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Le protestantisme aujourd’hui – Défis et perspectives d’avenir

Le protestantisme aujourd’hui
Défis et perspectives d’avenir

William EDGAR*

Trente ans déjà! Tant d’années écoulées depuis l’ouverture de la Faculté, en 1974… telle a été ma première réaction alors que je commençais à penser à ce moment qui nous rassemble. A l’époque, une conviction fondamentale habitait tous ceux et toutes celles qui ont pris part à la création de cette œuvre de foi. Ils faisaient le constat que l’Eglise de Jésus-Christ en France et en francophonie traversait une véritable crise d’identité, ayant oublié le caractère de son alliance avec Dieu. Les Eglises issues de la Réforme, surtout, avaient un fort besoin d’être renouvelées, et même réformées. Une telle réformation – n’ayons pas peur du mot! -, pour être effective, devait être centrée sur le Christ, tel qu’il est présenté dans la Parole de Dieu. Portés par cette conviction, les fondateurs de cette maison se sont rappelé l’article 25 de la Confession de foi de La Rochelle, document fondamental pour la Faculté, qui indique:

« Mais, parce que nous ne connaissons Jésus-Christ et toutes ses grâces que par l’Evangile, nous croyons que l’ordre de l’Eglise, qui a été établi par l’autorité du Christ, doit être sacré et inviolable, et que, par conséquent, l’Eglise ne peut se maintenir que s’il y a des pasteurs qui ont la charge d’enseigner. »

Pour les fondateurs de la Faculté, il était clair que, dans le paysage français, comme un peu partout en Occident, l’Eglise avait cessé d’être cet ordre sacré et inviolable, fondée sur le roc de la confession apostolique du Christ mort et ressuscité. Trop de pasteurs, en effet, avaient cessé d’enseigner la Parole de Dieu dans toute sa gloire et dans toute son autorité, la « règle très certaine de notre foi », dont Dieu lui-même est le principal auteur1 [1].

Le doyen honoraire Pierre Courthial l’a rappelé, dans son discours magistral, à l’occasion du vingtième anniversaire de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence (FLTR). Les six premiers Conciles œcuméniques de l’Eglise ont affirmé les grands principes de la foi chrétienne, a-t-il dit. C’est la première phase. Les confessions de foi de la Réforme ont approfondi ces grands principes, c’est la deuxième phase. Et, de nos jours, l’humanisme du XXe siècle a voulu étouffer et déformer l’enseignement biblique. « La trompette rend un son incertain. » Que faire? Au lieu de baisser les bras, nous déclarait-il, avec son extraordinaire esprit d’espérance, sachons que nous sommes à la veille d’une troisième époque, un temps « au cours duquel l’Eglise va devoir confesser sa foi en la seigneurie du Dieu Créateur et Sauveur, [et où] toute pensée va être amenée captive aux pieds de Jésus-Christ, en sciences comme en philosophie, en économie comme en politique, dans la vie des individus comme dans les familles, les nations, les entreprises humaines légitimes de toutes sortes »2 [2]. Telle était la vision de la Faculté en 1974, vision restée la même en 1994, et qui demeure fondamentalement identique à elle-même trente ans après.

Fin de la guerre froide

Qui aurait pu prédire, il y a trente ans, les événements et les courants de pensée qui jalonneraient, comme autant de défis, la période écoulée depuis lors? Où en sommes-nous aujourd’hui? Assurément, une des mutations les plus significatives que le monde ait vécu est la fin de la guerre froide. L’« année miracle » 1989 marque un des grands tournants de l’histoire, avec l’écroulement du mur de Berlin et la chute de la statue de Lénine à Moscou. Il est vrai que la déception de Tienannmen et aussi les graves événements des années suivantes nous rappellent que ce n’est pas encore le ciel. Mais quelle signification la fin de la guerre froide a-t-elle pour nous?

1) L’heure était jusque-là aux murs et aux rideaux: le mur de Berlin, le rideau de fer, de bambou. C’était l’ère des compétitions, celle des idéologies, de l’espace, du tiers monde en plein essor. L’adversaire était clairement défini. Le nazisme, avec sa haine du Dieu d’Abraham, était vaincu, croyait-on. Mais le communisme, qui haïssait toute espèce de dieu, demeurait3 [3]. Pour les uns, l’ennemi était le communisme dans toute son ampleur et ses diversités, en commençant par l’Union soviétique, et allait jusqu’à la Chine en passant par des pays moins puissants, mais non moins menaçants, ne serait-ce que par leur proximité géographique. Pour d’autres, au contraire, l’ennemi, c’était la démocratie, les pays alliés des Etats-Unis et ce qu’on pouvait appeler l’Occident libre.

