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Compte-rendu du colloque de théologiens évangéliques francophones

Compte-rendu du colloque de théologiens évangéliques francophones

(septembre 2002)

Décidément, la question identitaire est à la mode, et les évangéliques n’y échappent pas: rencontres et livres sur le thème de l’identité des évangéliques se succèdent. Les 11 et 12 septembre derniers, les deux facultés libres de théologie, celle d’Aix-en-Provence et celle de Vaux-sur-Seine, ont essayé d’aborder le sujet sous un angle théologique. A cette fin, elles avaient réuni, à l’Institut Biblique de Nogent-sur-Marne, une soixantaine de participants représentant la francophonie européenne, pour y réfléchir sous la houlette de plusieurs universitaires ou scientifiques.

La première journée réservait une surprise; elle ne faisait pas intervenir de théologiens: modestie de leur part ou souci d’approche interdisciplinaire? Sébastien Fath, historien, chercheur au CNRS, et Danièle Hervieu-Léger, spécialiste de la sociologie des religions et directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, ont apporté leur regard extérieur sur les évangéliques. Dans les discussions qui ont suivi, certains ont souligné les limites de l’approche sociologique ou socio-historique, tandis que d’autres défendaient haut et fort les bienfaits de ce type de regard « extérieur » sur nos milieux.

Le regard historique de S. Fath partait des quatre critères que donne S. Babbington pour identifier les évangéliques: l’accent sur la conversion, le biblicisme, le crucicentrisme et le militantisme (nous dirions, dans notre langage, l’engagement) visant à la conversion individuelle. Cette identité s’est construite au cours de quatre grandes étapes: la Réforme, les mouvements de réveil du XVIIe au XIXe siècle, le fondamentalisme américain et le pentecôtisme au début du XXe, et enfin la structuration du mouvement évangélique dès 1950 (c’est déjà de l’histoire!). La thèse la plus originale que S. Fath a essayé de défendre après avoir brossé ainsi la toile de fond était que l’évangélisme est une forme démocratique du mysticisme protestant. Son argumentation se basait, entre autres, sur l’accent très appuyé que les évangéliques mettent sur la communion personnelle avec Dieu (qu’on trouve de manière particulière chez les piétistes, chez les Pentecôtistes, les Quakers, un Oberlin…), sur une certaine dévaluation de l’histoire (avec un accent parfois trop exclusif sur l’expérience actuelle et une ignorance des racines historiques des Eglises évangéliques d’aujourd’hui), et sur le primat de la vie transformée par rapport à la réflexion théologique (d’où, parfois, une certaine méfiance à l’égard de la théologie et des théologiens). Une certaine tension se fait sentir entre le rôle réduit accordé aux institutions, qui frappe par contraste avec le mysticisme catholique somme toute bien « encadré » (l’article de F. Mauriac, écrit à l’occasion d’une campagne de Billy Graham en 1963, fournissait un bel exemple de l’incompréhension catholique devant ce « mysticisme protestant décentralisé »), et un encadrement néanmoins réel par la communauté, la dénomination et la doctrine. Dans les débats qui ont suivi, on a pu entendre S. Fath dire qu’avec l’élaboration de la doctrine de l’inerrance biblique (et les Déclarations de Chicago), les évangéliques avaient quand même inventé un genre de magistère protestant… et tous s’accordent pour reconnaître l’importance du rôle joué par la Parole de Dieu comme norme objective et absolue.

Mme Hervieu-Léger jetait un regard sociologique sur la montée des courants évangéliques, et soulignait les convergences entre les évangéliques et l’ultra-modernité. A son avis, les sociologues s’intéresseraient davantage aux évangéliques depuis l’arrivée de la Moral Majority en politique américaine, et depuis la montée des Eglises pentecôtistes dans des pays traditionnellement considérés comme catholiques. Les affinités entre les évangéliques et la modernité se manifesteraient dans l’individualisme (dont on peut faire remonter l’origine à la Réforme, sans oublier cependant des figures comme celle de Saint Jean de la Croix parmi les catholiques), dans le modèle de spiritualité accompagnante plus que magistérielle, et dans l’attente très actuelle d’une spiritualité pragmatique: pour D. Hervieu-Léger, l’accent mis par les évangéliques sur le changement de manière de vivre dans le quotidien qui doit suivre la conversion répond bien à cette attente. Certes, des tensions subsistent: si l’importance attachée par le pentecôtisme à l’émotion et à l’expérience va encore dans le même sens, on ne peut nier que l’idée évangélique classique d’une seule vérité absolue heurte de front la sensibilité ultra-moderne. Dans les discussions, qui ont suivi l’exposé, l’importance du maintien d’une vérité objective a été mentionnée à plusieurs reprises, ainsi que le rôle central de la Parole de Dieu comme norme et instance médiatrice (elle fait connaître la vérité): les participants au colloque semblaient moins convaincus que l’oratrice quant à l’existence d’une convergence profonde entre les aspirations religieuses de nos contemporains et les convictions évangéliques.

