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La Parole de Dieu – risque de la culture des hommes

La Parole de Dieu
risque de la culture des hommes

Charles-Daniel MAIRE*

Les relations qu’entretiennent Parole de Dieu et culture des hommes ont souvent été tumultueuses et lorsque le couple semble vivre en paix, c’est probablement parce que l’un des partenaires est parvenu à imposer sa loi à l’autre!

Evidemment, comme partisan de théologies réformée, orthodoxe ou évangélique, nous ne pouvons que donner ou redonner la première place à la Parole de Dieu. Mais devons-nous pour autant nous désintéresser du sort de dame culture ou la considérer comme une épouse belle, mais volage? Aurait-elle adopté l’attitude de la femme soumise mais résignée qu’elle mériterait d’autant plus qu’on lui laisse la possibilité de s’exprimer!

Maintenant que les sciences de la culture ont envahi tous les champs de la connaissance, il est urgent de revisiter les rapports qui existent entre Parole de Dieu et culture des hommes. Plusieurs faits pèsent lourdement sur la manière de traiter de façon cohérente les rapports entre ces deux sphères de la connaissance qui, pour être distinctes, n’en sont pas moins étroitement liées par leur recours aux mêmes ressources du langage.

Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, quelques précisions.

Pour clarifier le débat et mettre à l’aise ceux qui sont effrayés par les grands mots, risquons une brève définition de la théologie chrétienne: elle consiste à répondre aux questions que la culture pose aux chrétiens désireux de vivre leur foi de façon conséquente.En effet, il peut arriver, et le reproche est assez souvent adressé aux chrétiens évangéliques, que nous nous contentions de répéter les réponses données aux problèmes culturels des générations qui nous ont précédés. Comme le dit si bien le negro-spiritual Give me that old time religion, nous avons besoin d’enraciner notre foi dans celle de nos pères, mais il ne faudrait pas que nous soyons paralysés par la nostalgie de temps où les choses semblaient moins difficiles, comme celui de la Réformation ou ceux des Réveils.

Après cette brève définition de la théologie, il en faut une de la culture. Disons, pour faire court, que la culture est une seconde nature que l’être humain vivant en société développe en construisant son environnement matériel et mental de manière à exprimer la place qu’il occupe dans l’univers et à se comporter en conséquence.

Le premier élément constitutif d’une culture est sa vision du monde1 [1]; c’est d’elle que dépendent nos manières de croire et de penser. Le deuxième réside dans sa manière d’organiser sa vie sociale, du noyau familial à la cité. Le troisième élément consiste dans l’idéal de vie qui se traduit dans l’échelle des valeurs partagée par le groupe d’appartenance. De nouvelles rencontres et/ou de nouvelles techniques obligent les hommes à s’adapter à un environnement qui change. Du coup, leur vision du monde change. Des institutions qui avaient fait leurs preuves pendant des millénaires sont abandonnées et l’échelle des valeurs qui reflétaient un idéal de vie conforme à la vision du monde héritée des générations précédentes est complètement bouleversée. Ainsi, les valeurs individuelles passent avant les valeurs familiales, comme l’ont dramatiquement montré les milliers de cadavres attendant d’être réclamés par leur famille durant la canicule de 2003.

Le travail théologique consiste donc à répondre aux questions que pose la culture ambiante, autrement les chrétiens résistent mal au conformisme social et la force des idéologies les emporte comme des troncs d’arbres dans une rivière en crue.

Nous nous pencherons plus particulièrement sur la vision du monde, puisqu’elle constitue l’élément culturel le plus prégnant, celui qui a le plus d’influence sur la réception de la Parole révélée.

I . Trois faits culturels déterminants

A) Le « rétrécissement » de la sphère de la connaissance religieuse

Depuis le Siècle des lumières et même depuis un peu avant, la culture occidentale a rompu avec la vision du monde héritée de l’« Age de l’Eglise »2 [2]. Le principe d’autorité écarté, l’Eglise perd son pouvoir sur la culture et les sciences. La mise à l’écart de la Bible comme Parole de Dieu fait surgir la théologie libérale et toutes ses dérives. On stigmatise, à juste titre, l’incroyance qui trouve droit de cité jusque dans les Eglises. Mais a-t-on été assez attentifs à l’aspect culturel de cette révolution?

Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, le surnaturel faisait partie des théories scientifiques les plus pointues. Par exemple, astronomie et astrologie faisaient bon ménage. L’histoire de leur divorce est passionnante, car elle montre que pour un intellectuel de l’époque comme Jean-Baptiste Morin (1583-1656), le dernier scientifique français à reconnaître l’astrologie, la sphère religieuse et la sphère scientifique ne constituaient qu’une seule et même sphère3 [3]. Comme l’a montré H. Dooyeweerd4 [4], les progrès de la recherche aboutissent à la reconnaissance de nouvelles sphères modales de connaissance et il devient impossible, que nous soyons croyants ou non, orthodoxes ou non, de continuer à penser au XVIIe siècle comme on le faisait auparavant. A plus forte raison, au XXIe siècle. En effet, la vision du monde qui faisait du firmament une sorte d’interface entre le visible et l’invisible a changé. Dès lors, le monde surnaturel et invisible fait partie de la sphère de la connaissance religieuse, qui est totalement distincte de la nature.

Il n’est pas facile de changer de vision du monde, car non seulement la pensée change, mais les modèles d’autorité sont mis à mal. L’Eglise romaine, en brûlant Giordano Brunno (1548-1600) et en obligeant Galilée à se rétracter, a bien tenté de maintenir son autorité et d’imposer l’ancienne vision du monde. Mais elle devra finalement battre en retraite et, quelquefois, elle concédera à la modernité plus qu’il n’était nécessaire.

Ce changement de vision du monde exige d’établir de nouveaux rapports entre culture et foi. Tout semble se passer comme si le champ de la foi se rétrécissait. Ce qu’on réclamait du chaman, du devin ou du prêtre, on va le réclamer à l’homme de science ou au médecin. On se souvient de la réplique du mathématicien Laplace à Napoléon qui lui demandait:

Où Dieu figure-t-il dans votre système?

Sire, lui répondit Laplace, je n’ai plus besoin de cette hypothèse!

Certes, il s’agissait d’intellectuels. A l’époque, la grande masse du peuple est encore tributaire d’explications magico-religieuses conformes à une vision du monde ouverte sur l’invisible.

