Freddy SARG – La Revue réformée http://larevuereformee.net Wed, 17 Aug 2011 14:31:15 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 Le Jugement Dernier : Une bonne nouvelle ?! http://larevuereformee.net/articlerr/n213/le-jugement-dernier-une-bonne-nouvelle Wed, 17 Aug 2011 16:31:15 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=482 Continuer la lecture ]]> Le Jugement Dernier : Une bonne nouvelle ?!

Freddy SARG*

A) On a peur de parler de jugement

En introduction, on peut constater que le Jugement dernier, exercé par Dieu, fait partie intégrante de la prédication de l’Eglise chrétienne. Mais, au gré de l’histoire et des événements, cette prédication a été plus ou moins mise en avant.

Constatons que, dans les périodes troublées d’un pays ou d’une région, dans les périodes où le lien social était devenu ténu, les prédicateurs ont utilisé souvent la peur de l’enfer et le Jugement dernier, où Dieu infligerait cette sanction terrible, pour essayer de moraliser la société ou au moins essayer d’éviter trop de débordements, la damnation éternelle dans les flammes de l’enfer devant faire réfléchir salutairement le pécheur. Souvent la débauche, la sexualité débridée, l’avarice, la cupidité, le meurtre, le blasphème, etc., sont présentés comme menant au Jugement dernier et à la damnation éternelle. Mais ces prédicateurs, emportés par leur élan, ont alors souvent oublié de parler de l’amour de Dieu. Ce qui fit dire à certains théologiens: « Ces prédicateurs croient plus à l’enfer qu’à l’amour de Dieu. »

Inversement, à certaines autres périodes de l’histoire de l’Eglise, on ne parle pas du tout de Jugement dernier. On ne veut pas effrayer les auditeurs. Les prédicateurs ont peur de donner une image terrifiante de Dieu le Père. Ainsi un de mes collègues, inspecteur ecclésiastique, m’avoue qu’il a du mal à mettre une robe noire pour les cérémonies religieuses, celle-ci lui rappelant l’image terrifiante du tribunal. C’est pourquoi ce collègue est plus à l’aise avec une aube blanche. A ce propos, il n’est pas inutile de rappeler que les tribunaux révolutionnaires en France après 1789, ou les tribunaux d’exception, lors de l’épuration après 1945, ont beaucoup discrédité l’image qu’on peut se faire d’un tribunal.

Ainsi, il faut constater que nous vivons dans une époque où souvent la prédication chrétienne se veut soft ou light et où on ne veut pas effrayer l’auditeur de peur de le voir quitter les bancs de l’église pour se rattacher à des sectes ou à des mouvements religieux au message plus attractif. Beaucoup de prédicateurs chrétiens vivent le message du Jugement dernier comme un handicap. Cela serait tellement plus facile si on n’avait pas à parler de ce « sacré Jugement dernier »!

A ce propos, notons que les idées fonctionnent dans l’Eglise comme dans la société civile. L’image du balancier est, à ce sujet, très éclairante: une fois le balancier va trop loin dans un sens, une autre fois il va trop loin dans le sens opposé.

Pour nous rassurer un peu, il n’est pas inutile de rappeler que nos frères juifs et musulmans annoncent aussi le Jugement dernier et qu’ils ne vivent pas cela comme un handicap. Ainsi, le 4 mars 1999, à Erstein, en Alsace, lors d’un grand débat sur la mort, le docteur Thomas Milcent, une des autorités reconnues au niveau de l’islam en France, a déclaré:

Mais le Coran nous a prévenus de faire bien attention à nos actes, car c’est sur eux que nous serons jugés le jour du Jugement dernier. La manière dont nous gérons la vie terrestre que Dieu nous accorde temporairement a une influence directe sur notre vie future dans l’au-delà… Dieu décrète la résurrection dans une nouvelle création qui commence par le jour du Jugement dernier… Chaque être humain passera alors individuellement devant son créateur: les anges chargés de l’écriture de ses actes durant sa vie dérouleront leur rôle et chacun verra ce qu’il a fait. L’ange de gauche pour les choses mauvaises et l’ange de droite pour les bonnes œuvres. Il est dit que si la miséricorde divine se divisait en cent parts égales, il en réserverait une pour ce monde matériel et quatre-vingt-dix-neuf pour le jour du Jugement. Puis les hommes passeront sur le pont au-dessus de l’Enfer et qui conduit au Paradis. Ceux qui ont fait beaucoup de bien le passeront en un clin d’œil tandis que les pécheurs progresseront difficilement, certains trébuchant et tombant dans le feu de l’Enfer. Ceux qui arriveront au Paradis découvriront un monde merveilleux qui n’obéira pas aux mêmes lois que ce monde matériel.

Avant de vouloir réfléchir sur la nécessité ou la non-nécessité d’annoncer le Jugement dernier de Dieu, faisons un excursus et analysons les jugements humains, les grands procès et le sens des tribunaux des hommes. A partir des constatations faites sur les jugements des hommes et ayant en mémoire les textes bibliques parlant du Jugement dernier, nous pourrons, peut-être, un peu mieux comprendre ce que signifie pour nous cet événement eschatologique. Dans certains aspects, cela sera par analogie et dans certains autres, cela sera par opposition. Entre les deux formes de jugement, il y a à la fois des ressemblances et des oppositions.

B) Le procès de Maurice Papon

Pour ce faire, on pourrait partir du procès de Maurice Papon. D’abord, remarquons que, dans le jugement de l’ancien secrétaire général de la préfecture, il y a, comme dans tout procès, trois phases: l’instruction, le procès proprement dit et l’énoncé de la sentence.

Ce procès a soulevé quantité de questions qu’on peut, d’une certaine manière, adresser aussi au tribunal de Dieu. Fallait-il, cinquante ans après, juger un vieillard sur des faits commis dans sa jeunesse? Ne fallait-il pas, au nom d’une certaine humanité, exempter ce vieillard de cette corvée de rendre des comptes à la justice des hommes? Ne fallait-il pas une justice et un procès plus rapides? Quel est le sens d’une sanction? Qui est sanctionné: le jeune homme ou le vieillard?

On peut se poser des questions semblables à propos du Jugement dernier de Dieu. Est-ce bien raisonnable de vouloir juger toute l’humanité? Ne va-t-on pas passer un temps incalculable à juger? Ce jugement, survenant à la fin des temps, les hommes comprendront-ils les questions soulevées par une conduite humaine depuis longtemps passée?

Constatons que, malgré toutes les questions soulevées, le procès de Maurice Papon a eu lieu et que, malgré des imperfections normales, personne n’a vraiment regretté cet événement. Personne n’a crié à l’injustice. De nombreuses classes d’élèves sont venues pour comprendre quels étaient les enjeux d’un tel procès à forte valeur pédagogique. Affirmons même que ce jugement a été nécessaire pour tous.

C) Un jugement nécessaire

a) Ce jugement est intimement lié aux notions de liberté et de responsabilité de la personne. Du moment que nous affirmons que l’homme est libre, qu’il peut accomplir des actes autonomes, qu’il peut assumer son histoire et son hérédité dans des choix de vie personnels, nous affirmons implicitement que cet homme est un être responsable qui peut et doit pouvoir rendre compte de ses actes devant une tierce personne. Cette tierce personne pouvant être le roi, la loi républicaine, voire Dieu.

Le malade mental, la machine, les forces terrestres comme les tremblements de terre ou les avalanches même s’ils tuent de nombreuses personnes n’ont pas de compte à rendre à une quelconque justice, car ils ne sont pas responsables au yeux de la loi. Le malade mental est dominé par des forces incontrôlables; quant à la machine et aux forces telluriques, elles sont soumises aux lois implacables que la physique et la chimie ont dévoilées.

b) Le jugement ne peut refaire l’histoire. Il vient apporter une appréciation sur une histoire, mais il ne permet plus de renfiler autrement une succession de faits qui ont abouti à un crime, ou à une catastrophe, ou à une déportation.

c) Le jugement affirme implicitement qu’on ne peut pas remonter le temps, donc que chacun d’entre nous a un commencement et une fin. Le jugement ne peut pas redonner vie aux morts.

d) Un tel jugement suppose aussi que l’histoire a un sens, une finalité et que le jugement est ainsi une appréciation et une réflexion sur le sens.

e) Mais si le jugement ne permet pas de refaire l’histoire, il a, en revanche, une fonction réparatrice très importante. Cette fonction s’exprime à deux niveaux. Il y a, d’abord, l’appréciation du tribunal sur les dommages et les intérêts que le coupable doit verser à la victime ou à ses ayants droit. C’est la loi du talion que l’on trouve dans l’Ancien Testament. A ce propos, on a fait de cette loi du talion – œil pour œil, dent pour dent – une loi barbare, en affirmant que pour un œil crevé, il faut crever un œil au coupable. Cet interprétation, qui fleure bon l’antisémitisme, est inexacte. Cette loi du talion rappelle seulement au coupable qu’il doit indemniser à la hauteur du méfait commis, et à la victime qu’elle ne peut pas demander plus que le préjudice subi.