Le choix entre les deux pôles de cette alternative n’était pas exclusif d’autres choix. Mais les freins étaient en place, à cause de l’existence d’absolus opposés, des absolus modernes, bien entendu. Par exemple, pendant la décolonisation, qui a rejeté la tutelle directe de l’Europe, ce sont des nations que l’on a construites. On parlait de pays en voie de développement. Or, la nation et le développement sont des idées modernes qui proviennent de l’Europe des Lumières. La modernité politique a débuté avec les traités de Westphalie en… 1648. Pour certains, elle est finissante. Peut-être…

2) Aujourd’hui, où en sommes-nous? Trois ans après le 11 septembre 2001, sept mois après le 11 mars 2004 et un mois et demi après le 24 août, est-il possible de ne pas se demander si les fous d’al-Qaïda ont déclenché une sorte de guerre mondiale qui risque de caractériser toute la première moitié de notre XXIe siècle? Parmi les nombreuses retombées néfastes de ce conflit, il faut compter l’inimitié rallumée entre l’Occident et une partie significative du monde musulman. Les cibles ne sont plus, comme dans l’ancien terrorisme, les hommes, les institutions et les Etats. Ce sont des symboles: du capitalisme sans poésie ni religion, des trains de banlieue, de Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Un autre résultat, dont je suis personnellement malheureux, est la dégradation de l’image des Etats-Unis dans le monde, et particulièrement en France.

A l’évidence, nous sommes dans une époque de transition sans précédent. Pendant la guerre froide, plusieurs facteurs freinaient les évolutions vers un autre monde. Lequel? La terreur internationale? La mondialisation? L’essor de la Chine? Une nouvelle présence chrétienne dans le monde? Seul, le Seigneur le sait.

Le domaine de la pensée

On peut mesurer la mutation intervenue dans le monde intellectuel. Pendant la guerre froide, on a vu s’avancer les grands ismes de l’époque: néomarxisme, poststructuralisme, néoconservatisme, nihilisme et, bien sûr, le postmodernisme. A première vue, ces écoles de pensée ont proposé, chacune à sa manière, une révolte totale contre les normes, et contre la modernité. Cela a pu aller très loin. Michel Foucault, par exemple, dans son cours au Collège de France intitulé « Il faut défendre la société », abandonne sa première idée, à savoir que les rapports de pouvoirs se centrent sur la « répression ». Car la notion de répression renvoie encore à un modèle juridique du pouvoir, avec, évidemment, au centre, l’idée de souveraineté. A la place de la souveraineté, Foucault prétend qu’il faut recourir au « discours de la lutte des races ». Ce discours-là date du XVIIe siècle, explique-t-il. Que ce soient les revendications populaires ou l’« amertume aristocratique », l’essentiel de cette « lutte à mort » est une sorte de guerre primitive et permanente caractéristique de toute l’histoire de l’humanité4 [4].

On reconnaît, ici, la fameuse haine « foucauldienne » du droit, de la loi, du juridique. Où une telle haine peut-elle conduire? (N’y perçoit-on pas des traits communs avec le nazisme? Peut-être la rumeur du décès de celui-ci est-elle exagérée?) Ni le socialisme ni le communisme ne sont satisfaisants, toujours selon Foucault, car ils sont « progressistes au sens trompeur des Lumières ». Pour lui, la démocratie serait pire que le totalitarisme, puisqu’elle assujettit les citoyens avec les techniques disciplinaires et économiques dont elle dispose. Alors, sommes-nous condamnés à marcher vers le cauchemar? A première vue, il ne reste que le non-sens d’un monde en conflit permanent. A première vue, ai-je dit. Mais, en y regardant de plus près, on découvre une contradiction significative. Car, à l’intérieur de l’analyse relativiste de Foucault, on trouve… comment l’exprimer? On trouve un souhait: arriver à un état antérieur à la loi, dans lequel personne ne gouvernerait personne5 [5]. C’est là l’utopie! Notion foncièrement moderne et rousseauiste.

A côté de tous ces ismes, dont la pensée de Foucault n’est qu’une illustration particulièrement ahurissante, on peut trouver des types de théologies qui s’en rapprochent. Je me souviens d’une des expressions de cette théologie, prise dans mon domaine. En 1972, Etudes théologiques et religieuses a publié un article à plusieurs voix intitulé « L’apologétique aujourd’hui ». Les auteurs, de tendance libérale, étaient tous d’accord pour rejeter l’apologétique « fondamentale » (comme ils l’appellent) en faveur de l’apologétique « ouverte ». Pour eux, la méthode de l’apologétique dite fondamentale refuse la nouveauté. Elle est purement défensive, n’opposant que des réponses stériles aux attaques. En revanche, l’apologétique « ouverte » accueillerait l’expérience, surtout l’expérience spirituelle. Il ne faut plus donner une explication rationnelle au christianisme, parce que ce qui donne un sens n’est pas un absolu, mais une relation. Vous voyez le genre!

