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L’éthique de Jésus : À propos du Sermon sur la montagne

L’éthique de Jésus : À propos du Sermon sur la montagne

Michel JOHNER*

Voici une section1 de l’Evangile dont l’interprétation théologique est particulièrement difficile. Le défi, c’est de définir quelle est la portée éthique du sermon sur la montagne, de dire comment cet enseignement s’articule avec les autres préceptes bibliques sur la justice civile et les conditions de la vie en société, dans un monde placé sous le signe de la Chute,… de dire la place qu’il occupe dans l’histoire de la Révélation, sans pour autant tomber dans le travers des concordismes faciles ou des harmonisations forcées.

I. Jésus et la Loi
Il est, tout d’abord, dans ce chapitre biblique, une affirmation clé à laquelle toutes les parties du sermon se rattachent comme des illustrations. Verset 17:

Ne pensez pas, dit Jésus, que je sois venu abolir la Loi ou les prophètes. Je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir!

Ne pensez pas que… Visiblement, ce qui préoccupe le Christ, dès le début de son sermon, c’est de dissiper le malentendu auquel son enseignement pourrait prêter, dissiper l’objection que les Juifs ne manqueraient pas de lui opposer, comparable au reproche que l’on adressera plus tard à l’apôtre Paul: « enseigner aux Juifs à se détourner de la Loi de Moïse et de ne pas observer ses coutumes! »[2] [1]. Ce qui sera une façon sournoise et mensongère de chercher à disqualifier, ou à rendre suspecte, la prédication de Paul.
Il est vrai que la prédication de l’Evangile éclaire les hommes d’une lumière nouvelle et inaccoutumée. Seulement, ne nous méprenons pas sur la nature de cette nouveauté! « Ne pensez pas, que je sois venu abolir la Loi ou les prophètes, je suis venu, non pour abolir, mais pour accomplir!

i) Les antinomismes d’hier et d’aujourd’hui
Il y a toujours eu, dans l’histoire de l’Eglise, des mouvements ou des écoles pour opposer l’enseignement spirituel et moral de la Loi à celui de l’Evangile. La plus célèbre d’entre elles fut le « marcionisme », la doctrine de Marcion, un érudit du IIe siècle qui opposait le message spirituel de l’Ancien Testament à celui du Nouveau, le Dieu juste et sanguinaire de l’Ancien au Dieu d’amour du Nouveau. Dans leur élan, les disciples de Marcion sont allés jusqu’à retrancher de leur Bible la plus grande partie de son contenu, et à ne reconnaître finalement l’autorité d’Ecriture sainte qu’à l’évangile de Luc, expurgé de ses trois premiers chapitres, et douze des treize épîtres de Paul!

Cet antinomisme, contre lequel Jésus nous met en garde, reste présent à toutes les époques de l’histoire de l’Eglise, y compris dans la période contemporaine. Il se trouve encore aujourd’hui nombre de croyants pour penser, et même nombre de prédicateurs pour prêcher, que la Loi de l’Ancien Testament ne concerne plus véritablement et directement l’Eglise chrétienne. Comme s’il y avait, entre l’enseignement de la Loi et la bonne nouvelle de la grâce en Jésus-Christ, une opposition de principe, une incompatibilité absolue. Jésus-Christ, dit-on, ne nous a-t-il pas libéré du joug de la Loi? Vouloir maintenir une attache entre le chrétien et la Loi de Moïse, n’est-ce pas renier l’oeuvre de Jésus-Christ, ou du moins régresser, dans sa foi, jusqu’au légalisme de l’Ancien Testament? La liberté évangélique est interprétée, ici, comme l’affranchissement de la Loi, comme la relativisation de son autorité!

L’opposition Loi-Evangile n’est pas toujours consciente, mais n’en est pas moins effective, jusque dans les milieux évangéliques, chaque fois que les enseignements de l’Ancien et du Nouveau Testaments sont interprêtés, non sur le mode de la continuité, mais sur celui de la rupture ou de l’opposition! C’est aussi par « spiritualisme » que l’on peut, avec la meilleure volonté du monde, glisser dans le travers antinomiste que Jésus dénonce.
ii) L’accomplissement de la Loi
Droitement compris, l’enseignement spirituel et moral du Christ ne consiste donc pas à bâtir un nouvel édifice aux côtés des ruines d’un ancien (qui serait, en l’occurence, l’enseignement de Moïse), mais plutôt à accomplir, à mener à son plein épanouissement l’édification du premier! La relation entre l’enseignement de la Loi et de l’Evangile doit être pensée sur le mode de la continuité et de l’accomplissement!

