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David J. Bosch: Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et avenir des modèles missionnaires

David J. Bosch: Dynamique de la mission chrétienne. Histoire et avenir des modèles missionnaires

(Lomé, Paris, Genève: Haho, Karthala, Labor & Fides, 1995), 774 p. Traduction de Transforming Mission (Maryknoll, New York: Orbis Book, 1991).

Pour le microcosme théologique, la parution d’un livre peut constituer un événement majeur, voire une révolution! Celui de Bosch mérite d’être de ceux-là. Incontestablement, il a de quoi marquer l’histoire de la théologie, peut-être en ouvrant la porte des Facultés à la missiologie qui, il faut bien le dire, ne pénétrait jusqu’ici dans l’univers académique francophone que par la petite porte de derrière[1] [1]. On ne saurait mieux dire que Bruno Chenu lorsqu’il écrit:

L’ouvrage de David Bosch s’impose comme l’ouvrage de référence pour toute réflexion sur la mission de l’Eglise, comme une merveilleuse carte d’orientation dans le dédale des opinions et des théologies[2] [2].

Sept cent soixante-quatorze pages dont quatre-vingts de tables et de bibliographies; trois grandes parties pour englober trois dimensions d’une discipline difficile à circonscrire. Exégèse et théologie biblique, d’abord, pour dégager l’apport spécifique du Nouveau Testament, histoire des modèles missionnaires, ensuite. Bosch examine avec grand soin et quelle érudition le rapport aux cultures avec lesquelles l’Evangile s’est trouvé confronté. Enfin, il intitule sa troisième partie: « Vers une missiologie pertinente ». Si les mouvements missionnaires restaient relativement faciles à cerner jusqu’au XIXe siècle, il fallait un génie particulier pour embrasser la suite. Peut-être que l’identité sud-africaine de l’auteur, un peu en retrait du monde anglo-américain, et son implication dans le tumulte des heurts culturels retentissants de son pays lui ont donné un point de vue privilégié et un droit à la parole que les universitaires n’ont pas toujours. Ajoutons que si l’auteur ne sacrifie jamais la rigueur scientifique de son analyse à la cause qu’il sert, il laisse souvent transparaître son engagement de disciple du Christ.

Alors que pendant une génération, l’on s’est habitué à voir la mission être mise en question, voire à célébrer sa disparition sur les ruines (encore fumantes) du colonialisme, le livre de Bosch vient à point nommé rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu! Si la mission, comme toute oeuvre humaine, n’est pas parfaite et si elle eut partie liée avec le colonialisme ou d’autres pouvoirs justement dénoncés, Bosch rappelle avec force qu’elle est d’abord la Mission de Dieu[3] [3]: « La Missio Dei purifie l’Eglise. Elle la place sous la croix, le seul endroit où elle soit en sécurité. »[4] [4]

Partisan d’une « missiologie réconciliée » selon la belle expression de Marc Spindler[5] [5], Bosch analyse, compare et évalue tous les grands courants de pensée. Catholiques, orthodoxes, protestants de toute obédience se côtoient sur les pages de son livre comme ils ne se sont probablement jamais côtoyés ailleurs! Il effectue une évaluation objective et nuancée des déclarations des conférences mondiales qui se sont succédé à un rythme toujours plus rapide depuis la fin du siècle passé. Le lecteur « évangélique » se délecte de lire l’analyse des déclarations faites à l’occasion des conférences oecuméniques des années 60 et 70 en particulier. Il se réjouit aussi de constater que les conférences et les auteurs « évangéliques » non seulement ne sont pas oubliés, mais sont pris au sérieux. Si Bosch leur rend justice, il ne leur épargne pas plus qu’à d’autres l’épreuve d’une évaluation critique. A tous, il reproche leur dépendance de l’esprit du temps, particulièrement lorsque l’optimisme issu des Lumières inspire une version libérale qui croit au progrès inéluctable de la civilisation et une version évangélique qui croit pouvoir « convertir l’humanité entière en l’espace de vingt ans »[6] [6].

C’est justement le déclin de cet optimisme qui crée le besoin de nouveaux modèles missionnaires et constitue le point de départ de la troisième partie de l’ouvrage.

La recherche de modèles – nous reviendrons plus loin sur ce terme – consiste presque toujours à privilégier un motif que la situation socioculturelle du moment place sous les feux de la rampe. Du coup, on refait le monde à grands coups de déclarations qui clouent au pilori les modèles précédents. Bosch ne cède jamais à la tentation d’évacuer d’un revers de manche ces revirements qui paraissent si souvent dépassés, donc dénués d’intérêt. Il débusque sous chacun d’eux les questions et les enjeux qui donnent à la missiologie sa raison d’être, illustre ses méthodes et délimite son champ d’action.