Cette position manquait un peu de franchise. En effet, les auteurs, en même temps qu’il prévenaient contre l’absolutisme de la logique, demandaient qu’on s’incline devant un kairos indéfini6 [6]. Le message chrétien « crée une différence », expliquent-ils, mais on est en droit de se demander laquelle. La réponse n’est pas claire… elle n’existe peut-être même pas! Cette caricature de l’apologétique classique, défense rigide, objectivante, etc., les conduit à affirmer le contraire, voire un subjectivisme vague. En voici un exemple. Un des auteurs explique: « Ce n’est pas parce que le Christ est le Sauveur qu’il me sauve, mais c’est parce qu’il me sauve que je vois en lui le Sauveur. »7 [7]

Vous voyez comment des absolus s’introduisent dans un schéma relativiste. L’avenir de ce protestantisme-là, disons-le franchement, est tout simplement une sorte de cul-de-sac. En 1974, la Faculté avait donc bien sa place comme voix prophétique annonçant la faillite de cette culture schizophrène, relativiste d’une part et absolutiste d’autre part. Car la vraie autorité qui oriente toute la réalité, celle qui donne un sens au monde comme à l’Eglise, celle que la Faculté a proclamée et continue de proclamer, n’a rien à voir avec l’absolutisme rationaliste caricaturé par le libéralisme. Le Dieu de l’univers, le Dieu que nous confessons, est Un et Trine. Il est unité et diversité ensemble. Pas besoin de choisir entre raison et relation. Il y a un seul Dieu dont l’essence, nous rappelle la Confession de foi de La Rochelle, est « spirituelle, éternelle, invisible, immuable, infinie, incompréhensible, ineffable, qui peut toutes choses, qui est toute sage, toute bonne, toute juste, et toute miséricordieuse »8 [8]. Cependant, ne nous y trompons pas: Dieu est une personne, rationnelle, mais dont la rationalité ne se réduit pas à la nôtre. Son autorité n’a rien à voir avec le rationalisme des Lumières. Rien à voir non plus avec un vague kairos subjectiviste, ou avec un contenu dialectique inconnaissable.

La Faculté de théologie, hier

Depuis trente ans, la Faculté s’est efforcée de se définir sur la base des Ecritures, tout en tenant compte du monde environnant et des théologies en vogue. Au fur et à mesure de sa marche, au fil des années, la Faculté et ceux qui y œuvraient ont vécu des moments forts. Il faut évoquer, en vrac et de façon plus ou moins chronologique, l’enthousiasme des pionniers: Pierre Filhol (et Renée), Eugène Boyer, André Tholozan, Paul Wells, le docteur Edmund Clowney, Danièle Beaune-Gray, François Gonin… et, faut-il le préciser, Pierre Courthial (et son épouse), dont l’adhésion a été fondamentale et inappréciable; les premiers professeurs, dont certains sont encore présents tandis que d’autres poursuivent leur ministère ailleurs, comme Peter Jones et moi-même; la collaboration encourageante de tant d’amis enseignants: Jean Brun, Pierre Chaunu, Michel Hornus, Franck Michaëli, Olivier Prunet; les nombreux amis, dont plusieurs ont été des bénévoles fidèles, qui, par le soutien de leur prière et de leurs dons généreux, ont permis le démarrage de la Faculté ainsi que sa vie et son développement dans les locaux gracieusement mis à sa disposition par l’association propriétaire; la collaboration inappréciable de Marie de Védrines; la création des Editions Kerygma et l’arrivée à Aix de La Revue réformée, fondée en 1950 par le pasteur Pierre Marcel, dont Paul Wells assume la charge; le décanat de Pierre Berthoud, succédant à Pierre Courthial, avec son souci d’unité, et ensuite celui de Michel Johner; la succession de merveilleux présidents du conseil de Faculté: MM. Filhol, Courthial, Sherringham, Berrus et, depuis l’été, Pascal Geoffroy; la structuration de l’administration par Tony et Irène Lewin, la chorale de la Fac, avec son fondateur exceptionnel, Gerald Boyer, et son successeur, Jean-Claude Thienpont; les carrefours annuels et les tout récents colloques universitaires; les cours à distance et l’année passerelle; l’excellente bibliothèque et Aline Dieleman, la bibliothécaire; les rencontres régulières avec la faculté sœur, la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine; les relations fortes avec nos frères catholiques romains, en particulier la Communauté apostolique de Saint-Jean-de-Malte, à Aix; et puis, naturellement, la qualité de nos nombreux étudiants, d’origines ecclésiastiques variées, moins des Eglises réformées, notamment de l’Eglise réformée de France (ERF), que souhaité au tout début… et j’en passe! Notre reconnaissance est grande. La Faculté d’Aix a peu à peu pris sa place dans le paysage ecclésiastique français, mais pas seulement. Sa vocation est reconnue, sinon toujours comprise et acceptée.