Ensuite, la fonction réparatrice du jugement s’exprime par le travail de la parole, qui est opéré lors du procès. C’est, enfin, l’occasion pour la victime, si elle vit encore, de pouvoir dire sa souffrance. Si la victime est morte, cette parole peut être dite par la famille. S’il n’y a plus personne de la famille pour dire cette souffrance, ce rôle revient à l’avocat général.

Pouvoir dire la souffrance a une fonction libératrice. C’est une des raisons pour lesquelles les psychiatres viennent écouter très tôt, dans les camps de réfugiés, les Kosovars qui ont vécu des atrocités. Pouvoir dire sa souffrance, se savoir écouté permet lentement de tourner la page et de pouvoir surmonter le traumatisme.

Enfin, l’accusé peut aussi dire comment il a vécu l’événement. Il peut donner son point de vue et peut-être même demander pardon. Entendre le point de vue de l’accusé est toujours très instructif. Ainsi, le procès d’Adolf Eichmann, un des organisateurs de la solution finale des Juifs, a permis de comprendre comment la barbarie pouvait prendre forme et corps dans un comportement de petit fonctionnaire zélé.

Ainsi, nous constatons que la parole est réparatrice, car l’homme est, d’abord, un être de paroles.

D) Analogie et opposition

Tous ces aspects du jugement, soulevés à partir du procès de Maurice Papon, peuvent par analogie nous éclairer sur le Jugement dernier de Dieu et sur la nécessité de vivre ce moment. Mais, bien entendu, il y a aussi des différences entre les deux démarches.

Tout d’abord, au Jugement dernier, tous les acteurs seront présents, les morts auront retrouvé la vie. Il n’y aura pas d’instructions à rallonge, ni d’acharnement comme on peut le voir dans certains procès humains. Le jugement sera dernier, car il n’y en aura plus d’autres, alors que, chez les humains, il y a souvent la possibilité de faire appel d’un jugement.

Enfin, le jugement de Dieu ne sera pas marqué par une certaine injustice; il sera juste, car Dieu est juste. Personne ne pourra échapper aux interpellations divines. Un jugement humain se veut conforme à la loi, mais il n’est pas toujours dit que la loi soit juste. Ces aspects du problème s’estompent totalement avec le jugement de Dieu, car celui-ci juge avec droiture et équité.

Toutes ces réflexions nous conduisent à dire l’absolue nécessité d’un Jugement dernier.

Si l’Eglise ne prêche qu’un Dieu d’amour qui, de toute façon, sauvera tous les humains et pardonnera toutes les fautes des humains, même les pires crimes contre l’humanité, on donne de Dieu l’image d’un papa gâteau, voire d’un papa gâteux. Il n’y aurait plus besoin de prêcher la conversion, puisque, in fine, tous les hommes seront sauvés.

Il faut dénoncer l’aspect déstructurant et dangereux d’une telle prédication. Un tel Dieu – papa gâteau, papa gâteux – pourrait-il encore dire le sens de l’histoire humaine? Un tel Dieu nous permettrait-il encore de distinguer clairement le bien du mal? Or, dès maintenant, les humains ont besoin de repères solides qui leur permettent de distinguer le bien du mal. Cela sera d’autant plus nécessaire, à la fin des temps, avant l’entrée dans le Royaume des cieux.

Mais l’Eglise ne doit pas seulement annoncer le jugement de Dieu, sinon elle risque de désespérer ses auditeurs. « Qui devant toi peut subsister, ô Eternel? » nous rappelle un texte biblique1. Il faut reconnaître que chacun d’entre nous est pécheur et que, devant la sainteté de Dieu, personne ne pourrait subsister. Et n’oublions pas – c’est un des apports des sciences humaines modernes – qu’en chacun de nous sommeille un petit monstre plus ou moins actif.

La prédication de l’Eglise doit donc être en tension entre jugement et grâce. Cette dernière s’est manifestée à nous en Jésus-Christ, comme nous le rappelle l’évangile selon saint Jean: « Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle. »2 C’est en se référant à l’œuvre salvatrice du Christ que Martin Luther a pu affirmer avec confiance: là où le péché abonde, la grâce surabonde. La prédication chrétienne ne doit donc jamais négliger de parler en abondance de la grâce divine.

Mais la grâce ne peut s’appliquer qu’envers un homme qui reconnaît qu’il a commis des fautes, des péchés, des crimes. On peut se poser la question de savoir si la grâce peut s’appliquer à un humain qui ne reconnaîtrait pas ses actes comme marqués par le péché et qui déclarerait qu’il n’a pas besoin de la grâce pour vivre. Cette grâce peut-elle s’appliquer à des hommes comme Hitler et Staline, qui ne semblent pas avoir reconnu leur conduite comme monstrueuse? Cela est une question et doit rester une question ouverte.

Inévitablement, cela nous amène à aborder la question de la sanction. L’enfer éternel ne serait-il pas un châtiment terriblement sadique? Rôtir pendant des milliards d’années, sans fin, n’est-ce pas pire que le pire des supplices humains? Un Dieu d’amour peut-il infliger un tel châtiment à des hommes, même à des hommes totalement cruels? Dieu ne se mettrait-il pas au niveau des criminels? On ne peut pas éluder pareilles questions.

Mais on peut très bien imaginer, à partir de certains textes bibliques, que la damnation éternelle est un éloignement du Dieu d’amour, un rejet dans le néant. Un théologien définissait ainsi l’enfer: c’est se rendre compte trop tard qu’on est séparé de l’amour de Dieu. Une telle présentation de la sanction divine est, de nos jours, parfaitement recevable. Les sciences humaines ont montré que chaque humain porte au plus profond de lui l’angoisse de perdre l’amour de ses parents. Présenter la sanction sous cet angle peut réveiller chez l’auditeur une prise de conscience salutaire, un appel à la conversion.

Mais toutes ces questions doivent rester ouvertes; c’est Dieu seul qui les tranchera en dernier ressort.

E) Le Jugement dernier: une Bonne Nouvelle

Toutes les réflexions précédentes tendent à nous montrer la nécessité d’annoncer le jugement de Dieu par fidélité à l’Ecriture sainte, mais aussi à constater la cohérence d’un tel message. Parler du Jugement dernier fait partie du cœur de la Bonne Nouvelle. On peut ainsi résumer les différents éléments de cette annonce:

• Le Jugement dernier signifie avec force que nous sommes des êtres libres et responsables. Nos actes ont une portée sur la vie éternelle. On ne peut pas, comme c’est parfois le cas chez certains penseurs modernes, militer pour la liberté de l’homme et oublier que le corollaire de celle-ci est la responsabilité de l’homme. Nous devrons rendre des comptes par rapport à ce que nous avons fait de cette liberté. Mais quel bel appel à l’engagement, à accomplir des actes qui mettent nos vies sur des trajectoires d’éternité!

  • Cet événement eschatologique structure notre quotidien et affirme que l’homme peut distinguer et choisir entre le bien et le mal. D’après l’apôtre Paul, même ceux qui n’ont pas connu Jésus-Christ ont la capacité d’opérer ce choix.
  • Les plus grands criminels, qui quittent cette vie sans avoir eu à rendre des comptes à la justice humaine, peuvent être assurés qu’ils n’échapperont pas à la colère et au jugement de Dieu. Cela est rassurant pour les victimes et leurs familles.
  • En se référant aux textes de l’Apocalypse, on sait que le Jugement dernier contient l’annonce de la destruction définitive du mal. Ceci va à l’encontre de théories philosophiques qui affirment que le mal est intimement lié au bien et que l’un a besoin de l’autre pour exister. Le message optimiste de l’Apocalypse détonne par rapport à la pensée du psychanalyste S. Freud qui estime qu’in fine la mort triomphera. Ce pessimisme freudien n’est venu qu’à la fin de la vie du grand psychanalyste. Il s’explique par plusieurs raisons: Freud est atteint de cancer, il vit expatrié en Angleterre, il ressent douloureusement la montée du nazisme et il est encore traumatisé par les récits de ses patients qui ont vécu les combats de la Première Guerre mondiale.
  • Le Jugement dernier rappelle que l’histoire humaine a un sens, qu’elle n’est pas marquée par le non-sens, l’absurde. L’histoire humaine a un début et une fin, ce n’est jamais un éternel recommencement; l’humanité n’est pas appelée à tourner en rond, mais à se diriger vers un point oméga.
  • Ce Jugement dernier, parce qu’il sera marqué par les paroles de Dieu et nos réponses, a une fonction réparatrice.
  • Ce Jugement dernier ne s’oppose pas à la grâce et à l’amour de Dieu. Au contraire, il les met en relief, un peu à la manière d’un projecteur qui illumine une œuvre d’art.
  • Enfin, la tension que nous percevons entre jugement de Dieu et grâce trouve sa résolution en Jésus-Christ. Il a pris sur lui la sanction qui devait nous revenir. « Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c’est par ses meurtrissures que nous sommes guéris. »3 A nous de faire nôtre la prière du condamné à mort, crucifié à côté du Seigneur, qui disait: « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras comme roi. »4

1 1 S 6:20.

2 Jn 3:16.

3 Es 53:5.

4 Lc 23:42.

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Quelle place réservons-nous aux personnes âgées dans notre société ? http://larevuereformee.net/articlerr/n228/quelle-place-reservons-nous-aux-personnes-agees-dans-notre-societe Wed, 08 Dec 2010 12:34:53 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=340 Continuer la lecture ]]> Quelle place réservons-nous aux personnes âgées dans notre société ?

