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De la loi de Dieu – Onzième locus de l’Institutio Theologiae Elencticae (questions 1 à 6)

De la loi de Dieu

Onzième locus de

l’Institutio Theologiae Elencticae

(questions 1 à 6)

François TURRETIN*

Première question

S’il y a une loi naturelle, et en quoi elle diffère de la loi morale

Deuxième question

De la nature de la loi morale

Troisième question

De la perfection de la loi morale

Quatrième question

Si l’on peut ajouter quoi que ce soit à la loi en manière de conseil

Cinquième question

De la division des préceptes du Décalogue

Sixième question

Des règles de l’explication et de l’observation du Décalogue

I. Première question

S’il y a une loi naturelle, et en quoi elle diffère de la loi morale

De la nécessité de traiter de la loi

I. Etant donné qu’il incombe au théologien de discuter de la doctrine de la loi de Dieu (sujet que nous abordons, ici, par la grâce de Dieu), cette dernière se trouve posséder plusieurs sens en théologie.

1) En vue de la direction de la vie, en tant que norme parfaite du droit de Dieu sur l’homme, et des devoirs de l’homme par rapport à Dieu.

2) En vue de la connaissance du péché; parce que le péché est anomia (illégalité), sa réalité et sa gravité ne peuvent être définies par aucune autre origine (Rm 3.20).

3) En vue de la préparation à la grâce, afin que de la déclaration du péché et de la misère de l’homme, la nécessité de la grâce salutaire soit révélée, et que soit excité en nous son désir: c’est dans ce sens qu’on la nomme un pédagogue vers Christ (Ga 3.24).

Etymologie

II. En hébreu, loi se dit thrv (de la racine yrh), qui signifie au Hiphel, enseigner, parce que par elle tous sont avertis de leur devoir. Les Grecs la nomment nomos, de nemein, régir et assigner, parce que c’est en fonction de sa prescription que les hommes devraient être régis, départissant à chacun ce qui lui revient. Les Latins font dériver ce mot de legendo, parce que, comme le fait remarquer Cicéron1 [1], la loi est habituellement lue lorsqu’elle est promulguée pour être connue de tous, ou bien elle est exposée sur les tablettes publiques pour être lue. On dit encore que legere peut être pris au sens de deligere, parce que, dans la loi, se trouve la somme de ce que l’on doit faire ou éviter. Ou encore de ligando, comme le veut Thomas d’Aquin2 [2], et bien des scolastiques après lui, parce que la loi lie et enserre l’homme à la façon d’une chaîne. C’est dans cette optique que, dans les Saintes Ecritures, les lois sont souvent appelées liens (Ps 2.3; Jr 5.5).

Homonymes

III. Les Ecritures l’emploient de différentes manières: dans un sens large, loi désigne la Parole de Dieu tout entière (Ps 1.2, 19.7-8); parfois tous les livres de l’Ancien Testament (Jn 10.34; 1 Co 14.21); parfois le seul corpus mosaïque, le Pentateuque distingué des Psaumes et des Prophètes (Lc 24.44; Rm 3.21); ou dans un sens étroit, en référence à la dispensation mosaïque, par rapport à celle du Nouveau Testament (Hé 7.12; Jn 1.17); ou encore loi désigne l’alliance des œuvres exclusivement, en contraste avec l’alliance de grâce (Rm 6.14); ou enfin, « la norme des choses à faire et à éviter, que Dieu a prescrite aux créatures raisonnables, et que sanctionnent des récompenses ou des châtiments », sens que nous allons à présent approfondir.

La loi naturelle et la loi positive

IV. Dans cette loi de Dieu, on distingue en général entre la loi naturelle et la loi positive. Etant donné que le droit de Dieu est double (droit naturel, fondé sur la nature parfaitement juste et sainte de Dieu; droit positif, qui dépend de la seule volonté de Dieu par laquelle il montre aussi sa propre liberté), il y a ainsi une loi positive de Dieu, laquelle se fonde sur le droit libre et positif de Dieu, en fonction de laquelle des choses sont bonnes parce que Dieu les ordonne. Dieu est libre de ne pas donner une telle loi, ou de l’instituer en d’autres termes, comme, par exemple, la loi relative aux aliments, et la loi symbolique donnée à Adam (Gn 2.16-17), ainsi que les lois cérémonielles de l’Ancien Testament, dans lesquelles ne résidait ni bonté ni perversité intrinsèque, mais résultaient uniquement du commandement divin.

Il y a une autre loi naturelle, fondée sur le droit naturel de Dieu, en fonction de laquelle des choses ne sont pas appelées justes parce qu’elles sont commandées, mais sont commandées parce qu’elles sont justes et bonnes antérieurement au commandement, fondées qu’elles sont sur la sainteté et la sagesse mêmes de Dieu. Et telle est sa nature que, à supposer la création de l’homme, elle n’aurait pas pu ne pas lui être donnée, tant elle lui prescrit les devoirs indispensables qui doivent être observés par tous, toujours et partout.

« Naturel » s’entend dans un sens large ou étroit

V. La loi naturelle s’entend, elle aussi, de deux manières:

– Ou bien dans un sens large et impersonnel, dans la mesure où elle est étendue aux choses inanimées et brutes, et où elle n’implique rien d’autre que le très sage gouvernement de la providence divine sur les créatures, laquelle les dirige très efficacement vers leurs fins, dans le sens employé par le Psaume 119.91. Il s’agit, ici, du mouvement céleste et de la stabilité terrestre: « C’est d’après tes ordonnances que les choses subsistent aujourd’hui, car toutes sont à ton service », et « Il les a établies pour toujours et à perpétuité et à toujours; il a donné une règle qu’il ne violera pas. » (Ps 148.6). Dans ce dernier texte, il est parlé des œuvres de la création: par cette loi, les plantes croissent, les bêtes se reproduisent et chaque animal possède les désirs qui lui sont propres et ses instincts spontanés.

– Ou bien, par loi naturelle, on entend strictement et proprement les règles pratiques des devoirs moraux, auxquels les hommes sont astreints par nature. En ce qui concerne cette loi, on pose la question de savoir s’il existe une loi naturelle divine, reconnue en tant que norme de ce qui est juste ou injuste, du bien ou du mal, antérieurement aux lois humaines, ou si la justice et la vertu dépendent de la seule volonté de l’homme et résultent du consensus de la société humaine. Les orthodoxes affirment ce que nous avons dit en premier; les libertins, en dernier.

VI. Autrefois, déjà, Carnéade et les Cyrénaïques, suivant en cela Aristippe, niaient toute justice naturelle, en prétendant que « rien n’est juste ou pervers par nature, mais par loi et tradition »3 [3]. C’était aussi là l’opinion d’Epicure, dont parle abondamment Gassendi4 [4]. Ils ne sont pas peu nombreux ceux qui, de nos jours, suivant leurs traces, pensent que la nature ne fournit aucune règle concernant le bien et le mal. Cela dépendrait entièrement de la libre détermination de l’homme, et devrait être à l’avantage que chacun en retire, étant donné que l’homme est, par nature, libre de toute loi, et que la seule règle du bien et du mal est la conservation de sa vie et de son intégrité physique. Cette erreur impie des libertins est attestée par Calvin et de nombreux autres auteurs5 [5]. Hobbes, dans ses Elementa philosophica de cive (1647), se rapproche des libertins sur ce point.

VII. Les orthodoxes en parlent fort différemment, lorsqu’ils affirment qu’il existe une loi naturelle, qui ne résulte ni d’un contrat volontaire, ni d’une loi sociétale, mais d’une obligation divine, imprimée par Dieu dans la conscience de l’homme dès sa création, en laquelle est fondée la différence entre le bien et le mal. La conscience renferme les principes d’une vérité immuable, qui sont que Dieu doit être adoré,les parents honorés, que l’on doit vivre vertueusement, que l’on ne doit léser personne, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, et d’autres règles semblables.

Les orthodoxes affirment aussi qu’en dépit de la corruption et de l’obscurité produites par le péché dans notre nature, il y a tant de restes et d’évidences de cette loi dans notre nature qu’aucun être humain ne manque de ressentir plus ou moins sa force. S’ils souhaitent que cette loi soit appelée naturelle, ce n’est pas parce qu’elle a son origine dans la pure nature (puisqu’elle dépend de Dieu, le Législateur suprême), mais bien parce qu’elle est connue objectivement de l’aspect des créatures et de la relation de l’homme à Dieu; la connaissance de cette loi est imprimée par la nature dans l’intellect humain, et non acquise par tradition ou instruction.

L’origine de la loi ne doit pas être cherchée dans les préceptes nohachiques…

VIII. De là, on ne doit pas chercher l’origine et le fondement de la loi, comme le font vainement les Juifs, dans les sept préceptes qu’ils disent avoir été donnés à Adam et Noé, auxquels sont astreints tous leurs descendants, et qui sont:

1) de ne pas adorer les idoles;

2) de ne pas blasphémer le nom de Dieu;

3) de ne pas commettre de meurtre;

4) de ne pas s’adonner à l’inceste et aux désirs impurs;

5) d’instituer des juges et des magistrats;

6) de ne pas verser le sang;

7) de ne pas manger un animal vivant, ni la chair avec le sang (qui est sa vie).

Outre le fait que ces préceptes sont fondés sur la seule tradition (qui ne peut être identifiée au droit naturel), ils ne relèvent pas tous de la morale et de l’observation universelle, mais certains sont de caractère cérémoniel et positif, comme celui de ne pas consommer de sang; de même, ils ne relèvent pas du domaine du droit naturel, même si à partir de lui on peut les déduire comme des conclusions de leurs propres principes.

… mais dans le droit de la nature

IX. On doit déduire du droit de la nature lui-même, fondé à la fois sur la nature de Dieu le Créateur – qui, de par sa sainteté, ne peut pas ne pas prescrire à ses créatures les devoirs qui sont fondés sur ce droit – et sur la condition des créatures rationnelles elles-mêmes. Etant donné leur nécessaire dépendance par rapport à Dieu – en ce qui concerne le domaine de la morale non moins qu’en ce qui a trait à celui de l’être – les créatures sont tenues de pratiquer ou de faire les choses qu’une saine raison et les directives de la conscience leur dictent de faire ou de fuir.

Combien d’usages le droit de la nature possède-t-il

X. Nous employons ici le droit de la nature non pas dans un sens large et impropre, (d’après la définition des juristes, « ce que la nature enseigne à tous les animaux »6 [6]), mais pour le distinguer et de la loi des nations, et de la loi civile que chaque Etat ou communauté a déterminé pour lui-même (puisque la raison n’est pas le propre des brutes, elles ne sont pas capables de bien ou de mal). Nous l’employons strictement et proprement pour ce qui a trait uniquement aux créatures rationnelles. Les juristes rangent cela sous la loi des nations; le droit est correctement décrit par les notions pratiques communes, c’est-à-dire la lumière et les directives de la conscience que Dieu a gravées par nature en chaque individu pour le discernement de la vertu et du vice et pour la connaissance de ce qui doit être fait ou évité.

XI. Parmi ces notions, certaines sont primaires (nous les appelons principes), d’autres secondaires (appelées conclusions). Les principes sont des notions, connues en soi et inaltérables, fondées dans le bien commun, qui produisent d’elles-mêmes leurs propres conclusions avec l’aide de la raison. Celles-ci sont réduites au fondement du bien commun; elles sont plus proches, immédiates et résultent du premier prédicat de la nature (selon l’expression consacrée). Elles sont étroitement rassemblées à partir des principes, et elles viennent aisément à être connues. Ou bien elles sont médianes et éloignées, et de ce fait leurs conséquences sont plus éloignées, et se déduisent plus difficilement de leurs principes. Les premières sont invariables, tandis que les dernières admettent une grande variété dans cette nature corrompue.

Bien que, dans ces conclusions, cette loi ait été de plusieurs façons corrompue après le péché, du fait de la corruption naturelle, de la mauvaise éducation, et par des habitudes vicieuses – par lesquelles il arrive que les vices et les crimes les plus ignobles reçoivent le nom de vertus et des louanges, comme en témoignent les lois très iniques et les mœurs dépravées de certaines nations – cela ne l’empêche pas de demeurer égale à elle-même quant à ses principes premiers et les conclusions immédiates qu’on en déduit.

Les preuves de la loi naturelle

1. Par l’Ecriture

XII. Les arguments sont nombreux, qui prouvent l’existence d’une telle loi naturelle. Par la voix de l’Ecriture, qui affirme que « les païens, qui n’ont pas la loi – c’est-à-dire les écrits de Moïse, contrairement aux Juifs – font naturellement ce que prescrit la loi – eux qui n’ont pas la loi- ils sont une loi pour eux-mêmes; ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leurs cœurs; leur conscience en rend témoignage, et leurs raisonnements les accusent ou les défendent tour à tour » (Rm 2.14-15). Et « ce qu’on peut connaître de Dieu » est dit être manifesté aux païens, « car Dieu le leur a manifesté » (Rm 1.19). Mais comment peut-on dire que cette vérité est révélée aux païens, si cela ne dépendait que de la seule volonté de l’homme, et n’était pas en eux par nature et imprimé et fixé en eux par Dieu?

Bien qu’ils ne possèdent pas la loi, ils accomplissent ce qui est contenu dans la loi, non pas en vertu d’une doctrine ou d’une instruction préalable, mais par nature, de telle sorte qu’ils sont une loi pour eux-mêmes. Ils portent en leur cœur l’œuvre de la loi, à laquelle leur conscience rend témoignage, les approuvant ou les condamnant dans leurs bonnes ou mauvaises actions.

2. Par le consensus populaire

XIII. Deuxièmement, le consensus des peuples, parmi lesquels – même les plus primitifs – subsistent certaines lois des nations dont ils ont appris que Dieu doit être adoré, les parents honorés, que l’on doit mener une vie vertueuse, et qui ont été comme une fontaine à l’origine de tant de lois concernant l’équité et la vertu, formulées par les législateurs païens qui les ont tirées de la nature elle-même. Et, si certaines lois, chez quelques-uns d’entre eux, ont été jugées contraires à ces principes, elles n’ont été reçues et observées que par un petit nombre avant d’être à la longue abrogées par des lois contraires, et de tomber en désuétude.

3. Par la conscience de l’homme

XIV. Troisièmement, la conscience de chacun, lui dictant le bien à faire et le mal à éviter. Elle nous montre, comme par syntérèse, les principes pratiques, les normes universelles des choses à éviter ou à ne pas faire. Ainsi, elle devient une mise en pratique et une mise à l’épreuve par rapport à cette règle. D’où cette détresse de la conscience qui, au spectacle du péché et consciente du jugement divin, fait frémir et tourmente le pécheur comme par l’entremise de furies familières et acharnées. Elle inflige aux plus méchantsts une douleur qui les poursuit nuit et jour, comme le dit Cicéron: « Les méchantsne sont pas tant châtiés par les jugements que par l’angoisse de la conscience et les tourments du crime. »7 [7] D’où proviennent ces morsures et ces remords sinon de la loi naturelle imprimée en l’homme, qui connaît « le décret de Dieu, selon lequel ceux qui pratiquent de telles choses sont dignes de mort » (Rm 1.32)? Ainsi, il est dit dans Cicéron qu’il s’agit de la loi non écrite, mais innée, en fonction de laquelle nous ne sommes pas enseignés mais créés, non pas instruits mais imbus8 [8]. D’autres la nomment le droit vivant et la loi non écrite de Dieu.

4. Par le gouvernement de Dieu sur les hommes

XV. Quatrièmement, le règne et le gouvernement de Dieu sur les hommes. Car si la créature en tant que créature dépend du Créateur et est régie physiquement par lui, il serait absurde que la créature rationnelle ne lui soit pas soumise en ce qui concerne la morale, et qu’elle ne soit pas gouvernée par lui de façon adéquate à sa nature (c’est-à-dire par des moyens moraux) par l’établissement d’une loi. Il s’ensuit donc, ou bien que l’homme a été créé indépendant par Dieu (ce qui est absurde), ou bien qu’il possède, imprimée en lui-même, une loi naturelle, par laquelle Dieu peut le gouverner.

5. Par l’absurde

XVI. Cinquièmement, les diverses absurdités que produit l’argument inverse.

1) Si rien n’est juste par nature sauf ce qui procure un quelconque avantage à l’homme, il s’ensuit que les hommes naissent pour eux-mêmes et non pour la gloire de Dieu ou pour le bien de la société, pour lequel la nature a mis en eux un excellent désir; discours que les plus sages des païens ont reconnu insoutenable.

2) Toutes choses seraient également légales: haïr Dieu comme l’aimer, tuer ses parents aussi bien que les honorer; la volonté de chacun lui tiendrait lieu de raison et de loi, de telle sorte qu’il puisse faire exactement ce qu’il veut. Si cela ne prépare pas le chemin de l’athéisme, chacun peut le constater.

3) Si l’on fait disparaître ce droit moral et le gouvernement de Dieu, toutes les fondations du droit sont sapées: toutes les lois humaines qui n’auraient pu provenir d’une autre source. Tout gouvernement, toute honnêteté ainsi que tout ordre de la société humaine périrait, et le monde serait changé, purement et simplement, en confusion et en brigandage.

6. Par le témoignage des païens

XVII. Sixièmement, les témoignages des plus illustres philosophes païens, qui s’opposent avec courage à ces opinions impies, tels que Platon, Aristote, les stoïciens. Cicéron seul le prouve suffisamment dans ses livres Des Lois, où il démontre par plusieurs arguments extrêmement sérieux que « nous sommes nés pour la justice, et que ce droit n’est pas établi par l’opinion mais par la nature ». Socrate exècre celui qui, le premier, établit une distinction entre l’utilité et la nature; il se plaigne que cette erreur est à l’origine de tous les vices humains, étant donné que, si cela était vrai, toute justice et toute piété seraient ôtées du monde.