Nous avons aussi vécu des moments pénibles. Dans sa première épître, l’apôtre Pierre nous exhorte, en disant: « Bien-aimés, ne soyez pas surpris de la fournaise qui sévit parmi vous pour vous éprouver, comme s’il vous arrivait quelque chose d’étrange. » Avouons-le, nous avons été parfois surpris par l’intensité de nos épreuves, autant par leur source que par leur nature. Sans nous attarder sur ce sujet, il est précieux de nous rappeler que le Seigneur nous a toujours eu en sa sainte garde. Souvenons-nous aussi des amis qui nous ont entourés et nous ont instruits. Je pense, en particulier, au Comité international d’évaluation, qui nous a fortement encouragés à apporter des réformes dans certains domaines précis.

Pour le passé trop brièvement évoqué, avec ses zones de lumière et d’ombre, nous sommes reconnaissants. Après trente années d’existence, la raison d’être profonde de la Faculté n’a pas changé. Bien des éléments de la société et de l’environnement religieux se sont, certes, modifiés et exigent une analyse permanente et lucide appelant, sans doute, des aménagements formels plus ou moins faciles à discerner. L’Eglise, les Eglises y ont toujours mission de dispenser un témoignage fidèle, concret et rayonnant, sans concession majeure, quel qu’en soit le prix. La Faculté, avec sa vocation particulière, veut les aider.

La grande question du sens

J’ai dit tout à l’heure que ma première réaction avait été de m’écrier: trente ans déjà! Mais, après avoir passé en revue, survolé, trop vite, tout ce qui a été vécu et évoqué tant de visages, la Faculté n’a-t-elle vraiment que… trente ans? Qu’en est-il de l’enthousiasme du début? Trente ans, n’est-ce pas le début de la maturité? L’environnement n’a-t-il pas changé? La présence même de la Faculté ­- encore choquante aux yeux de beaucoup, toujours salutaire et opportune pour ceux que navrent trop d’événements au sein de trop nombreuses communautés – est-elle encore nécessaire?

Mon cher ami Mark Sherringham me disait récemment: « Si la Fac n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Notre Faculté a, il est vrai, un visage particulier au sein de la mouvance évangélique, qui dérange peut-être, mais dont la spécificité répond à une demande aussi pressante, et peut-être même plus pressante, qu’en 1974.

En effet, une des plus grandes préoccupations du monde contemporain n’est pas le terrorisme, mais quelque chose de plus fondamental. Sœur Emmanuelle, âgée de 95 ans, a fait remarquer récemment: « Mes contemporains sont poursuivis par le non-sens. J’en rencontre souvent qui vivent dans l’inquiétude, l’insécurité, parfois même l’angoisse: ‹Vivre, à quoi ça sert?› Cette recherche du sens, dira-t-on, est nécessaire. D’âge en âge, elle a taraudé l’humanité. Oui, mais le problème de notre époque est l’apparente incapacité d’y répondre. Le nez dans le guidon, nous nous noyons dans la fête, la consommation et le travail, sans jamais lever les yeux vers l’horizon de la route pour le contempler. » Sœur Emmanuelle a raison. Le problème du sens est bien celui qui se pose à nos contemporains.

Les best-sellers en témoignent. Après avoir parlé du Sens de la vie, Luc Ferry demande Qu’est-ce qu’une vie réussie?. Après avoir tenté La refondation du monde, Jean-Claude Guillebaud voudrait redonner Le goût de l’avenir, parce que nous sommes en danger d’abandonner une histoire dont nous ne voyons plus le sens. Le cher Jacques Derrida lui-même redécouvre certaines valeurs non déconstructibles, si l’on en croit ses ouvrages récents. Dans son entretien avec Giovanna Borradori, remarques recueillies dans Le ‹concept› du 11 septembre, Derrida accepte de dire que l’événement de la destruction des Twin Towers est un mal, terme jusqu’ici tabou dans le vocabulaire des herméneutes postmodernes. Précisément, ce n’est pas un simple mal, qui se guérit par le travail de deuil, explique-t-il. Puisque l’agression n’est pas finie, « le mal vient de la possibilité à venir du pire ». En réponse, il plaide pour une tolérance non paternaliste, qu’il voudrait appeler « une hospitalité inconditionnelle ». Et il admet qu’une telle possibilité n’est pas réalisable en dehors d’une certaine « idée régulatrice » proche des droits de l’homme. Evidemment, il reste loin de souhaiter un retour à des fondements bibliques! Pourtant, que le maître de la « différence » ait proposé, timidement, soigneusement, quelques absolus, doit nous étonner… en bien!