Freddy SARG*

Aux yeux de l’histoire, une société se juge à la manière dont elle traite les très jeunes générations et les anciennes générations. L’actualité des derniers mois, en particulier les effets de la canicule du mois d’août 2003, a montré que la société française malmène quelque peu ses anciens. Loin des polémiques politiciennes, loin de la recherche d’un bouc émissaire facile, il faut essayer de faire un constat sur le long terme et voir comment, à l’avenir, on peut être plus solidaire avec nos anciens.

1. La mutation de la structure familiale

Un premier constat s’impose. En deux siècles, la cellule familiale a profondément changé. Au début du XIXe siècle, 80% environ de la population travaillait la terre et 20% vivait dans les villes (ouvriers, fonctionnaires, bourgeois, etc.). En deux siècles, les chiffres se sont complètement inversés: 85% de la population vit en ville ou dans les banlieues et 15% vit à la campagne.

Dans le milieu agraire, la famille était de type complexe, « plurigénérationnel ». Les anciens vivaient sous le même toit que les jeunes, rendaient encore de menus services et ils étaient pris en charge par les plus jeunes. Souvent trois ou quatre générations vivaient sous le même toit, ce qui n’était pas sans poser quelques problèmes de cohabitation. De nos jours, la famille est de type monocellulaire et elle vit principalement soit dans des appartements, soit dans de petits pavillons où il n’est pas toujours facile d’accueillir un couple d’anciens, voire un ancien. S’ajoute à cela le fait qu’avec l’augmentation des divorces, les familles sont soit monoparentales, soit recomposées. Ces deux facteurs ont pour effet indirect de distendre encore les liens « générationnels ». De plus, les individus sont devenus très mobiles pour raison économique. Cela aussi ne favorise pas la prise en charge de personnes à mobilité réduite.

2. L’allongement de l’espérance de vie

Enfin, il faut encore prendre la mesure d’une dernière mutation profonde. Si, au milieu du XIXe siècle, l’espérance de vie moyenne était d’environ quarante ans par personne, elle a presque doublé, de nos jours, dans le monde occidental. Pour les femmes, elle est d’environ quatre-vingts ans et pour les hommes d’environ soixante-dix-huit ans. On doit cela principalement aux progrès médicaux, scientifiques en général et même aux progrès techniques. Par cette dernière affirmation, nous prenons quelques distances avec Jacques Ellul, pour qui les progrès techniques sont souvent ambigus. Pour lui, la technique crée des problèmes qu’elle promet de résoudre grâce à de nouvelles techniques. Si on fait les bilans des progrès techniques, ceux-ci sont largement positifs, malgré quelques zones d’ombre.

Doubler en cinq générations l’espérance de vie de l’homme occidental est une expérience unique dans l’aventure humaine. Il faut être reconnaissant à tous ceux qui ont contribué à cette évolution et aussi remercier Dieu qui a donné à l’homme l’intelligence nécessaire pour accomplir cette mutation. Ceci ne veut pas dire que nous nions que, parfois, les progrès médicaux et les progrès scientifiques en général servent à des projets mortifères.

Néanmoins, on peut presque parler de « miracles » accomplis par la médecine. En effet, il y a cent cinquante ans, l’homme mourait souvent d’une appendicite aiguë, d’une grippe, d’une infection généralisée, d’une rougeole, etc. Les antibiotiques, la cortisone et autres produits aux effets quasi miraculeux n’existaient pas encore. Quant à la chirurgie et à la génétique, elles en étaient à leurs balbutiements.

3. La qualité de la vie

Non seulement l’espérance de vie a été doublée, mais la vie a même gagné en qualité. Grâce à la technique, les organismes humains ont été moins sollicités, moins fatigués et moins usés. Quand on regarde les premières photos réalisées après l’invention de l’appareil du même nom et si on retourne les clichés pour lire les annotations, on est surpris de l’âge moyen des personnes qui ont posé: cinquante ans en moyenne! Cela veut dire qu’à âge égal, nos anciens avaient des organismes plus fatigués, plus usés que les nôtres.

Le moteur à essence ainsi que le moteur électrique, par exemple, épargnent bien des souffrances aux agriculteurs alors que leurs anciens devaient faire toutes leurs tâches, soit avec leurs muscles, soit parfois avec l’aide de la force animale. A cinquante ans, un agriculteur pouvait facilement mourir d’infarctus du myocarde suite à un surmenage continuel.

La diététique a également fait de nombreux progrès. Même si les écologistes dénoncent certains organismes génétiquement modifiés (OGM) qui sont ajoutés à nos aliments, notre nourriture est, globalement, plus riche, plus équilibrée, plus saine. L’organisme humain trouve souvent, dans les aliments, des éléments pour guérir certaines maladies. Les progrès dans la conservation des aliments (conserves, chaînes du froid) rendent très rares les intoxications alimentaires, si fréquentes il y a deux siècles. Lorsque celles-ci se produisaient, on y voyait une fatalité, alors que, de nos jours, tout accident alimentaire est considéré comme une faute grave qui devra trouver réparation devant les tribunaux.

Ainsi, non seulement l’espérance de vie a doublé, mais à l’intérieur de cette période, la vie est devenue plus facile grâce à la science et à la technique. Nous touchons là à un problème moral et d’ordre économique. Les progrès ne sont pas répartis d’une manière uniforme dans le corps social. Ils profitent prioritairement à ceux qui ont les moyens financiers.

On a pu observer, durant la canicule d’août 2003, que dans les maisons de retraite bien équipées, abondamment fournies en personnel, où les pensionnaires paient environ 4300 euros par mois, il y avait beaucoup moins de morts que dans les maisons à 1500 euros par pensionnaire, avec deux gardes-malades seulement pour 80 personnes. Il est clair qu’une maison de retraite équipée de climatiseurs sera moins mortifère qu’une autre dépourvue de cet équipement. Mais il faut savoir que l’équipement en climatiseurs augmente le coût d’un bâtiment de 8 à 10%.

4. Le lien social

Comme le rappelle le réformateur Martin Luther, la personne existe par les nombreux liens qu’elle a tissés avec sa famille, son entourage et même avec son Dieu. Une personne qui vit dans l’extrême solitude, qui a perdu presque tous les liens qui la rattachent aux autres est quasiment morte. La canicule de l’été 2003 a montré qu’en France comme dans les autres pays européens, mais peut-être d’une manière encore plus accentuée, il existe environ 4 à 5% de la population qui est très âgée et qui vit dans un état de solitude extrême. Dans leur cas, le moindre accroc dans leur vie peut avoir une conséquence fatale.

Comment en est-on arrivé à cette dérive où une partie de la population est presque privée de tout lien social?

Autrefois, une grande partie des liens sociaux étaient marqués par le signe de l’obligation (François de Singly). Ces obligations reposaient sur les socles de l’éthique, de la culture et de la religion. Les enfants se devaient d’avoir des liens continus avec leurs anciens, même si ces liens étaient parfois perçus comme contraignants, fatigants, voire difficiles.

C’était dans la nature du cours de la vie, comme on aimait à le dire. Les personnes les plus croyantes le faisaient aussi par peur qu’un jour, au jugement dernier, on puisse éventuellement les accuser d’avoir abandonné leurs parents.

Rares étaient ceux qui essayaient de se soustraire à l’obligation d’avoir des liens forts avec les anciens. La culture, la morale, la religion veillaient au grain. Il n’y avait que les marginaux pour s’en affranchir! De nos jours, la culture est devenue multiple, induisant une notion de relativisme par rapport aux anciennes obligations, la morale est aussi gagnée par ce relativisme, enfin les religions ont perdu beaucoup d’influence.

Le maître mot de notre époque est la liberté. Le sujet doit être libre et ce qui doit le guider est le plaisir et l’intérêt. Il est clair qu’avec ces nouveaux repères (liberté, plaisir, intérêt), les liens sociaux avec les anciens se sont distendus. Aujourd’hui les liens sont multiples, très variés, marqués par le plaisir ou l’intérêt, et enfin par une durée plus ou moins courte. La personne a de nombreux liens, choisis très librement et marqués par la non-inscription dans la durée et la fidélité. Toutes ces mutations ont pour conséquence de réduire les liens avec les personnes âgées et d’induire les catastrophes qu’on a connues.

5. La culture passée est perçue comme n’ayant plus de sens dans le présent

Au XXe siècle, il y a eu une accélération foudroyante des mutations. Pour visualiser cette accélération, on peut considérer deux images.

La première consiste à constater que, de l’an 0 à l’an 1900, il y a eu moins de mutations que de l’an 1900 à 1990. En soixante-dix générations, il y a eu moins de mutations qu’en trois générations. De l’an 1980 à 2010, il y aura plus de mutations que de l’an 0 à l’an 1980. En d’autres termes, une seule génération connaîtra plus de mutations que les soixante-treize générations précédentes.

