Emile NICOLE – La Revue réformée http://larevuereformee.net Mon, 07 Jun 2021 19:42:03 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 La guérison des souvenirs — Origine et développements d’une pratique en milieu chrétien http://larevuereformee.net/articlerr/n289/la-guerison-des-souvenirs-origine-et-developpements-dune-pratique-en-milieu-chretien Mon, 07 Jun 2021 21:42:03 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1111 Continuer la lecture ]]> La guérison des souvenirs
Origine et développements
d’une pratique en milieu chrétien

Emile Nicole
Professeur d’Ancien Testament
Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine


La guérison des souvenirs est devenue, au cours de ces dernières décennies, un thème majeur de la relation d’aide chrétienne. Prise au sens large, l’expression renvoie aux blessures du passé et aux possibilités d’en guérir. En un sens plus déterminé, elle désigne la mise en œuvre de procédures spécifiques pour obtenir cette guérison, particulièrement la prière dite de guérison intérieure ou guérison des souvenirs1. Dans ce sens, l’expression distingue un courant de pensée et de pratique repérable à des figures marquantes, des centres de formation, des publications. L’objet de cet article, qui reprend l’une des parties d’une présentation à deux voix2, est de tracer brièvement l’origine et le développement de ce courant pour s’interroger ensuite sur certains de ses aspects.

Origine et développements

Les acteurs aussi bien que les observateurs de la pratique s’accordent pour en attribuer la paternité – ou plutôt la maternité – à Agnes Sanford3 (1897-1982), fille de missionnaires presbytériens en Chine et épouse d’un pasteur épiscopalien aux Etats-Unis. Figure marquante du renouveau charismatique, elle exerce, à partir des années 1940, un ministère de guérison physique et s’engage dans la pratique de la guérison intérieure. Avec son mari, elle fonde en 1958 un centre de soin pastoral, The School of Pastoral Care, lieu de pratique et d’enseignement de la démarche. Parmi ceux qui le fréquentent, plusieurs seront associés à la fondatrice et prendront le relais de son action : le pasteur John Loren Sandford4 (1929-2018), de l’United Church of Christ, qui enseignera pendant plusieurs années au centre, Ruth Stapelton (1929-1983), baptiste, sœur du président américain Jimmy Carter. C’est également au contact d’Agnes Sanford que le père dominicain Francis McNutt (né en 1925), après une expérience spirituelle marquante, qualifiée de baptême de l’Esprit, reçoit la vocation d’un ministère de « prière guérissante » (healing prayer).

Au-delà de ce premier cercle de relations directes, la pratique s’est étendue à d’autres personnalités influentes, telles que le pasteur méthodiste David Seamands (1922-2006) ou le trio constitué du père jésuite Matthew Linn, son frère Dennis et l’épouse de ce dernier, Sheila. Sans être exhaustif, et en privilégiant des auteurs dont des ouvrages ont été diffusés en français, on peut encore citer Nelly Astelli Hidalgo (1932-2003), figure du renouveau charismatique catholique au Chili, Leanne Payne (1932-2015), diplômée de Wheaton et chargée de cours dans cette institution évangélique bon teint, et le psychiatre David Allen, aux Bahamas.

Comme le renouveau charismatique auquel il est associé, le courant de la guérison des souvenirs est marqué par sa diffusion transversale dans les différentes confessions chrétiennes, depuis le catholicisme de diverses obédiences jusqu’aux dénominations évangéliques, en passant par les Eglises protestantes historiques. Chaque figure marquante, tout en reconnaissant sa dette à l’égard des prédécesseurs, semble cependant tenir à développer sa propre variante de la méthode, ou son accent particulier.

Des particularités

La fratrie Linn se singularise par la place que prend dans leur démarche la relation avec un proche parent décédé. Par la prière, Matthew demande à Jésus que leur frère John, décédé, puisse être un vecteur de l’amour de Dieu pour ses deux frères vivants, et il ajoute : « J’ai expérimenté une relation continue avec John. »5 Il déclare avoir ressenti plusieurs fois la présence protectrice de son frère. Pris dans une tempête sur la mer, il demande à John d’intercéder auprès de Jésus et le vent s’arrête, comme si l’auteur « avait été entouré d’une muraille protectrice »6. Il se défend pourtant de verser dans le spiritisme et en appelle à « la communion des saints » du Symbole des apôtres pour justifier cet accent original de sa thérapie spirituelle.