« En effet, dit-il, si le droit n’est pas confirmé par la nature, toutes les vertus disparaissent donc. Qu’adviendrait-il de la générosité, de l’amour de la patrie et de l’amitié? Comment le désir de rendre service à notre prochain, ou la gratitude qui récompense la bonté seraient-ils capables d’exister? Car toutes ces vertus procèdent de notre inclination naturelle à aimer le genre humain. C’est là le véritable fondement de la justice, sans lequel non seulement les charités mutuelles des hommes mais encore le culte religieux pour les dieux seraient détruits. Elles sont préservées, je pense, plutôt par la sympathie qui existe entre les êtres humains et divins, que par la crainte. »9 [9]

C’est pourquoi, citant Lactance, il dit que

« la vraie loi est la droite raison qui s’accorde avec la nature, universelle, immuable, éternelle, qui appelle à se plier à ses devoirs et qui nous pousse à refuser la fraude, etc. »10 [10].

Et après:

« Cette loi ne peut être contredite par aucune autre loi, et on ne peut l’abroger ni y déroger. Ni le Sénat ni le peuple ne peuvent nous donner aucune dispense d’obéir à cette loi universelle de justice. Elle n’est pas telle à Rome, et autre à Athènes; telle aujourd’hui et autre demain, mais en tous temps et dans toutes les nations cette loi universelle doit régner à jamais, éternelle et immuable. Elle est le souverain maître et empereur de toutes choses, etc. Dieu lui-même est son auteur, son promulgateur et son créateur, et celui qui ne lui obéit pas se fuit lui-même, et fait violence à la nature même de l’homme, etc. »

Solutions

XVIII. De la cautérisation de la conscience dans le méchant (1 Tm 4.2, « Ils ont perdu tout sens moral, il se sont livrés au dérèglement », Ep 4.19), on peut inférer la suppression de la loi naturelle quant à son acte second ou exercice, mais non son extinction quant à son acte premier ou principe; de même l’insensibilité de la conscience concernant son devoir, mais non toutefois le châtiment.

XIX. Si l’on trouve, parmi les nations, plusieurs lois impies, qui s’opposent à la loi naturelle (comme celles qui autorisent l’idolâtrie, les sacrifices humains, et permettent le vol, la rapine, l’homicide, l’inceste, etc.), elles ne prouvent pas qu’aucune lumière de la raison n’a été donnée aux hommes par la nature, comme l’infère faussement Selden11 [11]. Ces lois impies prouvent plutôt que les hommes, en faisant mauvais usage de leur loisir, ont méchamment abusé de la lumière qui leur avait été accordée, et en s’efforçant de l’éteindre, ils ont été livrés à une mentalité réprouvée.

XX. Bien que diverses notions pratiques aient été obscurcies après le péché, et même pour un temps oblitérées, il ne s’ensuit ni qu’elles ont été entièrement éteintes, ni qu’elles n’ont jamais existé. Car le principe le plus commun – que le bien doit être fait et le mal évité – est inébranlable en tous, bien qu’il arrive que, dans ses conclusions particulières et ses déterminations propres, des hommes de bien errent souvent, parce que le vice nous trompe souvent en ayant les apparences et l’ombre de la vertu.

XXI. Ce qui est naturel doit être universel et égal quant au fondement et au principe, encore que pas toujours quant aux choses édictées. Eneffet, la raison et l’intelligence sont naturelles, sans pour autant exister de la même manière et au même degré en chacun, étant donné que certains sont plus perspicaces que d’autres.

Comment la loi naturelle diffère de la loi morale donnée par Moïse

XXII. Si l’on demande comment cette loi naturelle s’accorde ou diffère de la loi morale, la réponse est aisée. Elle s’accorde en ce qui concerne la substance et en ce qui a trait aux principes, mais diffère quant aux accidents et ce qui a trait aux conclusions. Les devoirs prescrits par la loi morale (par rapport à Dieu et à notre prochain) sont contenus dans la loi naturelle. La différence tient au mode de la transmission. Dans la loi morale, les devoirs sont clairement, distinctement et pleinement déclarés, alors que dans la loi naturelle, ils le sont obscurément et imparfaitement, à la fois parce que nombre de leurs prescriptions ont été perdues et oblitérées par le péché et parce que la loi naturelle a été de diverses manières corrompue par la vanité et la méchanceté des hommes (Rm 1.20-22), sans mentionner les autres différences. La loi naturelle a été gravée dans le cœur des hommes et la loi morale l’a été sur les tables de pierre; la première appartient à tous universellement, la seconde uniquement à ceux que la Parole appelle; la première ne contient rien qui n’ait trait qu’à la morale, la dernière ajoute certaines règles cérémonielles.

XXIII. Aussi comprend-on bien la raison pour laquelle Dieu a voulu rappeler cette loi par Moïse, afin qu’il la délivre de vive voix et qu’il la proclame, de façon solennelle, en la destinant à l’écriture et à être contenue dans le Décalogue. Si, dans la nature originelle, point n’était besoin d’une telle obligation, après le péché, l’aveuglement de l’esprit était si grand et la perversion de la volonté et le tumulte des passions étaient tels, que seuls des bribes de cette loi subsistaient dans tous les cœurs: un peu comme des peintures effacées qui auraient eu besoin d’être retouchées par la voix et la main de Dieu, comme par un pinceau neuf. D’où les raisons sérieuses d’une telle promulgation:

1) Que la loi naturelle soit confirmée de plus en plus et que les restes n’en soient graduellement oblitérés par la vanité et la méchanceté des hommes, ou bien que ceux-ci ne les identifient à leurs propres opinions incertaines et douteuses.

2) Qu’elle soit corrigée dans les endroits qui avaient été corrompus par la chute.

3) Que soit suppléé ce qui lui manquait et ce qui en avait été oblitéré.

4) Que la nécessité d’un médiateur soit comprise et sa venue attendue, plus fortement de jour en jour, à cause de la faiblesse de l’homme et la loi de la chair (Rm 3.20, 8.3, 10.4).

5) Que le peuple d’Israël soit réuni en une république et séparé du reste des nations (Dt 4.6-7; Ps 147.19-20; Rm 9.4).

II. Deuxième question

De la nature de la loi morale

Les préceptes du Décalogue sont de droit naturel et indispensables?

Nous l’affirmons.

I. On peut poser quatre questions concernant la loi morale.

1) Quelle est sa nature?

2) Quelles sont ses parties?

3) Quel est son usage?

4) Qu’en est-il de son abrogation?

Concernant sa nature, on discute de son immuabilité et de sa perfection; concernant ses parties, on discute à propos de la répartition de ses préceptes et de leur sens réel; concernant son usage, on se demande s’il est absolu ou relatif, en fonction des divers états de l’homme (état de nature, de péché ou de grâce); concernant son abrogation, dans quelle mesure peut-on dire qu’elle a été abrogée ou pas?

L’état de la question de la nature de la loi morale

S’il y a un droit naturel et indispensable

II. La première question portant sur la nature de la morale se réfère à son caractère indispensable. Pour sa bonne intelligence, (1) nous devons opérer une distinction dans les termes qui reviennent souvent dans cet argument. L’obligation est le droit de la loi sur l’homme contraint de l’observer. La dispense existe lorsque l’obligation de la loi est abrogée pour un homme en particulier, les autres demeurant sous cette obligation. Il y a une déclaration ou une interprétation de la loi lorsqu’il est déclaré que celle-ci ne lie pas dans un cas particulier. Il y a limitation lorsque la loi est abolie avant d’être capable de lier parfaitement, abrogation lorsque ce qui liait parfaitement a simplement été aboli et ôté et dérogation lorsqu’elle est partiellement ôtée.

III. (2) Nous devons distinguer entre les préceptes simples, c’est-à-dire uniquement moraux, qui appartiennent au droit naturel, et les préceptes mixtes, moraux et cérémoniels, en partie de droit naturel et en partie de droit positif, comme, par exemple, le quatrième commandement concernant le sabbat; ce commandement est moral quant au genre du culte public, mais cérémoniel au regard des circonstances d’une époque particulière; autre exemple, le cinquième commandement est moral en vertu du devoir présent et de la promesse de longévité, mais cérémoniel en ce qui a trait à la promesse relative à la terre de Canaan.

Le droit de domination et de gouvernement

IV. (3) Nous devons remarquer que le droit de Dieu, du moins en ce qui concerne les créatures, est ou bien de « dominion » – ce qui inclut le droit de posséder, de disposer et d’user des créatures en tant que maître et propriétaire, qui peut user et jouir de ce qui lui appartient comme il l’entend ­- ou bien de gouvernement sur les créatures rationnelles qu’il gouverne en tant que recteur et législateur, à qui appartiennent la législature, le jugement et l’exécution, ayant la puissance de promulguer des lois, de juger en fonction de celles-ci, et d’en exécuter la sentence.

Ce droit est communément divisé en droit naturel et droit positif: par le premier, Dieu prescrit aux créatures rationnelles leurs devoirs (si l’on s’oppose à cela, il y a « contradiction », car ces devoirs ne sont pas uniquement fondés sur la volonté divine, mais sur la perfection, l’éminence, la sainteté et la rectitude de la nature divine); par le second, il a prescrit, librement et de son seul bon vouloir, des devoirs qu’il n’était pas obligé de prescrire, ou dont il aurait pu vouloir et imposer antérieurement le contraire, sans pour autant porter préjudice à sa perfection et à sa sainteté, et sans impliquer de contradiction.

V. Ainsi, tout ce qui a un rapport étroit avec la nature, la perfection, l’éminence et la sainteté de Dieu, dont Dieu ne peut commander le contraire sans préjudice pour sa nature, et qui inclut une « contradiction » à supposer qu’elle soit commandée, relève du droit naturel. Il est certain que Dieu ne peut se renier, ni faire ni commander rien qui soit contraire à sa propre sainteté et sa perfection. Ainsi Dieu ne peut ordonner qu’on le haïsse, qu’on dise un blasphème ou un mensonge; il ne peut non plus libérer l’homme de la dépendance et de l’obéissance qui lui sont dues, car ceci impliquerait que Dieu n’est pas Dieu, c’est-à-dire la cause première et le Seigneur absolu. Il s’agit de ce que Bradwardine nomme des « causes antérieures »12 [12], qui sont telles de façon naturelle, antérieurement à la volonté divine. De même relève du droit positif tout ce dont on ne peut dire que Dieu peut opérer ou a déjà opéré des modifications dans l’obligation. Telles étaient les lois symboliques données à Adam, et des lois cérémonielles de l’Ancien Testament, lesquelles dépendaient de la liberté divine: c’est aussi ici que l’on a l’habitude de placer la permission du péché.

VI. A côté du droit naturel divin incréé, appelé primaire, fondé immédiatement sur la nature, la sainteté même de Dieu (il ne pourrait vouloir ni commander le contraire sans se renier lui-même), on en trouve un autre, créé et secondaire, fondé sur la nature des choses, selon la constitution établie par Dieu et la convenance et l’harmonie mutuelle des choses entre elles. Cependant, on ne peut le considérer comme étant de la même nécessité que le premier, les devoirs découlant de lui n’ayant pas un égal degré d’obligation. Le premier est immuablement absolu: il n’est aucun cas de figure où Dieu pourrait le diminuer, sans qu’il apparaisse qu’il trahisse sa propre nature, sur laquelle ce droit est fondé. Dieu ne pourrait jamais commander ni approuver qu’on le haïsse, l’idolâtrie, le parjure ou le mensonge.

Le second droit, bien qu’il prolonge la norme naturelle de rectitude, étant donné qu’il suppose un certain état des choses, pourrait être changé dans certains cas (les circonstances des choses ou des personnes étant altérées), mais uniquement par l’autorité qui l’a institué. Par exemple, le meurtre et le vol (interdits par le sixième et le septième commandements) pourraient devenir licites, certaines circonstances ayant changé, à supposer que ce soit par un commandement divin ou une autorité publique. Dans ce cas, on peut se référer au droit positif, non pas, bien entendu, absolument, ou simplement comme tel, ou gratuitement, parce qu’il n’a d’autre fondement que la seule volonté de Dieu, mais relativement, pour autant qu’il puisse encore admettre une modification en accord avec la sagesse du Législateur qui a établi cet ordre (bien qu’il soit fondé sur l’ordre des choses et la nature créée).

VII. De cette distinction opérée dans le droit divin découle la distinction des préceptes qu’on va faire ici. Car ces choses entretiennent une relation si étroite avec la nature de Dieu (par exemple le devoir de se soumettre à Dieu et de le révérer, celui de l’avoir pour unique Dieu, et d’autres similaires) – étant établi que la créature est rationnelle et gouvernable, celle-ci ne peut qu’être liée à les pratiquer – relèvent donc, sans conteste, du droit naturel. Mais celles qui découlent du libre bon vouloir de Dieu, celles qu’il était parfaitement libre d’établir ou de ne pas établir, doivent être référées au droit positif.

La plupart s’entendent sur ce point, mais en ce qui concerne la distinction particulière et l’énumération des premières et des secondes, tous ne sont pas unanimes: certains attribuent au droit naturel ce que d’autres pensent appartenir au droit positif.

L’« indispensabilité » considérée du point de vue de Dieu et du nôtre

VIII. (4) On peut entendre de deux façons l’immuabilité et l’« indispensabilité »: ou bien absolument et simplement, en ce qui concerne aussi bien Dieu que nous-mêmes; ou bien comparativement et relativement, en ce qui nous concerne et non Dieu. Nous ne sommes ni seigneurs ni juges, mais sujets et accusés, nous ne pouvons rajouter ni ôter quoi que ce soit à la loi. Pourtant, ce n’est pas le cas de Dieu, qui, en tant que Seigneur suprême et Législateur, peut, dans certains cas, dispenser de certaine loi donnée par lui-même, et cela, sans pécher.

IX. La question est donc de savoir si les préceptes, non pas ceux de la loi cérémonielle et forensique13 [13] (qui relèvent évidemment d’un droit positif modifiable), mais ceux de la loi morale (non en ce qui a trait aux accidents, mais à la substance), relèvent du droit naturel – primaire aussi bien que secondaire (et non uniquement positif) -, et s’ils sont par là nécessairement (pas seulement hypothétiquement), sous la sanction de la volonté divine, et incapables d’être sujets à dispense, non seulement de la part des hommes, mais aussi de Dieu.

Trois opinions sur la nature de la loi

X. Concernant cette question, il y a encore trois opinions connues: deux, extrêmes, qui affirment la « dispensabilité » ou l’« indispensabilité » des commandements, et la troisième (médiane), qui soutient qu’ils sont partiellement les deux.

La première opinion soutient que la loi morale est « dispensable » dans tous ses préceptes; elle est surtout fondée sur le seul droit positif, qui dépend du libre arbitre de Dieu: il peut donc faire changer cette loi à volonté. Cette opinion est défendue:

1) par beaucoup de scolastiques (Occam, Gerson, P. d’Ailly, Almayn, et leurs disciples, essentiellement motivés par le désir d’expulser le deuxième précepte du Décalogue, et par le désir d’attribuer au Pape le pouvoir de dispenser des préceptes divins);

2) par les sociniens, qui insistent sur la « dispensabilité » notamment pour la raison suivante: pouvoir prouver l’imperfection de la loi mosaïque et la nécessité de sa correction. Ils sont rejoints par ceux de notre bord qui soutiennent que la bonté ou la méchanceté morale des choses n’a d’autre source que la libre volonté de Dieu, de telle sorte que les choses sont bonnes et justes uniquement parce qu’elles sont commandées, et non parce qu’elles étaient justes antérieurement; aussi, rien n’empêche-t-il Dieu de commander le contraire, s’il en a l’envie.

La deuxième opinion, médiane, maintient que trois préceptes de la première table sont indispensables; que le quatrième est partiellement « dispensable »; et que tous les autres, ceux de la seconde table, sont « dispensables » (opinion de Scot et Gabriel Biel, qui ôtent donc ces préceptes de la loi naturelle, à strictement parler). Certains de nos gens se rapprochent d’eux, et soutiennent que certains préceptes moraux du Décalogue, qui découlent de la nature de Dieu, sont absolument indispensables (comme le 1er, le 2e, le 3e, le 7e et le 9e), tandis que les autres, qui dépendent de la libre volonté de Dieu (tels le 4e en partie, le 5e, le 6e, le 8e et le 10e), bien qu’ils soient immuables et indispensables de notre part, n’en sont pas moins « dispensables » par Dieu, lequel peut, pour certaines raisons, commander le contraire sans pour autant rien faire de répugnant à sa nature.

La troisième opinion est l’opinion de ceux qui soutiennent que la loi naturelle dans tous ses préceptes est indispensable, pour la simple raison qu’elle contient la raison intrinsèque de la justice et du devoir, non parece qu’elle procède de la loi, mais parce qu’elle est fondée sur la nature de Dieu et procède de la nature intrinsèque de la chose et de la proportion entre l’objet et l’acte, comparée avec la droite raison (ou nature rationnelle). Ainsi pensent Thomas d’Aquin14 [14]et ses disciples, Altissiodorensis, Richard de Middleton, P. Paludanus et bien d’autres.

XI. Cette dernière opinion est la plus répandue chez les protestants orthodoxes; nous la faisons nôtre, avec cette limitation toutefois, que tous les préceptes ne sont pas fondés de façon égale sur le droit primaire de la nature, mais que certains découlent absolument de la nature de Dieu, et ordonnent des choses que Dieu veut en toute liberté et, toutefois, nécessairement – si nécessairement et immuablement, qu’il ne peut vouloir le contraire sans contradiction.

D’autres préceptes dépendent toutefois de la constitution de la nature des choses (la volonté libre de Dieu se situant au milieu), de telle sorte qu’on ne devrait pas estimer qu’ils possèdent un égal degré de nécessité et d’immuabilité. Bien qu’une dispense, au sens propre du terme, n’ait pas lieu de se trouver en eux, toutefois une déclaration ou une interprétation peut, parfois, intervenir, si les circonstances des choses ou des personnes viennent à être modifiées, ce que nous allons voir ci-après.