La seconde est due à Alain Peyrefitte, qui aimait présenter le phénomène sous la forme d’un problème mathématique. Un nénuphar double chaque jour de superficie. On sait qu’il lui faudra vingt jours pour combler la totalité de la surface d’un étang. Combien de jours lui faudra-t-il pour combler la moitié de l’étang? Réponse: dix-neuf jours. Lors du vingtième jour, le nénuphar grandira autant que pendant les dix-neuf jours précédents.

Ces deux images illustrent la formidable accélération de l’histoire avec, comme conséquence directe, que les vérités scientifiques elles-mêmes deviennent relatives: pas plus de trente ans de validité. Quant aux vérités économiques, leur durée de vie excède rarement les cinq ans. La seule vérité qui émerge de toutes ces mutations est la certitude que l’avenir ne sera pas comme le présent et encore moins comme le passé.

Autrement dit, les anciens ne transmettent plus une culture. Les jeunes générations estiment que la culture des anciens ne peut plus les aider à trouver les clefs de l’avenir. Résultat: on se détourne encore plus des personnes âgées puisqu’elles ne peuvent plus être considérées comme des sages dont l’expérience passée peut aider à réussir l’avenir. Et l’isolement de ces personnes commence. Autrefois on allait écouter les anciens pour s’imprégner de leur sagesse, de leurs conseils pour réussir sa vie. De nos jours, nous vivons dans une société à la culture éclatée, atomisée, où chacun se fabrique une culture sur mesure et où la communication entre les personnes devient de plus en plus difficile.

6. L’Etat n’est plus un père mais une « bonne mère »

La dernière grande mutation qu’un anthropologue peut observer est le rapport nouveau que les personnes ont avec l’Etat.

Au début du XXe siècle, l’Etat était représenté sous l’image du père qui dit la loi avec sévérité et qui permet par là même à chaque enfant de trouver sa place. Mais la figure paternelle a subi dans les dernières décennies, sous prétexte de démocratie et de féminisation, des attaques en règle.

L’Etat français s’est transformé en une sorte de divinité, la « Grande Mère », qui a de la sollicitude et de la compassion pour tous ses enfants qu’elle maintient dans une relation infantilisante. Toutes les souffrances de la vie, toutes les angoisses, tous les échecs, tous les problèmes doivent trouver une solution auprès de cette « Bonne Mère » qui est tout écoute, proximité, caresses, urgence et amour pour ses enfants1. Les dirigeants de notre pays ne sont plus que des prêtres-mères de cet Etat-Bonne Mère, qui permettent aux enfants d’être en contact avec les seins nourriciers de Big Mother. Celle-ci ne donne évidemment pas de lait mais un autre liquide consolateur et fortifiant: l’argent.

Qu’une catégorie d’enfants se révoltent, les hommes et les femmes politiques vont apaiser les cris et les fureurs par des subventions, des primes, des augmentations de salaires, de nouvelles lignes de crédit.

Nous vivons dans une société maternante et infantilisante, où ne devrait régner aucune douleur et aucune souffrance. Si Karl Marx revenait, il ne pourrait plus dire « la religion est l’opium du peuple » mais « l’argent de l’Etat est l’opium des Français ».

Face à cette mutation, une remarque et une question. Le père a aussi pour fonction d’organiser symboliquement le rapport du sujet à ce qui est négatif, à la perte, à la mort. Cette fonction existe-t-elle encore, ou bien ne vivons-nous pas sous l’emprise d’une société maternante et maternisante, dans le déni de la mort?

Cette nouvelle approche de l’Etat induit aussi un nouveau comportement face aux personnes âgées. Certains estiment que la prise en charge d’une personne âgée ne relève pas, d’abord, de la responsabilité de la famille, mais bien de celle de l’Etat, assimilé à une « Bonne Mère ». « Nous n’avons pas le temps, nous devons vivre notre propre vie. C’est, d’abord, à l’Etat de s’occuper de ses anciens citoyens », entend-on dire dans de nombreuses familles.

De plus, comme nous vivons dans une société reposant sur le déni de la mort, s’occuper des personnes âgées risquerait d’éveiller des angoisses, de rappeler qu’un jour on sera comme elles et que nous devrons mourir.

7. La médecine française ne privilégie pas la personne âgée

Si on ne peut pas accuser le ministre de la Santé d’être responsable des 14 000 morts de la canicule, le professeur de médecine qu’il est ne peut pas ignorer les règles comptables actuelles qui régissent les différents services dans les hôpitaux publics français. Or, ces règles ont des conséquences très perverses.

Chaque service est noté avec des points ISA2 qui sont censés récompenser les services les plus performants. Ainsi un acte de médecine ou de chirurgie accompli dans un service donne des points ISA. Si le malade est rapidement guéri, les points ISA sont augmentés. Et, en fin d’année, si le service a beaucoup de points ISA, il sera doté, l’année suivante, de moyens supplémentaires. En d’autres termes, on souhaite encourager les services méritants au détriment des services moins performants. On trouve ici, d’une manière collective, la notion de récompense financière due au mérite.

Or, on s’aperçoit que les services de chirurgie qui arrivent à renvoyer rapidement les malades à la maison produisent, par rapport à un service de médecine classique, beaucoup de points ISA. A l’opposé, un service de gériatrie, où les pathologies sont difficiles et où les personnes âgées mettent beaucoup plus de temps à guérir, produira peu de points ISA. En conséquence, l’année suivante, le service de gériatrie verra ses moyens amputés. Ce n’est pas une vue de l’esprit, cela s’est produit assez souvent.

Ainsi, à Strasbourg, le service de gériatrie du professeur Marc Berthel, service réputé auprès de la population et des médecins, s’est vu retirer, d’une année à l’autre, un médecin et demi au motif que ce service ne produisait pas assez de points ISA. Si on poussait le raisonnement jusqu’au bout, en quelques années, un service de gériatrie se verrait totalement dépouillé de tous ses moyens!

Que dire, d’autre part, de tous ces protocoles qui prescrivent aux infirmières, à la seconde près, le temps maximal qu’elles doivent consacrer aux différents actes de soins? Il n’y a plus de temps pour dialoguer, respirer, accorder une attention particulière à telle ou telle personne âgée. Il n’y a plus ce « quelque chose » entre la personne âgée et le soignant qui relève du champ de la gratuité. On est dans un processus qui s’apparente à la production industrielle du début du XXe siècle. On est en plein taylorisme médical. Ceci fait dire au professeur Marc Berthel: « On est dans le fascisme de bienveillance. »

Les mots de totalitarisme ou de fascisme rappellent des époques sombres, au cours desquelles le nazisme et le marxisme-léninisme sévissaient. A cette époque de l’histoire européenne, on parlait aussi d’euthanasie. Ce n’est sûrement pas un hasard si, aujourd’hui, réapparaît le terme d’euthanasie économique.

8. Le risque de l’euthanasie économique

Cette question est réapparue dans l’actualité au mois de juillet 2003 sous la forme d’une boutade du ministre français de l’Economie et des Finances, Francis Mer (cf. Le Canard enchaîné). A cette période de l’année, les journaux s’inquiétaient du déficit record de la Sécurité sociale. Francis Mer, pour dérider ses collègues du gouvernement, fit remarquer avec humour qu’il y avait une solution pour résorber ce déficit puisque, maintenant, il était avéré que ce qui coûtait le plus cher à l’assurance maladie était les deux dernières années de la vie d’une personne! A chacun d’extrapoler le raisonnement et de le prolonger par des mots au sens redoutable.

Francis Mer ne faisait qu’expliciter un raisonnement qui a cours dans les milieux économiques. Il y a dix ans, on disait que c’était les six derniers mois qui coûtaient le plus cher; maintenant on en est à deux ans. Peut-être, dans dix ans, dira-t-on que les trois dernières années d’une vie sont les plus chères?

Pour démontrer l’inanité d’un tel raisonnement, le professeur Marc Berthel utilise l’image suivante: quand un train de voyageurs se fait percuter à l’arrière par une locomotive, les statistiques montrent que la moitié des victimes est dans le dernier wagon. On pourrait imaginer qu’en supprimant le dernier wagon, on rendrait les catastrophes ferroviaires moins meurtrières! Mais il y aura toujours un dernier wagon… à moins de ne plus faire circuler que des locomotives!

Dans le même ordre d’idées, on a entendu des médecins affirmer très sérieusement qu’après soixante-quinze ans, il ne faudrait plus mettre en route de traitements trop onéreux. Bien entendu, les personnes riches pourront toujours avoir accès à des traitements lourds. Là on voit poindre l’idée d’une médecine à deux vitesses: une pour les pauvres et une pour les riches. Toutes ces réflexions de type économique amènent avec elles l’idée rampante d’une euthanasie à caractère économique.

On entre lentement dans le schéma, esquissé il y a vingt-cinq ans dans le film américain Soleil vert, où des personnes âgées offraient, par civisme, les dernières années de leur vie à l’Etat. On leur faisait passer les dernières heures de leur vie dans un cadre magnifique, et en leur donnant un succulent repas en leur faisant voir de belles images d’autrefois. Ensuite, par injection létale, ces personnes étaient tuées. Après, leurs corps servaient à fabriquer les fameuses pastilles Soleil vert qui servaient de nourriture aux autres humains.