Lorsqu’on parle, en français,d’un « homme accompli » – l’expression est très belle – on parle d’un homme dont les capacités ont atteint un degré maximal de développement, et qui pourrait se prévaloir, de ce fait, d’une forme de satiété, d’achèvement!

Or, Jésus accomplit la Loi morale de l’Ancien Testament! Rappelons, dans les grandes lignes, de quelle manière le Jésus des évangiles accomplit la Loi de Moïse!

Tout d’abord, Jésus a accomplit la Loi de l’Ancien Testament dans le sens où il s’y est lui-même soumis, pleinement et filialement. Selon l’Ecriture, Jésus est même le seul être humain qui aurait pu se prévaloir de n’avoir transgressé aucun des commandements de cette Loi! Jésus-Christ est le seul qui ait observé positivement tout ce que la Loi de Dieu ordonnait aux hommes, le seul à avoir goûté toutes les promesses attachées à son obéissance! Somme toute, il n’y a pas la plus petite partie de sa vie et de son oeuvre qui sorte du cadre de la promesse exprimée dans cette Loi.

Secondement, le Christ, dans son oeuvre d’expiation, a également confirmé et accomplit un pan important de la Loi mosaïque: la Loi pénale et sacrificielle! C’est ce qu’on appelle l' »obéissance passive » du Christ. Jésus paye pour des fautes qu’il n’a pas lui-même commises, pour lesquelles il est innocent. Il se substitue au coupable. Jésus, ce faisant, satisfait toutes les exigences de la Loi sacrificielle de l’Ancien Testament.
En troisième lieu, Jésus a accompli la Loi de Moïse dans le sens où il en a révelé toute l’étendue, toute la portée morale et spirituelle.
« Vous avez entendu qu’il a été dit aux anciens « tu ne commettras pas de meurtre, celui qui commet un meurtre sera passible du jugement ». Mais moi je vous dis: quiconque se met en colère contre son frère et lui dit « Imbécile » est passible du jugement. » (v. 21)

Commettre un meurtre est une faute, mais se mettre en colère est déjà une faute analogue. Dire « imbécile » à son prochain, c’est déjà se mettre dans les dispositions morales qui conduisent au crime. « Qui vole un oeuf, vole un boeuf » disait La Fontaine. C’est la même logique, c’est le même mouvement, qui conduisent de l’un à l’autre… de telle sorte que dans l’insulte, d’une certaine manière, une partie du meurtre est déjà consommée!

Il ne faudrait pas trop vite incriminer les gestes extérieurs et innocenter les dispositions intérieures! Ce n’est pas seulement par la violence physique que je suis capable de détruire la vie de mon prochain, mais c’est encore par la violence verbale, comme aussi, et peut-être d’abord, en amont de la parole, par la violence de la pensée,… laquelle en consomme déjà, aux yeux de Dieu, toute la culpabilité.

La Loi de Moïse trouve donc là, dans l’exposition de Jésus, une forme de développement et d’accomplissement sans précédent! Jésus s’oppose ici à l’interprétation légaliste et formaliste du Décalogue, dont les scribes et les pharisiens étaient les champions, au rétrécissement de la portée de la Loi au maintien d’un ordre extérieur et formel, à la dérive qui consisterait à attribuer à l’action extérieure beaucoup plus d’importance qu’à la disposition qui l’inspire. Les hommes, eux, ne sont pas forcément témoins de la violence de la pensée, mais Dieu, lui, nous juge jusque dans cette intimité.