Mme Hervieu-Léger signalait aussi que, pour les sociologues, il existe une globalisation du religieux qui n’est pas sans rappeler la mondialisation du marché économique: on retrouve une standardisation des produits offerts (elle citait le cas d’un ensemble d’Eglises, dans un village guatémaltèque, ayant toutes « le même message réducteur »!), l’utilisation des médias, la personnalisation de l’offre et une attitude décomplexée par rapport à l’argent. L’auditoire s’est trouvé interpellé, mais il l’a été davantage encore par l’une des dernières remarques de Mme Hervieu-Léger, qui estimait qu’il n’est pas totalement utopique d’espérer voir se résoudre la tension sociologique entre la séparation et l’intégration par le biais de la conviction évangélique que tout est spirituel. Une protestation adaptatrice ou une adaptation protestataire deviendraient ainsi possibles, et Mme Hervieu-Léger de supposer ainsi un attrait de la doctrine évangélique pour les immigrés de nos grandes villes, qui pourrait un jour intéresser jusqu’à nos hommes politiques…

Après une matinée bien chargée, l’après-midi du mercredi permettait de réagir: une table ronde (autour d’une table carrée, comme d’habitude), composée de plusieurs professeurs de théologie, réagissait aux deux exposés du matin. Le doyen Michel Johner, de la faculté d’Aix, rappelait l’importance des médiations humaines (l’alliance, l’histoire, l’Eglise). Henri Blocher observait la tendance des orateurs à ne considérer que les évangéliques professants. Neal Blough se demandait quel lien nous avons avec la Réforme: bref, le débat fut large et animé, et reprit des points très divers des orateurs du matin. La notion de la catholicité des évangéliques est revenue plusieurs fois: un des participants a plaidé pour un accueil joyeux et critique de l’héritage de deux mille ans de foi chrétienne, et a rencontré un écho plutôt favorable dans l’auditoire. A la fin de l’après-midi, les participants ont illustré leur propre diversité au sein du monde évangélique: neuf personnes, représentant des dénominations et des sensibilités très diverses, répondaient en effet à ces deux questions: « Qu’est-ce qu’un évangélique? » et « Quel évangélique suis-je? ». Et certains d’entre eux se définissaient « par opposition », d’autres témoignaient d’un parcours parfois vraiment varié et riche, qui les avait souvent conduits à apprécier l’héritage de la foi reçu – y compris reçu de parents catholiques ou dans des dénominations qui ne sont pas, en tant que telles, « classées comme évangéliques ».

La deuxième journée débutait comme la première par une méditation biblique, dans laquelle le professeur Gordon Campbell (faculté d’Aix) montrait le rôle de l’Apocalypse dans le canon du Nouveau Testament: un rapprochement thématique entre Apocalypse 11 et Jean 8 était stimulant et édifiant, comme l’étude de Thierry Huser l’avait été la veille. Celui-ci avait analysé, en Galates 2, les raisons qui avaient conduit Paul à s’opposer à Pierre, tout en montrant que l’apôtre ne se contentait pas d’asséner la vérité, mais donnait des arguments pour l’établir.

Le jeudi apportait, enfin, aux participants le discours théologique à proprement parler, sous la forme d’un dialogue entre deux anciens doyens des deux Facultés organisatrices, MM. Pierre Berthoud et Henri Blocher. Chacun a exposé librement ses remarques pour s’entendre donner la réplique par son collègue. Il avait fallu patienter jusque-là, mais la récompense était belle: ce fut un moment dense et riche, comme on pouvait s’y attendre de la part de ces deux théologiens éminents! Pierre Berthoud avait pour tâche de définir le centre de la théologie évangélique. Il a rappelé que les évangéliques se caractérisent par la double référence au Christ et à l’Ecriture: en cela, ils n’innovent pas, mais se situent dans la longue tradition qui part des apôtres et passe par la Réforme. Il a rappelé les différentes façons de définir les évangéliques, en s’étendant en particulier sur les approches de John Stott, de James Packer et du philosophe Francis Schaeffer. Schaeffer énumère sept (!) points non négociables, que les évangéliques doivent maintenir s’ils ne veulent pas dissocier la foi de la raison: Dieu et le choix (avec les variantes théologiques classiques entre calvinisme et arminianisme), le hasard et l’Histoire (Dieu comme ultime réalité), la sainteté et l’amour, le bien et le mal… Chez Schaeffer, chaque paire mène à certains corollaires nécessaires, comme, par exemple, l’unité et la diversité au sein de Dieu comme corollaire du fait que l’Histoire a un sens et que Dieu est l’ultime réalité. Il aurait été intéressant de développer davantage cette présentation en sept paires, mais le temps ne le permettait pas. John Stott, quant à lui, utilise une approche trinitaire. Le Père se révèle aux hommes et inspire l’Écriture (on retrouve ici l’importance de l’inerrance), le Fils dévoile et accomplit le salut, le Saint-Esprit transforme aussi bien l’individu que la communauté chrétienne. James Packer, enfin, ajoute à ces trois points la nécessité de la conversion, la priorité accordée à l’évangélisation (en effet, à côté des Déclarations de Chicago, il y a fort à parier que l’Histoire retiendra les Déclarations de Lausanne et de Manille comme les contributions les plus importantes de la théologie évangélique du XXe siècle!), et l’importance de la communion fraternelle. J. Stott considère ces trois derniers points comme un prolongement de son approche trinitaire.