L’« indispensabilité » des préceptes se prouve:

1. Par la nécessaire dépendance de l’homme vis-à-vis de Dieu

XII. Les raisons qui suivent établissent notre raisonnement. Tout d’abord, il y a nécessaire et indispensable dépendance de la nature rationnelle en tant que telle, dans le domaine de la morale et dans l’ordre du droit raisonnement, en vertu de laquelle elle ne peut qu’être obligée de servir Dieu et de lui être soumise – car autrement l’homme ne serait pas une créature, ce qui est absurde. Ainsi, il y a en Dieu, naturellement et antérieurement à sa libre volonté, le droit de s’assujettir la créature rationnelle et de la contraindre à l’obéissance, ce que Dieu ne peut nier et dont il ne peut décréter le contraire sans « contradiction ». Qu’un tel droit lui appartienne, cela est rendu évident par l’indépendance, la prééminence, la perfection et la suprême domination de Dieu, et par les attributs similaires qui établissent un tel droit. Ensuite par l’égalité, parce qu’il y a une dépendance naturelle nécessaire et essentielle de la créature par rapport à Dieu dans le domaine de l’être et de la cause seconde, en vertu de laquelle la créature ne peut exister ni œuvrer sans Dieu, pas plus que Dieu ne peut rejeter le soin qu’il lui porte. C’est pourquoi, la dépendance morale de la créature rationnelle par rapport à Dieu (en tant que vérité première et parfaite sainteté) n’est pas moins nécessaire et immuable que la dépendance naturelle de chaque créature.

XIII. On n’objectera pas que ce n’est pas sous l’impulsion d’une nécessité que Dieu a produit la créature, mais en toute liberté. Car, bien que toutes choses, hors de Dieu, soient dans ce sens contingentes (c’est-à-dire telles qu’il aurait pu s’abstenir de les créer), il n’en demeure pas moins que, d’après l’hypothèse, Dieu veut et agit nécessairement dans et autour des choses dont il veut qu’elles existent, de telle sorte qu’il ne puisse agir ou vouloir autrement. C’est de ceci que parle Cajetan:

« Bien que la volonté divine est simplement libre vers l’extérieur, il n’en demeure pas moins que de par l’exercice d’un acte libre il puisse être dans la nécessité d’en accomplir un autre; c’est ainsi que s’il veut faire une promesse absolue, il est dans la nécessité d’accomplir cette promesse; s’il veut parler et révéler, il est contraint de révéler la vérité; s’il veut gouverner, il doit gouverner justement; s’il veut avoir des sujets qui usent de la raison, il doit être leur Législateur. »15 [15]

Donc, étant donné l’existence et l’action de la créature, Dieu doit nécessairement conserver celle-ci et coopérer avec elle, aussi longtemps qu’il veut qu’elle existe. Ainsi, ayant créé la créature raisonnable, il est nécessaire qu’une loi soit établie par Dieu, à laquelle la créature soit tenue d’obéir. Car il est contradictoire de prétendre, ou que la créature peut être et ne peut pas être soumise à Dieu, ou être soumise à Dieu sans être gouvernée par lui, ou être gouvernée sans loi et par une loi juste.

2. Par la nature des choses commandées

XIV. Deuxièmement, si tous les préceptes de la loi sont sujets à dispense et fondés universellement sur le droit positif, Dieu est parfaitement libre de les édicter ou de ne pas les édicter; il pourrait même commander le contraire sans aucune « répugnance ». Dans les choses qui, par nature sont indifférentes, celui qui possède le droit de commander a aussi le droit d’interdire, et aussi de commander le contraire. Ainsi, en partant de cette hypothèse, Dieu aurait non seulement pu ne donner, à la créature raisonnable, aucune loi concernant l’amour et le culte dus à Dieu, mais il aurait pu aussi poser le contraire; il aurait pu ordonner qu’on le haïsse et blasphème contre lui, qu’on ne croie à aucun Dieu, qu’on ne croie pas qu’il est juste, bon, omnipotent, etc., qu’on ne lui obéisse pas, qu’on adore des dieux étrangers, et même le diable. Ainsi, les plus horribles des péchés (la haine de Dieu, l’athéisme, le blasphème et choses semblables) seraient devenues dignes de louange pour la bonne raison qu’ils seraient susceptibles de tomber par prescription, que leur caractère changerait et qu’ils ne seraient plus des péchés.

Proférer de telles absurdités monstrueuses porte en soi une réfutation suffisante: qui, en effet, ne se rend pas compte que Dieu ne peut faire de telles choses sans se renier lui-même et faire violence à sa propre nature? Car, étant vrai et saint, il répugne à sa nature de commander ce qui est faux et vil. S’il ordonnait qu’on le haïsse (ou encore l’athéisme ou l’idolâtrie), il ordonnerait là d’horribles et très honteux mensonges contre sa propre vérité et sainteté. Il est vain de répondre que la volonté de Dieu est la norme suprême de la justice, et qu’elle ne peut être normée par quoi que ce soit. C’est une chose qu’elle le soit extrinsèquement (ce que nous reconnaissons), mais une autre qu’elle le soit intrinsèquement (ce que nous nions).

3. Par la différence entre la loi morale et la loi cérémonielle

XV. Troisièmement, si tous les préceptes de la loi morale étaient « dispensables », il n’y aurait aucune différence entre elle et la loi cérémonielle, pas plus qu’il n’y aurait une plus grande obligation d’obéissance, ou un plus grand péché de transgression concernant l’une par rapport à l’autre. Ainsi, celui qui aurait mangé du porc ou été en contact avec un mort ne serait pas moins coupable devant Dieu que celui qui aurait blasphémé ou commis un meurtre. Mais cela est absurde parce que la nature comme la chose l’excluent, parce que l’Ecriture elle-même l’enseigne clairement lorsque – en établissant une comparaison entre les sacrifices de la loi et les œuvres de la piété et de la miséricorde, entre le culte cérémoniel et moral – elle atteste en maints endroits que, devant Dieu, le premier est sans valeur ni comparaison par rapport à l’autre.

4. Par la conformité de la loi morale à la loi éternelle de Dieu

XVI. Quatrièmement, la loi morale, qui est la norme de l’image de Dieu en l’homme, se doit de correspondre avec la loi éternelle et archétypale en Dieu, puisqu’elle en est la copie et l’ombre, dans laquelle il a manifesté sa justice et sa sainteté. D’où nous ne pouvons nous conformer à l’image de Dieu – à l’imitation duquel l’Ecriture nous exhorte si souvent ­- si ce n’est en régulant notre vie en fonction des préceptes de cette loi. Ainsi, la voix se fait souvent entendre: « Soyez saints, car je suis saint. » Cette loi est immuable et perpétuelle; voilà pourquoi la loi morale, qui est son reflet, doit de même être nécessairement immuable.

5. Par l’identité de la loi morale et de la loi naturelle

XVII. Cinquièmement, la loi morale est identique, quant à la substance, à la loi naturelle, laquelle est immuable et fondée sur la nature rationnelle, à la fois parce que le sommaire de la loi – qui est compris dans l’amour de Dieu et du prochain – est imprimé en l’homme par nature. Aussi tous ses préceptes sont-ils issus de la lumière de la nature et ne trouve-t-on rien en eux que n’enseigne la saine raison, rien qui n’appartienne à toutes les nations de toutes les époques, rien qu’il ne soit nécessaire à la nature humaine d’observer pour parvenir à sa fin. Cela relève donc d’un droit perpétuel, parce que la nature rationnelle est toujours la même et égale à elle-même: ainsi, ce qui se fonde sur elle doit l’être aussi. Si, par le péché de l’homme, la nature rationnelle a changé de façon concrète et subjectivement, la loi, quant à elle, n’a subi aucune altération dans l’abstraction et objectivement.

Solution

XVIII. On ne peut dire que la loi naturelle a subi un changement du fait de la division des pays et de la propriété des possessions et des biens introduite par la loi des nations. Aucune loi naturelle n’ordonne la communauté des biens ou n’interdit la distribution de ceux-ci. Si l’on dit que toutes choses ont été communes dès l’origine, on doit l’entendre non pas tant positivement (comme si Dieu avait promulgué une loi rendant toutes choses communes), que négativement (c’est-à-dire que rien n’a été expressément déterminé sur ce point, puisqu’il n’existait encore aucune nécessité à cet égard). C’est après que furent introduits de façon juste la distinction et le droit de propriété des biens, par l’autorité de Dieu, afin de prévenir les controverses, de restreindre la violence extérieure et pour permettre que les héritages soient garantis, et de soumettre les conditions à des distinctions, sans lesquelles aucune société humaine ne pourrait exister.

XIX. La loi naturelle n’a pas non plus été altérée par l’introduction de l’esclavage, bien qu’auparavant, sous la loi des premiers temps, tous aient été libres. Les hommes n’étaient libres que dans la mesure où ils l’étaient vis-à-vis de la criminalité. Lorsque celle-ci fit son entrée, tous devinrent esclaves. Car celui qui porte atteinte à la liberté d’autrui mérite de perdre la sienne. De plus, ce n’est pas parce que la loi de la nature rend tous les hommes égaux qu’ils le sont en qualité et en condition extérieure. C’est ainsi que, par la prescription et l’usucapion, on s’empare de la propriété de quelqu’un, si le propriétaire ne l’a pas réclamée avant un certain laps de temps. Mais ces règles ne donnent pas de droit sur la propriété d’autrui, si celui-ci ne veut pas s’en départir (cela répugne à la justice naturelle). Elles ne font que concéder que ce qui appartenait autrefois à quelqu’un, s’il vient à être considéré comme abandonné, peut devenir la propriété d’un autre. Bien que le propriétaire ne l’ait pas à proprement parler transféré par un acte de donation au dépositaire, on considère toutefois qu’il l’a fait par implication, puisqu’il a négligé et déserté son bien.

Une remarque analogue pet être faite pour la confiscation d’une épée que son propriétaire furieux réclame afin de perpétrer un homicide; cette épée n’est pas retenue dans l’intention de dépouiller son propriétaire légal, ni en vue d’un gain, mais bien afin d’éviter un homicide; chacun est tenu d’agir ainsi, dans la mesure de ses capacités, car celui qui n’empêche pas l’accomplissement d’une mauvaise action, alors qu’il en a le pouvoir, est aussi coupable que celui qui la commet.

XX. Dieu n’a pas dispensé dispenser d’obéir au second commandement lorsqu’il a ordonné de placer les chérubins sur le propitiatoire, et de faire le serpent d’airain. Ces figures n’étaient pas des images religieuses personnelles représentant une substance existante (puisqu’il n’y avait aucune similarité de nature entre les chérubins et les anges, ou entre le serpent d’airain et Christ). Elles étaient de nature symbolique et emblématique, dans le but d’annoncer des offices et des qualités. Ces objets ne doivent pas être envisagés comme des objets et des moyens de culte (c’est dans ce sens que les images sont interdites), mais comme un signe sacré employé par Dieu pour préfigurer certains mystères. C’est pourquoi, bien que ces choses appartiennent à la religion, elles n’en étaient pas pour autant objets de religion ou d’adoration. On peut dire la même chose du serpent d’airain, lequel, s’il était bien un symbole ou type de Christ, n’en était pas pour autant une image.

XXI. Le quatrième commandement est moral et perpétuel quant à la substance de ce qui est commandé (un certain culte extérieur est dû à Dieu et un certain temps doit lui être consacré), mais non quant à la désignation particulière du septième jour – sujet ou droit positif – qui, comme mémorial, peut subir un changement, comme nous le montrons plus loin. Si les Maccabées ont combattu un jour de sabbat, ce ne fut pas en raison d’une disposition de la loi, mais en raison de sa prise en compte et de son interprétation vraie (selon laquelle, les œuvres arbitraires sont prohibées, mais non les œuvres nécessaires, telles que la légitime défense contre ses ennemis, ce que Christ confirme souvent). Ainsi dit-il: « Lequel d’entre vous, s’il n’a qu’une brebis et qu’elle tombe dans une fosse le jour du sabbat, ne la saisira pour l’en retirer? » (Mt 12.11) « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat. » (Mc 2.27) C’est pourquoi il a guéri un homme un jour de sabbat, et les disciples de Christ ont cueilli des épis de blé un jour semblable.

XXII. Lorsque Christ nous ordonne de « haïr » nos parents (Lc 14.26), il ne nous dispense pas d’obéir au cinquième commandement, mais il en révèle le vrai sens, et il met en lumière la subordination de la seconde table à la première, et celle de l’homme à Dieu. Ainsi, le mot to misein ne doit pas s’entendre au sens de haine à proprement parler et expressément, mais comparativement, d’un amour moindre et diminué, afin de nous enseigner qu’aucune nécessité ne devrait prévaloir sur nous au point de nous détourner du devoir de piété, que Dieu doit être aimé et adoré par-dessus tout, de telle sorte que si l’amour des parents est incompatible avec l’amour de Dieu, nous devons être prêts à délaisser nos parents plutôt que de renier Dieu, et savoir qu’il est toujours meilleur d’obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. Ainsi, « haïr » est souvent employé pour « aimer moins », comme il est dit de Jacob qu’il a « haï » Léa, c’est-à-dire qu’il l’aima moins (Gn 29.31, 33); car nous ne devons pas imaginer que Jacob a été cruel au point de l’avoir haïe. Que l’on doive comprendre ainsi ce passage apparaît clairement en le comparant avec Matthieu 10.37, où cette expression s’explique par « aimer moins »: « Celui qui aime père ou mère plus que moi n’est pas digne de moi. »

XXIII. Le sixième commandement concernant l’homicide n’a pas fait l’objet d’une dispense, lorsque Abraham a reçu l’ordre d’immoler son fils. Le commandement a servi de mise à l’épreuve, et n’était pas absolu. Si Abraham avait tué, il n’aurait pas violé la loi concernant l’homicide parce qu’il l’aurait fait investi d’une autorité publique, c’est-à-dire sur l’ordre de Dieu. En effet, la loi ne condamne pas toutes les catégories d’homicide. Le magistrat doit punir le coupable, et toute personne privée a le droit de tuer un agresseur injuste et un voleur afin de préserver sa vie (un usage modéré étant fait du droit légal à l’autodéfense); seul est condamné l’homicide commis injustement par une personne privée et sans autorité. L’acte de Moïse ne peut être considéré comme un homicide contre la loi, étant donné que Dieu l’a approuvé par une dispense (Ex 2.12). Moïse était une personne publique portant déjà en elle-même une vocation particulière. On peut dire la même chose de Phinées, qui fut investi d’une autorité publique, et qui possédait une vocation intérieure, sinon extérieure, pour faire ce qu’il a fait. Le suicide de Samson n’était pas un acte pur et simple contre la loi, car il ne l’accomplit pas sur une impulsion privée (ce qui est condamné), mais par un instinct particulier et sous l’inspiration de celui qui possède un droit absolu sur la vie et la propriété, et qui peut, par conséquent, réclamer notre vie ou celle d’un autre lorsqu’il lui plaît.

En voici la preuve:

1) par les prières audibles qu’il adressa à Dieu afin d’obtenir une force extraordinaire pour cette dernière action, qui procédait de la foi;

2) par cette force divine qui lui fut accordée, par laquelle il est venu à bout d’un édifice si prodigieux, de telle sorte qu’Augustin remarque à juste titre que l’Esprit, qui a accompli ce miracle par son entremise, le lui avait secrètement ordonné;

3) par le témoignage de l’apôtre, qui cite Samson parmi d’autres exemples de foi (Hé 11.32), ce qu’il n’aurait certainement pas fait si, par cet acte, il avait péché, violé la loi.

XXIV. Christ, lorsqu’il ordonne de: « Ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. Si quelqu’un veut te traîner en justice et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau » (Mt 5.39-40), ne change pas la loi de la nature, qui enseigne à l’homme à rendre l’injure et à opposer la force à la force. Il condamne plutôt la vengeance ou le talion, qui ajoute à l’autodéfense la revanche et une offense égale ou plus grande. On doit entendre ces paroles de façon sapientiale et hyperbolique, et non littéralement, kata to reton; car Christ lui-même n’a pas tendu l’autre joue à celui qui le frappait (Jn 18.23), pas plus que Paul (Ac 23.3). Le sens est donc qu’il est préférable d’être prêt à souffrir une nouvelle offense, plutôt qu’à faire une offense égale ou à rendre le mal pour le mal, et cela aussi en vertu d’une loi divine concernant le talion. Ainsi, comme il arrive souvent, l’adversatif inclut en lui-même une comparaison.

XXV. Dieu n’a pas ordonné à Osée d’être débauché en contrevenant à la loi (Os 1.2), mais de prendre femme parmi les prostituées. D’après la règle d’Augustin, nous devons comprendre ceci de façon parabolique plutôt qu’historique (en effet, il prescrit d’interpréter de manière figurative les Ecritures, chaque fois qu’elles ordonnent un vice ou interdisent une vertu), et en tenant compte de l’objectif du prophète, qui était de reprocher au peuple sa fornication spirituelle, but qu’il n’aurait pas atteint s’il avait fait de telles choses. Enfin, les mots eux-mêmes le montrent: « Va, prends-toi une femme débauchée, et aie d’elle des enfants illégitimes. » Ces enfants n’auraient pu à la fois être pris avec leur mère et enfantés par elle après coup. C’est pourquoi, le sens est celui-ci: prends avec toi une prostituée comme un argument, propose-la aux enfants d’Israël, et fais la comparaison entre cette image d’une femme débauchée et les Israélites qui se consacrent à la fornication spirituelle (l’idolâtrie). Si le prophète mentionne le nom de la femme et de son père, il ne faut toutefois pas considérer l’histoire comme ayant eu lieu, comme cela apparaît avec évidence dans la parabole de Lazare, qui n’était pas universelle. A supposer, dans l’optique de l’argumentation, que ces choses se soient produites historiquement, on ne pourrait pas dire pour autant que le prophète s’est vu ordonner de se livrer à la débauche – ce qui est une chose, mais c’en est une autre que de prendre pour épouse une prostituée. Mais rien n’empêche que la mise en œuvre aussi bien que le commandement aient été emblématiques.