C’est avant même la naissance, aux blessures subies lors de la vie intra-utérine, que Nelly Astelli Hidalgo croit devoir et pouvoir remonter pour y déceler et guérir les souvenirs traumatisants qui hypothèquent le présent7. C’est au rôle joué dans la foi par l’imagination, tel que C.S. Lewis en a eu l’intuition, que Leanne Payne fait appel pour offrir un cadre conceptuel acceptable aux images positives censées guérir les souvenirs traumatisants8. Un auteur plus récent, le pasteur Edward Smith (né en 1956), recourt au concept de prière théophostique9, lumière de Dieu sur le passé, y décelant les mensonges associés aux événements traumatisants et qui hypothèquent la vie présente.

Un socle commun

Cette diversité plutôt déroutante se rattache cependant à un socle commun bien repérable, celui de la prière chrétienne de guérison intérieure10. Les auteurs actuels se réfèrent aux caractéristiques qu’en donnent Fernando Garzon et Lori Burkett11. Ces derniers empruntent à Roger Hurding12 la première partie de leur définition :

Ensemble de méthodologies du retour dans le passé13 qui cherchent sous la conduite du Saint-Esprit à découvrir les expériences personnelles, familiales ou ancestrales qui, considère-t-on, contribuent à perturber le présent.

Garzon et Burkett ajoutent :

Elles sont censées aider le patient à gérer effectivement les souvenirs douloureux en rappelant de manière vive ces souvenirs et en appelant la présence bénéfique14 du Christ (ou de Dieu) au sein de cette souffrance15.

Les deux auteurs évoquent les expériences variées vécues par les patients, « imagerie visuelle puissante, sentiment de paix profonde, présence du Christ dans la souffrance ou perception de la douce voix de l’Esprit ».

Des publications, des sites, des formations

Pour s’informer, aussi bien du socle commun que de certaines particularités, le lecteur francophone dispose d’un assez large éventail de traductions. L’ouvrage référence de la pionnière Agnes Sanford, La lumière qui guérit, a paru dès 1955 en traduction française chez l’éditeur protestant Delachaux et Niestlé16. A partir des années 1990, d’autres publications sont rapidement, et en nombre, mises à la disposition du public francophone. Quatre ouvrages de David Seamands ont été édités et parfois réédités17, ainsi que trois livres des frères Linn18. Deux ouvrages fondamentaux de Francis McNutt ont également été traduits, l’un d’eux traite de la guérison19. Deux livres de Nelly Astelli Hidalgo sont disponibles en français20. Deux éditeurs évangéliques francophones ont publié Leanne Payne ou David Allen21. La diversité des éditeurs, catholiques, évangéliques, reflète bien la diffusion de la pratique dans les diverses confessions chrétiennes. On notera que chaque éditeur traduit et publie des ouvrages émanant de représentants de sa propre famille ecclésiale. Prudence de l’éditeur qui pense ainsi diffuser plus sûrement ses ouvrages auprès de son public habituel ? Cela pourrait aussi confirmer qu’en se diffusant dans les différentes branches du christianisme la pratique y prend des colorations propres à chacune d’elles. La prière adressée par Matthew Linn à son frère disparu paraîtra moins choquante à un catholique romain qu’à un protestant !

