Sylvain J.G. SANCHEZ – La Revue réformée http://larevuereformee.net Thu, 18 Aug 2011 10:27:59 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 Histoire et archéologie bibliques http://larevuereformee.net/articlerr/n209/histoire-et-archeologie-bibliques Thu, 18 Aug 2011 12:27:59 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=539 Continuer la lecture ]]> Histoire et archéologie bibliques

Sylvain J.G. SANCHEZ

Il est bon de rappeler que le travail de l’historien n’est pas celui du théologien. Si leur champ d’étude est semblable quand on s’occupe de textes bibliques, leur objectif diffère radicalement. L’historien mène une enquête et interroge des sources et des vestiges. Le théologien évangélique ne s’intéresse pas à l’humain directement mais à la transcendance et, à travers elle, à l’homme. La Bible est le lieu d’entrecroisement des volontés rendu possible sous la conduite du Saint-Esprit: Dieu a guidé la volonté d’hommes soumis en les inspirant dans la composition de ces livres. Bref, l’historien prend la Bible comme une source historique permettant d’éclairer le passé d’un peuple au Proche-Orient-ouest-ancien; le théologien évangélique considère la Bible comme un livre inspiré où Dieu se révèle au peuple d’Israël. Quels sont donc les liens que vont tisser la science et la théologie? L’archéologie et la Bible? L’autorité de la raison et celle de la foi?

Il est également nécessaire de guérir une tendance actuelle néfaste en sciences religieuses: les littéraires, historiens et théologiens, ignorent trop souvent l’archéologie. Version et thème reposent sur une connaissance obligatoire des langues anciennes, mais la connaissance de la Bible ne doit pas reposer sur la seule exégèse. L’histoire et l’archéologie ne sont pas à entendre comme les sœurs ennemies de la théologie, mais comme des disciplines complémentaires explorant, sous des angles différents, la matière biblique.

Nous commencerons par élucider ce que nous entendons par histoire, archéologie et Bible. Un détour par la théorie nous permettra de bien concevoir les données du problème. Les définitions étant posées, nous aborderons les rapports qui lient l’archéologie et la Bible. Ce cheminement nous mènera inéluctablement au devant du questionnement de la raison et de la foi, dilemme moderne inconnu de la tradition biblique.

I. Clarification des concepts: quelques définitions

L’opinion veut que l’archéologie soit l’auxiliaire de l’histoire. Départissons-nous des idées reçues. L’histoire est souvent la conjonction d’un passé événementiel ponctuel et d’un présent duratif. L’histoire peut donc s’écrire sous la forme d’une fraction1
P
H = —–

p

L’histoire n’est que la résultante d’un Passé objectif projeté à travers les lunettes d’un présent subjectif: celui de l’historien. C’est l’étude du processus historique s’occupant des paramètres de la conjoncture: le temps, le lieu et le milieu. Elle s’occupe donc de l’événementiel, de l’espace (la géographie) et du sociologique. L’objet de l’archéologie est autre: il inclut toutes les manifestations techniques, il relève du plan de l’art, alors que l’histoire relève du plan de la société. Il n’y a donc pas de subordination possible mais un rapport d’égalité: histoire ET archéologie. L’archéologie ne se définit pas par les conditions de l’observation (archéologies sous-marine, aérienne, archéométrie), ni selon des frontières géographiques ou chronologiques (archéologies biblique, homérique, chrétienne, orientale, du paysage…), mais selon la spécificité de son objet, c’est-à-dire le fait qu’il s’agisse d’un produit de la technique (au sens très large de tout ce qui procède de la mise en œuvre d’un outillage, la cuisine aussi bien que la musique instrumentale, la monnaie autant que la statue, les édifices, ou les manuscrits…).

Ensuite, on dit communément que l’historien a le nez dans la poussière des manuscrits et l’archéologue les pieds dans la boue. L’assimilation de l’histoire à une simple enquête archivistique fait de l’écrit l’apanage de l’histoire. L’écrit n’est pas réductible au seul fait de langage. Techniquement, en tant qu’ouvrage, il relève de l’archéologie qui s’intéresse à sa fabrication, au matériau utilisé (papyrus, peau de mouton, tablette d’argile, pierre), aux outils d’écriture (le stylet, le calame, le poinçon, la plume d’oie, la nature de l’encre…). Le contenu du message peut intéresser l’historien de l’art s’il s’agit de la description d’un monument disparu; il compte alors parmi les données testimoniales de l’archéologie. Cette dernière peut fournir beaucoup d’eau au moulin de l’histoire parce que l’ouvrage étant souvent conservé, en certains cas, elle permet autopsiquement de « voir par ses propres yeux » au lieu de regarder avec les yeux d’un autre. La découverte des manuscrits de la mer Morte a enrichi notre connaissance de la transmission des textes bibliques.

La philologie entretient des rapports étroits avec l’histoire et l’archéologie. Elle se diversifie suivant le support de travail: papyrologie, épigraphie, paléographie, numismatique… L’archéologie entretient avec la philologie les mêmes rapports qu’avec l’histoire. Cela pose aussi les problèmes de l’art et de la littérature. Une littérature de l’art existe dans la Bible: la description du tabernacle dans le Pentateuque, la composition du temple de Salomon dans les livres historiques, les mesures précises de l’arche de Noé dans la Genèse. Un art de la littérature biblique s’est développé avec les représentations figurées d’épisodes bibliques par la mosaïque, la peinture, la sculpture, les illustrations littéraires qui équipent le drame par les décors, la musique, les costumes, le tout artificialisable une seconde fois dans le cinéma: pensons au tableau d’Edward Poynter (1836-1919) intitulé « Israël en Egypte », aux eaux-fortes de Rembrandt (le sacrifice d’Isaac, le fils prodigue, le bon samaritain…), au « Déluge » de Francis Danby (1793-1861), à « La visite de la reine de Saba à Salomon » de Piero della Francesca (1410-1492), à « La descente du Saint-Esprit » du Greco (1541-1614)… Mais aussi aux représentations pariétales et aux mosaïques de la synagogue de Doura-Europos en Syrie datant du IVe siècle…

On parle communément d’archéologie philologique, c’est-à-dire assistant la philologie. A ce propos, J. B. Humbert écrit: « Le Biblical archaeologist fouille avec une Bible en poche. »2 En science, l’archéologie peut aider à dater un texte ancien, ou bien c’est la découverte d’un monument qui garantit la véridicité d’un détail du texte biblique. L’archéologie peut assister l’exégèse biblique, mais il faut que chacun reste dans son champ d’investigation et ne déborde pas sur celui du voisin. Il existe donc un tribut de l’archéologie à la Bible, mais aussi un tribut de l’histoire biblique à l’archéologie.

II. Archéologie et Bible

De la recherche historiographique, il nous faut apprécier le tribut de la Bible à l’archéologie, c’est-à-dire l’apport de cette discipline dans la compréhension et l’authentification d’un récit biblique. En 1866, dans la revue Athenœum, G. Smith rapporte une inscription de Salmanasar III (extraite d’une tablette du British Museum) dans laquelle ce roi assyrien dit avoir reçu, en l’an 18 de son règne, un tribut de « Jéhu fils d’Omri », roi d’Israël, bien connu grâce au livre des Rois. Les textes assyriens confirment ici les données de la Bible, en fournissant des témoignages historiques indépendants des récits bibliques, qui tout à la fois les éclairent et les authentifient. C’est dans cet esprit que fut fondée la Société d’archéologie biblique à Londres en 1870, avant que les découvertes sur le déluge ne changent les perspectives.

En 1868, un missionnaire alsacien nommé Klein découvre, au cours d’une randonnée au village de Dhiban, sur les plateaux à l’est de la mer Morte, une stèle de 1 m 10 de hauteur et d’environ 65 centimètres de largeur, avec un texte de 34 lignes (très endommagé par les péripéties qui ont entraîné son acquisition3). La stèle relate les hauts faits d’un roi de Moab connu par la Bible sous la vocalisation tardive et fautive de Mesha (à lire sûrement Môsha, d’après la formation du mot, comme l’atteste encore la prononciation grecque dans la Septante). Originaire de Dibôn, Môsha a repris les villages annexés par Omri et il s’est emparé aussi d’Atarôt, peuplé depuis longtemps par des Gadites (cf. Nb 32:34-36). Ce roi de Moab s’honore d’avoir massacré des populations, pillé des temples « yahvistes », procédé à des transferts de population, rétabli la prospérité du pays… Il y aurait même une allusion à la campagne sudiste des trois rois coalisés contre Moab (cf. 2 R 3). Cette interprétation tendrait à prouver que la stèle n’a été érigée qu’après cette campagne et même après la chute de la dynastie omride (« Israël a péri pour toujours », 1:7) et le coup d’Etat de Jéhu en 841. L’intérêt historique et religieux de ce texte est capital, parce qu’il éclaire un épisode biblique (celui des livres des Rois) en apportant le témoignage des adversaires d’Israël. Les apports linguistiques et paléographiques sont de première importance pour la connaissance de la langue cananéenne et moabite en particulier.

Les fouilles effectuées à Tell Mardikh à partir des années 60 ont permis d’authentifier le site d’Ebla. Ces découvertes ont enrichi la recherche vétéro-testamentaire, puisque l’Ancien Testament dans ses composantes humaines fait partie de l’Orient ancien et doit être étudié à la lumière de ce contexte proche-oriental. Ebla offre des éléments nouveaux qui font comprendre l’arrière-plan historique des anciens patriarches (matière épigraphique et archéologique). L’onomastique sémitique se voit enrichie et des correspondances linguistiques sont réalisées entre les généalogies des divers textes. L’apport des milliers de tablettes d’Ebla a permis des études comparatives sur les genres littéraires en usage (mythes, hymnes, recueils de proverbes, discours, généalogies, prières…). Dans cette perspective, il devient clair que des écrits précis, ainsi qu’un vaste processus de transmission scripturaire, étaient déjà courants dans les temps bibliques les plus reculés. D’autre part, les archives royales d’Ebla confirment l’existence des villes de Sodome et Gomorrhe, dont on doutait puisque la Bible était la seule référence en la matière.

Avec la montée du rationalisme aux XVIIIe et XIXe siècles, on a considéré les références aux Hittites comme une invention des auteurs récents de la Torah; on a nié de même l’historicité des Hurrites et de Sargon II (722-705 av. J.-C.) parce qu’on n’en avait trouvé aucune mention en dehors de la Bible. On ne pensait pas que le roi Belschatsar ait pu réellement exister, puisque aucun auteur grec ne l’avait mentionné; le récit biblique était donc présumé inexact. Les fouilles archéologiques ont permis la découverte de nombreux documents attestant l’existence des Hittites (ou Hétiens, fils de Heth), des Hurrites (ou Horiens, ou Horites, ou Hourrites) et de Belschatsar par des tablettes cunéiformes. La science archéologique a souvent fait sortir de l’impasse les controverses entre historiens rationalistes et chrétiens conservateurs, apologistes de la Bible4. L’enquête archéologique sert à compléter les textes bibliques. Cependant, l’archéologie a pu aussi bénéficier de l’apport de l’histoire biblique pour identifier des vestiges ou établir une reconstitution; la Bible constitue, à cet égard, une donnée testimoniale de premier ordre.

Il nous faut analyser le tribut de l’archéologie à la Bible. La description précise du tabernacle dans le désert ou celle du temple de Salomon rendent possible des reconstitutions fidèles permettant d’apprécier l’architecture de l’époque et de comprendre les rituels de sacrifice au désert. L’exemple de l’inscription du tunnel d’Ezéchias est archétypal: le canal fut exploré pour la première fois par un voyageur américain, Robinson, en 1838, mais l’inscription ne fut découverte fortuitement qu’en 1880 par un jeune homme qui se baignait à la piscine de Siloé. Elle était située primitivement sur la paroi orientale de l’aqueduc, à environ 6 mètres de l’entrée à partir du réservoir de Siloé5. Cette inscription raconte l’histoire de la percée du tunnel et, particulièrement, la fin du forage. Bizarrement, on ne trouve aucune date ni titulature royale. Il est donc difficile de situer ce texte à part les données de la critique externe. Les savants se perdent en conjectures, mais ils s’accordent pour penser qu’il ne manque pas une partie de l’inscription: le texte ne rapporte pas l’histoire de l’exécution de tout l’ouvrage mais seulement de la fin. Il est vraisemblable que l’auteur de l’inscription soit l’ingénieur qui ait conçu cet ouvrage car, dans le texte, il n’est question que de la réussite technique de la percée dont l’exécution a dû prendre une année de travail au maximum. On comprend dès lors qu’il se soit fait un point d’honneur de mémoriser son exploit pour les générations futures. En revanche, la Bible nous permet de situer cet événement de façon historique par trois occurrences bibliques et une référence à un livre apocryphe:

« Le reste des actes d’Ezéchias, toute sa vaillance, et comment il fit le bassin et l’aqueduc, et amena l’eau dans la ville, cela est écrit dans le livre des Chroniques des rois de Juda. » (2 R 20:20)

« Ce fut aussi lui, Ezéchias, qui boucha la sortie supérieure des eaux de Guihôn et les dirigea en bas vers l’ouest de la cité de David. » (2 Ch 32:30)

« Vous voyez les brèches nombreuses faites à la ville de David, vous faites provisions d’eau dans le bassin inférieur, vous comptez les maisons de Jérusalem et vous abattez les maisons pour fortifier la muraille. Vous faites un réservoir entre les deux murs, pour les eaux de l’ancien bassin. » (Es 22:9-11)

« Ezéchias fortifia sa ville et fit venir l’eau dans ses murs, avec le fer il fora le rocher et construisit des citernes. » (Si 48:17).

Par les références bibliques, nous savons que ce grand tunnel d’une cinquantaine de mètres de long est l’œuvre d’Ezéchias (vers la fin du VIIIe siècle av. J.-C.), qui craignait une attaque assyrienne. La Bible a aidé à situer historiquement cette découverte archéologique et à identifier l’inscription. Mais elle peut aider aussi à la reconstitution historique.

Jacqueline Genot-Bismuth, dans son ouvrage Jérusalem ressuscitée (la Bible hébraïque et l’Evangile de Jean à l’épreuve de l’archéologie nouvelle), essaie de tracer les derniers itinéraires de Jésus dans la cité. Après le dîner, sans doute pris dans une demeure de la Ville haute où on lui a assuré l’hospitalité, Jésus, accompagné de ses disciples, sort de la Ville sainte par la porte de l’Eau, traverse le Qidron et gagne un certain jardin sur le mont de l’Onction (Jn 18:1-2). Arrêté par les officiers de la police de la Gerousia, Jésus fait le chemin inverse: il remonte en Ville haute jusqu’au Bet Hanin pour comparaître devant le grand prêtre Hanan (Jn 18:12-13). Ensuite, Jésus est conduit du Bet Hanin au palais de Qayafa (Jn 18:24). Puis il est acheminé du palais à la résidence du préfet de l’empereur (Jn 18:28-29). Deux itinéraires sont possibles en fonction de l’hypothèse d’emplacement: 1) résidence dans l’ancien palais d’Hérode (le plus vraisemblable); 2) résidence à l’Antonia (emplacement traditionnel). Dans le premier cas, le prétoire serait situé sur une esplanade au nord du palais, au pied de la forteresse. Jésus est amené (Jn 19:17) alors du prétoire au lieu d’exécution immédiatement hors les murs (nord-ouest de la ville). Deux itinéraires possibles encore: 1) par la porte des Jardins, au pied de la tour Hippicus; 2) par ce qui était peut-être la porte au Crâne.

Par ces deux exemples, on peut apprécier l’apport de la Bible, comme donnée testimoniale, au moulin de l’archéologie palestinienne; mais il est des cas où le matériel archéologique et la Bible s’opposent.

La hiérarchie souvent admise entre textes et vestiges tend alors à se modifier, dans la mesure où les textes expriment une compréhension forcément incomplète et subjective de ce qui est contenu dans les vestiges archéologiques. Aussi, dans le cas d’une contradiction entre l’information textuelle et l’information archéologique, la seconde a-t-elle toute chance d’être plus digne de créance que la première, surtout dans une période où l’autorité biblique continue d’être battue en brèche. La recherche des traces archéologiques du déluge a débouché sur une remise en cause du témoignage de la Bible et des textes mésopotamiens. Les seuls vestiges que l’on a retrouvés laissent entrevoir la réalité de crues exceptionnelles, mais pas d’un raz-de-marée universel. Est-ce là la preuve que ces récits ne sont que contes et légendes? L’information archéologique rectifie ici la portée du texte.

En 1928-1929, à Our, L. Wooley fit deux sondages profonds sous le célèbre cimetière royal. Dans ces sondages A et B, le fouilleur repéra une couche de 2 m 70 à 3 m 70 d’épaisseur, composée uniquement de lits argileux déposés par l’eau. A la même époque, à Kish, C. Watelin et S. Langdon trouvèrent également des niveaux d’inondation (un dépôt beaucoup plus mince, soit dit en passant), mais la plus ancienne daterait du début de la période protodynastique, les plus récentes de la fin de la même période, c’est-à-dire postérieure de mille ans aux niveaux d’Our. Un débat s’est engagé pour savoir à quelle période eut effectivement lieu le déluge biblique et sur quel site se trouvaient les bonnes traces. On sait que le Tigre et l’Euphrate sont sujets à des crues (irrégulières, à la différence du Nil) qui peuvent devenir catastrophiques s’il a beaucoup neigé sur le Taurus et le Zagros et si elles se conjuguent avec de fortes pluies sur la basse Mésopotamie. Les deux fleuves coulent depuis une époque très reculée dans des lits surélevés par la masse d’alluvions qu’ils charrient chaque année. Leurs crues envahissent alors l’ensemble de la basse Mésopotamie, qui est excessivement plate.

A Our et Kish, entre autres, les archéologues ont repéré les traces de grandes inondations dues probablement à des crues exceptionnelles des deux fleuves. Elles ont pu être datées de la fin de l’époque d’Obeid et de la période protodynastique. Le mythe sumérien du déluge s’est inspiré de ce phénomène fréquent en Mésopotamie. Cette conclusion infirmerait l’universalité du déluge mais laisserait sans solution d’autres énigmes: les failles fossilifères en Europe, en Grèce, sur les bords de la mer Noire, à Malte, au Nebraska, les témoignages nombreux des anciennes civilisations sur le déluge à travers les mythes indiens, égyptiens, mésopotamiens, celtiques, grecs, iraniens, australiens, amérindiens, groenlandais…

Cependant, l’hypothèse d’un déluge universel respectant la tradition biblique soulève d’énormes problèmes scientifiques: l’apport d’une telle quantité d’eau en si peu de temps, le retrait de ce volume d’eau car il n’y aurait pas d’endroit dans lequel cette eau pourrait s’écouler et l’atmosphère ne peut contenir autant d’eau sous forme de vapeur par évaporation. Seule une altitude différente des montagnes rendrait possible le recouvrement possible, puis des soulèvements postdiluviens, de la croûte terrestre. Ces surrections tardives conjuguées au travail de l’érosion expliquerait notre topographie actuelle. Mais tout n’est pas résolu pour autant. On reste devant une énigme antique que le XXe siècle n’a pas résolue et sur laquelle s’affrontent la raison et la foi. La recherche de l’arche disparue fait partie du mystère.

En 1876, un Anglais, lord Bryce, ramasse sur une pente rocheuse du mont Ararat un morceau de bois dans lequel il se plaît à voir un reliquat de l’épave de l’arche (une analyse postérieure au carbone 14 montre que le bois n’est pas antérieur au VIIe siècle de notre ère); une expédition envoyée par le gouvernement turc en 1880 affirme avoir trouvé un vaisseau et circulé dans sa coque. Une autre mission, en 1892, rapporte que l’arche, visible durant les mois d’été, était couverte de neige et de glace durant les autres mois de l’année. W. Roskovitsky survole le mont en 1916 et affirme avoir aperçu, sur une pente, les débris d’un bateau antique. Le 31 août 1949, France-Soir relate: « Deux journalistes turcs ont découvert sur le mont Djoudi, à la frontière de la Mésopotamie, un vaisseau de 150 mètres. » On compte alors deux « arches » sur deux monts différents. Plus récemment encore, J. Irwin, cosmonaute de la mission Apollo XV, convaincu dans l’espace de la présence de Dieu, organisa dès son retour une expédition sur le mont Ararat. Il ne trouva aucune trace de l’arche espérée… Ainsi, toutes ces tentatives pour donner corps à la tradition biblique ont débouché sur un échec. L’énigme reste entière6.

Un autre conflit entre l’entendement et la croyance ressort du récit que Moïse fait du séjour du peuple au désert. Le père Lagrange, fondateur de l’Ecole biblique de Jérusalem avec le couvent Saint-Etienne, rapporte ses impressions au cours d’un voyage au Sinaï en 1893:

« La beauté du Sinaï – désert aride, oasis, grès colorés, granit rose, majesté de la montagne de Dieu – je l’ai goûtée dans une lumière céleste, je ne saurais la décrire. Qu’on lise Le désert du prestigieux Loti, qui nous suivit de près et échoua comme nous dans son dessein de voir Pétra. Mais ce que je cherchais surtout, c’était la trace des Israélites, la confirmation du Pentateuque. Dans mon esprit, il se fit comme un discernement dans une question complexe, et il me sembla que le sol lui-même avait son mot à dire à propos de la critique littéraire du Pentateuque. La réalité substantielle des faits relatés dans les quatre derniers livres me parut en parfaite harmonie avec la nature du pays, ses aspects, ses cultures, ses traditions. La tentative hardie de certains critiques de déplacer le Sinaï pour le placer en Madian ou à Cadès me parut une fantaisie. Moïse se dressait à l’horizon de chaque vallée, et surtout au sommet de l’Horeb. Je n’ai jamais douté qu’il ait formé là et ensuite à Cadès le peuple de Dieu, avec une loi morale révélée.

 »Mais d’autre part, le Pentateuque, tel que nous le possédons, est-il le récit historique de ces faits selon toutes ces manières de dire? Comment faire circuler, non pas dans un désert sans limites et plat comme une feuille de papier, mais dans ces vallées abruptes et sans eau, les millions d’âmes dont parle le texte actuel? Et si l’on allègue des fautes de copistes, comment expliquer l’ordre solennel des tribus, rangées comme pour une parade (Num. II, etc.)? Le R.P. Julien, S.J., voyageur attentif, m’avoua qu’il avait été frappé de ces difficultés jusqu’à l’angoisse. Ne fallait-il pas conclure que des faits parfaitement historiques avaient été comme idéalisés pour devenir le symbole du peuple de Dieu, de la future Eglise de Dieu? »7

Comment une pareille foule de migrants (pouvant atteindre 2 500 000 personnes) a-t-elle pu survivre dans le désert du Sinaï pendant quarante ans? Même en admettant que la péninsule ait été moins aride qu’aujourd’hui, il paraît impossible qu’une telle multitude, avec son gros et petit bétail, ait pu subsister. La survie du peuple au désert relève du miracle. L’ordre de marche et la formation d’un campement étaient des opérations qui devaient prendre des heures.

La prise de Jéricho par Josué fait aussi l’objet de débats houleux8. J. Bimson9 a rouvert le débat sur la plus contestée de toutes les villes. Malgré le récit de la conquête (Jos 2-6), les vestiges de cette cité ne semblent confirmer ni une première date (fin du XVe siècle), ni une date tardive (XIIIe siècle) de la conquête. D’après l’archéologue K. Kenyon, la ville n’a tout simplement pas été occupée entre 1550-1400 et, après, elle a été habitée jusqu’en 1325 environ. Dame Kenyon a daté la céramique bichrome trouvée dans une couche d’environ 1550, et l’a reliée à une expédition militaire égyptienne contre les Hyksos. Les Egyptiens, après avoir expulsé les Hyksos – un peuple sémitique qui les avait dominés au moins pendant un siècle (1650-1550) –, se seraient ainsi vengés des Hyksos. Cette campagne militaire égyptienne du pharaon Ahmose I (1550-1525) serait remontée bien au-delà de Sharuhen (Tel Farah) à la limite sud de Canaan. Le seul document qui témoigne de cet événement10 rapporte que les Egyptiens ont poursuivi les forces Hyksos en Palestine et, après un siège de trois ans, ont occupé Sharuhen. Il n’y a donc pas d’évidence écrite d’une campagne militaire en Canaan au-delà de Sharuhen, et l’état actuel de l’égyptologie ne permet plus de croire à cette théorie. Après avoir mis trois ans pour s’emparer des Hyksos, il est difficile d’imaginer comment les Egyptiens auraient pu entreprendre une campagne militaire de vengeance et d’une telle ampleur qui s’étendrait sur Canaan entier. Or, comme noté plus haut, Kenyon avait établi la chronologie de la céramique bichrome à partir de l’hypothèse égyptienne/Hyksos. La datation de la céramique faite par Kenyon n’est plus à retenir. Bimson11 date cette céramique de l’époque allant de 1450 à 1400. Ainsi, la destruction de Jéricho se situerait dans la même période12.