De toutes les questions qu’on peut valablement renvoyer à la missiologie, aucune ne nous semble omise. Celle du salut, ce « coeur battant de la missiologie »[7] [7], constitue un bon exemple de la manière dont l’auteur trace un chemin au milieu de la masse des documents et domine la question en sortant des sentiers battus pour proposer de nouveaux points de vue. Il remonte aux auteurs bibliques qui ne mettent pas tous l’accent sur le même aspect du salut:

Pour Luc, le salut est salut actuel […] Paul… met davantage en relief la nature inchoative (n.tr.: exprime le caractère progressif) du salut – celui-ci ne fait que commencer en cette vie[8] [8].

Le fait de parler du salut au futur tient d’une vision apocalyptique qui souligne que le triomphe de Dieu est à venir. Ce qui n’empêche pas que, pour Paul,

l’expérience de la réconciliation et la nouvelle naissance ont des conséquences qui vont très loin sur le plan social (cf. la lettre de Paul à Philémon)[9] [9].

La tension entre le « déjà » et le « pas encore » devrait constituer une caractéristique décisive de la notion biblique de salut. Or, la notion va constamment osciller entre les deux pôles: d’un côté, une atténuation de l’attente eschatologique déjà perceptible durant la période patristique grecque et qui atteint son comble à la Conférence de Bangkok en 1973. « L' »esprit » de la conférence, semble-t-il, transparaît là où le salut est défini exclusivement pour ce monde-ci. » De l’autre côté, la concentration sur l’aspect eschatologique peut être telle que l’Eglise devient un lieu d’attente où l’on ne s’occupe que du salut de l’âme. Pour l’auteur, cette oscillation dépend largement de la manière dont l’Eglise met l’accent sur telle ou telle partie de la christologie, d’où la nécessité

d’une interprétation du salut qui opère dans un ordre christologique global, qui rende indispensable pour l’Eglise et la théologie le totus Christus – son incarnation, sa vie terrestre, sa mort, sa résurrection et sa parousie[10] [10].

Dans la ligne de cette théologie du salut, Bosch fait le point sur la question fort controversée d’une théologie des religions, entendant par là donner les moyens de se situer par rapport aux autres religions et, partant, d’évaluer la pertinence du dialogue et/ou d’un témoignage destiné aux adeptes de ces autres religions. Lieu des prises de position les plus fermes ou des consensus les plus mous, cette théologie a fait couler beaucoup d’encre. Après des décennies de déclarations fracassantes sur les vertus du dialogue ou celles de la tolérance, le lecteur est en droit d’attendre une belle rétrospective. Il ne sera pas déçu. Bosch commence par rassembler les opinions diverses et contradictoires sous trois expressions qui situent bien les enjeux dans l’espace théologique et le débat dans le temps: exclusivisme, accomplissement etrelativisme. Après avoir discuté les forces et les faiblesses de chacun des courants, l’auteur conclut:

Tout d’abord, je tiens à affirmer ma conviction que nous avons besoin d’une théologie des religions caractérisée par une tension créative, allant au-delà de l’alternative stérile entre une prétention confortable à l’absolu et un pluralisme arbitraire […] Les divers modèles (examinés) semblent exclure la possibilité d’englober le paradoxe permanent consistant en ceci: faire preuve à la fois d’un engagement résolu à l’égard de sa propre religion et d’une véritable ouverture à l’égard de celle d’autrui, balancer constamment entre la certitude et le doute[11] [11].

Mais qu’on ne s’y trompe pas, Bosch ne préconise pas une approche dialectique. Commentant la déclaration du Conseil oecuménique des Eglises (COE): « Nous ne pouvons indiquer d’autres chemins de salut qu’en Jésus-Christ », il ajoute un peu plus loin:

Il est nécessaire de mettre ces déclarations en pleine lumière dans le climat actuel: d’une part, il y a le fait qu’une longue habitude nous a privés de la fraîcheur de l’Evangile, en ne nous laissant qu’une fidélité traditionnelle à son égard… d’autre part, il y a le fait que les chrétiens s’entendent dire, même par d’autres chrétiens, qu’il est inopportun d’appeler des adeptes d’autres religions ou des incroyants à mettre leur confiance en Dieu par le Christ. Or la foi chrétienne ne saurait se passer de la conviction que Dieu, en envoyant Jésus-Christ parmi nous, s’est engagé dans une intervention définitive, eschatologique; par là, il offre aux humains le pardon, la justification et une vie nouvelle de joie et de service et cette offre exige en retour une réponse humaine sous la forme de la conversion[12] [12].

