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Littérature et théologie dans le Pentateuque – Quelques réflexions


Littérature et théologie dans le Pentateuque
Quelques réflexions

Ronald BERGEY*

Introduction

Depuis les premiers jours jusqu’à la fin des temps, telle est l’étendue de l’horizon littéraire et théologique des cinq premiers livres de la Bible. De la Création à l’Eschaton, en passant par l’Histoire, rien n’échappe au Pentateuque. C’est le livre des débuts: du monde, du peuple élu, de la nation d’Israël, de l’octroi de la Loi, voire de l’histoire de la Révélation. C’est aussi le livre de la fin des temps, voire de l’ère de la bénédiction universelle sur toutes les nations de la terre.

Si le début et la fin sont inclus dans ces cinq premiers tomes, l’envergure de ce texte les déborde, car du commencement jusqu’à la consommation de toutes choses, il s’agit, en fin de compte, du temps et de la personne du Messie, de son règne, de sa victoire ultime sur ses ennemis et de l’étendue universelle de son royaume à jamais.

Un livre divin, certes, émanant de l’Esprit de Dieu. On ne saurait imaginer ni inventer une histoire d’une telle portée. Un livre humain, aussi, car son Auteur ultime s’est servi de l’esprit et de la plume de l’homme pour mettre en pages, en langage humain, dans le temps, une fresque littéraire contenant cette Révélation. Depuis « en haut » jusqu’« en bas », du « début » jusqu’ à la « fin », en passant par le « alors et là-bas », tout cela pour parler d’« ici et maintenant », telle est l’ampleur du Pentateuque.

Ces caractéristiques, à la fois divines et humaines, admettons-le, nous dépassent, mais elles nous obligent à commencer par le « en bas », à traverser le « déjà » et le « pas encore » pour aboutir « en haut ». Pourquoi? Parce que Dieu a d’abord parlé aux hommes. Les hommes de Dieu, à leur tour, ont exprimé cette Parole en paroles et en écriture composant cette dernière sous forme de littérature. Comprendre sa Parole veut dire comprendre la leur. Faire abstraction de ces deux dimensions « ciel-terre », qui s’entrecroisent dans le Pentateuque, déformerait le sens du texte, trahissant ainsi l’intention divine.

Notre propos, dans les lignes qui suivent, est modeste. Il consiste à étudier ce que dit le Pentateuque sur les premiers et les derniers jours, à la lumière de certaines de ses caractéristiques de composition et de quelques-uns de ses aspects littéraires. Dans la première partie, nous tenterons de fournir quelques éléments de réponse à la difficile question de la signification des « jours » de la semaine de Création. La seconde mettra en évidence la vision des « derniers jours » du Pentateuque. Nous souhaitons, en effet, montrer que, pour mieux comprendre le Pentateuque, il convient, entre autres choses, de connaître ses traits littéraires, afin de mieux percevoir ce que Dieu veut faire comprendre.

I. Les « jours » dans le récit de la Création: Genèse 1:1-2:3

On pose souvent la question: faut-il lire le récit de la Création de manière littérale ou littéraire? Cette question est importante. Pour les uns, une lecture littérale sous-entend que la Création a eu lieu en une semaine de six jours de vingt-quatre heures. Pour les autres, une lecture littéraire du récit offre un tableau de la Création brossé à grands traits. Artistiquement élaboré, ce récit ne constitue pas une représentation précise1 [1] . Vues ainsi, ces approches du récit de la Création s’affrontent et aboutissent à deux interprétations diamétralement opposées. Les deux lectures s’avèrent incompatibles l’une avec l’autre.

Cette mise en opposition « littérale-littéraire » est malheureuse, car les aspects linguistiques et stylistiques ne peuvent pas être si facilement séparés. Ces deux facettes se confondent en un texte écrit. Ce qui est dit est indissociable de la manière dont cela est dit. En d’autres termes, la forme et le fond vont de pair. Les marques stylistiques (ou littéraires) d’un texte en hébreu biblique sont les éléments linguistiques (littéraux). Le trait stylistique le plus typique est celui de la répétition des éléments grammaticaux, des mots et des propositions.

