- La Revue réformée - https://larevuereformee.net -

Des mots pour en parler

Des mots pour en parler

1. LE BIEN ET LE MAL

Dans l’une des grandes confessions d’Israël au sujet de Dieu, la Bible expose sa conception particuliére du bien: « Célébrez l’Eternel, dit le psalmiste, car il est bon »1; et le prophéte Esaïe dit:

« Je rappellerai les actes bienveillants de l’Eternel… d’aprés tout le bien que l’Eternel nous a fait; je dirai sa grande bonté envers la maison d’Israël, le bien qu’il leur a fait… »2

Cette conception est maintenue dans le Nouveau Testament, lorsque Jésus indique au jeune homme riche: « Un seul est bon. »3 Ainsi, à la différence de la pensée grecque pour qui le bien est un principe abstrait auquel doivent se conformer la divinité, le monde et l’homme, la Bible décrit le bien, dans sa nature essentielle, comme un attribut du Dieu personnel, créateur du monde.

Lorsque Dieu crée l’univers, l’empreinte de ses attributs (donc, celle du bien) marque tout ce qu’il fait. Ainsi est bon tout ce qui, dans les différents domaines de son œuvre, s’accorde avec le caractére de Dieu et se trouve en conformité avec son plan.

  1. Dans le domaine physique et artistique, Dieu déclare tout « trés bon »4 au sens de « bien fait » ou de « beau ». C’est ainsi que la Bible parle de bon arbre et de bon fruit5, de bonne semence6, de bonne terre7, de bonnes/belles pierres8 et de bon vin9. A la différence de la philosophie grecque et gnostique pour qui la matiére est intrinséquement mauvaise, la Bible affirme, de façon massive, de la premiére à la derniére page, que la création est bonne et, par voie de conséquence, que toutes les structures de la création le sont également: le mariage10, la famille11, le travail12 et l’ordre socio-politique13. Aussi, tout acte qui respecte Dieu et la vie qu’il a créée est-il, en ce sens, bon.
  2. Dans le domaine moral, si Dieu est bon, sa Loi l’est également14, comme aussi sa parole15 et les actes/œuvres bonnes qui leur sont conformes. Celui qui pratique de telles choses « est bon aux yeux de l’Eternel »16. Un comportement moral est donc un bien.

Si Dieu est la source et la norme du bien, il s’ensuit que le mal est, en premier lieu, ce qui n’est pas en conformité avec le caractére ou la volonté de Dieu. On ne trouve nulle part, dans la Bible, soit le dualisme manichéen selon lequel le mal serait une forme aussi puissante et éternelle que le bien, soit l’idée grecque que le mal serait inhérent à la matiére ou le résultat de l’ignorance de l’homme. Dans la Bible, le mal n’a pas de statut ultime et ne provient pas d’une quelconque faiblesse entachant l’œuvre de la création. Sa cause est plutôt éthique, à savoir la rébellion insensée d’Adam et d’Eve dans l’espace et dans le temps. Du péché de l’homme procédent tous les autres maux: les souffrances physiques dues à la dureté de la vie, aux peines et aux douleurs qui aboutissent à la mort physique; les souffrances morales suscitées par les « pensées mauvaises » du cœur17 que tous, Juifs et païens, connaissent également18 de sorte « qu’il n’y a pas de juste, pas même un seul »19, et qui conduisent à la mort spirituelle20.

Face au bien absolu manifesté dans l’œuvre de la création, la rébellion de l’homme produit le mal radical et appelle une nouvelle expression du bien/bonté divin sous la forme d’une rédemption. Cette deuxiéme œuvre de Dieu dépassera en gloire la premiére, car elle ne sera rien moins que la radicale transformation et la glorification de la création tout entiére. Elle comportera la justification et la résurrection de l’homme pécheur21 ainsi que la transformation de l’univers physique en une nouvelle terre et de nouveaux cieux22.

Ce bien « eschatologique », c’est-à-dire « final », est ce que Jésus appelle le royaume de Dieu. Ce royaume constitue le bien suprême, la perle de grand prix pour laquelle il faut vendre tout ce que l’on a23. Ce bien-là relativise tous les biens de la création (sans jamais les mépriser ou les nier). Ainsi ce qui, à premiére vue, n’est pas bon l’est en fait.

« Il est bon, dit Jésus, d’entrer dans la vie manchot ou boiteux plutôt que d’avoir deux pieds ou deux mains et d’être jeté dans le feu éternel. »24

L’humiliation et la repentance sont « de bons fruits » puisqu’ils font accéder au royaume de Dieu25. Le « gaspillage » d’un parfum de trés grande valeur – qui aurait pu être vendu et son prix donné aux pauvres, mais qui est versé sur le corps de Jésus en vue de sa mort rédemptrice – est reçu par Jésus comme « une action bonne »26.