Une synthèse de cette ampleur ne saurait être parfaite. Aussi, ne saurait-on faire grief à l’auteur d’avoir insuffisamment développé la partie biblique en délaissant la missiologie de Jean après avoir si bien exposé celles de Matthieu, de Luc et de Paul.

On pourrait aussi lui reprocher d’être par trop affirmatif sur certaines questions, celle de la date de rédaction de Matthieu et de Luc par exemple. Bosch opte résolument pour les années 80[13] [13].

Sur la question du Jésus historique, il accueille le point de vue de la critique, mais sans que le rapport des écrits apostoliques au Jésus historique se distende au point de se réduire à la foi de la première communauté. Pour la missiologie, la médiation des écrits apostoliques est exemplaire et doit servir de modèle d’adaptation culturelle. Par exemple, face au risque de dérive de la communauté à qui il adresse son évangile,

Matthieu ne veut rien entendre d’un Evangile qui se distancie d’un Jésus terrestre, dans un mouvement d’enthousiasme attribué à l’Esprit saint, affirme-t-il[14] [14].

A propos de Luc, il reconnaît un espace entre certitude et incertitude historique:

Luc, écrit-il, n’a pas du tout l’intention d’écrire l’histoire de Jésus et de l’Eglise comme une histoire « vraie « … Ce qui l’intéresse, c’est un problème théologique: comment rendre compte de la mission auprès des non-juifs en procédant autrement que par le récit historique des origines et du développement de la mission?… Cela ne veut pas dire, bien sûr, que son texte serait une source dénuée de valeur historique; il demeure la source la plus valable et la plus sûre que nous possédions sur les origines du christianisme[15] [15].

Le titre anglais, impossible à traduire en français sans périphrase, rend mieux compte du projet de l’auteur que le titre français, d’ailleurs bien choisi. En effet, Transforming Mission signifie aussi bien la mission qui transforme que la mission qui se transforme! Le sous-titre The Shifts of Paradigms in Mission Theology met en exergue le concept qui s’est imposé à l’auteur comme le plus pertinent pour rendre compte des changements, voire des mutations, qui touchent la mission au cours de ses deux millénaires.

Les traducteurs ont été sensibles à un problème qui affecte l’ensemble de l’ouvrage. En traduisant le sous-titre par « Histoire et avenir des modèles missionnaires », ils ont sans doute tenté de rendre sa rigueur à un concept quand il a fallu le faire passer de la langue de Shakespeare à celle de Voltaire, à moins que la critique que nous avançons soit aussi valable pour l’anglais? Le concept de paradigme exposé en une douzaine de pages[16] [16] est emprunté à Thomas Kuhn, qui l’utilise pour rendre compte des révolutions dans la pensée scientifique. L’exemple classique du paradigme copernicien qui fait tourner la terre autour du soleil alors qu’on avait cru le contraire est plus éloquent que bien des définitions. Cependant, il convient de se demander si ce concept forgé pour les sciences naturelles, que Kuhn qualifie d’adultes, va s’adapter aux sciences humaines ou à la théologie? En sciences naturelles, un nouveau paradigme provoque un progrès et partant, l’impossibilité de revenir en arrière. Or, les changements de vision du monde qui ont bouleversé la théologie et la missiologie ne consistent pas forcément à passer d’une représentation fausse à une représentation plus juste, ni d’une représentation trop simple à une représentation plus complexe. Il s’agit, la plupart du temps, de privilégier un motif mis en valeur par la conjoncture historique et culturelle et de réinterpréter les thèmes théologiques mis en question à partir de là. En ce sens, il est pertinent d’utiliser le concept de paradigme pour désigner tout principe organisateur d’une pensée ou d’une idéologie, mais jusqu’où peut-on exploiter ce concept? Ne nécessite-t-il pas une définition plus rigoureuse? C’est à Marc Sherringham que nous devons la meilleure définition du paradigme que nous ayons trouvée:

(Il) peut être défini comme une structure conceptuelle qui fixe pour une période donnée les règles du jeu de la pensée dans un domaine donné[17] [17].

