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Croire aujourd’hui : point de vue d’un philosophe

Croire aujourd’hui : point de vue d’un philosophe

Mark SHERRINGHAM*

Pour éclairer la relation de la foi chrétienne à notre monde d’aujourd’hui et à la philosophie, je propose d’aborder successivement trois questions:

– Qu’est-ce qui caractérise notre époque, la culture dans laquelle nous vivons aujourd’hui?

– Quelle est la situation du christianisme dans cette culture?

– A quelles conditions la philosophie peut-elle aujourd’hui contribuer

à l’approche de la foi chrétienne?

I. La culture contemporaine entre modernité et postmodernité

Quand on ouvre le journal, ou quand on regarde la télévision, on est confronté à une grande variété et à une grande complexité d’informations dans les domaines les plus divers: la mondialisation économique et culturelle, le réchauffement planétaire, les catastrophes écologiques, le développement de l’internet et des technologies de l’information et de la communication, la crise de la vache folle, de nouveaux débats éthiques autour de la génétique ou du droit contrôlé à l’euthanasie, le droit international d’ingérence ou le devoir de solidarité planétaire, la construction européenne, les problèmes de délinquance ou de violence urbaine, et j’arrêterai là cette énumération. Quel sens faut-il donner à tout cela? Comment peut-on s’orienter dans cette masse d’informations et de questions, le plus souvent urgentes, qui nous emporte dans une course dont on ne perçoit ni la direction d’ensemble, ni la fin?

Complexité extrême et dynamisme irrésistible d’une part, mais aussi incertitudes grandissantes et recherche de nouveaux repères caractérisent, au premier abord, notre monde d’aujourd’hui.

Si l’on cherche maintenant à analyser notre culture actuelle, il me semble qu’elle est constituée par la confrontation ou la tension entre deux systèmes principaux de valeurs, dont les frontières ne sont pas étanches, mais dont les caractéristiques principales sont nettement distinctes.

Le premier système d’idées correspond à ce que je propose d’appeler le noyau dur de la modernité traditionnelle. Ces idées ont été, pour l’essentiel, inventées et élaborées de la Renaissance jusqu’au milieu du XIXe siècle, et elles demeurent encore très influentes aujourd’hui. Il est possible de les rassembler autour de cinq grands thèmes: le progrès, la science et la technique, le bien-être matériel, la laïcité et la sécularisation, enfin la république.

a) Le progrès

L’idée de progrès apparaît à la Renaissance dans le domaine de la théorie de l’art. Elle permet d’opposer l’art italien depuis Cimabue et Giotto à l’art du Moyen Age en référence au modèle que constitue idéalement l’art antique. Au XVIIe siècle, l’idée de progrès s’impose dans le domaine scientifique avec Kepler, Galilée et Newton. C’est à la fin du XVIIe siècle que fait rage en France la querelle des Anciens et des Modernes qui verra le triomphe final des Modernes. Au XVIIIe siècle, enfin, l’idée de progrès comme passage de l’obscurantisme aux lumières, comme histoire des progrès de l’esprit humain, pour parler comme Condorcet, ou comme croyance en la perfectibilité de l’homme, selon Rousseau, devient incontournable. La foi dans le progrès de l’histoire humaine accompagne le développement économique de l’Europe au XIXe siècle ainsi que l’expansion mondiale de la civilisation européenne, d’abord à travers le colonialisme, et maintenant à travers la mondialisation économique et culturelle. La foi dans le progrès humain est également à l’origine du privilège accordé par notre culture à la nouveauté, et a servi de justification à toutes les « avant-gardes » artistiques ou politiques. Comme s’il suffisait de faire du nouveau ou de rompre avec le passé pour être dans le vrai.

Aujourd’hui, la croyance au progrès demeure au fondement du phénomène de la mode et du renouvellement incessant des biens et des services qui est le moteur de la consommation et de l’économie. Le nouveau est valorisé, l’ancien est dépassé. A la limite, mieux vaut une erreur nouvelle qu’une vérité ancienne.

b) La confiance dans la science et la technique

La deuxième valeur de la modernité est la confiance dans la science et la technique. Cette confiance remonte aux succès de la science moderne à partir du XVIIe siècle. Ce succès est à la fois théorique et pratique. Le succès théorique accompagne l’extension quasi exponentielle de nos connaissances et de notre capacité à expliquer et à comprendre la vie, l’homme et l’univers. Le succès pratique se manifeste dans la capacité technique de maîtriser la nature et de créer un véritable monde technique qui vient se substituer à l’environnement naturel. Ce progrès de la science et de la technique prend racine dans la volonté moderne de domination et d’exploitation de la nature. Celle-ci n’est plus pensée comme principe universel de la vie, ou comme divinité naturelle (deus sive natura), mais comme objectivité mesurable, pur mécanisme spatial, matière exploitable et consommable, et support de la volonté de puissance de l’individu humain qui aspire, selon les mots prophétiques de Descartes dans le Discours de la méthode de 1637, à devenir « maître et possesseur » de la nature. Ce triomphe apparemment sans limites de la science et de la technique engendre une véritable religion de la science.