Le premier chapitre du récit de la Création se divise en six paragraphes, chacun présentant une œuvre créatrice délimitée par la proposition « il y eut un soir et il y eut un matin », suivi du mot « jour » qualifié, à son tour, par un adjectif numéral: un premier jour, un deuxième jour, un troisième jour, etc. La récurrence de ces éléments linguistiques sert, à la fois, à baliser chacune des six étapes quotidiennes d’achèvement et à agencer le mouvement, jour après jour, vers un but précis.

Pour mieux comprendre le sens du texte, on doit aussi chercher la signification des éléments qui le structure. Ceci est d’autant plus important que ces marques linguistiques montrent par leur récurrence et leur disposition ce que l’auteur veut mettre en valeur. Aussi faut-il que l’interprète accorde une attention particulière à ces éléments littéraires.

Ce constat nous amène à poser plusieurs questions. Puisque le texte comporte six jours de création, que signifie contextuellement le mot « jour »? A quoi se réfère l’expression « il y eut un soir et il y eut un matin »? Enfin, quel est l’objet de cette structure globale en six jours (Gn 1) plus un septième (2:1-3)?

La question du sens du mot « jour » est particulièrement épineuse. Il est clair que les trois premiers jours ne sont pas des jours solaires, du moins tels que nous les connaissons, car le soleil n’a pas existé avant le quatrième jour de la Création2 [2] . Cette difficulté est d’autant plus nette que l’expression récurrente « il y eut un soir et il y eut un matin » se trouve elle aussi trois fois avant la création du soleil. Le passage du soir au matin couvre la période qui va du coucher au lever du soleil. Le soir et le matin, tel le jour, nécessitent non seulement la rotation terrestre mais aussi les rayons du soleil.

La solution de ce problème se trouve, nous semble-t-il, dans l’aspect stylistique du récit: la structure comportant, d’un côté, la suite allant du « premier jour » jusqu’au « sixième jour », et de l’autre la série de six jours puis d’un septième. La macrostructure de six jours de travail suivis d’un septième jour de repos (Gn 1:3-2:3) met en lumière l’opposition « travail-repos ». Cette « éthique » est, notamment, mise en relief littérairement par l’absence, le septième jour (2:1-3), des éléments linguistiques structurant les six jours précédents d’activité (chap. 1). L’achèvement de toute l’œuvre créatrice et le repos du Dieu travailleur sont résumés de la manière suivante: « Il se reposa (shabat ou il cessa) le septième jour de toute l’œuvre qu’il avait faite. » (2:2). Le texte ne suggère aucun embarras en parlant de Dieu en termes anthropomorphiques. Après six jours de travail, Dieu s’est arrêté ou s’est reposé!

On ignore souvent que la même éthique « travail-repos » se trouve imbriquée dans la microstructure de chacun des six jours de la Création. D’abord l’ouvrage s’achève, puis vient l’expression « il y eut un soir et il y eut un matin » (1:5, 8, 13, 19, 23, 31). Pourquoi y a-t-il cette mention du passage du soir au matin et pourquoi est-elle faite après la description d’un travail créateur? Il paraît clair que cette expression se réfère à la période de repos située entre le soir et le matin, celle-ci intervenant après la journée de travail qui s’étend du matin jusqu’au soir (cf. Ex 18:13-14; Ps 104:21-23; Mt 20:1-9)3 [3] . Que se passe-t-il entre le soir et le matin? Le travailleur se repose. Dieu, le maître d’œuvre, se montre comme l’homme qui travaille pendant la journée, se repose la nuit et reprend son travail le lendemain. Evidemment, l’objet de cette accommodation – celle du Dieu qui se repose après une semaine de travail – est didactique4 [4] .

Cette éthique divine « travail-repos » est un modèle pour l’homme, éthique hebdomadaire promulguée dans la loi du sabbat:

Tu travailleras six jours et tu feras tout ton ouvrage. Mais le septième jour est le sabbat du Seigneur ton Dieu: tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bœuf, ni ton âne, ni ton bétail, ni l’étranger qui réside chez toi, afin que ton serviteur et ta servante se reposent (yanûah) comme toi (Dt 5:13-14; cf . Ex 20:11).

