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Foi et philosophie du langage

Foi et philosophie du langage

Alain PROBST*

A) L’enjeu du langage

La langage a été donné à l’homme pour cacher sa pensée. Cette formule diplomatique du siècle des Lumières pourrait être placée en exergue de nombreuses œuvres diverses. Le langage est maléfique, les mots trompeurs, la langue hébraïque pleine de grandioses mystères serait parfois intraduisible; et de l’« intraductibilité » des exégètes, on passerait à celle des philosophes qui, comme Quine, à l’aide du schéma conceptuel et du « mythe de la signification », arrivent à une sorte d’obscurité de fond des aires linguistiques.

Dans la perspective de M. Heidegger (et de son disciple français, S. Beaufret), la langue grecque est « destinale » pour le développement de la réflexion. La philosophie essentiellement hellénique, recueillie par la langue allemande, n’a pas son équivalent en d’autres langues. Et donc une philosophia biblica représente une trahison dans la vocation culturelle d’un mot, une historique dissémination qui fait violence aux racines linguistiques originelles, une sorte de déportation créant de la signification, mais procédant d’un abandon au moins partiel de la situation initiale des termes. Lacoque et Ricœur (voir Penser la Bible) indiquent qu’un événement de pensée nouveau a eu lieu dans l’œuvre de traduction des Septantes en grec. Des mots comme einaï (esse, plus tard dans la langue latine) apportent avec eux une « histoire conceptuelle considérable »(p. 346-347). La Bible nous est contée dans la langue de Platon et d’Aristote, histoire tumultueuse des mots de la philosophie grecque classique à Kant. Traduire, c’est interpréter pour ceux qui arrivent au bout d’un long cheminement des signes; une trahison s’effectue.

B) Les négations de l’historicisme

S’ajoutent, à ces considérations, des philosophies du langage qui sont purement privatives. On entendra par là que, loin de conduire à des vues ontologiques, à une métaphysique de l’expression, ces philosophies reprennent le refrain bien connu: « l’homme est dans l’histoire », « l’homme est historique », « l’homme est histoire ».

Isolé, semble-t-il, dans une période dominée par la linguistique structurale (de Saussure, R. Jakobson, etc.), par les thèmes du cercle de Prague, par les conceptions issues des travaux de L. Bloomfield et des philosophies relativistes comme celles d’Austin ou de Wittgenstein, Brice Parain fut un des rares auteurs à proposer une Métaphysique de la parole, venant s’ajouter à des Recherches sur la nature et les fonctions du langage (1942, rééd. 1972). On y ajoutera les belles réflexions de Wladmir Weidlé dans Art et langage (Diogène, 1969).

Exprimons notre sentiment. Le motif religieux fondamental de la divine révélation qui s’épanouit dans des textes d’une extraordinaire tension – certains Proverbes, l’expérience de Job, les antinomies concrètes de l’Ecclésiaste, les paroles du Cantique – exige plus qu’une « phonologie » accidentelle et physique, que des agglomérations de signes désordonnées et contingentes, que des répertoires secs et arides. G. Steiner, dans sa critique (voir Réelle présence), a bien senti dans ces domaines une résistance opposée à la magie des mots, une sorte de dénégation de l’œuvre qui opère ouvertement dans les diverses sortes de formalismes de même que dans les théories critiques de composition des textes de l’Ancien Testament. Dooyeweerd, Vollenhoven et Popma y verraient une sorte de captation des ressources de la langue par l’antithèse intentionnelle tendant à dissocier les moments « logiques » des aspects non logiques de l’expérience. Une doctrine du concept (adaptée à la philosophie des sciences) l’emporte alors, de manière irrésistible, sur l’expérience du temps et de la vie.

C) Aux origines de la langue modèle

« Et l’Eternel répondit à Job du milieu du tourbillon et dit:

Qui est celui-ci qui obscurcit le conseil par des discours sans connaissance? (…)

Où étais-tu quand j’ai fondé la terre ?

Déclare-le moi, si tu as de l’intelligence.

Qui lui a établi sa mesure, si tu le sais?

Ou qui a étendu le cordeau sur elle?

Sur quoi ses bases sont-elles assises

Ou qui a placé sa pierre angulaire

Quand les étoiles du matin chantaient ensemble

Et que tous les fils de Dieu éclataient de joie? » (Jb 38.1-7)

Il est impossible d’aborder objectivement de tels passages sans médiation d’une philosophie du langage portant sur les racines primitives du vrai, les phonèmes des significations originelles qui commandent les autres dispositions des mots; sans la problématique d’une langue première, archétypale qui n’est pas sans lien avec la leçon de choses divine, l’irruption des noms en la création de l’être (voir Gn 2.19).