Dans la première épître de Jean, au chapitre 3, se trouve également une définition du meurtre qui, à la fois, rejoint et enrichit l’exposition de Jésus: « Quiconque a de la haine pour son frère est un meurtrier »[3] [2]. Haïr, c’est dèjà assassiner! Et a contrario, le sixième commandement (« Tu ne commettras pas de meurtre ») résonne positivement dans ce texte comme un appel à l’amour du prochain! Le comportement qui accomplit le sixième commandement n’est pas simplement l’attitude passive qui consiste à s’interdire d’attenter à la vie physique ou morale de son prochain, mais également l’attitude active qui consiste à l’aimer de l’amour de Dieu. Et l’aimer, non seulement en paroles, mais également en action (cf. v. 18!). L’apôtre Jean se considère comme meurtrier de son prochain tant qu’il n’a pas fait tout ce qui est en son pouvoir pour que s’épanouisse autour de lui la vie de ceux qu’il cotoie. Sous sa plume, le sixième commandement résonne comme un vibrant appel à l’amour du prochain, à une « existence pour l’autre », à une vie de service et de partage.

Ceux qui trouveraient cette extension du commandement quelque peu excessive doivent prendre conscience que Jésus, dans le sermon sur la montagne, est allé plus loin encore, puisqu’après avoir dénoncé comme meutrières la haine et la colère, il ajoute:
Si donc tu présentes ton offrande à l’autel, et que là, tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi, vas d’abord te réconcilier avec ton frère, puis viens présenter ton offrande.Arrange-toi promptement avec ton adversaire, pendant que tu es encore en chemin avec lui. (v. 23)

Il y a, dans l’enchaînement des versets 22 et 23, un fil conducteur qui ne saute pas aux yeux à première lecture, mais qui n’en est pas moins réel: dans le prolongement du sixième commandement, il n’est pas seulement question, comme dans l’épître de Jean, d’extirper la haine de son propre coeur, mais aussi, d’extirper la haine du coeur des autres! Comme si Jésus disait à chacun de ses disciples: « Fais en sorte de ne jamais être, ou en tous cas de ne jamais rester, pour les autres, une source de haine, une incitation au meurtre. »
Dans ce passage, il n’est pas dit: « Si tu as quelque chose contre ton frère », mais il est dit: « si ton frère a quelque chose contre toi ». C’est-à-dire: si tu as des torts à son égard, si tu as commis des fautes envers lui, s’il a des raisons légitimes de se mettre en colère contre toi,… alors, toutes affaires cessantes, vas mettre en ordre ce qui doit l’être! Agis promptement! C’est plus urgent que tout! Plus urgent, même, que d’accomplir les gestes du culte! Car, dans une telle situation, Dieu se réjouira de ton geste de réconciliation davantage que de tout acte de piété!

Le message que véhicule ce passage biblique est limpide: ne pas règler ce contentieux, ce serait inciter ces personnes à commettre un meurtre, si ce n’est dans leurs actes, du moins dans leurs paroles et dans leurs pensées. Dans sa volonté de voir, partout, la vie des hommes s’épanouir, Jésus étend la portée du commandement mosaïque, non seulement au devoir d’aimer son prochain, mais plus encore – et c’est beaucoup plus hardi – au devoir de « se faire aimer de lui », ou, en tous cas, de « ne pas se faire haïr de lui ».

Telle est l’étendue de la réflexion que Jésus développe à partir du sixième commandement. La Loi de Moïse trouve là, dans l’exposition de Jésus, une forme de développement et d’accomplissement, qui est sans précédent dans l’histoire de la Révélation.

iii) La pédagogie du désespoir
A l’écoute d’une telle exposition de la Loi, toute personne honnête avec elle-même ne manquera pas d’éprouver un malaise profond! Car cette révélation de la portée du commandement ne peut qu’accentuer le sentiment d’indignité que nous éprouvions déjà au contact de la Loi dans sa compréhension antérieure,… que porter à son paroxysme notre désespoir d’en observer jamais la plus petite partie!

C’est pourquoi, cette révélation de la portée de la Loi de Moïse fait ressortir, avec d’autant plus de clarté, quelle fut, dans l’esprit du divin législateur, la finalitépédagogique de cette Loi: non pas faire naître, chez les fils de l’alliance, l’ambition de la satisfaire ou la présomption d’en respecter les exigences, mais, au contraire, faire naître en eux la conscience de leur invalidité devant Dieu, de la radicalité de leur impotence,… et, ce faisant, les conduire jusqu’au Christ!… les préparer à recevoir la grâce! La Loi, dira l’apôtre Paul, est un pédagogue pour nous conduire au Christ![4] [3]

C’est ici ce qu’on appelle, dans le protestantisme, l’usage pédagogique de la Loi: cette loi divine qui est donnée aux hommes comme miroir où ils sont appelés à découvrir la radicalité de leur condition pécheresse. Comment pourrions-nous saisir l’Evangile, avant d’avoir été réduits au désespoir quant à la possibilité de notre propre fidélité morale?