« En tous les cas, il ne faut pas attendre des ruines de Canaan des signes indubitables et spécifiques de la conquête israélite13. Il est certain que celle-ci n’exerça pas un ravage intégral et qu’elle ne fut pas seule à semer la destruction. Il est même bien possible que, dans le trouble général, beaucoup de villes aient été désertées en partie ou en totalité, avant que le peuple d’Israël ne s’installe et ne commence à exploiter la région, lorsque cessa la menace exercée par les Philistins et d’autres groupes installés sur l’autre rive du Jourdain. »14

L’archéologie et l’histoire biblique posent le dilemme de la science et de la religion, de l’entendement et de la croyance, bref de la raison et de la foi. Ces deux termes relèvent-ils d’une antinomie inhérente ou sont-ils conciliables dans le champ judéo-chrétien?

III. Raison et foi

La science archéologique et la foi en la Bible comme Parole divine sont souvent analysées en terme de paradoxe. Croire en la Bible relèverait d’un obscurantisme moyenâgeux impossible pour un intellectuel. La croyance en la Bible continuerait d’exister tant que la science n’aurait pas éclairé tous les points noirs du livre sacré. Ainsi les progrès de la Science (Archéologique ici) seraient inversement proportionnels à l’extinction de la croyance au livre sacré et au fondamentalisme basique (Foi en la Bible). Ce qui pourrait se schématiser ainsi:

1

SA = —–

FB

Cette conception scientiste des choses était monnaie courante au temps d’Auguste Comte, mais aujourd’hui ses adeptes sont moins nombreux. Il nous faut élucider les liens qu’entretiennent raison et foi pour répondre au paradoxe apparent.

La foi chrétienne ne se conçoit pas sans pensée, et la raison n’est qu’instrument, et non source de connaissance. Il n’existe pas de muraille de Chine qui se dresserait entre la foi confessée et la raison en activité. La foi n’entraîne pas l’abdication de la pensée, ni la pensée l’abdication de la foi. La foi devance toujours la raison, non pas dans le sens où la foi surpasserait la raison. Devancer veut dire, ici et maintenant, précéder dans le temps: la foi est antérieure à la raison. La foi n’est pas un simple assentiment à une série de dogmes, elle est plutôt une fonction spirituelle par laquelle l’Esprit crée et développe chez le croyant la capacité de connaître Dieu15.

Cependant, Dieu n’outrage pas la raison de l’homme; celui-ci doit le suivre par la foi et non par la raison, mais Dieu tient quand même compte de la raison. Il respecte notre humanité, mais il sait aussi que la raison, abîmée par le péché, est incapable sans lui de trouver son chemin dans le monde invisible. La foi n’est pas en conflit avec la raison. En prenant l’image d’un homme qui marche, nous pouvons comparer ses deux jambes à la raison et à la foi: le premier pas est celui de la foi mais la raison suit sinon c’est le grand écart.

« La foi et la raison marchent ensemble d’un seul pas, la foi toujours un pas en avant, mais la raison chaque fois justifiée par la suite. »16

La foi n’est pas aveugle, elle voit très clair. Dieu ne demande pas à l’homme de croire contre toute évidence, comme font les credos humains; il lui donne, à chaque pas, juste assez de lumière pour que celui-ci soit certain de la vérité. Il n’y a rien d’illogique. La foi et la raison interagissent ensemble, l’une n’est pas supérieure à l’autre; il n’y a pas subordination de l’une par rapport à l’autre.

La Bible ne soulève pas le problème raison et foi, car il n’existe pas. Nous en voulons pour preuve cette révélation spéciale (la Bible) qui est le fruit d’auteurs inspirés par Dieu agissant au travers de la foi par son Esprit, qui écrivent dans un langage rationnel sous forme de propositions.

« Dans la Parole de Dieu, nous trouvons une merveilleuse association de l’humain et du divin. Le langage est celui de l’homme. Quiconque possède une intelligence normale peut saisir le sens des mots, et les vérités qu’ils renferment. Pourtant, c’est là tout ce que l’homme, par le pouvoir de son intelligence humaine, peut faire. Il y a un côté divin par lequel le Dieu saint nous exprime ses pensées les plus profondes. (…) Ce n’est que par le Saint-Esprit que le chrétien peut s’approprier la vérité divine contenue dans la Parole de Dieu. »17

Ce cloisonnement est né des conséquences du péché en Eden. Il a traversé l’Antiquité comme un bruit sourd et a éclaté dans les premiers siècles du christianisme avec les Pères de l’Eglise (Clément d’Alexandrie, Origène, Augustin…). Il s’est amplifié et a gagné le devant de la scène avec Thomas d’Aquin. Il a rebondi au Siècle des lumières avec Spinoza, Thomas Hobbes ou Kant, puis Hegel au siècle dernier. La foi comme saut dans l’irrationnel est un concept né avec S. Kierkegaard. Le dilemme raison/foi est un problème moderne qui baigne le XXe siècle et il aboutit à une division interne de l’homme contemporain se concevant comme un double18.

L’autonomie de la raison s’est fait sentir dans la littérature chrétienne antique quand l’édification d’une gnose, comme connaissance véritable, a voulu établir « scientifiquement » la foi. La pensée de l’homme pouvait alors constituer un obstacle entre Dieu et le croyant. Le danger consiste souvent à se confier trop facilement dans ce qu’ils ont pensé rationnellement de Dieu plutôt qu’à s’appuyer uniquement sur Dieu lui-même. Il ne faut pas non plus que la raison se substitue au travail de l’Esprit: la théorisation, l’élaboration de synthèse est un danger. Toute conception humaine, naturelle, des choses éternelles forge souvent un langage qui dépasse ce qui est écrit. Le chrétien doit échapper au Charybde du rationalisme et ne pas se jeter dans le Scylla du mysticisme.

Notons, pour terminer, que la foi devançant toujours la raison n’est pas valable qu’au niveau religieux, mais aussi sur le plan épistémologique. Il existe un élément de foi (de confiance) dans toute connaissance humaine. Origène en avait eu l’intuition dans son Contre Celse:

« Nos adversaires ne font que parler de notre foi comme d’un penchant parfaitement irraisonné, mais en fait ils croient eux-mêmes aussi. Car comment se fait-il que quelqu’un donne son adhésion à une certaine école de philosophie? N’en est-il pas ainsi en général qu’il y a un penchant pour cette école ou parce qu’on vient à rencontrer quelque adepte de cette école? Car ce n’est point après avoir étudié au préalable toutes les écoles de philosophie qu’il fait son choix. Eh bien qu’est-ce que cela veut dire sinon donner sa confiance, sa foi! (…) Ainsi toute la vie humaine est soutenue par la confiance, par la foi… » (I, 10-11)

Thomas Mann (1875-1955), écrivain allemand, écrit dans la Montagne magique:

« La foi est l’organe de la connaissance; l’intellect est secondaire. Votre science sans prémisses est un mythe. Il y a toujours une foi, une conception du monde, une idée, bref une volonté, et c’est l’affaire de la raison de l’interpréter, de la démontrer, toujours dans tous les cas. »19

A ce propos, Ludwig Wittgenstein (1889-1951) écrit dans De la certitude:

« Ne dois-je pas commencer quelque part à faire confiance? » (§150)

« Si je ne me fie pas au témoignage de cette preuve, pourquoi me fier au témoignage d’une preuve quelconque? » (§672).

Le crédit que j’accorde à tel principe, la confiance que je donne à tel savant, la foi que je place en tel type de connaissance vont fonder toute ma façon de connaître et d’expliquer le monde et les êtres. La notion de foi (ici, sociologique et non plus religieuse) va au fondement de la connaissance et s’enracine dans la genèse de l’épistémologie. Elle constitue les fondements sur lesquels la raison va élaborer la mise en place du savoir.

On le voit, la raison et la foi ne sont pas à opposer mais à concevoir dans un rapport de complémentarité. De même, la Bible et l’archéologie marchent ensemble d’un même pas sans un rapport de subordination de l’une à l’autre; et chez le chrétien, l’une ne doit pas être délaissée au profit de l’autre dans des études de sciences religieuses. Les travaux archéologiques n’ont pas pour vocation de remettre en cause le christianisme biblique, comme de mauvaises interprétations sur les découvertes de Qumrân et les rapports des Esséniens avec l’Eglise primitive l’ont laissé croire.

La raison et la foi deviennent des notions antinomiques si l’on accepte dans notre conception du monde le présupposé de l’uniformité des causes naturelles dans un système clos réduit à l’homme dont toute idée de révélation est exclue. Le chrétien reconnaît, quant à lui, le principe d’uniformité des causes naturelles dans un système ouvert et limité dans le temps20. L’idée d’un Dieu infini et personnel communiquant avec ses créatures est concevable.

Les liens qui lient archéologie et Bible, notre conception de la raison et de la foi dépendent étroitement des axiomes qui règlent notre vision du monde et notre façon d’appréhender la réalité. Ces postulats diffèrent entre l’athée et le croyant: il suffit de rester cohérent avec soi-même dans la solution à apporter au dilemme.


1 H.-I. Marrou, De la connaissance historique (Paris: Seuil, coll. Points Histoire, 1975, 1re édition 1954), 34.

2 J.-B. Humbert, in Archéologie, art et histoire de la Palestine, sous la direction de E. M. Laperrousaz (1988), 68, no 6.

3 Cf. E. Puech, « La stèle de Mesha: un roi de Moab proclame ses victoires », in Le monde de la Bible (no 46, 1986), 28-29; R. Dussaud, Les monuments palestiniens et judaïques (Moab, Judée, Philistie, Samarie, Galilée), (Paris, 1912); M. Lidzbarski, Handbuch der Nordsemitischen Epigraphik (1898, pour la reproduction de l’inscription).

4 Cf. G. L. Archer, Introduction à l’Ancien Testament (Saint-Légier: Emmaüs, 1991), 188-200, pour de plus amples illustrations.

5 Elle est actuellement visible au Musée des antiquités d’Istanbul, premier étage, salle XXXI, no 195. Pour la bibliographie qui compte plus de 200 titres, nous renvoyons aux articles les plus indicatifs: David Diringer, Le iscrizioni antico-ebrache, Palestinesi (Florence, 1934), 81-104 (pour l’inscription); L.H. Vincent, Jérusalem de l’Ancien Testament, I (Paris: 1954), 260-284; W. F. Albright, in J.B. Pritchard, Ancient Near Eastern Texts relating to the Old Testament (Princeton, 1955), 321; H.P. Müller, « Notizen zu althebräischen Inschriften », I, in Ugarit Forschungen, II (1970), 232-234; E. Puech, « L’inscription du tunnel de Siloé », in Revue biblique, no 81 (1974), 196-214.

6 G.L. Archer, op. cit., 227-238; « Le déluge », in Les Dossiers d’archéologie (no 204, juin 1995).

7 Le père Lagrange au service de la Bible, souvenirs personnels (Paris: Cerf, 1967, coll. Chrétiens de tous les temps), 54-55.

8 K.A. Kitchen, « Jericho », in New Bible Dictionary (Londres: Inter-Varsity Fellowship, 1962], 612; pour de plus amples informations sur le site de Tell es-Sultan, cf. Le monde de la Bible (Archéologie et Histoire), no 69 mars/avril 1991.

9 J. Bimson, Redating the Exodus (Sheffield: Almond Press, 1981).

10 L’inscription dans la tombe d’Ahmose I; cf. aussi Manéthon, cité par Josèphe, Contre Appion, 1, 14.

11 J. Bimson, op. cit., 171.

12 Cf. aussi B. Wood, « Did the Israelites Conquer Jericho? » in BAR 16/2 (1990), 45-58.

13 Il y a beaucoup de tentatives des partisans des deux dates cherchant à harmoniser le récit de la conquête et les données archéologiques. (Tenants d’une date précoce, cf. B. Waltke, « Palestinian Artifactural Evidence Supporting the Early Date for the Exodus », in Bib Sac, 129 (1972), 33-47, et T.L. Wood, « The Date of the Exodus », in New Perspectives on the OT (Waco: Word, 1970), 67-86. Les partisans d’une date tardive, cf. A. Millard, K.A. Kitchen.) A titre d’exemple, Kitchen pense qu’il y a eu une petite ville, mais qu’elle a été, ensuite, totalement éliminée par l’érosion. Cette hypothèse est infirmée par le fait que dans les couches d’érosion qui subsistent au pied du site, on ne trouve pas de restes remontant au Bronze récent (1550-1200).

14 Allan Millard, La Bible déchiffrée, 213-214.

15 Ralph Shallis, Le miracle de l’Esprit (Kehl: éd. Télos, 1977), 155.

16 Idem, Si tu veux aller loin (Champs-sur-Marne: éd. Farel, 1989), 66-68.

17 A. Murray, Le secret de la puissance d’En Haut (Sumène: éd. Rose France, 1977), 45.

18 Jean Guitton, L’impur (Desclée de Brouwer, 1991), 139-158.

19 Louis Leibrich, Thomas Mann (Ed. Universitaires, 1957), 56.

20 Ces concepts sont empruntés à Francis A. Schaeffer, Dieu, ni silencieux ni lointain, (Kehl: éd. Télos, 1979), 74-75.

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Sylvain J. G. SANCHEZ

A l’orée de cette étude, il nous paraît utile de définir la notion de Père de l’Eglise. Cette expression, plus célèbre qu’explicite, désigne le vaste ensemble littéraire qui s’est épanoui à partir du IIe siècle et qui succède, dans le temps, aux écrits du Nouveau Testament.

“Le terme de Père désignait à l’origine les chefs des Eglises, les évêques: c’est le sens qu’il a gardé pour le premier des évêques: celui de Rome, le pape.”1

Quelles conditions un écrivain doit-il remplir pour se voir attribuer ce noble terme? La réponse est difficile. Tous les auteurs chrétiens qui ont écrit sur des sujets religieux ne sont pas qualifiés de Pères. En principe, il faut que leur rattachement à la tradition primitive soit net et clair, que la sainteté de leur vie soit garante de celle de leur pensée… En fait, les critères ne sont pas aussi draconiens: c’est l’approbation générale de l’Eglise qui explique cette appellation souvent posthume. Leurs écrits sont scripturaires et pédagogiques, car ils visent à enseigner (ou, du moins, à informer) les païens et les chrétiens.

Les apologistes et Justin entrent dans le cadre de cette définition. Pour les situer dans la tradition patristique, voici une brève typologie. A l’instar de D. Rops, nous distinguons quatre générations dans l’élaboration de la pensée chrétienne2:

– Tout d’abord, au Ier siècle, les disciples immédiats de Jésus, les apôtres et Paul fixent les éléments du message de Christ sans viser à édifier une théologie ou une philosophie.

– Ensuite, la seconde génération, dans la première moitié du IIe siècle, est celle des Pères apostoliques, ainsi appelés parce que les plus anciens d’entre eux ont pu être en relation personnelle avec les derniers des apôtres. Ils ont un style simple, modeste, mais vibrant de foi. Peu spéculatifs, ils sont profondément spirituels.

– La troisième génération, dans la deuxième moitié du IIe siècle, correspond aux apologistes qui développent une pensée chrétienne plus “réflexive” en faisant de leur croyance la philosophie. Cette époque est une période d’effervescence intellectuelle, de passion des idées, et les chrétiens adaptent leur présentation du christianisme au milieu ambiant. Ils veulent démontrer que le christianisme est la vérité, car il correspond le mieux à la réalité.

– Enfin, la quatrième génération est celle des antihérétiques, incarnés par Irénée de Lyon, et de Tertullien.

Les raisons qui nous ont poussé à nous pencher sur Justin sont multiples: de tous les apologistes grecs, il est de beaucoup le mieux connu. Les autres ne sont plus que des noms (Quadratus, Miltiade, Apollinaire, Ariston, Méliton…) ou apparaissent très peu au travers de leurs œuvres (Athénagore, Théophile, Aristide…). Au contraire, Justin transparaît dans ses œuvres. C’est un des chrétiens du IIe siècle qui nous est le plus familier, car son apologétique est le travail le plus complet que nous a laissé cette époque. C’est un des premiers penseurs chrétiens à avoir essayé de réfléchir sur l’être et le devenir du christianisme en milieu intellectuel.

La rencontre en imagination avec Justin, sur les plages d’Ephèse, par un beau matin brumeux aux alentours de l’année 130, nous a rendu cet auteur attachant et sa compagnie attrayante. Nous aimerions vous le faire connaître succinctement3 Nous nous proposons de dégager, tout d’abord, son cheminement spirituel qui l’a conduit de la philosophie au christianisme, puis ses diverses manières de témoigner de ses convictions religieuses, enfin son attitude face au martyre et sa fin tragique.

I. Son itinéraire spirituel et sa conversion

Nous ne dérogerons pas à la présentation traditionnelle: ses origines, sa formation intellectuelle et sa rencontre avec le vieillard qui a bouleversé sa vie.

A) Ses origines

“Moi l’un d’eux, Justin, fils de Priscus, petit-fils de Baccheios, originaires de Flavia Néapolis, cité de Syrie Palestine…”4, c’est ainsi que se présente l’auteur au seuil de son Apologie. Justin est né au début du IIe siècle (vers 100) dans la partie du monde romain la plus fortement imprégnée de culture hellénistique. Pendant tout le IIe siècle, l’âge d’or des Antonins, l’Asie est le lieu d’élection de la culture grecque. Il y a partout, dans l’Orient romain, des écoles supérieures (philosophie, sophistique, médecine…).

Flavia Néapolis correspond à l’actuelle Naplouse. La ville de Justin a été détruite de fond en comble par Vespasien pendant la guerre juive, puis a été recréée comme colonie gréco-romaine par le même empereur en 70. La province de Judée a perdu son nom après la rébellion de 69 et s’appelait officiellement Syrie Palestine. On a établi, dans cette “ville nouvelle” (néa-polis), de préférence des étrangers. Les parents de Justin devaient être païens. Nous ne connaissons que les noms de son père, Priscus, un nom latin, et de son grand-père, Baccheios, un nom grec. Justin5 est aussi un nom latin dérivé de l’adjectif justus, juste; il est courant dans l’antiquité et on ne s’étonne pas qu’il apparaisse souvent dans l’anthroponymie ancienne.

Cet héritage gréco-romain et la fondation de Flavia Néapolis permettent de supposer que la famille de l’apologiste est venue d’Italie. Justin lui-même, fils de colon, nous apprend qu’il est païen, incirconcis; il n’est donc pas juif6 Cependant, il se revendique de la race des Samaritains7, mais il n’a pas une bonne connaissance de l’hébreu, comme le montrent les erreurs qu’il commet. G. Bardy écrit:

“Les rares informations qu’il possède sur la Samarie et les Samaritains montrent bien qu’il n’a jamais entretenu beaucoup de relations avec les gens du pays. Toutefois, il est difficile de croire que les idées juives et la morale juive aient pu être entièrement ignorées de lui-même dans son enfance et sa jeunesse.”8

Quand Justin cherche à se mettre en rapport avec Dieu, ce n’est pas un Dieu abstrait qu’il aspire à voir. C’est pourquoi il est difficile de croire qu’il a eu une éducation hellénique au sens strict du mot. Il est beaucoup plus probable que le monothéisme a fait, dès ses premières années, une impression assez profonde sur son âme. Néanmoins, si son enfance n’est pas nourrie dans la pure tradition hellène, sa formation intellectuelle l’est assurément.

B) Sa formation intellectuelle et sa conversion

Où ont eu lieu sa formation intellectuelle et sa conversion? L’absence de toute précision géographique chez nombre d’auteurs antiques (et Justin ne fait pas exception) montre qu’ils attachaient à ce genre de notation moins d’importance que nous. Ce n’est pas parce que Justin ne s’intéresse pas à ces précisions que nous n’avons pas le droit de soulever le problème9 L’intention de l’apologiste au début de son Dialogue est de reconstituer, devant son auditoire, son itinéraire spirituel pour expliquer sa philosophie et non un parcours géographique retraçant son odyssée dans le bassin méditerranéen.

Justin aurait fait ses études primaires et secondaires à Flavia Néapolis. Il serait passé par le trivium (grammaire, rhétorique, logique), puis par le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie)10. Ensuite ses parents l’auraient envoyé à Ephèse11, un des grands centres culturels de l’Asie, connu pour ses écoles de médecine ainsi que Cos, Pergame, Smyrne (pour la musique), pour qu’il y poursuive ses études supérieures de philosophie. Là toutes les différentes écoles étaient représentées: les stoïciens, péripatéticiens, pythagoriciens et platoniciens. Dans le Prologue du Dialogue12, Justin témoigne de sa foi au Juif Tryphon et il lui retrace son itinéraire dans sa recherche de Dieu. Il est passé par toutes ces écoles philosophiques13 pour trouver une réponse à ses questions existentielles mais en vain. Seuls, les platoniciens l’ont véritablement séduit, car il pensait atteindre Dieu à travers la méditation et les exercices spirituels de cette école. C’est à ce moment là qu’il rencontre le vieillard.

Wartelle, comme Archambault, rapporte que la conversion de Justin peut avoir eu lieu à Ephèse, où est placé le dialogue avec Tryphon, selon Eusèbe14. Justin se serait retiré dans un endroit sauvage, propice à la méditation, proche de la mer et non éloigné du port15. Fuyant les pas des hommes, il se retrouve sur la grève en toute tranquillité. Là, un vieillard attend le retour de parents qui sont partis à l’étranger et il a quelque inquiétude. Justin le suit à quelque distance et la conversation s’engage16.

Le vieillard conduit le dialogue de façon socratique, avec douceur. Justin ne semblant pas prêt à recevoir le Christ comme Sauveur, il ne lui annonce donc pas tout de suite la bonne nouvelle de l’Evangile. Pour l’amener à comprendre combien il a besoin d’écouter l’Evangile, le vieillard va lui faire prendre conscience que sa philosophie n’offre aucune réponse aux questions capitales de la vie. Il va donc progressivement lui enlever “son toit protecteur” pour lui faire perdre ses assurances. Ensuite, il annonce la grâce de Jésus que le Dialogue mentionne implicitement17. Le vieillard serait un peu pour Justin l’homme qui lui aurait enseigné les bases du christianisme et qui lui aurait permis de faire un pas décisif: celui de la conversion. Il aurait joué le rôle que Pantène (le premier maître connu de l’école d’Alexandrie) a rempli envers Clément d’Alexandrie et que Justin a accompli envers Tatien.

Le seul verset du Dialogue qui décrit sa conversion se trouve en Dial. 8:1. “Mais un feu subitement s’alluma dans mon âme; je fus pris d’amour pour les prophètes et pour ces hommes amis du Christ; et réfléchissant en moi-même à toutes ces paroles, je trouvai que cette philosophie était la seule sûre et profitable.”

Selon toute vraisemblance, cette conversion a eu lieu vers 130-13318. Plus tard, Justin avoue que le témoignage des martyrs a marqué durablement son esprit et a été à l’origine de sa conversion19.

Après sa conversion, Justin garde la mise du philosophe20, reconnaissable à “cet habit”21 (tode to schèma), manteau court, grossier et sombre, appelé souvent tribôn Nous pouvons nous le représenter sous les traits d’un évangéliste itinérant, tout préoccupé de discuter et d’enseigner, conservant l’ancien genre de vie professionnel et se présentant comme philosophe.

Après sa conversion Justin aurait continué à exercer la profession de philosophe22 en diffusant, non plus l’enseignement des platoniciens, mais celui des chrétiens, tout en étant rattaché à l’Eglise d’Ephèse bien connue par une lettre de Paul. Il s’est peut-être inspiré du témoignage de ces chrétiens pour dresser le tableau du service dominical que l’on trouve dans la première Apologie. C’est pendant son séjour à Ephèse vers 135 que Justin a avec Tryphon cet entretien qui dure deux jours et qui servira de base anecdotique dans son ouvrage de controverse.

II. L’expression de sa foi chrétienne

Comment Justin a-t-il exprimé sa foi? On peut résumer ainsi son apologétique: l’enseignement, l’évangélisation et ses écrits.

A) L’enseignement

En philosophe errant, Justin va se rendre à Rome et devenir un maître isolé enseignant la doctrine chrétienne sous sa propre responsabilité. Il s’y fixe en ouvrant une école de “philosophie chrétienne”23. Lors de son deuxième séjour dans la capitale, il s’établit près des thermes de Timothée “au-dessus d’un dénommé Martin”, c’est-à-dire sur le Viminal. Notons au passage que Justin ajoute: “Je ne connais pas d’autre lieu de réunion que celui-ci.”24 Est-ce à dire que, lors de son deuxième séjour, il ne connaissait pas d’assemblée chrétienne et ne se réunissait pas avec d’autres fidèles pour le service dominical?25 Ce silence peut aussi se vouloir complice et manifester son courage et son refus paisible de transiger pour sauver sa vie et de donner, ainsi, au préfet Rusticus le moindre renseignement de nature à compromettre d’autres personnes.