Paul Ricœur a trouvé l’expression juste pour désigner le rapport entre foi et culture: il parle de « croyable disponible »5 [5]. Voyons ce que signifie cette notion pour un R. Bultmann:

« On ne peut employer la lumière électrique et des appareils de radio, faire usage en cas de maladie de moyens thérapeutiques et cliniques, et croire en même temps au monde des esprits et des miracles du Nouveau Testament. Quiconque pense pouvoir le faire pour lui-même doit reconnaître clairement qu’en définissant cela comme une attitude de foi chrétienne, il rend incompréhensible et impossible le message chrétien adressé à notre temps. »6 [6]

La foi biblique est-elle condamnée à se rétrécir comme une peau de chagrin à chaque avancée des sciences et des techniques? Nous ne pouvons accepter ce fait, mais comme une anecdote me semble le montrer, nous devons reconnaître que le « progrès » nous oblige à repenser les rapports entre foi et culture. Alors que nous étions missionnaires à Abidjan, un jeune collègue fut pris d’une grave crise de paludisme et, dès que nous avons eu connaissance de son état, nous l’avons immédiatement emmené au CHU. L’épouse du pasteur africain, voisine du collègue malade, nous observait. A notre retour, elle ne put s’empêcher de nous dire: « Ces Blancs sont tous pareils, dès que quelque chose ne va pas, ils n’ont même pas l’idée de prier, ils ne pensent qu’au médecin! »

Nous étions tous chrétiens de la même dénomination. Pourtant, nos comportements dictés par l’urgence trahissaient deux visions du monde bien différentes. Notre vision du monde nous poussait à nous précipiter à l’hôpital, alors que celle de notre voisine la poussait à prier avec la même urgence. Nous étions de bons représentants de la culture technicienne; bien que chrétienne convaincue, notre voisine était dominée par une vision du monde typiquement africaine.

B) Fin du monopole de la culture occidentale

Pendant des siècles, les chrétiens d’Occident se sont comportés comme s’ils avaient le monopole de la culture. La célèbre mission civilisatrice de l’Occident, chère à Jules Ferry, imprègne presque tous les écrits missionnaires de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. C’est probablement Maurice Leenhardt (1878-1954) qui sera le premier missionnaire et missiologue français à amorcer une révolution copernicienne dans ce domaine. En expliquant la culture canaque qu’il avait étudiée à fond, il va montrer que la culture occidentale n’est pas davantage le centre du monde que ne l’était la terre pour les contemporains de Copernic7 [7]. Il n’est pas certain qu’un siècle plus tard tous les Occidentaux aient une conception de la culture inspirée de celle de Leenhardt, car la question des rapports entre foi et culture est loin d’être réglée. Le flou, voire les confusions qui continuent à régner dans ce domaine ont des répercussions sur celui de la foi. La diversité des cultures, le manque de moyens pour les analyser et les jugements injustes dont elles sont l’objet exigent que la question des cultures soit mise à l’ordre du jour des sessions de réflexion des théologiens8 [8].

C) Le grand brassage culturel

A l’instar de Leenhardt, tous les missionnaires devaient parcourir des milliers de kilomètres pour atteindre les peuples qu’ils voulaient évangéliser. Or, aujourd’hui, l’immigration place à nos portes les sujets des cultures les plus éloignées. Les mêmes facilités de transport qui permettent l’immigration sont au service du tourisme. Il est aujourd’hui aussi facile et pas forcément plus cher de passer trois semaines de vacances en Chine ou au Kenya que sur la Côte d’Azur. Un immense brassage culturel a commencé, particulièrement dans nos villes. Qu’on le veuille ou non, plus personne ne peut dire qu’il n’est pas concerné par d’autres manières de penser, de croire, de vivre et de mourir. Si le « vieux libéralisme » est né de la confrontation de la culture rationaliste du Siècle des lumières, la résurgence de gnosticismes d’inspiration païenne pourrait bien avoir partie liée avec l’invasion de religiosités africaines et/ou orientales.

Ce brassage culturel mondial et la soif de spiritualité engendrée par le matérialisme et l’effondrement des solidarités familiales sont propices à toutes sortes de syncrétismes. Modes d’expression religieuse et musiques facilitent des associations plus ou moins heureuses. Avant de les stigmatiser, il est nécessaire d’en évaluer les enjeux culturels. Expression de la foi et communication de l’Evangile ne peuvent faire l’économie d’une bonne connaissance des cultures. En d’autres termes, la missiologie n’est plus une branche à option pour missionnaires en terre lointaine, mais une discipline obligatoire pour tout responsable d’Eglise.

Ces trois grands faits culturels: le « rétrécissement » de la sphère de la connaissance religieuse, la fin du monopole de la culture occidentale et le grand brassage culturel ne contribuent pas à l’essor de théologies orthodoxes. La fascination exercée par les nouvelles combinaisons culturelles et cultuelles favorise bien des dérives théologiques. On peut se demander si l’abandon de l’orthodoxie par nombre de chrétiens d’origine évangélique ne s’explique pas, en partie au moins, par le fait qu’ils n’ont pas trouvé de réponse aux questions surgies de la confrontation de leur foi avec les cultures actuelles. Cette hypothèse à elle seule nous obligerait à revisiter les rapports que notre théologie définit entre Parole de Dieu et culture des hommes.

II. Les risques dus à la culture des hommes

La Parole de Dieu est reçue et comprise à partir de la vision du monde de ceux qui la lisent. Les exemples bibliques sont nombreux. Le plus emblématique est peut-être celui des mages d’Orient auxquels Dieu révèle la naissance de Jésus dans le cadre d’une pratique totalement contraire à la Loi! Ce parcours est exemplaire, car il met en évidence deux principes de base: 1) Dieu rejoint ceux qu’il appelle dans le cadre de leur vision du monde, même si cette dernière suppose des pratiques contraires à sa Parole; 2) cette révélation est suffisante pour aller à Jérusalem, mais insuffisante pour aller à Bethléem. Autrement dit, pour découvrir Jésus lui-même, il fallait impérativement que les mages aient recours aux Ecritures.

