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Enjeux des aspects contradictoires de la théologie pratique de Thomas Chalmers au début du XIXe siècle

Enjeux des aspects contradictoires
de la théologie pratique de Thomas Chalmers
au début du XIXe siècle1 [1]

Claire PUGLISI KACZMAREK*

« Le pasteur Malthus et son disciple, l’archipasteur Thomas Chalmers »2 [2], écrit Karl Marx dans Le Capital. Si Karl Marx est résolument opposé à Thomas Chalmers, d’autres en font l’éloge comme Thomas Robert Malthus et Thomas Carlyle. « Je vous considère mon meilleur allié »3 [3], écrit Th.R. Malthus à Th. Chalmers, le 22 juillet 1822. Dans une missive destinée à Th. Chalmers, Thomas Carlyle rend hommage à son dynamisme: « … avec un Chalmers dans toutes les paroisses britanniques beaucoup serait possible. »4 [4]Les sentiments que ces figures emblématiques de la première moitié du XIXe siècle ont éprouvés envers cet homme aux multiples facettes nous invitent à le connaître davantage. Qui est Th. Chalmers pour susciter autant d’intérêt?

C’est en ces termes qu’est décrit Th. Chalmers dans leDictionary of the Scottish Church History and Theology: « Thomas Chalmers (1780-1847), prédicateur, théologien, ecclésiastique et réformateur social. »5 [5]Cette liste n’est pas exhaustive. On pourrait la compléter par: « Professeur de philosophie morale, de mathématique, chimie, géologie, science naturelle, économie et politique… » Thomas Chalmers est donc pourvu d’un esprit encyclopédique. Parmi ces multiples facettes, deux aspects contradictoires dominent. En effet, se côtoient, dans cet esprit aux facettes diverses, le savoir profane et les sciences du sacré.

De surcroît, Th. Chalmers ne s’engage pas seulement sur le chemin de la diversité intellectuelle semé de contradictions, d’antinomies et de tensions. C’est également un pragmatique, un homme d’action qui sort des sentiers battus de l’Eglise écossaise, la Kirk. Il s’attache à réformer activement la société en luttant contre le paupérisme, symptôme d’une industrialisation massive et effrénée. Il entreprend d’appliquer sa théologie à Glasgow, dans les paroisses de St. John et de Tron. Dès lors, il est confronté à la contradiction ancrée au cœur même de l’expression « théologie pratique ». La théologie reste une science abstraite, souvent considérée comme pure spéculation. Si l’on se réfère à un dictionnaire, ces deux termes, c’est-à-dire « spéculation » et « abstrait », sont des antonymes de « pratique » et « pragmatique ».

Th. Chalmers, désireux de réformer la société en vue de l’élever, est conscient des clivages qui séparent le temporel du spirituel:

« Il y a une norme sociale et une norme divine de la morale. Il existe une éthique aussi bien terrestre que céleste… Selon nous, il n’y a pas deux choses plus évidemment différentes que les vertus qui appartiennent à la citoyenneté terrestre et celles qui appartiennent à la citoyenneté céleste. »6 [6]

Plus tard, Max Weber, dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, élèvera clairement cette contradiction au rang de tension: « Les plus grandes tensions existent entre le monde et Dieu, entre l’actuel et l’idéal. »

Chalmers trouve-t-il une adéquation entre le temporel et le spirituel à la fin de son voyage initiatique? Comment parvient-il à résoudre ces contradictions dont l’enjeu est la création d’une société harmonieuse à coloration religieuse? Pour parvenir à ses fins, son projet est de « promouvoir la connaissance chrétienne et la croissance de la piété et de la vertu en Ecosse »7 [7]et ce, en touchant toutes les strates de la société, ce qui évidemment l’oblige à tenir compte du matériel comme du supramatériel.

Traiter les aspects contradictoires de la théologie pratique dans l’œuvre de Chalmers revient à analyser, dans un premier temps, les aspects antinomiques qui découlent directement de son esprit encyclopédique. Il s’agit de mettre en évidence un esprit kaléidoscope qui s’intéresse à de nombreuses sciences et qui exerce sa fonction pastorale en arborant l’attitude d’un pasteur censé ne s’en remettre qu’à une seule forme de théologie pratique.