Ouvrir une école pour l’enseignement de la foi, comme le fait Justin, était une idée neuve. Il s’inspira sans doute grandement des écoles platonicienne et stoïcienne qu’il avait jadis fréquentées. Ses méthodes d’enseignement devaient être similaires: le commentaire des classiques de l’école était la Bible constituée par les écrits des prophètes (la Septante) et par les mémoires des apôtres (les Evangiles). L’enseignement avait un second aspect plus personnel et plus vivant; le professeur (ici, Justin) communiquait oralement à ses disciples le fruit de ses pensées et la révélation qu’il avait reçue de la sagesse de Dieu.

Les cours et les leçons ne se présentaient pas comme un cours suivi, une conférence magistrale exposant un système; il devait s’agir, comme chez les philosophes de l’époque, d’entretiens plus libres sur un ton familier, prenant occasion d’un texte qu’on venait de commenter, d’un incident de la vie quotidienne (une arrestation26), d’une question soulevée en passant, pour s’élever à des considérations doctrinales, en procédant par demandes et réponses.

“Le caractère personnel de l’éducation antique” que souligne Marrou27 se retrouve dans cette école comme dans l’enseignement des assemblées chrétiennes: “Enfin et peut-être surtout, il y avait des conversations personnelles entre maître et disciple en tête à tête ou en présence d’un troisième compagnon et ami.”28

Justin était philosophe et jouait le rôle de conseiller spirituel. Mais son école est différente des écoles supérieures de théologie par l’objet de son enseignement. A Alexandrie, Clément donne quelque temps plus tard à ses disciples une formation encyclopédique, une initiation à toutes les sciences profanes et sacrées. Origène reprend la méthode d’abord à Alexandrie, puis à Césarée. Avec lui, l’école deviendra une institution officielle soumise à l’autorité de l’Eglise; son but principal sera la formation de catéchumènes.

Il est peu vraisemblable que Justin ait donné une telle ampleur à son enseignement, d’autant que nul ne lui en avait donné le mandat. C’est sous sa propre responsabilité qu’il a parlé et écrit. Son propos était une démonstration et une défense de la vérité chrétienne. Il devait réfuter les thèses des hérétiques, faire de l’évangélisation auprès des auditeurs païens29 et dispenser aux chrétiens des exhortations en vue de la sanctification. G. Bardy écrit:

“Lorsqu’il a devant lui des païens, ce sont les arguments philosophiques qui tiennent la première place, et ce sont aussi les preuves juridiques et morales, mais il ne renonce pas à faire appel au témoignage des prophéties: les livres saints, abstraction faite de leur inspiration divine, annoncent bien des événements futurs et la réalisation de ces oracles est de nature à frapper les païens.”30

Justin, comme les maîtres chrétiens de son époque, s’adresse à des païens qu’il s’agit d’amener à la foi et de préparer au baptême. Leur enseignement philosophique n’est pas pour eux un but mais un moyen, car ils se proposent, avant tout, de préparer les hommes à la foi31.

Parmi les auditeurs se trouvaient des chrétiens déjà convertis comme Hiérax, Péon, Evelpistos qui annonce au préfet Rusticus: “J’écoutais avec plaisir les paroles de Justin, mais moi c’est de mes parents que j’ai reçu d’être chrétien.”32 Justin ne se contentait donc pas de conférences d’évangélisation à l’adresse des païens de bonne volonté; il devait donner aussi un enseignement approfondi et de degré supérieur. Son école avait sans doute une réelle influence et devait connaître une certaine notoriété car, comme le rappellent J. Lebreton et A. Puech, “Justin a exercé une action assez puissante pour s’imposer à un disciple aussi indépendant, aussi présomptueux que l’était Tatien”33.

B) L’évangélisation

L’œuvre de Justin comporte trois méthodes d’évangélisation: l’évangélisation publique, l’enseignement dans les maisons et l’évangélisation personnelle34.

i) Pour Justin, le lieu idéal pour propager le christianisme, c’est l’agora ou le portique des palestres. Son manteau de philosophe le faisait être abordé plus aisément et facilitait l’engagement d’une discussion. Cette manière de répandre l’Evangile est esquissée dans La seconde apologie où Crescens, un philosophe cynique, est aux prises avec l’apologiste.

Le dialogue avec Tryphon, à l’ombre du xyste, suggère le même type d’évangélisation publique, puisque le texte souligne que d’autres juifs se sont joints au débat pour entendre discourir les deux orateurs.

Justin adapte son message au niveau de compréhension de ses auditeurs, nous l’avons vu à plusieurs reprises, dans un souci de mieux communiquer sa foi. Il serait donc faux de croire que les apologistes (en tout cas, Justin) étaient des évangélistes de seconde zone. Le but de leur vie était d’amener des hommes de toute classe et de tout niveau intellectuel à la connaissance de la vérité sur Dieu, sur l’homme, sur l’univers, telle qu’elle est révélée dans la personne de Jésus-Christ.

ii) Le deuxième type d’évangélisation est l’enseignement dans les maisons. Nous avons déjà évoqué le genre d’école que Justin a mis en place à Rome au-dessus de l’appartement de Martin, près des thermes de Timiotinos, lieu public par excellence; cette école était bien placée. Justin n’innove pas vraiment en cela; Paul se livrait vraisemblablement à un même type d’activité dans l’école de Tyrannus à Ephèse pendant trois ans35. Cet enseignement à l’extérieur de l’Eglise est la preuve qu’il a été créé intentionnellement en vue de l’évangélisation36.

iii) Enfin, les discussions personnelles sont mentionnées par Justin au travers de sa rencontre avec le vieillard sur la grève. Justin est gagné à la suite du témoignage que ce chrétien lui a rendu de sa foi. Il fait de même avec Tatien par la suite Cette manière d’évangéliser, personnelle et directe, est caractéristique de l’effort de l’Eglise primitive.

L’appui sur les textes scripturaires est capital et les chrétiens émaillaient leurs conversations de versets appris par cœur, la diffusion de l’écrit étant, évidemment, plus restreinte qu’aujourd’hui. Le principal instrument de travail de Justin dans l’élaboration de son apologétique est la Bible. Pour démontrer la vérité de la religion chrétienne, l’essentiel de son argumentation repose sur l’Ecriture, dont l’autorité est fondée, à la fois, sur son inspiration divine et sur la réalisation des prophéties. “C’est ici ce qui a été dit par le prophète” constitue la vérité centrale sur laquelle Justin élabore toute sa démonstration concernant Jésus. En cela, Justin se fait l’écho de Pierre37 dans le type d’exégèse de l’accomplissement et il s’intègre dans la tradition judaïque.

“C’est un principe constant de l’exégèse rabbinique de l’Ancien Testament que ce que les prophètes prédisaient avait rapport “aux jours du Messie”, c’est-à-dire au temps espéré où Dieu, après de longs siècles d’attente, visiterait son peuple avec un jugement et une bénédiction portant ainsi à leur plénitude ses relations avec lui dans l’histoire.”38

Cette manière de procéder se retrouve aussi chez Paul39. Cependant, il est à noter que Justin a connu assez tard les Ecritures, ayant traversé toutes les écoles et pensé quelque temps que le platonisme donnerait satisfaction aux besoins de son âme ardente. Cela n’empêche pas son œuvre d’être remplie de citations bibliques empruntées aux différents livres40.

C) Les écrits

Enfin, Justin use de l’écriture pour exprimer sa foi et transmettre le message de l’Evangile41. Il a l’intention d’encourager le lecteur à faire le même acte de foi en Christ. Il dit lui-même avoir écrit la deuxième Apologie spécifiquement en vue de l’évangélisation42. C’est à Rome43 qu’il aurait écrit les Apologies44 vers 153-155. La seconde Apologie serait de peu postérieure à la première, selon Wartelle45. La première Apologie s’adresse à l’empereur Antonin à qui sont associés Marc-Aurèle et Lucius Verus. La deuxième est dirigée plus spécifiquement vers le Sénat de Rome. Justin veut expliquer aux autorités ce que sont réellement les chrétiens et démentir un certain nombre de pensées populaires erronées et souvent même irrationnelles. En revanche, le Dialogue avec Tryphon est postérieur aux Apologies, car Justin y mentionne ces dernières46.

Où le Dialogue a-t-il été écrit? Ayant écrit les Apologies à Rome vers 153-155 et mourant martyr vers 165 ad hoc, on en déduit que Justin aurait aussi écrit le Dialogue dans la capitale impériale. Mais, selon les Actes du martyre47, Justin y aurait fait deux séjours successifs. Dès lors, rien ne permet d’affirmer qu’il y a écrit réellement le Dialogue. Ce traité de controverse48 reprend, en le développant, l’entretien que Justin a eu à Ephèse avec le juif Tryphon. Il est vraisemblable que l’apologiste a utilisé les souvenirs, si ce ne sont pas les notes, qu’il avait gardés d’un entretien réel, pour présenter, sous la forme d’un dialogue écrit, la position de l’Eglise en face de la Synagogue.

Enfin, la recherche actuelle attribue à Justin le traité sur La résurrection. Dans ce traité, l’apologiste, après un exposé épistémologique sur raison et foi, aborde les objections des adversaires de la résurrection, puis les réfute en faisant une démonstration théologique.

III. Le témoignage et la persécution

Sa confession de foi publique a valu à Justin bien des soucis. Au-delà des attaques de son adversaire, il nous faut réfléchir sur l’aspect juridique de la persécution et sur la façon dont Justin a compris la notion de martyre. Il faut dire que l’ouverture de ces écoles a été possible car

“Les dernières années du règne d’Hadrien et de celui d’Antonin le Pieux furent pour l’Eglise des années d’une paix, précaire sans doute, mais à peu près complète. A la condition de ne pas commettre d’imprudences, Justin pouvait prêcher la foi au Seigneur Jésus. Mais il était nécessaire d’être sage car, légalement, la profession du christianisme était punie de mort.”49

Justin était si bien philosophe qu’il s’est heurté à l’hostilité, en quelque sorte professionnelle, de ses rivaux et, notamment, du prédicateur cynique Crescens. Il était normal que son enseignement influent rencontre des contradicteurs. Ce que Justin dénonce dans l’attitude de Crescens50, c’est qu’il calomnie sans connaissance de cause. Sur des rumeurs, il accuse sans avoir réfléchi sur la validité de ses propos; il fait preuve de passion plus que de raison. Ce qui est condamnable pour un philosophe! Justin l’attaque ainsi sur son propre terrain. La controverse les a opposés comme deux chefs d’école rivaux. En bon apologiste, Justin se défend et répond aux attaques du cynique. Les discours des deux philosophes, au cours de cette joute oratoire, ont été sténographiés et Justin offre d’en donner communication aux autorités51, et même de renouveler le débat devant elles.

Crescens ne s’est pas contenté d’être un rival et la discussion ne s’est pas limitée à une simple querelle d’école. Il n’est donc pas impossible que les intrigues de Crescens soient une cause du départ de Justin de Rome. Le second séjour de celui-ci a aussi été le dernier et il est vraisemblable que Crescens a joué un rôle non négligeable dans l’arrestation de Justin, qui est mort décapité vers 165.

Qu’en est-il de la persécution, a-t-elle un fondement légal?

Justin ne cesse de répéter dans ses Apologies que les croyants sont accusés sur leur titre même de chrétiens52, appelant l’empereur à un peu plus de probité en justice53 par le rappel du rescrit d’Hadrien. A. Puech écrit: “En ce qui concerne la revendication de la tolérance légale, les apologistes grecs n’ont pas apporté, dans leur argumentation, toute la précision juridique de l’esprit latin, telle qu’elle caractérise, par exemple, Tertullien.”54 S’il est vrai que Justin simplifie à outrance la procédure romaine suivie dans les procès contre les chrétiens en disant que “c’est le nom de chrétien seul qu’on punit, cette simplification ne fausse pas l’essentiel de la vérité”55.

On a vu, dans la répression du christianisme, une simple opération de police. Il n’y aurait donc pas de loi particulière, mais une simple application de lois anciennes contre les crimes de sacrilège et de lèse-majesté Malheureusement, cette thèse est difficilement soutenable, car les textes (les différents rescrits) parlent non de coercitio (pouvoir de police), mais de cognitio, “c’est-à-dire de la procédure très officielle réglant l’exercice de la justice”56.

Un autre point de vue justifie la répression57 On a supposé qu’il existait une loi formelle, proscrivant le christianisme et due à Néron: l’Institutum Neronianum58. Cette thèse, si elle est valable, peut être passée au crible et ne pas résister aux preuves accablantes. En effet, le mot Institutum employé par Tertullien ne signifie pas “loi”, mais usage ou coutume. D’autre part, les hésitations de Trajan et d’Hadrien montrent qu’il n’existe pas de loi précise et détaillée à ce sujet; seule une jurisprudence exprimée par des réponses à des consultations juridiques (les rescrits) condamne les chrétiens. Cette jurisprudence constitue une base suffisante pour justifier la cognitio.

“L’empereur ne répond pas à la question de Pline sur la cause de l’inculpation, le nom de chrétien seul, ou les crimes que ce nom implique. Ce silence est en lui-même une réponse, car il entraîne la condamnation de tout chrétien dénoncé et convaincu, sans avoir à prouver l’existence de crimes de droit commun.”59

Les procès et les enquêtes étaient mis en place à partir des dénonciations. Le recours à la procédure accusatoriale (la suite donnée à la plainte déposée par un particulier) est conforme à la tradition antique. Ce droit favorise les calomnies et les dénonciations. C’est pourquoi Trajan, puis Hadrien, ont veillé à ce que ces dénonciations ne deviennent pas des calomnies systématiques. Ces rescrits voulaient limiter et contenir l’agitation populaire antichrétienne. Justin voyait dans le texte d’Hadrien une mesure favorable aux chrétiens; ce qui est abusif. En fait, ce rescrit ne fait que préciser celui de Trajan, en donnant des garanties juridiques pour éviter le débordement des rumeurs et des passions. Les tribunaux romains voulaient sauver la vie de l’accusé et s’ils recouraient à la persuasion, à l’intimidation et aussi à la torture, c’est pour que l’accusé revienne à des dispositions plus humaines et plus raisonnables. Le dialogue pathétique opposant le préfet urbain Junius Rusticus et Justin ainsi que ses compagnons en est une bonne illustration.

En fait, un chrétien, sous les Antonins, pouvait fort bien vivre de longs jours sans être le moins du monde inquiété pour ses convictions. Il suffisait simplement d’une dénonciation en forme pour déclencher l’appareil judiciaire et l’application de la loi. Justin le souligne admirablement bien en montrant, en App. 1, 2, que cette femme récemment convertie a été dénoncée par son mari païen pour la mettre en accusation. Les calomnies ont multiplié les rumeurs et les actes de dénonciation impliquant l’arrestation, l’incarcération, la mise à la torture60. En bref, ces rescrits, constituant autant de décisions impériales circonstancielles, faisaient jurisprudence et rendaient inutiles un acte législatif plus solennel (lex rogata, senatus-consulte ou édit).

Justin a été victime de cet état de fait et Crescens en a bien profité. Mais comment fait-il face aux persécutions et quelle est sa conception du martyre?

Les apologistes n’écrivent pas pour faire cesser les persécutions, par le moyen de la conversion des accusateurs et des délateurs; ce n’est pas ce sens qu’il faut prêter à App. 15:2. Ils prient et travaillent dans le but que d’autres se tournent vers Jésus-Christ même si les persécutions et les souffrances doivent, comme moyen, tourner et servir au salut des délateurs. Le martyre n’est donc pas une assurance supplémentaire de gagner le ciel par le mérite des souffrances, mais un témoignage qui peut amener au salut les incroyants.

La conception de Justin sur la valeur du martyre est difficile à cerner. En App. 12, il s’étonne (sur le mode de l’ironie) de la curieuse inconséquence qui consiste à persécuter des chrétiens dont les normes morales sont irréprochables; mais dans un passage émouvant, il avoue aussi ne pas en être autrement troublé parce qu’il sait que Dieu a la situation en main.

Dans les persécutions, ce n’est pas aux martyrs qu’il arrive le plus grand dommage, mais aux bourreaux et aux délateurs, car ils sont condamnés par Dieu à la mort éternelle, s’ils ne se repentent pas61. Cependant, en Ap. 65:1, Justin écrit:

“(…) Nous récitons avec ferveur des prières communes (…) pour mériter par nos actions d’être reconnus pour de bons intendants et de bons gardiens des commandements, pour pouvoir être admis au salut éternel.”

N’oublions pas que ce verset se situe dans le contexte de la communauté chrétienne, lorsque le baptisé est présenté à l’assemblée et que les prières de celle-ci l’accompagnent. De ce fait, le mérite des œuvres n’est pas destiné aux non-croyants. Cependant, chez le croyant, Justin sous-entend que des actions accomplies après la conversion dépendent, non l’admission au salut éternel, mais les récompenses. Il est vrai qu’il est dit que “sans la sanctification nul ne verra le Seigneur”62, mais le salut éternel dépend de la justification par la foi et non des œuvres postbaptismales.

Nous reconnaissons que ce verset est difficile et que l’œuvre du martyre peut être interprétée comme venant parfaire le salut. Un passage des Actes des martyrs est aussi sujet à caution et vient confirmer cette thèse éventuelle. A une menace du préfet Rusticus, Justin a la répartie suivante:

“C’est notre souhait (…) d’être châtiés à cause de Notre Seigneur Jésus-Christ, car c’est cela qui deviendra pour nous salut et assurance au tribunal redoutable de notre Maître et Sauveur, auquel doit se présenter le monde entier.”63

Cependant, si ce passage existe (et il faut en tenir compte pour la compréhension générale de l’œuvre), il est largement minoritaire. Ailleurs, Justin explique que le martyre est rendu possible par la “puissance du Père ineffable” pour mépriser l’opinion et la crainte de la mort64. Le martyre est présenté comme une dette65, dont le croyant s’acquitte joyeusement, non par plaisir du supplice mais en souffrant comme Christ a souffert66.

Dans l’œuvre de Justin, il n’y a pas de soif de la mort comme chez Ignace. En App. 4, il réfute le suicide67 et affirme que le chrétien doit vivre de l’amour de Dieu au service d’autrui. Le plus urgent n’est pas de renoncer à sa vie, mais de renoncer à l’égoïsme, à la sécheresse de cœur… Cl. Rambaux avoue qu’une seule référence peut suggérer la soif de la mort:

“Mais nous ne voulons pas assurer notre vie par des mensonges, car nous désirons la vie éternelle et sans souillure; ce à quoi nous aspirons par-dessus tout, c’est à vivre avec Dieu le Père et créateur de l’univers: nous sommes empressés à nous avouer chrétiens, convaincus, dans la foi (…).”68

Le contexte implique qu’il s’agit de chrétiens déjà arrêtés. Dans les autres cas, conclut-il,

“L’apologiste affirme seulement que les chrétiens n’ont pas peur de mourir (cf. App. 57:2) pour leur foi et sont résolus à ne pas renier (ce qui est parfaitement conforme à la tradition biblique).”69

L’attitude de Tertullien et celle de Justin ne sont pas comparables. Tertullien prône l’interdiction de la fuite en temps de persécution; cette opinion s’intègre dans sa conception du salut comme conquête presque exclusivement personnelle. En revanche, Justin a essayé de fuir devant les attaques de Crescens; c’est ce qui expliquerait son exil et son second retour à Rome. Là, il a été arrêté et son interrogatoire devant le préfet Rusticus pourrait sembler confus pour un esprit moderne, car il dit: “Si j’endure ces supplices, j’espère recevoir ce que me promet la foi au Christ.”70 Cependant, cet extrait n’implique pas que son salut dépende du supplice, car l’expression “J’espère” (elpizô) en grec ne signifie pas un espoir incertain mais une certitude, une assurance solide et ferme71. D’ailleurs, cette interprétation est confirmée plus bas:

“Le préfet Rusticus demanda: “Ainsi donc, tu t’imagines, toi, que tu monteras au ciel pour y obtenir une telle rétribution?” – “Je ne me l’imagine pas, répondit Justin, mais je le sais et j’en ai l’entière certitude!”72

Nous prenons conscience que Justin, à l’instar des auteurs chrétiens du IIe siècle, met l’accent plutôt sur la récompense et la punition, et risque de faire envisager l’obéissance chrétienne en termes de mérite (relire App. 8). Il est vrai que sa pensée semble accorder à la vie éternelle une place plus centrale que ne le fait le Nouveau Testament. Mais Justin n’a pas totalement abandonné la perspective néotestamentaire et c’est très sincèrement qu’il aime Dieu. C’est cet amour qui est le sceau d’un témoignage et d’un service chrétiens authentiques.

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En réfléchissant sur la vie de cet apologiste, on se rend compte que ce philosophe a été la proie de maîtres qui revendiquaient le même titre. Il a été en butte aux attaques du cynique Crescens, interrogé froidement par le stoïcien Junius Rusticus (préfet de la Ville de 162 à 168) sous le règne de l’empereur-philosophe Marc-Aurèle. La solidarité philosophique faisait presque un devoir au préfet et à son impérial disciple de condamner l’adversaire de leur collègue (Crescens). Il est intéressant d’approfondir les rapports “amoureux” de ce chrétien avec la philosophie: il l’aima, mais elle finit par le tromper en l’éliminant.

Justin a été reconnu martyr très tôt dans la tradition des Pères de l’Eglise. Au XIXe siècle, sa fête a été étendue à l’Eglise universelle, par un décret de Léon XIII (en 1882). L’Eglise latine, depuis la réforme liturgique de 1971, a fixé la date du 1er juin pour fêter saint Justin.

Au terme de cette étude, je vous convie à la rencontre de Justin73 en abordant, à votre tour, le littoral éphésien où vous pourrez, peut-être, rencontrer, comme lui, un vieillard témoignant de sa foi. Ces pages étaient comme une invitation à franchir la vaste mer et à faire la connaissance de chrétiens d’autres temps. Aussi ne convient-il pas de se reposer au port: Cras ingens iterabimus aequor.


1 D. Rops, L’Eglise des apôtres et des martyrs (Paris: Desclée de Brouwer, 1971), 326-329.

2 L’abbé Wartelle classe les apologistes dans la deuxième génération des Pères de l’Eglise au IIe siècle. La première étant constituée par les Pères apostoliques qui se situent dans le premier tiers du IIe siècle. Cf. “Sur le vocabulaire du sacré chez les Pères apologistes grecs”, Revue des études grecques 102 (1989), 40-57. Concernant le genre littéraire de l’apologétique chrétienne, cf. J.-Cl. Fredouille, “De l’apologie de Socrate aux apologies de Justin”, Hommage à R. Braun, t. II Autour de Tertullien (Nice, 1990), 1-22; id., “L’apologétique chrétienne antique: naissance d’un genre littéraire”, Revue des études augustiniennes 38 (1992), 219-234; cf. notre étude, Justin, apologiste chrétien (Paris: Gabalda, 2000), 110-140.

3 Nous avons préféré, plutôt qu’un plan chronologique qui a formé initialement la trame de l’allocution, adopter une présentation thématique. A. Hamman a risqué une reconstitution chronologique de la vie du martyr à partir des hypothèses de son collègue franciscain B. Bagatti: A. Hamman, “Essai de chronologie de la vie et des œuvres de Justin”, Augustinum 19 (1979), 319-331. En outre, nous adoptons les sigles suivants concernant les écrits de Justin: Ap. (première, grande Apologie), App. (Appendix ou deuxième, petite Apologie), Dial. (Dialogue avec Tryphon).

4 Ap. 1:1.

5 Ne pas confondre notre apologiste avec les empereurs Justin, avec Justin le Gnostique (IIIe siècle) ou encore avec l’historien latin connu sous le même nom (M. Junianus Justinus), auteur d’une Histoire universelle en 44 livres qui est, en fait, un résumé des Histoires philippiques de Trogué-Pompée.

6 Dial. 28:2.

7 Dial. 120:6.

8 G. Bardy, Dictionnaire de théologie catholique, col. 228. Cf. aussi A. Puech, Les apologistes grecs (Paris: Hachette, 1912), 47-48.

9 La question peut être préexistante aux sources. Ce n’est pas parce que les sources ne donnent pas de réponse ou ne posent pas le problème qu’il en perd pour autant son statut chez l’historien du XXe siècle. Quelqu’un a dit: “Je ne fais pas l’histoire que je veux, mais je fais l’histoire que je peux.” Cette soumission continuelle aux données immédiates empêche de dégager d’autres questionnements. Cette latitude à ne pas dépasser les données présentes dans les sources exhibe le manque de recul par rapport à l’objet d’étude. On a ainsi le nez sur la pyramide au lieu d’avoir la distance nécessaire pour l’apprécier, voir les lacunes et pouvoir être à même de mieux juger! Cela ne veut pas dire que nous faisons violence aux données: nous nous soumettons à elles mais non de façon inconditionnelle sans voir leurs limites et sans exhiber les questions auxquelles elles ne répondent pas. Pour tous ces problèmes de datation, de localisation des sources justiniennes, se reporter à nos articles présentant une introduction critique du Dialogue de Tryphon: “La tradition du texte du Dial.”, Revista Agustiniana 127, 42 (2001); “Les problèmes historiques du Dial.”, Revista Agustiniana 128, 42 (2001).