Dieu tient compte de la culture et, le moment venu, il faut que les Ecritures prennent le relais. En réalité, les choses sont plus compliquées, car il ne faudrait pas croire qu’il suffise d’avoir la Bible en main pour être débarrassé des risques de la culture. Aussi longtemps que nous vivrons sur terre dans la société des hommes, notre vision du monde sera influencée par la culture ambiante. Cela comporte des risques pour la réception, la compréhension et la mise en pratique de la Parole que Dieu nous adresse. En voici trois.

A) Le risque principal: les dérives éthiques

L’éthique est probablement le domaine le plus exposé aux risques culturels, car la vision du monde constitue le motif qui pèse le plus lourd dans la motivation des comportements sociaux. L’éclatement des familles, la dislocation de l’amour et de la sexualité et tant d’autres dérives le montrent. Que diraient un Esaïe ou un Amos s’ils prophétisaient aujourd’hui?9 [9]

C’est rien de moins que l’obéissance à la Parole de Dieu qui est mise en cause. Or, le don de la Loi dans le Premier Testament et la règle du disciple, qui consiste à garder la Parole du Maître dans l’Evangile, constituent le principal devoir du peuple de l’Alliance. Le non-conformisme au monde présent est le pivot central autour duquel s’articule l’enseignement de Jésus et des apôtres (Jr 10.2; Mt 7.21-22; Rm 12.1-2; 1Jn 2.15).

Tout serait très simple s’il suffisait de mettre en pratique littéralement les exhortations et tous les commandements des Ecritures. Or, la mise en pratique de commandements pris littéralement ne donne pas une garantie de fidélité. De toute évidence, de nombreuses injonctions bibliques constituent des décrets d’application qui tiennent compte du contexte culturel. Il n’est pas nécessaire de rappeler que Jésus s’est montré sévère à l’égard des scribes qui enseignaient à trouver salut et sécurité dans une pratique littéraliste de la Loi. Laxisme et littéralisme doivent donc, bien souvent, être renvoyés dos à dos.

B) Un risque intellectuel: le monopole de la pensée abstraite

« Traditionnellement… la théologie s’est faite d’en haut et représentait une entreprise élitiste (sauf dans les communautés chrétiennes minoritaires communément désignées sous le nom de sectes), sa source principale (en dehors de l’Ecriture et de la tradition) était la philosophie, et son interlocuteur principal le non-croyant lettré; en revanche, la théologie contextuelle est la théologie d’« en bas », du « dessous de l’histoire », et sa source principale (en dehors de l’Ecriture et de la tradition), ce sont les sciences sociales, tandis que son interlocuteur principal ce sont les pauvres ou ceux qui sont culturellement en marge. »10 [10]

Ce constat que David Bosch fait à propos de la contextualisation est capital. Est-ce à dire que les penseurs des cultures orales n’ont pas droit au titre de philosophes? Si c’est le degré d’abstraction du discours qui y donne droit, alors même s’ils sont des sages, tous ceux qui pensent en termes d’analogies ne sont bien évidemment pas des philosophes. Et Jésus serait le premier à devoir être exclu du cercle des philosophes. Mais pourquoi ce critère aurait-il l’exclusivité?

Cette question fait ressortir la nécessité, pour la théologie, non d’abandonner la philosophie comme partenaire privilégié, mais de se mettre à l’écoute de porte-parole de la culture sans doute moins prestigieux, mais plus proches du peuple et de ses préoccupations quotidiennes. Les méthodes académiques seront les bienvenues pour témoigner du sérieux avec lequel la culture populaire est prise en compte.

L’apôtre Paul, dans ses épîtres, élabore son enseignement au moins autant en prenant en compte la culture populaire que les philosophies de l’époque. Ce sont souvent les questions très concrètes auxquelles sont confrontés les chrétiens de Corinthe, de Thessalonique ou d’ailleurs qui servent de points de départ à ses développements théologiques, et il se sert des catégories de pensée de ses lecteurs pour s’adresser à eux, même si elles ne sont pas totalement conformes à sa théologie. Quand, par exemple, il écrit: « Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même tout entiers, et que tout votre être, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé irrépréhensible… » (1Th 5.23), il ne donne pas un cours d’anthropologie et ne considère pas le trichotomisme de ses interlocuteurs comme normatif, mais il parle comme le ferait un Thessalonicien pour désigner latotalité de l’être humain.

« La culture de Paul repose essentiellement sur une connais­sance du milieu grec où il a vécu. Son éclectisme, son aspect populaire et pratique font d’elle une culture vivante, entièrement adaptée aux besoins d’une époque. Une connaissance livresque des œuvres classiques n’aurait été d’aucun profit au message de l’apôtre, car la spéculation philosophique ne répondait plus aux besoins de son temps. »11 [11]

Les théologies du tiers monde sont souvent contestables, mais ne sont-elles pas des réactions aux théologies occidentales plus soucieuses de faire preuve d’érudition philosophique que d’être, tout simplement, informées des visions du monde et des concepts propres aux populations qui ont besoin de faire de la théologie pour répondre aux besoins de leur vie quotidienne? Nous devons notre révolution copernicienne en matière de missiologie à la parole prophétique du regretté pasteur Makanzu, de Kinshasa, qui nous a lancé un jour: « Vous, les missionnaires, vous passez votre temps à répondre à des questions que nous ne nous posons pas, et vous ne répondez pas aux questions que nous nous posons! »

C) Le risque communautariste: quête d’identité et repères idéologiques

De nos jours, le brassage culturel dont nous avons parlé favorise un autre besoin. Il est particulièrement pressant chez les minorités condamnées à vivre dans un environnement social qui menace de les absorber. Il s’agit alors de sauvegarder l’identité du groupe auquel on appartient. Cette identité doit être facilement repérable. Le port du foulard pour les femmes et les filles musulmanes vient immédiatement à l’esprit. La question du voile des femmes chrétiennes n’est différente que parce que celui-ci ne concerne pas l’école et les lieux publics mais seulement le culte. La question se pose pour tous: comment dire sa différence?

Les missionnaires ont souvent encouragé le rejet de traditions populaires, celles, notamment, qui présidaient à la célébration des mariages. Ils sont plus ou moins parvenus à imposer l’adoption des cérémonies occidentales, alors que l’Ecriture ne condamne pas plus les premières qu’elle n’institue les secondes! Des coutumes ont été méprisées et des millions d’hommes et de femmes considérés comme inférieurs parce qu’ils ne vivaient pas « à l’européenne ». Or, ces coutumes avaient et ont toujours une fonction importante: elles servent à exprimer l’identité de ceux qui les observent. Ainsi, manger nourrit le corps, mais lamanière de manger réunit les personnes et leur procure le sentiment d’appartenance qui fait partie des besoins fondamentaux de l’être humain. Alors, comment sauver l’essentiel d’une culture, ne pas déraciner ceux que l’on évangélise en leur faisant perdre leur identité, et sans donner une place démesurée aux repères identitaires?