Un langage devenu conventionnel, sorte de « contrat social » historique, ne rend guère l’ambiance alliancielle des origines où se croisent le regard de la divine présence, l’ordre des choses créées et les noms donnés par l’homme comme les propriétés de ces êtres. La philosophie herméneutique (voir Penser la Bible, p. 32 et 42) donne l’impression d’un immense « associassionisme » en lequel, par les voies du hasard et des circonstances, le chaos primordial échappe à son désordre foncier pour former un ordre cosmique toujours menacé de dislocation (voir p. 32, sur l’exister irréductible « menace », le chaos récurent en la source « P » – celle-ci est indétectable dans les documents – la création semblable à un drame avec grande vulnérabilité au désordre et à la dissociation).

L’ontologie biblique du langage – celle du mot d’origine qui par sa « signification » vise la chose – se trouve altérée par ce recours au schéma dualiste qui n’appartient pas à la triade création-chute-rédemption en Christ.

D) Le langage, abri du sens

Je crois que des philosophes linguistes comme G. Steiner, B. Parain ou encore Pierre Boutang (voir Ontologie du secret) ont essayé, dans des perspectives différentes, de rompre avec un certain « conventionalisme » linguistique. Celui-ci se manifeste déjà dans le Cratyle de Platon, compensé par d’autres thèses. Les langues (phonon, voir 1Co 14.10) ne sont jamais des bruits entendus dans un milieu inerte. Du seul physique, rien ne se fait aphonon, précise Paul. Et donc, il est possible d’affirmer: « Il y a bien des langues différentes dans le monde, mais aucune d’entre elles n’est dépourvue de sens » ou « il y a de nombreux genres de voix et aucune d’elles n’est privée de sons distincts. » (1Co14.10 litt.) « Le mot comme le geste dessine son sens. »1 [1] L’apôtre renforce: « La voix distincte comme la note de musique propose le sien. » (1Co 14.7-8)

E) Langage et inspiration de l’Ecriture

Le motif biblique soutient avec force l’idée selon laquelle la langue est faite pour recevoir les significations essentielles de la révélation. Le répertoire des mots sert à la préciser, la puissance d’expression à l’imprimer en nos âmes. Il y a donc un saut qualitatif d’une langue faite pour les choses et la description des situations (le code des signaux), à une langue qui parle des être révélés.

Pensons que tout va se jouer en une économie de la distribution des mots sur la ligne d’un énoncé. L’institution linguistique globale garantit la stabilité du mot: ni polysémie déroutante, ni mystère inconcevable du sens. Ainsi la vérité devient verbale, propositionnelle.

F) La prétendue dissimulation de l’être

Dans Penser la Bible, les auteurs font usage de la thèse de Zimmerli sur la dissimulation essentielle du divin. « Toute tentative, nous dit-on, de comprendre la déclaration de reconnaissance en partant du sens du nom YHWH est vouée à l’échec, à cause du mystère qui ne peut pas être réduit à une définition et la direction irrévocable du processus d’introduction de soi-même » (à propos d’Ex 3.14-15). D’un point de vue linguistique, avouons notre embarras face à ce « mystère » irréductible à une définition. Si Dieu est l’acte absolu d’exister, ipsum esse subsistens, on demande quoi en surplus?

Le processus de la présentation d’un sujet (« je », « moi », « c’est moi », etc.) échappe-t-il à un langage propositionnel bien construit, est-il situé en dehors de la phrase affirmative et du nom de l’identification? Des affirmations comme celles de Zimmerli sont-elles seulement lexicographiques?

Mais il y a plus. Le motif scripturaire enseigne que le Nom divin ne s’éparpille pas dans les stoikeia ou dans les circonstances historiques. On ne le trouvera pas dans des dialectes environnants (Madian, peuples Kennites, etc.). La langue archétypale comporte des racines primordiales qui s’identifient à ses ressources les plus ultimes de « signifier » et donc, dans le répertoire hébraïque, les termes désignant : création, créer, Dieu, être, existence, ordre, stades et genres, etc., ne doivent pas être soumis à un examen d’admission. Ils conditionnent a priori (le plan transcendantal et transcendant) toute forme de discours ayant un sens!

Il nous faut donc laisser à son triste sort la Wirkungsgechichte et autres « forces allemandes » (avec un cœur léger) pour se représenter, en une philosophie du langage, les racines HYH, EHYEH, le mot YHWH, comme les fondements du langage de l’être. En Exode 3 nous est délivré l’ultime vocabulaire d’une philosophie de l’être, la différence ontico-ontologique, étant-être.

G) La leçon d’écriture chez Claude Lévi-Strauss

Il existe une autre façon de récuser la langue primordiale qui consiste, dans le structuralisme, à poser le regret d’une culture réduite à la simple oralité, une langue traditionnelle sans « reversion » écrite et graphique, utile pour désigner les choses quotidiennes et les activités élémentaires, enrober de termes les animaux ou espèces totémiques et les clans. Cl. Levi-Strauss l’exprime en clair dans la célèbre leçon d’écriture (voir Tristes tropiques, p. 339-345): le choix de la matière écrite oriente toute la société dans une autre direction.