Sa première expression philosophique se trouve dans le positivisme d’Auguste Comte, dont le scientisme contemporain est l’héritier direct. Comte propose de comprendre l’évolution de l’esprit humain à partir de ce qu’il appelle « la loi des trois états »: l’humanité serait passée successivement par l’état religieux, l’état métaphysique et, enfin, l’état positif. Aux questions fondamentales, l’esprit humain aurait apporté successivement trois types de réponses: d’abord les réponses de la religion qui sont ensuite dépassées par les réponses philosophiques, lesquelles sont à leur tour remplacées par les réponses de la science. A en croire Auguste Comte, et beaucoup de ses successeurs plus ou moins conscients, la science a aujourd’hui définitivement remplacé la religion et la philosophie. Autrement dit, la science est devenue la religion et la philosophie des temps modernes. Un exemple de cette prétention se laisse lire dans un ouvrage d’un Prix Nobel français des années 60: Le hasard et la nécessité.

Cependant la confiance dans la science trouve aujourd’hui un certain nombre de limites. Elle s’accompagne de la prise de conscience de plus en plus vive des dangers éthiques d’une techno-science sans conscience: la bombe atomique, les catastrophes écologiques, la crise de la vache folle sont autant de rappels que la science et la technique ne doivent pas être utilisées en dehors du « principe de précaution ».

c) La revalorisation de la vie matérielle, de la production des biens et des services

La revalorisation de la vie matérielle, de la production des biens et des services, est la troisième caractéristique du noyau dur de la modernité. Elle a abouti à ce qu’on a appelé, dans les années 60-70 du XXe siècle, « la société de consommation ». Il y a bien un matérialisme moderne, qui signifie la reconnaissance de l’importance et de la légitimité de l’investissement humain dans l’économie productrice de biens et de services.

Que l’activité productrice soit aussi noble ou considérée, aussi digne d’attirer les vocations, que l’activité intellectuelle ou spirituelle et que l’activité guerrière, est une innovation récente dont les prémisses commencent à apparaître à la Renaissance et avec la Réforme. Ce changement dans la hiérarchie des classes ou des « ordres » sociaux par rapport à l’Antiquité grecque et romaine d’une part, et au Moyen Age d’autre part, s’accomplit avec le triomphe moderne de la société des bourgeois et des travailleurs, dans laquelle nous vivons aujourd’hui.

d) La laïcité et la sécularisation

La modernité, dans notre pays de façon particulièrement emblématique, est également inséparable du combat pour la laïcité. La laïcité a plusieurs visages: celui de l’anticléricalisme révolutionnaire et républicain, contre l’alliance du « trône et de l’autel », mais aussi la volonté de séparer institutionnellement l’Eglise et l’Etat, c’est-à-dire de garantir la neutralité religieuse de la puissance publique, et par là d’assurer la liberté de conscience à tous les citoyens, mais encore l’idéologie positiviste qui voit dans les religions les vestiges d’un obscurantisme que la raison scientifique et la « libre-pensée » enseignée à l’école de la République contribueront à marginaliser et à faire progressivement disparaître.

e) La république

Enfin vient la révolution politique qui verra, à partir du XVIIIe siècle, la victoire de la république, aux Etats-Unis d’abord et en France ensuite, sur le principe monarchique traditionnel. Pour la première fois, à l’échelle des grandes nations, s’impose le principe de la souveraineté du peuple et des droits de l’homme et du citoyen. La liberté, l’égalité et la fraternité deviennent l’idéal de la politique moderne.

Ce noyau dur de la modernité, bien que totalement issu de la culture chrétienne européenne, est assez ouvertement antichrétien. Il prétend s’affranchir du joug de la religion en général et du christianisme en particulier, et a l’ambition d’apporter des réponses nouvelles et satisfaisantes aux vieilles interrogations et inquiétudes qui servaient de terreau à la foi religieuse.