Exode 31:12-17 fait remonter cette loi à l’exemple du Dieu Créateur: « Vous observerez le sabbat (…) car en six jours le Seigneur a fait les cieux et la terre et le septième jour il a cessé (shabat) son œuvre et il a repris souffle » (yinnapash) . Le Psaume 127:2 fait écho à cette éthique quotidienne créationnelle:

En vain vous levez-vous matin, vous couchez-vous tard, et mangez-vous le pain d’affliction; il en donne autant à son bien-aimé pendant qu’il dort. (Cf . Pr 6:9-11; Ec 5:11)

Après avoir précisé que l’expression « il y eut un soir et il y eut un matin » se réfère au passage du soir au matin, une période d’inactivité succédant à une période d’activité créatrice, on est en mesure de fournir des éléments de réponse aux autres questions posées plus haut. Tout d’abord, que faut-il entendre par « jour » en Genèse 1? Ce mot se réfère à la fois à la période du travail créateur journalier allant du matin jusqu’au soir et à celle du repos nocturne allant du soir jusqu’au matin. Enfin, pourquoi les jours de Création ont-ils été structurés en une série de six jours de travail et de repos, suivie d’un septième jour de repos seulement? L’objet de cette semaine-charpente est de fournir à l’homme un modèle, à la fois quotidien et hebdomadaire, modèle tiré de l’exemple du Créateur lui-même5 [5] .

On peut résumer l’éthique de la semaine de Création de la manière suivante: Fais comme moi, ton Créateur. Pendant les six jours de la semaine, tu travailleras. Tu te reposeras chaque jour entre le soir et le matin. En revanche, tu ne travailleras pas du tout le septième jour, mais tu te reposeras le jour entier de tout ton travail des six jours précédents.

Littéraire ou littéral? Les deux. On ne saurait, dans un récit, les séparer. La forme éclaire le fond. Le style détermine et limite le sens. La lecture doit prendre comme point de départ l’aspect littéral des marques littéraires du récit de la Création et mettre en lumière le projet éthique et didactique de celui-ci.

II. Les « derniers jours » dans le cadre littéraire du Pentateuque

Abstraction faite de la question de la diversité littéraire des différentes parties du Pentateuque, il est généralement admis, de nos jours, que les cinq premiers livres de l’Ancien Testament ont une structure littéraire cohérente. L’analyse des procédés littéraires de rédaction permet de mettre en évidence l’unité dans la diversité et la cohésion des diverses parties6 [6] .

L’objectif de ce genre d’approche est de déceler les divers matériaux employés par un auteur pour rédiger un texte définitif et de repérer les filières littéraires unissant l’ensemble. On cherche également à répondre aux questions telles que: Quelles sont les grandes unités textuelles (péricopes) insérées dans l’ensemble? Quels genres littéraires sont employés? Quel rôle ces genres et ces péricopes jouent-ils dans le texte à la lumière de l’ensemble? Quelles sont les retouches rédactionnelles finales apportées au texte – surtout les jonctions (transitions) littéraires majeures – déterminant comment le texte sera lu et reçu? Quel est l’horizon, ou l’optique, théologique du texte final?

Depuis longtemps, on a reconnu que la forme finale du Pentateuque était déterminée par le choix et l’insertion de matériaux principaux appartenant à au moins quatre genres littéraires distincts: prose, poésie, loi, généalogie. Les listes généalogiques jouent un rôle structurant surtout dans la Genèse (les dix toledôt ), mais elles n’amènent pas le lecteur à des conclusions fructueuses en ce qui concerne la question de la forme ou de la structure globale du Pentateuque.

On peut tirer la même conclusion à propos des grands recueils de lois présents dans le Pentateuque (le code de l’alliance du livre de l’Exode; le code d’expiation et de sainteté du Lévitique; le code deutéronomique). Or l’importance des généalogies et des recueils de lois n’est pas mise en question, mais ceux-ci ne semblent pas avoir été employés pour donner corps au Pentateuque entier. En revanche, une étude plus approfondie de l’intercalation de textes poétiques après de longues sections en prose met en lumière le projet littéraire global de l’ouvrage7 [7] .