Ce pluralisme pratique va me conduire à étudier la contradiction qui existe entre la théologie et la pratique, avant d’évoquer les enjeux de la contradiction présente au sein de la nature de l’homme. Cette contradiction est ancrée au cœur de la nature humaine.

I. La théologie et la pratique

La contradiction la plus évidente, produite par cet esprit encyclopédique, est sa double profession. Chalmers se trouve, en effet, rapidement confronté à la contradiction que sous-tend l’exercice de ses deux fonctions. Il est pasteur de l’Eglise d’Ecosse et professeur à l’université de St. Andrews. Ces deux réalités, qui renvoient l’une au monde spirituel et l’autre au temporel, sont incompatibles aux yeux de la communauté chrétienne. L’enjeu de cet aspect contradictoire, enseignant et pasteur, dans la théologie pratique de Chalmers est essentiellement professionnel.

Au début du XIXe siècle, Chalmers exerce à la fois sa fonction paroissiale et sa fonction universitaire. Il est assistant à l’université de St. Andrews où il enseigne, entre autres, les mathématiques. Tous s’accordent à dire que Chalmers consacre plus de temps à préparer et à donner ses cours qu’à travailler pour sa paroisse. En effet, sa priorité demeure sa carrière de professeur: « Depuis l’hiver 1801 son espoir était dirigé vers l’obtention éventuelle d’un poste universitaire comme enseignant des mathématiques. »8 [8]Il pense pouvoir mener de front les deux activités. Comme Thomas Chalmers s’absente trois jours par semaine, son gendre et biographe en conclut que « les devoirs paroissiaux n’ont que peu préoccupé M. Chalmers pendant les sept premières années de son ministère à Kilmany »9 [9].

Il existe une longue tradition dans l’Eglise d’Ecosse selon laquelle un ministre pouvait enseigner à l’université tant qu’il ne négligeait pas ses fonctions paroissiales. C’est le seul métier traditionnellement autorisé dans la Kirk en dehors de la fonction pastorale. Chalmers s’attire malgré tout les inimitiés de ses ouailles et, pour la première fois dans le cadre de sa charge paroissiale, il subit les foudres de ses confrères de l’Eglise d’Ecosse. En conséquence, Chalmers affirme clairement sa position:

« Le Dr Martin a imploré le Presbytère d’inclure dans ses minutes que, selon son opinion, il n’était pas bienséant que M. Chalmers donne ses cours de chimie et que ceux-ci devraient être arrêtés. A cette demande, le Presbytère s’est incliné. Sur ce M. Chalmers a émis la requête que soit inclus, dans les minutes, qu’après l’accomplissement ponctuel de ses devoirs professionnels, son temps était à lui; et qu’à son avis, ni quelqu’un, ni une instance n’avait le droit de vérifier l’utilisation de ce temps. »10 [10]

Dès lors, on passe d’une vision synchronique à une vision diachronique de la contradiction entre les professions de professeur et de pasteur. Au départ, Chalmers se trouve pris comme dans un étau entre ses fonctions de pasteur et d’enseignant. Puis, cette contradiction se résout de façon diachronique par le biais de sa conversion à la suite, semble-t-il, d’un certain nombre d’événements de sa vie personnelle.

L’échec de son ouvrage, Une enquête concernant l’étendue et la stabilité des ressources nationales (1808),associé à une longue maladie, ainsi que le décès de son frère seraient à l’origine de sa conversion. Elle revêt un aspect spectaculaire et s’inscrit dans la tradition chrétienne protestante des Réveils évangéliques.

Considérée synchroniquement, cette contradiction inhérente à sa double activité se trouve en partie résolue grâce au contexte historique. En effet, les conditions dans lesquelles Chalmers exerce ses diverses professions sont relativement favorables grâce aux idées véhiculées par les calvinistes et les Lumières écossaises.

Avant sa conversion, qui remonte à 1812, Chalmers faisait partie d’un groupe de jeunes évangélistes exerçant une certaine influence dans l’Eglise d’Ecosse et dans les universités. Ils adhéraient à la tradition populaire du XVIIIe siècle. Eduqués dans la pensée des Lumières écossaises, ils combinaient le calvinisme du parti populaire avec les concepts des Lumières de l’harmonie entre la nature et le progrès de la société.