Outre leurs publications, la plupart des figures marquantes, à l’instar de la School of Pastoral Care d’Agnes et Edgard Sanford, ont fondé et fondent des institutions plus ou moins matérielles ou virtuelles de soin pastoral et d’enseignement. On peut citer Elijah House22 de John et Paula Sandford (1975), Christian Healing Ministries23 de Francis et Judith24 McNutt (1980), Theophostic Prayer Ministry25 d’Edward Smith, muté ces dernières années en Transformation Prayer Ministry26, Pastoral Care Ministries de Leanne Payne, prolongé actuellement sous le titre de Ministries of Pastoral Care27. Une visite sur le site internet de ces associations donne une idée des activités déployées et de leur audience. On apprend, par exemple, que Ministries of Pastoral Care organise des sessions de cinq jours de formation jusqu’en Italie ou en Corée28. Le Renascence Institute de David Allen à Nassau (Bahamas) se distingue des précédentes institutions : il apparaît comme un vrai centre de soin psychique ouvert toute la semaine et offrant une gamme étendue de services thérapeutiques. Il est répertorié sur le site local d’intérêt général Bahamaslocal.com29 et une récompense publique30 lui a été décernée en 2015 pour l’influence sociale positive de son programme familial : The Family, People Helping People.

La pratique se diffuse ainsi par les soins d’accompagnement psychique et pastoral, par les conférences et sessions de formation, par les publications, destinées à un large public et largement diffusées. Dix ans après sa première publication, l’édition de 1984 du livre des frères Linn, Healing of Memories, annonçait déjà en manchette 450 000 exemplaires vendus31. Plus récemment, c’est le chiffre d’un million qui est évoqué pour le titre de David Seamands, Healing for Damaged Emotions32. La structure type de ces ouvrages, qui alternent récits d’expériences positives de guérison et évocation de textes bibliques choisis, favorise leur large diffusion.

Appréciations

Un mouvement d’une telle ampleur et exerçant une telle influence appelle assurément un effort particulier d’évaluation critique. Parmi les publications répondant à ce souci, on peut distinguer des critiques délibérées, des tentatives d’évaluation plus neutre, voire d’une neutralité bienveillante, et les éléments d’autocritique ou de mise en garde présents dans les ouvrages de plusieurs praticiens de la méthode. On s’en tiendra ici à quelques aperçus de ces différentes contributions.

Des critiques radicales

Les critiques résolues se signalent par le titre des ouvrages publiés qui évoquent sans ambages l’abus des souvenirs, la séduction, l’hérésie ou le mensonge33. Parmi les auteurs de ces ouvrages critiques, certains bénéficient d’une formation en psychologie34 ou d’une expérience médicale solide, comme le médecin Jane Gumprecht (1922-2009), d’autres sont de simples observateurs n’ayant pas de compétence particulière en la matière, comme Dave Hunt35 (1936-2013) ou la journaliste Jan Fletcher, correspondante religieuse du bihebdomadaire régional Central Kentucky News Journal.

La théophostique d’Edward Smith apparaît comme une des cibles majeures de ces critiques radicales, mais elles touchent aussi plus largement la pratique commune de la guérison intérieure. Jan Fletcher a relevé plusieurs cas de personnes faussement accusées d’abus sexuel. Elle pointe du doigt le danger des thérapies dites de la mémoire refoulée ou retrouvée qui prétendent, par divers moyens, faire remonter à la surface des souvenirs refoulés. Elle peut en appeler aux nombreuses critiques et mises en garde ayant paru sous le nom de scientifiques de renom depuis les années 1990 et qui ont conduit depuis à limiter ou abandonner ces types de thérapie36. On pourrait ajouter que le fait de penser pouvoir associer Dieu et bénéficier de son secours à l’appui d’une telle pratique n’offre aucune garantie d’en bénéficier effectivement, s’il n’est pas établi, par ailleurs, que Dieu, lui, souhaite apporter son concours à ce type de recherche. Placer le souvenir au cœur de la démarche spirituelle comporte le risque majeur de faire surgir de faux souvenirs pour correspondre au schéma prévu. Il n’en va pas de même, évidement, avec les souvenirs restés conscients, mais est-il utile de vouloir les raviver ? Jan Fletcher en doute.