10 H. Chadwick, “El diálogo entre los apologistas cristianos y la filosofia: el caso de san Justino Mártir” in D. Ramos-Lissón, El Diálogo fe-cultura en la antigüedad cristiana (Pampelune: Eunate, 1996), 49. Cf. aussi H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité (Paris: Seuil, coll. Points Histoire, 71981, 11948), 2 volumes.

11 La ville d’Ephèse paraît mieux en situation qu’une cité de Palestine comme Naplouse pour accueillir “un des principaux platoniciens” (Dial. 2:6). Mais Bardy ne partage pas cet avis: “C’est à Naplouse qu’il a reçu sa formation philosophique, le maître qu’il y a rencontré ne devait briller ni par sa science ni par son extraordinaire vertu.” G. Bardy, “Saint Justin et la philosophie stoïcienne”, Recherches de science religieuse, 14 (1924), 33. Lenain de Tillemont écrit: “Puisque Justin étudiait la philosophie de Platon dans sa propre ville (c’est-à-dire à Naplouse), on a tout lieu de croire qu’il fut converti dans la Palestine.” (Mémoires, t. II, 1694, 387)

12 Dial. 2.

13 Sur les influences des diverses écoles philosophiques, cf. notre étude, Justin, apologiste chrétien (Paris: Gabalda, 2000), 163-180; sur le platonisme, cf. Ch. Nahm, “The Debate on the Platonism of Justin Martyr”, The Second Century 9 (1992), 129-151; G. Girgenti, Giustino Martire: il primo cristiano platonico (Milan: Vita e Pensiero, 1995).

14 Eusèbe de Césarée, Hist. Eccl. IV, 18. L’indication d’Eusèbe fait connaître que le xyste (xustos: galerie couverte du gymnase), où le dialogue va se dérouler, est celui d’Ephèse. Cependant Archambault écrit dans son introduction: “L’existence d’un xyste, le voisinage de la mer, tout cela convient bien à Ephèse et non pas, il faut le reconnaître, à Corinthe ni à Naplouse; mais il est bien clair aussi que ce sont là des désignations insuffisantes.” G. Archambault, Justin, Dialogue avec Tryphon, texte grec et trad. française (Paris: Hemmer & P. Lejay, 1909), LXVIII, LXIX. Cf. aussi Dial. 9:3 et la note. Mais l’indication d’Eusèbe est loin d’être déterminante, et on a proposé de situer la conversion de Justin à Flavia Néapolis, à Corinthe ou à Alexandrie.

15 Cf. A. Wartelle, Saint Justin, Apologies (Paris: Etudes Augustiniennes, 1987) 18-19, note 9. J. Turmel a pensé avant A. Wartelle qu’Ephèse était la meilleure hypothèse. Ecoutons-le: “Puech, pp. 48-49, pense que le récit de Justin, bien que “stylisé”, “contient pourtant une grande part de vérité”. C’est, je crois, l’interprétation la plus plausible. L’auteur est moins heureux dans la note de la page 51 où il regarde la mer Morte comme le lieu possible de l’entretien. La plage où Justin se promenait confinait à la ville qui lui servait de séjour; or, il n’y avait pas de ville sur le bord de la mer Morte. Flavia Néapolis était à douze lieues de là. Et puis, le vieillard était venu là pour assister au débarquement de parents partis à l’étranger. Or, on ne voyageait pas sur la mer Morte (…) Dans quelle ville a eu lieu son éducation soit philosophique, soit chrétienne? D’aucuns ont cru que Justin avait rencontré le philosophe platonicien à Flavia Néapolis. Autant dire que l’on rencontre des professeurs de philosophie kantiste ou spencérienne dans les gros bourgs de France. Autrefois, comme aujourd’hui, les philosophes, au moins ceux pour lesquels la philosophie était un gagne-pain ou un apostolat, ne se fixaient que dans les grands centres, parce que là seulement ils pouvaient espérer trouver des disciples. Justement, au début de son entretien avec le juif Tryphon (2:6), Justin, qui habite alors à Ephèse (Eusèbe 4, 18, 6), dit qu’il fit la connaissance de son platonicien “dans notre ville”. C’est donc à Ephèse que son initiation à la philosophie a eu lieu. Et c’est aussi sur la plage d’Ephèse que Justin se promenait quand se présenta à lui le vieillard venu là pour assister au débarquement des personnes de sa famille dont il attendait le retour.” (Histoire des dogmes, 1932, 56 [cf. introduction].)

16 Dial. 3-8

17 Dial. 8:1.

18 Pour plus de renseignement sur sa conversion, cf. le chapitre “Le problème de la conversion de Justin martyr”, de notre étude, Justin, apologiste chrétien, op. cit., 68-109, et éléments bibliographiques, 265-266.

19 App. 12:1.

20 Cf. notre étude, Justin, apologiste chrétien, op. cit., 140-157.

21 Dial. 1:2.

22 Il ne semble pas qu’il ait été prêtre en dépit d’une conjecture de Lenain de Tillemont, Mémoires, t. II, 1694, 355s.

23 Nous faisons remarquer, par cette expression entre guillemets, que Justin et les apologistes, à la différence des catéchètes, ne sont pas mandatés par la hiérarchie; ce sont des laïcs qui enseignent sous leur propre responsabilité; ce sont des philosophes chrétiens, non des docteurs de l’Eglise. Cela ne veut pas dire que Justin en ignore l’existence et le rôle; il en rappelle les fonctions liturgiques et le service cultuel dans son Apologie. Mais il n’a jamais eu affaire à la hiérarchie. Celle-ci est, en tout cas, étrangère à sa conversion comme à son martyre.

24 Actes 3:3.

25 Pour l’étude des lieux de réunion chrétienne au IIe siècle, cf. notre étude “Le culte chrétien dans les maisons privées durant les premiers temps de l’Eglise”, Revista Augustiniana 123, 40 (1999), 1009-1062.

26 App. 1, 2.

27 H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation, t. I, 310, 311ss.

28 Ibid.

29 Justin précise dans Actes 3:3: “Et si quelqu’un voulait venir me voir, je lui communiquais les paroles de vérité (…).” Il est possible que, ayant un rôle assez en vue et une école située près des Thermes publics, Justin devait recevoir des auditeurs païens, curieux, en recherche ou hostiles. Sur la catéchèse justinienne, cf. G. A. Nocilli, La catechesi battesimale ed eucaristica di San Giustino Martire (Bologne, 1990).

30 G. Bardy, “Les écoles romaines au second siècle”, Revue d’histoire ecclésiastique 28 (1932), 509.

31 G. Bardy, ibid., 531-532. Sur la notion d’enseignement, cf. D. Van Den Eynde, Les normes de l’enseignement chrétien dans la littérature patristique des trois premiers siècles (Gembloux-Paris, 1933); U. Neymeyr, Die christlichen Lehrer im zweiten Jahrhundert: ihre Lehrtätigen, ihr Selbstverständnis und ihre Geschichte (Leyde: E. J. Brill, 1989); B. Pouderon & J. Doré (éd.), Les Pères apologistes et la culture grecque (Paris: Beauchesne, 1998); Ph. Bobichon, “Les enseignements juif, païen, hérétique et chrétien dans l’œuvre de Justin martyr”, Revue des études augustiniennes 45 (1999), 233-259.

32 Actes 4:7.

33 A. Fliche & V. Martin, Histoire de l’Eglise (Paris: Bloud & Gay, 1934), t. I, 432.

34 Voir à ce sujet l’étude complète de M. Green, L’évangélisation dans l’Eglise primitive (Saint-Légier: Emmaüs, 1981), 233-284.

35 Ac 19:1-22.

36 M. Green rapporte, op cit., 246, que Justin instruisait dans la foi, mais que lui-même subvenait à ses besoins en enseignant la philosophie comme il l’avait fait avant sa conversion. Rien ne permet d’affirmer une telle thèse d’après les textes que nous possédons. Cependant, cette conjecture, si elle demeure de l’ordre de l’hypothèse, est vraisemblable.

37 Cf. Ac 2:16.

38 C. H. Dodd, La prédication apostolique (trad. fr. G. Passelecq, Ed. Universitaires, 1964), 22, cité par M. Green, op. cit., 88, note 16.

39 Ac 26:23.

40 Nous renvoyons, à titre indicatif, à l’index scripturaire dressé par A. Wartelle, Justin’ Apologies (Paris: Etudes Augustiniennes, 1987), 321-323. Pour plus de renseignement sur Justin et la Bible, cf. M. Hengel, “Die Septuaginta als von de Christen beansprunchte Schriften sammlung bei Justin und den Vätern vor Origenes” in J. G. Dun, Jews ans Christians. The Parting of the Ways A.D. 70 to 135 (Tubingue: WUNT 66, 1992), 39-84; A. D Koch, “Die Überlieferung und Verwendung der Septuaginta im ersten nachchristlichen Jahrhundert. Aspekte der neueren Septua gintaforschung und deren Bedeutung für die neutestamentliche Exegese” in H. Lichtenberg, Begegnungen zwischen Christentum und Judetum in Antike und Mittelalter (Göttingen, 1993), 215-244; notre étude, Justin, apologiste chrétien, op. cit., 157-163; Guy Fau, “Justin et les évangiles”, Cahiers du cercle Ernest Renan 91, 23, (1975).

41 A. Hamman, Œuvres complètes de Justin (Paris: J.-P. Migne, 1994).

42 Cf. App. 15:2.

43 Avant les Apologies, Justin a composé Un livre contre toutes les hérésies (Suntagma) qui ne nous est jamais parvenu. P. Pringent, Justin et l’Ancien Testament [l’argumentation scripturaire du traité de Justin contre toutes les hérésies comme source principale du Dialogue avec Tryphon et de la première Apologie] (Paris: Gabalda, 1964), a essayé de reconstituer ce traité à partir des fragments qui auraient servi à composer le Dialogue avec Tryphon.

44 Cf. A. Wartelle, Saint Justin, Apologies (Paris: Etudes Augustiniennes, 1987); Ch. Munier, Saint Justin, Apologie pour les chrétiens (Fribourg: Paradosis 39, 1995).

45 La datation des Apologies a donné lieu à d’interminables discussions que nous n’avons pas jugé utile de rapporter ici.

46 Cf. Dial., 120:6.

47 Actes 3:36. Cf. A. Wartelle, Saint Justin, Apologies, op. cit., 226-233.

48 G. Archambeault, Justin, Dialogue avec Tryphon. Texte grec et trad. française (Paris: Hemmer & P. Lejay, 1909), 2 vol.; M. Marcovich, Iustini Martyris dialogus cum Tryphone (Berlin/New York: Patristische Texte und Studien, n. 47, Walter de Gruyter, 1997); Ph. Bobichon prépare pour Paradosis à Fribourg une édition critique avec une traduction française à partir de sa thèse doctorale soutenue à la fin de 1999 à Caen; enfin, Sources chrétiennes préparent le même travail avec une équipe franco-espagnole. Pour les études sur le Dialogue avec Tryphon, se reporter au travail récent de A. Rudolph, “Denn wir sind jenes Volk” – Die neue Gottesverehrung in Justins Dialog mit dem Juden Tryphon in historisch-theologischer Sicht (Bonn: Hereditas 15, Borengässer, 1999).

49 D. Bardy, Dictionnaire de théologie catholique, col. 2229.

50 Cf. App. 3:1-4.

51 Cf. App. 3:6.

52 Cf. App. 4:5-9.

53 Cf. Ap. 68.

54 A. Puech, Histoire de la littérature grecque chrétienne, t. II (Paris: Les Belles Lettres, 1928), 228.

55 Ibid. 229.

56 Pour plus de détails, voir, sur ce fondement juridique des persécutions, Cl. Lepelley, L’Empire romain et le christianisme (Paris: Flammarion, 1969), 28-40, 108-111.

57 Nous l’avons rencontré, en particulier, dans le premier volume de L’Histoire de l’Eglise publié sous la direction de Fliche et Martin (L’Eglise primitive par J. Lebreton et J. Zeiller, op. cit., 292-297).

58 Tertullien parle de l’Institutum Neronianum (cf. Ad nationes I, 7; Apologeticum V, 3) dont la clause fondamentale serait: non licet esse christianos, il n’est pas permis aux chrétiens d’exister. Cette loi aurait perduré sous les règnes suivants et aurait ainsi survécu à la damnatio memoriae de Néron.

59 Cl. Lepelley, op. cit., 30.

60 Cf. App. 12:4; Dial. 110:4.

61 Cf. App. 45:6; 49:6; App. 14:1.

62 He 12:14.

63 Actes 5:6; la traduction du Corpus Apologetarum de Otto (1879) ne change pas le sens du texte: “Tout notre désir est de souffrir pour Notre Seigneur Jésus-Christ et d’être sauvés. Ce sera notre salut et notre assurance au tribunal redoutable et universel de notre Maître et Sauveur.” (III, 2, 262-275)

64 App. 10:8.

65 App. 11:1.

66 1 P 2:21; 4:1; Jn 15:20.

67 Notons que cette négation du suicide va à l’encontre de certains représentants du stoïcisme: Marc-Aurèle semble prôner le suicide (Pensées X, 8 et 32). Epictète, quant à lui, affirme que l’homme est toujours libre de quitter la vie (Entretiens II, 16, 32-38).

68 Ap. 8:2.

69 Cl. Rambaux, Tertullien face aux morales chrétiennes des trois premiers siècles (Paris: Les Belles Lettres, 1979), 375, note 80.

70 Actes 5:2.

71 Cf C. Spicq, Lexique théologique du Nouveau Testament (Paris: Cerf, 1991), 497-511; “La certitude de l’espérance est celle de l’amour immuable et efficace de Dieu.”

72 Actes 5:3

73 Pour comprendre les influences culturelles qui ont marqué la personnalité de Justin et pour mieux cerner les rapports de culture et croyances, de raison et foi, cf. M. Figura, “Der göttliche Logos und die menschliche Vernunft beim Philosophen und Märtyrer Justin”, Intern. Kath. Zeitschrift Communio 22 (1993), 486-493; et notre article “Justin Martyr, un homme de son temps”, Sacris Erudiri, 2001.

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De l’archéologie à la Bible : L’ossuaire de Saint Jacques ? http://larevuereformee.net/articlerr/n223/de-larcheologie-a-la-bible-lossuaire-de-saint-jacques Sat, 11 Dec 2010 17:18:08 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=390 Continuer la lecture ]]> De l’archéologie à la Bible : L’ossuaire de Saint Jacques ?

Sylvain J.G. SANCHEZ*

Ces quelques pages font écho à notre premier article dans cette revue1. Nous aimerions ici approfondir les rapports entre l’archéologie et la Bible à travers ce nouveau paradigme: l’ossuaire de saint Jacques2. L’analyse distingue ce qui relève de l’ouvrage (l’urne funéraire) et ce qui relève du message (l’inscription gravée sur le calcaire). Dans ce cadre, nous tenterons d’évaluer le tribut de l’archéologie à la Bible par l’identification de l’inscription et le rapprochement d’autres données testimoniales, comme les références bibliques et patristiques. Dans le même temps, nous préciserons le tribut de la Bible à l’archéologie en éclairant les implications d’une lecture épigraphique sur notre connaissance de la famille de Jésus et les liens de parenté de Jacques, Jésus et Joseph. Cette analyse nous conduira jusqu’au bien-fondé du dogme de la virginité perpétuelle de Marie3.

André Lemaire4, de l’Ecole pratique des hautes études (abrév. EPHE), en déplacement (durant le premier semestre 2002) à Jérusalem dans le cadre de ses recherches avec ses homologues israéliens à l’Université hébraïque, rencontre, à l’occasion d’une soirée privée au début de son séjour, un collectionneur qui lui soumet différents clichés de pièces rares. Parmi ces photographies se trouve celle du fameux ossuaire qui retient toute son attention. « J’ai tout de suite été convaincu de l’authenticité de l’inscription. Je me suis rendu à son domicile, où j’ai pu l’examiner pendant près d’une heure. » Il y déchiffre une inscription qui attesterait l’existence de Jésus. Cette découverte archéologique, publiée en octobre 20025, est donc du plus grand intérêt car elle constituerait la première preuve matérielle corroborant les références bibliques à Jésus6.

En effet, en dehors des documents écrits, très rares sont les attestations archéologiques authentifiant la présence de Jésus sur la terre d’Israël au Ier siècle de notre ère. Jusqu’à présent, les vestiges anciens mis au jour ne concernaient pas le Christ à proprement parler mais le contexte historique de l’époque: le socle d’une statue découverte en 1961 dans le théâtre de Césarée maritime et portant les noms de Tibère et de Ponce Pilate; les fouilles de Capharnaüm décrivant l’habitat des pêcheurs de Galilée; la tombe d’un crucifié, dont les pieds étaient encore transpercés par un clou, en 1968, quand elle fut exhumée par des chercheurs israéliens; le tombeau du grand prêtre Caïphe mis au jour en 1990.

Cette nouvelle découverte de 2002 est donc une grande première dans le champ des études bibliques. Elle a fait l’objet d’une couverture médiatique internationale alimentant le bavardage de journaux de toutes sortes. L’information a été communiquée officiellement le lundi 21 octobre 2002 lors d’une conférence de presse à New York. De nombreux journaux et revues ont diffusé l’événement (Christianity Today, Time, Science et Médecine, Ha’aretz, Sciences et Avenir, L’Hebdo, International Herald Tribune…). A Toronto (Canada), lors du colloque annuel de la Society of Biblical Literature (abrév. SBL), les 23 et 24 novembre, plusieurs spécialistes se sont exprimés sur la question avec A. Lemaire. Les grands quotidiens français, la radio et la télévision ont donné aussi leur son de cloche: Libération, L’Humanité, Le Figaro,Le Monde, LCI/TF1, France-Inter… Mais dans toute cette surinformation, qu’en est-il au juste? Qu’est-ce qui est certain? Qu’est-ce qui relève de l’hypothèse? Quel est le verdict des historiens?7

I. Etat de la question sur l’ossuaire

L’inscription se trouve sur le côté arrière d’un ossuaire vide tandis que la face avant est sobrement décorée de rosaces (presque effacées par le temps). Cette caisse est creusée dans une pierre calcaire (de 2,5 centimètres d’épaisseur), en forme d’auge, de forme trapézoïdale, plus longue en haut (56 centimètres) qu’en bas (50,5 centimètres), sur une hauteur de 30,5 centimètres et une largeur de 25 centimètres. Cet ossuaire est très sobre et n’a pas de décoration particulière8. Cette boîte ne provient malheureusement pas de fouilles officielles puisqu’elle aurait été achetée par un collectionneur israélien à un antiquaire de Jérusalem, qui l’avait lui-même acquise auprès de fouilleurs clandestins. On ne connaît donc pas l’origine précise de l’urne funéraire: elle aurait été exhumée dans le quartier de Silwan, au sud de la vieille ville de Jérusalem. A l’époque, on ignorait la possible importance de cette boîte de pierre puisque le texte n’avait pas été compris. Plusieurs spécialistes ont déploré l’origine indéterminée de l’ossuaire; ils refusent de commenter les vestiges issus de fouilles non officielles. Lemaire rétorque avec lucidité: « Beaucoup de grandes découvertes sont occasionnelles et sont d’abord apparues sur le marché des antiquités avant que l’on comprenne leur importance. » C’est notamment le cas des célèbres manuscrits de la mer Morte. Arrivés par fragments sur le marché, ils ont fini par provoquer des fouilles officielles à Qumrân. Lemaire poursuit: « Et même à ce moment-là, alors que des équipes travaillaient sur le site, ce sont encore les Bédouins qui ont trouvé la fameuse grotte 4 que les archéologues n’avaient pas repérée. »9 Cela montre à quel point il ne faut pas même négliger les découvertes de fouilleurs clandestins.

Le premier travail d’A. Lemaire a été de démontrer l’authenticité du vestige archéologique: s’agit-il de l’œuvre d’un faussaire ou d’une relique? L’ossuaire n’ayant pas été découvert in situ par l’archéologue mais dans la collection privée d’un particulier, il fallait prendre ses précautions. Les experts ont regretté de ne pas bénéficier de plus d’informations sur les circonstances de l’exhumation. Eric M. Meyers10 reste sceptique en la matière en raison de la provenance douteuse. « L’ensemble des tests scientifiques confirme la véracité de la découverte. » La production de ces ossuaires en calcaire, dans lesquels les os du défunt étaient rangés après qu’une année de décomposition eut fait son œuvre et délesté le cadavre de ses chairs, est à la fois bien connue et bien datée à Jérusalem11. Elle a commencé peu avant le début de notre ère pour se terminer en 70 lors de la prise de la ville par les Romains, mettant ainsi, peut-être, un coup d’arrêt brutal à cette industrie de taille de la pierre. Ensuite, la paléographie (cf. planche ci-jointe) révèle une belle écriture facile à lire, indiquant une datation entre 0 et 70 de notre ère12. Enfin, les chercheurs de l’Institut de géologie israélien confirment cette datation après avoir examiné la patine et la nature de l’inscription au microscope électronique: la composition du dépôt est « conforme à ce que l’on peut attendre » d’un objet ayant passé deux mille ans dans le sol de Jérusalem (carbonate de calcium et divers sels de métaux); « le coffret de pierre serait d’époque et compterait plus de dix-neuf siècles d’âge, ne comportant aucune trace d’intervention moderne »13. Cependant, le fait que l’urne soit vide prive les historiens d’une datation des ossements du défunt au carbone 14.

Ces résultats sont loin de « faire l’unanimité » au sein du cercle scientifique. Rochelle I.S. Altman14 évoque un argument épigraphique décisif en défaveur de l’authenticité. Elle suppose que l’inscription n’est pas d’un seul tenant, mais l’œuvre de deux personnes distinctes à deux époques différentes. L’étude minutieuse du graphisme lui permet de démontrer que le début de la phrase, « Jacques, fils de Joseph », est peut-être contemporain de l’ossuaire; le trait est sûr, les lettres bien alignées, ce qui indique que le lapicide s’est servi d’un cadre et disposait d’un excellent savoir-faire. En revanche, la seconde partie, « frère de Jésus », aurait été gravée beaucoup plus tard, au moins au IIIe siècle ou IVe siècle, par un faussaire chrétien, c’est-à-dire à une époque où le christianisme naissant avait déjà établi la plupart de ses points doctrinaux; le trait est ici incertain, les lettres plutôt mal incisées, ce qui montre un manque de pratique. Reprenons son analyse point par point:

« Dans la première partie de l’inscription, les lettres appartiennent à l’alphabet araméen en lettres carrées, qui était habituel à la période hérodienne (de 40 à 4 av. J.-C.). Les lettres beth et resh, par exemple, sont surmontées, à leur extrémité supérieure, d’un ‹coin› qui trahit l’origine sociale de celui qui a commandité ou réalisé la dédicace. En l’occurrence, un marchand ou un bourgeois de la classe supérieure. Ces ‹coins› à chaque lettre n’étaient autorisés que sur les documents officiels.

 »Dans la seconde partie de l’inscription, le graveur s’y est repris à deux fois pour tracer la lettre finale du nom ‹Jésus›, la lettre ayin.. Il lui a fallu recreuser entre les deux bras pour les joindre, ce qui trahit le manque de technique. Une des lettres yod est trop longue, alors que l’autre ne ressemble en rien à celle de la première partie (au début de ‹Joseph›, le yod initial). La lettre shin du nom ‹Jésus› n’a pas, elle non plus, la forme attendue. Aucun ‹coin› ni distorsion sur chacun des trois bras de cette lettre. De plus, la graphie de certaines lettres est anachronique. Les lettres aleph et daleth du mot ‹frère› (ah) ont un aspect étrangement moderne (cursif) pour l’époque supposée de l’inscription. Quant au het du mot ‹frère› (ahuy), il est surmonté de deux ‹oreilles›, ce qui est étrangement archaïque. Ces différents indices prouveraient que le second lapicide s’est inspiré d’autres inscriptions, datant d’époques différentes et provenant de lieux distincts. »15

D’autres, comme Paul Flesher16, Eliot Braun17 ou Nachum Appelbaum18, doutent aussi de l’authenticité de la mention « frère de Jésus ». Appelbaum explique: « La première partie du texte est peut-être authentique; la seconde, en revanche, est nettement plus douteuse. La publication des analyses de l’Institut géologique d’Israël est incomplète et imprécise, on peut tout imaginer, à commencer par la fraude et ce, d’autant plus qu’il est parfaitement possible d’imiter une patine ancienne. » P. Kyle McCarter Jr19 suggère aussi la possibilité de deux mains dans l’établissement de l’inscription, mais il pense que celle-ci date de l’Antiquité (la seconde main ne serait pas un rajout moderne). A. Lemaire répond simplement aux objections de Altman: « Je pense que ces observations trahissent un certain manque de pratique et d’expérience. La forme des lettres varie constamment, même à l’intérieur d’une inscription. Ce qui nous surprend aujourd’hui, car nous sommes habitués aux standards des lettres d’imprimerie. Le style des lettres de l’inscription concorde parfaitement avec l’époque envisagée. »20 Peter Richardson21 va dans le même sens que Lemaire en confirmant que la mention « frère de Jésus » est authentique. Si cette partie de l’inscription datait de la période byzantine, ou ne serait-ce même que du IVe siècle, on aurait eu plutôt « frère du Seigneur » et une allusion à Marie aurait eu toute chance d’avoir sa place avec l’évolution de la doctrine mariale.