Les « nouveaux philosophes », comme on les appelle, sont moins timides. Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann et les autres déçus du marxisme n’ont pas honte de dire qu’il existe le « bien » et le « mal ». Dans ses Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire, BHL pousse un cri du cœur sidérant à propos des conflits planétaires et des journalistes pour se rapprocher, en fin de compte, d’une sensibilité biblique et, même, de la théorie chrétienne de la guerre juste.

La question du sens préoccupe notre génération comme rarement avant. Evidemment, les réponses offertes varient. Tzvetan Todorov propose, dans Le jardin imparfait, titre révélateur s’il en est, un humanisme soft pour la France. Il nous invite à redécouvrir Montaigne, Montesquieu, Rousseau et Constant, des guides qui nous conduiront vers un humanisme modeste, les yeux ouverts9 [9]. Au niveau populaire et infiniment moins sérieux, Daniel Brown, dans Da Vinci Code, affirme, à travers une histoire invraisemblable, que la Renaissance représente la quintessence de la civilisation européenne. Il invente beaucoup avec son complot fomenté par l’Eglise contre un message féministe qu’on trouverait codé sur un tableau de Léonard de Vinci. Contrairement aux apparences, le message est conservateur puisqu’il croit en l’Europe à son apogée, une Europe faite à son image, bien entendu. Plus favorable aux efforts de l’Eglise, F. Lenoir voit surgir une nouvelle spiritualité. C’est une sorte de « croire sans appartenir », une spiritualité confortée par l’Eglise, qui grandira grâce à la « métamorphose de Dieu »10 [10].

Partout, on se demande: « Où sont les valeurs? »11 [11]Qu’est-ce que le mariage? Jusqu’où les thérapies géniques? Comment exprimer l’universel et le régional en ce qui concerne la culture? Faut-il limiter la tolérance face à l’islam et aux autres religions?…

L’Europe et la mondialisation

Dans ces interrogations, il y en a deux qui font la une.

1. La première est la construction de l’Europe. Le débat sur la référence à la religion dans les documents constitutifs de l’Union européenne ne me semble pas le plus important. Ce qui compte est la question de la légitimité. Les implications de cette question concernent la tolérance. Pierre Legendre l’a bien résumé: « Au nom de quoi vivons-nous? Notre histoire d’Occidentaux a été et demeure une bataille autour de la légitimité. » Et puis, il évoque l’histoire des grands conflits qui ont façonné les traits de la culture européenne: a) notre position vis-à-vis du judaïsme; b) le conflit avec l’Orient orthodoxe; c) à l’Ouest, la lutte à mort entre protestants et catholiques; d) l’avènement de l’incroyance et des substituts religieux modernes, la science divinisée incluse. « Tout cela, poursuit-il, ce sont les sédiments de la géologie historique. A la surface d’aujourd’hui, ça produit notre univers normatif fragmenté, avec des entrecroisements de traditions et de nouvelles contradictions, dont le principe de cohérence est le chaos individualiste, où, pour reprendre une formule de Wenders, chacun est devenu un ‹mini-Etat›! » Derrière la laïcité, reconnaît-il, il y a la transposition d’un pouvoir d’inclusion propre au christianisme. Mais: « Est-ce que le laïcisme produit par le christianisme occidental et proposé à la planète par le marché ou la propagande est une violence ou le contraire de la violence? »12 [12]

Sans référence au Christ, ce problème est insoluble. Si tout ce qui nous reste est une laïcité neutre, comment pourrait-on aller plus loin que défendre le droit banal de chacun à la fête, à la consommation et au travail évoqué par sœur Emmanuelle?

2. La seconde grande question, connexe, qui se pose aujourd’hui, est celle du « choc de la mondialisation »13 [13]. La mondialisation, cette évolution qui tend à relier entre elles toutes les activités humaines dans le monde, serait-elle la suite obligée de la guerre froide avec ses murs et ses rideaux? Beaucoup s’interrogent pour savoir si elle est un nouvel oppresseur ou un progrès d’une ampleur sans précédent? Produit-elle un « nomadisme », comme le croit Jacques Attali, ou une communauté sans frontières, comme l’espère Francis Fukuyama?