Or, quel est le lieu où la Loi pousse le plus loin cette pédagogie du désespoir, sinon le sermon sur la montagne? Dans la bouche de Jésus, le commandement reçoit une extension extrême, qui est bien là pour dissoudre, chez ces interlocuteurs, tout reliquat de bonne conscience,… et montrer à tous les pécheurs honnêtes » que nous sommes, qu’ils se distinguent peu du voyou ou du criminel.
iv) L’obéissance comme fruit de la grâce
Ceci dit, il est encore une quatrième manière dont Jésus-Christ accomplit la Loi morale de l’Ancien Testament – et ce n’est pas la moindre -: c’est la certitude que le Christ procure à ceux qui se confient en lui la liberté de l’observer!
Par l’oeuvre d’expiation et de régénération que Jésus-Christ accomplit en leur faveur, les croyants sont rendus capables – c’est un effet de la grâce de Dieu – de marcher, enfin et effectivement, sur le chemin de vie que la Loi de Dieu leur désignait!

L’oeuvre de Dieu, dans l’histoire des hommes, ne consiste pas à abaisser la Loi de Dieu jusqu’au niveau des capacités humaines (au terme de concessions successives); elle consiste plutôt à élever les hommes jusqu’à la Loi de Dieu, en leur fournissant, par grâce, la capacité de vivre ce qu’elle promet!

Ne nous trompons pas sur le sens de la liberté chrétienne! Au sens propre, ce n’est pas de la Loi que Jésus nous a libérés, mais du péché! L’Evangile n’a jamais affranchi quiconque de l’obligation d’observer la Loi, mais il lui indique – et c’est en cela qu’il est libérateur – où se trouvent les ressources qui rendront son respect possible! Son message, ou sa promesse, ce n’est pas la liberté de transgresser la Loi de Dieu, mais c’est, au contraire, la liberté de l’observer, que le Seigneur veut éveiller et développer dans le coeur de ses enfants.
Somme toute, le Saint-Esprit n’a d’autre projet que de faire triompher, dans notre vie, la cause du Christ et l’obéissance à sa Parole. Il n’aura pas de repos jusqu’à ce que notre propre volonté s’harmonise avec celle de Dieu exprimée dans sa Parole!… jusqu’à ce que nous aimions ce que Dieu aime, voulions ce qu’il veut, choisissions ce qu’il ordonne, espérions ce qu’il promet…

v) La pérennité de la Loi
Ceci a pour conséquence directe, au verset 18, l’affirmation par Jésus, en plein Evangile, de la pérennité de la Loi de Dieu, de son « irrévocabilité »:
En vérité, je vous le dis, jusqu’à ce que le ciel et la terre aient passé, pas un seul iota, pas un seul trait de lettre de cette Loi, ne passera ! Ou comme le dit l’évangile de Luc: Il serait plus facile pour le ciel et la terre de passer, que pour un seul trait de lettre de la Loi de tomber [5] [4].

Au fond des choses, la Loi morale de l’Ancien Testament est irrévocable pour une raison simple: c’est qu’elle est celle de Dieu, parce qu’elle est l’expression de sa volonté une et éternelle, en laquelle – comme dit l’apôtre Jacques – il n’y a pas ombre de variations ou de changements[6] [5]! La Vérité qui s’exprime en elle – la béatitude qui est désignée par elle – n’est pas celle d’une époque passée et révolue de l’histoire, mais celle de toujours, celle de tous les jours que Dieu fait et fera sur la terre.

Du reste, Jésus ajoute, au verset 20, que ce n’est pas en ayant une justice inférieure à celle des scribes et des pharisiens que les croyants sont susceptibles d’entrer dans le Royaume de Dieu, mais c’est en ayant une justice « supérieure!… une justice supérieure, parce qu’elle est celle d’hommes et de femmes dont le coeur a été purifié par le Christ, et rendu capables, par le don du Saint-Esprit répandu sur l’Eglise le jour de la Pentecôte, d’une obéissance d’une qualité infinement supérieure à celle des pharisiens, car toute entière faite de liberté, d’amour et de reconnaissance filiale!