Robert est Suisse, son épouse Marianne est Française. Ils sont vraiment faits pour s’entendre; cependant, dès le premier jour où ils occupent leur appartement, une petite tension s’est manifestée à l’occasion du petit déjeuner. Marianne a mis deux bols sur la table, deux couteaux et deux cuillers. Robert réclame une assiette pour y mettre son morceau de beurre et sa confiture, alors que Marianne les met directement sur son pain. Finalement, Robert aura son assiette, mais Marianne n’en veut pas. A force d’insister, car Robert veut savoir pourquoi elle ne veut pas d’assiette, elle finit par lui avouer: « Je suis très heureuse d’être ta femme, mais je ne me sens pas Suisse pour autant! »

Les problèmes de coexistence avec des immigrés tiennent, en grande partie, à la difficulté éprouvée par les uns et les autres de changer leurs habitudes. Pourquoi cette difficulté? Parce qu’il n’existe pas de « simples habitudes ». L’assiette que réclame Robert et dont Marianne ne veut pas révèle que nous tenons à des gestes très banals parce qu’ils nous permettent d’affirmer à quel groupe nous appartenons, donc de dire qui nous sommes. Et c’est souvent lorsque nous sommes confrontés à des gens pas très différents de nous que nous éprouvons le plus le besoin d’affirmer notre identité.

Près de nous, nos enfants ou petits-enfants, écartelés entre la culture de leurs parents et celle de leurs camarades, ont besoin d’habits et de baskets de marques particulières, d’écouter une musique qui, faute d’être belle (?), leur permet de marquer leur différence avec leurs parents. Après la génération jazz, il y a eu la génération rock, et la génération actuelle se reconnaît dans la musique techno. Que sera la suivante?

Le risque, en matière d’identité, consiste à oublier le repère identitaire que Jésus a explicitement enseigné: l’amour de Dieu et du prochain. Il a pris soin d’adjoindre à l’amour du prochain une coutume puisée dans la culture de l’époque: le lavement des pieds, tâche humble réservée aux esclaves. Les Eglises ont rarement trouvé des équivalents dans leur culture. Par contre, elles ont poussé jusqu’à la caricature le besoin d’exprimer leur identité par des gestes ou des expressions qui leur permettaient de dire leurs différences avec les autres chrétiens. Manière de baptiser, de prendre la cène, de célébrer le culte, d’utiliser ou non des instruments de musique, tout a servi de repère identitaire!

Mais il y a pire! La prédication et l’enseignement, le langage religieux se sont peu à peu sacralisés au point de ne plus exprimer l’attachement au Seigneur de l’Eglise mais l’identité de ceux qui pensent être meilleurs que les autres. Même les doctrines les plus orthodoxes ont été mobilisées pour servir cette fonction idéologique! C’est ainsi que, hélas, apparaît le pire ennemi de l’orthodoxie: nous voulons parler de l’orthodoxie morte. Alors, comment résister à ces dérives? Quelle attitude avoir à l’égard de la culture?

H. Richard Niebuhr (1894-1962), dans son livre Christ and Culture12 [12], ne présente pas moins de cinq grands types de relations qui ont été soutenus depuis les apôtres jusqu’aux temps modernes. Nous ne pouvons que les énumérer13 [13]: 1) Christ contre la culture; 2) le Christ de la culture; 3) Christ au-dessus de la culture; 4) Christ et culture en tension; 5) le Christ qui transforme la culture.Nous nous sommes retrouvés en compagnie de saint Augustin et de Calvin dans ce cinquième type.

Si les êtres humains ne sont pas constamment « réinitialisés », comme on dit en informatique, par la Parole du Seigneur, ils retombent dans les vieilles ornières culturelles creusées par le besoin d’identité.

Avant d’en venir au moyen de transformer la culture, il nous faut examiner la place que la Bible fait à la culture. En d’autres termes, récapituler une théologie de la culture.

III. Pour une théologie de la culture

A) Le fondement biblique de la culture

Je passerai rapidement sur le fondement théologique de la culture. Il a fait l’objet d’exposés nombreux et magistraux. Je me rappelle avec ravissement les cours de P. Courthial, à l’Institut biblique de Nogent-sur-Marne, et l’on en trouvera dans son dernier livre14 [14]un exposé complet qui a la saveur des fruits bien mûrs.

Partant de la Genèse et de la notion d’image de Dieu, depuis saint Augustin et Calvin, les théologiens réformés ont montré que le « mandat culturel » de l’être humain ouvre un immense espace à sa créativité. Son horizon n’a que deux limites: spirituelle, pas d’autres dieux, et morale, la connaissance du bien et mal est le privilège de Dieu seul. Pour tout le reste, qu’il s’agisse de la vie quotidienne, c’est-à-dire de la culture comme seconde nature ou des arts, des sciences et techniques, c’est-à-dire de la notion élitiste de la culture, l’être humain est encouragé à vivre à l’image de son Dieu en étant créatif.

Il est vrai que les effets pervers des inventions humaines révèlent que la limite de la connaissance du bien et mal est moins facile à déterminer qu’on ne le pensait. La puissance acquise grâce à la technique, comme l’a montré Jacques Ellul, provoque des dérapages. Par exemple, la notion d’efficacité est très vite identifiée avec celle de Bien15 [15]. D’une démarche idéologique, on passe alors à une attitude idolâtrique.

B) Un concept incontournable: l’homme créé en image de Dieu

Dans son livre,Révélation des origines16 [16], H. Blocher déploie et discute toute la gamme de sens et les implications de la notion d’homme créé en image de Dieu. Résumons. Le Créateur se met à la portée de sa créature dont il connaît l’insatiable besoin de voir. Il sait que nous ne pouvons le servir sans le voir et c’est pourquoi, paradoxe, il nous interdit de nous faire des images (Ex 20.3-4). Si donc, nous avons tant besoin d’images pour le servir, pourquoi Dieu nous les interdit-il? Des images, nous répond-il, mais vous en avez! En effet, quand il nous dit: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force et ton prochain comme toi-même », c’est que mon prochain est l’image de Dieu pour moi et que je suis l’image de Dieu pour lui. Tout ce que je lui fais, c’est à Dieu que je le fais. C’est pourquoi il est impossible de séparer amour pour Dieu et amour pour le prochain. L’apôtre Jean ne dit pas autre chose (1Jn 4.13)17 [17].