Souvent la science-fiction est rejointe par l’actualité quelque dix ou vingt ans après. Ce fut, par exemple, le cas de l’attaque des Twin Towers. Il convient donc de prendre très au sérieux le danger que constitue la notion d’euthanasie pour raison économique. Ce raisonnement soulève bien des questions: qui peut affirmer qu’une personne est entrée dans la dernière année de sa vie? Qui peut dire qu’une vie humaine n’est plus utile à la société? En pratiquant l’euthanasie (pour raison économique ou autre), l’homme ne veut-il pas maîtriser le mystère et devenir dieu à la place de Dieu?

L’argument économique est celui qui met le plus en valeur le désir de toute-puissance des hommes. En acceptant, lentement, par retouches successives, l’euthanasie pour raison économique, on fait terriblement progresser notre société vers une barbarie à visage humain.

Conclusion

En tant que chrétiens, le sort des personnes âgées dans notre société ne peut pas nous laisser indifférents. Il n’est pas inutile de nous rappeler ces phrases du Christ, lors du jugement dernier: « En vérité, je vous le déclare, chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait. » (Mt 25.45)

Cela devrait aussi conduire notre société et chaque personne à un examen de conscience. Quelles sont les priorités de l’ensemble de la communauté humaine et de chaque personne? Peut-on indéfiniment prôner la réussite personnelle au détriment de la cohésion du groupe et, plus particulièrement, des plus faibles?

En imitant le titre du livre de Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie?, on peut répondre qu’une vie réussie est une vie mise au service des autres et, plus particulièrement, des très jeunes et des anciens.

Les enseignants et les pédagogues affirment que les jeunes et les moins jeunes souffrent de plus en plus de la perte du sens de la vie. Les personnes deviennent de plus en plus autistiques. Chacun est de plus en plus refermé sur lui-même et les ordinateurs ne font que renforcer ce sentiment de bulle hermétique. Proposer à nos contemporains de renouer des contacts forts avec les anciens est aussi une manière de retrouver du sens à la vie.

Enfin, en nous occupant des personnes âgées, nous serons peut-être dans la position de la Samaritaine. Elle vient apporter à boire à un étranger qui semble démuni et, au cours du dialogue, elle découvre que c’est elle qui reçoit de l’eau vive de ce Juif, nommé Jésus (Jn 4.1-26). Au contact des personnes âgées, nous pouvons aussi recevoir cette eau vive dont notre âme a tellement besoin.

* Freddy Sarg est inspecteur ecclésiastique de l’ECAAL (Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine) et vice-président de la Fédération protestante de France.

1 Michel Schneider, Big Mother ou psychopathologie de la vie politique (Paris, 2001).

2 En France, la production des établissements médicaux et hospitaliers est mesuré par l’indice synthétique d’activité (ISA) calculé par le Ministère de la Santé.

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De la sexualité à l’économie

Freddy SARG*

1. Une montée en puissance de la perversité dans nos sociétés

Depuis environ une à deux décennies, on voit fleurir dans les articles de journaux ou dans les comptes rendus judiciaires le mot de « perversité ». Visiblement, il y a recrudescence de comportements pervers. Le grand public associe souvent ce mot à un comportement sexuel déviant, à un comportement sexuel marqué par le vice. Comme les déviations sexuelles s’affichent de plus en plus publiquement, la grande majorité de nos concitoyens assimile la perversité au fétichisme, au sadomasochisme, à l’homosexualité, à la pédophilie, à la bestialité. Même si ces déviations sexuelles peuvent être rangées dans la catégorie des perversités, elles ne forment qu’une catégorie, qu’un sous-ensemble. La perversité couvre un champ psychologique et un champ sociologique beaucoup plus vaste. Mais les personnes perverses ont intérêt à laisser croire que la perversité ne s’applique qu’au domaine sexuel, pour mieux laisser libre cours à leurs penchants déviants.

Le projet de cet article est de montrer l’ampleur du phénomène, de mettre en lumière les zones cachées et d’attirer l’attention des uns et des autres sur les dangers que font courir les comportements pervers à nos démocraties.

Personnellement, nous sommes convaincu que les comportements pervers minent et nos démocraties et même nos structures d’Eglise, et qu’ils peuvent faire éclater le lien social.

2. Une conséquence de Mai 1968

C’est la psychanalyse freudienne qui a le plus mis en lumière le phénomène pervers. Sigmund Freud, dans son ouvrage Trois essais sur la sexualité (1905), a décrit ce comportement, en constatant que tout enfant, à un moment donné de sa maturation, est un polymorphe pervers. Celui-ci est alors uniquement guidé par ses désirs, il n’a pas de limites ni de repères et il est animé par un syndrome de toute-puissance. Les parents, ou ceux qui tiennent lieu de référents, ont pour mission de canaliser ces différents désirs et de signifier, par la parole, les interdits. Le premier de ces interdits étant l’inceste. L’enfant, normalement éduqué, va intégrer dans son inconscient ces interdits. C’est ce que Freud appellera le surmoi. Schématiquement, l’adulte pervers est une personne dont les désirs sont très forts et le surmoi très faible. Cette dernière définition nous donne aussi une explication historique sur cette montée en puissance de la perversité. En France, Mai 1968 a fait quelques ravages dans ce domaine avec des slogans comme « Il est interdit d’interdire », « Ni Dieu, ni maître », « Il n’y aura jamais plus de professeurs » ou « Refusez toute forme d’organisation »1.

Ces slogans ont comme but ultime l’attaque ou la négation du père, ce qui entraîne inévitablement un grand affaiblissement du surmoi et donc l’émergence de générations où la perversité sera plus répandue.

3. Tension très forte entre désir de la personne et loi

Deux autres définitions nous permettent d’avancer dans la réflexion. Il y a d’abord celle de Jacques Lacan: « Le pervers est celui qui jouit gratis sur le dos d’autrui », et celle d’Edith Tartare-Goddet: « Le pervers fait de son désir la loi ». Dans la définition de Lacan, nous avons presque une évocation suggestive de la pédophilie! Dans la deuxième définition apparaît une tension très forte entre le désir de la personne et la loi. Cette dernière étant constituée par tous les différents interdits que se donne une société pour « le vivre ensemble » (Dix Commandements, Code pénal, Code du travail, notamment).

Le pervers est fortement poussé à assouvir ses désirs même si ceux-ci s’opposent à la loi. Comment va-t-il parvenir à ses fins?

4. La stratégie du pervers

Comme première stratégie, il y a la dissimulation et le travail dans l’ombre. Un pervers n’agit jamais en pleine lumière, car alors apparaîtraient au grand jour et aux yeux de tous ses désirs et la nécessité, pour la cohésion du corps social, d’y mettre un grand frein.

Comme deuxième stratégie, qui est redoutablement efficace, il y a le brouillage du champ symbolique, c’est-à-dire le brouillage du langage. Prenons pour exemple l’homosexualité. Si nous adoptons les schémas freudiens, l’homosexualité est une perversité. Et cela pour deux raisons: il y a détournement et de l’objet sexuel et du but. Or, dans la communauté homosexuelle, circulent des concepts brouillés comme celui-ci: « Peut-on être contre l’amour de deux personnes? »

Le brouillage symbolique existe déjà dans la Bible, dans le livre de la Genèse, où le serpent (en l’occurrence le tentateur) dit à Adam et Eve: « Dieu a-t-il réellement dit: Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin? »

Le mot « pédophilie » est aussi un mot brouillé. Car peut-on vraiment être contre quelqu’un qui aime les enfants? Si on remplaçait le mot « pédophile » par « abuseur d’enfants », on donnerait un éclairage négatif à une pratique que la loi interdit.

Certains pasteurs de Suisse voudraient que les bénédictions des unions homosexuelles soient appelées « bénédictions d’amitié ». Il y a là un terrible brouillage du champ symbolique puisqu’on laisse supposer que toute amitié passera, tôt ou tard, par une relation sexuelle, qui plus est sortant de la norme. En outre, ces termes nient la nécessité de l’altérité dans la relation sexuelle.

Comme troisième stratégie, quand les deux premières ont été mises en œuvre (parfois elles échouent), il y a l’usage de la force, voire de la violence.

Ainsi, dissimulation, brouillage du champ symbolique et usage de la force, voire de la violence sont les trois stratégies utilisées par les pervers pour contourner les interdits et pour mettre la satisfaction de leurs désirs au cœur de leur projet de vie.

5. Le pervers est-il responsable pénalement?

C’est la question qui taraude les juges, les jurés et les experts quand certains types de pervers assouvissent leurs désirs et tuent par plaisir une ou plusieurs personnes. Bien entendu, la grande majorité des pervers n’est pas faite de tueurs, bien heureusement!

Comme le montrent les diverses études en criminologie sur les tueurs en série (serial killers) qui sont des pervers, on ne devient pas tueur du jour au lendemain. « C’est une violence qui va crescendo, une carrière qui commence par la délinquance, et un sentiment de toute-puissance qui se déploie au fil des agressions, dans la solitude. De vols en viols, de viols en meurtres, les tueurs en série trouvent le goût de leur existence dans la mort et la domination de l’autre… psychopathes, manipulateurs, ils mettent toute leur intelligence au service de leur perversion et s’adaptent, pourvu qu’ils arrivent à leurs fins. »2

Certains avocats, pour défendre de tels clients, mettent en avant une certaine immaturité, une enfance difficile, une perversité profonde et ils demandent que la justice déclare ces personnes pénalement irresponsables. Le fait d’être animé de pulsions perverses n’est pas un signe d’irresponsabilité: le pervers sait très bien qu’il contourne la loi, mais il met la satisfaction de son désir pervers au-dessus de la loi.