En outre, Daniel Eylon, un ingénieur israélien enseignant à l’Université de Dayton, dans l’Ohio, rapproche le problème de son expérience de spécialiste des ratages en matière d’industrie aérospatiale. Appliquant une technique utilisée pour déterminer si une défaillance dans un avion survenait avant ou après un accident, il s’est penché sur les photographies de l’inscription pour examiner les éraflures (ou rayures, scratches) occasionnées par les manipulations dans l’excavation ou lors de l’exhumation de l’ossuaire par les pilleurs de tombes. Il conclut: « L’inscription aurait dû se situer en dessous des éraflures si elle avait été gravée sur l’ossuaire à l’époque de l’inhumation, mais la plupart des lettres se placent au-dessus de ces éraflures. Par ailleurs, il y a quelque chose qui ne va pas dans le tranchant de certaines de ces lettres; des arêtes aussi affilées ne peuvent dater de deux mille ans. »22

John Lupia23 se penche sur la patine recouvrant l’inscription et pense que celle-là présente un aspect anormal: elle est trop homogène pour être ancienne. Elle ne présente aucun signe de biovermiculation qui est présente sur le reste de l’ossuaire. Cette biovermiculation résulte de l’attaque de la pierre par les bactéries au cours des siècles. On a prétendu que cette patine avait été nettoyée pour rendre l’inscription plus lisible. « Or, il est impossible de retirer la patine avec aucun solvant, elle a les mêmes propriétés que le verre », explique Lupia. La composition chimique de la patine n’est pas non plus une garantie; on peut la reproduire en enterrant l’objet dans un sol approprié puis en l’exposant à la lumière, cela plusieurs fois de suite. Quant à la fissure, apparue après le transport au Royal Ontario Museum de Toronto, elle ne proviendrait pas d’un choc durant ce voyage, comme le prétend le propriétaire de l’ossuaire, mais d’un impact direct dont ce dernier serait l’auteur. Un « accident » bienvenu puisqu’il altère la partie suspecte de l’inscription.

Shanks répond aux accusations de contrefaçons: « Si un faussaire moderne avait commis cette exaction pour une poignée de dollars, il aurait pu prendre un ossuaire vierge; de plus, il aurait été vraiment stupide de ne pas partir de zéro tellement l’écriture semble uniforme et cohérente […] Enfin, ce faussaire aurait su contrefaire la patine au point que la falsification ne fût pas perceptible aux yeux du chercheur expérimenté.. Tout ceci est possible mais extraordinairement peu plausible. »24

Enfin, un dernier point à éclaircir, et non des moindres, reste l’identité et la sincérité du collectionneur détenant l’ossuaire, et qui avait été présenté à A. Lemaire lors de cette fameuse soirée privée en mars 2002. Au début de l’affaire, il a tenu à garder l’anonymat; c’est pourquoi, le Time25 a respecté les desiderata du propriétaire, qui se justifiait ainsi: « Je ne veux pas que mon appartement se transforme en Eglise. » Mais une journaliste a levé le voile dans le quotidien israélien26: Sara Leibovich-Dar a consacré un article bien informé au collectionneur. Oded Golan, ingénieur de 51 ans, célibataire, est passionné d’archéologie depuis son adolescence. Il n’a cessé de glaner des informations et de rassembler des fragments de poterie, tesselles de mosaïque, etc. A 11 ans, il est le plus jeune participant aux fouilles de Massada, sur l’invitation du fouilleur Yigael Yadin. A 16 ans, il voyage souvent à Jérusalem dans la vieille ville à la recherche d’antiquités. Enthousiaste, cette frénésie de connaissance historique, archéologique et linguistique fait de ce collectionneur un amateur averti: il connaît l’araméen, sait identifier maints objets et déjoue les contrefaçons sur le marché noir des pilleurs de tombes. « Il est fou d’archéologie », s’exclame Robert Deutsch, un marchand d’antiquités de Jaffa, un ami de Golan. Ce qui est paradoxal, c’est que la conférence de presse à Washington a présenté le collectionneur comme un homme dont les compétences archéologiques étaient limitées, possédant un ossuaire depuis une quinzaine d’années sans connaître la signification de l’inscription. Shanks (directeur de BAR) se justifie en soulignant l’ignorance de Golan en matière d’histoire religieuse du christianisme ancien.

Les suspicions sont lourdes de conséquences selon Amir Ganor, le responsable de l’unité de prévention des détournements d’antiquités27. L’IAA traque les pilleurs et les collectionneurs qui se consacrent au trafic d’antiquités en Israël. Quelques semaines avant la conférence de presse à Washington, Golan reçut la visite de Ganor et le collectionneur n’a pas même fait une allusion à l’ossuaire; Ganor affirme: « Il a caché l’ossuaire et m’a montré 3000 objets disposés sur des étagères. » Pourquoi ce silence?

De plus, interrogé par les inspecteurs de l’IAA dans leurs bureaux, Golan prétend que Shanks a commis une erreur en disant que le collectionneur possédait l’ossuaire depuis quinze ans (cela ferait remonter l’acquisition à 1987); il affirme avoir acquis cet objet il y a trente-cinq ans (en 1967, il avait 16 ans). A cet âge, il était un jeune homme et il ne se rappelle plus à qui il l’a acheté. Curieusement, Shanks, lors de la conférence de presse, avait affirmé que l’ossuaire avait été retrouvé au sud du mont des Oliviers, à Jérusalem, dans le quartier de Silwan. L’IAA doute donc de la véracité de la déposition de Golan, qui essaie évidemment de se protéger vis-à-vis de la loi de 1978.

Au début de novembre, un antiquaire de Jérusalem-est (appartenant à une grande famille d’antiquaires de Bethléhem) a avoué que l’ossuaire circulait parmi les marchands il y a quelques mois. Le véritable vendeur, un antiquaire de Tel-Aviv, encore anonyme28, avait essuyé, il y a un an, un premier refus d’un grand collectionneur israélien, Shlomo Moussaïeff. L’enquête israélienne est encore en cours.

II. Critique historique de l’inscription

Maintenant que nous avons exposé l’ensemble de la controverse touchant l’ouvrage, occupons-nous du message. Procédons à l’identification des noms: Jacques, Joseph, Jésus. Le texte est écrit en araméen palestinien29 (cf. planche ci-jointe).

Jacques, dans le Nouveau Testament, peut désigner quatre hommes différents: tout d’abord, le frère de l’apôtre Jean; tous deux fils d’un pêcheur de Galilée (Zébédée), Jésus les avait surnommés « les fils du tonnerre » (Mc 3:17). Ensuite, Jacques, fils d’Alphée, l’un des douze apôtres; sa mère, appelée Marie, était l’une des femmes qui accompagnaient Jésus. Le Nouveau Testament mentionne Jacques, père de l’apôtre Jude (Lc 6:16; Ac 1:13), mais nous ne savons rien de plus sur lui en dehors de ces deux occurrences. Enfin, il y a aussi Jacques30 (il ne faisait pas partie du premier groupe d’apôtres), que Paul, dans son épître (Ga 1:18-19, 2:9, 12), donne pour le frère de Jésus. Les évangiles ne rapportent que deux fois le nom de ce Jacques (Mt 13:55; Mc 6:3), mais il est compris parmi les frères du Seigneur, incrédules du vivant de Jésus (Jn 7:5) et qui devinrent ses disciples après sa résurrection (Ac 1:14). Ce Jacques aurait eu une grande influence sur la communauté juive et aurait été le responsable de l’Eglise de Jérusalem (Ac 12:17, 15:2-29, 21:18). Déjà, vers 37 de notre ère, Paul, montant à Jérusalem pour la première fois après sa conversion, juge nécessaire de rendre visite à Jacques, lequel occupait une position élevée, en même temps qu’à Pierre (Ga 1:19). Actes 12:17 présente Jacques (en 44 apr. J.-C.) comme le plus important des frères et Actes 21:18 (en 58 apr. J.-C.) voit en lui un chef des anciens de l’Eglise. Il est l’auteur de l’épître qui porte son nom. Sa mission consista à faciliter aux Juifs le passage au christianisme. Il était ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui un judéo-chrétien. Ainsi s’explique que d’ardents judaïsants se soient emparés du nom de Jacques (Ga 2:12) et que la littérature clémentine en fasse état31; on comprend aussi l’admiration que les Juifs eux-mêmes vouaient à celui qu’ils avaient surnommé le « Juste ». Eusèbe de Césarée nous décrit le martyre du frère de Jésus. Il fut mis à mort pour avoir « parlé devant la multitude avec une liberté entière et une indépendance qui dépassaient de beaucoup leur attente: il confessa que Jésus notre Sauveur et Seigneur était le Fils de Dieu. Un pareil témoignage, rendu par un tel homme, leur fut insupportable; car auprès de tous il avait la réputation d’être un juste hors de pair, pour la sagesse et la piété de sa vie. »32 En effet, Jacques était un nazir33 vénéré en Israël. Du reste, les Actes des apôtres soulignent l’assiduité des premiers disciples jérusalémites au culte du Temple et la considération dont ils jouissaient dans l’opinion juive. A ce titre, Jacques, par l’observance de certains rites judaïques, et de son judéo-christianisme affiché, s’opposait à Paul, apôtre des Gentils. Quoi qu’il en soit, c’est par une évolution progressive que le christianisme d’une part, le judaïsme de l’autre, se sont faits peu à peu intolérants, l’un en regard des pratiques mosaïques, l’autre en regard de la foi en Jésus, et que ces deux facteurs, jugés d’abord différents, ont été finalement considérés par l’Eglise et la Synagogue comme incompatibles avec la pratique de leurs religions respectives. Du reste, il n’est pas sûr, affirme Simon, que « la profession de foi prêtée à Jacques ait été aussi rigoureusement orthodoxe que le voudrait Eusèbe »34.

Précipité depuis le pinacle du Temple, il aurait été lapidé et achevé par un coup de bâton asséné à la tête par un foulon35. Il serait mort en 62, selon Flavius Josèphe36. Cette date concorde avec celle, approximative, de l’ossuaire. « Les choses auraient été claires si le texte avait parlé de Jacques le Juste », commente A. Lemaire, qui s’est donc attaqué au problème par le biais des probabilités.

A Jérusalem, au Ier siècle, Joseph, Jacques et Jésus étaient des prénoms très courants. Un homme sur dix, à peu près, se prénommait Joseph, et un sur dix Jésus. Jacques était un peu moins fréquent. A. Lemaire pense que, sur les 80 000 ayant vécu dans la région, il ne pouvait pas y avoir plus d’une vingtaine de Jacques possédant à la fois un père du nom de Joseph et un frère prénommé Jésus. Joseph et Jésus étaient très courants à Jérusalem, en revanche la juxtaposition de trois noms sur un ossuaire est rare et tendrait à prouver qu’il s’agissait de personnages connus. Pour le chercheur français, c’est surtout l’évocation du frère du défunt qui est troublante: « Sur les quelque 2000 à 3000 ossuaires répertoriés, je ne connais qu’un seul autre cas37 où il soit fait mention d’un frère. Il faut une raison spéciale pour qu’on le nomme. C’est cette coïncidence intéressante qui rend très probable l’identification de Jacques et, dans un deuxième temps, de Jésus. Joseph et Jésus étaient deux prénoms très courants à l’époque. Ils étaient portés par 10 à 12% de la population mâle de la ville. Jacques est en revanche plus rare (2 à 3%). Cela posé, l’attribution de cet ossuaire au frère du Christ dépend d’un calcul statistique. C’est pour cela que je dis moi-même que nous n’avons pas de certitude absolue. Il nous reste toujours un petit pourcentage de marge d’erreur. »

Ces explications ne suffisent pas pour nombre de chercheurs38. Robert Eisenman39 doute qu’un membre de la famille du Messie ait appelé Jacques, personnage influent à Jérusalem au Ier siècle, « frère de Jésus » et non pas, plutôt, « Jacques le Juste », ou encore « Jacques le frère du Seigneur », formules plus en accord avec celles des évangiles. De son côté, Steve Mason40 observe: « Comment imaginer qu’un chrétien du Ier siècle se soit contenté d’appeler le Christ ‹Jésus› et non pas ‹Seigneur› ou ‹Messie›, surtout si l’on sait que Jésus (Yeshu) est le diminutif de Josué (Yehoshua), comme Bob celui de Robert! Même Flavius Josèphe, qui n’est pas chrétien, évoque ‹Jacques, frère de Jésus, dit le Christ›. En outre, les frères n’étaient mentionnés sur les épigraphes funéraires que pour deux raisons: soit ils étaient inhumés ensemble, soit le frère survivant donnait l’inscription en signe d’amour pour son frère défunt. A supposer que l’inscription soit authentique, Jésus en serait le donateur. Ce qui ne fonctionne pas dans le cas qui nous occupe, puisque Jésus était déjà mort. Reste le nom même de Joseph. Et c’est un vrai mystère, dans la mesure où Joseph n’était pas connu universellement comme étant le père de Jésus. Il ne devient vraiment important dans la tradition que beaucoup plus tard, après le Ier siècle. »

III. Les implications historiques et théologiques

D’autres experts restent plus prudents en rappelant que Jésus était encore peu connu dans la région avant 70. « Il s’agit d’une extrapolation », estime l’abbé E. Puech41. « La juxtaposition des trois noms est rare mais pas unique, rien ne prouve qu’il s’agisse de personnes très connues et certainement pas que Jacques soit le fils de Joseph et Marie », conclut le savant français. « Ce n’est plus de la science, ni du travail d’historien, mais du roman ou du business. » E. Puech crie à la fraude; il avoue cependant dans une interview: « Concernant l’authentification de l’inscription, je fais confiance à Ada Yardeni, l’excellente paléographe qui en a fait la transcription. Toutefois, je me porte en faux contre l’interprétation de Lemaire, car il ne peut être question du Jésus de la Bible. »

Le jésuite Jean-Noël Alleti, éminent spécialiste d’exégèse du Nouveau Testament, professeur à l’Institut pontifical de Rome, fait la même réserve qu’E. Puech. Le père Alleti relance la relation de parenté existant entre les trois personnes. Ce Jésus est-il le frère de Jacques ou celui de Joseph? S’agit-il vraiment de Jésus de Nazareth? Quant à Jacques, il serait, selon la tradition, un cousin de Jésus42. Mais qu’en est-il exactement de ces liens de parenté?

Il existe trois traditions chrétiennes. La première rapporte que Jacques est un frère à part entière de Jésus; ils ont les mêmes parents (Joseph et Marie). Cette orientation néotestamentaire est aussi celle de Tertullien, Hégésippe, et celle de l’ensemble de la communauté protestante. Ensuite, une seconde tradition regarde Jacques comme le fruit d’un précédent mariage. Celui-ci serait donc un demi-frère de Jésus. Cette opinion prévaut chez Origène et Eusèbe. Elle se retrouve dans le Protévangile de Jacques et elle constitue l’interprétation dominante de l’Eglise orthodoxe. Enfin, Jacques peut être aussi simplement le cousin de Jésus, fils du frère de Joseph prénommé Clopas. Clopas aurait fondé une famille avec Marie (celle qui se tenait au pied de la croix) et ils auraient eu Jacques, Joseph, Simon, Jude, Salomé et Marie. Cette exégèse est celle, entre autres, de Jérôme, à laquelle se rattache l’Eglise catholique romaine.

L’établissement du lien de parenté entre Jésus et Jacques contrarie les exégètes catholiques. Bien qu’évoquée explicitement dans la Bible (Mt 13:55-56; Ga 1:18-19; la mère et les frères de Jésus Mc 3:32), cette fraternité a, en effet, ensuite été remise en cause pour préserver le dogme de la virginité perpétuelle de Marie. Au sein de l’Eglise catholique, la virginité mariale est une vérité de foi: le concile du Latran (649) confessait « la virginité réelle et perpétuelle de Marie, même dans l’enfantement du Fils de Dieu fait homme ». La nouvelle dérange l’Eglise catholique. « Que Jésus ait eu un frère ne choque pratiquement plus aucun spécialiste, explique Pierre-Antoine Bernheim43, membre de la SBL, mais depuis Jérôme, au IVe siècle, le dogme catholique considère que Marie et Joseph sont restés vierges toute leur vie. Pour l’Eglise, Jacques ne peut donc être qu’un cousin et ce, malgré la mention de trois autres frères dans les évangiles. » Mais d’où vient cette conception virginale? Qu’est-ce qui a conduit à promulguer ce dogme de la virginité perpétuelle?44

Les pères apologistes mentionnent la conception virginale de Jésus: Ignace d’Antioche45, Aristide d’Athènes46, Justin martyr47 et Irénée de Lyon48. Ce dernier met l’accent sur l’obéissance de Marie pour l’opposer à la désobéissance d’Eve. Mais nulle part l’évêque de Lyon estime que Marie est demeurée vierge après l’annonciation et jusqu’à la fin de ses jours. Les textes des apologistes n’offrent que des données fragmentaires pour notre sujet. Un certain nombre de concepts sont en circulation, et la virginité dite plus tard ante partum49est considérée comme un fait acquis.

Tertullien croit à la conception virginale de Jésus50 mais il présente l’enfantement du Sauveur comme normal, et sa mère comme une femme qui a eu plusieurs enfants51. Clément d’Alexandrie approuve la virginité in partu52et semble agréer la virginité post partum, mais c’est moins clair53. Origène, quant à lui, s’inspire des vues de certains ascètes de son temps adonnés à la pratique de la virginité. Pour eux, Marie n’aurait su partager la couche d’un homme, après que la Puissance du Très-Haut l’eut couverte de son ombre. Origène ajoute même que, selon lui, Marie a été entre les femmes les prémices de la virginité, tout comme Jésus l’a été parmi les hommes54. Eusèbe de Césarée n’admet pas que les frères du Seigneur aient été des fils de Marie. Il est le premier, à notre connaissance, à l’appeler la « Sainte Vierge »55. Jusqu’à la fin du IIIe siècle, une certaine liberté est laissée à l’intérieur de l’Eglise pour se représenter la Vierge comme on voulait, exception faite pour la conception virginale.

Alexandre d’Alexandrie (mort en 328) emploie le titre de Théotokos (mère de Dieu)56 comme une expression en usage. Athanase prône la virginité post partum et décrit la vie de la Vierge en vue d’enflammer les vierges chrétiennes pour imiter ce modèle unique57. Basile de Césarée et les Eglises de sa région ne tiennent pas la virginité perpétuelle pour un dogme, même si un mouvement se dessine pour cette doctrine. Epiphane de Salamine infléchit l’opinion dans ce sens. Au début du IVe siècle, il attribue à Marie pour la première fois le titre de « toujours vierge » (aeiparthénos). Jean Chrysostome est convaincu que Marie est restée vierge sa vie durant. Il présente son opinion comme une déduction de l’Ecriture58 tandis que la virginité ante partum lui apparaît comme enseignée proprement dans le texte sacré59 (c’est à peu de chose près la position de Basile).

Du milieu à la fin du IVe siècle, le problème de la virginité de Marie va déclencher des discussions interminables jusqu’au concile d’Ephèse (431). Hilaire de Poitiers60, Zénon de Vérone61 prennent position en faveur de la virginité post partum. Ambroise de Milan consacre un petit opuscule62 à la mère de Dieu, demeurée à jamais vierge. Ce portrait puise ses sources dans l’ascétisme chrétien (l’isolement des vierges aristocratiques comme sa sœur Marcelline, à qui il dédie ce fascicule) et le traité d’Athanase (De Incarnatione Verbi). Jérôme rédige son Adversus Helvidium comme un pamphlet pour rétablir la fortune de l’ascétisme et accréditer définitivement les thèses de la virginité post partum. Augustin se fait l’héritier de cette théologie mariale en expliquant que Marie a voué sa virginité à Dieu avant de savoir ce que celui-ci attendait d’elle63. Ce qui paraît avoir marqué l’évolution du concept de virginité perpétuelle, c’est une action lente de l’ascétisme chrétien. On pourrait penser que cet attrait spontané que les renonçants pouvaient éprouver à se représenter Marie à l’image de ce qu’ils étaient eux-mêmes a été le moteur de cet engouement marial64. Rien que de très naturel en cela. Nous discernons avec plus de facilité ce qui nous importe, plutôt que ce qui nous est indifférent. Cette tendance générale à l’ascèse sexuelle explique en partie la constitution progressive de la doctrine mariale65. Cependant, pour être exact, on enregistre un certain décalage entre l’Orient et l’Occident. Les Latins ont une avance marquée sur les Pères grecs. Ils adhèrent, pour l’ensemble, à la doctrine mariale. En Orient, rien n’est encore acquis. Il reste des opposants qu’on ne retranche pas toujours d’autorité du sein de l’Eglise pour ce fait même. Il faut attendre le concile d’Ephèse (431) pour harmoniser la situation66.

Vers 428, Nestorius relance le débat en contestant le titre de Théotokos et en préconisant Christotokos, Mère du Christ, seul titre approprié selon lui. Le concile d’Ephèse va mettre un terme à cette querelle:

« De deux natures union s’est faite [dans l’Incarnation]. C’est pourquoi unique est le Christ, unique le Fils, unique le Seigneur que nous confessons. En raison de cette notion d’union indissoluble, nous confessons que la Sainte Vierge est Mère de Dieu, pour ce fait que Dieu le Verbe s’est fait chair, s’est incarné et dès l’Incarnation s’est uni à lui-même le temple [de chair] qu’il a assumé de [Marie]. »67

Cyrille d’Alexandrie précise que le Logos, devenant chair, doit être compris comme participant de la chair et du sang de la même manière que nous: il est donc bel et bien venu au monde comme un homme issu d’une femme, mais sans avoir abandonné sa divinité; c’est pourquoi le nom de Théotokos s’explique, non pas dans le sens que la nature du Logos ou sa divinité auraient tiré leur origine de la Sainte Vierge, mais dans le sens que d’elle fut enfanté le saint corps animé d’une âme rationnelle68. Cette condamnation de Nestorius rendit officiel le titre de Théotokos, qui n’a plus jamais été contesté dans le catholicisme romain. Le résultat le plus direct du concile fut l’extension du culte et de la liturgie marials. La virginité perpétuelle semble consacrée en même temps que la maternité divine. Hérétiques et orthodoxes s’accordent donc sur ce chapitre, quand bien même ils ne trouvaient, c’est Anastase le Sinaïte qui en fait la remarque69, aucun témoignage de l’Ecriture qui justifiât expressément leur croyance. Le troisième canon du concile du Latran (649) consacre la croyance de l’Eglise entière en Marie toujours vierge.

« Si quelqu’un ne confesse pas, selon les saints Pères, en un sens propre et véritable, Mère de Dieu, la sainte, toujours vierge, et immaculée Marie, puisque c’est en un sens propre et véritable Dieu Verbe lui-même, engendré de Dieu le Père avant tous les siècles, qu’elle a, dans les derniers temps, conçu du Saint-Esprit sans semence et enfanté sans corruption, sa virginité demeurant inaltérée aussi après l’enfantement, qu’il soit anathème. »70

L’adhésion à ce dogme était acquise dans les esprits avant qu’Augustin disparût de ce monde. Ce concile ne faisait qu’entériner les vues que Léon le Grand avait proposées dans son Tome à Flavien. Quelques discussions sur les particularités de l’enfantement virginal se sont élevées au IXe siècle avec Ratramne et Paschase Radbert et au XIVe siècle avec Durand de Saint-Pourçain71. La Réforme a remis en cause, elle aussi, le dogme mais la question a été considérée comme définitivement réglée dans l’Eglise latine après Latran (649).