La religion, dans ce contexte, n’est pas chose fortuite. La force du rouleau compresseur qu’est la modernité fera que nul pays n’échappera aux enjeux européens de la complexité sociétale, aux modes de management, à la sécularisation. Le rejet des idéaux et le comblement du vide dogmatique en Europe, soit par le pragmatisme libéral, soit par la religion du Nouvel Age, se feront sentir dans le tiers monde. Quel en sera le résultat? L’hémisphère Sud succombera-t-il aussi aux « trois tentations dans l’Eglise » qui guettent l’Europe, tentations si bien décrites par Alain Besançon dans son livre?14 [14]Ces trois tentations sont: 1) La tentation antidémocratique, voire romantique, selon laquelle la seule voix du peuple suffirait pour toutes choses, sans idée d’Eglise. 2) La tentation démocratique, le pluralisme, où Dieu ne fait que présider une sorte de jardin d’enfants des religions. 3) La tentation de l’islam, voire celle de trop s’éloigner de l’ordre naturel et de se réfugier dans une loi abstraite, répressive, désincarnée.

Le tiers monde en viendra-t-il aussi à « mettre le nez dans le guidon »? Nous souhaitons qu’il ne le fera pas. Pour le moment, la présence du christianisme partout dans le monde est un signe qui aide à lutter contre le pessimisme.

La Faculté de théologie d’Aix aujourd’hui et demain

La Faculté devrait avoir un grand rôle à jouer dans ce paysage. A l’aube du XXIe siècle, sur une population de plus de six milliards d’âmes, on compte plus de deux milliards de chrétiens, soit le tiers. La grande mutation, par rapport aux siècles précédents, est la présence de nombreux chrétiens en dehors de l’Occident. Alors que, en 1815, ils représentaient 14%, ce pourcentage est devenu 56% en 1990 et, aujourd’hui, il atteint 60%, soit près de ce qu’il était en l’an 500, à savoir 62% (la population du monde ayant dramatiquement augmenté). Il est bon de se rappeler qu’à ses débuts le christianisme n’a pas été un phénomène occidental. Aujourd’hui, on ne le dit pas assez, la Bible a été traduite en plus de 2100 langues!

Signalons, sans orgueil, que le protestantisme est bien présent sur la planète. En effet, la foi réformée est mondialement présente. Comme pour d’autres courants de pensée, l’Europe n’est plus au centre. Le nombre le plus élevé de chrétiens d’ecclésiologie réformée se trouve aujourd’hui en Indonésie, en Corée et au Nigeria.

Comment la Faculté peut-elle s’associer à cette évolution? Tout simplement en poursuivant son travail de formation, en se consacrant à la recherche et à l’enseignement théologiques. Aussi bien en Europe dans sa construction que dans l’hémisphère Sud, on a grand besoin de la saine doctrine, bien expliquée! La foi réformée répond particulièrement bien à l’attente de beaucoup en affirmant très fort, plus fort que d’autres, que Dieu est souverain en tous domaines! Parce que Dieu est le Créateur, elle peut présenter le motif « création-chute-rédemption » comme offrant une vision réaliste du monde et refusant toute dichotomie entre le sacré et le profane, entre la grâce et la nature. Parce que Jésus-Christ est la tête du corps, le commencement, le premier-né d’entre les morts, la foi réformée affirme, avec l’apôtre Paul, qu’il est en tout le premier (Col 1.18). Parce que l’Esprit Saint est notre Consolateur, le Paraclet, nous vivons désormais non selon la chair, mais dans la liberté du peuple de Dieu, dans l’Eglise. Frères et sœurs, le monde a soif de cet enseignement; ne l’en privons pas!

La foi réformée est, en même temps, profondément ancrée sur l’autorité de Dieu dans sa révélation et soucieuse de creuser les questions difficiles.

Deux contextes, deux problèmes, un seul corps

En Europe, la marginalisation de la théologie chrétienne est un grand risque. Dans l’hémisphère Sud, la croissance de l’Eglise est parfois tellement rapide que la foi revêt un caractère superficiel et a peu d’incidence sur les comportements, sur les mœurs. Cela est inquiétant, la diffusion dramatique du sida en étant une illustration. Comment l’action de la Faculté peut-elle contribuer à l’édification de l’Eglise, ici comme au loin ?

En théologie biblique, en dogmatique et en apologétique, le travail de la Faculté pourrait être d’un grand apport dans les pays qui font face à ces trois grandes tentations que sont l’autodétermination, le pluralisme et le légalisme. En histoire, la vitalité et la présence de la foi en Afrique, en Asie et en Amérique latine, sans oublier l’influence de l’Europe, pourraient être exposées avec grand profit. En effet, les historiens commencent à reconnaître qu’il ne faut plus parler d’« histoire de la mission » mais d’« histoire de l’Eglise » dans tous les pays, en Occident comme ailleurs dans le monde. En théologie pratique, une homilétique centrée sur le Christ, une poïménique énergique, une saine théologie du culte, une vision équilibrée du soulagement des pauvres, notamment, seraient plus que les bienvenues. J’évoque, en passant, la Fondation Boice. Et, en éthique, est-il besoin de souligner combien l’Eglise a besoin d’être guidée et enseignée à suivre le bon chemin en ce qui concerne la vie et la mort, la sexualité, le rôle de l’Etat, la propriété…?