Pourtant aujourd’hui ce noyau dur de la modernité, même s’il garde des partisans puissants et nombreux, est de plus en plus battu en brèche sur tous les fronts. L’idée d’un progrès de l’esprit humain est ouvertement remise en question dans les domaines de l’éthique ou de la recherche du sens. La confiance dans la science et la technique ne peut plus être aveugle à l’âge de la bombe atomique ou des manipulations génétiques. La volonté de dominer et d’exploiter les ressources naturelles se trouve contestée par la prise de conscience écologique de notre responsabilité par rapport à la planète Terre. La volonté laïque de cantonner la religion à la sphère des opinions privées en voie de disparition progressive marque le pas devant la montée des intégrismes, le développement des sectes et la persistance du religieux dans le débat culturel. Enfin, l’idée de république liée au développement des Etats-nations se voit confrontée au double défi de l’approfondissement de la démocratie individualiste et du dépassement du cadre national dans des organismes supranationaux.

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Mais non seulement l’esprit moderne se trouve aujourd’hui confronté à ses propres limites, il est aussi concurrencé par une sensibilité différente, qu’on a pris l’habitude d’appeler, faute de mieux, postmoderne. Celle-ci ne se présente pas comme un système rigoureux et visant à la cohérence. C’est que la postmodernité est justement sceptique par rapport à la raison et à la cohérence. Face au système de la raison moderne, elle se définit plutôt comme une attitude et une prise de conscience qui peuvent, à leur tour, être caractérisées par cinq idées directrices: le relativisme universel, l’individualisme radical, la reconnaissance des multiples dimensions de la personne humaine, la conscience du mal historique et la légitimité de la quête du sens et de la religion.

a) Le relativisme universel

Le relativisme n’est pas une idée récente. On en trouve des traces dans le scepticisme philosophique de l’Antiquité ou dans la tolérance prônée par Montaigne en pleine période de guerre de religion. C’est cependant à Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, que revient le mérite d’annoncer l’ère du relativisme universel, qu’il propose de comprendre comme la réduction de la vérité à la valeur. Dorénavant, la vérité n’est plus qu’une valeur parmi d’autres. Cette prise de conscience est elle-même la conséquence de l’aventure occidentale de la vérité, dont Nietzsche se veut le grand témoin. Il en a souligné le danger qui s’appelle le nihilisme: tout vaut, tout se vaut, et finalement rien ne vaut plus, et il en a indiqué le remède à ses yeux: la création dionysiaque et artiste de valeurs qui affirment la vie.

Mais la postmodernité n’est pas pour autant nietzschéenne. Sa position n’est ni le nihilisme de l’évanouissement des valeurs, ni la volonté surhumaine d’une nouvelle création des valeurs, mais plutôt une sérénité ouverte et éclectique: tout a une valeur, toute opinion est respectable si elle est énoncée de bonne foi, il y a une part de vérité dans tout point de vue qui s’exprime. Pour la postmodernité, tout est vrai, il y a du vrai partout. Mais ce qui devient insupportable, c’est la prétention jugée exorbitante à l’exclusivité du vrai.

Le relativisme atteint également notre conception de l’histoire, un des dogmes des temps modernes, c’est-à-dire la croyance au progrès dans l’histoire. La postmodernité ne croit plus qu’il y ait un sens de l’histoire, et que ce qui vient après soit par définition meilleur que ce qui existait avant. Nous sommes désormais libres de choisir dans la trame historique ce qui nous convient.

Le relativisme postmoderne concerne aussi directement la sphère des croyances religieuses, non pas ici en les décrédibilisant, mais en rendant possible pour une même personne la coexistence d’idées, de pratiques ou de croyances qui pourraient sembler contradictoires dans un autre contexte. La nouvelle religiosité semble inséparable d’une volonté de choix individuel: j’ai le droit et le devoir de me construire mon propre univers spirituel.

b) L’individualisme radical

La seconde composante fondamentale de l’attitude postmoderne est l’individualisme radical. L’idée d’individu n’est pas non plus une idée récente, même si son développement est une des spécificités de la culture occidentale. Les Confessions de saint Augustin ou les Essais de Montaigne sont des moments constitutifs de l’histoire intellectuelle de l’individu qui ne s’identifie pas à la notion, à l’origine grecque, de la personne désignant le masque derrière lequel pouvait jouer l’acteur du théâtre antique. On sait aussi que la philosophie moderne commence symboliquement avec le cogito de Descartes. Mais la philosophie du sujet de la pensée et de la connaissance, qui s’élabore de Descartes à Kant et s’absolutise avec Hegel, demeure une philosophie du sujet universel et évite de se laisser entraîner dans la voie de l’individualisme. Il faudra attendre la réaction contre la prétention systématique de la philosophie hégélienne, qui s’exprime chez un Kierkegaard, pour aboutir à la position de l’individu comme fondement premier. Mais c’est dans l’ouvrage de Max Stirner, publié en 1845 et intitulé L’unique et sa propriété, qu’on trouve pour la première fois l’expression philosophique complète de l’individualisme radical. La postmodernité se situe dans le prolongement de cette revendication de la primauté de l’individu et affirme que nous sommes tous des individus « uniques », et que c’est à partir de cette unicité subjective individuelle qu’il faut construire et théoriser l’ordre de la pensée et de la société.