XXVI. La polygamie répugne à l’institution première du mariage, dans laquelle Dieu a créé un homme et une femme, afin que les deux soient une seule chair. Ceci est également confirmé par Christ qui, rejetant la facilité d’obtenir le divorce, dit qu’« au commencement, il n’en était pas ainsi » (Mt 19.8), opinion qui fut encore celle des plus sages des païens; d’après leur témoignage, il était considéré comme infâme pour un homme d’avoir deux épouses à la fois. Il est indubitable que la polygamie est illicite en soi et opposée à la loi naturelle, quoi qu’en puisse dire Ochinus pour la défendre16 [16]. Tous ne s’accordent pas sur ce que l’on devrait penser des patriarches qui étaient polygames. Certains soutiennent que ces derniers reçurent une dispensation spéciale et une permission morale de la part de Dieu. Dieu aurait suspendu pour eux la loi qu’il avait établie depuis l’origine, afin de hâter l’accomplissement de la promesse concernant la multiplication de la semence d’Abraham. On imagine difficilement comment des hommes si nombreux et d’une telle excellence auraient pu adopter, si fréquemment et avec une telle persévérance, un mode de vie qui déplaise à Dieu, et recherché une descendance par le biais d’une perversion de la règle du droit naturel et divin. Dans cet état d’esprit, on pense qu’on peut décider plus aisément que la polygamie est certainement contraire à la loi naturelle (seconde) et à la nature honnête (qu’une modification des événements et des circonstances de personnes peuvent à l’occasion licitement altérer), mais pas à la loi (primordiale) qui est absolument indispensable.

Mais parce que cette explication repose seulement sur des raisons probables, d’autres pensent qu’il faut simplement reconnaître ici une tolérance et une permission physique de la chose, et non une permission morale du droit, en vertu de laquelle Dieu n’a ni simplement approuvé la chose, ni autorisé absolument et formellement comme licite, mais, pour ses propres raisons, l’ignorait et la tolérait comme une faiblesse et une tache.

Ainsi la polygamie peut être légitimée par un tribunal humain, afin de recevoir les dispenses civiles et ecclésiastiques, mais non par le tribunal céleste devant Dieu.

XXVII. Bien que les Ecritures ne censurent pas la polygamie des patriarches, il ne s’ensuit pas qu’elle est licite; car il y a bien des choses que relatent les Ecritures sans les blâmer, qui ne peuvent toutefois pas être dissociées du péché: l’inceste de Loth, le suicide de Saül et d’autres semblables. Mais on peut déduire a posteriori que Dieu n’approuvait pas la polygamie, étant donné les terrifiantes calamités dont il fustigea ceux qui la pratiquèrent. Nous connaissons la torture domestique qui fut imposée à Abraham à ce titre; les querelles et les luttes des épouses de Jacob; les souffrances endurées par David du fait des crimes perpétrés par ses enfants, issus de la polygamie; et quel fut son coût élevé pour Salomon.

XXVIII. Bien que les patriarches n’aient pas su qu’ils péchaient par leur polygamie, cela n’implique pas qu’ils péchèrent par ignorance. Ils supposèrent que ce qui prévalait partout était licite; la mauvaise habitude, qui avait fort crû en eux, avait obscurci ou oblitéré le souvenir de l’institution première, de telle sorte qu’ils ne reconnaissaient pas le péché. Il ne s’ensuit pas non plus qu’ils étaient morts dans ce péché d’ignorance, parce qu’ils ne s’en sont jamais repentis. S’ils ne s’en sont pas repentis expressément et formellement, ils en ont toutefois cherché le pardon lorsqu’ils souhaitaient être pardonnés de tous leurs péchés, même de leurs péchés secrets. De plus, aucune repentance à caractère particulier n’était plus requise d’eux pour cet acte que pour toutes les autres actions à propos desquelles nous ne lisons pas qu’ils se soient repentis. Nous ne lisons pas que Noé se soit repenti de son ivresse, Loth de son inceste, ou les autres pour d’autres péchés; et pourtant il ne fait aucun doute qu’ils ont obtenu le pardon de leurs péchés de la part de Dieu par la foi dans le Messie. Qu’un grand nombre de personnes pieuses pèchent de nombreuses fois par ignorance ou erreur (dont on ne peut dire, à proprement parler, qu’elles se repentent) n’empêche pas qu’elles recherchent et obtiennent le pardon, lorsqu’elles disent avec David: « Pardonne-moi ce qui m’est caché. » (Ps 19.13) Pourquoi ne dirions-nous pas la même chose à propos des anciens polygames?

XXIX. Quant au divorce, Dieu ne l’a pas simplement ordonné ou permis, il a voulu en restreindre la facilité qui existait parmi les Juifs contre la loi naturelle du mariage en déterminant des lois, pour réguler le mode d’une chose illicite, sans la rendre pour autant licite. C’est pourquoi Christ dit que Moïse a « permis » ou « toléré » le divorce « à cause de la dureté (du cœur des Juifs) » (Mt 19.8).

XXX. S’il y eut des mariages parmi les fils d’Adam en deçà des degrés prohibés (au début, la nécessité commandait le mariage entre frères et sœurs), ceci eut lieu non pas tant par dispense (à proprement parler) de la loi que par déclaration. La plupart des docteurs juifs ont recours ici à l’indulgence de Dieu, comme si Dieu avait usé de laxisme envers les êtres humains sur ce point, bien qu’ils aient été corrompus. Mais une indulgence qui contreviendrait au droit naturel et à la vertu ne pourrait avoir lieu, car Dieu ne s’autorise jamais à faire le mal.

D’autres, tel Augustin, allèguent la nécessité: « Le genre humain devant se multiplier, comme il n’y avait pas d’autres êtres que ceux issus de nos premiers parents, les frères épousèrent leurs sœurs; mais ce que la nécessité autorisait autrefois eût été un crime d’autant plus détestable que la religion le défend. »17 [17]Pourtant, cette explication n’est pas entièrement satisfaisante: Dieu lui-même était la cause de cette nécessité, alors qu’il aurait pu aisément modifier cet état de choses en créant plus de paires d’humains, afin que ces derniers ne soient pas réduits à la nécessité de violer le droit naturel.

D’autres se débarrassent de la difficulté en établissant une distinction entre le droit naturel primaire et absolu, fondé sur la nature même de Dieu, et le droit naturel secondaire, fondé sur la nature des choses, et n’ayant lieu que dans un certain état des choses; par exemple, la loi interdisant le vol suppose une division des choses. De tels mariages répugnent certes au droit naturel postérieur dans un certain état des choses (ou nature constituée), après la multiplication de la race humaine, et sont illicites par nature, eu égard au respect du sang. Dans la personne de la sœur et dans celle du frère (qui sont la chair et l’image de leurs parents), c’est le parent lui-même qui est honoré. De même, la modestie naturelle l’interdit, de telle sorte que les païens eux-mêmes appellent de tels mariagesmedamos osia kai theomise – en aucun cas, saints, et haïs par les dieux. Diodorus Siculus dit que c’est « koinon ethos anthropon (l’usage commun des hommes) de ne pas unir les frères et les sœurs »18 [18]; car ils ne pourraient cohabiter et manger quotidiennement ensemble sans être soupçonnés d’entretenir des amours illicites; ce qui donnerait l’occasion au stupre et à l’adultère, si de tels mariages étaient autorisés.

Toutefois, cela n’était pas contraire au droit naturel primaire et absolu, car Dieu, qui ne se renie jamais, n’aurait jamais pu en dispenser l’application ni instituer ou approuver de telles unions, même au commencement du monde. Ainsi, puisque la constitution des choses dépend de la volonté divine, il pouvait, en certains cas, la changer (sinon absolument, du moins relativement et dans un certain état des choses, étant donné qu’il savait que cela conduirait à la préservation de la société humaine). Parce qu’il a voulu que tous naissent d’un même sang, une telle union était nécessaire dans la nature qui allait être constituée.

Cependant, si l’union des parents avec leurs enfants ne peut jamais être licite, il n’en va pas de même du mariage entre frères et sœurs. L’honneur dû aux parents par les enfants est absolu et intrinsèque et ne peut jamais être aboli; celui qui est dû par les sœurs pour leurs frères est seulement extrinsèque et relatif, puisqu’ils ne sont que l’image de leurs parents. Il n’y a donc rien qui s’oppose à ce que ce respect soit restreint par Dieu, de telle sorte qu’il ne se manifeste pas clairement dans telle ou telle personne qui va se marier.

XXXI. On peut dire la même chose de la loi du lévirat (Dt 25.5), par laquelle le frère d’un défunt devait prendre la femme de son frère, pour susciter à celui-ci une descendance. Si l’on doit entendre qu’il s’agissait du frère du mari à proprement parler (ou de cousin, comme les Juifs l’entendent, Mt 22.24-25), il s’agit là très certainement d’un cas particulier par lequel Dieu souhaitait favoriser la préservation des tribus et les familles de son peuple. Toute la difficulté disparaîtra si on l’étend plus longuement au plus proche parent en dehors des degrés prohibés, ce que ne manquent pas de faire de nombreux savants, en particulier Calvin19 [19]. Le mot ybmh ne s’y oppose pas, étant donné qu’il désigne ou bien un parent de sang du père ou de la mère, ou par alliance (ce qu’était Booz pour Ruth la Moabite, Rt 3.9).

XXXII. Les Israélites emportant les objets de valeur des Egyptiens n’ont pas été dispensés de la loi concernant le vol:

1) C’est volontairement que les Egyptiens les leur remirent, « L’Eternel fit en sorte que le peuple obtienne la faveur des Egyptiens, qui se rendirent à leur demande, et ils enlevèrent cela aux Egyptiens » (Ex 12.36). Lorsqu’ils partirent, les Egyptiens ne les leur redemandèrent pas, mais plutôt les mirent dehors sans les reprendre car « ils avaient hâte de le (le peuple) laisser partir du pays » (v. 33). On ne peut donc pas accuser les Israélites d’avoir pris les biens d’autrui sans son consentement.

2) Dieu, en qualité de Seigneur suprême et de juste Juge, a transféré avec justice les biens des Egyptiens aux Israélites, comme gages de leur service passé et de la dure servitude qu’ils subirent de la part des Egyptiens, eux qui étaient libres par nature. De la même manière, un juge autorisera le créditeur à se rembourser sur la maison du débiteur, ou à prendre possession de la propriété de celui-ci. On ne peut appeler vol ce qui est accompli par l’autorité d’un juge.

3) De même, les Egyptiens ne peuvent être considérés comme étant, devant le tribunal céleste de Dieu, des propriétaires légaux, mais seulement des usurpateurs, de même que d’autres méchants, bien que devant le tribunal terrestre et les hommes, peuvent paraître tels. Même si les Israélites ne rendirent pas ce qu’ils avaient emprunté, on ne peut pas pour autant les appeler des voleurs, parce qu’ils auraient pu avoir l’intention de rendre les biens, si Dieu le leur avait ordonné.

XXXIII. Bien qu’il n’était pas licite de faire passer la faucille dans le blé sur pied de son prochain, toute liberté était auparavant légalement accordée au voyageur de cueillir des épis de blé dans le champ ou des grappes dans une vigne, afin de satisfaire sa faim(Dt 23.24-25). C’était là, non une dispense de la loi concernant le vol, mais une vraie interprétation, car il s’agit d’un acte de nécessité autorisé par le Seigneur suprême, dans le but d’unir plus étroitement les hommes par le lien de la charité. Si ces actions semblent critiquables en elles-mêmes, elles cessent de l’être lorsque le commandement de Dieu intervient, ou l’instinct, ou la vocation divine, qui imposent une telle obligation ou concèdent une telle liberté.

XXXIV. Si les hommes peuvent dispenser, par leurs propres lois, il n’en va pas de même avec Dieu et la loi morale. Les lois humaines sont positives, contraignantes, uniquement de la part du législateur et non de la chose. En revanche, la loi morale exprime le droit naturel, contraignante en elle-même et de la chose.

III. Troisième question

De la perfection de la loi morale

La loi morale est-elle une règle de vie et de mœurs parfaite, au point que rien ne puisse lui

être ajouté ou corrigé en vue d’une véritable adoration de Dieu? Christ l’a-t-il accomplie

en tant qu’imparfaite, et l’a-t-il corrigée en tant que contrariant ses doctrines?

Nous affirmons le premier, et nions le second, contre les sociniens, les anabaptistes,

les remonstrants et les catholiques romains.

L’opinion des sociniens, anabaptistes et remonstrants

Nous aurons, dans cette question, à examiner divers avis. Tout d’abord, celui des sociniens, qui soutiennent que les commandements de Christ diffèrent de ceux de Moïse, et que Christ a amplifié et augmenté la loi morale – cette dernière étant imparfaite – par le biais de diverses additions, et qu’il lui a apporté des corrections là où elle était moins juste en certains cas particuliers. Ils soutiennent donc que Christ a effectué diverses corrections et additions à la loi – à certains préceptes particuliers du Décalogue -, par lesquelles ces derniers sont rendus parfaits.

Par exemple, à propos du premier commandement, une certaine forme de prière définie par l’oraison dominicale, et l’adoration religieuse du Christ comme Médiateur; pour le deuxième, le fait d’éviter les idoles ou les images; pour le troisième, l’interdiction de jurer, même dans les affaires sérieuses; pour le quatrième, l’abrogation du sabbat, puisqu’un autre jour lui est substitué; pour le cinquième et la seconde table en général, l’amour de nos ennemis; pour le sixième, l’interdiction de la colère et de la vengeance, qu’elles soient privées ou publiques; pour le septième, l’interdiction des regards concupiscents et du divorce, sauf en cas d’adultère, d’impureté ou d’obscénité; pour le huitième, l’interdiction de l’avarice et le don du superflu aux pauvres; pour le neuvième, l’interdiction des conversations vaines et légères, ainsi que les censures iniques; pour le dixième, l’interdiction de la concupiscence, non seulement en ne nous y complaisant pas, mais encore en ne la concevant même pas dans notre esprit.

En ce qui concerne les nouveaux commandements, ils prétendent qu’ils ont été donnés par Christ en addition au Décalogue; les principaux sont: le renoncement à soi-même; le fait de porter la croix pour Christ; l’imitation de Christ20 [20]. Ils ont pour objet:

1) d’établir le dogme impie que Christ est Sauveur non par la rançon (lytron) mais par une fausse doctrine;

2) de statuer sur la justification des hommes par les œuvres, non pas tant par le mérite des œuvres (ils diffèrent en ceci des catholiques romains) que par l’acceptation gracieuse de leurs œuvres;

3) de prouver que la récompense de l’immortalité de l’âme n’existait pas sous l’économie de l’Ancien Testament, mais a été mise en lumière par Christ.

Les anabaptistes et les remonstrants les suivent sur ce point. Ils approuvent la thèse socinienne concernant l’imperfection de la loi et, à partir de cette hypothèse, ils posent et défendent diverses additions.

L’opinion des catholiques romains

II. Autrefois, les manichéens s’étaient livrés au même jeu, et la question avait été soulevée entre eux et les orthodoxes. Ainsi, Augustin dit qu’ils enseignaient que Christ avait partiellement renforcé la loi morale par les commandements de Matthieu 5, et l’avait partiellement abrogée21 [21], ce qu’il réfute tout au long du Contre Fauste. De leurs marigots, les mahométans semblent avoir récupéré cette expression dans le Coran: Moïse a introduit une loi moins parfaite; Christ, une plus parfaite; et Mahomet22 [22] une plus parfaite encore. Les Catholiques romains errent aussi sur ce point – encore que pas pour les mêmes raisons – lorsqu’ils affirment l’imperfection de la loi. C’est ainsi que Bellarmin enseigne que Christ a rendu parfaite la loi imparfaite, ou bien la loi parfaite encore plus parfaite, et qu’entre la Loi et l’Evangile, il existe la même différence qu’entre une doctrine ébauchée et une doctrine parfaite23 [23]. Maldonatus soutient obstinément que la loi ancienne a été corrigée par Christ, les choses qui manquaient à la perfection évangélique lui ayant été ajoutées24 [24].

Contre tout cela, les protestants orthodoxes pensent que la loi morale était parfaite au point de n’avoir besoin d’aucune addition ni correction, la seule nécessité étant une interprétation authentique; tout ce que l’on prétend avoir été ajouté est ou bien faux, ou bien gratuit, ou déjà contenu dans la loi, explicitement ou implicitement.

Les termes de la question

III. L’objet de la controverse n’est pas de savoir si la loi avait besoin d’être illustrée, confirmée et purifiée des corruptions que lui avaient fait subir les scribes et les pharisiens, et les jugements pervers des hommes. Cela, nous l’admettons franchement et le montrerons dans la suite. Bien plutôt, il s’agit de savoir si elle avait besoin d’additions ou de corrections, comme si elle était imparfaite ou incorrecte; nos adversaires l’affirment, alors que nous le nions. La question est d’une grande importance, parce que l’objet de nos adversaires n’est autre que de transformer l’Evangile en une loi nouvelle et d’établir ainsi la justice des œuvres à la place de la justice de la foi.

La preuve de la perfection de la loi

IV. Les arguments des orthodoxes sont les suivants:

Premièrement, « la loi est parfaite » (Ps 19.7), non seulement de façon relative et au regard de sa valeur durant l’Ancien Testament, mais aussi de façon absolue et au regard de sa nature. Elle est parfaite au point, non seulement de contenir tout ce qui doit être fait, et ce sans aucune défaillance, mais encore de ne pouvoir souffrir aucune addition ni aucune soustraction, selon Deutéronome 4.2, 12.32. Elle est parfaite extensivement quant à ses parties, parce qu’elle inclut, de façon adéquate, dans l’amour de Dieu et du prochain, tout ce qui leur est dû (comme Christ l’enseigne en Mt 22.37); intensivement quant à ses degrés, parce qu’elle ne requiert rien sinon un amour plus parfait et plus grand que tout ce que l’on peut imaginer; et finalement quant à son parfait usage et effet, parce qu’il peut accorder à celui qui l’observe la vie et le bonheur; « mes principes et mes ordonnances: l’homme qui les accomplira vivra par eux » (Lv 18.5). Cela ne pourrait être dit s’ils avaient eu besoin d’addition ou de correction.