Au terme de ce rapide tableau de l’histoire d’un dogme, il faut aussi mentionner l’importance exceptionnelle des apocryphes dans l’évolution des mentalités conduisant à l’élaboration de la virginité perpétuelle. A partir du IIe siècle, se développent, autour du thème de la maternité virginale, des récits qui constituent, selon Philippe Borgeaud72, le correspondant chrétien des traditions relatives à la naissance miraculeuse d’Attis, elle aussi attestée à partir du IIe siècle. Le motif de la virginité de Marie lors de l’accouchement, tel qu’il apparaît dans L’Ascension d’Isaïe, appartient à une tradition qui remonte avant la fin du Ier siècle73. Marie, épouse vierge de Joseph, découvre tout à coup, à côté d’elle, un petit enfant. Elle en est troublée, « puis son ventre se trouve comme auparavant »74. A-t-elle accouché ou non? Le texte, teinté de docétisme, ne permet pas de répondre clairement à la question75. Un texte de peu postérieur76, le Protévangile de Jacques (nativité de Marie), montre que le Christ naît d’un réel accouchement, et non pas d’un faux-semblant comme le voudrait par exemple le docétisme. Mais il s’agit d’un accouchement indissociable du paradoxe de la virginité. L’Evangile de l’enfance du pseudo-Matthieu est un remaniement latin du texte grec du Protévangile de Jacques. L’Epître des apôtres77 (rédigée entre 160 et 170) comme L’Apocryphe d’Ezéchiel78tentent de présenter l’enfantement de Jésus comme miraculeux dans sa réalité d’enfantement. Ces apocryphes auraient influencé la pensée de Clément d’Alexandrie. Ces idées se sont répandues en milieu populaire où les récits merveilleux faisaient recette. Le gnosticisme montant a favorisé cette littérature ésotérique. L’Apocryphe de Zacharie a marqué Origène dans son commentaire de Matthieu. Au cours du IIIe siècle, l’influence des apocryphes s’est accrue en faveur de la virginité post partum. La dormition de Marie du pseudo-Jean79 proclame très clairement la doctrine de la virginité mariale (ante, in, post partum). Cette littérature a lancé des idées et des hypothèses. L’idée, quand en fin de compte elle a été agréée, ne l’a pas été parce que émise par un texte apocryphe, mais parce que reconnue acceptable par le sens chrétien d’un point de vue théologique.

Il faut laisser aux idées nouvelles le temps de s’intégrer dans la tradition chrétienne du IVe au VIIe siècle. L’Eglise syncrétiste de l’âge d’or de la patristique a assimilé des influences païennes dans son culte et sa doctrine: son universalisme (katholikos) tient à son imprégnation de la philosophie de l’époque et de certains cultes païens. Le culte marial est dérivé de cultes païens des déesses vierges. Sans remettre en cause l’originalité des récits évangéliques qui ne sont pas l’écho de mythes païens, on peut raisonnablement penser que le développement ultérieur du culte marial a subi des influences païennes80. Au VIIIe siècle, Jean Damascène, dans ses Homélies sur la dormition de la Vierge, met en garde contre de possibles confusions et précise que la fête chrétienne adressée à la Mère de Dieu doit se dérouler sans les flûtes et les corybantes de la « Mère des dieux pseudonymes »81. Constantin lui-même met en place un dispositif favorable à de telles confusions82. Le gnosticisme a grandement aidé à la transposition des réalités chrétiennes en mythologie.

Ce dogme de la virginité perpétuelle de Marie s’est construit doucement du IIe au Ve siècle et n’appartient pas à la tradition directement néotestamentaire. Il est clair qu’une telle lecture confortera les protestants dans leur interprétation plus rationnelle des textes, celle qui admet que Marie et Joseph ont pu avoir plusieurs autres enfants après Jésus. Elle contentera aussi les orthodoxes qui considèrent qu’il s’agit là de demi-frères issus d’un premier mariage de Joseph. Si on arrive à identifier le Jacques de l’inscription de l’ossuaire avec le frère de Jésus-Christ, fils de Joseph et Marie, cela remettrait en cause cette notion virginale de Marie mais non point le culte marial, qui est une institution séculaire faisant partie de la dévotion catholique romaine à part entière83. Cette découverte si controversée pourrait-elle aussi remettre en cause l’existence historique de Jésus-Christ?

Il est vrai que cette découverte suscite maints débats. La polémique est ouverte et va continuer encore entre spécialistes. Si l’on se rend compte, dans quelques mois, qu’il était prématuré de rapprocher ces trois noms (sur l’ossuaire) des personnages bibliques connus, cela ne remettrait pas en cause, pour autant, l’existence du Christ. Précisons, au passage, avec A. Lemaire que « la presse a parfois présenté cette inscription comme la ‹preuve› de l’existence de Jésus. Cette interprétation n’est pas exacte car l’identification est un problème de probabilité et surtout, parce que l’historicité de Jésus ne fait pas de doute pour un historien sérieux qui peut s’appuyer sur la tradition littéraire convergente du Nouveau Testament, de Flavius Josèphe et d’auteurs classiques du IIe siècle. Il reste que c’est autre chose de connaître quelqu’un par le biais d’une tradition littéraire et autre chose de voir son nom gravé dans la pierre une trentaine d’années après sa mort. »

En effet, l’ossuaire n’est pas l’unique attestation de son existence historique. Les preuves sont nombreuses. Les quatre évangiles retracent la vie du Christ en insistant chacun à sa manière sur une facette de sa personne. Mais les preuves non chrétiennes existent aussi. Le seul témoignage juif est apporté par Flavius Josèphe (mort en l’an 100). Dans son Testimonium Flavianum (Antiquités juives 18, 3, 3), il rapporte le martyre de Jacques, « frère de Jésus, dit le Christ », condamné à mort par le tribunal juif en l’an 62 (cf. Antiquités juives 20, 197-203). C’est la première attestation non chrétienne de l’existence de Jésus. Elle date de 93-94 et les critiques en reconnaissent l’authenticité textuelle, à la différence du livre XVIII, probablement retouché par des scribes chrétiens: « A cette époque-là, écrit Josèphe, il y eut un homme sage nommé Jésus dont la conduite était bonne. Pilate le condamna à être crucifié et à mourir […]. Mais ses disciples racontèrent qu’il leur apparut trois jours après sa crucifixion et qu’il était vivant. »

Du côté romain, trois écrivains – Pline le Jeune, Tacite et Suétone – parlent du Christ à propos des démêlés des premiers chrétiens avec les autorités impériales. Préfet d’Asie Mineure, Pline le Jeune informe Rome, vers 112, de mesures prises contre les disciples de Jésus « qui chantent entre eux un hymne à Christ comme à un dieu ». Plus tard (vers 116), l’historien Tacite mentionne aussi dans ses Annales (XV, 44, 3) la « détestable superstition […] au nom d’un Christ que, sous le principat de Tibère, le procurateur Pilate avait livré au supplice ». Enfin, dans sa Vie des douze césars, Suétone, vers 120, parle du Christ comme d’un personnage séditieux.

En bref, que pouvons-nous dire? La découverte de l’ossuaire pose, en résumé, deux problèmes aux archéologues: d’une part, le texte serait écrit par deux mains différentes à des époques séparées; ce qui mettrait en cause l’authenticité de l’inscription. D’autre part, l’origine mystérieuse du lieu d’extraction de l’ossuaire laisse les spécialistes dubitatifs sur la crédibilité de la découverte. Une méfiance plane sur les véritables intentions du collectionneur Oded Golan. Les controverses houleuses du colloque annuel de la SBL (23 et 24 novembre 2002) n’ont apporté aucun point final au débat qui reste ouvert dans trois directions: la nature même de l’ossuaire (affiner la recherche au niveau des matériaux, de la patine, et préciser le lieu d’extraction), une étude épigraphique plus poussée au niveau paléographique et linguistique, une attention plus particulière portée sur la première partie de l’inscription (« Jacques, fils de Joseph »).

Au-delà de cette découverte hiérosolymitaine, cette étude a permis d’entrecroiser les informations de l’archéologie et de l’histoire. Nous avons évalué le tribut de l’archéologie à la Bible: l’apport des données néotestamentaires et patristiques a permis d’identifier les noms gravés sur l’ossuaire. Il s’agirait de Jacques, fils de Joseph et Marie, frère de Jésus-Christ. Nous avons apprécié aussi le tribut de la Bible à l’archéologie: l’apport épigraphique dans la confirmation d’un récit biblique. Cet ossuaire nous apporte la preuve matérielle des liens de parenté de Jésus avec ses parents, ses frères et sœurs. Enfin, nous avons exhibé un cas où l’archéologie et la tradition chrétienne s’opposent: l’inscription remettrait en cause le dogme de la virginité perpétuelle de Marie.

L’enquête archéologique sert à compléter ou à rectifier les textes. Dans le cas d’une contradiction entre l’information textuelle et l’information archéologique (ici épigraphique), la seconde a toute chance d’être plus digne de créance que la première. Encore faut-il, dans le cas qui nous occupe, que l’identification onomastique soit juste. La finalité de l’archéologie est donc claire: cette discipline contribue hic et nunc à l’histoire d’autre chose que celle des vestiges matériels tenus alors seulement pour témoins; elle participe à l’élaboration d’une meilleure connaissance de l’histoire du christianisme ancien84. En effet, cette inscription est un des premiers exemples concrets de l’emploi de l’araméen dans la communauté judéo-chrétienne. Elle nous convie à analyser de nouveau les « aramaïsmes » néotestamentaires qui percent sous la koinè.

Addenda

Au moment où notre texte part chez l’imprimeur, nous apprenons l’apport de trois articles intéressants pour notre contribution; nous les mentionnons à défaut de les intégrer dans le corps du texte :

  • Sophie Laurant & Jean-Luc Pouthier, « Une inscription controversée », Le Monde de la Bible 149 (mars/avril), 2003, 62-65. Cet article de synthèse n’apporte rien de neuf au débat et remplace malheureusement l’article tant attendu d’Emile Puech (cf. note 7 supra).

Deux très bons articles concernant la problématique de la virginité perpétuelle :

  • Bernard Meunier, « Ambroise et Amphiloque » in Madeleine Piot (éd), Regards sur le monde antique. Hommages à Guy Sabbah, (Lyon : Presses Universitaires, 2002), 187-195. Il voit dans un texte d’Amphiloque une source utilisée par Ambroise. A travers cette recherche d’attribution de l’Homélie 2 à Amphiloque, il étudie le thème marial dans l’œuvre d’Ambroise, en cherchant à préciser deux points: Marie a-t-elle eu des rapports conjugaux avec Joseph et a-t-elle pu donner le jour à d’autres enfants, après la naissance de Jésus? Marie a-t-elle perdu ou non les signes de la virginité in partu? C’est une très bonne mise au point.
  • Bernard Pouderon, « La conception virginale au miroir de la procréation humaine », ibid., 229-255. Il s’interroge sur la signification du dogme de la virginité à la lumière des connaissances physiologiques de l’époque. Il tend à montrer comment les premiers Pères ont su adopter les doctrines nouvelles – en particulier celles de Galien – dans les autres domaines de la physiologie tandis qu’ils ont fait preuve d’un conservatisme surprenant dans le domaine de la procréation. Cet article riche abordant la connaissance qu’avaient les Pères de la médecine de leur temps est très éclairant pour comprendre la conception naturaliste ou symbolique de l’enfantement du Fils de Dieu dans la patristique.

* Historien et chercheur, élève de l’Ecole biblique et archéologique française de Jérusalem (abr. EBAF), doctorant à Paris IV-Sorbonne, il collabore, depuis trois ans, à la Nouvelle Segond 21 avec la Société Biblique de Genève, comme réviseur des livres vétérotestamentaires. Spécialiste en patristique, il a publié un livre – Justin, apologiste chrétien (Paris: Gabalda, 2000) – et plusieurs articles dans diverses revues scientifiques européennes.

1Cf. « Histoire et archéologie bibliques », La Revue réformée, 209, (2000/4), 35-50.

2 Nous renvoyons à notre modeste contribution (interview et notice) parue dans l’éditorial de la Nouvelle Segond 21 à la Société Biblique de Genève en mars 2003.

3 Notre reconnaissance s’adresse à Arnaud Sérandour, (ancien élève de l’EBAF) de l’Institut d’études sémitiques au Collège de France, qui a bien voulu nous faire part de ses suggestions dans la relecture définitive de cet article.

4 A. Lemaire, (ancien élève de l’EBAF) directeur d’études en épigraphie hébraÏque et araméenne à l’EPHE. Auteur, entre autres, de l’Histoire du peuple hébreu (Que sais-je? Paris: PUF, 1981, réimp. 2001), il a dirigé Le Monde de la Bible (Folio/Gallimard, 1998) et il a traduit, dans l’Ancien Testament, les livres des Rois avec Laure Mistral pour le compte de la nouvelle traduction de la Bible, parue chez Bayard (août 2001).

5 « Burial Box of James, the Brother of Jesus », Biblical Archaeology Review, 28/6 (2002) nov/déc, 24-33, 70. Cf. aussi l’article mis en ligne: « L’ossuaire de Jacques, frère de Jésus », www.clio.fr (janvier 2003). Nos citations d’A. Lemaire proviennent de ces deux études.

6 L’allusion la plus ancienne à Jésus-Christ remontait jusqu’ici à un fragment grec de l’évangile de Jean sur papyrus datant de 125: le manuscrit Rylands, découvert en 1920 en Egypte, copié, avec le reste de l’évangile, quelque 25-50 ans après la rédaction de l’apôtre à Ephèse. Ce fragment est conservé à la bibliothèque Rylands à Manchester.

7 A. Lemaire a donné une conférence le samedi 8 février 2003 à Paris dans le cadre des rencontres « Clio » (La Maison des Mines, 270, rue Saint-Jacques, Paris 5e). Emile Puech a publié en mars/avril 2003 un article critique dans la revue archéologique française bimestrielle Le Monde de la Bible. Parution en mars 2003 d’un livre: Hershel Shanks & Ben Witherington III, The Brother of Jesus (San Francisco: Harper). Shanks, directeur de Biblical Archaeology Review (abr. BAR) fait le point sur la découverte et la lecture de Lemaire, tandis que Witherington III, spécialiste du Nouveau Testament au Asbury Theological Seminary, analyse les implications de cette interprétation dans notre connaissance de Jésus.

8 L’ornementation d’un ossuaire n’était pas synonyme de richesse et de niveau social élevé. Les spécialistes affirment que le choix d’ossuaires modestes n’était pas non plus un signe de pauvreté de la part du défunt ou de sa famille; cf. Levi Yizhaq Rahmani, A Catalogue of Jewish Ossuaries in the Collections of the State of Israel (Jérusalem: Israel Antiquities Authority, 1994), 11; Y. Magen, The Stone Vessel Industry in the Second Temple Period, Excavations at Hizma and the Jerusalem Temple Mount (Jérusalem: 2002), 132-137.

9 Propos recueillis par Science et médecine (nov. 2002, 12), Le Monde (jeudi 24 octobre 2002, 26, article de Pierre Barthélémy) et Jocelyn Rochat, « Un frère de Jésus nous est donné », L’Hebdo, n. 51, 19 déc. 2002, 60-62.

10 Spécialiste des études juives à la Duke University, s’exprimant à la rencontre annuelle de Toronto en novembre.

11 Cette pratique funéraire en deux temps est bien décrite dans un traité rabbinique (Semahot 12: 9): ce rituel (c’est-à-dire l’acte de recueillir les os) est appelé ossilegium. Il était généralement pratiqué au moins douze mois après l’inhumation primaire permettant au corps de se décomposer dans les caveaux creusés dans le roc de la région de Jérusalem. Cf. le livre de Dov Zlotnick, The Tractate ‘Mourning’ (Semahot): Regulations Relating to Death, Burial and Mourning (New Haven/Londres: Yale Univ. Press, 1966), 82.

12 Pour l’étude paléographique de la période, nous renvoyons à: Ada Yardeni, Textbook of Aramaic, Hebrew and Nabataean Documentary Texts from the Judaean Desert and Related Material. A. The Documents. B. Translation, Paleography, Concordance (Jerusalem: Hebrew Univ., 2000).

13 A. Lemaire, art. cit. (supra, n. 5), 29.

14 Paléographe américaine, historienne des écritures hébraïques.

15 Cf. son bulletin Internet de 10 pages destiné aux spécialistes du judaïsme ancien.

Spécialiste des dialectes araméens à l’université du Wyoming. Cf. son article paru dans Religion Today: « La seconde partie de l’inscription contient deux indicateurs prouvant qu’il s’agit d’une forme d’araméen qui n’a pas été parlée avant le IIe siècle en Galilée. » Le Père Joseph Fitzmyer, éditeur des textes araméens des manuscrits de la mer Morte, est un partisan de l’authenticité et s’oppose aux vues de Flesher. En hébreu, ‘Frère’ s’écrit ah. Dans l’inscription, on trouve ahuy de-; cette même occurrence, au singulier, se trouve dans le texte araméen de l‘Apocryphe de la Genèse (21:34-22:1) – faisant partie des manuscrits de la mer Morte donc antérieure au IIe siècle de notre ère – et sur une autre inscription funéraire; la forme ahuy de- est donc correcte pour l’époque indiquée par Lemaire.

16 Spécialiste des dialectes araméens à l’université du Wyoming. Cf. son article paru dans Religion Today: « La seconde partie de l’inscription contient deux indicateurs prouvant qu’il s’agit d’une forme d’araméen qui n’a pas été parlée avant le IIe siècle en Galilée. » Le Père Joseph Fitzmyer, éditeur des textes araméens des manuscrits de la mer Morte, est un partisan de l’authenticité et s’oppose aux vues de Flesher. En hébreu, ‘Frère’ s’écrit ah. Dans l’inscription, on trouve ahuy de-; cette même occurrence, au singulier, se trouve dans le texte araméen de l‘Apocryphe de la Genèse (21:34-22:1) – faisant partie des manuscrits de la mer Morte donc antérieure au IIe siècle de notre ère – et sur une autre inscription funéraire; la forme ahuy de- est donc correcte pour l’époque indiquée par Lemaire.

17 Archéologue de l‘Israël Antiquities Authority (IAA).

18 Professeur du Dinur Center de l’université hébraïque de Jérusalem.

19 Linguiste et paléographe à l’université Johns Hopkins.

20 Propos recueillis par Patrick Jean-Baptiste, « Un mot de trop, Jésus, faux frère? », Sciences et avenir, déc. 2002, 12.

21 P. Richardson est professeur à l’université de Toronto, auteur du livre récent: Herod, King of the Jews, and Friend of the Romans (Columbia SC: University of South Carolina Press, 1996, rééd. 1999).

22 Propos rapportés par John Noble Wilford, « Questions about ‘Jesus’ ossuary », International Herald Tribune, 5 déc. 2002, 10.

23 Historien de l’art, professeur des universités Rutgers et Princeton, directeur du Roman Catholic News.

24 Interview rapportée par John Noble Wilford, « Questions about ‘Jesus’ ossuary », International Herald Tribune, 5 déc. 2002, 10

25 Article du 4 novembre 2002 (61-62) avec les reportages de Andrea Dorfman (Washington), Matt Rees et Matthew Kalman (Jerusalem) et Tala Skari (Paris).

26 Ha’aretz, 4 nov. 2002.

27 Israel Antiquities Authority (abr. IAA) est l’équivalent d’un ministère archéologique. Selon la loi sur la sauvegarde du patrimoine archéologique, tout objet ancien acquis après 1978 revient de droit à l’Etat d’Israël. En conséquence de quoi, l’IAA est dotée d’un pouvoir de police auprès des collectionneurs et des antiquaires.

28 Il ne s’agirait pas de M. Fotah, antiquaire arabe de Jérusalem, comme annoncé par les médias. L’IAA chercherait à identifier un vendeur complice.

29 Langue parlée en Syrie et en Palestine au début de notre ère. L’inscription reprend l’écriture araméenne se substituant à l’écriture paléo-hébraïque au moment de l’exil babylonien au VIe siècle avant notre ère.

30 Bibliographie dans: John Painter, Just James. The Brother of Jesus in History and Tradition (Minneapolis, Minnesota: coll. Studies on Personalities of the New Testament, Fortress Press, 1999. Cf. aussi l’article (en hébreu) de Oded Ir-Shai intitulé « The Jerusalem Church – from a Church of the Circumcised to a Church of Goyim », publié dans l’ouvrage collectif The Jerusalem Book – The Roman and Byzantine Period chez Yad Ben Tzvi en 1999).

31 Ne pas confondre cette littérature clémentine avec Clément de Rome, l’auteur de l’épître aux Corinthiens (dans la littérature apostolique) et de la deuxième épître à la même église et qui est, en fait, l’homélie la plus ancienne conservée. Une littérature apocryphe ultérieure a été placée sous le patronage de Clément. Le héros du roman des Reconnaissances se nomme Clément, est évêque de Rome et a des liens de parenté avec la famille des Césars. La légende prend le pas sur la réalité historique mais il n’y a aucun lien entre le père apostolique et le célèbre cousin de l’empereur Domitien, le consul Flavius Clemens (exécuté en 95/96 pour crime de judaïsme). Les apocryphes clémentins ou les écrits pseudo-clémentins désignent deux textes: les Homélies et les Reconnaissances composées au IIIe siècle. Certains passages sont imprégnés d’un judéo-christianisme (cf. VIIIe homélie, par exemple); dans la fiction, Pierre et Clément sont en relation étroite avec Jacques. Au cours du IIIe siècle (époque de la première rédaction de ces écrits; début IVe siècle pour la composition finale qui a donné leur forme actuelle aux textes), il y eut comme un renouveau du christianisme judaïsant. Cf. Oscar Cullmann, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin (Paris: 1930); G. Strecker, Das Judenchristentum in den Pseudo-Clementinen (Berlin: 1958); H. J. Schoeps, Das Judenchristentum (Berlin: 1964); M. Simon & A. Benoit, Le judaïsme et le christianisme antique (Paris: PUF, 11968, 31991), 258-274; B. Pouderon, « La littérature pseudo-épistolaire dans les milieux juifs et chrétiens des premiers siècles: l’exemple des pseudo-clémentines », Epistulae Antiquae (Leuven/Paris, 2000), 223-241; idem, « Aux origines du roman pseudo-clémentin. Prototype païen, refonte judéo-hellénistique, remaniement chrétien » in Simon Mimouni (ed.), Le judéo-christianisme dans tous ses états (Paris: Cerf, 2001), 231-256; idem, « Homélies pseudo-clémentines (collectif) » in Ecrits apocryphes chrétiens, t. 2, (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2003), sous presse.

32 Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique (abr. HE), 2, 23, 2.

33 Le naziréat est une institution ancienne selon laquelle le nazir (ou naziréen) se vouait à Dieu pour une période déterminée en respectant un certain nombre de règles (ne pas se couper les cheveux, s’abstenir de vin, ne pas toucher un cadavre…). Certains nazirs furent consacrés dès leur naissance comme Samson, Samuel, Jean-Baptiste. D’après Hégésippe, dans ses Mémoires, au cinquième livre (écrit des temps apostoliques connu par les citations d’Eusèbe), Jacques aurait été nazir consacré dès le sein de sa mère (cf. Eus., HE 2, 23, 5).

34 Marcel Simon, Verus Israël [étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’empire romain 135-425] (Paris: De Boccard, 11948, 31983), 304.

35Eusèbe, HE 2, 23, 18. Cf. F. M. Abel, « Mélanges II. La sépulture de saint Jacques le mineur », Revue Biblique, 28 (1919), 480-499.

36 Historien juif de l’époque (Antiquités juives 20, 9, 1) qui impute la mort de Jacques au grand-prêtre Ananos, blâmé même par les légalistes et destitué ensuite sur leur demande par Agrippa. Cf. les citations de Josèphe rapportées par Eusèbe in HE 2, 23, 21-24.

37Cf. Rahmani, Catalogue, n. 570; R. Hachlili, « Names and Nicknames of Jews in Second Temple Times » in D. Amiran (ed), A. J. Brawer Memorial Volume (Jérusalem, 1984), t. Eretz-Israel 17.

38Cf. l’article critique des thèses de Lemaire: Patrick Jean-Baptiste, « Un mot de trop, Jésus, faux frère? », Sciences et avenir, déc. 2002, 7-12.

39 Professeur des religions moyen-orientales à l’université de Californie (Long Beach). Cf. son article, Los Angeles Times du 30 octobre 2002.

40 Professeur à l’université d’Oxford.

41 Professeur à l’EBAF, épigraphiste, paléographe, directeur de recherche au CNRS, un des grands spécialistes des études qumrâniennes.

42 L’expression « frère » (ah) a plusieurs sens dans les langues sémitiques. En Israël, à l’époque, comme dans tout l’Orient, les enfants vivant sous un même toit étaient tous « frères » même s’ils n’étaient que simples cousins. Le mot ah qui veut dire « frère » signifie aussi « cousin ». Notons tout de même que la Septante emploie beaucoup plus souvent le mot « frère » (adelphos) que celui de « cousin » (anepsios).