Il convient de constater que, traditionnellement, il n’existe pas d’incompatibilité entre les penseurs dominant l’Eglise d’Ecosse et les principaux intellectuels qui ont constitué les grands noms des Lumières écossaises, ou the Scottish Enlightenment. A titre d’illustration, L’Encyclopaedia Britannica est publiée pour la première fois à Edimbourg entre 1768 et 1771. On compte, parmi ses auteurs, un nombre non négligeable de pasteurs de l’Eglise d’Ecosse, preuve indéniable que les deux activités sont parfaitement compatibles. Il convient également de rappeler que Thomas Reid, à l’origine de la « philosophie écossaise du sens commun » (Scottish Common sense), était pasteur de l’Eglise d’Ecosse.

Pour tout croyant, les idées issues du Scottish Common sense sont en accord avec le théisme11 [11], puisque Dieu est la source des principes du sens commun, car il les intègre à la nature. Ainsi, le réalisme n’est pas en contradiction avec la diversité intellectuellede Chalmers:

« Cela a permis à des prédicateurs chargés de maintenir une position non théorique en chaire, tout en leur permettant de défendre certaines positions métaphysiques largement acceptées comme étant en accord avec les Ecritures. »12 [12]

Ce système de pensée permettait aux ministres d’éviter de sombrer dans un prêche complètement théologique, théorique et finalement inaccessible à la congrégation. Comme la fonction principale du pasteur vise à renouer la relation entre l’homme et Dieu, une approche pratique de la théologie pastorale permet au pasteur d’offrir une prédication qui tend à encourager cette relation. Il s’agit ici de revenir au sens premier du terme « religion », qui signifie « relier ».

Les deux dernières décennies du XVIIIe siècle ont vu un changement d’approche en matière de théologie: « L’apparition d’une théologie pratique qui engloba la doctrine évangélique aussi bien qu’une approche analytique des problèmes sociaux. »13 [13]C’est précisément dans cette tendance que se situe la théologie pratique de Chalmers. Il résout la contradiction ancrée dans l’association des fonctions de pasteur et de professeur par le truchement de ses sermons. En effet, les sermons qu’il rédige sont à l’origine de cours de théologie systématique destinés à un public d’étudiants. Les termes14 [14] qu’il emploie, dans les deux cas, sont très parlants, donc pratiques. Chalmers prend le contre-pied de la théologie traditionnelle qui consiste à commencer par la doctrine. En définitive, on ne sait pas si c’est le pasteur ou le professeur qui s’exprime. De ce fait, les frontières entre les deux fonctions disparaissent et, par là même, la contradiction qui caractérise l’association de ces deux activités.

En dépit de ces conditions religieuses et intellectuelles favorables, il n’en reste pas moins que Chalmers, originellement libéral de par sa position, se tourne vers une forme de calvinisme traditionnel et radical. Dès 1812, il change de discours et prend le contre-pied de sa propre cause, c’est-à-dire la pluralité et par là même la liberté, valeur qu’il défendait devant le Presbytère de l’Eglise d’Ecosse. Il se rallie à la cause du parti évangélique de l’Eglise d’Ecosse qui est la vitrine radicale de l’Eglise. D’après son biographe, Chalmers s’oppose ardemment au modérateur de l’assemblée générale de l’Eglise d’Ecosse, nommé Dr Duncan Macfarlane, ministre de la High Kirk et principal de l’université de Glasgow:

« Un de ces derniers modérés qui représentaient la combinaison des soins pastoraux et du statut pastoral et universitaire; Chalmers et les évangéliques se sont fortement opposés en ce qui concerne cette pluralité d’activités en 1824. »15 [15]

Cette contradiction diachronique devient alors féconde. L’antinomie présente dans les rapports entre la position de Chalmers et le radicalisme – qui renvoie à la contradiction du temporel et du spirituel – alimente son ambition de définir une théologie pratique. Paradoxalement, c’est cette coloration religieuse qui va résoudre cette contradiction.