De la pérennité de la Loi de Dieu découle également, dans le sermon sur la montagne, une continuité entre l’observance de la Loi par le croyant et l’héritage qui lui est échu dans le Royaume des cieux:
Celui qui violera l’un de ces plus petits commandements, dit Jésus, sera appelé « petit » dans le Royaume des cieux, mais celui qui les met en pratique, sera appelé grand dans le Royame des cieux . (vv. 19-20)

Ce n’est pas dans le Deutéronome que nous lisons cette parole, mais bien au coeur de l’Evangile! Jésus souligne que même après qu’un homme ait été visité par la grâce, la transgression de la Loi de Dieu reste, dans sa vie personnelle, le pendant d’un appauvrissement… ou, au contraire, son respect, le pendant d’un enrichissement spirituel qui portera ses fruits jusque dans la vie éternelle. Jusque dans l’héritage des choses gratuites, des choses imméritées, il y a, de la part des croyants, plusieurs qualités de réception possible. La parfaite gratuité du salut n’a pas pour effet de dépouiller la réponse humaine de toute valeur temporelle et éternelle, même s’il y a là une équation qui échappe à notre raison mathématique.
Conclusion
Ce qui importe donc le plus à notre enrichissement spirituel, c’est de ne jamais rompre cette unité, divinement établie, entre la Loi et l’Evangile! Pour nous conduire à notre enrichissement personnel, la Loi et l’Evangile se donnent la main, ils s’éclairent et s’impliquent mutuellement!

Loi et Evangile sont comme les deux mains de Dieu: ce que d’une main Dieu ordonne, de l’autre il le donne! De telle sorte que chacun des préceptes de la Loi, passant par les lèvres du Christ, devient pour le croyant une glorieuse promesse! Il désigne le degré de liberté auquel le Seigneur veut élever ses enfants, au travers de son oeuvre progressive de sanctification et de régénération. C’est ce qu’on appelle, en théologie protestante, le « troisième usage de la Loi »: la Loi comme guide de notre reconnaissance, comme promesse, comme révélation du degré de liberté auquel le Saint-Esprit veut élever les croyants dans le temps présent.

II. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite…
C’est en gardant à l’esprit quels sont les grands axes de la relation de Jésus avec la Loi, que nous serons susceptibles d’entendre ce qu’il en est du fameux « précepte évangélique », exprimé dans la dernière partie de ce chapitre:
Vous avez entendu qu’il a été dit oeil pour oeil et dent pour dent, mais moi je vous dis de ne pas résister aux méchants, si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre!
Que le lecteur prenne le temps de lire les versets 38 à 45 et 48, ainsi que le texte de Romains 12:17-21 qui développe des idées analogues!
i) Que le mal soit vaincu par le bien
Encore une fois, il ne s’agit pas, pour Jésus, d’invalider la Loi ancienne
– en l’occurrence la loi du Talion – mais de conduire son principe à sa perfection. Pour l’offensé, c’était déjà, sous la loi du Talion, un grand progrès que d’apprendre à tempérer sa vengeance, à la contenir dans les limites de l’équité. Mais ce sera un progrès plus grand encore que de devenir capable de pardon et d’abnégation, au point, après avoir été frappé sur la joue gauche, d’avoir la capacité de tendre la droite!

Par rapport à la voie tracée par la loi du Talion, Jésus, formulant ce précepte, ne nous invite donc pas à reculer, mais à progresser d’un pas de plus: celui qui veut considérer les choses du point de vue, plus élevé, du Royaume des cieux, ne peut pas se contenter de la répression de l’injustice (aussi légitime soit-elle).Son ambition et sa prière, c’est que le mal puisse être vaincu par le bien, et le méchant transformé à l’école de Dieu. Que la grâce fasse de lui un citoyen du Royaume!
ii) La liberté prophétique des enfants de Dieu
Il est notable que le comportement désigné par le précepte évangélique est un comportement qui implique, de la part de l’offensé, une grande maturité spirituelle! Il suppose que le Saint-Esprit ait déjà fait une oeuvre de régénération dans sa vie. En particulier, que toutes les questions d’amour-propre, dont nous sommes généralement prisonniers, aient été désamorcées au travers d’une rencontre personnelle avec le Christ! Celui dont Jésus parle est un homme qui a été libéré de la préoccupation de soi, qui a acquis suffisamment d’assurance, dans la grâce, pour ne plus être déstabilisé par une agression extérieure.