Puisque « la chair et le sang ne peuvent hériter le royaume de Dieu et que la corruption n’hérite pas l’incorruptibilité »27, même par des « œuvres bonnes »28, il s’ensuit que proclamer, comme doit le faire l’Église, qu’il n’y a qu’un seul moyen pour entrer dans ce royaume (à savoir Jésus-Christ29 et le sang de sa croix30) a pour effet de relativiser, sans pour autant l’éliminer, tout autre bien. Seules sont finalement bonnes les œuvres qui jaillissent de la nouvelle création, œuvres que Dieu a préparées d’avance31 et qui témoignent de « la richesse surabondante de sa grâce par sa bonté envers nous en Christ-Jésus »32.

Le mal ultime, qui dépasse tous les autres33, est commis par ceux qui « méprise(nt) les richesses de sa bonté… sans reconnaître que la bonté de Dieu (les pousse) à la repentance »34. Au mépris du Dieu créateur s’ajoute le mépris du Dieu sauveur. Ceux-là qui « pratique(nt) le mal35 » se privent du bien suprême, c’est-à-dire de « la vie éternelle36« , et ils connaîtront « la colére et la fureur » de Dieu37, c’est-à-dire le mal ultime.

Peter Jones38

2. LE « COEUR »

Les termes bibliques qu’on rend par le mot « cœur » dans les versions françaises ne désignent que rarement le viscére cardiaque39. Plus de 800 fois dans l’Ancien Testament, ils sont employés métaphoriquement – et la métaphore se consolide en concept – pour cette part de la personne qui est l’apanage de l’homme: dans ce sens, « l’animal n’a pas de cœur »40. On présume à bon droit une relation étroite avec l’autre privilége distinctif de l’humanité: être « créé en image de Dieu ». Le Nouveau Testament prolonge en grec l’usage hébraïque.

Le cœur signifie, d’abord, l’être intérieur, ou le centre. Cela ressort des autres emplois métaphoriques, quand il est question du « cœur » de la mer41, du ciel42 ou de la terre43. L’apôtre fait explicitement l’équation avec « l’homme intérieur (caché)44« . Ainsi compris, « cœur » est quasiment interchangeable avec « âme »45 et avec « esprit »46. « Mon cœur » équivaut grosso modo à « je » ou « moi »47.

Toutes les fonctions de la vie intérieure relévent du cœur. Prédomine celle de l’intelligence (204 fois). Le contraste est frappant avec la conception moderne du cœur (courrier du cœur), et avec la notion classique (cœur-courage). Dans la Bible, « manquer de cœur », c’est manquer de jugeote, déraisonner, penser comme un insensé48. Hébreux 10:16, traduisant Jérémie 31:33, rend, littéralement, « le dedans » (hébreu) par « cœur » en grec, et « cœur » (hébreu) par « intelligence » en grec. On note que la dimension de la mémoire est souvent en cause49. Presque aussi fréquemment, il s’agit de volonté (195 fois). La disposition du vouloir procéde du cœur50, avec les desseins et les résolutions51. « Cœur » peut correspondre à « choix »52. Les émotions ne sont pas exclues pour autant (évoquées 166 fois). Le cœur est le siége de la joie53 et de la tristesse54, de la peur55, du trouble56 et de la confiance57, de la haine58 et d’une tendre affection59. La nuance affective est plus fréquente chez l’apôtre Paul, parce qu’il utilise davantage le mot grec habituel pour l’intelligence. Les effets psychosomatiques sont connus : « Un cœur calme est la vie du corps. »60

Le cœur, centre de la personne, est l’organe de la vie morale et religieuse. C’est de lui que jaillit l’amour de Dieu61; que sourd, en sens contraire, ce qui souille l’homme62. C’est du cœur que naît la foi63, et dans le cœur que point la lumiére de l’espérance64. Le cœur de l’homme a part, de façon créaturelle, à l’éternité même65: il transcende la simple succession du temps pour interroger sur l’origine et la fin, sur le sens.

La conscience psychologique et la conscience morale (indissociables) appartiennent au cœur. L’idée d’une connaissance réfléchie sur soi-même s’exprime en Deutéronome 8:5 (littéralement, « tu connaîtras avec ton cœur », cf. Pr 14:10; Ec 7:22). « Le cœur lui battit » dit la crainte d’avoir commis un sacrilége et le sentiment de culpabilité66. C’est le cœur qui fait des reproches67. L’expérience de l’accusation intérieure, et des tentatives pour s’excuser, montre « l’œuvre de la Loi » (judicatrice) écrite dans le cœur des païens eux-mêmes68.