Avant de procéder à une définition de la théologie pratique, force est de constater qu’il existe en premier lieu une contradiction théologique. En parallèle à sa vision traditionnelle, la théologie de Chalmers apparaît, dans une certaine mesure, novatrice:

« La matière de la théologie est arrêtée de manière inaltérable… mais n’y a-t-il pas une nécessité constante de justifier cette autorité et de l’illustrer selon l’esprit et la philosophie de l’époque, qui varient constamment?… En théologie aussi bien que dans les autres sciences, il y a une place illimitée pour les nouveautés dans la pensée et dans l’application. »16 [16]

Toutefois, si les nouveautés ont une place dans la théologie de Chalmers, la discipline intitulée « théologie » reste immuable. C’est sur les fondements de la théologie traditionnelle que Chalmers construit son propre édifice. L’une des composantes de cette théologie « gravée dans le marbre » est la nature de l’homme vivant dans la condition de péché; c’est là une vision traditionnelle de la théologie. Chalmers est donc, de par cet aspect, un pasteur qui reste fidèle aux principes de la tradition théologique.

II. La contradiction au cœur de la nature humaine

Chalmers se trouve confronté à une autre contradiction qui est ancrée au cœur même de la nature humaine. L’homme est en contradiction avec lui-même, en particulier avec sa nature profonde, depuis la « chute ». L’homme est en quête de l’idéal de soi. En conséquence, il aspire à la perfection, à un avenir meilleur, c’est-à-dire à un retour aux origines. Néanmoins, il doit se contenter de sa nature corrompue. Chalmers nous rappelle l’harmonie existant entre l’homme et Dieu, le temporel et le spirituel:

« Mais il est certain que l’homme, au début, avait sa place dans le monde et, en même temps, le privilège de bénéficier d’une communion avec Dieu et, pour son avenir, une immortalité qui ne pourrait être ni interrompue ni abrogée. Il était terrestre en ce qui concerne sa condition et, pourtant, céleste en ce qui concerne son caractère et ses aspirations. »17 [17]

Chalmers envisage de bâtir une communauté harmonieuse, sachant pertinemment, en tant que pasteur théologiquement averti, que la nature de l’homme est corrompue. Alors comment peut-il créer une communauté religieuse en toute connaissance de cause? Comment peut-il parvenir à la création d’une société religieuse équilibrée avec la nature de l’homme comme l’un des ingrédients majeurs?

L’une des réponses que l’on peut fournir à cet égard est que Chalmers a une vision contradictoire de la nature humaine. En premier lieu, l’homme vit doublement dans le péché. D’une part, il est en désaccord avec Dieu depuis la « chute ». C’est un rapport conflictuel qu’il alimente par le biais de ses actes qui le conduisent immanquablement à la transgression de la loi divine. D’autre part, le péché de l’homme surgit dans ses relations avec ses semblables.

L’homme est donc doublement pécheur. Chalmers indique qu’il y a une présence divine en lui. Ce qui renvoie à l’homme créé à l’image de Dieu imago Dei: « l’affirmation simple que le royaume de Dieu est en vous »18 [18], écrit-il dans Les deux royaumes (The Two Kingdoms). Dieu est donc en l’homme. Il revient à l’homme de se lancer personnellement dans cette quête de l’idéal. La pensée de Chalmers renvoie à la notion d’utopie, c’est-à-dire « nulle part, ailleurs ». L’utopie invite l’homme à chercher le bonheur chrétien dans les limbes de sa conscience. Le royaume de Dieu n’est pas autour de nous, il est en nous. Cette présence divine en l’homme constitue un nouvel enjeu de cet aspect contradictoire.

De cette contradiction se dégagent deux aspects fondamentaux. Le premier aspect montre Chalmers sous un jour novateur. Il s’agit, en effet, d’un projet de société harmonieuse tournée vers l’avenir, ce qui renvoie à la théologie pratique de Chalmers. Cette vision ne tient pas compte de l’eschatologie. C’est bel et bien du vivant de l’homme que Chalmers envisage une société harmonieuse. Il doit faire face à la contradiction de la recherche d’un idéal avec, à la base, les défauts de l’homme. En dépit de cela, la force motrice de Chalmers se trouve dans la confiance qu’il accorde aux qualités de l’homme: la vertu.