Après avoir médité longuement sur les prétendus bienfaits de l’écriture, sur l’essentielle tromperie d’un chef Nambikwara qui voulut passer alliance avec l’homme blanc, imposer aux autres son pouvoir, l’ethnologue conclut : « L’écriture et la perfidie pénétraient chez eux de concert. » La langue écrite, loin d’être cette mémoire artificielle permettant l’accumulation des savoirs, leur transmission à la société, a pour fonction la domination politique, elle facilite l’asservissement. L’image est celle du scribe égyptien consultant les listes des milliers d’esclaves voués à la construction des pyramides. La stricte oralité de la société archaïque permet encore, à quelques-uns, d’échapper à l’étatique Léviathan (Les Fortes têtes, nous dit l’auteur, en eurent la prémonition).

H) Le langage et l’inscripturation. Théologie de l’histoire

C’est à cette étape du raisonnement qu’il faut faire intervenir la téléologie de la langue, la raison d’être de sa « reversion » écrite dans le plan divin. Loin d’être une simple « mémoire artificielle », un instrument dictatorial, la langue est faite pour devenir le véhicule, l’instrument de la révélation.

De la même manière que le Christ est la raison d’être de la création (sumum opus Dei, selon Duns Scot), la révélation en laquelle culmine le vrai, l’universel, constitue la raison d’être des instruments linguistiques apparus, dans l’histoire, au cours du processus de développement des aspects qui « prolonge » la création. L’inscripturation de la parole dans la langue originelle, les traductions dans les diverses langues du monde correspondent à la téléologie de la culture.

Il y a accomplissement quand d’un mot hébreu, on passe à un mot grec ou latin (etc.). La non traductibilité priverait le Dieu de toute présence réelle au monde, à l’histoire, Dieu « silencieux et lointain », Dieu de l’art contemporain, de l’épistémologie, d’une philosophie du langage, évoquée par F. A. Schaeffer dans son traité, qui est une discussion avec les silences, les indéchiffrables de Malraux, Bergman, Fellini et des derniers paragraphes du Tractatus de Wittgenstein (Le Silence ≠ au « dit » de Dieu).

I) Paul et la bonne traductibilité

« Il y a bien des langues différentes dans le monde, mais aucune d’entre elles n’est dépourvue de sens. » (1Co 14.10) Le langage intervient dans la communication du salut. Intervenant en langues extatiques plus que tout autre, dans la contemplation (1 Co 14.10), l’apôtre préfère cinq paroles intelligentes (v. 19) aux signes équivoques de l’expérience mystique, ceci afin d’enseigner (v. 19). Le parti pris de l’auteur de la lettre est celui de la bonne intertraductibilité (problème philosophique, par excellence; on peut traiter cette question sur les croyances d’un existentialisme religieux, de la phénoménologie, des thèses de Quine ou de R. Carnap). Il existe une liaison historique nécessaire permettant, à une langue étrangère au développement de la révélation, d’exprimer celle-ci en termes adéquats (une fusion idéale relevant d’une sorte de mythe « parménidien »!). Paul joue le jeu de la capacité d’expression linguistique; différentes, les langues peuvent dire le vrai.

Comment prétendre alors que la traduction d’Exode 3 constitue une nouvelle « création de sens », un « événement de pensée » (Ricœur, Lacoque, p. 346), une « reversion » de la Bible dans « la langue de Platon et Aristote »? Il y a la langue grecque comme apparition, institution, histoire. Des verbes comme einaï qui, en eux-mêmes, ne nous imposent aucune philosophie a priori du divin et de la création. Avec ces verbes et des mots proches, on peut affirmer origine, création (Jean 1) ou les nier! Les valeurs linguistiques inverties dans la langue grecque ne sont pas reliées de manière destinale aux systèmes philosophiques de Platon et Aristote et ne forment donc pas un écran entre nous et la pensée hébraïque.

Les pères platoniciens de certaines Eglises d’Orient ne sont plus dans la ligne de la traduction des Septante, dès qu’ils utilisent le langage en dehors du motif biblique de la création. Ainsi, la Bible grecque nous dit que Dieu seul est substance, être, contrairement à l’être créé qui ne fait que refléter en forme temporelle un absolu situé hors du monde. Et ceci se dit de nombreuses langues, mais pas dans la langue de la philosophie herméneutique qui divinise le sujet « interprétant », ce qui est un aspect du panthéisme de notre époque et une négation de Christ.

* A. Probst est professeur de philosophie à Paris.

1 [2] Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception (1945).