Si le cœur est conscience, et si les reins, soubassement obscur de la personnalité, peuvent être rapprochés de l’inconscient, l’homme biblique ne prétend pas connaître tout son cœur. Le cœur, le cœur tortueux du pécheur, est insondable69. Seul, Dieu sonde et connaît, avec les reins, les cœurs70, et rectifie la voie du fidéle qui s’offre à son examen71.

L’importance du cœur justifie le grand commandement:

« Garde ton coeur plus que toute autre chose, car de lui viennent les sources de la vie. »72

Cette vigilance ne met pas en jeu l’opposition du cœur et de la raison, mais l’orientation des pensées et des choix: le cœur droit, pur, humble, brisé, unifié, sensible (cœur de « chair »), s’oppose au cœur pervers, orgueilleux, partagé, endurci (cœur de « pierre »). Elle combat aussi la dissonance entre le cœur et les lévres, l’hypocrisie73. Seul le Dieu qui dit: « Donne-moi ton cœur »74 rend cette vigilance efficace. C’est lui qui circoncit le cœur naturellement incirconcis75; il y répand son Esprit76; il y inscrit sa loi dans ce sens qu’il conforme réellement les dispositions du cœur à ses préceptes, qu’il fait que l’homme veuille comme Dieu veut77.

L’éthicien retiendra particuliérement l’accent sur l’intention, et l’intrication des aspects affectifs, rationnels et volontaires; plus encore, sur le rôle des options premiéres, sur les racines religieuses du comportement et les présupposés de la vision du monde. Il se rappellera l’invitation à veiller sur son cœur et le donner à Dieu – comme Calvin, qui avait choisi pour sceau personnel un cœur tenu par une main appaumée: « J’offre mon cœur immolé en sacrifice au Seigneur. »78

Henri Blocher79

3. LA CONSCIENCE

Selon Le Petit Robert, la conscience est la « faculté qu’a l’homme de connaître sa propre réalité et de la juger ». On peut distinguer la « conscience psychologique », « faculté d’avoir une connaissance de soi », par laquelle l’être humain prend une distance par rapport à lui-même, se regarde penser et agir, et la « conscience morale », « faculté ou fait de porter un jugement de valeur morale sur ses actes ». Dans le premier cas, la conscience constate un fait; dans le second, elle le juge. C’est la conscience morale qui nous intéresse ici. Mais il convient de souligner le rapport étroit entre les deux formes de conscience: pour porter un jugement sur un acte, il faut pouvoir s’en distancer, observer son propre comportement.

Le Nouveau Testament reconnaît à la conscience le rôle de juge ou de témoin. L’apôtre Paul parle des païens qui, sans connaître la Loi de Dieu, font ce que commande cette loi:

« Ils montrent que l’œuvre de la loi est écrite dans leur cœur; leur conscience en rend témoignage, et leurs raisonnements les accusent et les défendent tour à tour. »80

Ailleurs, Paul évoque le témoignage de sa conscience81 et se recommande à toute conscience humaine82.

On peut donc dire que la conscience est une faculté que posséde tout être humain, qui lui a été donnée par Dieu, pour l’aider à discerner le bien du mal en approuvant ses bonnes actions et en condamnant ses mauvaises. Ainsi, elle ne permet pas aux humains d’oublier qu’ils sont responsables de leur actes, en les rappelant à l’ordre lorsqu’ils s’écartent de la volonté de Dieu.

Généralement, la conscience intervient et prononce un verdict sur un acte aprés qu’il a été accompli. C’est ainsi que Calvin déclare que la conscience est un « sentiment et remords du jugement de Dieu », qu’elle poursuit « celui qui voudrait supprimer ses fautes… pour lui faire sentir qu’il est coupable ». Elle est « comme une garde qui lui est donnée pour l’éveiller et épier, et pour découvrir tout ce qu’il serait bien aise de cacher, s’il pouvait ». Elle est comme un signal d’alerte, attirant notre attention sur une anomalie dans notre comportement.

Il arrive aussi que la conscience fonctionne comme un avertisseur nous prévenant que notre intention, la décision que nous sommes sur le point de prendre est mauvaise, et suscitant en nous un sentiment de malaise à son sujet. En passant outre, nous agirons avec mauvaise conscience. Il n’est jamais bon d’agir contre sa conscience. Car, par elle, Dieu nous met en garde contre les égarements dans lesquels nous risquons de tomber.