A ce sujet, le procès d’Arce Montes, 54 ans – jugé en juin 2004 par la Cour d’assises d’Ille-et-Vilaine pour le meurtre, le 18 juillet 1996, de Caroline Dickinson – est très éclairant. Les trois psychiatres appelés à la barre ont constaté qu’Arce Montes avait été trop aimé dans sa jeunesse par sa grand-mère et sa grande sœur, qu’il n’avait pas été suffisamment « cadré », qu’il était égocentrique, qu’il était immature, qu’il jouissait de divers troubles de la personnalité, qu’il avait des penchants mythomanes, mais qu’il était responsable de ses actes3.

Le problème, aujourd’hui, réside dans le fait que la prison n’est pas équipée pour traiter des pervers au niveau psychologique et thérapeutique et qu’il ne suffit pas de jeter quelqu’un en prison pendant vingt ans en pensant le guérir ainsi de ses perversités. En juin 2004, l’affaire Pierre Bodein, en Alsace, et Michel Fourniret, dans les Ardennes, deux tueurs pervers déjà connus par la justice de notre pays, montre la difficulté des institutions judiciaires et médicales pour traiter des tueurs pervers. Encore une fois, le terme de perversité n’exonère pas une personne de ses responsabilités pénales.

6. Le mariage homosexuel: une illustration de la perversité

En 1999, le parlement français votait une loi qui donnait vie au PACS. Celui-ci avait pour but d’étendre les droits civils des homosexuels et de protéger deux personnes qui vivent ensemble depuis un certain temps. Les partisans du PACS de l’époque affirmaient qu’avec un tel pacte civil en faveur des couples homosexuels, il n’y aurait pas de revendication future pour un mariage homosexuel et, encore moins, pour l’adoption d’enfants par de tels couples, cela ne faisant pas partie de la demande sociale. Il fallait sûrement encore améliorer le PACS pour mieux protéger deux personnes qui avaient choisi de se « pacser ». Or, on constate que des associations homosexuelles agissaient dans l’ombre pour faire avancer l’idée du mariage homosexuel. On est donc dans le registre de la dissimulation chère aux pervers.

Une fois le débat relancé, il y eut un grand brouillage symbolique consistant à mettre en avant l’inégalité et les injustices actuelles entre mariage et PACS. Et, dans ce vaste brouillage symbolique, on glissait encore la question de l’homoparentalité.

D’un autre côté, on s’attaquait sournoisement à la dimension symbolique du mariage. Ce qui fait dire à Jacques Arène, psychanalyste: « Le mouvement actuel de désymbolisation du mariage s’inscrit dans un processus global beaucoup plus vaste où le désir subjectif n’a plus de limites symboliques. »4

Enfin, depuis que la question du mariage homosexuel est revenue dans le débat médiatique, on constate une violence des mouvements gays et lesbiens. Quand on ose poser certaines questions, affirmer que cette équivalence entre mariage et union homosexuelle n’est pas possible et bouleverse fondamentalement l’ordre symbolique, on se fait agresser verbalement et taxer de criminel contre l’intelligence: « Ne seriez-vous pas l’un de ces affreux homophobes qu’il convient de réduire au silence? Ah, ah, votre compte est bon! Vous voici cloué au pilori médiatique par les staliniens de l’idéologie gay. »5

Ainsi, on constate en tant qu’anthropologue que dans la question du mariage homosexuel, on retrouve les trois stratégies chères aux pervers: dissimulation, brouillage du champ symbolique et violence verbale. Et tout cela pour vouloir inscrire des désirs subjectifs dans la loi et faire loi en dépit des interdits structurant notre humanité. Tony Anatrella, prêtre et psychanalyste, constate: « Le lien social ne peut se constituer qu’en respectant quatre interdits structurants qui vont permettre la vie, la relation entre les personnes et le devenir de la société. Ces quatre interdits sont: la prohibition de l’inceste sous toutes ses formes, la prohibition du meurtre qui permet le respect de soi et de la vie, l’acceptation de la différence des générations et la reconnaissance de la différence sexuelle, qui sont au fondement de toutes les sociétés. »6

7. Le mauvais combat du maire de Bègles

Le 5 juin 2004, le maire de Bègles (Gironde), passant outre à toutes les interdictions qui lui avaient été signifiées par la Chancellerie, a célébré, pour la première fois en France, le mariage de deux personnes du même sexe. Le 24 juillet 2004, lui emboîtant le pas, le maire de Caudelec-lès-Elbeuf a fait de même. Ce qui est grave dans l’attitude du premier magistrat de Bègles, c’est d’avoir délibérément violé la loi qu’il est censé défendre. Les désirs (médiatiques et autres) sont venus remplacer la loi. C’est, encore une fois, un fonctionnement de pervers. Voilà ce que pense un éditorialiste, Olivier Picard, qui représente assez bien l’opinion d’une majorité de journalistes et d’hommes politiques:

« On ne saurait mieux se moquer des représentants du peuple. On ne saurait mieux aggraver un peu plus le fossé déjà large qui s’est creusé entre les citoyens et le monde politique. Si un élu décide de faire ce que bon lui semble au nom d’une idée qu’il croit juste, c’est la porte ouverte à toutes les dérives. C’est un comportement de république bananière… »7

Comment veut-on enseigner les bienfaits de la loi et de ses interdits à des jeunes des cités, quand ceux-ci ont sous leurs yeux l’exemple de premiers magistrats qui violent ouvertement cette loi? On ne mesurera que dans quelques années les dégâts causés par ces fonctionnements pervers8.

8. La perversité dans le monde économique

Nous allons maintenant montrer que la perversité peut envahir l’ensemble du champ social9. Dans son dernier livre, le juge Eva Joly décrit par le détail, sans trahir le secret de l’instruction, les différentes phases de ce que l’on appelle en France l’affaire Elf10. Entre-temps, l’affaire Enron, aux Etats-Unis, et l’affaire Parmalat, en Italie, montrent que ce n’est pas un cas isolé. Eva Joly met en lumière le fait que la corruption est au cœur des systèmes économiques. Elle n’est pas un phénomène marginal, mais elle est un des moteurs essentiels de la machine économique mondiale dans des domaines sensibles comme l’énergie, les grands travaux, l’armement, l’aéronautique et l’exploitation des ressources minières et des ressources alimentaires. Les scandales Elf ou Enron montrent que ces sociétés ont une facette honorable en apparence honnête, mais que se tient cachée, comme dans une valise à double fond, une face corrompue de type mafieux, faite de flux d’argent occulte, ponctionnant la richesse des peuples au profit de quelques intérêts particuliers.

Au cours de son enquête, le juge Joly a rencontré une élite économique et politique qui revendique pour elle l’impunité. Une manière de vivre au-dessus des lois parce qu’on est plus fort que la loi ou parce qu’on fait la loi (comme Silvio Berlusconi en Italie). On est au centre d’un phénomène social pervers. Il y a dissimulation des activités de type mafieux, on brouille le champ symbolique par les bilans (qui sont truqués), on fait courir des bruits fantaisistes sur la santé de ces entreprises et, enfin, on utilise la force, l’intimidation, voire la violence à l’encontre des personnes qui, comme Eva Joly, veulent mettre en pleine lumière ces mécanismes économiques. Le désir des dirigeants d’Elf ou d’Enron est de détourner des quantités astronomiques d’argent pour le bénéfice de quelques-uns.

9. Le triangle: argent, sexe, pouvoir

On peut affirmer que ce désir s’oriente dans trois directions: l’argent, le sexe, le pouvoir. Ce sont les moteurs (en allemand Trieb) qui expliquent le fonctionnement de beaucoup de dirigeants de ces sociétés. L’argent, le sexe et le pouvoir forment les trois pointes d’un triangle où chaque élément renvoie aux deux autres et réalimente énergétiquement le mécanisme. Ainsi l’argent permet de se payer les plus belles filles du monde; la domination sexuelle donne un sentiment de pouvoir, le pouvoir politique permet d’avoir de l’argent et ainsi de suite… derrière ce fonctionnement, il y a le désir de toute-puissance. Et nous revoilà avec le texte de Genèse 3 où le serpent tente Eve et Adam en ces termes: « Non, vous ne mourrez pas, mais Dieu sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux… »

Le péché est bien ce désir de toute-puissance qui se manifeste par la possession de beaucoup d’argent, par le pouvoir politique et par la réalisation de désirs sexuels pervers comme la domination et la réification de l’autre. On sait bien que le désir de toute-puissance ne mène pas à la vie mais bien à la mort.