« Il existe une vertu naturelle sur la terre, sans laquelle les Etats seraient dissolus – une moralité sociale sans laquelle la société tomberait bien vite en ruine. »19 [19]

Il est novateur, car il envisage une vertu en dehors de toute religion:

« En deuxième lieu, il existe une autre raison pour la priorité que nous proposons. Le subjectif est tout proche: il existe dans le domaine de notre conscience immédiate. Si la dépravation de notre nature est une doctrine de la Bible, elle est aussi une doctrine que nous pouvons connaître par notre connaissance indépendante et immédiate… L’homme a, avant toute révélation, le sens et, en grande mesure, la juste perception de ce qu’il devrait et ne devrait pas être ou faire – autrement dit, il connaît et ressent la distinction entre le bien et le mal. »20 [20]

Dans d’autres citations, Chalmers met en avant la bonté de l’homme:

« Certes, en dehors du christianisme, avant et distinct de son influence sur les hommes, il existe, non en tous, mais en quelques-uns, voire beaucoup d’hommes, une intégrité et un honneur, une sensibilité généreuse aux besoins et aux malheurs des autres, un plaisir en une communion bienséante et agréable avec d’autres et une haine du mensonge et de la cruauté, une admiration de ce qui est juste, noble, et une indignation marquée face à tout ce qui est fraude ou bassesse. »21 [21]

Si Chalmers apparaît novateur, il n’en reste pas moins qu’il prône un retour au dogme le plus traditionnel, ce qui renvoie immanquablement à la théologie pure et systématique. En effet, comme le dessein de tout pasteur vise à faire prendre conscience à l’homme qu’il vit dans le péché, Chalmers mobilise toute son énergie spirituelle pour convaincre l’homme qu’il est pécheur: « La leçon fondamentale du christianisme est de convaincre du péché. »22 [22]Le péché est considéré comme une maladie (disease). Le remède qu’il propose n’est pas original, il le dit lui-même: convaincre l’homme qu’il est pécheur pour insister, ensuite, sur le côté rédempteur du Christ.

« D’abord, le christianisme est un système réparateur ou reconstituant. Son Auteur est venu en notre monde chercher et sauver ce qui est perdu. Le grand dessein de son entreprise est de guérir notre espèce de sa maladie mortelle avant même que nous soyons conscients des propriétés et du pouvoir de ce remède qui a été fourni pour elle. »23 [23]

C’est donc sur les bases d’une théologie pratique et systématique que Chalmers décide de bâtir une société harmonieuse et religieuse. On constate que c’est donc bien au cœur de la nature humaine que se nouent les contradictions. Cependant, il serait réducteur de traiter le thème de la nature humaine simplement du point de vue de Chalmers. Il convient de la replacer dans son contexte historique.

La nature même de l’homme est véritablement au cœur d’un débat historique. On note, en effet, que les Lumières portent, comme Chalmers, un intérêt tout particulier à la société et à l’économie. Chalmers, pour sa part, mise toute la réussite de son entreprise sociale sur la bonté de l’homme, la benevolence:

« La nature nous est assez propice, si seulement nous étions aimables les uns avec les autres. Mais souvent, hélas, des desseins néfastes et maléfiques se trouvent en nos cœurs; la stupidité de l’orgueil et de la jalousie font obstacle aux plaisirs de la société humaine. Oh! que le principe de la miséricorde en nous soit assez puissant pour éradiquer les passions de nos cœurs. Que nous puissions sacrifier les notions absurdes de l’importance et de la dignité, de nos intérêts et de nos ambitions à l’objet du bien d’autrui. »24 [24]

Si Chalmers considère « l’orgueil, la jalousie, l’importance et la dignité, l’intérêt et l’ambition » comme étant des défauts, voire des péchés, l’économiste Adam Smith les considère comme fort utiles à l’économie. Quant à Locke et Hume, ils tentent d’écarter la religion du débat philosophique car, selon eux, on risque de perdre la notion d’éthique de la bonté benevolence qui, pour Chalmers, découle du religieux.