V. Deuxièmement, Christ n’est pas venu abolir mais accomplir la loi (Mt 5.17). Ici, to plerosai ne signifie pas rendre parfait l’imparfait, ni corriger le défectueux (ce qui serait plutôt détruire, analusai), mais, selon l’usage hébreu, faire ce qui est commandé. Ainsi, Christ a accompli la loi non par addition ou correction, mais par observation et exécution. Il accomplit la loi de trois façons: en tant que doctrine, par sa prédication fidèle, sa solide confirmation et sa puissante défense; en tant que norme, par le fait qu’il l’ait gardée avec plénitude et constance; en tant que type, par son accomplissement intègre, en manifestant en lui-même la véracité des types et des prophéties, et le corps de son ombre.

VI. Troisièmement, dans le Nouveau Testament, Christ n’a pas introduit – en personne ou par ses apôtres – d’autres préceptes de la loi que ceux qui avaient été donnés par Moïse (Mt 22.37; Rm 13.9). Il n’en a pas donné d’autre explication que celle qu’avaient donnée auparavant les prophètes. C’est pour cela que le commandement de charité est appelé par Jean « ancien et nouveau » (1 Jn 2.7-8): ancien, quant à sa première promulgation dans l’Ancien Testament, nouveau, quant à sa rénovation et à son illustration dans le Nouveau.

VII. Quatrièmement, la loi ne pouvait être suppléée ou corrigée sans être convaincue d’imperfection ou de vice, et donc sans que ce vice rejaillisse sur Dieu, l’auteur de la loi. La pensée même en est impie.

VIII. Cinquièmement, le renoncement à soi-même, le fait de « porter sa croix » et l’« imitation de Christ » étaient déjà ordonnés sous l’Ancien Testament. Car, lorsque nous nous voyons ordonnés d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, ne sommes-nous pas appelés par ce commandement même à renoncer à nous-mêmes pour l’amour de Dieu, et à porter patiemment la croix qui nous est imposée par lui? Et lorsque revient si fréquemment la prescription de l’imitation de Dieu, n’est-ce pas aussi l’imitation de Christ – vrai Dieu – qui est par là même commandée? A cela s’ajoute que l’imitation de Christ consiste dans la pratique des vertus morales, dont la règle ne doit être recherchée que dans la loi. Ceci est encore confirmé par de nombreux exemples dans l’Ancien Testament: en ce qui concerne le renoncement, par Abraham quittant son pays et se préparant à sacrifier son fils; par les lévites égorgeant leurs frères (Ex 32); par Job bénissant Dieu dans l’adversité (Jb 1.21-22); par Moïse méprisant tous les plaisirs (Hé 11.25-26); par Abraham (Hé 11.8ss).

Remarquez aussi les suivants: en ce qui concerne le fait de « porter sa croix », par Moïse (Hé 11:25-26); les prophètes sous Achab (1 R 18.4); Zacharie (2 Ch 24.20-21); les amis de Daniel; l’Eglise juive sous Antiochus (Ps 44; Hé 11.33-38). En ce qui concerne l’« imitation de Jésus-Christ », par les croyants se conduisant selon l’exemple de Dieu.

Solutions

IX. C’est une chose que de corriger la loi elle-même; c’en est une autre que de l’émonder de la fausse interprétation des scribes et des pharisiens. Une chose que d’introduire dans la loi un sens nouveau qu’elle n’avait pas, une autre que d’introduire une lumière nouvelle en dévoilant ce qui demeurait caché dans la loi et qui échappait aux docteurs; et ainsi, en expliquant, déclarer, et en indiquant, restaurer. C’est ce que Christ a fait (Mt 5). Il n’agit pas comme un nouveau législateur, mais uniquement comme un interprète et un défenseur de la loi donnée par Moïse. Il oppose ses sentences non aux dits et aux écrits de Moïse, mais à ceux des scribes et des pharisiens, qui se vantaient de les avoir reçus des anciens docteurs. Ceci est évident:

1) De la proposition de Christ, dans laquelle il parle de la justice des pharisiens: « Car, je vous le dis, si votre justice n’est pas supérieure à celle des scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. » (Mt 5.20) Son intention était de faire un commandement contre la justice des pharisiens, et non contre celle commandée par la loi de Moïse.

2) De sa façon de parler: il ne dit pas « Il est écrit dans la loi de Moïse », ou « la loi de Moïse vous a dit », mais « Vous avez entendu (sous-entendu ‹des scribes et des pharisiens›) ce qui a été dit autrefois » ou « par les anciens ». Par cela, il montre qu’il entend réfuter uniquement la tradition des anciens (Mt 15.2-3) et non la loi de Moïse.

3) De l’introduction de l’exemple portant sur l’amour du prochain (Mt 5.43) et de la haine de l’ennemi ­- lequel n’avait pas été donné par Moïse, qui commande même le contraire (Lv 19.18; Ex 23.4-5), et Salomon après lui (Pr 25.21-22) – mais par les maîtres juifs et les principaux des pharisiens.

4) Des choses elles-mêmes, commandées ou interdites par Christ, dont nous allons prouver qu’elles étaient contenues dans la loi, explicitement ou implicitement; et d’autres qu’il rejette, lesquelles ne se trouvent pas dans la loi, comme on va le montrer ci-après.

X. De quelque manière que l’on comprenne les mots errethe tois arkaiois, ou bien subjectivement, au sens de upo ton arkaion (dit par les anciens) – comme le fait Théodore de Bèze25 [25], suivi en cela de Piscator – ou bien objectivement – ce que préfèrent d’autres, suivant Syrus26 [26], et qui semble plus approprié, pour signifier pros tous arkaious (dit aux anciens) -, il ne s’ensuit pas que ces choses furent dites par Moïse aux anciens Israélites de son temps. Car ce mot fait une référence directe à tous les aïeux, et les mots de notre Seigneur ne sont autres que ceux que les enseignants juifs, qui corrompaient la loi, employaient communément pour introduire leurs discours: « Il a été dit autrefois », ce par quoi ils entendaient que leurs préceptes n’étaient pas nouveaux, mais anciens et délivrés depuis longtemps par les anciens des Juifs. Aussi, l’antithèse instituée par Christ n’existe pas entre lui et Moïse, ou la loi délivrée par celui-ci, mais entre lui et les gloses effectuées par les pharisiens sur la loi de Moïse, par lesquelles ils la restreignaient par trop et l’interprétaient faussement. Si Christ fait cela, c’est afin de montrer que ce sont eux et non lui, qui ont violé la lettre et le sens de la loi, ce dont ses ennemis l’accusent.

Matthieu 5.21, 27, 31, 33, 38

XI. Bien que Christ cite les paroles de Moïse (Mt 5.21, 27, 31, 33, 38), il ne le fait pas dans le sens mosaïque mais pharisaïque. Les mots pouvaient certes être communs, mais le sens est différent: les pharisiens expliquaient les paroles de Moïse de façon erronée, en les restreignant aux actes extérieurs seuls, alors qu’elles s’étendent aussi aux motivations intérieures, ce qu’enseigne Christ, lorsqu’il révèle le sens véritable et originel de la loi. Ainsi, Christ corrige plusieurs choses exprimées dans la loi, mais non en les rappelant, comme ici; il corrige plutôt le sens dans lequel les scribes et les pharisiens l’expliquaient usuellement, ce qu’ils faisaient non pas dans le sens de Moïse, mais en fonction de leur opinion personnelle.

Matthieu 5.33, 34

XII. Christ ne corrige pas la loi du troisième commandement portant sur le serment (Mt 5.33-34): il ne fait que l’expliquer et le nettoyer des corruptions des pharisiens, qui restreignaient l’interdiction générale de « prendre le nom de Dieu en vain » au parjure de celui qui prêtait serment au nom de Dieu; ils usaient de laxisme à propos des serments légers et téméraires qui sont formulés au cours de la conversation quotidienne ou qui sont faits par les créatures. Ce n’était pas pécher contre la loi ou le législateur que de jurer de façon imprudente et à la légère, ou même faussement, pourvu que ce ne soit pas au nom de Dieu mais d’une quelconque créature, de se parjurer, et de ne pas accomplir ses vœux. Seul était lié celui qui avait prêté serment au nom de Dieu ou par un don consacré à Dieu, et non celui qui avait juré par un temple, un autel ou quoi que ce soit d’autre (Mt 23.16-18). De tels vœux pouvaient être prononcés et violés impunément.

Christ réfute ces gloses très fausses, en montrant que ne sont licites ni les serments vains ni les serments téméraires, ni ceux qui sont effectués par des créatures quelconques. En cela, il n’ajoute ni ne corrige rien à la loi; car la loi, en effet, interdit non seulement le parjure, mais encore les serments vains et téméraires, lorsqu’elle interdit de prendre le nom de Dieu, lshv’ en vain.

Les sociniens, épaulés par Grotius, confondent à tort ce mot avec lshqr – en fausseté ou mensonge, ce dont traite Lévitique 19.12 – comme si seul le parjure était condamné, alors qu’il a une plus large amplitude et qu’il s’étend à juste titre à la vanité et la légèreté des serments téméraires. D’où le fait que la LXX traduise epi mataio, Aquila eis eike, le Targum lmgm’, ce qui est la même chose que chnm en hébreu, gratuitement et sans cause. Bien que le nom de Dieu soit pris en vain lorsqu’on se parjure, il n’en demeure pas moins qu’il peut être souvent pris en vain sans qu’intervienne le parjure, par exemple lors des serments téméraires et légers.

XIII. La loi dans l’Ancien Testament interdit les serments par les créatures, à la fois implicitement, en référant le serment à Dieu seul, en tant qu’acte d’adoration dû à Dieu seul, « Tu craindras l’Eternel, ton Dieu, c’est à lui que tu rendras un culte, et tu jureras par son nom » (Dt 6.13, 10.20; cf. Es 65.16), et explicitement, en condamnant les serments effectués au nom de ceux qui ne sont pas des dieux, « Ils font des serments par ce qui n’est pas Dieu » (Jr 5.7). La nature du serment le prouve aussi, puisque Dieu est formellement invoqué en tant que témoin, soit explicitement, soit implicitement. Les conditions requises sont l’omniscience, l’omniprésence et l’omnipotence, qui ne sont le lot d’aucune créature. Si l’on trouve un de ces serments dans le Nouveau Testament, ces exemples ne peuvent constituer un obstacle; ils sont de fait et non de droit, de pratique et non de loi, car nulle part celle-ci ne permet de prêter serment par les créatures.

XIV. Ce que Christ ajoute, olos – ne jurez pas du tout – et qui est confirmé par Jacques 5.12, ne peut être compris de façon absolue et universelle pour tout serment, comme si nous devions tout simplement ne pas jurer. Cela contreviendrait à la fois à la nature de la chose, laquelle est bonne en elle-même et nécessaire et recommandée pour la confirmation de la vérité et la fin de toute contestation (Hé 6.16) ainsi qu’à la pratique de Christ lui-même et des apôtres, qui usèrent parfois du serment.

On doit plutôt comprendre cette recommandation de Jacques de façon relative, concernant les serments téméraires et légers, ou prêtés par les créatures, dont il parle dans le contexte. L’explication ajoutée le précise clairement, lorsqu’il dit « Ne jurez ni par le ciel, ni par la terre », c’est-à-dire n’usez d’aucune des formules perverses en usage parmi les Juifs, concernant un tel serment. Jacques les condamne d’une façon générale, lorsqu’il ajoute « ni par aucunautre serment » (5.12). S’il avait voulu proscrire entièrement tout serment, il aurait dû ajouter « ni par Dieu ». Ainsi, la particularité universelle est séparée à tort des catégories de serment ajoutées (ou bien on la réfère au genre et à la substance du serment), et non des formes qu’il peut revêtir, énumérées par Matthieu.

Le contraire n’est pas non plus prouvé par les paroles de Christ, qui ajoute « mais que votre parole soit oui, oui; non, non ». Christ ne parle pas de toute parole, de façon absolue et universelle, ni d’une pratique sortant de l’ordinaire, ni de cas de nécessité, lorsque la conscience doit être purgée, le prochain assisté et la gloire de Dieu promue; il parle de l’habitude et de la pratique ordinaire, dans des cas plus légers, et de la conversation familière, dans lesquels une simple affirmation ou négation (to nai nai, ou ou) devrait suffire. Ici, trois choses sont ordonnées: la simplicité du langage, par opposition à l’habitude de jurer; la vérité, par opposition à la fausseté et à l’équivoque; et la constance et la fidélité, par opposition à la légèreté et à l’inconstance. Quant au to perisson, qui est dit être ek tou ponerou, il ne peut être étendu à ce qu’on ajoute aux serments plus sérieux, de façon juste et nécessaire, et qui relève de la gloire de Dieu, du salut du prochain ou du nôtre, autorisé et ordonné par Dieu, mais qui doit être entendu comme se rapportant au superflu, aux additions non nécessaires, qui se rencontrent dans les serments légers et futiles.

XV. En Matthieu 5.21, le sixième commandement, portant sur l’homicide, n’est pas corrigé mais vengé. Les pharisiens l’expliquaient comme étant relatif uniquement à l’homicide extérieur, puni de la peine capitale. Christ, quant à lui, l’étend aux mouvements colériques intérieurs et aux discours injurieux, leur imposant assurément des châtiments éternels, mais divers quant aux degrés, faisant ainsi allusion aux divers degrés des châtiments capitaux infligés par les Juifs. Christ enseigne que l’école pharisienne restreint de façon impropre le sixième commandement au meurtre pratique, parce que lui seul est passible de châtiment parmi les hommes, alors que seront passibles du tribunal divin – devant lequel nous devons rendre compte non seulement de nos actions, mais de nos paroles et de nos pensées – les choses qui ne sont pas visées par les châtiments habituellement infligés par les hommes.

XVI. Bien que Christ cite les paroles de la loi concernant le talion, Exode 21.24, « œil pour œil, dent pour dent », et qu’il les oppose à sa propre opinion, Matthieu 5.39, « Ne pas résister au méchant », il ne les corrige pas, comme s’il avait simplement voulu abolir toute vengeance; car lui-même, en tant que Dieu, a institué le magistrat et l’a muni de l’épée, pour que les méchants soient dans la crainte et châtiés (Rm 13.3). Christ, lorsqu’il a été frappé à la joue n’a pas présenté l’autre, mais a résisté au méchant en affirmant son innocence, et en indiquant l’injustice de ses adversaires (Jn 18.23), ce que Paul a imité (Ac 23.3). Christ réfute la glose des pharisiens, qui avaient transféré dans le domaine de la vengeance personnelle ce que la loi de Moïse sanctionnait en référence à la vengeance publique opérée par le magistrat. Christ veut que ses disciples agissent très différemment, et préfèrent se voir doublement injuriés plutôt que de se venger eux-mêmes; Moïse l’avait déjà enseigné en Lévitique 19.18, « Tu ne te vengeras pas, et tu ne garderas pas rancune envers les fils de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même », et cela, parce que, assurément, comme il le dit ailleurs, « A moi la vengeance et la rétribution » (Dt 32.35). La loi du talion peut donc avoir une place selon son sens propre, non pas de façon précise et formelle, mais en fonction d’un jugement moral.

XVII. Les paroles de Christ concernant le fait de présenter l’autre joue à celui qui frappe et d’abandonner le manteau à celui qui prend (Mt 5.39-40) ne doivent pas être comprises à la lettre – comme si la joue devait être présentée et le vêtement abandonné, ce que ni Christ ni Paul n’ont fait lorsqu’ils ont été frappés -, mais plutôt comme une exhortation à ne pas résister et à ne pas nous venger nous-mêmes, par une résistance personnelle, irrégulière et non nécessaire. Ces paroles de Jésus ne sont pas à prendre littéralement et kata ton reton, mais figurativement et hyperboliquement kata ton noeton, comme une invitation à supporter une autre injure plutôt que de se venger de la première. Il convient ici de nous fixer non sur les mots mais sur leur sens et leur but; non sur les espèces du commandement, mais sur le genre peri tes upomones et anexikakias: l’interdiction porte sur la résistance qui provient de la vengeance, et non de la légitime défense et de la protection licite.

XVIII. Christ n’a pas corrigé le septième commandement relatif à l’adultère, lorsqu’il l’a étendu au fait de convoiter et de regarder une femme (Mt 5.28), mais il a dévoilé le vrai sens de la loi. Parce qu’il est spirituel, ce commandement concerne non seulement les mouvements extérieurs mais encore intérieurs – le dernier commandement concernant la convoitise le prouve lui aussi – alors que les pharisiens restreignaient cette prescription au seul acte extérieur de fornication.

XIX. Le commandement de Christ portant sur l’interdiction de renvoyer sa femme, sauf pour adultère, s’accorde avec la loi de Moïse. En Deutéronome 24.1, l’askemon pragma (impureté) peut très bien être rapporté à cela et à la première institution du mariage à laquelle Christ se réfère (Mt 19.4-5). Christ n’emploie pas les mots « écrire une lettre de divorce » dans le sens qu’ils ont dans la loi, mais comme l’expliquaient les pharisiens:

1) Les pharisiens parlaient de façon catégorique et impérative, Dote ante apostasion, mais les paroles de Moïse sont hypothétiques: « Lorsqu’un homme aura pris et épousé une femme, etc., il écrira pour elle une lettre de divorce. » (Dt 24.1)

2) Moïse formule une restriction dans sa permission du divorce (‘rvth dbhr), « quelque chose d’inconvenant ». Mais les pharisiens ne prévoient aucune limitation: « Quiconque renvoie sa femme, qu’il lui donne une lettre de divorce », comme si le fait de renvoyer sa femme n’importe comment ne s’opposait pas du tout à la loi, si du moins le renvoi s’effectuait avec la lettre, et que le mari, par cela, lui enjoignait de prendre ses affaires et d’aller son chemin.