S’il est nécessaire de prêter attention aux signaux de la conscience, cela n’est pas suffisant pour éviter erreurs et fautes. En effet, notre conscience morale, si elle joue un rôle que Dieu lui a assigné, le joue parfois mal. Elle n’est pas un guide infaillible pour guider notre comportement. Elle ne nous permet pas de discerner à coup sûr le bien du mal. On ne peut lui accorder une autorité absolue. Pourquoi? Parce que la conscience est elle-même conditionnée, au moins en partie, par l’éducation reçue, le milieu familial ou social, l’air du temps, etc. Elle reste un témoin, mais pas un témoin incorruptible. Si, d’un côté, l’apôtre Paul parle d’une conscience pure, de l’autre, il mentionne une conscience faible83, ou une conscience souillée84.

La conscience faible est la conscience trop scrupuleuse, qui se sent coupable de faits anodins et qui est paralysée par la peur de mal faire. Cette faiblesse provient du besoin qu’a l’homme de se justifier par ses œuvres, donc de la crainte d’être jugé et rejeté par Dieu, s’il reste, en lui, la moindre trace de péché. Le reméde est dans la foi en la grâce de Dieu, qui justifie le pécheur. Une conscience pure est une conscience purifiée par le sacrifice du Christ, la conscience d’un homme qui, assuré de l’amour de Dieu, s’offre à Dieu pour lui plaire et le servir.

La conscience souillée est le résultat de la volonté de l’homme de vivre sa vie à sa guise, en refusant de se laisser instruire et guider par Dieu. L’apôtre Paul dit des païens de son temps:

« Ils ont la pensée obscurcie, ils sont étrangers à la vie de Dieu, à cause de l’ignorance qui est en eux et de l’endurcissement de leur cœur. Ils ont perdu tout sens moral. »85

La conscience est sensible aux influences du milieu ambiant. Elle se convainc aisément que ce que tout le monde fait ne peut être mauvais. Elle se soucie davantage de l’approbation des hommes que de celle de Dieu. Ainsi, par exemple, beaucoup aujourd’hui se persuadent que l’avortement est parfaitement acceptable, puisqu’il est couramment pratiqué et que la loi l’autorise. D’autre part, comme l’a dit La Rochefoucault, « nos idées et nos convictions prennent trés vite la couleur de nos intérêts. » Lorsque la conscience nous gêne, nous cherchons à l’endormir, à la faire taire. Sans doute nous trouble-t-elle par des remords les premiéres fois mais, une fois l’habitude prise, elle ne nous reproche plus rien. Elle s’est en quelque sorte émoussée. Dans d’autres cas encore, on peut dire qu’elle s’est endurcie, elle en vient à appeler le mal bien, et le bien mal86. En rejetant l’autorité de Dieu, en voulant se faire dieu, juge du bien et du mal, l’homme se prend aux piéges de ses propres raisonnements, si bien que sa conscience approuve des comportements contraires à la volonté de Dieu. C’est pour cela que D. Bonhoeffer pouvait dire « qu’une mauvaise conscience est souvent plus saine qu’une conscience satisfaite. »

Il ne suffit pas de dire « J’ai ma conscience pour moi » ou « Ma conscience ne me reproche rien » pour être dans le vrai. La conscience ne peut être la source unique de l’obligation morale. Elle joue un rôle important et nécessaire en nous avertissant de nos erreurs, de nos égarements pour nous garder dans le chemin de la volonté de Dieu. Mais elle ne peut suffire à orienter notre vie et à nous donner un discernement sûr du bien et du mal. La conscience a besoin d’être éclairée ou réveillée par la Parole de Dieu, dans laquelle Dieu révéle sa volonté, « qui est bonne, agréable et parfaite »87. Sans référence à Dieu, la conscience peut errer ou tromper. L’étymologie du mot nous aide à le comprendre. Con-science (latin: con-scientia, grec: sun-eidésis) veut dire savoir avec. Ce n’est pas l’homme seul avec sa conscience. C’est l’homme avec Dieu, à qui la conscience renvoie. Car, si la conscience juge, ce n’est pas à elle qu’appartiennent le jugement dernier: c’est à Dieu et à lui seul.

Robert Somerville88

4. LA LOI ET LES COMMANDEMENTS

Un simple coup d’œil au Petit Robert révéle la complexité des notions et opinions associées à l’emploi du terme « loi ». Trois domaines principaux d’utilisation du concept peuvent être distingués: juridique, éthique et scientifique.

Dans la Bible, le mot a deux emplois principaux:

  1. il peut désigner les régles édictées par Dieu au Sinaï pour le peuple d’Israël89;
  2. il sert aussi de titre habituel au Pentateuque90 ou à l’Ancien Testament dans son ensemble91.

La distinction proposée reste pourtant partielle. L’une des entités (loi du Sinaï) étant contenue dans la seconde, il n’est pas toujours dans l’intention de l’auteur de les distinguer.