Le procédé littéraire consistant à insérer un discours poétique suivi d’un épilogue à la fin d’une trame narrative est bien attesté dans l’Ancien Testament, notamment dans la Genèse où il se trouve douze fois. Par exemple, le récit de la Création s’achève avec le discours poétique d’Adam (2:23), suivi d’un épilogue (2:24). La narration de la Chute, au chapitre 3, est clos par un discours en poésie (3:14-19), puis par un épilogue (3:20-24). Le récit de Caïn et Abel au chapitre 4 se termine par un discours poétique (4:23-24), après quoi vient un épilogue (4:25-26). L’histoire de Joseph se compose de la même manière; d’abord, la trame narrative (chap. 37-48), puis le discours poétique de la bénédiction par Jacob de ses petits-fils, Ephraïm et Manassé (48:15-16:20), et enfin l’épilogue (48:21-22). Le fait que ce même procédé littéraire se retrouve tout au long de la Genèse montre que l’auteur s’en est servi comme technique de composition.

Les autres passages en Genèse où se trouvent cette alternance sont:

narration poésie épilogue
6:5-8:21 8:22 9:1-17
9:18-24 9:25-27 9:28-29
14:1-18 14:19-20 14:21-24
16:1-10 6:11-12 16:13-16
24:1-59 24:60 24:61-67
25:1-22 25:23 25:24-26
27:1-26, 30-38 27:27-29, 39-40 27:41-45

Plus significatif encore est le fait que le schéma narration-poésie-épilogue se trouve à l’échelle du Pentateuque entier, ce qui suggère que ce procédé a été employé pour charpenter l’ensemble. Il y a, d’abord, les récits patriarcaux en prose (Gn 12-48), suivis d’un long discours poétique (les bénédictions par Jacob de ses douze fils: 49:1-27), suivi à son tour d’un épilogue (la mort et l’enterrement de Jacob et le deuil de la famille, 49:28-50:14). Puis, à la fin de la péricope narrant la délivrance des Israélites de l’Egypte et à la mer des Joncs (Ex 1-14) se trouvent une section poétique (le cantique de Miryam, Ex 15) et l’épilogue (vv. 20-21)8 [8] . La trame narrative des voyages et des haltes depuis la mer jusqu’aux plaines de Moab (Ex 16-Nb 22) aboutit à une section poétique (les bénédictions d’Israël par Balaam, Nb 23-24) et un épilogue (le départ de Balaam, 24:25, et l’idolâtrie dans les plaines de Moab qui s’ensuit, chap. 25).

Ensuite, la péricope qui s’étend du nouveau dénombrement du peuple dans les plaines de Moab et de la désignation de Josué comme successeur de Moïse (Nb 26-27) jusqu’à son investiture devant le peuple (Dt 31) se termine par un poème (Dt 32, le cantique de Moïse avertissant les Israélites) et un épilogue (l’annonce de la mort imminente de Moïse, 32:44-47).

Enfin, l’idée que ce procédé littéraire englobe l’ensemble du Pentateuque apparaît d’autant plus évidente que celui-ci s’achève par un deuxième long poème (les bénédictions des douze tribus par Moïse, Dt 33), suivi lui aussi d’un épilogue (la mort et l’ensevelissement mystérieux de Moïse, le deuil du peuple et son obéissance à Josué, l’éloge de Moïse, chap. 34)9 [9] .

Tableau récapitulatif de l’intercalation narration-poésie-épilogue dans le Pentateuque :

narration poésie épilogue
Gn 12-48 Gn 49 Gn 50
Ex 1-14 Ex 15:1-19 Ex 15:20-21
Ex 16 – Nb 22 Nb 23-24 Nb 24,25 – 25:18
Nb 26 – Dt 31 Dt 32 Dt 32,44-52
Gn 1-Dt 31 Dt 32-33 Dt 34

Trois des quatre passages qui viennent d’être indiqués présentent des traits littéraires et théologiques particulièrement semblables. D’abord, si l’on regarde de près les brefs textes qui relient les sections en prose à celles qui sont en poésie, on trouve une strate compositionnelle homogène. Ces « coutures » littéraires se caractérisent par la récurrence de la même syntaxe, de la même terminologie et du même motif. Dans chacune des trois sections, il y a un personnage central (Jacob, Balaam, Moïse), l’appel à un auditoire ou au rassemblement d’un auditoire au cohortatif et une proclamation de ce qui se passera « aux derniers jours » (ba’aharît hayyamîm , Gn 49:1; Nb 24:14; Dt 31:28-29).