Martin et Deidre Bobgan s’emploient à repérer dans la démarche d’Edward Smith les éléments empruntés à diverses thérapies courantes. Sa démarche, admettent-ils, se distingue de toutes les autres, comme toute thérapie qui amalgame différents éléments se distingue d’une autre. Elle s’en distingue aussi par des éléments de vocabulaire et par l’ajout d’éléments propres. « Mais les éléments majeurs sont empruntés à des psychothérapies et des pratiques de guérison intérieure bien connues qui peuvent être aisément identifiées. »37 C’est donc à tort que Smith se prévaut d’avoir reçu sa méthode par révélation divine.

Des jugements plus iréniques

Parmi les appréciations moins délibérément critiques, on peut signaler l’article bien documenté publié dans la revue Trinity Journal en 2003 par deux professeurs de théologie pratique38 sur la méthode théophostique d’Edward Smith. Sur un ton irénique, les deux auteurs présentent brièvement les étapes du processus suivi pour la guérison et s’emploient ensuite à examiner de plus près les conceptions du péché et de la guérison qui sous-tendent la méthode et que Smith expose dans ses écrits. Ils les confrontent à l’enseignement biblique. Sur l’un et l’autre point, ils relèvent des écarts sensibles qui les amènent à conclure leur étude sur cette mise en garde :

Nous considérons que ces différences sont si marquées que nous conseillons de ne pas s’engager dans cette voie sans grande précaution, que ce soit comme patient ou comme facilitateur. (P. 188)

Le ton modéré n’empêche pas, à l’occasion, certaines critiques qui dépassent la simple mise en garde conclusive. Ils dénoncent par exemple le risque de se cantonner dans des visions simplistes qui n’apportent en définitive ni explication ni aide satisfaisante aux personnes en souffrance. C’est une théologie complète de la souffrance, des rôles de Dieu, du monde, de la chair, du diable, qui doit nourrir la pensée des conseillers et leur permettre de puiser, dans ce riche ensemble, les réponses adaptées à chaque cas (p. 185).

Nous bénéficions, en Europe et en français, depuis 1989, d’une étude de Samuel Bénétreau39 qui s’emploie à repérer des données et principes néotestamentaires en rapport avec le thème de la guérison intérieure. Elle n’est pas limitée, comme celle que l’on vient de mentionner, à une méthode particulière. Tout en reconnaissant aux promoteurs de l’approche de la guérison intérieure une réelle compassion et le désir sincère de soulager et libérer les esprits, il attire l’attention sur plusieurs aspects qui méritent d’être pris en considération, notamment la nécessité, pour parler correctement de guérison, de « saisir la notion de salut dans toute son ampleur et dans la diversité de ses aspects ». Il insiste aussi sur l’importance d’être attentif « aux contrastes néotestamentaires ancien/nouveau, passé/présent », on pourrait dire à la question du déjà et du pas encore dans l’expérience chrétienne.

Des enquêtes impartiales ?

Sur le versant plus psychologique de la question, les auteurs qui présentent la démarche théophostique – ce qui vaut aussi pour d’autres méthodes chrétiennes du même type – signalent qu’il n’existe pas à ce jour d’étude statistique fiable permettant d’en évaluer les résultats40. En 2002, Fernando Garzon, à l’époque professeur assistant à la faculté de Regent College de Vancouver, estime le moment venu d’entreprendre une telle étude41. En 2005, il publie les résultats d’une enquête préliminaire auprès de praticiens de la démarche théophostique42. Elle porte sur les 148 participants à une session de niveau avancé. Les appréciations portées sur la méthode par Garzon sont d’une neutralité si bienveillante qu’elle lui attire les reproches de la journaliste Jan Fletcher, qui doute de son impartialité43. Dans la préface d’une nouvelle enquête publiée en 2008 sous sa direction44, Garzon prend soin de préciser en avant-propos que les professionnels et non-professionnels qui ont réalisé l’enquête sous sa direction ne sont pas affiliés à l’entreprise sur laquelle porte l’étude ou à son fondateur Ed. Smith (p. ix). L’avant-propos se termine cependant par une mise en garde à l’adresse de ceux qui penseraient pouvoir s’engager dans la démarche sans avoir suivi la formation complète appropriée, avec adresse du site web correspondant. L’ouvrage examine les cas de 16 patients ayant bénéficié du « traitement ».