3) De même, les pharisiens tordaient les paroles de Moïse en y trouvant une approbation du divorce, alors qu’elles n’envisageaient qu’une tolérance et une permission, ne l’instituaient pas en tant que tel, mais lui conféraient un caractère accidentel à cause de la dureté du cœur des Juifs (Mt 19.7-8). C’est pourquoi Christ, à tou enteilato, employés par les pharisiens, ajoute le mot epetrepsen, « il permet », non pas afin que soit autorisé, par une dispense morale, ce qui n’était que forensique et civil; ou, par un relâchement du droit, ce qui n’était qu’une relaxe du châtiment.

XX. Le commandement relatif à l’amour du prochain ne peut être réputé avoir été corrigé par Christ quant à son objet, comme si l’objet de l’amour avait été plus restreint sous l’Ancien Testament ­- à savoir, le prochain appartenant à la même alliance et à la même religion – et, dans le Nouveau, étendu avec plus de sagesse, afin d’embrasser tous les hommes universellement et, même, les ennemis. Dans les deux se trouve le même commandement d’aimer, le même objet, la même forme et la même fin, le même amour, à la fois extensivement quant à l’objet et intensivement quant à la manière ou le degré. Par « prochain », dont l’amour est prescrit par la loi, on n’entend pas seulement le Juif ou le concitoyen, mais aussi l’étranger; et même un ennemi, car c’est, dans ce sens, que les Egyptiens sont appelés « prochains » (Ex 11.2), et les Philistins (Jg 14.20). Ainsi, le terme de « prochain » inclut même un ennemi, lorsqu’il est clairement dit: « Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune » (Lv 19.18). Salomon ordonne: « Si ton ennemi a faim, donne-lui du pain à manger, et s’il a soif, donne-lui de l’eau à boire » (Pr 25.21), d’après l’exemple d’Elisée (2 R 6.22). Dieu nous commande même de soulager de son fardeau la bête de somme de notre ennemi (Ex 23.4-5).

Enfin, notre prochain est celui sur qui nous ne devons pas porter de faux témoignage, et dont nous ne devons convoiter ni la femme ni les biens, expression qui ne s’applique pas à une catégorie définie d’hommes, mais bien à tous. En Matthieu 5.43-44, ce n’est pas une objection qui est faite, comme si « Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi » était extrait de la loi, car Christ fait ici référence à une addition de la lecture pharisienne, et non pas à une imperfection de la loi, qui n’a jamais rien comporté de tel. La loi du talion donnée sous l’Ancien Testament n’apporte aucune restriction au commandement d’aimer, parce qu’elle traite du droit du magistrat et non des devoirs de l’amour, des châtiments qui doivent être infligés au coupable par le juge, et non de la vengeance privée.

XXI. Si les Israélites étaient sous l’interdiction de se marier, de traiter alliance et même d’avoir pitié des sept nations cananéennes (Ex 34.12; Dt 7.12):

1) Il ne s’ensuit pas qu’ils avaient reçu l’ordre de les haïr; il existe un milieu entre l’amitié (qui implique une entente d’esprit et de devoir) et la haine; toute pitié envers ces nations n’est pas prohibée de façon absolue, mais seulement relative, dans le cadre de la vengeance de Dieu contre ceux qui doivent être mis à mort par son commandement exprès, et cela pour la raison suivante: que ces nations ne deviennent pas un piège pour le peuple de Dieu.

2) Le commandement ne se rapporte pas à la haine, mais a trait à la destruction de ces nations, parce que Dieu les avait dévouées à la mort comme étant ses ennemis, à cause de leurs horribles crimes.

3) Ceci ne devait pas être fait simplement, mais seulement dans le mesure où ces nations avaient refusé la paix (Dt 20.10).

4) Cela vaut aussi dans le Nouveau Testament, non seulement lorsqu’il nous est interdit de prier pour ceux qui « commettent un péché qui mène à la mort » (1 Jn 5.16) et de saluer celui qui introduit une doctrine étrangère (2 Jn 10), mais encore parce que les guerres sont autorisées.

XXII. Christ n’a pas corrigé le commandement d’aimer quant à son mode et à son intensité, que ce soit envers Dieu ou envers le prochain. En ce qui concerne Dieu, il ne peut y avoir de plus grand amour que celui, auquel nous sommes astreints, de le considérer comme le Bien suprême, non seulement en raison des bénédictions qu’il répand sur nous, mais aussi de son excellence, qui ne peut être surpassée. En ce qui concerne notre prochain, l’amour n’est susceptible d’aucun degré, étant donné que nous avons le commandement de l’aimer comme nous-mêmes. Que l’Evangile ordonne même de donner notre vie pour nos frères (1 Jn 3.16) ne prouve pas que nous devions aimer notre prochain plus que nous-mêmes comme si la mesure de l’amour chrétien était plus grande que celle de l’amour légal.

1) Le commandement de donner sa vie pour un frère n’était pas inconnu sous l’Ancien Testament, comme le montent les exemples de Moïse souhaitant mourir pour son peuple, ou de David pour Absalom (2 S 18.33); ou de ses trois amis pour David (2 S 23.13-17). Les païens eux-mêmes ne l’ignoraient pas, comme cela ressort des exemples de ceux qui se sont livrés à la mort pour leur patrie, et qui ne refusèrent pas de mourir pour leur amis, tels Damon et Pythias, Pylade et Oreste; Paul lui-même le dit en Romains 5.6-7.

2) Le terme de comparaison, « comme vous-mêmes », ne doit pas être compris kanonikos (canoniquement) mais paradeigmatikos (exemplairement); il n’exprime pas la mesure et la règle selon laquelle nous devons aimer notre prochain, mais il donne simplement un exemple insurpassable car, par nature, nous tendons à nous aimer nous-mêmes (Ep 5.29). Ainsi, celui qui donne sa vie pour un frère ne l’aime pas plus que lui-même, mais comme lui-même, car il fait ce qu’il souhaite lui être fait s’il était dans la même situation.

3) Il est vrai que celui qui donne sa vie pour un frère aime moins sa vie que le salut de celui-ci; mais il le fait parce que le salut de l’autre a bien plus de prix que la vie temporelle et, tout spécialement, parce que la gloire de Dieu y est impliquée; il en est de même pour notre propre salut que nous devons aimer plus que notre propre vie. D’où le fait que l’on doive volontiers perdre cette vie afin d’obtenir celle qui est éternelle.

XXIII. Le commandement de charité n’est pas appelé nouveau par Christ (Jn 13.34). Il demeure dans la loi de Christ (Ga 6.2) aussi bien absolument et simplement quant à sa substance du commandement (qui était le même dans chacun des Testaments), que relativement et comparativement quant à son mode. Christ l’a rénové et restauré dans son ancienne splendeur (étant donné qu’il était presque tombé en désuétude du fait des mauvaises habitudes des hommes), et l’a illustré et sanctionné par de nouvelles raisons et de nouveaux motifs, tels que le double exemple de Christ et de ses plus grandes bénédictions. Si Christ nous a aimés d’un si grand amour, nous devons, à notre tour – et ce, afin que l’amour soit récompensé par l’amour -, prendre plaisir, comme une récompense de l’amour, à la fois en lui et en nos frères à cause de lui (1 Jn 4.11). Le commandement est de même nouveau quant à sa durée, puisqu’il est perpétuel et éternel.

XXIV. On ne peut pas dire que Christ ait ajouté quoi que ce soit aux préceptes de la loi morale en ce qui concerne les choses essentielles. Il n’a rien ajouté au premier commandement, si ce n’est un nouveau mode de prière, défini dans l’oraison dominicale, parce que le précepte de prier et d’adorer Dieu contient nécessairement l’oraison; et bien que l’oraison dominicale ait été instituée formellement par Christ, on ne peut rien y trouver – matière et choses requises – qui ne soit exprimé dans les prières des saints de l’Ancien Testament. Pas de nouveau culte de Christ et du Père en lui, parce que l’adoration de Christ était, à la fois, souvent commandée dans l’Ancien Testament (Ps 2.12, 45.11, 97.7; Ex 23.20-25) et confirmée par divers exemples, tels Abraham (Gn 18.23), Jacob (Gn 48.16) et Daniel (9.17). Bien au contraire, aucune prière n’a été offerte par les patriarches, sinon au nom de Christ, au moins implicitement, puisqu’elle s’appuyait sur la promesse divine dont le fondement était le Messie (2 Co 1.20).

XXV. Ni au deuxième commandement, avec l’interdiction, non seulement, de rendre un culte aux images et aux idoles, mais encore de les fabriquer et de fréquenter des lieux consacrés aux idoles. Cela avait déjà été ordonné sous l’Ancien Testament, lorsque le peuple reçut l’ordre de brûler les idoles des païens, de détruire leurs autels et d’araser leurs hauts lieux (Ex 23.24; Dt 12.2-3). De plus, il était interdit d’employer le nom des idoles dans les conversations (Ex 23.13; Ps 16.4); même la communion avec les idolâtres est considérée comme dangereuse pour la religion (Dt 7.2-3).

XXVI. Ni au troisième commandement, en invoquant Christ en témoin en tant que scrutateur des âmes (Ap 2.23). Car Christ étant, sous l’Ancien Testament, adoré comme coéternel et coessentiel avec le Père, c’est par son nom que l’on jurait (Es 45.23; Rm 14.11). Ou par l’interdiction absolue des serments, puisque, comme on l’a dit plus haut, le sermon de Christ sur la montagne en Matthieu 5 ne doit pas être compris de façon absolue et simple, mais avec une limitation quant à la matière traitée, c’est-à-dire les serments téméraires et pervers par les créatures, employés dans la conversation quotidienne.

Ni au quatrième commandement, par l’abrogation du sabbat, car celui-ci n’a été abrogé que cérémoniellement et non moralement.

XVII. Ni au cinquième, par le respect des magistrats, des maîtres et des époux, qui doivent être obéis comme des pères. Il est certain que sous le vocable « père », dans l’Ancien Testament, sont aussi inclus les magistrats, les maîtres et les époux (Gn 41.43, 45.8; Jb 29.16; 2 R 5.13). Ceux-ci doivent user de leur pouvoir de façon modérée et paternelle, et non de façon despotique (Dt 5.20-21, 17.15, 24.1; Mal 2.14-15).

Ni au sixième, par l’interdiction de la colère et des injures envers un frère ainsi que de la vengeance individuelle. En ce qui concerne la colère, la loi, en interdisant l’homicide, interdit aussi tout ce qui peut y conduire, c’est-à-dire les torts et les insultes extérieurs, et les mouvements intérieurs, de colère et de haine. En ce qui concerne la vengeance, c’est uniquement la vengeance privée qui est interdite par Christ en accord avec la loi, et non la vengeance publique, qui ne peut pas être séparée de l’office de magistrat (Rm 13.1-2).

XXVIII. Ni au septième, en interdisant les regards impudiques, le divorce (sauf pour adultère) et tout libertinage et propos déshonnêtes. Tout cela était déjà inclus dans la loi, qui embrasse, sous une espèce, le genre tout entier en interdisant toute impureté – en action ou en paroles -, et le dixième commandement portant sur la convoitise le confirme plus fortement. Quoi qu’il en soit, le divorce, comme on l’a dit, n’a été ni autorisé ni ordonné par la loi morale, mais uniquement toléré par la loi forensique (du tribunal terrestre), à cause de la dureté (sklerokardia) du peuple.

XXIX. Ni au huitième, en interdisant l’avarice et la luxure dans le manger et le vêtement, car tout cela était déjà dans la loi: la première, en Exode 20.17, 22.25; Psaume 119.36; Esaïe 3.17; la seconde, en Deutéronome 21.20; Proverbes 23.20; Esaïe 3.16-17, 5.11-12.

Ni au neuvième, en interdisant tout mensonge, dénigrement et calomnie, parce qu’ils apparaissent aussi dans la loi, et qu’ils sont interdits ailleurs (Ps 15.3, 101.5).

Ni au dixième, par le commandement de ne pas diriger son esprit sur la chose convoitée, parce que Paul enseigne que toute concupiscence est condamnée en général (Rm 7.7-8), quels qu’en soient l’espèce ou le degré.

En un mot, toutes les additions évoquées par nos adversaires, ou bien sont contenues dans les commandements eux-mêmes, en tant qu’espèces dans le genre, parties du tout, effets des causes, conséquences d’antécédents, et inversement; ou bien elles sont hétérogènes par rapport à eux, étrangères à leur but et leur sujet, ou même opposées à eux, comme cela ressort clairement de ce qui a été dit.

XXX. On peut dire qu’une chose a été ajoutée à la loi, si elle n’est, en aucune manière, contenue dans l’amour de Dieu et du prochain, soit explicitement, soit implicitement, dans sa lettre ou dans son sens. Mais l’abnégation, le fait de porter sa croix et l’imitation de Jésus-Christ sont contenus dans la loi; sinon expressément, du moins implicitement et quant au sens. En effet, nous ne pouvons pas aimer Dieu de tout notre cœur sans être préparés à renoncer à nous-mêmes, à porter la croix à cause de lui et à imiter Christ, qui est vrai Dieu.

XXXI. Bien que la loi ne traite expressément que des devoirs envers Dieu et le prochain, il n’en demeure pas moins qu’elle contient nécessairement les devoirs envers nous-mêmes. Nous ne pouvons aimer Dieu de tout notre cœur sans une sainteté intégrale; de même, nous n’aimerons pas droitement notre prochain comme nous-mêmes, si nous ne réglons pas l’amour de nous-mêmes d’après la loi de Dieu.

XXXII. Christ est comparé à Moïse (Hé 2.1-3), non pas en législation, comme s’il était un nouveau Législateur plus parfait que Moïse car, ainsi, il lui serait plutôt opposé – étant donné qu’il est dit que la loi a été donnée par Moïse, mais que la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ (Jn 1.17) – mais, pour partie, en référence au genre de doctrine – lequel était, dans le premier cas, légal et, dans le second, évangélique – et, pour partie, en référence à la dignité et à la gloire: en cela, Christ surpasse infiniment Moïse.

XXXIII. Bien que la loi ne prescrive pas, directement et formellement, la repentance, parce qu’elle ne donne au pécheur aucune espérance de pardon, laquelle appartient donc proprement à l’Evangile, elle ne s’y réfère pas moins matériellement et indirectement, parce qu’en elle est prescrite la règle du bien vivre et de ce qui plaît à Dieu: ce qui est le but de la repentance.

IV. Quatrième question

Si l’on peut ajouter quoi que ce soit à la loi en manière de « conseil »

Nous le nions contre les catholiques romains.

Qu’est-ce que les conseils évangéliques?

Définition des catholiques romains

I. La question, qui nous sépare des catholiques romains, est différente de celle qu’on vient de voir. Là, la dispute portait sur les préceptes; ici, sur les conseils. Les catholiques romains définissent ainsi les conseils: « de bonnes œuvres qui nous sont, non pas imposées, mais montrées par le Christ, non demandées, mais recommandées »27 [27]. Il les appellent « évangéliques » ou « de perfection », parce que l’Evangile nous les présente, et nous y encourage, comme une loi plus parfaite conduisant à une plus grande perfection ceux qui s’astreignent, par un désir particulier, à les observer. De là, les conseils sont réputés différer des préceptes:

1) en ce qui concerne la matière, qui est bien plus ardue et parfaite que dans les préceptes;

2) en ce qui concerne le sujet, les conseils s’appliquant à une certaine catégorie d’hommes, tandis que les préceptes sont universels;

3) en ce qui concerne la forme ou l’observation, qui est « arbitraire » dans les conseils, mais nécessaire dans les préceptes;

4) en ce qui concerne la fin et les effets, parce qu’ils obtiennent une récompense plus grande et plus excellente (en or), et un degré de félicité plus élevé que l’observance des préceptes.

Même s’il n’y a pas unanimité quant à leur nombre (certains en comptent plus, d’autres moins), on peut toutefois dire qu’il y en a trois majeurs, sur lesquels la vie monastique est bâtie: la chasteté, l’obéissance et la pauvreté; à ces trois correspondent les vœux suivants imposés aux moines: la chasteté perpétuelle, l’obéissance régulière et la pauvreté volontaire.

Définition des orthodoxes

II. Les protestants orthodoxes ne voient pas qu’il existe un certain nombre d’œuvres laissées à la discrétion de chacun dans les Ecritures, et en fonction desquelles la Parole de Dieu peut donner des conseils, conseils qu’il n’est pas impropre de distinguer des préceptes que l’on doit nécessairement observer: tel est le conseil de Paul concernant le don en mariage d’une vierge (1 Co 7.26, 36); ou encore l’usage du vin recommandé à Timothée (1 Tm 5.23). Leur nature n’est pas telle qu’ils plaisent à Dieu en eux-mêmes; lorsqu’on les néglige, on ne s’attire aucun châtiment, et lorsqu’on les observe, aucune récompense.

Ce que les catholiques romains nient, c’est qu’aucun de ces conseils ne touche aux choses morales, puisque celles-ci ressortent des commandements à proprement parler, et non des conseils. Ils reconnaissent bien qu’il y a divers préceptes, certains universels, qui obligent les hommes sans exception – tel le commandement qui oblige à aimer Dieu et son prochain – certains spéciaux, qui conviennent à certaines personnes dans un état et un genre de vie particuliers – tels que les devoirs des magistrats, des parents, des maris, etc. – et d’autres encore, privés, imposés à certains particuliers – tel l’ordre donné à Noé de bâtir une arche, et à Abraham d’offrir son fils. Mais ils nient qu’aucun d’eux ne peut se ranger parmi les conseils, ayant été expressément ordonnés.