Ensuite, les discours poétiques (Gn 49; Nb 23-24; Dt 32-33) cousus aux trois trames narratives majeures (Gn 12-48; Ex 1-Nb 22; Nb 26-Dt 31) consistent en bénédictions pour les Israélites10 [10] .Ces bénédictions sont prophétiques, car leur prononciation est une déclaration de ce qui se produira « aux derniers jours ».

Puis, ces prophéties en forme de bénédictions sont aussi messianiques. Ces poèmes ont été interprétés de manière messianique dans les Targums, les commentaires rabbiniques et ceux des Pères apologistes11 [11] . Les auteurs du Nouveau Testament se sont aussi inspirés de leurs images pour dépeindre le Christ12 [12] . Deutéronome 32:43 est cité pour parler du Christ: « Les fils de Dieu l’adorent. Nations, réjouissez-vous avec son peuple car le Seigneur venge le sang de ses serviteurs… » (cf . Hé 1:6; Rm 15:10; Ap 19:2)13 [13]

Enfin, ces trois sections poétiques du Pentateuque présentent les premières prophéties du Messie-roi qui viendra de Juda, de l’étendue universelle de son royaume (Israël et les nations) et de sa victoire ultime sur ses ennemis et sur ceux de son peuple (Gn 49:10; Nb 24:7, 17; Dt 32:40-43; 33:7; cf. 1 Co 15:25; Ap 19:11-20:15). Il n’est donc pas surprenant que l’expression ba’aharît hayyamîm , « aux derniers jours », soit considérée eschatologiquement comme « le temps du Messie » dans le judaïsme ancien et le christianisme primitif14 [14] .

Or si ce schéma littéraire (narration-poésie-épilogue) joue un rôle structurant dans le Pentateuque, comme cela paraît être le cas, il serait bon de s’arrêter pour poser quelques questions. Quel est le but compositionnel du Pentateuque? Est-ce qu’il y a des indices littéraires, là où les textes narratifs et les poèmes sont tissés ensemble, qui montrent le projet théologique de l’auteur?

Ces convergences stylistiques ne sont pas le fruit du hasard. Le fait que l’expression « aux derniers jours » se trouve dans les trois coutures unissant littérairement les trois sections majeures du Pentateuque révèle un travail rédactionnel15 [15] .Une confirmation de cette stratégie littéraire se trouve dans le choix lexique du mot beré’shît au début du Pentateuque. On est tenté de dire simplement que ce choix a été limité ou déterminé par le fait que c’était, en effet, « le commencement ». Mais cette conclusion ne tient pas compte du fait qu’ailleurs, dans la Genèse, le mot employé signifiant « au commencement » n’est pas beré’shît mais batthillâh (par exemple 13:3) ou bari’shonâh (13:4). On ne devrait donc pas simplement se demander pourquoi l’auteur a choisi de commencer son ouvrage par un rapport de ce qui s’est passé « au commencement », mais pourquoi il a choisi de le faire en employant ce terme particulier, et cela une seule fois? La réponse se trouve, sans doute, dans le fait que beré’shît à travers l’Ancien Testament est employé régulièrement comme l’antonyme de ’aharît (cf. Nb 24:20; Es 46:10). Il paraît clair que le choix de l’auteur du premier mot du Pentateuque a été motivé par sa vision globale des choses: Dieu a béni le monde créé « au commencement »; aussi les bénédictions qu’il a prononcées sur son peuple se réaliseront-elles pleinement « aux derniers jours »16 [16] .

Les traits littéraires du Pentateuque correspondent aussi à une stratégie herméneutique. L’auteur ne se contente pas seulement de parler du passé (histoire); le fait qu’il revienne à la conclusion des trois sections narratives à la notion de « derniers jours » révèle son souci de diriger l’attention sur l’avenir. Il a comme objet de dévoiler le rapport inhérent qui existe entre le « déjà » et le « pas encore » ou entre le passé et le futur. Ce qui s’est passé, ce qui est arrivé au peuple de Dieu dans le passé est un présage des événements qui se produiront à l’avenir. Autrement dit, le passé est à considérer comme une leçon pour l’avenir.

Mais l’horizon théologique de l’auteur n’est pas simplement temporel ou eschatologique. Il englobe et annonce le personnage central en tout temps. Dans ces poèmes, un portrait du Messie est brossé à grands traits. En parlant des « derniers jours », l’auteur a permis aux auditeurs et aux lecteurs de songer au Messie qui viendrait ainsi qu’à ses projets pour son peuple.