L’individu unique postmoderne répugne à se soumettre à une autorité dont le principe lui serait extérieur ou étranger. D’où l’approfondissement de l’ordre démocratique, seul capable de gérer une société d’individus, ainsi que les contestations résurgentes de l’autorité institutionnelle. La république qui avait, d’abord, simplement intégré les institutions d’ancien régime en leur donnant une légitimité nouvelle, et qui s’était traduite par un alourdissement immédiat de l’autorité de l’Etat, dont la Terreur révolutionnaire est une manifestation révélatrice extrême, est amenée aujourd’hui à inventer un nouveau mode de fonctionnement fondé sur la participation et l’expression de plus en plus directe des points de vue individuels. L’exercice du pouvoir dans la démocratie postmoderne suppose de savoir concilier décision et concertation, communication et vision du bien commun. Stéphane Hugon, sociologue, écrit dans Le Monde du 2 janvier 2001:

« A un lien fondé sur la rationalité d’un contrat social se substitueraient des formes plus intuitives et plus éphémères, reposant sur le partage de valeurs plus immédiates. (…) Les grands discours ont vécu, l’expertise n’a plus la même prise sur la vie sociale. (…) La stratégie des politiques s’en voit modifiée. A un pouvoir de maîtrise et de pilotage qui s’exprime dans la verticalité se substitue une capacité à mettre les gens ensemble. »

Mais pour l’individu qui se pense comme le centre de son monde, la dimension éthique n’est pas pour autant absente. L’individualisme radical ne rime pas nécessairement avec l’immoralisme de « l’acte gratuit » célébré par André Gide, pour prendre un exemple devenu classique. L’éthique individualiste demande à être construite, et c’est également une exigence de la postmodernité. Différentes possibilités ont été explorées comme le concept de l’« autonomie », la valeur de la « communication démocratique » ou l’exigence de la « bonne foi » ou encore de l’« authenticité ». Etre pleinement soi-même, devenir ce que l’on est, dans le respect de ce même droit pour tous, voilà les premiers mots d’ordre d’une éthique de l’individu.

c) La reconnaissance des multiples dimensions de la personne humaine

Enfin, cet individu unique et absolu de la postmodernité, qui refuse la soumission à une autorité extérieure surplombante et qui cherche de nouveaux repères éthiques, souhaite également parvenir à une compréhension plus riche de lui-même. La recherche de l’épanouissement individuel passe, en effet, par une théorie ouverte, non hiérarchique et multidimensionnelle de la psychologie humaine. Au schéma classique, de type platonicien, du pouvoir de la raison s’appuyant sur le courage pour vaincre et maîtriser les passions et les désirs, ou au schéma moderne d’une raison intellectuelle capable de fonder la subjectivité de la conscience, la postmodernité préfère le modèle d’une individualité multiple dans ses composantes et ses références. Un exemple particulièrement intéressant de cette troisième caractéristique de la postmodernité est « la théorie des intelligences multiples » développée par un psychologue américain, Howard Gardner, en 1983. Pour Gardner, il faut en finir avec la conception unidimensionnelle de l’intelligence, et lui substituer une théorie qui fasse place à une pluralité d’intelligences. Il distingue l’intelligence linguistique, logico-mathématique, musicale, spatiale, corporelle-kinesthésique et interpersonnelle. On pourrait y ajouter l’intelligence visuelle, émotive, pratique ou pourquoi pas religieuse… Ce qui est nouveau, c’est la reconnaissance à l’intérieur de chaque individu d’une pluralité de perspectives dont aucune n’est en soi supérieure aux autres et ne peut revendiquer la position centrale. Là aussi, la raison moderne doit renoncer à toute prétention de commandement (et sans doute beaucoup plus profondément que dans la démarche restée moderne de la psychanalyse qui repose toujours sur la confiance dans le pouvoir de la raison de donner sens aux pulsions primitives).

d) La conscience du mal historique

Une quatrième dimension de la postmodernité est qu’elle devient inséparable d’une prise de conscience de la puissance du mal dans l’histoire humaine. Auschwitz d’abord et le Goulag ensuite, pour ne pas évoquer d’autres massacres ou génocides plus anciens ou plus récents, ont rendu impossible le maintien de l’optimisme de la raison des Lumières. Nous savons aujourd’hui non seulement que « les civilisations sont mortelles », comme l’affirmait Paul Valéry à l’issue de la Première Guerre mondiale, mais que la barbarie est toujours prête à resurgir et qu’elle sait utiliser aussi bien les techniques les plus modernes que les idéologies qui prétendent représenter l’avant-garde de l’humanité. Aucun progrès de l’esprit humain ne permettra jamais d’en finir avec la barbarie.