Un nouvel enjeu apparaît, car Chalmers n’accepte pas la laïcisation de la société et de l’économie. Il est conscient que les défauts de l’homme sont positifs pour l’industrie. En revanche, il constate que cela mène à une société inégalitaire. De ce fait, il dénonce les excès du monde temporel et préconise un retour dans le passé:

« Toute la société britannique reviendrait en goûts et en habitudes à un style de vie humble et simple des nos aïeux, à une époque où les vertus communes, telles que la miséricorde et le don de soi, étaient plus hautement prisées que les luxes matériels fournis par le commerce et l’industrialisation. »25 [25]

C’est la raison pour laquelle il retourne à une conception traditionnelle de la religion. Les conséquences néfastes de la Révolution industrielle qu’il constate, lors de ses fonctions paroissiales à Glasgow, ancrent définitivement Chalmers dans son désir de fonder une communauté harmonieuse à dominante religieuse.

Il va sans dire qu’on ne peut traiter le contexte de l’histoire des idées sans tenir compte du contexte social. En effet, l’évolution des conditions de vie dans les villes est incontestablement à l’origine de l’expansion de la théologie pratique. Une indigence accrue accompagnée d’une démographie galopante, à Glasgow en particulier, constitue un vivier inépuisable pour Chalmers. Quelques chiffres viennent corroborer cette affirmation: en 1780, la ville comptait quelque 40 000 habitants, en 1811, 100 749 et, en 1815, elle dépassait les 120 000. Ce n’est certes pas cette démographie galopante qui suscite, à elle seule, l’intérêt de Chalmers:

« Glasgow en 1815 était non seulement meurtrie par la détresse sociale et proche de la révolution; elle était aussi éloignée de l’Evangile et de l’Eglise, présage menaçant de ce qui pouvait finalement arriver dans toute l’Ecosse. »26 [26]

Les premières impressions de Chalmers ne sont pas très favorables: « Si je jugeais selon mon sentiment présent, je dirais que je déteste violemment… Tout, autour de moi, a un aspect de désolation. »27 [27]Il est véritablement scandalisé. Sa première expérience paroissiale urbaine se trouve dans la paroisse du Tron, l’une des plus pauvres de Glasgow. Elle compte 10 000 habitants environ. Dès lors, son objectif est double: « La raison d’être la plus chère de mon existence terrestre est l’élévation du commun peuple, humanisé par le christianisme. »28 [28]

On peut donc considérer Chalmers comme un théophilanthrope29 [29] pour exprimer l’idée d’« ami de Dieu et des hommes ». Ce terme s’applique bien à Chalmers puisque « théophilanthrope » est une expression qui résume l’association de Chalmers le pragmatique et de Chalmers le pasteur.

En conclusion, j’ai privilégié l’arrière-plan de la théologie pratique de Thomas Chalmers. Je n’ai pas pu évoquer ses réalisations dans les villes. Ce qu’il convient de retenir, c’est l’esprit dans lequel il a fait toutes ses démarches. Malgré les multiples obstacles de la contradiction du temporel et du spirituel, Chalmers est parvenu à jouer un rôle de conciliation, tout au moins intellectuellement parlant, car il ne traite pas les problèmes à moitié:

« La question économique est essentiellement une question morale; les attitudes et le comportement sont intimement liés; les écrivains qui parlent de l’économie en se limitant à l’aspect matériel de leur sujet, et les enseignants de la religion qui sont ignorants des lois de l’offre et de la demande et des condition du travail, ne voient que la moitié du problème qu’ils abordent. »30 [30]

Entre ces deux pôles du matériel et du supramatériel, Thomas Chalmers parvient à un juste milieu31 [31]. Ainsi, comme en témoigne le Christian Observer, le champ de ses connaissances ne se limite pas au seul domaine de la théologie:

« Son économie chrétienne et civile était respectée comme une expression de sa philanthropie rationnelle, fondée sur un effort sincère pour comprendre le changement des structures sociales et d’aider les classes laborieuses à trouver une vie plus satisfaisante. »32 [32]

Son optimisme débordant associé à ses convictions religieuses lui a souvent valu le nom d’utopiste, voire de théocrate. Or, la société philanthropique de Chalmers n’est pas une théocratie. En effet, le pouvoir n’y est pas aux mains d’une caste religieuse.