Bien sûr, la formulation théologique ne répond pas de la même manière à toutes les sensibilités, occidentales ou non. Malheureusement, notre théologie et notre historiographie restent toujours par trop « eurocentrées ». Cela empêche non seulement l’enrichissement du tiers monde, les acquis de l’Europe étant compris de façon « contextualisée », mais aussi notre propre enrichissement par la connaissance des leurs! Les leaders de l’Eglise du tiers monde font preuve d’indépendance, se montrent capables d’avoir une voix prophétique contre les tendances occidentales. Je pense aux évêques anglicans d’Afrique et d’Asie qui ont dit « non » à la justification de l’homosexualité proposée par (hélas!) les Américains.

Le moment est venu pour nous, Occidentaux, d’avancer avec l’Eglise planétaire, de nous tenir les coudes. Comme l’exprime la fameuse image du corps, en 1 Corinthiens 12, « Dieu a placé chacun des membres dans le corps comme il l’a voulu » (12.18). L’œil ne peut pas dire à la main: « Je n’ai pas besoin de toi. » Moi, Aixois, je ne peux pas te dire, à toi qui es Africain: « Je n’ai pas besoin de toi. » Toi, Asiatique, tu ne peux pas dire à un Sud-Américain: « Je n’ai pas besoin de toi. » La mondialisation n’est donc pas nécessairement une menace, si elle est inspirée par l’Esprit qui anime l’Eglise, le corps du Christ. Nous, les réformés, nous l’avons toujours dit, mais l’avons-nous toujours pratiqué? Comme le dit la Confession de foi de La Rochelle:

« Pour cette raison, nous croyons qu’aucune Eglise ne peut prétendre sur aucune autre à quelque domination ou quelque souveraineté que ce soit. »15 [15]

La Confession de foi de Westminster s’exprime de façon plus positive:

« Tous les saints qui sont unis à Jésus-Christ, leur chef, par son Esprit et par la foi, ont communion avec lui en sa grâce, ses souffrances, sa mort, sa résurrection et sa gloire, et, étant unis les uns aux autres dans l’amour, ils se communiquent leurs dons et grâces, et ils sont dans l’obligation d’accomplir ces devoirs publics et privés qui contribuent à leur bien mutuel, tant dans l’homme intérieur que dans l’homme extérieur. »16 [16]

Ensemble, donc, avec tous les croyants, la Faculté a sa raison d’être, je le crois fermement. Sa vocation est peut-être même encore plus pertinente qu’au début!

Gianni Vattimo, un frère catholique, nous invite à affirmer « un christianisme non religieux »17 [17]. Il semble qu’il voit juste. Alors que beaucoup se croient sécularisés et adultes et n’éprouvent aucun besoin d’un christianisme par trop rationaliste et politique, il importe de montrer que la liberté est dans la redécouverte d’une notion judéo-chrétienne et biblique de la culture, centrée sur un Dieu vrai, le Dieu trinitaire.

Et nous, réformés, ne pouvons-nous pas en dire au moins autant? Le protestantisme calviniste n’a-t-il pas toujours insisté sur la nécessité de ne pas confondre Dieu avec la chrétienté? Mais ce n’est pas non plus un Dieu « postmoderne » que nous confessons18 [18]. « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face », nous dit le Décalogue (Ex 20.3). Le vrai Dieu n’est ni moderne ni postmoderne. Il a un nom: l’Eternel, Jahveh, le Père de Jésus-Christ. Et il a une face: c’est le Créateur devant qui nous vivons toute notre vie. Il est surtout le Rédempteur, celui qui nous a fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude, de l’esclavage du péché et de la mort. La gloire de Dieu, sa majestueuse souveraineté et son amour ineffable, voilà quelle est la substance de notre confession de foi. C’est là notre message pour le monde, donc aussi pour l’Europe.

Récemment, et je termine avec cela, j’ai lu le remarquable livre de Jean-Paul Willaime, Europe et religions. Les enjeux du XXIe siècle19 [19]. Il décrit admirablement les contours de la conjugaison entre religion – en l’occurrence le christianisme ­- et pays européens à la recherche de l’unité. Il cite une phrase de François Mitterrand dans ses dispositions testamentaires, juste avant sa mort (1996): « Nous sommes dans une France laïque où une messe est possible. »20 [20]Cela signifie que les Français ont peur de l’emprise de la religion. Sans doute pour cause, étant donné certaines réalités de l’histoire! Mais il n’empêche que bien des Français acceptent volontiers certaines cérémonies religieuses, notamment pour effectuer le passage vers l’au-delà. Les protestants, en règle générale, sont d’accord avec le principe de la laïcité et ont fait couler beaucoup d’encre sur les bienfaits de la laïcité.