En liaison avec cette prise de conscience du danger toujours actuel de la barbarie, prise de conscience qui n’est ni achevée ni complète parce qu’elle ne s’accompagne pas pour autant d’une compréhension plus profonde du mystère du mal (ce qui supposerait, à mon sens, une conversion au message du christianisme), la postmodernité se caractérise encore par la perte de confiance dans ce que Jean-François Lyotard a proposé d’appeler les « grands récits », c’est-à-dire les explications globales du monde fournies par la raison moderne et les idéologies optimistes qui prétendent pouvoir assigner un sens à l’histoire humaine. Ceci est sans doute une des causes profondes de la perte d’influence, particulièrement notable dans notre pays, des intellectuels dans leur rôle de « maîtres penseurs ». Le pouvoir intellectuel moderne trouvait, en effet, sa source et son modèle dans la philosophie des Lumières et le rôle révolutionnaire de l’intellectuel, représentant qualifié de l’avant-garde éclairant les masses pour le plus grand bonheur futur de l’humanité. Après les navrantes compromissions des intellectuels du XXe siècle avec le nazisme pour certains, et le communisme pour beaucoup, un tel rôle et une telle prétention sont désormais caduques, ce dont la postmodernité s’accommode fort bien.

e) La légitimité de la quête du sens et de la religion

Mais cette perte de confiance dans les grandes idéologies de la raison moderne et dans leurs défenseurs attitrés n’a rien à voir avec l’admission morose ou désespérée d’une quelconque absurdité de l’existence ou du monde. Bien au contraire, elle fait place nette et libère le champ pour le retour de la question du sens qui s’accompagne d’une véritable soif de spiritualité. Pour la sensibilité postmoderne, le religieux est une dimension légitime et indispensable de l’humain, contrairement à ce que pensent les modernistes. Au fur et à mesure que s’étend la satisfaction des besoins matériels, et que les limites de la rationalité moderne deviennent plus apparentes, se développe, de façon corrélative, une soif de sens, un besoin d’accomplissement de soi et de perfectionnement spirituel. Il est vrai que ce besoin se manifeste de façon très diverse, comme dans l’engouement pour les sagesses orientales, ou dans l’attrait que peuvent exercer les multiples variantes du mouvement du New Age, mais aussi dans le recours à l’astrologie, la croyance en la réincarnation, ou encore à travers l’emprise grandissante des sectes. A mon sens, cette tendance de la postmodernité ne doit pas s’analyser d’abord comme un reflux ou un refus de la raison et une fuite dans l’irrationnel, mais bien comme la recherche d’un sens supérieur et d’une raison capable de prendre en compte les aspirations les plus profondes du cœur humain.

II. La position du christianisme dans la culture contemporaine

Si l’on réfléchit maintenant à la place du christianisme dans notre monde d’aujourd’hui, les deux mots qui reviennent le plus souvent sont ceux de « déclin » et de « discrédit ». Le déclin serait sociologique, et le discrédit intellectuel.

Le déclin paraît incontestable, en particulier dans un pays de vieille chrétienté comme la France. Le christianisme est devenu sociologiquement minoritaire dans notre pays, et le recul de la pratique religieuse régulière y est particulièrement impressionnant, surtout pour les Eglises historiques, Eglise catholique romaine, Eglise réformée de France et ECAAL/ERAL1 [1] en Alsace-Moselle. Mais on sait aussi que certaines communautés restent très dynamiques, et que les Eglises évangéliques ou baptistes montrent une belle vigueur. Ce qui a été perdu en quantité a en partie été gagné en qualité, et il semble également, sous bénéfice d’inventaire, que les communautés ecclésiales qui se dépeuplent le plus soient celles qui affichent le moins clairement leur identité croyante et leur spécificité religieuse.

Sur le plan intellectuel, le christianisme apparaît bien souvent sur la défensive, oscillant entre la désaffection et le discrédit. Henri Tincq, dans Le Monde du 27 décembre 2000, s’interroge sur « un christianisme discrédité ». Intellectuellement, le christianisme semble trop souvent condamné à la répétition de dogmes peu compréhensibles ou au repli sur des positions minoritaires et conservatrices. Tout se passe en apparence comme s’il se retrouvait en porte à faux par rapport à la culture actuelle, et incapable de reprendre l’initiative.