Cette injonction, encore une fois, résonne dans le coeur du disciple comme une promesse: il la reçoit comme la révélation du degré de liberté auquel le Saint-Esprit veut le faire accèder à l’école de Dieu, l’indication du comportement prophétique auquel il veut l’élever dans le temps présent!
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C’est pourquoi, au lieu de parler de loi, il serait sans doute préférable, me semble-t-il, de parler de liberté, pour souligner que le comportement désigné par ce précepte est un comportement auquel on ne saurait être contraint, et auquel on ne saurait d’ailleurs contraindre les autres. C’est un comportement qui n’est jamais un dû (au titre du droit), mais qui relève de l’amour, de la liberté et de la gratuité auxquels le Saint-Esprit travaille à nous élever.Le droit s’arrête à la loi du Talion. Tout ce qui est en deçà du Talion, ne peut relever que du don et de la générosité personnelle!

Du reste, si l’on croit le verset 46, c’est précisément par cette générosité que notre comportement chrétien est appelé à se démarquer, en ce monde, de celui des autres hommes! Si on restait dans le stricte cadre de ce qui est dû, que ferait-on d’extraordinaire? « Si vous aimez que ceux qui vous aiment(v. 46) que faites-vous d’extraordinaire, demande Jésus, les païens ne font-ils pas de même ! » C’est bien cette générosité qui fera reconnaître les chrétiens, en ce monde, comme les « Fils de leur Père qui est dans les cieux » (v. 45).
iii) L’apprentissage de toute une vie
Il faut aussi être conscient que la béatitude désignée par le précepte évangélique (rendre le bien pour le mal) est aussi, dans la foi, l’apprentissage de toute une vie! C’est une liberté qu’en tant que croyant je ne finirai jamais de découvrir et d’appronfondir! Et lorsque je constate que d’autres frères dans la foi, autour de moi, n’ont pas encore atteint ce degré de détachement et de générosité, qui serais-je pour le lui reprocher?
Si un chrétien demande réparation pour dommage subi, personne ne pourrait le lui reprocher; la Parole de Dieu elle-même ne le fait pas! Ce qu’elle lui dirait, c’est peut-être ceci: « dans ce monde de ténèbre et de rapine, l’individu lésé qui réclame réparation fait bien, mais celui qui, dans la foi, est capable de rendre le bien pour le mal, fait mieux! »

Encore une fois, nous ne sommes plus ici dans le domaine de ce qui est dû, mais dans le domaine du don, de l’apprentissage du don et du détachement. C’est une éducation de nature spirituelle qui réclame beaucoup de temps, et qui, de surcroît, n’est jamais tout à fait terminée ici-bas, même pour le croyant qui serait déjà capable de laisser son manteau à celui qui lui dérobe sa tunique!

Du reste, et en confirmation, cette partie du sermon sur la montagne est conclue au verset 48, par l’exhortation: « Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait! » L’objectif du précepte, c’est de faire progresser les enfants de Dieu, toujours et davantage, vers la perfection de leur Père, mais une perfection qu’aucun d’eux ne consommera entièrement dans le temps présent.
iv) Le déjà et le pas encore du Royaume de Dieu
Le précepte évangélique a pour effet de placer le croyant dans une tension « eschatologique »[7] [6], entre ce que Oscar Cullmann a appelé « le déjà » et « le pas encore » du Royaume de Dieu.

Les aptitudes que ce précepte désigne (être parfait comme Dieu) relèvent, manifestement, du temps qui vient, de l’au-delà que la foi saisit. Ceci dit – et c’est là où est la difficulté -, le précepte évangélique n’est pas pour autant la Loi du temps à venir, car dans « l’avenir de la foi » qu’est le Royaume des cieux, il n’y a plus de gifles ou de rapines qui appellent le comportement désigné.

Le précepte évangélique est donc bel et bien une injonction qui concerne le temps présent, dans lequel la foi est appelée à anticiper, de façon prophétique, la béatitude à venir (être parfait comme Dieu).

v) Une morale interne à la communauté chrétienne?
C’est la raison pour laquelle, cela serait aussi une erreur, me semble-t-il, de dire que l’éthique du sermon sur la montagne est une éthique interne à la communauté des disciples.