Il n’est pas nécessaire de commenter longuement cet interdit gros de conséquences pour l’expression de la foi, de la religion, donc de la culture. Toute représentation de Dieu réalisée pour devenir objet de piété est proscrite, mais aussi tout mépris pour un être humain, quel qu’il soit, est incompatible avec la notion d’homme-image de Dieu. Les droits de l’homme sont déjà là.

C’est donc notre statut d’être humain-image de Dieu qui fonde la théologie de la culture. Il ne serait pas étonnant que le privilège de « représenter » Dieu place la notion de représentation au cœur de l’anthropologie. Mais, pour que cette notion centrale puisse prendre tout son sens, il nous faut encore répondre à une objection.

Si mon prochain est bien image de Dieu pour moi, je ne peux pourtant pas me contenter de parler de Dieu en parlant de l’homme. Et si je parle de Dieu en langage anthropomorphique – ce que la Bible fait quelquefois – elle m’interdit toute représentation de Dieu, et non seulement de Dieu mais de tout ce qui relève de l’invisible, c’est-à-dire de ce qui échappe à la sphère du sensible et appartient à la sphère spirituelle. Pourtant, encore plus que pour le visible, nous avons besoin de représentations. Aussi P. Courthial écrit-il:

« Dieu ne nous interdit aucunement d’avoir une image de lui. Ce qu’il nous interdit par la deuxième des Dix Paroles (et ensuite de la première: « Tu n’auras pas d’autre Dieu que moi! »), c’est de nous en faire une.

Dieu nous interdit les images que nous fabriquons pour les servir et leur rendre un culte:

– soit celles que nos cœurs dessinent dans nos esprits: les idées;

– soit celles que nos cœurs fabriquent de nos mains: les idoles.

« Tu ne te feras pas de représentation quelconque de ce qui est en haut, en bas ou en dessous, pour te prosterner devant elle et lui rendre un culte. » (Cf. Ex 20:4-6 et Dt 5:8-10)

Nous ne devons avoir, en nos cœurs, d’image de Dieu que celle qu’il décrit et dessine lui-même tout au long et par l’ensemble du Texte sacré. Cette image, ce n’est pas nous qui la fabriquons (sauf à choisir, en hérétiques, les seuls traits qui nous y plaisent et en leur ajouter d’autres traits pris ailleurs). »18 [18]

Il y a fort à parier que si la notion de représentation se révèle tellement centrale pour la théologie, c’est qu’elle doit aussi revêtir une importance considérable pour les sciences de la culture. Quittons donc le terrain de la théologie et ses garde-fous rassurants pour suivre un spécialiste de l’éthologie, la science des comportements animaux et humains: Boris Cyrulnik19 [19].

C) Le fondement anthropologique de la culture

« C’est à coup sûr notre aptitude à vivre dans un monde de représentations qui crée notre aptitude à la violence en même temps qu’à la culture. L’animal reste soumis au réel qui contrôle sa violence, alors que l’homme travaille à se soumettre à l’idée qu’il se fait du monde, ce qui l’invite à la violence créatrice: détruire un ordre pour en inventer un nouveau. »20 [20]

Cette analyse éclaire singulièrement non seulement le problème de la violence créatrice ou non, mais l’ensemble de nos attitudes et de nos comportements. Puisque les rituels des humains

« sont façonnés par leurs représentations… une théorie pourra toujours justifier la destruction de l’autre et provoquer un sentiment de purification et d’angélisme […] Un animal dont le comportement inadapté a suscité l’agression d’un dominant peut d’un seul coup l’atténuer ou même l’arrêter en se soumettant ou en adoptant une posture d’enfant. Alors qu’aucune information sensorielle ne pourra contenir l’agression d’un homme qui se fait de l’autre une idée haineuse. Cet homme répond à ses propres représentations et non plus à ses perceptions réelles. C’est pourquoi les racistes peuvent détruire les enfants de la race haïe avec la satisfaction du devoir accompli. »21 [21]

Les nazis parlaient « de vermines ». Plus récemment, les tueurs hutu « de cafards » pour désigner leurs victimes. Partout où existent des tendances génocidaires, on peut repérer des paroles qui témoignent de représentations dégradantes pour qualifier le peuple ou le groupe dont on voudrait se débarrasser.

Les animaux s’entre-tuent, mais ne se haïssent pas plus que nous haïssons les animaux dont nous mangeons la viande. Comme nous, ils se nourrissent d’animaux qui sont étrangers à leur univers affectif. Les plus sauvages ne sont donc pas ceux qu’on pense!

Nous voilà à la racine de la culture. C’est là que se forgent nos motivations les plus profondes. La première et la plus prégnante est constituée par l’ensemble des représentations que nous avons hérité de notre milieu familial.

B. Cyrulnic ajoute: « L’homme est… transcendant par nature, puisqu’il vit dans un monde de représentations et ne se soumet pas à la régulation du réel. »22 [22] Cyrulnik ne se donne pas pour croyant. De son point de vue, il s’arrête aux frontières de la connaissance sensible et constate que la sphère du religieux est entièrement affaire de représentations. La théorie qu’il extrait de son immense savoir et de ses innombrables observations s’accorde parfaitement avec ce que la Bible nous dit. En le lisant, nous comprenons mieux pourquoi le Seigneur nous interdit de nous faire des représentations de tout ce qui appartient à la sphère spirituelle. Du coup, nous apprécions aussi davantage celles qu’il offre à notre réflexion dans les Ecritures.Nous voilà équipés théologiquement et anthropologiquement pour aborder la dernière partie de notre exposé.

IV. Comment la Parole de Dieu transforme-t-elle la culture?

A) Le levier des représentations

Sauf quelques marxistes attardés, les anthropologues reconnaissent que les comportements humains sont inspirés par leur vision du monde ou, pour parler comme Cyrulnik, dépendent de leurs représentations. Donc, pour changer la vie, modifier les comportements, il faut changer la vision du monde. Ce changement est un long processus qui s’étend probablement sur plusieurs générations. A court terme, il s’agit de faire adopter de nouvelles représentations.