Or il me semble que ce tableau ne correspond pas vraiment à la situation du christianisme dans notre culture. Par rapport à ce que j’appelle le noyau dur de la modernité, le christianisme a hésité entre la soumission et le combat.

La soumission consiste à accepter le verdict du « tribunal de la raison humaine », qu’évoquait Kant, et à ne considérer comme valable dans le christianisme que ce qui s’accorde avec la raison moderne. Ainsi les miracles doivent-ils être interprétés comme des signes ou des symboles et non pas comme des événements historiques. Ainsi du Christ, on ne conservera que ce qui pourra vraisemblablement être attribué par une raison critique à un Jésus historique, prédicateur galiléen et fils du charpentier de Nazareth. Ainsi la plupart des dogmes de la religion chrétienne concernant l’incarnation du Fils de Dieu, la Trinité divine ou la vie éternelle seront-ils jugés incompréhensibles et grandement invraisemblables par une raison assurée de ses propres critères scientifiques et techniques. Ne restent au bout du compte qu’un christianisme moral et un Christ capable de prendre place dans le panthéon laïque des héros de l’humanité. Tel est le résultat auquel aboutit le courant « libéral » du christianisme dans sa volonté d’édifier une foi compatible avec la raison moderne: un christianisme appauvri, mesuré à l’aune d’une raison étriquée.

Le combat contre la modernité est l’option qu’a longtemps privilégiée le courant « conservateur » du christianisme, c’est-à-dire la hiérarchie de l‘Eglise catholique et la partie « évangélique » des Eglises protestantes. Cette position a eu le mérite de rester davantage fidèle à l’héritage spirituel et intellectuel du christianisme, et à ne pas transiger en particulier sur la question de la divinité du Christ, pierre de touche de la foi chrétienne. Ce combat a pris plusieurs formes: refus global du monde moderne pour quelques-uns, référence à la pensée ou à la théologie prémodernes comme la philosophie médiévale en général ou le thomisme en particulier du côté catholique, ou retour à la pure pensée des réformateurs comme seule capable de fonder une modernité véritablement chrétienne pour un certain nombre de protestants, enfin contestation par tous des prétentions exorbitantes d’une raison moderne à vouloir se substituer à la religion et donner sens à la vie humaine. Mais dans ce combat contre la modernité a été perdu de vue, de part et d’autre, le fait que les idéaux modernes sont le plus souvent la traduction laïque des valeurs chrétiennes.

Par rapport à la postmodernité, la situation est, à mon sens, très différente. La proximité, et sur certains points la complicité, sont réelles. Le travail de limitation des prétentions de la raison moderne a été quasiment mené à bien par les diverses entreprises de « déconstruction » emmenées par la dynamique postmoderne. Le scepticisme par rapport au mythe du progrès et aux idéologies modernes, la prise de conscience de la persistance du mal dans l’histoire, la reconnaissance de la légitimité de la dimension religieuse, la quête du sens et la soif de perfectionnement spirituel sont autant de points d’appui possibles pour la foi chrétienne aujourd’hui.

Mais restent une différence difficile à concilier et une question irréductible. La question est celle du Christ : « Et vous, qui dites-vous que je suis? » et la différence est l’exigence chrétienne d’une vérité unique. La situation me semble proche de celle qu’avait rencontrée saint Paul à Athènes au Ier siècle de notre ère: « Hommes Athéniens, je vous trouve à tous égards extrêmement religieux. Car en parcourant votre ville et en considérant les objets de votre dévotion, j’ai même découvert un autel avec cette inscription: A un dieu inconnu! Ce que vous révérez sans le connaître, c’est ce que je vous annonce. » (Ac 17: 22-23) Par rapport à la postmodernité, le combat ou la soumission sont également inutiles ou inefficaces. Il reste, pour le christianisme, à s’installer dans la question du sens, et comme toujours, à témoigner de son espérance et de sa différence.

Il reste à vivre la postmodernité comme un défi qui pousse à inventer de nouvelles formes de vie religieuse ou à faire revivre les anciennes, à s’engager dans de nouvelles situations de dialogue et de communication, à surmonter avec audace les divisions anciennes, à participer sans complexe aux multiples débats qu’engage une intelligence ouverte et plurielle, à affirmer sans crainte l’originalité intellectuelle et la puissance d’interprétation de la révélation chrétienne pour notre monde d’aujourd’hui.