Il se peut que les frères dans la foi se dérobent parfois leur tuniques, ou s’administrent quelques paires de gifles. Mais, dans le texte, la perspective principale est ailleurs: le précepte vise avant tout l’amour des adversaires hostiles à la foi! D’ailleurs, les indications théologiques sur lesquelles le précepte est appuyé (v. 45) ne se réfèrent pas au Dieu libérateur, inscrit dans l’alliance rédemptrice, mais bien au Dieu Créateur, assurant l’ordre du monde pour les bons comme pour les méchants!
Le contestateur, le gifleur ou l’adversaire qui sont ici désignés sont manifestement des personnes incrédules et hostiles à l’Evangile! C’est vis-à-vis d’elles que les chrétiens sont appelés à adopter les comportements prophétiques désignés par le précepte

vi) Une loi civile pour le temps présent ?
Ceci dit, le précepte évangélique ne saurait pas davantage être interprêté comme la loi civile du monde présent, ainsi que l’était celle du Talion. Ce n’est pas une loi qui serait adéquate pour régir la vie commune dans une société pécheresse et résolument hostile à Dieu.
Matthieu n’est pas Tolstoï qui proposait d’ériger le sermon sur la montagne en loi civile et politique! Dans l’histoire de l’Eglise, il y a toujours eu des mouvements pacifistes pour soutenir cette lecture. Mais on ne peut pas confondre l’éthique personnelle et prophétique du disciple de Jésus-Christ avec une éthique sociale propre à gérer les les rapports de force dans une société résolument rebelle à l’ordre de Dieu.

Martin Luther, qui était très lucide sur les dangers d’une telle éthique disait « Avant de vouloir gouverner le monde chrétiennement, veille à le peupler de chrétiens. » Et Jean-Jacques Rousseau, dans son Contrat Social, de démontrer que dans une société fondée sur un tel ordre, il suffirait d’un seul qui le refuse, pour qu’il y prenne le pouvoir, et mette en péril les équilibres les plus fondamentaux.

Les termes de la loi civile que Dieu fait obligation aux magistrat d’appliquer dans le temps présent, sont définis dans le Nouveau Testament, non en Matthieu 5, mais en Romains 13! Mathieu 5, c’est le degré d’abnégation auquel le Saint-Esprit peut élever un de ses enfants, dans sa relation avec son agresseur,… sans que cela contredise ou annule la responsabilité pénale qui peut être celle de l’Etat vis-à-vis de ce même agresseur!

C’est le même Seigneur qui, en Romains 12, m’appelle à tendre la joue droite lorsqu’on me frappe la gauche, et qui, quelques versets plus loin, en Romains 13, appelle le magistrat à sanctionner cette même agression, lorsque celle-ci relève du domaine pénal!.Il n’y a pas de contradiction entre les deux!

Il est aussi important de souligner que Jésus, dans les trois exemples qui illustrent le précepte évangélique, en Matthieu 5, ne disculpe pas l’acte de violence sociale (gifler, prendre la tunique, ou réquisitionner).Il ne les dépénalise pas (comme s’il disait: ce n’est pas grave, cela ne mérite pas d’être châtié, etc…). Jésus n’aborde que le point de vue de l’individu lèsé, et si tant est que celui-ci veuille se comporter en chrétien, l’appelle à manifester sa liberté d’enfant de Dieu par une qualité de réaction qui portera le bien à triompher du mal.