La Loi donnée par Dieu au Sinaï comprend trois types de directives: les préceptes religieux et moraux, les lois proprement dites, civiles ou pénales, et les régles du culte. Cette distinction, suggérée par les étapes successives du don de la Loi, ne doit pas faire oublier la corrélation et l’interpénétration des domaines: culte, droit et morale relévent tous de l’autorité du même Seigneur.

Dans le Nouveau Testament, la loi est souvent opposée à la grâce ou à la foi pour faire ressortir le contraste entre l’ancienne et la nouvelle Alliance92. Même si la Loi ne doit pas être considérée comme abolie93, le mot n’est plus guére employé dans les directives apostoliques, sinon avec des qualificatifs: « loi de Christ94« , « loi de liberté95« , « loi royale96« ; les auteurs du NT, Jean particuliérement, lui préférent le mot de « commandement ».

Pour tenter de définir plus précisément le rapport du chrétien à la loi de Moïse, on s’est appuyé sur la triple distinction évoquée précédemment. On reconnaît ainsi une valeur permanente aux préceptes éthiques et religieux, une valeur transitoire aux régles cultuelles qui étaient « l’ombre des choses à venir », « la réalité » étant maintenant présente en Christ97, et une valeur indicative aux lois civiles.

Dans la même intention, depuis Melanchthon et Calvin, on a proposé de distinguer trois usages de la Loi. Le premier usage, spirituel et théologique, ressort clairement de l’enseignement de Paul: c’est par la loi que l’homme prend connaissance de son péché98. Le second usage, civil ou politique, évoque l’influence, réelle ou souhaitée, de la loi de l’AT sur les lois régissant actuellement la société. Le dernier usage, didactique ou moral, se référe au processus de sanctification du croyant dans lequel la Loi peut servir de repére ou d’aiguillon.

La notion de loi naturelle est associée à la conviction que, même en l’absence de révélation spéciale, les hommes bénéficient par la raison et la conscience de lumiéres suffisantes pour les rendre sensibles aux normes éthiques fondamentales. L’existence de ces lumiéres est indéniable99, mais est-il possible d’en tirer un ensemble défini et cohérent de lois naturelles devant s’imposer à la conscience de tout homme? On peut constater qu’il existe heureusement de nombreuses correspondances, et souvent un accord, entre les lois humaines et la Loi divine, mais en cas de désaccord (lois récentes sur l’avortement), le recours à une loi naturelle est-il possible?

Le légalisme et l’antinomianisme100 ont été dénoncés au cours de l’histoire de l’Église, comme les deux défauts au regard de la Loi. Le légalisme peut être l’introduction dans la nouvelle Alliance de régles qui ne devaient avoir force de loi que dans l’ancienne, ou l’accumulation de régles détaillées tendant à encadrer toute la vie du croyant, ou, enfin, la dépréciation de la doctrine du salut par grâce. La doctrine antinomienne se caractérise par le refus du troisiéme usage de la Loi.

Le devoir de soumission aux lois établies par l’Etat n’est pas formulé en ces termes dans le NT. Il est impliqué par celui de soumission aux autorités légales101. Il est cependant limité par le devoir de résistance et de désobéissance vis-à-vis d’ordres ou de lois manifestement contraires à la volonté de Dieu102.

Dans l’AT, le mot « commandement » désigne spécifiquement les divers articles de la Loi. La tradition juive en dénombre 613 dans le Pentateuque. Les plus connus sont les dix commandements qui constituent le Décalogue103. Le mot est associé à d’autres termes voisins et parfois synonymes tels que prescriptions, ordonnances, déclarations, etc.104, qui renvoient tous, d’une maniére ou d’une autre, à la Loi. Dans le NT, le mot désigne, de maniére privilégiée, les ordres laissés par le maître Jésus à ses disciples, le principal étant celui d’avoir de l’amour les uns pour les autres105. La concentration de la volonté du maître en un seul commandement, qui résume tous les autres, prévient toute dilution, tout éparpillement dans la multiplicité de régles fragmentaires. Elle ne signifie pas pour autant la fin de tout autre commandement, comme le montre bien l’emploi du pluriel, en alternance avec le singulier, dans la premiére épître de Jean106. La mention de l’amour de Dieu et du respect de ses commandements (pluriel), comme test de l’amour pour les enfants de Dieu107, montre bien qu’il serait dangereux de poser l’amour du prochain comme seul principe de conduite, à l’exclusion de tout autre.

Emile Nicole108

5. LE PÉCHÉ ET LA CULPABILITÉ (sens théologique)

Ce que les écrivains bibliques désignent par le terme « péché », c’est la violation de l’ordonnance historique de Dieu. L’homme est déclaré « pécheur » pour souligner qu’il s’est détourné de la voie de vie que Dieu avait tracée devant lui par sa Loi. C’est pourquoi le mot « péché » n’a pas véritablement de sens dans la bouche d’un théologien ou d’un philosophe qui ne croirait pas en l’existence d’un Dieu transcendant et personnel, ni, conjointement, en l’existence, pour l’homme, d’une vocation historique prédéterminée.