Les nuances et recentrages internes

En plus des critiques et appréciations d’observateurs externes, les mises au point, les nuances, voire les recentrages opérés par certains promoteurs de la démarche offrent un aperçu significatif des problèmes éventuels liés à la méthode.

L’un des tout premiers pratiquants de la prière de guérison intérieure, John Loren Sandford, collaborateur direct de la fondatrice Agnes Sanford, publie en 2008 une ultime édition révisée de son manuel sur la délivrance et la guérison intérieure45. A la lecture de l’ouvrage, on perçoit clairement son souci, après un demi-siècle de pratique, de prévenir les excès et de recentrer la pratique sur la sanctification plus que le bien-être personnel :

Certains ont considéré la guérison intérieure comme la guérison de blessures émotionnelles, la guérison des souvenirs ou la guérison des cœurs brisés. Aucune de ces conceptions n’est adéquate. La question n’est pas seulement de réconforter ou de guérir une blessure émotionnelle […]. Il s’agit surtout d’évangéliser, de sanctifier, de transformer le caractère à l’image de notre Seigneur Jésus-Christ46.

Il marque ainsi sa distance par rapport aux expressions courantes de guérison des souvenirs et même de guérison intérieure :

Guérison intérieure est une expression inappropriée. Le mot guérison suggère que l’on répare quelque chose, alors que Dieu n’a aucune intention de « réparer » notre âme. Ce serait mettre une nouvelle pièce sur un vieux vêtement ; Dieu n’a qu’une seule réponse pour le péché : la mort47.

Cette déclaration si abrupte correspond à son effort pour formuler le processus de « guérison intérieure » dans les termes bibliques de la sanctification : faire mourir le péché pour que s’opère le processus de transformation. Face aux traumatismes du passé, on se focalise naturellement sur le mal subi. Sans nier la réalité et la nocivité de ce mal subi, Sandford veut attirer davantage l’attention sur notre réaction au mal subi, réaction dont nous sommes responsables. Il intègre ainsi dans son processus de « guérison », ou plutôt de sanctification, le schéma de la repentance et du pardon. Mais on peut se demander alors si son effort ardu pour faire entrer la guérison des souvenirs traumatisants dans le moule biblique de la sanctification ne résulte pas de l’importance démesurée qu’il a donnée à cette démarche par rapport à l’ensemble du dispositif biblique. Et si ce n’était qu’un simple à-côté ?

Siang-Yang Tan, professeur à Fuller48, a développé un modèle de prière de guérison intérieure en sept étapes. Il précise que cette démarche ne devrait pas être entreprise de manière isolée, mais intégrée à une prise en charge thérapeutique et/ou pastorale globale. Il se défend de proposer au patient un scénario prédéfini, l’invitant notamment à visualiser certaines images de Jésus. Il l’invite à s’attendre au Seigneur, quelle que soit la manière dont l’Esprit le conduira (p. 345). Mais dans l’exemple de consultation qu’il décrit (p. 346-350), la patiente qui revit l’événement qui l’a traumatisée ressent ensuite la présence apaisante de Jésus, ce qui correspond au schéma classique. Tan recommande cependant de ne pas forcer une personne à revivre des souvenirs douloureux lorsque cela la trouble trop (p. 349). Il prévoit aussi que certaines personnes n’expérimentent aucune guérison significative après une séance de prière pour la guérison d’un souvenir. Il invite à les rassurer en évoquant la réponse reçue par Paul qui n’a pas obtenu la délivrance demandée : « Ma grâce te suffit. » (2Co 12.9) Il conclut :

La prière de guérison intérieure n’est pas une panacée pour tous les souvenirs douloureux et les problèmes qui y sont associés, mais elle peut être une intervention spirituelle potentiellement utile dans le cadre d’une thérapie chrétienne incluant des éléments de thérapie cognitive comportementale. (P. 439)

Conclusions ?