Pour bien illustrer ce fait, je ne résiste pas à l’envie de rapporter une anecdote tirée de la vie d’un sage Africain, Tierno Bokar, qui fut le maître de Amadou Hampaté Bâh. Ce sage, lui aussi, savait que tout dépend des représentations mentales:

« La brave Soutoura… s’en vint trouver Tierno. Elle lui dit:

– Tierno, je suis très coléreuse, le moindre geste m’affecte durement. Je voudrais recevoir une bénédiction de toi ou une prière qui me rendrait douce, affable, patiente.

Elle n’avait pas fini de parler que son fils, un bambin de trois ans qui l’attendait dans la cour, entra, s’arma d’une planchette et lui appliqua un coup violent entre les deux épaules. Elle regarda le bébé, sourit et, l’attirant contre elle, dit en le tapotant affectueusement:

– Oh le vilain garçon qui maltraite sa mère!…

– Pourquoi ne t’emportes-tu pas contre ton fils, toi qui te dis si coléreuse? lui demanda Tierno.

– Mais Tierno, répondit-elle, mon fils n’est qu’un enfant, il ne sait pas ce qu’il fait; on ne se fâche pas avec un enfant de cet âge.

– Ma bonne Soutoura, lui dit Tierno, va, retourne chez toi. Et lorsque quelqu’un t’irritera, pense à cette planchette et dis-toi: « Malgré son âge, cette personne agit comme mon enfant de trois ans. Sois indulgente, tu le peux, puisque tu viens de l’être […] L’amour que tu as pour ton enfant, essaie de le répandre sur les créatures de Dieu. Car Dieu voit ses créatures comme un père considère ses enfants… »

La parole de Tierno fut sur elle si puissante que, de ce jour, Soutoura considéra tous ceux qui l’offensaient comme des enfants… Dans les derniers temps de sa vie, on disait: « Patient comme Soutoura. »23 [23]

L’éducation consiste donc à imprimer dans la mémoire de l’enfant, puis dans celle des adultes, les représentations qui correspondent aux diverses circonstances de la vie. Chaque culture a sa vision du monde qui constitue un ensemble de représentations transmises par l’éducation dans lequel le sujet, consciemment ou non, puise tout au long de sa vie. Relations humaines, conflits de tout genre, réalités psychologiques ou spirituelles, tout est géré en fonction des représentations acquises au cours de l’éducation et sous l’influence du milieu social auquel on appartient.

Ainsi, pour que la Parole de Dieu puisse transformer la culture, il faut que cette dernière trouve dans l’Ecriture ses principaux repères. Voyons comment une grande dame de la culture française décrirait ce processus.

B) Un plaidoyer original

Dans un livre où elle plaide pour la revalorisation de l’enseignement de la culture classique, l’académicienne Jacqueline de Romilly24 [24] donne une série d’arguments qui devraient valoir autant, sinon plus, pour ceux qui cherchent à rendre à la culture biblique la place qu’elle avait dans la culture occidentale. Son argument principal réside dans le besoin vital de l’esprit humain, pour traverser les circonstances de son existence, de puiser dans ce qu’elle nomme avec élégance le trésor des savoirs oubliés. Elle commence par développer, à l’aide d’un grand nombre d’exemples soigneusement classés, l’idée qui est derrière l’adage qu’on accueille trop souvent comme une simple boutade : « La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. »25 [25]

Les souvenirs d’enfance, mais aussi les grands textes classiques mettent en place des repères et des modèles d’humanité capables d’inspirer des sentiments positifs et des réactions de courage que la seule évocation d’un souvenir, même oublié, suffit à faire resurgir, lorsque les vertus et les valeurs morales sont mises au défi par les circonstances de la vie. Que se passe-t-il lorsque ce trésor fait défaut ou, pire, lorsque la mémoire ne recèle que des antimodèles ou des sentiments négatifs? J. de Romilly sait très bien que sa formidable érudition ne suffira pas à sa plaidoirie, car elle touche aux mécanismes, combien délicats, de l’inconscient où se décident nos comportements. Elle en appelle alors à la psychanalyse, qui fait grand cas des souvenirs oubliés, quand ils font des ravages:

« Pourquoi l’admettre… de la psychanalyse où il s’agit de repérer soigneusement ensevelis et en général cruels ayant une influence néfaste sur la vie des gens, et ne pas le reconnaître quand il s’agit d’une vie saine et normale d’un être jeune qui progresse, qui amasse en lui un trésor de souvenirs innocents et enrichissants? »26 [26]

Consciente de la différence qu’il y a entre les traces de souvenirs refoulés parce qu’ils sont trop cruels pour se les remémorer et des souvenirs oubliés parce qu’ils encombreraient inutilement notre mémoire, J. de Romilly constate que, dans un cas comme dans l’autre, oublié ne signifie pas inexistant. Alors, comment déceler les traces bénéfiques des souvenirs que nous ne sommes plus capables de raconter? Il vaut la peine de lire tout le livre pour prendre conscience de l’ampleur du phénomène; mais quelques citations suffiront à montrer l’importance de cet aspect de la culture.

En somme, tout se passe comme si notre conscience morale fonctionnait à la manière d’une balance. Pour donner le poids exact d’un objet, la balance compare le poids de l’objet pesé à un poids de référence. Notre conscience, en effet, ne peut fonctionner seule, alors elle utilise les références qui sont à sa disposition. Cela commence par les exemples donnés par les parents, et se continue grâce à tous les exemples vécus ou découverts à l’école et dans les livres.

Ce mécanisme est connu; mais ce qui l’est moins, c’est qu’il fonctionne aussi bien avec des souvenirs oubliés! La lecture d’un récit ou l’étude d’un texte sollicite les sentiments de l’enfant ou de l’adolescent parce qu’il s’identifie aux héros des histoires qu’il découvre. Des associations se tissent, des réactions types s’élaborent. Plus tard, il ne se souviendra que très vaguement des noms et des faits qui l’avaient impressionné, mais une impression, justement, subsistera.

« Comme une main guide un aveugle, les souvenirs oubliés nous guident en fournissant à notre jugement à chaque instant les repères, les cadres, les points de comparaison qui lui servent dans sa recherche d’une vérité, petite ou grande.