Cela dit, en brisant l’ordre de sa vocation, l’homme pécheur n’a pas seulement brisé l’harmonie de sa relation avec Dieu, mais également, par extension, toute harmonie avec lui-même, avec les autres hommes, ainsi qu’avec l’ensemble de la création. Cette violation, bien qu’elle soit, en premier lieu, une réalité verticale (la transgression de la Loi de Dieu), a également des retombées pratiques et horizontales, dans tous les domaines de l’activité humaine auxquels la Loi de Dieu avait fixé des normes de déploiement. Elle entraîne la perversion de sa relation avec l’ensemble de la création dont Dieu lui avait confié le gouvernement et la culture.

La pointe positive de la notion chrétienne de péché, on ne le redira jamais assez, c’est de souligner l’ultime responsabilité de l’homme. Où l’homme doit-il rechercher la cause de son aliénation? C’est au fond de lui-même! C’est au niveau de son « cœur » que le mal a sa racine. Qualifier le mal dont l’homme est atteint de « péché », c’est dire que ce mal n’est pas de nature métaphysique, mais historique; c’est dire que la cause de ce mal ne doit pas être recherchée dans l’une ou l’autre des données constitutives de son existence, mais dans le mésusage que l’homme a pu en faire. Ni l’usage de la liberté, ni la connaissance du bien ou du mal, ni même le devenir historique auquel l’homme était appelé n’exigeaient en eux-mêmes (et donc ne justifiaient) l’expérience de cette rébellion.

Sur ce point, il faut reconnaître que l’affirmation chrétienne selon laquelle l’homme est pécheur par nature n’est pas sans équivoque, une équivoque que l’emprise du néo platonisme sur la théologie chrétienne du Moyen Age n’a pas contribué à dissiper.

Le sens de cette expression, en effet, n’est pas de donner une indication relative à l’origine du péché, ou d’établir un lien de cause à effet entre la nature de l’homme et son péché. Toute l’Écriture s’accorde, au contraire, pour affirmer que la nature originelle de l’homme est bonne et exempte de cette souillure. La création de l’homme ainsi que la mise en mouvement de son histoire sont radicalement antérieures (et donc indépendantes) de l’émergence de cette rébellion. Elles ne lui doivent rien.

C’est aussi là, d’ailleurs, une des significations positives de la notion chrétienne de « chute »: affirmer que le péché n’est pas inhérent à la nature du monde et de l’histoire. Le péché survient, certes, dans l’histoire, mais la nature et l’histoire préexistent à leur corruption par le péché. Et c’est aussi une des raisons pour lesquelles il demeure pour cette nature une espérance de rédemption en Jésus-Christ. Car, pour l’homme, être affranchi du péché, ce n’est pas à proprement parler être affranchi de sa nature, mais, au contraire, être réconcilié avec elle! (Rm 8:1922) Pour le christianisme, l’homme n’est donc pas « pécheur par nature » dans le même sens où il est « homme » ou « femme » par nature, parce que la nature pécheresse d’un individu conserve toujours un enracinement moral, une causalité historique, dont son identité masculine ou féminine est totalement dépourvue.

Si donc les confessions de foi chrétienne (à la suite de l’apôtre Paul en Ep 2:3) déclarent que l’homme est « pécheur par nature », ce n’est pas pour donner une indication sur l’origine de son péché, mais c’est pour en souligner l’étendue ou la radicalité; pour dire que cette corruption, dés que l’homme y a donné prise, a affecté de façon irrémédiable toutes les composantes de son être, elle s’est comme incrustée en lui, elle a pénétré jusqu’à sa nature. Cette corruption fait désormais corps avec lui. Pour reprendre une expression de Jérémie, l’homme corrompu ne pourrait pas davantage se débarrasser de sa corruption qu’un léopard ne pourrait effacer les taches de son pelage, ou un Ethiopien la couleur noire de sa peau109.

Cette expression veut aussi souligner la gravité de la situation dans laquelle les hommes se sont placés: ayant péché, tous les hommes sont désormais esclaves de leur péché. Le péché n’est pas seulement un acte ponctuel, il est à proprement parler une « chute », une cassure. L’homme qui est tombé est enfermé dans sa transgression. Il a perdu jusqu’à la possibilité de se déterminer différemment, jusqu’à la liberté de faire un autre choix. Dans le combat qu’il peut continuer à mener contre sa propre corruption, l’homme serait irrémédiablement perdant, si Dieu lui-même, dans sa grâce, n’intervenait pour le secourir.