Il serait prématuré et prétentieux d’imaginer pouvoir conclure un article dans lequel on n’a fait que présenter brièvement une pratique et certaines critiques ou questions qu’elle a suscitées. L’objectif principal – et, nous l’espérons, son mérite – est d’offrir au lecteur la documentation nécessaire pour approfondir sa propre recherche et éclairer ainsi son jugement. La conclusion de tout écrit n’est-elle pas en fin de compte celle qu’en tire le lecteur ? N’en déplaise à l’auteur. On se permettra toutefois des remarques plus personnelles pour prolonger le dialogue avec le lecteur et chercher à l’accompagner encore un peu dans sa recherche.

Les recherches entreprises pour rédiger cet article me suggèrent de reprendre l’exemple de Joseph49 pour en tirer encore quelque enseignement. Face au traumatisme que Joseph a subi, jeté par ses frères dans une citerne, vendu par eux à une caravane de marchands d’exclaves, malgré ses supplications (Gn 42.21), Dieu paraît nettement avoir d’abord choisi la thérapie de l’oubli plutôt que celle du souvenir. La réussite de Joseph aussi bien que la nouvelle injustice dont il est victime lorsqu’il se trouve faussement accusé par la femme de son maître concourent l’une et l’autre à lui faire oublier, ou tout au moins relativiser, le malheur initial qui l’a conduit en Egypte. La réussite, en lui faisant oublier cette condition d’esclave à laquelle la haine de ses frères l’avait réduit, la nouvelle injustice, en lui donnant un nouveau sujet de déception et de souffrance qui le met à distance du premier. Un peu plus tard, lorsque Joseph, sorti de prison, connaît une réussite encore plus éclatante en devenant gouverneur de toute l’Egypte, c’est la conclusion qu’il tire de son parcours, de la manière la plus solennelle, en la pérennisant dans le nom de son premier fils, Manassé, celui qui fait oublier : « Dieu m’a fait oublier toute ma peine et toute la famille de mon père. » (Gn 41.51) Il s’agit certes de la déclaration d’un personnage du récit, qui peut éventuellement se tromper dans l’interprétation qu’il donne de l’action de Dieu en sa faveur et qui ignore quel avenir Dieu lui réserve : il va bientôt retrouver ses frères et son père qu’il estime avoir oubliés. Mais on doit cependant concéder que cette interprétation semble bien correspondre à la façon dont Dieu a guidé sa vie : thérapie de l’oubli plutôt que du souvenir. Cet oubli évidemment n’est pas l’effacement de la mémoire, c’est une façon forte de parler de l’apaisement par rapport au passé traumatisant.

Mais les frères vont revenir, et avec eux le souvenir traumatisant… pour que Joseph puisse en guérir ? Les indices que donne le récit ne vont pas dans ce sens. Lorsque Joseph voit arriver ses frères et les reconnaît, le souvenir que le narrateur prend soin de relever n’est pas celui de l’événement traumatisant, mais celui des rêves où il voyait sa famille se prosterner devant lui : « Alors il se souvint des rêves qu’il avait eus à leur sujet. » (Gn 42.9) Il est évidemment inimaginable que Joseph ait oublié ce que ses frères lui avaient fait subir et, dans le traitement qu’il leur réserve, on sent bien, au minimum, la volonté de les tester et peut-être même celle de leur faire payer, ou au moins sentir, le mal qu’ils lui ont fait. Mais l’auteur du récit ne nous renseigne pas sur les intentions de Joseph et s’il nous décrit des personnes traumatisées par le passé, ce sont les frères de Joseph, non pas celui qui a subi le mal, mais ceux qui l’ont commis (Gn 42.21-22). Tellement traumatisés que la situation dans laquelle ils se trouvent empêtrés fait ressurgir pour eux le souvenir de la vente de leur frère. Alors même qu’il n’y a pour eux aucun rapport perceptible entre ce passé douloureux et leurs ennuis présents, puisque Joseph ne leur a pas encore révélé son identité. Il attendra encore pour le faire, même s’il est ému aux larmes en entendant ses frères s’accuser de l’avoir vendu.