43 Cf. son livre: P.-A. Bernheim, James, Brother of Jesus (Londres: SCM Press, 1997); il existe une traduction française: Jacques, frère de Jésus (Paris: Noesis, 1999). Bernheim reprend la polémique déclenchée par Jacques Duquesne: Jacques est un fils de Joseph et de Marie, un frère de Jésus et non un cousin. Il nous dépeint une nouvelle vision des débuts de l’Eglise, non pas celle de l’orthodoxie qui triomphera, mais celle de ceux qui n’allaient pas dans le sens de l’Histoire. Pour d’autres ouvrages récents sur la question: François Refoulé, Les frères et sœurs de Jésus: frères ou cousins? (Paris: Desclée de Brouwer, 1995); Robert Eisenman, James the Brother of Jesus [the Key to Unlocking the Secrets of Early Christianity and the Dead Sea Scrolls] (New-York: Penguin USA, 1998); Bruce Chilton & Craig A. Evans (eds), James the Just and Christian Origins (Leyde/Boston/Köln: coll. Supplements to Novum Testamentum 98, E. J. Brill, 1999). Il existe une recension de ces ouvrages: Paul-Hubert Poirier, « Jacques, le frère de Jésus, dans trois livres récents », Laval théologique et philosophique, 56/3 (2000), 531-541.

44 Notons au passage que, dans le Nouveau Testament, la personne de la Vierge n’est nulle part mise au premier plan. Les premiers témoignages des pères apostoliques ne démentent en rien cette impression. On n’insiste que sur la conception virginale de Jésus. Pour aller plus loin: cf. Robert G. Gromacki, The Virgin Birth (Kregel: Publications, 2002); J. McGuckin, « The Paradox of the Virgin Mother », Maria-Journal of Marian Theology, 3, (2001), 5-23; J. Gresham Machen, Virgin Birth of Christ (James Clarke Company, 2000); Gerd Lüdemann, Virgin Birth? The Real Story of Mary and Her Son (Londres: Trinity Press International, 1998); Luigi Gambero, Maria nel pensiero dei Padri della Chiesa (Milan: 1991); G. Jouassard, « Marie à travers la patristique: maternité divine, virginité, sainteté » in Hubert du Manoir (éd), Maria, études sur la Sainte Vierge (Paris: Beauchesne, 1949), t. 1, 71-157.

45 Smyrn., 1, 1 à cp. avec Ep, 7: 2; 18: 2; 19: 1; Magn., 11; Tral., 9, 1.

46 Apol., 2. Il semble qu’Aristide aurait écrit dans le cas que Jésus-Chirst « est né d’une vierge juive ».

47 Dial., 48, 2-4; 100, 4-6; 105, 1.

48 Adv. Haer., III, 22, 3-4; V, 19, 1. Cf. deux thèses de doctorat: J. Garçon, La mariologie de saint Irénée (Lyon, 1932); B. Przybylski, De Mariologia Sancti Irenaei Lugdunensis (Rome, 1937).

49 Cette terminologie, depuis très longtemps classique dans l’Eglise, a pour objet de mettre en évidence que Marie est demeurée vierge non seulement avant que Jésus vienne au monde (ante partum), mais aussi bien dans l’acte même de l’enfantement (in partu), cet acte n’ayant pas eu pour effet de détruire les signes de sa virginité; de même elle est restée vierge après l’enfantement (post partum).

50 Il la tient pour un dogme enseigné par l’Eglise: De praescriptione haereticorum, 13; 27; 44.

51 Cf., par exemple: Adv. Marcionem, 3, 11; 4, 19, 26, 36.

52 Stromates 7 & 16.

53 Cf. l’hypothèse de G. Jouassard, art. cit. (supra, n. 44), t. 1, 82, n. 14.

54 Cette description est faite en utilisant les passages suivants: Com. s. Mt, 10:17; Hom. s. Luc 7 & 8: Com. s. Jean 1:6. Cf. C. Vagaggini, Maria nelle opere di Origene (Rome, 1942).

55 Commentaire sur les Psaumes, Ps 68: 9.

56 Les auteurs des IIe et IIIe siècles tenaient Marie pour la mère du Sauveur. Par ailleurs, ils considéraient celui-ci comme Dieu. De là à nommer mère de Dieu celle à qui Jésus devait le jour, il n’y avait qu’un pas.

57 De Incarnatione Verbi, 17. Athanase fait découvrir cette nouvelle forme d’ascétisme à l’Occident lors de ses exils successifs. C’est dans ce sens qu’il a rédigé, par ailleurs, sa fameuse Vie de saint Antoine pour faire connaître aux Latins le monachisme égyptien.

58 In Mt. Hom., 5, n. 2-3.

59 Ibid.

60 Com. s. Mt., 1, n. 3-4. Commentaire rédigé en 356.

61 Lib. 1, Tract. 5, 3; 13, 10; Lib. 2, Tract. 8, 2; 9, 1.

62 De virginibus ad Marcellinam. Ambroise composera quelques années plus tard (vers 393) le De institutione virginis. Cf. A. Pagnamenta, La Mariologia di S. Ambrogio (Milan, 1932).

63 Cf. De bono conjugali; De sancta virginitate.

64 Cf. Joseph Turmel, Histoire des dogmes (Paris: 1932), t. II, 430 sq.

65 Peter Brown, Society and the Holy in Late Antiquity (Londres: Faber & Faber, 1982), il existe une traduction française d’Aline Rousselle: La société et le sacré dans l’Antiquité tardive (Paris: Seuil, 1985); idem, The Body and Society: Men, Women, and Sexual Renunciation in Early Christianity (New York: Columbia University Press, 1988), il existe une traduction française de P.-E. Dauzat et Chr. Jacob: Le renoncement à la chair, virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif (Paris: Gallimard, 1995); Aline Rousselle, Porneia. De la maîtrise du corps à la privation sensorielle. IIe-IVe siècle de l’ère chrétienne (Paris: 1983).

66 Fliche & Martin, Histoire de l’Eglise (Paris: Bloud 1939), t. 4, 163-196; Charles Pietri & André Vauchez, Histoire du christianisme (Paris: Desclée, 1995), t. 2 « Naissance d’une chrétienté (250-430) ».

67 E. Schwartz, Acta conciliorum oecumenicorum (Berlin: Leipzig, 1922-1929), t. 1, 70, l. 19-22.

68 Ioli Kalavrezou, « Images of the Mother: When the Virgin Mary Became Méter Theou », Dumbarton Oaks Papers, 44, (1990), 165-172.

69 Hodègos, 1.

70 H. Denzinger, Symboles et définitions de la foi catholique (Paris: DS 44, Cerf, 1997), 16.

71 Cf. J. Turmel, Histoire des dogmes, t. II, 1932, 448-451.

72 Ph. Borgeaud, La mère des dieux, de Cybèle à la Vierge Marie (Paris: Seuil, 1996), 174.

73 Cf. Enrico Norelli, « Avant le canonique et l’apocryphe: aux origines des récits de la naissance de Jésus », Revue de Théologie et de Philosophie, 126, (1994), 305-324; id., L’Ascensione di Isaia. Studi su un apocrifo al crocevia dei cristianesimi (Bologne: 1994); R. Bauckham, « The Ascension of Isaiah: Genre, Unity and Date » in Id., The Fate of the Dead. Studies on the Jewish and Christian Apocalypses (Leyde/Boston/Köln: 1998), 363-390.

74 Asc Is, 11, 1-22; cf. F. Bovon & P. Geoltrain (éds), Ecrits apocryphes chrétiens (Paris: Pléiade, Gallimard, 1997), t. 1, 541-543 (abr. EAC).

75 Mario Erbetta, Gli Apocrifi del Nuovo Testamento (Casale Monteferrato: 1981), vol. 3, 202 note à 11, 7.

76 Ce texte transmis en grec, syriaque, et arménien, date (au niveau de sa composition) de la seconde moitié du IIe siècle; pour plus de détails: EAC, 73-80; E. de Strycker, La Forme la plus ancienne du Protévangile de Jacques. Recherches sur le papyrus Bodmer 5 avec une édition du texte grec et une traduction annotée (Bruxelles: Subsidia Hagiographica n. 33, 1961); J.-D. Kaestli, « Le Protévangile de Jacques en latin. Etat de la question et perspectives nouvelles », Revue d’Histoire des Textes, 26, (1996), 41-102.

77 Apocryphe connu sous son appellation latine Epistula apostolorum: cf. EAC, 359-392; J.-N. Pérès, L’Epître des apôtres et le Testament de notre Seigneur et notre Sauveur Jésus-Christ, (Turnhout: Apocryphes, 5, 1994).

78 Il s’agit d’un apocryphe sur l’origine duquel on discute (on ne sait s’il est chrétien ou juif) et dont nous n’avons que des fragments, généralement minimes. L’un de ceux-ci vise un être qui aurait enfanté et n’aurait pas enfanté. Très tôt, ce fragment a été interprété dans le sens de la virginité in partu de Marie: cf. K. Holl, Gesammelte Aufsätze zur Kirchengeschichte (Tubingue: 1928), t. 3, 36 et 41-42.

79 Apocryphe daté de la fin du Ve et tout début VIe siècle. La dormition de Marie (mort sans résurrection: l’âme de Marie placée au ciel, le corps enterré transféré au paradis trois jours après) et son pouvoir d’intercession remplissent ce texte. Notons que la doctrine de l’intercession est présente sous sa forme embryonnaire. La résurrection ou l’immortalité viendront plus tard avec la croyance en l’Assomption. Cf. EAC, 165-188; S. C. Mimouni, Dormition et assomption de Marie. Histoire des traditions anciennes (Paris: 1995), 118-127.

80 Notons toutefois deux différences intrinsèques entre le culte marial et les cultes de la déesse-mère: le judéo-christianisme exclut toute idée d’un culte divin en dehors du Dieu créateur. Marie n’est donc pas invoqué comme déesse mais comme sainte intercédant pour les fidèles. Ensuite, les cultes des déesses païennes apparaissent comme des religions de la fécondité biologique. Or rien n’est plus étranger au culte marial. Pour plus ample information: cf. Jean Daniélou, « Le culte marial et le paganisme » in Hubert Du Manoir (éd.), Maria, études sur la Sainte Vierge (Paris: Beauchesne, 1949), t. 1, 161-181; E. Neumann, The Great Mother. An analysis of the Archetype (New-York: 1955); Michael P. Carroll, The Cult of the Virgin Mary. Psychological Origins (Princeton: 1986).

81 P. C. Chevalier, La Mariologie de saint Jean Damascène (Rome, 1936).

82 Pour un plus grand développement: cf. Vasiliki Limberis, Divine Heiress. The Virgin Mary and the Creation of Christian Constantinople (Londres/New-York: 1994); Averil Cameron, « The Theotokos in Sixth-Century Constantinople: A City Finds its Symbol », Journal of Theological Studies, 29, (1978), 79-108.

83 Effectivement, nous n’avons envisagé ici que la virginité mariale mais il y a bien d’autres thèmes qui font partie du culte à Marie: la maternité divine, la sainteté, l’assomption, l’annonciation, l’intercession…

84 Il ne faut pas en déduire que l’archéologie serait l’auxiliaire de l’histoire. Elle est une discipline à part entière et n’est pas le parent pauvre de l’histoire-par-les-textes. L’archéologie est une technique d’information analytique. Il existe une situation respective entre les textes et les vestiges archéologiques; il n’y a pas de hiérarchie entre les données testimoniales et les données autopsiques. Les sources textuelles se situent par définition au niveau du langage; les vestiges relèvent de la technique. Pour l’illustration de ce propos, nous renvoyons à notre étude: « Le manuscrit du Dialogue avec Tryphon de Justin Martyr », Bulletin de littérature ecclésiastique, 103/4 (2002), Toulouse, 371-382.

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Portrait de Théodore de Mopsueste http://larevuereformee.net/articlerr/n224/portrait-de-theodore-de-mopsueste Sat, 11 Dec 2010 16:30:44 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=382 Continuer la lecture ]]> Portrait de Théodore de Mopsueste

Sylvain J.G. SANCHEZ*

Nous pourrions prêter à Théodore les lignes que Marrou a consacrées à Augustin: « C’était avant d’étudier historiquement saint Augustin que sa pensée me paraissait relative, curieuse dans sa bizarrerie et son altérité […]. C’est au contraire maintenant que j’ai appris à le connaître et à le comprendre […] que la valeur de sa pensée m’est réellement accessible. »1

Théodore de Mopsueste2 (350-428) appartient à l’âge d’or de la Patristique. Il est contemporain d’Augustin, de Jérôme et il a bien connu Jean Chrysostome. A la différence de ce dernier qui s’intéresse surtout à la pastorale et à l’ascèse, Théodore a une réputation de grand théologien et s’adonne davantage à la spéculation. Il est le plus célèbre représentant de l’école d’Antioche, derrière Diodore de Tarse et Jean « à la bouche d’or » (litt. Chrusos stoma).

Après avoir passé en revue sa jeunesse et les débuts de sa vocation, nous nous attarderons sur les querelles théologiques et sa condamnation posthume. Enfin, nous présenterons sa réhabilitation postérieure.

I. Sa vie et des débuts hésitants

Théodore appartient à une des familles aristocratiques de la grande métropole syrienne3. Il a reçu la même formation classique que son maître Diodore qui dirigeait une communauté près d’Antioche. Maxime, futur évêque de Séleucie, et Théodore ont étudié la rhétorique et la littérature ensemble auprès du célèbre Libanius4: ils ont reçu alors l’enseignement supérieur des sophistes5. C’est là qu’une amitié durable se noue avec Jean Chrysostome. Théodore peut alors s’engager dans la carrière habituelle aux jeunes gens de sa classe. Mais sous l’influence de Jean, il entre dans un groupe ascétique (askètèrion) qui se réunit dans les faubourgs d’Antioche pour mener une sorte de vie commune sous la direction de Diodore, futur évêque de Tarse, et de Cartérius.

Il reçoit le baptême à l’âge de 20 ans. Dans ce groupe d’ascètes, on se consacre à la prière et aux jeûnes, à l’étude biblique et aux exercices spirituels6. Les frères observent le célibat et se soumettent à une pauvreté relative. Ils vivent dans des salles communes, où ils prennent leurs repas et dorment. S’il leur arrive de sortir en ville, ils doivent porter un costume spécial, qui les distingue des séculiers, éviter de s’attarder dans les boutiques, et fuir la conversation des femmes. Ce groupe ascétique mène une certaine vie commune, sans constituer pourtant une institution proprement monastique ou un groupe séparé de fidèles. Dans l’askètèrion, on cherche à unir sagesse chrétienne et culture classique, selon l’idéal exprimé par de nombreux Pères grecs de l’époque. On y cultive une spiritualité qui n’est pas celle des moines mais celle des chrétiens dans le monde. Ces ascètes sont aussi des intellectuels: ils étudient les Livres saints en expliquant d’abord les épîtres pauliniennes et le Pentateuque, puis le psautier de David et les prophètes, pour finir par les évangiles7.

Au cours de cette période, Théodore a fait probablement une retraite plus sévère dans les montagnes qui avoisinent Antioche. Mais son ardeur ne le soutient pas longtemps. Après trois mois de vie ascétique, il retourne dans le monde8. Ce retour à la vie profane est dû sans doute à une intervention étrangère. Théodore traverse donc une crise de foi et la tentation de tout arrêter est grande. Il quitte l’askètèrion pour s’occuper des affaires paternelles et songe même à se marier (il tombe amoureux d’une belle jeune femme nommée Hermione) et à devenir avocat. Nous avons un témoignage de cette période par la correspondance de Jean Chrysostome et Théodore de Mopsueste.

Jean envoie au jeune désespéré une longue lettre dans laquelle il lui reproche de trahir ses engagements spirituels par amour pour le siècle présent. Développant le thème du mariage, il montre au moine défaillant qu’il est lié à Dieu par son vœu de novice. En voulant se marier avec une femme, il commet un adultère. Jean prétend que son ami n’a plus la libre disposition de sa personne, comme c’est le cas de la femme dans le mariage. A ses yeux, Théodore a contracté un mariage spirituel avec Dieu par Christ. Jean rappelle aussi les critiques qui lui étaient adressées par les autres moines, plus ulcérés du départ de Théodore que soucieux de son salut.

Dans un traité ascétique postérieur9 (à l’allure didactique et destiné à tout moine défaillant quant à la foi), Jean Chrysostome rapporte un fait comparable en tout point à la crise de son ami. Il s’agit de l’histoire du fils d’Urbanus, nommé symboliquement Phénix, qui se convertit, jeune, au christianisme, qui fait naufrage quant à la foi, et qui revient à Dieu par la suite en renonçant définitivement au monde. Bien des points de comparaison s’imposent entre Phénix et Théodore: la situation sociale des deux jeunes gens, également riches et de famille aristocratique; la retraite dans la montagne, retraite précipitée et qui ne permet point de terminer le cycle des études de rhétorique; la vie édifiante du novice que ses supérieurs jugent digne de l’initiation baptismale; le retour à la vie du monde, dû sans doute à une intervention d’amis qui lui rendaient visite au monastère; les critiques qui s’élèvent et le scandale qui se répand; l’initiative des moines pour ramener la brebis au bercail; le succès de leur entreprise.

Jean Chrysostome finit sa lettre en manifestant son affection à son frère déchu, mettant en pratique ce verset biblique: « Celui qui souffre a droit à la compassion de son ami même quand il abandonnerait la crainte du Tout-Puissant. »10 Il conclut ainsi:

« Si nous comptons un peu pour toi et que tu ne nous aies pas tout à fait bannis de ta mémoire, daigne nous répondre, car ta lettre nous comblera de joie, mais aussi Ta Perfection capable de plus hautes pensées encore nous rendra service par sa missive et sa prière. Jouis d’une bonne santé, dans le Seigneur, c’est l’objet de ma prière. Amen. »11

A cette lettre, Théodore répond par ce que les manuscrits nous ont conservé sous le titre Réponse du moine déchu12. C’est un billet écrit par un jeune homme de 18 ans en pleine crise psychologique13. Celui-ci évoque sa tristesse et son affection: « Accueillez-moi plutôt comme un homme qui souffre d’une grande plaie, qui s’effraie des châtiments éternels. »14 Il se plaint d’être abandonné par les frères du monastère et il les menace des mêmes maux que lui s’ils persistent dans leur attitude peu charitable. Il raille la mesquinerie et la dureté de cœur de ceux qui l’ont honni et abandonné. Il se sent isolé: « Je n’ai personne qui me porte secours. »15 Il sollicite le secours de la prière: « Après avoir lu ma lettre, communiquez-la à toute la fraternité, priant sans cesse, pour que le pécheur revienne de son égarement. »16 Théodore connaît une phase de dépression: il remet en cause sa vocation en pensant s’établir dans le monde. Il doute de son appel et pense repartir de zéro. Néanmoins, le remords le gagne et il sent qu’il passe à côté de quelque chose d’essentiel en renonçant à la vie chrétienne. Il culpabilise et se sent prisonnier de sa décision de tout abandonner. Il aimerait faire machine arrière mais cela lui semble un destin indépassable. Il écrit le billet à Jean à ce moment-là et certains passages nous dépeignent un homme tourmenté, enfermé dans ses pensées contradictoires, en proie à la déréliction. L’hésitation le paralyse; il supplie ses frères d’avoir compassion de lui et de ne pas lui fermer leur porte. Ayant du mal à s’exprimer tant son désarroi est grand, il préfère citer la Bible plutôt que se fier à sa propre éloquence: « Et du reste, limité du côté du verbe, j’oserai citer les divines Ecritures17 […] C’est pour cela que ma mémoire m’ôte la parole, quand elle repasse sur ce qui est affligeant pour mon cœur, que ma voix est entrecoupée de larmes, quand ma mémoire pense au terrible malheur qui m’est arrivé, qu’elle songe qu’après avoir donné ma promesse au Christ, je me suis rangé sous les ordres de l’Antéchrist, que je me dis: ‹Après avoir commencé par l’Esprit, j’ai fini par la chair. »18 Il doit certainement ressentir cruellement le verset de Pierre:

« En effet, si après s’être retirés des souillures du monde par la connaissance du Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, ils s’y engagent de nouveau et sont vaincus par elles, leur dernière condition est pire que la première. Car mieux valait, pour eux, n’avoir pas connu la voie de la justice, que de l’avoir connue et de se détourner du saint commandement qui leur avait été donné. Il leur est arrivé ce que dit le proverbe véridique: ‹Le chien est retourné à son vomissement, et la truie à peine lavée va se vautrer dans le bourbier. » (2 P 2: 20-22)

Après cette crise passagère qui a été déterminante dans l’orientation de sa vie, Théodore revient de tout son cœur à Dieu et à son Corps pour s’adonner à une étude approfondie de la Bible. Il inaugure une activité pastorale et littéraire aux fruits abondants. En 392, il est élu évêque de Mopsueste non loin de Tarse, en Cilicie seconde. Ses charges le conduisent à assumer celles de tous les évêques à cette époque: conciles, discussions avec les hérétiques, élections et dépositions d’évêques, et surtout la prédication et l’évangélisation.

II. Les querelles christologiques et la condamnation ultérieure du cinquième concile

Infatigable travailleur, Théodore n’a cessé d’accumuler volume sur volume. Il est mort en 428 sans que son enseignement n’ait été suspecté. Il incarne les tendances de l’école d’Antioche dont l’exégèse, marquée par l’emploi du sens littéral, s’appuie sur une analyse historico-grammaticale minutieuse, ayant recours le moins possible à l’allégorie. La pensée directrice de cette école est teintée par l’influence du judaïsme: elle s’appuie sur le concret. En ce qui concerne la christologie, elle s’attache d’abord aux faits historiques, à la vie terrestre de l’homme Jésus sans perdre de vue pour autant sa nature divine de Fils incréé et coéternel au Père. Il est impensable de confondre les deux natures de Christ, unies certes mais discernables. Cette orientation s’oppose aux détenteurs de l’école d’Alexandrie marquée par des grandes figures comme Pantène, Clément, Origène… L’impact de la philosophie hellénistique est forte depuis Philon. Voulant harmoniser les vérités chrétiennes avec les notions spirituelles des païens dans un souci apologétique, ils ont insisté sur l’unité de la personne du Christ, exaltant le Christ-Dieu au détriment du Christ-homme pour faire accepter l’incarnation. En outre, on doit surtout à Origène la méthode exégétique favorisant l’interprétation allégorique des textes.

De ce fait, Théodore, considéré durant sa vie comme un homme de Dieu par excellence, apparaît comme un des défenseurs de l’orthodoxie contre l’arianisme, contre l’apollinarisme, ou encore contre le pélagianisme quand il en connaîtra la doctrine vers 420, au soir de sa vie19. Arius (256-336) fait ses études à Antioche; il est marqué par cette théologie s’attachant à la distinction du Père et du Fils. Luttant contre le sabellianisme20, il insiste, à juste titre, sur le fait que le Verbe est engendré. Cependant, il quitte le terrain de l’orthodoxie lorsqu’il en déduit son fameux en ouk en. Puisque le Fils est engendré, il faut que le Père existe avant; le Fils n’est donc pas coéternel au Père, et il fut un temps où il n’était pas (en ouk en). Cette déviation a contribué à ne voir dans le Fils qu’un homme et dans le Père le seul Dieu. Le concile de Nicée de 325 condamne alors l’hérésie et précise sa position en parlant de Fils engendré (c’est-à-dire de la substance du Père), non pas créé mais consubstantiel au Père (homoousios). Si le texte du symbole est clair concernant la substance divine et l’humanité du Christ, il est flou quant au mode d’union du verbe et de l’homme21. Laissant le champ libre à toute interprétation quant au « comment » de l’union, les hérétiques vont essayer d’échapper à la condamnation et l’arianisme va survivre encore longtemps malgré des défenseurs de l’orthodoxie tel Athanase d’Alexandrie22.

L’apollinarisme23 est jugé comme une réaction à l’arianisme24. Apollinaire de Laodicée (310-390), d’abord nicéen convaincu et ami d’Athanase, a même eu pour élève Jérôme. Son hétérodoxie apparaît dans son ouvrage Preuve de l’incarnation de Dieu selon l’image de l’homme25. Zélé pour l’unité absolue de la divinité et de l’humanité en Christ, il voit une menace pour la foi dans l’idée arienne d’un Christ en progrès moral constant, adopté par le Père à cause de ses mérites; la doctrine antiochienne n’interdit pas assez, selon lui, de voir en Christ une double personnalité. Il juge absurde la doctrine enseignant l’union dans une seule personne de la divinité entière à l’humanité entière. Apollinaire n’admet qu’une seule nature chez le Christ. Il imagine une unité purement matérielle et biologique dans le Christ qui lierait la divinité directement à son corps en formant ainsi une seule nature (mia phusis). Ce refus de diviser, séparer, les deux éléments qui se combinent dans l’incarnation se résume dans sa formule de l’unité de l’Homme-Dieu: « Unique est la nature (la réalité concrète) du Verbe divin qui s’est incarnée. »26 Il voit dans cette formule la seule explication de la communicatio idiomatum27. Théodore réfute Apollinaire et il réussit là où avait échoué Athanase car il assigne à l’âme du Christ l’importance théologique qui est absolument nécessaire28.