vii) Nul ne peut sacrifier les droits des autres
Une autre considération renforce encore la conviction que le sermon sur la montagne ne saurait être élevé en morale civile, c’est que la générosité désignée, ici, ne peut porter que sur la part du préjudice qui touche aux intérêts personnels de l’individu lésé! Nul n’est autorisé, par cette parole de Jésus, à mettre en péril la vie ou les intérêts de tierces personnes.
Il n’est jamais licite d’hypoyhèquer les intérets des autres, et encore moins ceux des groupes qui auraient été confiés à notre garde dans le cadre d’un contrat social: dans le cadre du mariage, les droits de mon conjoint; dans le cadre de la famille, les droits de mes enfants; dans le cadre d’une entreprise, les droits de mes employés; dans le cadre politique, les droits des citoyens qui m’ont confié la gestion de leurs intérêts; dans le cadre de l’armée ou de la guerre, les droits des hommes qui sont sous mon commandement, etc. Tous ces droits, qui ne m’appartiennent pas, l’Evangile ne m’autorise pas à en faire don! La béatitude qu’exprime le précepte évangélique est personnelle, tant par la nature des ressources qui l’inspirent, que par la portée de son application!
C’est ainsi que s’esquisse, dans la théologie du Nouveau Testament, qu’on le veuille ou non, l’ébauche d’une distinction entre éthiques individuelle et sociale, entre l’éthique individuelle du croyant (celle qui touche à ses intérets personnels) et l’éthique sociale à laquelle le même Evangile l’appelle, dans un monde resté hostile à la grâce.
viii) La vocation chrétienne de l’Etat
Arrivé à ce point, il est encore nécessaire, pour être complet, de rappeler en quelques mots quel regard la foi chrétienne porte sur la vocation de l’Etat, et les organes qui le composent.

Je ne commenterai pas Romains 13, dont tout le monde connaît l’importance décisive, mais je rappellerai, moins connu, le motif donné par Paul, en 1 Timothée 2, pour stimuler l’intercession en faveur des autorités civiles:
Je vous exhorte, en premier lieu, à faire des requêtes, prières et intercessions pour les rois, et pour tous ceux qui occupent une position supérieure, afin que nous menions une vie paisible et tanquille, en toute piété et dignité. Cela est bon et agréable devant Dieu, notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (vv.1-4)

Assurer une paix et une tranquilité extérieure! La vocation chrétienne de l’Etat, dans un monde corrompu, ne va pas au-delà, mais elle ne s’arrête pas non-plus en deçà! Le bien que l’Etat est appelé à sauvegarder est un bien, certes tout relatif, qui ne correspond aux exigences de Dieu, ni par son intensité, ni par l’extension qui lui est donnée! Mais il n’en est pas moins reconnu par l’apôtre comme la condition d’une paix sociale indispensable à l’exercice de la foi et au rayonnement de l’Evangile!

De ces précisions pauliniennes, se dégage une vision du rapport Eglise-Etat à la fois équilibrée et nuancée: la vocation essentielle de l’Etat, c’est d’établir des conditions de vie collectives qui assurent à l’Eglise la possibilité d’annoncer l’Evangile! En s’acquittant de cette tâche, et en accordant à l’Eglise la liberté d’exercer son ministère, l’Etat sera lui-même « ministre de Dieu »dans le domaine qui est le sien. Comme si l’apôtre disait « priez pour que l’Etat soit Etat, afin que l’Eglise puisse être Eglise! »

La vocation et la limite de l’Etat sont ainsi marquées: l’Etat est incapable de conduire les hommes à Dieu et de leur faire atteindre leur fin dernière! L’action intérieure exercée sur les consciences par le Christ est d’une nature entièrement différente de l’action extérieure que l’Etat peut exercer par la contrainte. Pourtant, son ministère (notamment dans le domaine pénal) est reconnu comme un bien, qui réalise ici-bas un ordre relatif, propice au rayonnement de l’Evangile.L’Etat a sa place dans la prière chrétienne, en tant qu’ordonnateur de la cité terrestre.

Conclusion
Il est indispenable, me semble-t-il, de pousser jusque à ce point notre lecture du Nouveau Testament, si l’on veut percevoir où se situent, dans sa théologie, la portée et les limites du sermon sur la montagne, et particulièrement du fameux précepte évangélique!

Le sermon sur la montagne doit être reçu par tous les disciples de Jésus-Christ, d’hier comme d’aujourd’hui, comme une glorieuse promesse: la révélation du degré de liberté et d’abnégation auquel le Saint-Esprit travaille à les élever dans le temps présent. C’est une promesse qui est éminemment personnelle, tant par la nature des ressources qui l’inspirent, que par la portée de son application.


* M. Johner est professeur d’éthique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.
[1] [7] Mt 5:21-26 et 38-48.
[2] [8] Ac 21:21.
[3] [9] 1 Jn 3:15.
[4] [10] Ga 3:22-24; cf. Rm 3:19-20, 7:7.
[5] [11] Lc 16:17.
[6] [12] Jc 1:17.
[7] [13] L' »eschatologie », en théologie, est l’étude qui porte sur les fins dernières de l’homme et du monde.