Thérapie de l’oubli plus que du souvenir, souvenir plus traumatisant pour les auteurs du mal que pour leur victime, le récit, par ses aspects atypiques et déroutants, par rapport au schéma envisagé dans cet article, nous suggère, non pas de proposer un schéma alternatif à celui de la guérison des souvenirs ; ce n’est qu’un exemple particulier. Il nous invite certainement à approcher la question des souvenirs traumatisants et de l’action divine dans la vie de ceux qui en souffrent, de manière plus ouverte, en faisant davantage confiance à la sagesse infiniment variée que Dieu met en œuvre, avec notre concours et sans notre concours, pour accomplir sa bonne volonté et répondre à la détresse de ses enfants.


  1.  Cf. Fernando L. Garzon, “Inner Healing Prayer in ‘Spirit-Filled’ Christianity”, in Roy Moodley et William West (sous dir.), Integrating Traditional Healing Practices into Counseling and Psychotherapy, Thousand Oaks, Sage, 2005, p. 150.↩

  2.  Pour la première partie, voir l’article précédent de Paul Millemann, « La guérison des souvenirs, mythe ou réalité ? Un point de vue de psychologue et théologien ».↩

  3.  Cf. Fernando L. Garzon, ibid. ; Siang-Yang Tran, Counseling and Psychotherapy. A Christian Perspective, Grand Rapids, Baker Academic, 2011, p. 348 ; William L. De Arteaga, Agnes Sanford and Her Companions : The Assault on Cessationism and the Coming of the Charismatic Renewal, Eugene, Wipf and Stock, 2015.↩

  4.  Sans lien de parenté avec la précédente. L’orthographe de leurs noms n’est d’ailleurs pas identique. Ne pas confondre avec John Sandford, pseudonyme d’un auteur américain, plus connu du public.↩

  5.  Matthew Linn, Dennis Linn, Sheila Fabricant, Healing the Greatest Hurt, New York, Paulist Press, 1985, p. 18. L’ouvrage n’a pas été traduit en français.↩

  6.  Ibid.↩

  7.  Nelly Astelli Hidalgo, Le fruit de tes entrailles. La guérison des blessures reçues dans le sein maternel, Paris, Ed. Saint-Paul, 1993.↩

  8.  Leanne Payne, Vivre la présence de Dieu, Le Mont-Pèlerin, Raphaël, 2005. Première édition française en 1990, première édition en anglais en 1989. Cf. son étude sur C.S. Lewis : Real Presence : The Christian Worldview of C.S. Lewis as Incarnational Reality, Westchester, Crossway, 1988.↩

  9.  Edward M. Smith, Healing Life’s Hurts Through Theophostic Prayer, Campbellville, New Creation publ., 2005. 1re éd. en 2002.↩

  10.  En anglais CIHP : Christian Inner Healing Prayer.↩

  11.  Fernando Garzon, Lori Burkett, “Healing of Memories : Models, Research, Future Directions”, Journal of Psychology and Christianity 21, 2002, p. 42.↩

  12.  Roger Hurding, “Pathways to Wholeness : Christian Journeying in a Postmodern Age”, Journal of Psychology and Christianity, 14, 1995, p. 297.↩

  13.  Dans le texte : journey back.↩

  14.  Dans le texte : to minister.↩

  15.  La définition est notamment reprise par Tan, op. cit., p. 345.↩

  16.  Agnes Sanford, The Healing Light, St Paul, Macalister Park, 1947 ; La lumière qui guérit, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1955.↩

  17.  David Seamands, Le développement personnel, Mazerolles, Empreinte, 1989 ; La guérison des souvenirs : Approche pratique, Mazerolles, Empreinte, 1990 ; Guérison des blessures émotionnelles : Se rétablir d’un passé qui nous fait souffrir, Marne-la-Vallée, Farel, 1996 ; Guide de guérison des blessures émotionnelles : Se rétablir d’un passé qui nous fait souffrir, Marne-la-Vallée, Farel, 2006.↩