Les termes de la question

III. La question revient donc à ceci: quelque chose a-t-il été ajouté dans l’Evangile, non en matière de précepte mais de conseil; non en ce qui a trait aux choses indifférentes, aux choses morales; non en ce qui concerne tous les hommes, mais certains en particulier; non pour assurer uniquement la perfection du christianisme, mais en vue d’atteindre un certain état plus parfait, et pour établir les mérites de surérogation?

Nos adversaires l’affirment; nous le nions.

Où il est prouvé qu’aucun « conseil évangélique » n’a été donné

IV. Les raisons sont:

1) Qu’il n’est aucune œuvre moralement bonne qui ne soit pas contenue dans la loi morale, et qui ne tombe donc pas sous le précepte, étant donné que celui-ci est la règle la plus parfaite de rectitude et de perfection, et que rien n’a trait à la perfection morale de l’homme, à quelque degré que ce soit, qui ne soit pas inclus dans l’amour de Dieu et du prochain.

2) Tout ce qui, parmi les choses morales, relève du conseil, relève aussi du précepte; car ce que Dieu conseille, par là même il l’ordonne. D’où, un conseil tient lieu de commandement (Pr 1.30; Lc 7.30; Ac 20.27; Ap 3.18).

3) Tout ce qui conduit à la perfection du chrétien est non seulement conseillé ou recommandé, mais ordonné par Christ: « Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait. » (Mt 5.48)

4) Ce qui est défini comme des conseils évangéliques, l’Ecriture l’ordonne, tel que l’amour des ennemis (Mt 5.44), le pardon des offenses (Mt 5.39), la chasteté, ou le célibat, si la continence est un don reçu et requis pour quelque raison (1 Co 9.5), la pauvreté volontaire pour l’amour de Christ et l’Evangile (Lc 14.33; Mt 16.24).

Ou bien les conseils ont été inventés par l’homme, sans autorité de la Parole, et ne reposent sur aucun autre terrain que celui d’un culte volontaire, comme l’obéissance « régulière », qui contrevient à la liberté dans laquelle Christ nous a établis (Ga 5.1), et selon laquelle nous ne devrions plus être esclaves des hommes (1 Co 7.23); la continence perpétuelle, Christ attestant que ce n’est pas là un don accordé à tous (Mt 19.11), et l’apôtre ordonne « s’ils manquent de continence, qu’ils se marient: car il vaut mieux se marier que de brûler » (1 Co 7.9); la pauvreté volontaire, telle qu’elle est recommandée par les catholiques romains, car quiconque n’a pas une vocation spéciale ou une nécessité ne peut pas se défaire de ses ressources (Mt 19.21, 27) sans tenter Dieu (Mt 4.7), ou être contraint de négliger la charité pour son prochain (Ep 4.28).

Solutions

V. 1) L’ordre donné par Christ au jeune homme riche, qui se glorifiait « pharisaïquement » de sa parfaite obéissance à la loi – « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres » (Mt 19.21) – n’était pas un conseil en vue d’un perfectionnement, mais « un commandement personnel et explicatif » qui avait pour dessein de rabattre un orgueil et de dévoiler une hypocrisie. Il n’est pas proposé sur le mode d’un conseil (que le jeune homme riche aurait eu la liberté d’observer ou pas), mais de précepte (à observer).

2) La perfection proposée ici n’est pas une perfection de gloire, à ajouter à d’autres, mais une perfection de justice à obtenir dans cette vie par un zèle pour les bonnes œuvres, comme si Christ avait dit: « Si tu désires montrer que tu es aussi parfait que tu te vantes de l’être, tu dois le montrer par cette épreuve, qui consiste à vendre tous tes biens », comme cela ressort avec évidence de la question du jeune homme et de la réponse de Christ.

3) Ce que dit Christ – « Il te manque encore une chose » (Lc 18.22) – n’exclut pas que Christ approuvait ce que le jeune homme lui avait dit concernant l’observation parfaite de la loi; autrement, il n’aurait pas refusé d’obéir au commandement de Christ; ce commandement était donc explicatif et destiné à dévoiler l’hypocrisie latente.

4) Bien que le commandement de vendre tous ses biens ne soit pas général et commun, il ne s’ensuit pas qu’il s’agisse d’un conseil; il peut être, en effet, un précepte spécial et une épreuve personnelle, ordonnés pour diverses raisons.

5) Il est dit que « Christ l’aima » (Mc 10.21): cela n’implique pas que le jeune homme ait dit la vérité lorsqu’il a professé avoir observé tous les commandements de la loi depuis sa jeunesse; la tristesse provoquée par le commandement de Christ montre assez que son amour de Dieu n’était pas parfait. Elle dénotait plutôt une bonne volonté (il avait manifesté le désir d’obtenir la vie éternelle) et un zèle employé à observer la loi (bien qu’il n’ait pas été sans défauts).

VI. 1) Lorsque l’apôtre oppose jugement à commandement (gnomen epitage, 1 Co 7.25) et qu’il dit ne pas avoir d’epitage quant aux vierges mais donne son jugement (gnomen) ou « opinion et conseil », comme le traduit la Vulgate, il ne s’exprime pas en faveur du conseil évangélique des catholiques romains; il traite d’un sujet libre et indifférent, qui, observé ou négligé, n’entraîne aucune culpabilité. Car, que la vierge se marie ou pas, elle ne pèche pas le moins du monde, puisque dans l’un ou l’autre état, on peut plaire à Dieu, si du moins on vit avec pureté.

2) Si Paul ajoute que « celui qui ne la donne pas (en mariage) fait mieux » (1 Co 7.38), il n’entend pas tant, par là, une œuvre vertueuse ou morale – puisque, selon le même Paul, « dans le cas où une vierge se marierait, elle ne pècherait point » (v. 28), et « que le mariage soit honoré de tous » (Hé 13.4) – qu’un bien utile et convenable, compte tenu des divers tracas apportés par le mariage, particulièrement en ce temps-là, alors que se profilaient les persécutions qu’une personne non mariée endurerait moins douloureusement qu’une personne mariée. L’apôtre, au verset 28, indique que ceux qui sont mariés « auront des afflictions dans la chair », et au verset 35, « je dis cela dans votre intérêt ».

3) Si est appelée plus heureuse celle qui demeure dans le célibat (1 Co 7.40), on ne doit pas l’entendre comme un degré de gloire plus parfait, mais au regard de sa condition dans cette vie, parce qu’elle est exposée à moins d’afflictions et moins de tentations.

VII. Les eunuques en Esaïe 56.3-4, auxquels est promise « dans la maison (de Dieu) et dans mes murs un monument et un renom préférables à des fils et à de filles » (v. 5), ne sont pas des eunuques volontaires, qui se rendent tels par un vœu, mais des eunuques naturels ou rendus tels par la violence. Le Nouveau Testament, pourvu qu’ils pratiquent la piété, leur promet l’admission dans le temple et la cité de Dieu, c’est-à-dire, l’Eglise, et le nom illustre de fils de Dieu ­­- plus enviable que des enfants ­- parce qu’il est éternel, nonobstant la loi forensique concernant les eunuques, en vertu de laquelle ces derniers, sous l’Ancien Testament, étaient exclus de la congrégation du Seigneur (Dt 23.2). Parce que la loi promettait la fertilité à ceux qui obéissaient, les eunuques ateknoi (sans enfants) auraient pu penser que leur zèle avaitété vain, du fait de leur mutilation et de leur exclusion des privilèges du peuple de Dieu. C’est pourquoi, Dieu a promis de remplacer par de meilleures bénédictions ce qui leur faisait défaut dans ce domaine, à condition d’être fidèles, de sorte que leur œuvre ne soit pas perdue. Ainsi, sous les vocables « étrangers » et « eunuques », Esaïe embrasse tous ceux qui semblent être indignes d’être mis par Dieu, au nombre de son peuple, soit parce qu’ils sont exclus de l’alliance, soit parce qu’ils portent une certaine marque de disgrâce qui les sépare du peuple de Dieu. Il s’adresse à eux, afin qu’ils ne désespèrent pas, parce que « pour Dieu il n’y a point de considération de personnes, mais en toute nation celui qui le craint, et qui pratique la justice, lui est agréable », selon ce que dit Pierre en Actes 10.34-35.

VIII. Ceux dont on dit qu’ils « se sont rendus eunuques à cause du royaume des cieux » (Mt 19.12) ne dénoncent pas ceux qui, par conseil, ont fait le vœu de célibat perpétuel, dussent-ils brûler ou non par la suite. Ils ne pourraient échapper au blâme, parce qu’il est meilleur de se marier que de brûler. Ceux qui s’imposent volontairement la nécessité de demeurer dans le célibat et de préserver cet état agissent ainsi afin de pouvoir mieux servir Dieu et de promouvoir sa cause, aussi longtemps que Dieu leur accorde le don de continence. Cette limitation se déduit du verset 11, où le Seigneur atteste que tous ne sont pas capables du célibat et que le mariage est nécessaire pour certains, et aussi du verset 12, où il dit « que celui qui peut comprendre comprenne », exhortant à la continence ceux qui sont conscients d’en posséder le don – et aussi longtemps que cela dure.

IX. Certains apôtres n’étaient pas mariés, mais non à la suite d’un vœu, la possibilité de le faire demeurant en vigueur si les circonstances l’exigeaient (1 Co 9.5). D’autres restèrent mariés, même après leur vocation (1 Co 9.5; Lc 4.38). Bien entendu, ils avaient tout quitté, comme cela est dit en Matthieu 19.27, mais il ne s’agissait que des choses susceptibles de les entraver dans leur marche après Christ: compter, dans leur nombre, les épouses serait outrageant, parce qu’elles-mêmes suivaient Christ (Lc 8.2-3) et parce que nous lisons leur attachement constant à leurs maris fidèles. Quant à leurs propriétés, en admettant qu’ils les aient abandonnées, ils l’auraient fait non par conseil, mais par commandement de Christ (Jn 1.40; Mt 9.9). Mais l’Evangile enseigne qu’ils ne renoncèrent pas à leurs possessions, comme ceux qui retinrent leurs maisons et leurs navires, mais en s’abstenant de l’usage ordinaire de leurs possessions et de leurs occupations, afin de consacrer tout leur temps au ministère.

X. La prédication gratuite de l’Evangile, dont Paul parle en 1 Corinthiens 9.12, 15, ne fut certes pas ordonnée par un commandement commun, sinon il n’aurait pas été licite que lui ou les autres reçoivent un salaire. Au contraire, il s’agissait de sa vocation particulière (selon les circonstances des hommes et des lieux), en vue de l’accomplissement adéquat de ses fonctions apostoliques conférées par Christ, et cela, à cause des pseudo apostoliques, qui cherchaient ainsi à se recommander eux-mêmes aux Eglises. La gloire qu’il s’attribue pour ces choses (v. 15), il l’oppose aux calomnies des faux frères (qui l’accusaient de tirer un gain de l’Evangile), non pas comme s’il avait accompli une œuvre « indébitoire » et surérogatoire, mais dans la mesure où il a accompli avec diligence et fidélité l’œuvre qui lui avait été confiée.

XI. Lorsque Christ enjoignit au jeune homme riche l’ordre de le suivre (Mt 19.21), il ne lui a pas donné conseil, mais un commandement qui s’adressait à tous en commun, parce que personne ne peut avoir l’espérance d’être sauvé s’il ne suit pas Christ (1 P 2.21), même si pour une cause particulière, il s’appliquait à lui en particulier.

V. Cinquième question

De la division des préceptes du Décalogue

Attribue-t-on à bon droit quatre préceptes à la première table, et six à la seconde?

Nous l’affirmons.

Termes de la question

I. La question n’est pas de savoir s’il y a plus ou moins de dix préceptes, car tous s’accordent sur ce point. C’est pourquoi le nom de « Décalogue » a été donné à la loi en raison de ces dix paroles. La question n’est pas de savoir si ces préceptes doivent être répartis en deux tables; car cela aussi est certain. Elle est plutôt: comment doit-on les distribuer? Et combien et lesquels appartiennent à chacune des tables? Car sur ce point, les opinions des docteurs diffèrent.

II. Certains assignent cinq préceptes à chacune des tables; ainsi, Josèphe: « Il leur présenta ensuite deux tables dans lesquelles Dieu avait gravé de sa propre main les dix commandements; il y en avait cinq dans chaque table »28 [28]; Philon le suit29 [29]et, parmi les Pères, Irénée30 [30]. Mais c’est une erreur, parce que Christ inclut le cinquième précepte dans la seconde table (Mt 19.18), de même que Paul, lorsqu’il l’appelle le premier commandement auquel est adjoint une promesse (Ep 6.2); car, dans la première table, une promesse est donnée dans le deuxième précepte. De même, la nature de la chose le prouve, parce que certains préceptes sont des devoirs de la religion envers Dieu (présents dans la première table), les autres, d’amour et de respect envers les supérieurs (seconde table).

III. Certains ne placent que trois préceptes dans la première table, en fondant le premier et le deuxième en un seul et en divisant le dixième en deux, division opérée par Clément d’Alexandrie31 [31]et Augustin32 [32], et adoptée par les catholiques romains et les luthériens. Enfin, d’autres en réclament quatre pour la première et six pour la seconde: c’est l’opinion de la Paraphrase chaldéenne d’Exode 20, et de la plupart des Pères: Origène, Athanase, Ambroise, Chrysostome, et d’autres, opinion que nous suivons nous aussi.

Observons, toutefois, avec les nôtres, qu’il s’agit là d’une controverse sur laquelle il ne convient pas de s’acharner avec amertume et ressentiment contre quiconque pourvu que l’intégrité du Décalogue soit préservée et le nombre de ses préceptes inaltéré. Les catholiques romains font ce que nous avons dit, en conjuguant le deuxième commandement, sur les images avec le premier qui porte sur l’interdiction d’avoir d’autres dieux, comme s’il ne s’agissait que d’un appendice ou d’une explication. Ils ont aussi l’habitude de l’omettre de leur bréviaire, de sorte que le peuple l’ignore; voilà la raison pour laquelle certains d’entre nous ont vivement défendu cette division et adhéré à l’opinion reçue qui repose essentiellement sur les arguments suivants.

IV. Premièrement, si l’on ne prend pas en compte notre division, les devoirs de religion envers Dieu (première table) sont confondus avec les devoirs de justice et de charité envers notre prochain (seconde table).

V. Deuxièmement, le premier et le deuxième précepte diffèrent quant au sens; c’est pourquoi ils diffèrent aussi en ordre. Le premier se réfère à l’objet (to on) de l’adoration, afin que le vrai Dieu soit adoré; le second, au mode (to poion) de l’adoration afin que Dieu ne soit pas adoré par voie d’images. L’un peut donc être violé sans porter atteinte à l’autre, lorsque le vrai Dieu est adoré en tant qu’objet, mais par un culte illicite quant à la manière (ainsi les Israélites qui adorèrent Jéhovah dans le veau, Ex 32).

VI. Troisièmement, on divise à tort le dixième précepte en deux, parce qu’il est inclus dans le terme générique de convoitise, interdite quelle que soit son objet. C’est ainsi que Moïse, qui place la convoitise de la maison avant la convoitise de la femme en Exode 20.18, inverse cet ordre en Deutéronome 5.21, ce qu’il n’aurait pas dû faire si les deux constituaient des préceptes distincts. Paul se réfère à ce précepte comme à un seul, et non à deux: « Car je n’aurais pas connu la convoitise, si la loi n’avait dit: Tu ne convoiteras pas. » (Rm 7.7)

Solutions

VII. Bien que l’interdiction des idoles (pour autant qu’elles représentent un objet de culte) figure aussi dans l’interdiction d’avoir d’autres dieux du premier précepte, il ne s’ensuit pas que le deuxième ne constitue pas un précepte distinct : ils évoquent des relations différentes, en ce qui concerne le mode d’adoration. Ils ne dénoncent donc pas seulement les idoles ou les représentations de faux dieux, mais aussi des images du vrai Dieu. C’est pourquoi, afin que le culte des images (ou de Dieu par les images) ne soit pas considéré comme licite, Dieu a très sagement voulu l’interdire par un précepte particulier. Cela n’aide pas non plus ceux qui disent que l’on ferait mieux d’appeler les images « d’autres dieux », parce que quiconque rend religieusement un culte à une image n’adore pas le vrai Dieu, mais un faux – et même le diable lui-même, selon les paroles de Paul (1 Co 10.20). Car, bien que logiquement et téléologiquement, le culte des images conduise aux faux dieux ou au diable, il n’en va pas ainsi selon l’esprit et l’intention des adorateurs, puisqu’ils pèchent non quant à l’objet mais à la manière de rendre un culte.

VIII. Bien que la promesse et la commination (menace) attachées au deuxième précepte puissent être étendues à tous les commandements en général, puisqu’ils concernent ceux qui gardent les commandements de Dieu, elles sont pourtant rattachées à ce commandement particulier pour une raison spéciale (parce que les gens de ce temps-là étaient extrêmement adonnés à l’idolâtrie), afin qu’ils fassent preuve d’une grande diligence, à la fois à cause de l’espérance de la promesse et de la crainte de la commination.

IX. Bien que Moïse emploie deux mots pour interdire la convoitise (chmdh et th’vh, en Exode et en Deutéronome), il ne s’ensuit pas qu’il ait voulu édicter un double précepte, car dans le second aussi (qui est pourtant un seul commandement), il emploie deux mots pour interdire le culte des images (shchh, s’incliner, et ‘bhdh, servir), ce qu’il fait non pour établir une distinction, mais pour augmenter l’emphase.

X. Bien que l’on distingue divers degrés dans la convoitise (l’un originel, l’autre actuel; l’un dépourvu du consentement antérieur de la volonté, l’autre pourvu), c’est pourtant une même catégorie, qui est interdite par ce précepte. De même, si les objets, considérés matériellement, sont divers, il n’en diffèrent pas pour autant formellement, puisqu’ils appartiennent à la possession d’autrui. Si l’on devait multiplier les préceptes en raison de la diversité des choses convoitées, on aurait besoin non pas de deux seulement, mais d’un nombre bien plus élevé.