Chalmers ne peut pas, dans la pratique, parvenir seul à éradiquer l’indigence à Glasgow, car l’ampleur de l’entreprise est titanesque. L’Eglise, à elle seule, ne peut pas gérer entièrement le problème de l’indigence. Conscient de ces réalités, Thomas Chalmers accorde à l’Etat un rôle prépondérant dans son entreprise sociale et religieuse. Ainsi, « la participation de l’Etat était une condition sine qua non de l’accomplissement de son rêve, celui de faire de l’Ecosse un jardin spirituel »33 [33].


* C. Puglisi Kaczmarek est professeur à Toulon (Var).

1 [34] Cet article vient d’être publié dans la revue des Etudes Ecossaises de l’université Stendhal (Grenoble III), dans le cadre du congrès de la SAES, Montpellier, 2001.

2 [35] K. Marx, Le Capital (Ed. F. Engels, 1967, vol. I), 617. Cité par Brown, Stewart J., Thomas Chalmers and the Godly Commonwealth (Oxford University Press, 1982), 116 (ci-dessous: TCGC).

3 [36] Th.R. Malthus to Th. Chalmers, 22 July 1822, cité par Brown, Stewart J., TCGC, 116.

4 [37] W. Hanna, Memoirs of the Life and Writings of Thomas Chalmers, 1849-52 (Edinburgh, Constable, IV), 201 (ci-dessous: MTC).

5 [38] Dictionary of the Scottish Church History and Theology (Inter-Varsity Press, 1993), 158 (ci-dessous: DSCHT).

6 [39] Th. Chalmers, Institutes of Theology, Subject-Matter of Christianity, On the Disease for Which the Gospel Remedy is Provided, vol. I, 375.

7 [40] Letters patent, 1709, bound in with Society in Scotland for the Propagation of Christian Knowledge Records, Minutes of General Meetings, 1, 1709-1718. Cité par J. Roxborogh: Thomas Chalmers: Enthusiast for Mission (Edinburgh: Paternoster Press, 1999), chap. IX, 160.

8 [41] Th. Chalmers to James Brown, 25 February 1801, cité par W. Hanna, MTC, i., 472-474.

9 [42] W. Hanna, MTC, vol. I, chap. XVI, 305.

10 [43] Minutes of presbytery (Cupar), the Church of Scotland, 1805.

11 [44] Dictionnaire Le Petit Robert, juin 2000, Théisme: 1756, doctrine indépendante de toute religion positive, qui admet l’existence d’un Dieu unique, personnel, exerçant une action sur lui.

12 [45] DSCHT, Scottish Realism, 760.

13 [46] J. McIntosh, Church and Theology in Enlightenment Scotland: The Popular Party, 1740-1800, 176.

14 [47] « Disease, remedy… ».

15 [48] W. Hanna, MTC, 19-20.

16 [49] Th. Chalmers, Posthumous Work, 9, XV. Cité par J. Roxborogh, Thomas Chalmers: Enthusiast for Mission, Theology and the Theology of Mission, 231.

17 [50] Th. Chalmers, Congregational Sermons, New Heavens and New Earth, 646.

18 [51] Ibid., 653.

19 [52] Ibid., 374.

20 [53] Ibid., 367.

21 [54] Ibid., 374.

22 [55] Ibid., 385.

23 [56] Th. Chalmers, The Institutes of Theology, 366.

24 [57] Th. Chalmers, Sermon, 18 January 1798.

25 [58] Th. Chalmers, 1808, The Enquiry into the Extent and Stability of National Resources, 146.

26 [59] DSCHT, Thomas Chalmers « the Revitalization of the Parish », 158.

27 [60] Thomas Chalmers à Charles Watson, minister of the Fifeshire parish of Leuchars, on 29 July 1815. Cité par Brown, J. Stewart, TCGC, 94.

28 [61] W. Hanna, MTC, III, 433.

29 [62] Encyclopédie Le Robert, théophilanthrope: 1796, historiquement un adepte de la théophilanthropie, système philosophique et religieux d’inspiration déiste qui prétendait remplacer le catholicisme et fut à la mode entre 1796 et 1801 en France.

30 [63] Th. Chalmers, Commercial Discourses, 55.

31 [64] Terme employé par Aristote dans Ethique à Nicomaque.

32 [65] Christian Observer, January 1822.

33 [66] Huie, Wade Prichard Jr., PhD, University of Edinburgh, 1949, The Theology of Thomas Chalmers, 28.