III. Philosophie et christianisme aujourd’hui

Qu’en est-il maintenant de la relation à la philosophie? Cette dernière me semble en difficulté quand on considère sa place dans la culture contemporaine. Non pas parce qu’il n’y aurait plus de demande sociale pour la philosophie, le phénomène récent des « cafés philosophiques », ou le succès d’ouvrages de vulgarisation comme Le monde de Sophie, ou le lancement de formations philosophiques pour les cadres d’entreprises prouvent le contraire, mais plutôt parce que la philosophie professionnelle, réputée sérieuse, semble avoir de plus en plus de mal à tenir un discours qui puisse être entendu et compris en dehors du petit cercle des spécialistes et des universitaires. Les principaux dangers qui menacent l’importance de la philosophie pour la vie et la société d’aujourd’hui sont au nombre de trois.

a) Vient, tout d’abord, la réduction de la philosophie à son histoire. Ce danger est la marque de l’enseignement universitaire où l’érudition historique spécialisée a toujours tendance à remplacer la capacité à analyser et à réfléchir de façon personnelle sur les problèmes de notre temps. Il faut dire à la décharge de la tradition universitaire que les philosophes qui se sont aventurés sur le terrain politique et social tout au long du XXe siècle ont le plus souvent été les alliés consentants des grandes idéologies totalitaires de leur temps. Entre l’érudition et le soutien aux dictatures, la première solution n’est pas la moins mauvaise.

b) Le second danger vient de la déconstruction postmoderne de l’exigence de vérité et aboutit plus ou moins ouvertement à ce que j’appellerai l’attitude esthétique en philosophie. En témoigne par exemple cette affirmation de Gilles Deleuze dans son livre de 1991 intitulé Qu’est-ce que la philosophie?:

« La philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n’est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d’Intéressant, de Remarquable ou d’Important qui décident de la réussite ou de l’échec. (…) De beaucoup de livres de philosophie, on ne dira pas qu’ils sont faux, car ce n’est rien dire, mais sans importance ni intérêt, justement parce qu’ils ne créent aucun concept, ni n’apportent une image de la pensée ou n’engendrent un personnage qui vaille la peine. » (Page 80)

Fidèle sur ce point à la leçon nietzschéenne, Deleuze assimile l’activité philosophique à la création artistique dans l’ordre du concept. S’il en est ainsi, la philosophie ne s’adresse plus qu’à une petite élite d’esthètes et s’exclut d’elle-même de tout ce qui touche aux préoccupations vitales du plus grand nombre. Le dernier danger qui menace le sens de l’activité philosophique vient de la tentation, surtout répandue dans les pays anglo-saxons, d’assimiler la philosophie à une activité de type scientifique et à en faire soit la science de la science, soit la science de la logique, soit la science du langage. Dans tous ces cas, la philosophie se soumet au modèle jugé indépassable de la vérité scientifique, tout en n’ayant jamais tout à fait les moyens de ses ambitions.

Ni histoire, ni art, ni science, il me semble que la philosophie doit retrouver son ambition originelle. Dans son essence grecque, la philosophie répond à une double préoccupation: le désir de comprendre le monde et le désir de vivre la vie la meilleure qu’il soit possible à un humain de vivre. La philosophie n’est pas seulement ni surtout une activité intellectuelle séparée de la vie, c’est d’abord, selon la belle expression de Pierre Hadot, « un exercice spirituel ».

Cette ambition va s’épanouir pendant près de mille ans, avant d’être supplantée par le christianisme pendant une période d’environ mille ans également, jusqu’à la fin du Moyen Age. Avec les temps modernes, la philosophie ne parviendra jamais tout à fait à retrouver l’unité de la théorie et de la pratique qui avait caractérisé son concept d’origine. Mais aujourd’hui, si elle veut occuper sa place dans le débat contemporain, elle doit affirmer la spécificité de la question du sens de la vie humaine, et dégager les conditions et les caractéristiques de la vérité qui porte sur le sens et la finalité de l’existence. La philosophie doit s’installer dans la question du sens, mais sans exclusive, c’est-à-dire en acceptant le voisinage des grandes religions, et en explorant avec ses propres moyens, qui sont ceux de la raison, les différentes possibilités de la pensée du sens.

Aborder philosophiquement la question du sens dans la postmodernité suppose le respect de la liberté d’autrui et la pratique du témoignage. Il ne faut plus chercher à convaincre, au sens de vaincre dans la rivalité du combat ou du débat d’idées, et il ne faut plus prétendre dicter à autrui ce qu’il doit croire, mais simplement expliciter ce que l’on croit et ce que l’on vit.