Cette manière de comprendre le Pentateuque n’était étrangère ni à Jésus ni à ses apôtres. Pour parler de la personne et de l’œuvre du Messie, ils ont puisé dans le Pentateuque: « Car si vous croyiez Moïse vous me croiriez aussi, parce qu’il a écrit à mon sujet » (Jn 5:46); « Abraham, votre père, a tressailli d’allégresse de voir mon jour: il l’a vu et il s’est réjoui » (Jn 8:56); « (…) il fallait que s’accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la loi de Moïse » (Lc 24:44), dit Jésus. Paul se sert des exemples du passé tirés du Pentateuque, des expériences des Israélites pendant les pèlerinages dans le désert, comme leçon pour ses lecteurs: « Cela leur est arrivé à titre d’exemple et fut écrit pour nous avertir, nous pour qui la fin des siècles est arrivée. » (1 Co 10:11)17 [17]

Ainsi la lecture des passages concernant les « derniers jours » avec comme toile de fond les premiers livres de la Bible devrait nous fournir des exemples et nous permettre de mieux connaître le Christ des Ecritures et ses projets pour l’Eglise.

Conclusion

On ne doit jamais considérer un élément de composition à part, hors de l’ensemble littéraire auquel il appartient. Il y a un lien indéniable entre la composition (forme de l’expression) et le contenu (expression de l’intention). L’étude des premiers et des derniers jours dans le contexte littéraire du Pentateuque en fournit un exemple. Lire le Pentateuque comme littérature n’enlève rien à son caractère et à sa portée théologiques. En effet, la mise en évidence de ses aspects littéraires en rend plus clair le sens. Du ciel à la terre, du commencement jusqu’à la consommation de toutes choses, Dieu continue de parler, de se révéler par cet ouvrage magistral, une composition littéraire en cinq tomes.


* R. Bergey est professeur d’hébreu et d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1 [18] Certains pensent que la première lecture est suspecte sur le plan paléontologique et géologique. D’autres estiment que la seconde affaiblit l’autorité de l’Ecriture. Voir l’esquisse et l’évaluation que H. Blocher fait des lectures rivales de la Création, notamment de celles qui sont dites littérale et littéraire, dans Révélation des origines (Lausanne: Presses Bibliques Universitaires, 2e éd., 1988), 32-51.

2 [19] Fait reconnu par le défenseur d’une interprétation littérale, E. J. Young, Au commencement Dieu (Aix-en-Provence: Ed. Kerygma, 1986), 23.

3 [20] Je remercie mon collègue C. J. Collins de cet éclaircissement. Voir son article « How Old is the Earth? Anthropomorphic Days in Genesis 1:1-2:3 », Presbyterion 20 (1994), 109-130.

4 [21] Quant à la manière dont Dieu se révèle dans l’Ecriture, Calvin est bien connu pour son insistance sur le rôle pédagogique de l’accommodation à la faiblesse de l’homme. Cf. R. Stauffer, Interprétation de la Bible. Etudes sur les Réformateurs (Paris: Beauchesne, 1980), 229; P. Marcel, « Calvin et Copernic », La Revue réformée 31 (1980), 37ss. Par exemple, pour réfuter l’idée que Dieu, afin de mieux enseigner, a distribué en six jours ce qu’il avait parfait tout d’un coup, Calvin dit: « Bien plutôt, Dieu lui-même, pour adapter ses œuvres à notre capacité, a pris l’espace de six jours… » Le livre de la Genèse (Aix-en-Provence/Fontenay-sous-Bois: Ed. Kerygma/Ed. Farel, 1978), 27-28.

5 [22] L’éthique travail-repos est reprise sotériologiquement dans le Pentateuque (Dt 5:15; cf. Ex 31:13) et les Psaumes (95:11), sotério-eschatologiquement chez Esaïe (66:23) et sotério-christologiquement dans le Nouveau Testament (Hé 4:10-11; cf. Mt 11:28).

6 [23] Je m’inspire de l’approche générale et de certaines conclusions présentées dans l’article de John H. Sailhamer, « The Canonical Approach to the Old Testament: Its Effect on Understanding Prophecy », Journal of the Evangelical Theological Society 30 (1987:3), 307-315.