En réponse, H. Blocher a proposé de « voir » les évangéliques comme les vrais héritiers de la Réforme, malgré les apparences contraires, de même que la Réforme est l’héritière du christianisme patristique et médiéval, malgré les apparences, et que lui-même se situe dans la véritable continuité de la religion révélée à Israël. (Alors, autant revendiquer haut et fort cet héritage – sans devenir pour autant présomptueux, bien sûr, en ont conclu d’autres intervenants). Les différentes définitions montrent en tout cas de façon très claire que le cœur de la théologie évangélique est un ensemble de convictions homogène et cohérent.

H. Blocher devait, ensuite, aborder la question des limites au-delà desquelles on se trouve en dehors de la théologie évangélique. A nos yeux, il s’est acquitté de cette tâche avec un irénisme marqué, qui montrait l’évolution de sa pensée – évolution qu’il soulignait d’ailleurs lui-même. Il a défini la construction théologique évangélique en cercles concentriques, avec, au cœur, les doctrines sine qua non. Il s’agit, selon lui, des affirmations historiques des grands conciles œcuméniques (Symbole de Nicée-Constantinople…), du rôle central de la croix et de la doctrine de la substitution pénale, ainsi que des trois Sola de la Réforme. Ainsi, des choses essentielles ont parfois été répétées lors du colloque puisqu’on retrouve ici à peu près les critères de Babbington. Un deuxième cercle est formé par des doctrines au sujet desquelles une différence d’opinion n’empêche pas la pleine reconnaissance comme théologien évangélique. Nous retrouvons ici tous les grands débats connus dans et entre nos Eglises: création et évolution, les doctrines sur la fin des temps, le rapport entre l’Etat et l’Eglise, etc. Il faut reconnaître que les grandes doctrines qui appartiennent au premier cercle ne sont pas toujours bien pensées dans nos Eglises, mais des positions extrêmes peuvent rompre la communion évangélique (le « open theism » de Clark Pinnock, par exemple). Enfin, le troisième cercle concerne des nuances entre évangéliques « stricts » et évangéliques « larges »: ici, pensez aux débats sur des thèmes éthiques (avortement, euthanasie), sur le châtiment éternel, l’inerrance (débats de méthodologie), et d’autres.

Dans sa réponse, Pierre Berthoud rappelait le rôle que joue le contexte: selon qu’on est membre d’une Eglise évangélique ou d’une Eglise protestante « historique », on aura une vision différente des priorités. L’objet de notre expérience chrétienne (Dieu et sa Parole) détermine aussi la nature de notre expérience: il y a là beaucoup à creuser et, vu le rôle des théologiens dans les Eglises, ce débat mérite d’être mené, d’autant que nous vivons à une époque où l’expérience prime souvent. (A cet égard, les participants ont regretté que peu de théologiens pentecôtistes aient pu être présents durant le colloque. Le lien Esprit-Parole-expérience-Eglise est naturellement un thème qui appelle des approfondissements – et pas seulement dans ces milieux-là bien entendu! P. Berthoud rappelait que l’Esprit n’est pas que puissance: il est aussi sagesse.)

Après un dernier échange avec tous les participants, Jacques Buchhold a apporté une conclusion au colloque, en rappelant l’importance de l’orthopraxie et de l’évangélisation, deux thèmes restés un peu sous le boisseau, mais ô combien importants pour une théologie évangélique vivante.

On le voit à travers ces quelques échos, le colloque était riche et porteur de thèmes à étudier et à creuser. D’ailleurs, un groupe de travail a été nommé pour préparer la création d’une association de théologiens évangéliques francophones, qui aura pour but d’organiser d’autres colloques de théologiens, et de favoriser entre eux des échanges réguliers, non pas pour multiplier les structures, mais afin de ne pas rester en marge des débats européens et de stimuler la réflexion mutuelle. Espérons que, malgré les obstacles matériels et le classique problème des finances, le groupe de travail pourra faire des propositions concrètes: ce serait un encouragement à la fois pour les théologiens et, au-delà d’eux et par eux, pour nos Eglises.

Martin Slabbekoorn.