L’affaire Enron a ruiné des dizaines de milliers d’employés actionnaires qui n’auront jamais de retraite. L’affaire Elf a montré que des roitelets africains peuvent piller impunément les finances de leurs pays et appauvrir irrémédiablement leur continent. L’affaire Parmalat va ruiner des milliers de producteurs de lait et mettre au chômage quelques dizaines de milliers d’ouvriers et d’employés. La liste des méfaits de ces perversités dans le champ social est terriblement longue. On se rend bien compte à leur évocation qu’elles menacent les fondements même de nos sociétés, car elles peuvent faire éclater le lien social et provoquer des révoltes à caractère suicidaire. En brouillant le champ symbolique, ces perversités sociales érodent la relation de confiance qui doit nécessairement exister entre les citoyens et leurs dirigeants. Une fois la relation de confiance rompue, toutes les dérives totalitaires sont possibles.

10. Le témoignage des Eglises

Les Eglises et leurs membres sont attendus pour leur témoignage de vie, pour montrer que la perversité n’est pas une fatalité. Déjà l’apôtre Paul exhortait les Romains:

« Ne vous conformez pas au monde présent, mais soyez transformés par le renouvellement de votre intelligence, pour discerner quelle est la volonté de Dieu: ce qui est bien, ce qui lui est agréable, ce qui est parfait. » (Rm 12.2)

Les Eglises dans leur fonctionnement institutionnel et les membres de nos Eglises doivent donner un autre exemple de vie. En tant que chrétiens, nous n’avons pas à nous laisser guider par des désirs pervers, mais à montrer que nous respectons les lois pour favoriser le « vivre ensemble ». Notre loi, c’est la volonté de Dieu qui doit nous guider dans notre vie quotidienne.

Une loi humaine n’est jamais parfaite; elle a toujours besoin d’être réécrite au cours des temps pour tenir compte des évolutions historiques. Mais son caractère perfectible ne doit en aucun cas être un motif pour la nier ou pour placer au-dessus d’elle le désir personnel. Elle est un langage symbolique permettant le « vivre ensemble ».

Cependant, en tant que chrétiens, nous avons à mesurer toute loi à l’aune des Dix Commandements qui contiennent, avec l’ensemble de la Bible, les quatre grands interdits structurant le « vivre ensemble »: l’interdit de l’inceste, l’interdit du meurtre, le respect des générations et la différenciation sexuelle (cf. T. Anatrella).

Si ces interdits sont transgressés par de nouveaux projets de loi ou par de nouvelles lois, nous devons alerter la communauté humaine sur cette dérive dangereuse, voire entrer calmement en résistance. La Bible contient la Loi du Père Eternel avec ses interdits structurants. Ces interdits ne sont pas là pour humilier, écraser l’homme. C’est en les respectant que l’homme acquiert la vraie liberté (cf. l’apôtre Paul).

Et Jésus-Christ est venu sur terre pour partager notre condition humaine et pour nous montrer que la Loi du Père, qui est dans les cieux, nous a été donnée par amour. Jésus-Christ, en résistant au tentateur, dans le désert, a montré qu’il mettait la Loi du Père au-dessus de ses propres désirs.

Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu (Dt 8.3 et Mt 4.4). Ainsi l’homme ne vit pas seulement de la satisfaction de ses désirs mais, d’abord, de toute parole structurante venue du Tout Autre.


* F. Sarg est inspecteur ecclésiastique de l’ECAAL (Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine) et vice-président de la Fédération protestante de France.

1 Pierre Feuerstein, « Printemps de révolte à Strasbourg. Mai-juin 1968 », Saisons d’Alsace (Strasbourg, 1968).

2 Sylvie Veran et Elsa Vigoureux, « Le retour des ogres », in Nouvel Observateur (15-21 juillet 2004), 52-57.

3 « Arce Montes, un pervers pénalement responsable », in Dernières Nouvelles d’Alsace, 12 juin 2004.

4 Laurent Grybowski, « On confond autorisé, bien et normal », in La Vie, 27 mai 2004.

5 Max Armanet, « Vous avez dit homophobe? », in La Vie, 27 mai 2001.

6 T. Anatrella, in La Vie, 27 mai 2004.

7 Olivier Picard, « Le mauvais combat de Noël Mamère », in Dernières Nouvelles d’Alsace, 6 juin 2004.

8 A ce sujet, il est intéressant de se reporter à l’article de M. Johner, « Le mariage blessé », publié dans le journal Nuance, no 147, août-septembre 2004.

9 Dans le monde économique, on peut aussi observer un comportement pervers de la part de certains dirigeants d’entreprise qui veulent délocaliser des sites industriels. Les trois facettes du comportement pervers se retrouvent: dissimulation, brouillage symbolique et violence. On cache, d’abord, soigneusement le projet aux employés; ensuite, on leur fait croire qu’ils ne travaillent plus très bien et qu’on est très mécontent d’eux (brouillage symbolique) et, enfin, brutalement, pendant un week-end, on déménage toutes les machines. Un tel comportement permet aux responsables d’entreprise de faire de substantielles économies d’argent. Pour ces questions perverses dans le monde économique, voir Danièle Linhart, Barbara Rist et Estelle Durand, « Perte d’emploi, perte de soi », in Sociologie clinique (Cahors, 2003).

10 Eva Joly, Est-ce dans ce monde-là que nous voulons vivre? (Paris, 2003).

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Incinération ou inhumation ? – Approche pastorale http://larevuereformee.net/articlerr/n243/incineration-ou-inhumation%c2%a0-approche-pastorale Thu, 28 Oct 2010 17:26:36 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=212 Continuer la lecture ]]>

Incinération ou inhumation ?

approche pastorale

Freddy SARG*

Les pasteurs voient de plus en plus arriver dans leurs presbytères des familles demandant des obsèques religieuses pour un de leurs membres décédé, signalant, presque en passant, que le défunt sera incinéré ou «crématisé» après la cérémonie à l’église. A ce stade de la rencontre, il est difficile pour le pasteur d’émettre un avis réservé sur cette pratique, car la décision a déjà été prise par la famille, et vouloir s’y opposer conduirait les uns et les autres dans une impasse.

Dans de tels cas, il faut accompagner les familles même si, personnellement, on est plutôt opposé à la crémation.

C’est après les cérémonies, quand le pasteur a l’occasion de parler avec les membres de la famille, qu’on peut identifier les souffrances en rapport avec telle ou telle pratique et poser des mots sur des maux. Ensuite, il appartient à l’ecclésiastique et aux conseils presbytéraux de faire un travail pédagogique au niveau de la communauté paroissiale, non pas pour interdire cette pratique, mais pour pointer les dégâts psychiques possibles en rapport avec le champ symbolique. Tout cela doit se faire dans le respect de la position de l’autre et dans un souci de dialogue. Dialoguer voulant dire se laisser traverser par la parole de l’autre.

Cependant, constatons que peu de paroles sont échangées à ce sujet presque tabou et que la responsabilité pastorale est, peut-être, d’essayer de faire circuler une parole libre.

Nous nous proposons, dans cet article, de mettre en discussion les «arguments forts» souvent avancés par les crématistes pour gagner de nouveaux adeptes à leurs pratiques. Au niveau théologique, nous nous appuyons sur les actes de l’excellent colloque universitaire organisé par la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence, sous la direction de Michel Johner: «Le corps et le christianisme»1.

Nous focaliserons l’étude sur une région française, l’Alsace, pour laquelle nous possédons toutes les données statistiques qui pourront éclairer le débat.

1. Difficultés au niveau du vocabulaire

Il faut d’abord constater qu’il y a une difficulté à nommer cette pratique. En règle générale, on va parler de crémation (du latin cremare, action de brûler les cadavres) plutôt que d’incinération (du latin cinis, cineris, cendre, action de réduire en cendres). Au niveau de la France, il existe une Fédération française de crémation qui publie une revue intitulée Transition – La Flamme. Nommer une telle revue La Flamme veut induire une connotation positive de cette pratique. La flamme est perçue comme chaude et rassurante, par opposition à la terre, qui est froide et sombre. Les centres funéraires utilisent le terme de «crématorium». Cependant, le mot de «crémation» fait automatiquement penser au IIIe Reich allemand et à ses sinistres fours crématoires. Aussi, dans le langage courant, les personnes auront-elles plus tendance à utiliser le mot d’«incinération».

A titre d’exemple, dans un journal régional comme Les Dernières Nouvelles d’Alsace (DNA), qui publie des pages entières d’annonces nécrologiques, on constate que, deux fois sur trois, on utilise le mot d’«incinération»2.

Mais le mot d’«incinération» est aussi utilisé pour parler du traitement des déchets hospitaliers, des ordures ménagères et des déchets toxiques. Le corps humain, une fois mort, se réduit-il à un déchet ou à une ordure qu’il faut le plus rapidement possible éliminer?

Le corps humain, même mort, porte la trace du Créateur et il reste le signe qu’il a été le temple du Saint-Esprit. Détruire ce corps brutalement est une marque de violence et conduit à se demander si les personnes croient vraiment à la résurrection corporelle?3

2. L’incinération en quelques chiffres

Dans les tracts publicitaires présentant le Centre funéraire de Strasbourg où ont lieu les incinérations, on indique qu’environ un Français sur six a choisi ce mode funéraire.