A la date de sa mort (en 428), sa renommée tant en science qu’en sainteté n’est plus à faire; mais cet état ne dure que peu de temps car, la même année, Nestorius, qui était son élève, monte sur le siège de Constantinople et les discussions auxquelles la christologie de Nestorius donne bientôt lieu font apparaître clairement que cette christologie est, pour l’essentiel, celle même que n’a cessé de professer Théodore.

Nestorius (382-451)29 se trompe dans sa compréhension du mode d’union de la divinité et de l’humanité en Christ. Son erreur est d’avoir associé la nature (ousia) divine du Verbe (Logos) à la personne (prosôpon) humaine de Jésus. C’est une union théologique impossible entre deux concepts (ousia et prosôpon) substantiellement différents. La théologie des conciles unit au contraire deux êtres spirituels, l’hypostase du Verbe (Logos) et l’hypostase de l’homme (c’est-à-dire l’âme de ce dernier) en une hypostase unique, manifestée en une seule personne (prosôpon) qui est Christ. Son hérésie consiste donc principalement dans le fait d’élever l’homme, être charnel créé, au niveau de l’ousia divine alors que l’union est concevable (pour la raison humaine) seulement au niveau des hypostases. Comment un être, en partie charnel, donnerait-il des propriétés à la nature divine? Nestorius a ignoré la communicatio idiomatum. En 431, le concile d’Ephèse condamne et dépose Nestorius. L’animosité à l’encontre de Théodore fait alors son apparition. Rabbulas, évêque d’Edesse de 412 à 435, d’abord ami de Théodore, devient son ennemi – parce que Théodore l’a repris en public sur une erreur – et il devient un grand ami de Cyrille. Il a fait brûler en 435 nombre d’écrits de Théodore.

Cyrille d’Alexandrie, qui avait été d’abord un admirateur de Théodore, s’aperçoit du lien entre la doctrine de Nestorius et celle de Théodore. Il ouvre contre lui une campagne qui, avec des péripéties diverses, se continuera jusqu’au cinquième concile œcuménique. Dans une de ses lettres à Acace, il écrit:

« Quoiqu’ils prétendent détester les enseignements de Nestorius, ils y applaudissent d’une autre manière, en admirant ceux de Théodore, qui sont marqués cependant d’une impiété égale et même bien plus grave. Ce n’est pas en effet Théodore qui fut le disciple de Nestorius, mais l’inverse, et tous deux parlent comme d’une seule bouche, vomissant de leurs cœurs un seul et même poison d’hétérodoxie. »30

Vers 440 apparaît une hérésie diamétralement opposée au nestorianisme: le monophysisme31. Elle réunit les deux natures du Christ en une seule (monos). Le concile de Chalcédoine de 45132 met fin à ces idées hétérodoxes en définissant le mode d’union du divin et de l’humain dans le Christ33.

« Notre Seigneur Jésus-Christ est un seul et même Fils, le même parfait quant à la divinité, le même parfait quant à l’humanité, vraiment Dieu et vraiment homme, composé d’une âme raisonnable et d’un corps; homoousios avec le Père quant à la divinité, et le même homoousios avec nous quant à son humanité, en tout semblable à nous sauf le péché; engendré du Père avant les siècles quant à sa divinité et, dans les derniers jours, le même, pour nous et notre salut, né de Marie la Vierge Théotokos quant à son humanité.

Un seul et même Christ, Fils, Seigneur, Fils unique, qui s’est fait connaître en deux natures qui demeurent sans confusion 1) sans changement (asunchutos); 2) sans division (atreptos); 3) sans séparation (adiaïretos); 4) la différence des natures n’est nullement supprimée par leur union, mais, bien plutôt, les propriétés de chacune sont sauvegardées et réunies (achoristos); 5) en une seule personne (prosôpon) et une seule hypostase. Il n’est ni partagé ni divisé en deux personnes (prosôpa) mais il est un seul et même Fils et Fils unique, le Logos divin, le Seigneur Jésus-Christ; comme les prophètes de jadis avaient parlé de lui, et comme le Seigneur Jésus-Christ lui-même nous l’a enseigné, et comme le symbole des Pères nous l’a transmis. »

Les hostilités contre la mémoire des écrits de Théodore connaissent une accalmie car le concile accorde un non-lieu à son égard. Cependant, par l’insuffisance de ses sanctions, le concile a manqué de fermeté envers les monophysites dont l’hérésie a connu une longévité plus importante que le nestorianisme. La controverse est particulièrement violente, à partir de 543, sous la forme où elle a reçu le nom de controverse des trois chapitres. Les moines arméniens présentent à Proclus de Constantinople une première collection d’extraits des écrits de Théodore, les Capitula: c’est la revanche tant attendue des monophysites contre la mémoire de Théodore.

Théodore est finalement condamné à Constantinople, en 553, lors du cinquième concile.

« Nous condamnons et anathématisons, avec tous les autres hérétiques qui ont été condamnés et anathématisés par les quatre saints conciles et par la sainte Eglise catholique et apostolique: Théodore qui fut évêque de Mopsueste, et ses écrits impies. »

Après une assez longue résistance, le pape Vigile accorde sa sanction aux décisions du concile. Les travaux du concile ferment toute porte à la diffusion de l’œuvre de Théodore. Cette condamnation explique la disparition presque complète, dans l’empire grec, de son œuvre dogmatique et la mutilation de son œuvre exégétique. La mémoire de Théodore a été ternie par cet amalgame avec son élève hérétique. Sa postérité a souffert de ces accusations mais, à la lumière des découvertes du XXe siècle, on s’achemine vers une réhabilitation34 de sa pensée.

III. Son œuvre et la postérité de sa mémoire

On ne connaissait Théodore que par l’état fragmentaire de son œuvre et par ce qu’en rapportaient ses détracteurs. Aujourd’hui, avec la découverte de certains de ses ouvrages, on comprend mieux sa pensée en matière de christologie.

M. Richard et R. Devreesse35 ont démontré que le cinquième concile fonde sa condamnation de Théodore sur des extraits de ses œuvres empruntés à un florilège hostile et falsifié. Lorsque l’on confronte les extraits conciliaires aux textes récemment découverts, on constate des interpolations, des omissions, des altérations de toutes sortes. Ainsi, Richard, Devreesse, Amann36 et d’autres en sont venus à conclure qu’il fallait renoncer à toute idée de se servir de ces extraits pour définir la vraie pensée de Théodore. Le recours aux versions syriaques authentiques est prôné37 et les découvertes du XXe siècle apportent de l’eau au moulin des études théodoriennes. On peut retenir quatre dates.

En 1905, Addaï Scher, métropolite chaldéen, découvre à Seert le texte entier du traité Sur l’incarnation dans une version syriaque. Aucune de ses œuvres n’est citée aussi souvent que ce traité qui représente un des travaux les plus importants de l’école d’Antioche. Malheureusement, ce manuscrit a disparu en 1922 lorsque Addaï Scher fut assassiné et sa bibliothèque saccagée. Il ne reste qu’un certain nombre de fragments latins, grecs et syriaques de cette œuvre.

En 1932, A. Mingana38 découvre un texte syriaque des Homélies catéchétiques dans un manuscrit du xvie siècle. Cette œuvre permet de mieux situer sa conception christologique par rapport aux extraits dangereux de son De Incarnatione réunis par Léonce de Byzance au cinquième concile. La huitième homélie enseigne, en effet, de façon indubitable, l’unité des deux natures dans une seule personne:

« Christ n’est ni seulement Dieu, ni seulement homme, mais il est par nature véritablement les deux, c’est-à-dire Dieu et homme à la fois. Il est Dieu le Verbe qui a assumé, mais il est aussi l’homme qui a été assumé. C’est celui qui est en la ‹condition de Dieu› qui a assumé la ‹condition d’esclave›, et non la ‹condition d’esclave› qui a assumé la ‹condition de Dieu›. Celui qui est en la ‹condition de Dieu› est Dieu par nature, et c’est lui qui a assumé la ‹condition d’esclave›. La ‹condition d’esclave›, c’est celui qui est homme par nature et qui a été assumé pour notre salut. Celui qui a assumé n’est pas identique à celui qui a été assumé, et celui qui a été assumé n’est pas identique à celui qui a assumé: celui qui a assumé, c’est Dieu, tandis que celui qui a été assumé, c’est un homme. Celui qui a assumé n’est pas, par nature, autre que n’est Dieu le Père par nature, car il est ‹Dieu auprès de Dieu› (Jn 1:1). Il n’est pas différent de celui auprès de qui il est. Quant à celui qui a été assumé, il n’est pas par nature autre que ne sont David et Abraham dont il est le fils, et à la descendance desquels il appartient. Voilà pourquoi il est Seigneur et fils de David: fils de David à cause de la nature, Seigneur à cause de l’honneur qui lui a été fait. Il a été élevé au-dessus de David son père à cause de la nature qui l’a assumé. »39

Il est vrai que son expression homo assumptus manque de clarté40 et ses outils conceptuels ne sont guère précis. Mais toutes ces lacunes ne nous autorisent pas à lui imputer des erreurs dont il n’est pas coupable, ni à lui refuser son dû dans le développement de la théologie. On doit se souvenir qu’à l’époque où vit Théodore, les notions de phusis, hupostasis et prosôpon n’ont pas encore été formulées. Il faut attendre les formules de Chalcédoine41.

En 1933, K. Staab complète l’œuvre de Swete42 en réunissant les extraits des chaînes grecques43 sur les grandes épîtres: Romains, 1 et 2 Corinthiens, et Hébreux44.

Enfin, la plus remarquable découverte des écrits de Théodore sur le Nouveau Testament est celle de son commentaire sur l’évangile de Jean qui nous est parvenu à l’état complet en 1940 dans une version syriaque. Le texte de son Commentaire du IVe évangile est traduit en latin par Vosté45.

Les quarante dernières années ont compté nombre d’éditions et de traductions des œuvres de Théodore46. Les études théodoriennes approfondissent les découvertes pour faire la lumière sur certains pans encore cachés de la pensée du théologien d’Antioche. Quelques grandes monographies ont jalonné l’historiographie théodorienne47. Les articles éclairent un détail particulier de l’œuvre: par exemple, pour ne prendre que les dernières années, Hill48 étudie son interprétation des prophéties.

A cause des controverses posthumes qui ont entaché la mémoire de ce grand théologien de langue grecque, il demeure un Père de l’Eglise mal perçu par l’Occident. Et pourtant, nul n’a servi davantage le progrès de la christologie dans la génération des théologiens de 381 à 431 que Théodore. Si sa doctrine contient quelques tendances mal assurées, elle apporte des éléments positifs qui vont dans la direction de Chalcédoine et en préparent la formule. Les Eglises d’Edesse et de Perse ont même nommé Théodore « l’Interprète par excellence ».

Polychronios, évêque d’Apamée (ville de Syrie), son frère, continuera dans la même voie en suivant cette quête de vérité et de pureté au service de l’Eglise, mais ceci est une autre histoire.


* S.J.G. Sanchez est historien et écrivain, spécialiste en Patristique, doctorant à Paris IV-Sorbonne.

1 H.-I. Marrou, De la connaissance historique (Paris: Le Seuil, coll. Points Histoire, 71975, 11954), 260.

2 Pour une première approche de cet homme, on peut conseiller la lecture des articles de dictionnaires. A.G. Hamman, « Théodore de Mopsueste », in Catholicisme, hier, aujourd’hui, demain, t. XIV (1996), col. 989-992; M. Spanneut, Les Pères de l’Eglise (Paris: Desclée, 1998), 82-87.

3 Antioche, aujourd’hui Antakya de Turquie, capitale du diocèse d’Orient de l’Empire romain, était une belle cité florissante, un centre intellectuel et religieux actif. Elle comptait alors de 350 000 à 500 000 âmes: cf. A.J. Festugière, Antioche païenne et chrétienne (Paris: 1955).

4 Célèbre rhéteur païen qui entretenait de bonnes relations avec les chrétiens (par exemple Basile de Césarée).

5 Pour plus de renseignements sur l’enseignement scolaire et universitaire antique, nous renvoyons à l’ouvrage incontournable: H.-I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité (Paris: Seuil, 11948), t. II « Le monde romain ».

6 Ces exercices sont divers et variés: pratiques de pénitence, méditation, assistance à certains offices, obéissance au maître des novices qui les initie à la recherche de la perfection… Ils sont inspirés des techniques des écoles de philosophie. Cf. P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique (Paris: Etudes Augustiniennes, 21987). Hadot souligne l’héritage de la philosophie dans l’ascétisme chrétien antique qui donna naissance au monachisme primitif.

7 Cf. R. Leconte, Saint Jean Chrysostome exégète syrien, thèse dactylographiée de l’Institut catholique de Paris, s. d., 89 passim.

8 Ses deux biographes nous rapportent cet événement: Socrate, H. E. VI, 3; Sozomene, H. E. VIII, 2-9.

9 Jean Chrysostome, A Théodore, éd. J. Dumortier (Paris: Le Cerf, Sources Chrétiennes n. 117, 1966), « Le traité au moine défaillant », 81-219.

10 Job 6:14.

11 Op. cit. (supra, n. 9), « Lettre au moine Théodore » 6, 20-24.

12 Jean Dumortier pense a contrario que ce billet est antérieur à la lettre de Jean: cf. son introduction, op. cit., 10-21.

13 A. Puech désigne ce billet comme un apocryphe – Histoire de la littérature grecque chrétienne (Paris: Les Belles Lettres, 1930), t. III, 569 -, tandis que J. Dumortier prône son authenticité – J. Dumortier, « La question d’authenticité des lettres à Théodore », Byzantinische Zeitschrift 51 (Munich: 1958), 66-72.

14 Op. cit. (supra, n. 9), « Le billet » 1, 50-53.

15 1, 17.

16 3, 51-54.

17 2, 24-25.

18 2, 51-56.

19 Le pélagianisme exagère le rôle de la volonté libre de l’homme au détriment de la grâce divine. L’homme peut atteindre le bonheur par son libre arbitre, aidé par la bonté de la nature humaine. Le péché originel n’existe pas. La conviction fondamentale de Pélage et de ses partisans reposait sur l’idée que la nature humaine était stable et immuable et demeurait toujours inchangée. A l’origine, Dieu avait créé bons les pouvoirs de la nature humaine. Sans doute, ils avaient été restreints par le poids des habitudes passées et par la corruption de la société, mais cette restriction était purement superficielle. Sur le pélagianisme, un ouvrage de référence: G. De Plinval, Pélage, sa vie, ses écrits et sa réforme, étude d’histoire littéraire et religieuse (Lausanne, 1943); T. Bohlin, Die Theologie des Pelagius und ihre Genesis (Uppsala: Universitets Arsskrift 9, 1957); E. Wang, Théodore de Mopsueste et les origines du pélagianisme (Paris, DES, 1961).

20 Pour Sabellius (fin du iiie siècle), le Père est le Dieu unique: le Verbe et l’Esprit Saint n’en sont que des émanations. Le Verbe est donc inengendré. Cette doctrine hérétique fut peut-être une réaction contre les hérésies de Paul de Samosate et de Lucien d’Antioche; ce dernier, excommunié par son évêque, renia ses idées et forgea une nouvelle doctrine de la Trinité qui inspira peut-être Arius.

21 Il faudra attendre le concile de Chalcédoine (451) pour préciser le mode d’union (cf. infra, n. 32-33). Ce concile réagira ainsi au nestorianisme et au monophysisme, hérésies qui portent sur le concept non explicitement révélé, le « comment » de l’union de la divinité et de l’humanité en Christ; les adeptes de l’une et de l’autre hérésies ont donc pu se targuer de respecter la foi de Nicée. Néanmoins, Nicée contribua à affermir l’orthodoxie et fut la base solide de la tradition des grands conciles ultérieurs.

22 Nous ne rentrons pas dans le détail des différences entre les divers partis: les homéens, les anoméens, les homoousiens, les homoïousiens, etc. Pour une première approche: H.-I. Marrou, L’Eglise de l’Antiquité tardive 303-604 (Paris: Seuil, 1985), 36-55.

23 Ibid., 126-132; J. Quasten, Initiation aux Pères de l’Eglise (Paris: Cerf, 1987), t. III, 531-540.

24 Il est possible que cette hérésie ait eu des origines aussi anciennes que l’arianisme, par exemple dans le Logos-sarx d’Origène, ou bien comme une réaction à la sévérité insuffisante du synode d’Antioche (268) envers Paul de Samosate, ou encore comme une réaction à la christologie divisive d’Antioche.

25 Grégoire de Nysse réfuta cet ouvrage dans son Antirrhétikos.

26 « mia phusis tou theou logou sesarkômenè » in Pseudo-Athanase (Apollinaire), Ad Jovianum I.

27 Cette expression latine désigne le pouvoir du Christ d’agir à volonté, soit en Dieu, soit en homme, soit en les deux puisqu’il a les deux natures. Il n’est pas permis de séparer les propriétés (idiomata) que les Ecritures rapportent au Christ, même si les unes semblent s’appliquer à ce dernier en tant qu’homme, tandis que les autres concernent davantage le Verbe. La communicatio idiomatum est la conséquence de l’union personnelle du Christ; cette doctrine fonde l’unité de personne dans les deux natures. Grégoire de Nysse reconnaît la possibilité de la communicatio idiomatum et la justifie: « En raison du contact et de l’union des natures, les attributs propres de chacune appartiennent aux deux ensemble. Malgré les deux natures, il n’existe qu’une personne (prosôpon). »

28 Cf. la cinquième homélie catéchétique, infra, n. 40.

29 L. Brade, Untersuchungen zum Scholienbuch des Theodorus Bar Konai. Die Übernahme des Erbes von Mopsuestia in die nestorianische Kirche (Wiesbaden: Harrassowitz, 1975).

30 Ep. ad Acacium 69 (PG 77, 337-340). Il mentionne, à cette occasion, avoir réuni et réfuté des extraits de Théodore et de son maître Diodore de Tarse, faisant sans doute allusion ici à son Contra Diodorum et Theodorum, dont il ne subsiste que des fragments, pour la plupart dans les Actes du cinquième concile et dans les écrits de Sévère d’Antioche. Les lettres 67, 69, 71, 73 et 74 de Cyrille d’Alexandrie condamnent sévèrement Théodore et l’accusent de nestorianisme.

31 L’instigateur de ce mouvement est Eutychès, vieux moine de Constantinople, archimandrite (ou supérieur d’un monastère de plus de trois cents moines).

32 Ce quatrième concile a une grande autorité. Nous rappelons pour mémoire les six grands conciles: Nicée (325), Constantinople I (381), Ephèse I (431), Chalcédoine (451), Constantinople II (553), Constantinople III (680-681). Notons que les catholiques reconnaissent vingt conciles œcuméniques (le vingtième étant Vatican II, 1962-1965); les orthodoxes admettent douze conciles (jusqu’à Latran 1214 inclus); les protestants ne tiennent compte que des six premiers.

33 Le Credo est consolidé par ces deux affirmations qui résument les développements compliqués: 1) en Christ, il y a deux natures; 2) ces deux natures sont absolument unies.

34 P. Parente, « Una riabilitazione di Teodoro di Mopsuestia », Doctor Communis I (1950), 3-15.

35 M. Richard, « Les traités de Cyrille d’Alexandrie contre Diodore et Théodore », Mélanges Félix Grat I (Paris: 1946), 99-116; idem, « La tradition des fragments du traité peri enanthrôpèseôs de Théodore de Mopsueste » Opera minora II, 182 (1977/78), n. 41; R. Devreesse, Commentaire de Théodore de Mopsueste sur les Psm. 1-80 (Rome: Studi e Testi, Bibliothèque vaticane, 1939); idem, Essai sur Théodore de Mopsueste (Rome: Studi e Testi n. 141, Bibliothèque Vaticane, 1948).

36 E. Amann, « La doctrine christologique de Théodore de Mopsueste », Recherche de sciences religieuses 14 (1934), 161-190.

37 Malgré les réticences de Sullivan qui n’a pas une confiance absolue dans ces versions syriaques. Cf. A.F. Sullivan, « Some Reactions to Devreesse’s New Study of Theodore of Mopsuestia », Theological Studies 12 (1951), 179-207; A.F. Sullivan, The Christology of Theodore of Mopsuestia (Rome: Analecta Gregoriana 82, 1956), 299 pp.

38 A. Mingana, Commentary of Theodore of Mopsuestia on the Nicene Creed (Cambridge: W. Heffer and Sons, Woodbrooke Studies 5, 1932); idem, Commentary of Theodore of Mopsuestia on the Lord’s Prayer and on the Sacraments of Baptism and the Eucharist (ibid., 6, 1933).

39 Théodore de Mopsueste, Les homélies catéchétiques, trad. fr. du syriaque par M. Debié, G. Couturier, T. Matura, introd. A. de Lourmel, dir. A.G. Hamman, 62-63 (Paris: Migne, 1996), Hom. cat. 8, 1 (trad. M. Debié), 119-120. Les homélies ont été prononcées par Théodore, sans doute à Antioche, entre 382, date approximative de son accession au sacerdoce, et 392, année où il devint évêque de Mopsueste.

40 Homo assumptus, expression commune à l’Eglise ancienne et que maintient le magistère romain, du pape Damase à Alexandre III (1159-1181).

41 Sur la christologie: Paul Galtier, « Théodore de Mopsueste: sa vraie pensée sur l’incarnation », Recherches de science religieuse 45 (1957), 161-168, 338-360; J.L. McKenzie, « Annotationes on the Christology of Theodore of Mopsuestia », Theological Studies 19 (1958), 345-373; R.A. Norris, Manhood and Christ. A Study in the Christology of Theodore of Mopsuestia (Oxford: 1963). Frederick G. McLeod, « The Christological Ramifications of Theodore of Mopsuestia’s Understanding of Baptism and the Eucharist », Journal of Early Christian Studies 10/1 (2002), 37-75.

42 H.B. Swete, Theodori episcopi Mopsuesteni in epistolas B. Pauli commentarii (Cambridge: 2 vol., 1880-1882); Théodore de Mopsueste, In epistolas B. Pauli commentarii. La version latine avec des fragments grecs; introduction, notes et index par B. Swete (réimpression de l’édition de Cambridge de 1880-1882) (Farnborough: Gregg, 1969, 2 vol.).

43 Les chaînes désignent des recueils de passages exégétiques relatifs aux livres de l’Ecriture, œuvres de compilateurs tardifs d’ouvrages en général perdus (pour lesquels ils sont la seule source). Les chaînes grecques datent de la fin de l’époque patristique.

44 K. Staab, Pauluskommentare aus der griechischen Kirche (Münster: 1933), 113-172 sur Rm, 172-196 sur 1 Co, 196-200 sur 2 Co, 200-212 sur Hé.

45 J.M. Vosté, Theodori Mopsuesteni Commentarius in evangelium Johannis Apostoli (Louvain: CSCO 115, 116, 1940).

46 Cf. L’initiation chrétienne, textes recueillis et présentés par A.G. Hamman, introd. Jean Daniélou. Cyrille de Jérusalem, Ambroise de Milan, Jean Chrysostome, Théodore de Mopsueste… (Paris: B. Grasset, 1963).

47 Cette liste n’est nullement exhaustive mais simplement indicative: Louis Sébastien Lenain de Tillemont, Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique des six premiers siècles (Paris: 1707), t. XII, 433-453; L. Pirot, L’œuvre exégétique de Théodore de Mopsueste (350-420 AD) (Rome: sumpt. Pontificii Instituti biblici, 1913), in-4o, 335 pp.; R.A. Green, Theodore of Mopsuestia (Londres: Faith P., 1961), 173 pp.; Rowan A. Greer, Theodore of Mopsuestia, Exegete and Theologian (Londres: The Faith P., 1961), 173 pp.; G. Koch, Die Heilsverwirklichung bei Theodor von Mopsuestia (Munich: Max Hueber, 1965), 242 pp.; J. Mcw. Dewart, The Theology of Grace of Theodore of Mopsuestia (Washington: XIII, 1971); Luise Abramowski, Drei christologische Untersuchungen (Berlin/New York: De Gruyter, 1981); R. Bultmann, Die Exegese des Theodor von Mopsuestia (Stuttgart: Kohlhammer, 1984); D.Z. Zaharopoulos, Theodore of Mopsuestia on the Bible. A Study of his Old Testament Exegesis (New York: 1989).

48 R.C. Hill, « Theodore of Mopsuestia, Interpreter of the Prophets », Sacris Erudiri 40 (2001), 107-129. Cf. aussi D. Zaharopoulos, « Theodore of Mopsuestia: Views on Prophetic Inspiration », The Greek Orthodox Theological Review 23 (1978), 42-52.

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