utiliserai ce terme bien qu’il ne soit pas sans poser un problème, comme nous le verrons par la suite.

5 [18] H. Dooyeweerd, «La base religieuse de la philosophie grecque», La Revue réformée 10 (1959:3), 21.

6 [19] Ibid.

7 [20] Cf. la recension que fait Henri Blocher de l’ouvrage d’Alfred Kuen Les défis de la postmodernité (Saint-Légier, Emmaüs, 2002), dans Théologie évangélique I (2002), 94.

8 [21] McLaren, 40.

9 [22] R. Guardini, The Lord (Washington: Regnery Gateway, 1954), 73, cité par McLaren, 95.

10 [23] G.C. Berkouwer, The Person of Christ (Grand Rapids: Eerdmans, 1954), 299.

11 [24] McLaren, 75s.

12 [25] Cf. L. Jaeger, «Dieu comme seule source de la connaissance – l’apologétique de Cornelius Van Til», Théologie évangélique I (2002), 27-46.

13 [26] Il est intéressant de noter que même les philosophes athées utilisent cette métaphore. Serait-ce un indice discret du fait que la pensée humaine ne peut pas se passer de la référence à la transcendance?