Soulignant ainsi l’ultime responsabilité de l’homme, c’est toute vision dualiste du monde et de la condition humaine que le christianisme refuse. A ses yeux, la liberté de l’homme n’est pas vaincue par une force maléfique extérieure à elle, et qui tiendrait ses aspirations profondes en échec110, idée que véhiculent certaines approches contemporaines du probléme du mal.

Une autre précision importante, c’est que le péché dont il est question dans l’Écriture sainte n’est pas seulement un acte subjectif de rébellion, mais aussi, et même d’abord, la situation objective de tout homme. Il est essentiel de distinguer le péché, ou la culpabilité au sens chrétien du terme, du sentiment de culpabilité sur lequel la psychologie moderne a fixé son attention, car il n’y a pas nécessairement de concordance entre les deux.

Quatre remarques doivent être faites à ce sujet:

  1. Contrairement à l’opinion courante, le péché n’est pas nécessairement (comme pour l’auteur du Petit Robert) « un acte conscient par lequel on contrevient aux volontés divines ». Le péché dont l’Écriture reconnaît l’homme coupable ne se réduit pas aux limites de sa conscience. L’homme, en effet, peut également être inculpé pour des fautes commises par inadvertance111, ou pour avoir tout simplement manqué à ses devoirs. Pour reprendre une ancienne expression, l’homme est autant pécheur par « omission » que par « commission ». Et cette faute, même si elle est commise par ignorance ou inconscience – c’est, ici, un point essentiel – n’en reste pas moins une faute personnelle! La réalité du péché s’étend à toute violation de la Loi de Dieu, fût-elle involontaire.
  2. N’oublions pas non plus que la Bible présente tout homme comme ayant perverti dans sa chute ses capacités originelles. En conséquence, l’homme déchu ne saurait vouloir évaluer sa culpabilité objective à la mesure de la conscience subjective qu’il peut avoir conservée. Ce n’est pas à son actuelle capacité d’autodétermination qu’il peut prendre la mesure de sa responsabilité. En matiére de péché, l’inconscience n’est pas une circonstance atténuante. Cette méconnaissance est même, selon l’Écriture, un des traits fondamentaux du péché. C’est pourquoi le psalmiste demande à Dieu de lui pardonner jusqu’aux fautes dont il n’a pas la connaissance112.
  3. En corollaire, une juste connaissance de son péché ne peut être, pour l’homme corrompu, que le fait d’une révélation du Saint-Esprit. Comme la corruption de l’homme s’étend jusqu’à la conscience que celui-ci peut avoir de sa propre corruption, une œuvre régénératrice est à cet égard nécessaire.
  4. Cette conscience corrompue a non seulement la capacité de taire au sujet la partie la plus essentielle de sa faute, mais aussi celle de lui mentir dans le peu qu’elle lui dit! Il n’est pas rare, en effet, de rencontrer, dans la conscience subjective d’un individu, un sentiment de culpabilité maladif, une disposition morale de nature perverse, pas tant par la faute à laquelle elle s’accroche (qui peut être une faute réelle) que par l’esprit malfaisant qui l’anime: un acharnement morbide du sujet contre lui-même, qui n’a pour fin que son autodestruction. A l’encontre de cela, la connaissance du péché que le Saint-Esprit veut éveiller dans le cœur de l’homme est une connaissance qui le porte à la repentance et à la grâce. C’est une conscience qui, tel un pédagogue, conduit le sujet au Christ…, une conscience qui a pour fin, non son écrasement et sa mort, mais sa libération et sa vie.

En somme, dans la perspective biblique, l’homme n’est pas capable de prendre la mesure de sa culpabilité avant d’avoir levé les yeux vers la croix du Christ, et reçu, au travers d’elle, la révélation de l’ampleur de sa dette. De telle sorte que, dans son expérience d’homme, juste conscience du péché et réception du pardon de Dieu sont deux choses concomitantes! Elles sont les deux fruits complémentaires d’une même rencontre avec Jésus-Christ!

Michel Johner113

6. LA CULPABILITÉ (sens psychologique)

L’homme se veut libre, débarrassé de toute aliénation. Et, cependant:

« Selon une ironie propre à la culpabilité humaine, le mouvement d’affranchissement, dont « la mort de Dieu » devait être l’acte de fondation, se renverse aujourd’hui en un universel sentiment de l’impossible innocence: même si Dieu est mort, plus rien n’est permis. »114

La psychanalyse a indéniablement apporté un éclairage nouveau et largement admis sur l’origine du sentiment de culpabilité, sa nature en grande partie inconsciente et son caractére universel dans l’être humain. Cette compréhension n’est pas en opposition avec ce que nous révéle la Bible.