Par rapport à la foi chrétienne, la philosophie peut décider librement de s’y déclarer favorable. Cette libre option en faveur du christianisme doit être revendiquée pour au moins trois raisons.

– Tout d’abord, parce qu’il serait vain d’attendre d’un raisonnement qu’il prenne une décision à notre place. Personne ne peut se réfugier derrière un raisonnement pour savoir ce qu’il doit faire de son existence, comment il va choisir de vivre sa vie. La raison peut explorer des possibilités, montrer des directions, mais non pas nous contraindre absolument.

– D’autre part, nul ne peut faire l’économie de sa liberté dans la question du sens, sans doute parce qu’on s’y rapproche du fondement même du sens qui est, pour le chrétien, la liberté de Dieu.

– Enfin, parce qu’il faut affirmer l’irréductibilité de la foi chrétienne à la démonstration scientifique et au raisonnement philosophique. En aucune façon le contenu de la foi chrétienne comme événement et comme révélation ne peut se déduire de la philosophie ou de la raison scientifique. La vérité du christianisme n’est pas la vérité d’une théorie, mais d’une personne qui a osé déclarer: « Je suis la vérité. »

De nombreux chantiers attendent le philosophe qui accepte de s’engager pour la foi chrétienne. Il peut montrer que le christianisme n’est pas une religion parmi d’autres. Ainsi Marcel Gauchet, pourtant non croyant, démontrant le statut unique du christianisme, religion de la sortie de la religion, dans l’ordre politique. Ainsi René Girard affirmant que le christianisme n’est pas une mythologie parmi d’autres, qu’il s’agirait de « démythologiser », mais qu’il est plutôt l’antimythologie par excellence à travers la mise en évidence du mécanisme victimaire et de son occultation par le mythe.

Il peut montrer l’interpénétration profonde de la foi chrétienne et de la culture contemporaine qui est le résultat d’un mouvement de christianisation sans précédent, et en grande partie inaperçu, de la structure de la pensée et de la culture depuis la Renaissance, mais avec une différence de taille par rapport à la grande pensée chrétienne médiévale: l’occultation du Christ. L’essence de la modernité doit se lire, à mon sens, comme un christianisme sans le Christ, alors que le Moyen Age fut, à bien des égards, une admirable centration sur le Christ mais sans christianisation correspondante de la pensée.

Il peut repérer les obstacles culturels ambiants, comme le scientisme moderne ou le relativisme postmoderne, en dégager la nature, et démontrer qu’il ne peut pas y avoir de contradiction entre la raison et la foi, entre la science et la foi, entre la philosophie et la foi, tout en soulignant que ni la raison, ni la science, ni la philosophie ne peuvent prouver la foi. Il peut encore dégager le cœur vital ou l’essence conceptuelle du christianisme: Dieu est amour, Dieu est liberté, l’humain est créature spéciale (à l’image de Dieu), la finalité de l’humain est la relation à Dieu, le mal est dans la rupture de la relation à Dieu, dont l’origine est la volonté d’être comme Dieu. Enfin, la philosophie peut nous accompagner dans notre cheminement spirituel:

– Tout d’abord vient le choix du sens. Il consiste à s’interroger sur le sens de la vie, de cette vie que nous avons à vivre avec la conscience de notre mort, et il consiste à vouloir vivre cette vie le mieux possible. Ce premier stade est commun à tous les humains qui s’engagent dans la recherche de la qualité de la vie et dans la quête de la sagesse.

– Vient, ensuite, le choix de la transcendance et le refus de l’unidimensionalité. Admettre que l’humanité, et l’individu humain ne sont pas « la mesure de toute chose », qu’il y a de la transcendance ou du divin, et que l’humain s’accomplit dans la relation au divin. Ce deuxième stade sépare les humains entre partisans de l’immanence et partisans de la transcendance.

– Vient, enfin, le choix du Christ. Comprendre que notre relation au divin passe par la personne et l’événement de Jésus-Christ. Qui est le Christ pour moi? Un maître de sagesse ou de morale? Un grand initié? Un homme parfait? Un homme divin, qui assume la plénitude de la condition humaine? Ou Dieu fait homme pour notre salut? Parvenu à ce troisième stade, la philosophie doit savoir s’arrêter et laisser la place à la grâce: « Venez et voyez. »


* M. Sherringham a été président du conseil de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence de 1989 à 1998. Il est maître de conférences de philosophie et directeur adjoint de l’IUFM d’Alsace. Il est l’auteur d’une Introduction à la philosophie esthétique (Paris: Payot, 1992).

1 [2] Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine; Eglise réformée d’Alsace et de Lorraine.