Et quelle merveille quand l’intelligence, bien armée et entraînée, se met à fonctionner enfin comme un instinct! »27 [27]

L’enjeu est considérable et l’académicienne sait qu’elle avance sur un sol miné par les prophètes de la culture libertaire, qui ont pignon sur rue depuis la fin des années 1960. Avec doigté, elle fait la part des choses. Son immense culture lui a appris que ce n’est pas en désignant des boucs émissaires qu’on peut servir la cause de la liberté. Or, c’est précisément la liberté qui constitue l’enjeu principal de l’éducation.

« Ainsi se forme l’esprit critique. Par rapport à ces opinions de toutes sortes qu’il aura rencontrées, il aura été contraint de s’en former une à lui, qui ne soit pas due à une imitation hâtive des propos entendus autour de lui, mais qui soit éclairée, mûrie, personnelle.

Cela peut paraître peu de chose, mais l’avantage que nous découvrons ici n’est pas mince: on peut le définir d’un mot. Ce mot est liberté. Se former une opinion à soi, c’est faire preuve de liberté d’esprit, c’est par suite choisir soi-même sa voie, ses orientations, ses engagements. C’est éviter de se laisser guider par autrui, d’être prisonnier d’un milieu, de tomber dans les pièges de la propagande et de la malhonnêteté. »28 [28]

Rétablir la liberté ou plus exactement les conditions qui permettent la liberté, tel devrait être le principal objectif de l’éducation. Une foi personnelle et adulte pourrait-elle apparaître hors de la liberté? Hélas, l’histoire du christianisme abonde en exemples de contraintes. Trop de chrétiens ont cru, et peut-être croient encore, qu’il est légitime, voire bénéfique, de contraindre à accepter la vérité.

Mais il existe un autre danger. J. de Romilly le fait remonter au XVIIIe siècle29 [29].

« Cela commence par l’abandon de l’invitation au bien… et bientôt, les livres de notre temps deviennent une invitation ouverte au refus… Le grand éloge pour un livre en notre temps est de dire qu’il est ‹décapant›. On célèbre ce qui ressemble à un cri… La littérature… exprime presque toujours une sombre amertume. »30 [30]

« Les héros des auteurs récents ne peuvent que se montrer révoltés par un idéal déçu et désespérés par tant d’exigences insatisfaites. Tout se passe comme si ces aspirations devant l’état du monde réel tournaient à l’aigre et ne s’exprimaient plus que sous la forme du refus. »31 [31]

Elle ajoute:

« Je voudrais ici parler en professeur. Si l’on veut vraiment donner aux jeunes une formation qui les aide à aborder la vie et qui contribue à construire leur personnalité affective et morale, il me paraît essentiel de commencer par leur donner, à eux qui sont jeunes et sans expérience, les rencontres et les textes où ces valeurs s’expriment de façon simple et directe. On ne peut leur demander l’effort difficile de rechercher l’élan positif caché derrière ces négations et ces refus: ils se laissent prendre aux apparences. Or il faut avant tout éviter tout malentendu. »32 [32]

Ce plaidoyer ne laissera aucun pédagogue insensible. Et les pasteurs, catéchètes, moniteurs d’écoles du dimanche, parents trouveront là de quoi renouveler leur pédagogie sans tomber dans un discours moralisant.

C) Le propre de la culture biblique

Dans ce processus fondamental pour l’enfance et l’adolescence, mais qui se continue durant toute la vie, les textes bibliques, dans leur immense richesse, jouent un rôle capital: ils mettent en place ou réforment une à une les représentations qui constituent la vision du monde. Il est surprenant que la Bible relate des récits scabreux sans porter sur eux de jugement de valeur, mais également sans dissimuler les conséquences des actes commis. Ce sont autant d’exercices où la conscience morale apprend à fonctionner et où chacun doit tirer sa propre conclusion.

Mais il n’y a pas que la morale. La relation à Dieu, c’est-à-dire les notions spirituelles de foi, d’espérance et d’amour se forgent et se mettent en place dans la confrontation entre les exemples bibliques et l’expérience de la vie de tous les jours. Rien ne remplace le récit de la vie des héros de la foi comme Moïse et David, ou de ceux qui ont failli comme Caïn ou Saül, pour apprendre à vivre avec Dieu.

C’est avec une dose plus ou moins importante de récits bibliques, de contes, de fables et, bien sûr, de souvenirs d’expériences vécues que l’apprentissage de la vie s’est fait en Occident jusqu’à récemment. Aujourd’hui, les feuilletons télévisés, les films vidéo, voire les jeux vidéo semblent prendre le relais. La question de savoir si la recrudescence de violence ne trouve pas là une explication divise les spécialistes. S’il n’est pas certain que ce soient les actes de violence montrés à la télévision qui génèrent la violence, il est certain que les références aux modèles bibliques et aux valeurs véhiculées par la culture classique font cruellement défaut.

Loin de négliger tout ce que la culture en général peut apporter, il appartient aux chrétiens de remettre les trésors de la culture biblique à la disposition de leurs enfants. Avons-nous conscience de son importance? Combien de chrétiens se contentent de connaissances bibliques superficielles, voire inexistantes? Alors que faire pour rendre à la Bible la place qu’elle n’aurait jamais dû perdre? Premièrement, croyons-nous, il s’agit de remettre ses récits à l’honneur. Ils ont été, ils peuvent de nouveau être la culture de base de nos enfants et petits-enfants.

La facilité et la douce torpeur qui vous envahissent lorsque vous vous installez devant votre téléviseur n’est pas la seule raison pour laquelle on délaisse la lecture en général, celle de la Bible en particulier. Une raison plus profonde doit être incriminée. J. de Romilly déplore l’abandon de la culture classique. Il y a fort à parier que c’est pour la même raison que les chrétiens abandonnent la culture biblique. Il ne s’agit pas d’un motif spirituel puisque la culture classique souffre de la même désaffection. Dans un cas comme dans l’autre, tout se passe comme si les héros du passé étaient dépassés. La civilisation technicienne nous aurait-elle ravi le sens de l’histoire?