Cette définition correspond bien à l’usage qu’un missiologue comme Marc Spindler fait du concept de paradigme en missiologie[18] [18]. Il se limite à nommer et à exposer la structure conceptuelle qui sous-tend une école de pensée. En revanche, en prolongeant les lignes de Bosch, on devrait en arriver à réviser la notion de progrès en théologie et aboutir à une définition libérale que l’auteur rejeterait hardiment. Il décrit d’ailleurs « l’effondrement du paradigme des Lumières »[19] [19]. Pourtant, force nous est de reconnaître avec lui que rien ne sera plus comme avant les Lumières![20] [20] Alors qu’est-ce qui a vraiment changé et que nous devons définitivement aux Lumières? La question préoccupe Bosch et sous-tend une grande partie de son oeuvre. Il fait une sorte de bilan des Lumières dont l’actif occupe tout le chapitre sur « La mission dans le sillage des Lumières » et le passif une bonne partie du chapitre suivant, « La naissance d’un paradigme postmoderne ».

En fait, le souci constant de Bosch de relever la dépendance de la pensée théologique en général, et de la pensée missiologique en particulier, à l’égard des idéologies régnantes est, sans doute, l’un de ses principaux mérites, d’où le besoin d’un concept qui rende compte de cette dépendance. L’usage que Bosch fait du paradigme répond à ce besoin. Mais l’outil est si utile que l’auteur le sollicite trop! Quand il compare le paradigme de Luc à celui de Paul, ou bien quand il expose les « éléments d’un paradigme missionnaire oecuménique en gestation », après avoir parlé du paradigme des Lumières, ce n’est plus du même concept qu’il s’agit. Ou bien le concept désigne, par analogie avec le paradigme de Th. Kuhn, le principe organisateur de la pensée. Il pourrait correspondre aux « motifs fondamentaux » des néocalvinistes. Le concept devrait alors être réservé aux grands tournants culturels. Ou bien, on lui donne un sens plus ou moins synonyme de modèle pour désigner une élaboration théologique réalisée à un moment donné en réponse au paradigme (premier sens) en vigueur. D’ailleurs Bosch parle souvent de « modèle » comme s’il utilisait un terme équivalent. C’est donc avec raison que les traducteurs ont préféré « modèle » à « paradigme » pour le sous-titre de l’ouvrage. Le modèle comme le paradigme peut entrer dans les prémisses d’une démonstration, mais contrairement au paradigme qui demeure un donné relativement simple et qui est à la base de toute une logique, le modèle est un concept complexe et construit à partir d’un ou plusieurs paradigmes. Ce sont bien des « modèles missionnaires » que l’auteur évalue et c’est bien un modèle qu’il cherche à construire.

Pour terminer, les traducteurs méritent un coup de chapeau, non seulement pour la qualité de la traduction, mais aussi pour l’effort de « contextualisation » de l’ouvrage. Des notes du traducteur (n.tr.) viennent utilement au secours du promeneur francophone peu habitué à fréquenter les boulevards très achalandés des théologiens anglophones. Une fois, quand même, le lecteur est induit en erreur quand la note situe l’origine des « milieux dispensationalistes » chez les saints des derniers jours[21] [21], alors qu’elle devait renvoyer à Darby et sa postérité, notamment Scofield et sa Bible annotée.

Il est vraisemblable qu’en dehors de ceux qui sont engagés dans la mission et qui dévoreront l’ouvrage comme des travailleurs affamés du bon pain, peu de pasteurs de paroisse ou de responsables d’oeuvres et mouvements liront tout l’ouvrage! Gageons que tous lui ménageront une bonne place dans leur bibliothèque en vue de le consulter à l’occasion sur un thème missiologique, mais aussi sur la théologie de Matthieu, de Luc ou de Paul.

Charles-Daniel MAIRE

Ligue pour la lecture de la Bible


[1] [22] 654-663.

[2] [23] 5.

[3] [24] 22, 525-530.

[4] [25] 694.

[5] [26] 10, les soulignés sont de l’auteur.

[6] [27] 455.

[7] [28] 530.

[8] [29] 531, les soulignés sont de l’auteur.

[9] [30] Ibid.

[10] [31] 538.

[11] [32] 646.

[12] [33] 652.

[13] [34] 84, 107, 114.

[14] [35] 91.

[15] [36] 117.

[16] [37] 241-253.

[17] [38] Cité par H. Blocher, « Du beau, de l’art et de la philosophie », Fac Réflexion, 36 (1996:3), 30.

[18] [39] « Le paradigme du primitif, de l’homogène, du conflit… », « La parade des paradigmes « , Sciences de la Mission et formation missionnaire au XX siècle (Lyon: Ed. Lyonnaises d’Art et d’Histoire, 1992), 15-22.

[19] [40] 366. XXXe

[20] [41] Ibid.

[21] [42] 430.