Strasbourg, sous l’impulsion des protestants, comme le pasteur Georges Louis Leblois, des libres-penseurs et des francs-maçons, a été une des premières villes de France à se doter d’un crématorium (1922)4. Au niveau alsacien, il y a aussi eu, en 1978, la mise en service d’un crématorium à Mulhouse et, en 2000, à Sausheim.

En 1993, il y a eu, en Alsace, 2831 incinérations, 4669 en 1998, 7394 en 2004. En d’autres termes, en onze ans, il y a presque triplement de cette coutume funéraire.

En 2003, sur 7070 incinérations, 5600 urnes ont été remises aux familles ou aux sociétés de pompes funèbres. Ces urnes, en Alsace, sont le plus souvent enterrées dans la tombe familiale située dans le cimetière de la commune du défunt; 650 urnes ont été déposées dans des columbariums ou enterrées dans les jardins d’urnes jouxtant le crématorium.

Dans 820 cas, les cendres ont été dispersées dans un jardin dit «espace de dispersion», ou dans la nature, ou dans des lieux divers. Heureusement, cette dernière pratique, la plus traumatisante pour la famille, n’a que peu progressé en onze ans: 495 cas en 1993, 743 en 1996, 667 en 20025.

3. Aspect économiques

Un des arguments des partisans de l’incinération est de nature économique. Cela reviendrait beaucoup moins cher qu’une inhumation: il n’y a plus à creuser la tombe et on n’a pas besoin de mettre des fleurs sur la tombe.

A Strasbourg, en 2006, un enterrement classique coûte entre 1500 et 3000 euros. Une incinération, avec annonce mortuaire dans le journal régional, revient à environ 2200 euros. A noter que les familles qui ont recours à une inhumation conseillent, de plus en plus, dans les annonces de ne pas amener des fleurs mais de faire des dons pour la paroisse, ou pour une œuvre sociale ou, encore, pour la recherche médicale.

Quand les familles effectuent l’ensemble de la cérémonie funéraire au Centre funéraire de Strasbourg, il faut inclure, dans le prix des obsèques, la location de la salle de cérémonie (127 euros) et quelques autres frais annexes.

Ainsi, on peut dire qu’il n’y a pas une grande différence de prix entre les deux modes funéraires. Pour l’inhumation, il faut ajouter les frais de marbrerie. A noter que même pour l’incinération avec dispersion des cendres, il est conseillé d’acheter un rosier du souvenir ou un conifère du souvenir, qui sera planté dans le jardin du souvenir avec une plaque, et que cela conduit à l’achat d’une concession pour quinze ans. Pour une incinération avec dépose de l’urne dans le caveau familial, il faut ajouter entre 50 et 300 euros. Mais il est évident que c’est principalement l’argument économique qui pousse les familles, mal informées, à préférer l’incinération à l’inhumation. Et aussi l’idée qu’avec une urne, elles auront moins de soucis et moins de travail. A noter que les assurances obsèques sont intéressantes si elles ne sont pas souscrites trop tôt dans la vie (environ vers 45 ans), car elles libèrent les familles d’un poids financier au moment du décès de la personne.

4. Aspects écologiques

Du point de vue chimique, entre une inhumation et une incinération, il n’y a pas une grande différence. Dans le premier cas, c’est une oxydoréduction lente; dans le second cas, une oxydoréduction rapide. Cependant, dans ce dernier, il faudra brûler environ 30 mètres cubes de gaz par corps. Ainsi, les 7394 incinérations de 2004 en Alsace auront consommé environ 221 820 mètres cubes de gaz. A une époque où les énergies fossiles se font de plus en plus rares, est-ce très écologique de recourir à l’incinération des corps? Ne serait-il pas plus sage de laisser le processus naturel s’opérer lentement?

5. Négation de la mort et vengeance sur le corps

A la fin de 2006, l’opinion publique française a été sensibilisée par plusieurs infanticides. On a constaté que, dans plusieurs dossiers, les mères ont soit brûlé, soit congelé les corps de leurs enfants. Très rarement elles ont eu recours à l’inhumation. Les psychiatres, qui ont donné un avis sur la question, ont fait remarquer que les deux premiers modes opératoires représentaient un déni de la mort.

Cela est aussi généralement vrai pour l’incinération des corps. Philippe Ariès assimile la crémation à un escamotage du corps, à une volonté de faire disparaître les signes de la mort6. Nous vivons dans une société où l’homme recherche l’éternité par l’argent et par la science (c’est peut-être le péché originel?). Il veut escamoter tout ce qui rappelle l’intrusion de la mort. La rapidité avec laquelle on passe d’un corps mort à un petit tas de cendres introduit une rupture brutale qui induit presque automatiquement un déni. Cela n’a pas existé puisqu’il n’y a plus rien à voir! Est-on bien sûr que ces quelques cendres viennent bien du défunt?

Mais il y a encore une autre raison qui pousse certaines personnes à souhaiter que leur corps soit incinéré. Cela nous a été suggéré par de nombreux médecins qui ont participé à nos cours d’ethnologie à Strasbourg. Certaines personnes, atteintes d’un mal incurable, souhaitent se faire incinérer après leur mort comme pour se venger de ce corps qui a été défaillant, qui leur a procuré tant de souffrances et qui n’a pas pu leur donner l’éternité.

Et on peut se poser la question de savoir si, en dernière analyse, ce n’est pas Dieu le Créateur qui est visé dans cet acte destructeur. Un peu à la manière de l’enfant gâté qui tape du pied et qui piétine un cadeau qui ne lui plaît plus: «Voilà ce que j’en fais de ton don!»

6. Coupures sociales et générationnelles

On constate qu’en ville les familles qui ont recours au centre funéraire font de plus en plus l’ensemble des cérémonies dans ce lieu, souvent situé dans la proche périphérie urbaine. On peut observer que, lorsqu’il s’agit des funérailles d’une personne âgée, rarement les personnes de la même génération se déplacent jusqu’au crématorium. Ainsi la personne est coupée de son ancien lieu de vie, de sa paroisse si elle est pratiquante et même de son cercle d’amis. D’un autre côté, il faut aussi remarquer que la coupure n’est pas seulement horizontale mais aussi verticale. L’incinération fait disparaître un signe qui nous rappelle que nous nous inscrivons dans une chaîne générationnelle. En d’autres termes, elle contribue à l’idée que l’homme s’est fait tout seul et que le sujet se suffit à lui-même. Elle participe à l’atomisation du sujet. Avec Hannah Arendt, demandons-nous si les systèmes totalitaires ne souhaitent pas l’atomisation du sujet pour mieux pouvoir le manipuler et le nier en tant que personne existant par les relations qu’il a tissées avec les autres et avec le Tout Autre?7

7. Attitudes possibles du clergé et de l’Eglise

Nous connaissons de nombreux ecclésiastiques catholiques ou protestants qui refusent d’accompagner les familles quand il y a mise en terre de l’urne ou dispersion des cendres. Certains justifient leur attitude par l’absence d’éléments liturgiques pertinents pour un tel accompagnement. En cela, ils ont parfaitement raison, car nos liturgies funéraires supposent un corps et non un petit paquet de cendres.

Il n’est pas du tout certain que nos Eglises arriveront à produire des liturgies adaptables pour cette situation. Cependant, même si on peut comprendre l’attitude de ces curés et de ces pasteurs, il est permis de se demander s’il est bon de laisser les familles seules face à cet événement? Personnellement, nous allons toujours au cimetière avec les familles pour leur montrer que la Parole de Dieu est présente même dans ces moments extrêmes de détresse.

Même si symboliquement le choix de l’incinération est discutable, il n’est peut-être pas bon d’opérer une séparation supplémentaire en étant absent à ce moment-là. La Parole de Dieu, qui est créatrice de vie et de liens, a sa place dans le cimetière, à cette circonstance.

Cependant, cela doit nous inciter, en tant que pasteurs de nos Eglises, à rappeler dans notre prédication et dans notre catéchisme que l’homme n’est pas tout-puissant, que le travail de deuil doit s’opérer à un rythme naturel, non violent, que l’homme n’est pas le maître du temps et que c’est la Parole de Dieu qui nous fait vivre et revivre:

«L’amour de Dieu pour nous a été manifesté en ceci: Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous ayons la vie par lui.» (1Jn 4.9)

* F. Sarg est pasteur de l’Eglise luthérienne d’Alsace et inspecteur ecclésiastique.

1 Le corps et le christianisme(Aix-en-Provence/Cléon d’Andran: Kerygma/Excelsis, 2003).

2 DNA du 24 décembre 2006: quatre crémations et sept incinérations.

3 M. Johner, «Incinération et espérance de la résurrection corporelle», op. cit., 68 à 88.

4 F. Sarg, En Alsace, du berceau à la tombe (Molsheim, 1977), 274.

5 Nous tenons beaucoup à remercier MmeMichèle Aubry-Fritz, responsable à Strasbourg de l’entreprise de pompes funèbres Aubry. C’est elle qui a bien voulu nous communiquer tous ces chiffres et elle a mené avec l’auteur de l’article une réflexion pleine d’humanité sur cette délicate question.

6 M. Johner, op. cit., 92.

7 H. Arendt, Le système totalitaire, Nouvelle Edition, Les origines du totalitarisme (Villeneuve-d’Ascq, 2005).

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