L’observation clinique montre que la culpabilité peut revêtir des visages divers: des plus communs aux plus pathologiques. Si le sentiment de culpabilité repose, souvent, sur un reproche justifié que le sujet se fait, il peut aussi être paradoxalement absent chez certains criminels, ou être dramatiquement exacerbé chez des personnes qui se font des reproches en apparence totalement absurdes ou injustifiés. Il peut aussi exister sous la forme d’un sentiment diffus d’indignité personnelle ou de faute sans qu’il puisse être rapporté à quelque chose de précis. Dans bien des cas, une culpabilité inconsciente peut être mise au jour. Le sentiment de culpabilité est souvent sous-tendu par des désirs dont la nature réelle est méconnue du sujet (sentiments agressifs, en particulier). Ces sentiments refoulés peuvent être retournés sur le sujet lui-même (dépression, conduites d’échec ou autopunition, suicide, actes délinquants dont le but inconscient est la punition).

Deux mythes ont servi à Freud pour mettre en forme sa conception de l’ontogenése, c’est-à-dire de la construction interne de l’être humain. Le mythe du meurtre du pére primitif, avec la prescription du tabou totémique, est pour Freud à l’origine de la culpabilité de l’espéce, de l’idée de faute originelle et des sentiments religieux. Le mythe du complexe d’Œdipe, avec l’interdit de l’inceste, structure l’individu. Le complexe d’Œdipe trouve son issue avec la constitution du sur-moi: instance psychique inconsciente, faite à partir de l’intériorisation des interdits parentaux et sociaux. Le sur-moi est à l’origine de la conscience morale, de la formation des idéaux. Sa rigueur peut être extrême, conduisant alors à des formes pathologiques de la culpabilité (névrose obsessionnelle, en particulier)115.

Certains auteurs (Klein, Spitz) font remonter l’origine du sur-moi à un stade encore plus précoce. Pour eux, il résulte de l’ambivalence (amour-haine) du nourrisson envers sa mére, et de la menace de châtiment ou d’abandon, ou de perte d’amour qu’il projette en retour. En France, Lacan insiste sur le rapport structurel que, dans le complexe d’Œdipe, le désir humain entretient originellement avec l’interdit, c’est-à-dire la loi, la parole du pére symbolique.

Ces conceptions mettent la culpabilité au cœur de l’homme, dans une aliénation fondamentale et fondatrice. Ainsi l’individu est condamné à la culpabilité, non seulement par la contrainte qu’exercent sur ses pulsions les interdictions sociales, mais par la nature même de l’inconscient qui le constitue dans une aliénation fondamentale, et voue son désir à une radicale contradiction interne116.

La Bible met en relief des perspectives qui ne sont pas sans lien avec ce qui vient d’être exposé. Paul Tournier117 constate l’existence de deux mentalités opposées tout au long de la Bible:

Dans l’épître aux Romains, Paul reprend trés précisément le rapport qui lie péché et foi119, ainsi que l’aliénation fondamentale du désir humain120. Le cœur humain est complexe: le mal peut se glisser jusque dans les vertus; ce peut être l’orgueil qui rend vertueux, ou le désir d’être bien vu, ou la peur infantile de perdre l’affection de Dieu… On ne peut guére échapper à cette contradiction.

Paul Tournier différencie « vraie » et « fausse » culpabilité. Spirituellement, la vraie culpabilité n’est pas celle qui est liée à une loi sociale (qui n’est souvent que culpabilité névrotique). La vraie culpabilité est celle qui se situe face à Dieu, dans la conscience douloureuse de rupture avec l’ordre divin. Mais elle ne plonge pas l’homme dans l’angoisse: elle est, au contraire, comme le souligne Marc Oraison121, découverte d’une tout autre perspective, présente dans tous les textes prophétiques: abandon d’une image de Dieu, reproduction du mythique « sujet-supposé-savoir » impitoyable, et découverte du Dieu « sujet-supposé-aimer » miséricordieux sans restriction, qui révéle l’Amour aux hommes, sauve au lieu de punir, et se révéle pleinement en Jésus-Christ.

La psychanalyse aide à cerner la culpabilité humaine, mais ne lui donne pas de solution. La Bible ouvre le chemin de la réponse. Et pourtant le moralisme et l’intolérance reviennent facilement dans l’Église, avec leur lot de culpabilités névrotiques, car, bien ancré en chacun de nous, notre sur-moi nous entraîne à la tentation permanente et vaine de vouloir mériter l’Amour au lieu de l’accepter comme un cadeau de Dieu qui « par-donne » en Jésus-Christ.

Monique de Hadjetlaché122