S’identifier au peuple de Dieu comporte en effet des risques. Deux mille ans ou presque d’« histoire chrétienne » sont, hélas, remplis d’exemples d’empereurs et de rois qui se sont pris pour de nouveaux Moïse ou de nouveaux David. Leur erreur a consisté à lire le Premier Testament autrement qu’à la lumière de l’Evangile. Alors que le peuple de Dieu a besoin de toute la Bible pour y trouver l’histoire de ses ancêtres, il ne faudrait pas qu’il s’en désintéresse sous prétexte que cette histoire ne peut justifier la revendication de privilèges temporels. Nous en avons besoin parce qu’elle nous apprend de quelle pâte nous sommes faits et qu’elle nous aide à nous construire une identité de pécheurs pardonnés.

Conclusion

Notre première conclusion concerne notre pédagogie. Puisque notre nature humaine nous fait vivre dans un monde de représentations et que Dieu, dans la Bible, nous communique les représentations qui sont le mieux à même de mettre en place et/ou de corriger notre vision du monde, notre pédagogie, tant envers nos enfants qu’à l’égard de tous ceux qui embrassent la foi, doit consister à permettre la confrontation entre l’ensemble de leurs représentations et celles que nous propose la Bible. Les valeurs chrétiennes ne peuvent se mettre en place sans les récits bibliques. Il s’agit donc de restaurer notre pédagogie en permettant à ceux qui y sont exposés de s’attacher à ces récits, comme à des récits familiers et familiaux.

Enfin, après avoir mentionné quelques risques que la culture des hommes fait courir à la Parole de Dieu, nous avons tenté de pénétrer au cœur des rapports qu’entretiennent Parole de Dieu et culture des hommes, et nous avons dégagé un mot, un seul mot, autour duquel s’articulent ces rapports. La notion de représentation nous a permis de faire le lien entre théologie, discours sur Dieu, et anthropologie, discours sur l’homme et sa culture. Cette notion centrale doit nous rendre humbles. Ne nous arrive-t-il pas trop souvent de confondre nos représentations avec la réalité? Notre seconde conclusion sera qu’une claire distinction entre les faits qui fondent notre foi et les représentations que nous en avons est indispensable pour nous permettre de mieux fonder notre foi. En effet, si nous confondons les réalités spirituelles avec les représentations, même bibliques, que nous en avons, sans le savoir nous mettons toute notre confiance dans la culture en identifiant la réalité de Dieu, ou celle de la résurrection, aux représentations que nous en avons. Bien sûr, les représentations tirées de la Bible sont inspirées de Dieu. Mais comme l’homme n’est pas Dieu mais image de Dieu, les représentations de Dieu demeurent limitées et ne dévoilent pas le mystère de Dieu. C’est là le risque principal, et, curieusement, ce sont peut-être ceux qui sont le plus attachés à la Parole du Seigneur qui y sont le plus exposés. En effet, loin d’être une épouse effacée ou résignée, dame culture est capable d’imposer sa manière à l’insu de son partenaire qui, décidément, ne peut rien faire sans elle!

* Ch.-D. Maire a été agent de la Ligue pour la lecture de la Bible en Afrique.

1 [33]Les Allemands parlent de Weltanschauung.

2 [34]Comme P. Courthial, nous n’aimons pas l’expression Moyen Age. De Bible en Bible, le texte sacré de l’Alliance, entre Dieu et le genre humain et sa vision du monde et de la vie (Aix-en-Provence: Kerygma/Lausanne: L’Age d’homme, 2002). Mais à l’expression qu’il propose, l’Age de la foi, nous préférons celle d’Age de l’Eglise.

3 [35]Voir M. Grenet, La passion des astres au XVIIe siècle. De l’astrologie à l’astronomie (Paris: Hachette, coll. La vie quotidienne/L’histoire en marche, 1994).

4 [36]On trouvera une bonne présentation de la pensée de Dooyeweerd dans l’ouvrage de P. Courthial, op. cit., 168-173.

5 [37]Cité par H. Blocher, Bible et histoire (Lausanne: Presses Bibliques Universitaires, 1980), 32.

6 [38]Cité par Hoffmann, La Revue réformée, 58 (1964:2).

7 [39]Voir J. Clifford, Maurice Leenhardt, personne et mythe en Nouvelle-Calédonie (Paris: Jean-Michel Place, 1987).

8 [40]On lira avec profit la brillante mise au point de H. Blocher, « Invoquer la culture », in Théologie évangélique 2 (2003:2), 151ss.

9 [41]Il n’est pas certain que les partisans d’une stricte orthodoxie attachée à l’autorité des Ecritures soient les plus sensibles à ces dérives. Par exemple, la conviction biblique du retour du Christ a quelquefois servi de prétexte à l’exploitation de la terre jusqu’à son épuisement.

10 [42]D. Bosch, Dynamique de la mission chrétienne (Lomé/Paris/Genève: Haho/Karthala/Labor & Fides, 1995), 568-569.

11 [43]N. Hugédé, Saint Paul et la culture grecque (Genève: Labor & Fides, 1966), 73.

12 [44] H.R. Niebuhr (Harper & Row, 1956).

13 [45]Cette typologie est reprise par la plupart des auteurs qui cherchent à relier foi et culture. Voir entre autres: C. Kraft, Christianity in Culture (New York: Orbis Books, 1979). Côté catholique: Mgr J. Doré, « Christianisme et culture », in Nouvelle Revue théologique, 124 (2002), 363-388.

14 [46]Op. cit., 154ss. Surtout 191-193.

15 [47]Voir Le vouloir et le faire (Genève: Labor & Fides, 1964), 151-162.

16 [48](Lausanne: Presses Bibliques Universitaires, 1979).

17 [49]Ibid., 78-79.

18 [50]Op. cit., 155.

19 [51]B. Cyrulnic, Les nourritures affectives (Paris: Odile Jacob, 2000), 120ss.

20 [52]Ibid., 122.

21 [53]Ibid., 122.

22 [54]Ibid., 125.

23 [55]A.H. Bâ, Vie et enseignement de Tierno Bokar. Le sage de Bandiagara (Paris: Le Seuil, 1980), 46-47.

24 [56]J. de Romilly, Le trésor des savoirs oubliés (Paris: Les Editions de Fallois, 1998).

25 [57] Ibid., 12.

26 [58] Ibid., 16.

27 [59] Ibid., 83.

28 [60] Ibid., 86-87.

29 [61] Ibid., 137.

30 [62] Ibid., 137.

31 [63]Ibid., 138.

32 [64]Ibid., 138-139.