XI. On peut aussi diviser le Décalogue en fonction de la matière, ou des choses ordonnées ou défendues. En général, l’adoration de Dieu est ordonnée, et tout ce qui s’oppose à elle est interdit. Or, l’adoration de Dieu est, ou bien immédiate, elle contient alors les devoirs qui sont rendus immédiatement à Dieu; ou bien médiate, lorsque nous accomplissons pour Dieu les devoirs dus envers notre prochain.

L’immédiate est contenue dans la première table; elle est, ou bien intérieure, qui consiste à retenir le véritable objet du culte – en n’adorant que Dieu seul, sanctionné par le premier précepte – et à l’adorer de la manière licite, mentionnée dans le deuxième; ou extérieure; ou bien de façon privée, due par quiconque, toujours et partout (troisième commandement); ou bien publique, par la sanctification du sabbat (quatrième commandement).

De même, la médiate est intérieure et extérieure: extérieure, à la fois par les devoirs – des supérieurs par rapport à leurs inférieurs, et vice versa (cinquième commandement); les devoirs entre prochains, tels que la conservation de la vie et la sécurité (sixième commandement); la chasteté et le mariage (septième commandement); la propriété ou les biens (huitième commandement); la renommée et la vérité (neuvième commandement). La droiture de toutes les affections et de tous les désirs est intérieure, et incluse dans le dixième.

VI. Sixième question

Des règles de l’explication et de l’observation du Décalogue

Quelles règles doit-on observer pour expliquer et garder les préceptes du Décalogue?

La règle pour l’explication de la loi

I. Deux choses entrent dans cette question: premièrement, ce qui regarde les règles d’explication du Décalogue, afin que le sens originel des préceptes soit défendu contre les jugements pervers des hommes qui les interprètent à tort. Deuxièmement, ce qui a trait aux règles de l’obéissance, afin que nous sachions ce que la loi exige de nous.

Les règles observées pour l’explication de la loi sont les suivantes:

II. Premièrement, la loi est spirituelle, non seulement en ce qui concerne les actions extérieures du corps, mais aussi les motivations intérieures de l’âme. Ceci apparaît clairement, à la fois chez Paul, qui atteste que la « loi est spirituelle » (Rm 7.14), et dans la nature du législateur lui-même. Il n’est pas un législateur humain et terrestre qui, parce qu’il possède des yeux de chair, ne prête attention qu’aux actes extérieurs, qui frappent les sens, pas plus qu’il ne regarde aux résolutions et aux intentions (à moins qu’elles ne se manifestent extérieurement); ainsi, ses interdictions ne sont violées que par des actions flagrantes. Mais Dieu est un Législateur divin et céleste, aux yeux duquel rien n’échappe, et qui ne regarde pas tant aux apparences extérieures qu’à la pureté du cœur. C’est ainsi qu’il parle à l’âme autant qu’au corps, et qu’il ordonne une obéissance intérieure autant qu’extérieure; c’est ce que Christ enseigne fort bien lorsqu’il étend l’homicide à la haine pour un frère, et l’adultère à la convoitise et aux regards (Mt 5.22, 28).

Règle 2

III. Deuxièmement, dans les préceptes affirmatifs sont contenus des préceptes négatifs, et dans les négatifs, des affirmatifs. Parce qu’il y a dans les Ecritures plus de choses qu’il n’y a de mots, ainsi, dans les préceptes et les interdictions, il y a toujours plus que ce qu’expriment les mots. Non qu’il faille regarder la loi comme une règle de Lesbie33 [33], faite pour être interprétée à volonté, mais nous devons nous enquérir plus profondément du sentiment du Législateur, et saisir les choses qui sont connexes, ou qui dépendent les unes des autres.

Puisqu’un bon précepte ne peut être édicté par la loi, sans que le mal opposé ne soit évité (pas plus qu’un mal interdit ne peut être évité sans que le bien opposé soit pratiqué), il s’ensuit que les préceptes affirmatifs contiennent des préceptes négatifs, et les négatifs des affirmatifs; ceux qui sont expressément négatifs sont par implication affirmatifs, et vice versa. De même, les vertus sont ordonnées lorsque les vices sont interdits. Non pas que la vertu doive consister dans l’absence de vice seul, comme on le dit vulgairement, car nous devons aller plus loin, et faire les devoirs et actions contraires.

Ainsi, la raison ne voit dans le précepte « Tu ne tueras pas » rien d’autre que le devoir de s’abstenir de toute action mauvaise, mais il est certain que la charité est recommandée en sus, afin que nous aidions à la vie de notre prochain dans la mesure de nos forces; la raison l’exige, parce que Dieu nous interdit d’assaillir ou de violenter un frère par une injustice, parce qu’il désire que la vie de ce dernier nous soit chère et précieuse, de telle sorte que nous déployions tous nos efforts pour la préserver. De même, lorsque le vol est interdit, la bienveillance est ajoutée. Si Dieu nous ordonne d’honorer nos parents, et promet une récompense à ceux qui font ainsi, cela nous interdit le fait même de les déshonorer, et sous-entend que Dieu ne laissera pas impuni celui qui agit différemment.

Règle 3

IV. Troisièmement, en tous les préceptes, reconnaître la synecdoque: par elle, dans une espèce proposée doit être entendue la catégorie tout entière, et par la prohibition d’un vice, tous les autres d’un genre analogue, tout ce qui y a trait ou y porte, tout ce qui y a trait ou y porte, sont interdits.

Ainsi, dans le précepte « Tu ne commettras pas d’adultère » est interdite toute affection pour l’épouse d’un autre: la convoiter (Mt 5.28) et tous désirs illicites sont interdits. Dans l’homicide sont inclus tous les sentiments coléreux. Ce qui est le plus vil et les marques distinctives de chaque genre de péché sont interdits: ils incluent tous les autres, soit parce qu’ils en découlent, soit parce qu’à la longue ils y conduisent, ou encore parce que ce qui paraît négligeable aux hommes est, sous le très sage jugement de Dieu, jugé plus sévèrement. Ceci n’a donc pas pour but d’excuser ou d’exclure les péchés moins graves. La chair, en effet, s’efforce de diluer la hideur du péché et de la recouvrir de prétextes spécieux; par exemple, lorsqu’on emploie les mots « colère » et « haine » on entend que ces notions sont exécrables; mais lorsqu’ils sont interdits sous le nom d’homicide, nous comprenons mieux à quel degré d’abomination ils sont tenus par Dieu.

Règle 4

V. Quatrièmement, dans la même idée, dans l’effet est incluse la cause, dans le genre l’espèce, dans le relatif, le corrélatif. Celui qui veut ou interdit une chose, veut ou interdit ce sans quoi elle ne peut être – ou n’est pas habituellement faite. Ainsi, dans l’interdiction de l’adultère sont interdits tous les désirs illicites et leurs développements, c’est-à-dire l’intempérance et tout ce qui est propre à les susciter. Lorsque la loi ordonne la chasteté, cela requiert sa nourrice, la tempérance, et une conduite modérée. Lorsque l’ordre est donné aux enfants d’honorer leurs parents, les parents reçoivent de même celui de chérir paternellement leurs enfants et de les éduquer dans la discipline du Seigneur. Sous le vocable de parents sont entendus les supérieurs, magistrats, maîtres, précepteurs, pasteurs, auxquels, en revanche, sont prescrits des devoirs qu’ils sont tenus d’exercer envers leurs inférieurs.

Règle 5

VI. Cinquièmement, les préceptes de la première table priment sur ceux de la seconde en ce qui concerne les actes nécessaires intérieurs et extérieurs, lorsqu’ils ne peuvent pas avoir lieu simultanément. C’est ainsi que l’amour du prochain doit être soumis à l’amour pour Dieu. Nous devons haïr père et mère à cause de Christ (Lc 14.26) lorsque l’amour des parents est incompatible avec l’amour de Christ. Nous devons négliger les commandements humains lorsqu’ils s’opposent aux commandements de Dieu (Mt 10.37; Ac 4.19).

En revanche, les lois cérémonielles de la première table cèdent le pas aux préceptes moraux de la seconde, car Dieu prend « plaisir à la miséricorde et non point aux sacrifices » (Os 6.6), c’est-à-dire que le culte moral est meilleur et nécessaire en soi, de façon principale et première; le culte cérémoniel, quant à lui, n’est que secondaire par rapport au premier. D’où, nous devrions être moins préoccupés du second que du premier.

Règle 6

VII. Sixièmement, certains préceptes sont affirmatifs (qui ordonnent les choses à faire, que l’on transgresse par omission); d’autres sont négatifs (qui interdisent les choses à éviter, que l’on transgresse par commission); les premiers sont toujours contraignants, mais non à jamais; les derniers sont toujours contraignants, et à jamais. Les vertus et les devoirs commandés par les préceptes affirmatifs ne peuvent pas être exercés tous ensemble à la fois au même moment, et supposent certaines conditions, en l’absence desquelles ils ne peuvent avoir lieu; par exemple, les parents ne sont pas toujours vivants ou près de nous pour que nous leur rendions le respect qui leur est dû. Mais les vices et les crimes qui sont interdits ne peuvent jamais être commis de façon licite à aucun moment. Nous devons toutefois faire ici une exception pour le commandement affirmatif général d’aimer Dieu (lequel oblige toujours et à jamais), car il n’existe aucun instant, endroit ou état dans lequel l’homme puisse être exempté du devoir d’aimer Dieu.

Règle 7

VIII. Septièmement, le principe et la fin de tous les commandements, c’est l’amour. C’est pourquoi la charité est appelée la fin et le pleroma de la loi (Rm 13.10; 1 Tm 1.5). L’amour achève tous les offices de la clémence de Dieu et de l’obéissance de l’homme. De même que toutes les bénédictions de Dieu découlent et sont contenues dans l’amour, de même tous les devoirs de l’homme sont inclus dans l’amour. L’amour de Dieu est la plénitude de l’Evangile; l’amour de l’homme est la plénitude de la loi. Dieu est amour, et la marque distinctive des fils de Dieu n’est autre que l’amour (Jn 13.35). Tout comme l’amour possède un double objet (Dieu et le prochain), un double amour est commandé: pour Dieu, dans la première table de la loi, pour le prochain, dans la seconde. Celui-là est appelé « le premier et le grand commandement », et celui-ci « le second, qui lui est semblable ».

On appelle à bon droit l’amour de Dieu le premier commandement, parce que, étant donné qu’il n’y a rien avant Dieu, nous devons avant tout nous tourner vers le culte de Dieu, afin que toutes choses débutent et aboutissent en lui. On l’appelle grand, 1) en raison de son objet, parce qu’il a trait au plus grand et infini objet, Dieu; 2) en raison de son sujet, parce qu’il requiert toutes les puissances et les facultés de l’homme, afin que nous aimions Dieu de toute notre pensée, de tout notre cœur et de toute notre force; 3) en raison de son amplitude et de son extension, parce qu’il inclut toutes choses dans son étendue, et qu’il découle dans toutes les actions humaines, car rien ne peut être agréable à Dieu, à moins que cela ne soit accompli pour lui.

Le second commandement lui est semblable, non pas tant quant à son importance

que 1) en raison de sa qualité, parce que la sincérité et la pureté du cœur sont toutes deux requises à la fois pour l’amour de Dieu et celui du prochain; 2) en raison de son autorité, parce que chacun d’eux est commandé par Dieu et tend à sa gloire; 3) en raison de son châtiment, parce que la violation d’une table comme de l’autre expose à la mort éternelle; 4) en raison de sa connexion et de sa dépendance, parce qu’ils sont si étroitement liés l’un à l’autre que l’un ne peut être accompli sans l’autre, car Dieu ne peut pas plus être aimé en l’absence de l’amour pour le prochain, que ce dernier en l’absence de l’amour pour Dieu. « Si quelqu’un dit: J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur; car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ; ne peut aimer Dieu qu’il ne voit pas? » (1 Jn 4.20)

La règle pour l’observation de la loi

IX. Les règles d’obéissance à la loi sont, elles aussi, diverses.

Premièrement, la loi tout entière doit être observée par l’homme tout entier. Tout comme Dieu nous prescrit la loi tout entière, dans tous ses préceptes et sans aucune division, il commande que l’homme tout entier et sans partage les observe; non seulement de façon extérieure, quant au corps, mais encore intérieure, quant à l’âme et à toutes ses facultés, afin que nous n’omettions aucun des préceptes, afin que nous demeurions dans tout ce qui est écrit.

De même que l’homme tout entier est sous la loi de Dieu, aucune de ses parties ne peut ni ne doit être soustraite à cette obéissance. Tout ce qui est en l’homme, que ce soit dans la pensée, ou la volonté, ou les affections, ou bien dans l’âme ou dans le corps, tout doit adorer et être soumis à Dieu. Ceci est aussi postulé par la justice très exacte du Législateur, par la nature du bien, qui doit être absolu à tous les niveaux, et par la formule de l’Alliance légale.

Règle 2

X. Deuxièmement, une quadruple perfection dans l’obéissance est requise. Premièrement, en ce qui concerne le principe, qu’elle soit vraie et sincère, consistant non seulement en paroles des lèvres et actions du corps, mais qu’elle ait son siège dans l’âme et surgisse d’un cœur purifié et d’une foi non feinte: « Le but de cette recommandation est l’amour, qui vient d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi sans hypocrisie. » (1 Tm 1.5)

Deuxièmement, en ce qui concerne son objet ou ses parties, afin que l’obéissance soit universelle, non pas uniquement à tel ou tel commandement, mais à tous. Car celui qui pèche dans un domaine est coupable envers tous; de plus, on ne peut considérer avoir gardé la loi si l’on n’est pas demeuré dans tout ce qui est écrit.

Troisièmement, en ce qui concerne ses degrés, afin que l’obéissance soit intense et parfaite, de telle sorte que rien ne doive lui être ajouté; de là le propos de Bernard, qui dit que la mesure de l’amour de Dieu est « de l’aimer sans mesure »34 [34].

Quatrièmement, en ce qui concerne son temps et sa durée, afin que l’obéissance soit perpétuelle et constante du début jusqu’à la fin, de telle sorte que nous ne nous arrêtions pas seulement à l’un ou l’autre des actes de la loi; mais que nous demeurions tout au long de notre vie dans ce qui est écrit.

Règle 3

XI. Troisièmement, de même que l’obéissance intérieure est de loin supérieure à l’extérieure, et la morale à la cérémonielle, de même la dernière est vaine si elle est séparée de la première. D’où les graves plaintes des prophètes qui reprochaient au peuple son impiété, parce qu’il dissociait ce que Dieu avait uni par un lien indissoluble, se contentant d’un culte extérieur et cérémoniel, et ne montrant aucune préoccupation quant au culte intérieur et moral. Voyez Esaïe 1.15-18, 58.1-4, 66.1-4; Michée 6.7; et ailleurs.

Règle 4

XII. Quatrièmement, de même que les préceptes ne possèdent pas un degré égal d’importance et de nécessité, de même on ne doit pas considérer l’obéissance d’un même ordre et d’une même valeur. L’omission d’un commandement est une chose; l’opposition contre lui, une autre; l’oubli, la négligence et le mépris diffèrent l’un de l’autre. La négligence procède de la langueur de l’inertie; le mépris, de l’élévation de l’orgueil. Ainsi, l’élévation de celui qui méprise le commandement augmente sa culpabilité, et change sa faute en crime. Dans les choses plus aisées, le mépris est plus condamnable, et l’action moins digne d’éloges. Dans les choses plus difficiles, l’obéissance est plus en grâce, tandis que la violation est plus grave.


* Traduction par Simon Scharf.

1 [35]Cicéron, Des lois, livre 1.

2 [36] Thomas d’Aquin, Somme théologique, 1a 1, q.90, art. 1.

3 [37] Diogène Laërce, Vies des philosophes illustres, « Aristippe ».

4 [38] Opuscula philosophica.

5 [39] Contre la secte des libertins, CR 35.144-248.

6 [40] Corpus Iuris Civilis.

7 [41] Cicéron, Pro Roscio, De fin., 2.

8 [42] Pro Milone.

9 [43] De leg., 1.

10 [44] De rep., 3; Lactance, De inst., 6.8.

11 [45] De iure naturali et gentium (1640), 6.7.

12 [46] De causa Dei, 1.18.

13 [47] Relatif au forum, aux choses de droit public. [N.D.T.]

14 [48] Somme théologique, IaII, q.100, art. 8.

15 [49] Somme théologique, 1-2, q.100, art. 8.

16 [50] Dialogue sur la polygamie, 1657.

17 [51] De civitate Dei, xv, 16.1, OC, xxiv, 268.

18 [52] 1.27.

19 [53] Calvin, Commentaire sur les quatre derniers livres de Moïse, in Lévitique 18:16.

20 [54] Cf. Catéchisme de Racovie, de proph. Christi munere, c.i et ii; Ostrodot, Inst. Relig. Christ. (1612), c.xxii; Volkelius, lib. iv De vera religione (1630), c.xxi.

21 [55] Augustin, Contra Faustum, OC, xxv, 480.

22 [56] Azoa, 12.

23 [57] Bellarmin, De Justificatione, Opera (1858), 4:572-74.

24 [58] Commentaire sur les évangiles: Matthieu (1888), 1:154, Mt 5. ?.

25 [59] Théodore de Bèze, Annotationes maiores in Novum… Testamentum (1594), 31 sur Mt 5.21.

26 [60] Saint Ephrem, Commentaire de l’Evangile concordant, CSCO 145:55-57.

27 [61] Bellarmin, De monachis, 2.7.

28 [62] Josèphe, Antiquités, 3.5.8.

29 [63] Philon, Le Décalogue, 12.50.

30 [64] Irénée, Contra haereses, 2.24.

31 [65] Clément d’Alexandrie, Stromates, 6.16.

32 [66] Augustin, Quaestiones in hept., q.71, et Epist. Ed. Januar.

33 [67] Regula lesbia.

34 [68] Bernard de Clairvaux, De diligendo Deo, 1.1 et 6.16.