7 [24] La poésie ou le vers se distingue de la prose par un procédé appelé parallélisme, consistant principalement à répéter une même idée ou son contraire à l’aide de correspondances de formes (mots, syntaxe, etc.). Outre les passages étudiés plus loin, voir, en dehors du Pentateuque, les discours poétiques suivants: Jos 10:12-13; Jg 5:1-31; 1 S 2:1-10; 2 S 22:2-23:7; 1 Ch 16:8-36; Né 9:5-37.

8 [25] Les récits patriarcaux et le récit de la sortie d’Egypte sont liés littérairement par une liste de noms des fils de Jacob (Gn 46:8-27 et Ex 1:1-2) et la mention de la mort de Joseph (Gn 50:22 et Ex 1:6).

9 [26] Le double emploi, à la fin du Deutéronome, d’un poème (chap. 32 et 33) et d’un épilogue (32:44-47 et 34:1s) marque la fin du Pentateuque par le procédé d’inclusion, c’est-à-dire la récurrence d’un élément littéraire enchâssant une unité et la délimitant ainsi.

10 [27] Les mots « bénédiction » ou « bénir » se trouvent douze fois dans ces poèmes (Gn 49:25, 4 fois; Nb 23:20, 2 fois; 24:9, 2 fois; Dt 33:11, 13, 20, 24). Les bénéficiaires sont également mentionnés, en nombre identique, sous forme de paire parallèle, « Jacob-Israël (Gn 49:2, 7, 24; Nb 23:7, 10, 21, 23, 2 fois; 24:5, 17; Dt 33:10, 28 (ordre inversé pour terminer).

11 [28] Voir les discussions de M. Harl dans La Bible d’Alexandrie LXX (Paris: Cerf, 1992), vol. 1 La Genèse (1994), 306-309; vol. 4 Les Nombres (1994), 447-453; vol. 5 Le Deutéronome (1992), 320-357.

12 [29] Le Lion de Juda (Gn 49:9; Nb 23:24; 24:9; Ap 5:5), le Sceptre de Juda (Gn 49:10; cf . Nb 24:17; Hé 7:14; Mt 2:5-6; Ap 19:15); le Berger (Gn 49:24; Mt 2:6; Jn 10:10, 14; Hé 13:20; 1 P 2:25; 5:4); la Pierre (’eben Gn 49:24; 1 P 2:4-8; cf. Ep 2:20); l’Etoile de Jacob (Nb 24:17; Ap 22:16; 2 P 1:19; cf. Mt 2:2), l’Eau (Nb 24:7; Jn 7:37s; 1 Co 10, 4); le Rocher (tsûr Dt 32:4, 15, 18, 31; cf. Ex 17:6; 1 Co 10:4).

13 [30] D’autres citations sont: Dt 32:21; cf. Rm 10:19; Dt 32:32; cf. Rm 12:19; Dt 32:35-36; cf. Hé 10:30.

14 [31] Il est évident que cette expression dans le Nouveau Testament et chez les Pères se réfère aussi au temps de l’Eglise, celle-ci étant l’Israël spirituel de Dieu; voir Ac 2:17; 1 Tm 4:1; Jc 5:3; 2 P 3:3.

15 [32] Cette expression ne se trouve qu’une fois ailleurs dans le Pentateuque et ceci également à une jonction structurelle (Dt 4:30; cf. v. 1). Les traits qui marquent les autres endroits où elle se trouve sont également présents ici: un personnage central (Moïse), un appel à un auditoire à l’impératif et une proclamation au cohortatif (v. 1) de ce qui se passera dans les « derniers jours » (ba’aharît hayyalîm , v. 30). A la différence des autres endroits, la proclamation n’est pas en vers. Il est question d’un autre genre littéraire: loi. On peut dire que la présence dans ce contexte d’un corpus légal au lieu d’un poème est une preuve a contrario , c’est-à-dire l’exception qui confirme la règle. En effet, la loi et les bénédictions sont étroitement liées, car ce n’est que par l’obéissance à la loi que les bénédictions se réalisent.

16 [33] Voir Sailhamer, art. cit ., 311, n° 19.

17 [34] L’expression « pour nous avertir, nous pour qui la fin des siècles est arrivée » fait écho à l’avertissement concernant « les derniers jours » donné par Moïse dans son cantique (Dt 32; cf. 31:28-29).