Pour rendre hommage à la juste notion de laïcité, Willaime parle clairement du problème de la « laïcisation de la laïcité », l’Etat n’étant qu’une sorte d’arbitre qui garantit le pluralisme des visions du monde. En réagissant contre le risque de théocratie, l’Etat pourrait bien promouvoir un athéisme de fait21 [21]. Comment faire? Vers la fin de son ouvrage, Willaime pose la question:

« Entre l’asphyxie sectaire et la dissolution dans l’échange généralisé, l’espace disponible n’est pas si grand! Pour sortir de l’opposition stérile entre l’universalisme abstrait et le communautarisme, pour dépasser l’antinomie entre un espace public aseptisé et les ancrages identitaires, il faut donc réinventer une laïcité capable d’intégrer positivement les apports sociaux, culturels et éthiques des religions dans des sociétés d’individus en quête de repères et de motivations. »22 [22]

Chers amis, cette description rappelle – le terme de laïcité mis à part – la vision de la société d’Abraham Kuyper, d’Auguste Lecerf, de Pierre Courthial, bref du calvinisme dont la Faculté a hérité directement, vision de la société qu’il faudrait placer à l’ordre du jour partout, aussi bien en Europe que dans l’hémisphère Sud.

J’ai dit que beaucoup de travail reste à faire. Mais je n’ai pas dit qu’il fallait tout réinventer. Sachons construire sur les fondements déjà posés! Que le Seigneur nous prête vie pour le faire si telle est bien sa volonté! Qu’il nous permette d’être les serviteurs souffrants de l’Eglise, à l’image du Maître, pour aujourd’hui (Col 1.25)! Qu’il fasse resplendir son visage sur la Faculté pour qu’elle progresse dans la foi, avec conviction, qu’elle parle du Dieu qui a fait ressusciter le Seigneur Jésus-Christ et qui nous ressuscitera, avec lui, pour nous faire paraître ensemble dans sa présence (2Co 4.13-14)! Gloire lui soit rendue au siècle des siècles!

W. Edgar est professeur d’apologétique au Westminster Theological Seminary de Philadelphie (Etats-Unis) et professeur associé de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 [23]* Confession de foi de La Rochelle, art. 4.

2 [24] P. Courthial, La foi réformée en France, brochure (Aix-en-Provence: Ed. Kerygma, 1995), 18.

3 [25] La comparaison en ces termes est d’Alain Besançon, Le malheur du siècle (Paris, Fayard, 1998), 97.

4 [26] Voir C. Delacampagne, De l’indifférence (Paris: Odile Jacob, 1998), 137.

5 [27] Ibid., 167.

6 [28] ETR, 47 (1972/2), 191.

7 [29] Ibid., 209.

8 [30] Confession de foi de La Rochelle, art. 1.

9 [31] T. Todorov, Le jardin imparfait (Paris: Grasset, 1998).

10 [32] F. Lenoir, Les métamorphoses de Dieu. La nouvelle spiritualité occidentale (Paris: Plon, 2003).

11 [33] Voir le livre du même titre (Paris: Ed. UNESCO/Albin Michel, 2004).

12 [34] « Un philosophe contre l’imbécillité contemporaine. Entretien avec Pierre Legendre », dans Le Point, 1662 (22 juillet 2004), 63-64. Legendre est l’auteur de Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident (Paris: Mille et Une Nuits, 2004), La fabrique de l’homme occidental (Paris: Mille et Une Nuits, 1996), Sur la question dogmatique en Occident (Paris: Fayard, 1999), etc.

13 [35] Tel est le titre d’une étude pertinente présidée par Yves Brunsvick et André Danzin (VBL UNESCO, 1998).

14 [36] A. Besançon, Trois tentations dans l’Eglise (Paris, Perrin, 2002).

15 [37] Confession de foi de La Rochelle, art. 30.

16 [38] Confession de foi de Westminster, 26, art. 1.

17 [39] G. Vattimo, Après la chrétienté. Pour un christianisme non religieux (Paris: Calmann-Lévy, 2004).

18 [40] Trop d’évangéliques sont tentés par cette alternative. Vattimo lui-même aurait tendance à trop investir dans le postmodernisme d’un certain genre.

19 [41] J.-P. Willaime, Europe et religions. Les enjeux du XXIe siècle (Paris, Fayard, 2004).

20 [42] Ibid., 296.

21 [43] Ibid., 329.

22 [44] Ibid., 345.