  18.  Dennis Linn et Matthew Linn, La guérison des souvenirs : Les étapes du pardon, Paris, Desclée De Brouwer, 1987, 2003 ; Matthew Linn, Dennis Linn, Sheila Fabricant, La pratique de la guérison des souvenirs, Paris, Desclée de Brouwer, 1990 ; Matthew Linn, Sheila Fabricant, Dennis Linn, Le développement de l’homme en huit étapes. Guérison des souvenirs, Paris, Desclée de Brouwer, 1992.↩

  19.  La guérison qui vient du Christ, Saint Benoit-du-Sault, Editions Bénédictines, 2010. L’autre ouvrage, publié deux ans plus tôt, traite de l’autre aspect de l’activité de McNutt, la délivrance : La délivrance pour aujourd’hui. Guide pratique, Saint-Benoît-du Sault, Editions Bénédictines, 2008.↩

  20.  Nelly Astelli Hidalgo, Sauver ce qui était perdu, Paris, Ed. Saint-Paul, 1992 ; Le fruit de tes entrailles. La guérison des blessures reçues dans le sein maternel, Paris, Ed. Saint-Paul, 1993.↩

  21.  Leanne Payne, Vivre la présence de Dieu, Le Mont-Pèlerin, 1990 ; David M. Allen, Libérés de nos blessures, Romanel-sur-Lausanne, La Maison de la Bible, 2008. Un autre titre de Leanne Payne a été aussi traduit : L’image brisée : Surmonter la crise d’identité, Kehl, Trobisch, 1989.↩

  22.  https://elijahhouse.org/ (consulté le 10/07/2018).↩

  23.  https://www.christianhealingmin.org/index.php (consulté 10/07/2018).↩

  24.  Père dominicain, ordonné en 1956, il épouse en 1980 Judith Sewell. La dispense ecclésiastique lui est accordée en 1993 pour valider son mariage. En 2008, il désigne son épouse Judith pour lui succéder à la présidence de Christian Healing Ministries.↩

  25.  http://www.theophostic.com/ (consulté 11/07/2018).↩

  26.  http://www.transformationprayer.org/ (consulté 11/07/2018).↩

  27.  http://ministriesofpastoralcare.com/ (consulté 11/07/2018).↩

  28.  http://ministriesofpastoralcare.com/schools/ (consulté 11/07/2018).↩

  29.  https://www.bahamaslocal.com/showlisting/13196/The_Renascence_Institute_International.html (consulté 24/07/2018).↩

  30. Bahamian Ikon Award. Cf. https://www.templetonworldcharity.org/projects/family-people-helping-people (consulté 25/07/2018).↩

  31.  Matthew Linn, Dennis Linn, Healing of Memories, New York, Paulist Press, 1984, 1re éd. 1974.↩

  32.  David Seamands, Healing for Damaged Emotions, Colorado Springs, David Cook, 2015, 1re éd. 1981. Trad. française en 1996, Guérison des blessures émotionnelles.↩

  33.  Dans l’ordre des termes cités :
    –  Jane Gumprecht, Abusing Memory : The Healing Theology of Agnes Sanford, Moscow, Canon Press, 1997 ;
    –  Dave Hunt et Thomas McMahon, The Seduction of Christianity : Spiritual Discernment in the Last Days, Eugene, Harvest House, 1985 ;
    –  Martin Bobgan et Deidre Bobgan, Theophostic Counseling : Divine Revelation or Psychoheresy, Santa Barbara, EastGate, 1999 ;
    – Jan Fletcher, Lying Spirits : A Christian Journalist’s Report on Theophostic Ministry, Columbia, Jan Fletcher, 2005.↩

  34.  Martin et Deidre Bobgan se présentent comme ex-psychologists, sans autre précision. Martin Bobgan a débuté sa carrière comme psychologue scolaire, cf. David Powlison, The Biblical Counseling Movement : History and Context, Greensboro, New Growth Press, 2010, p. 217.↩

  35.  Il a exercé un service chrétien par la radio et la publication d’ouvrages sur divers sujets.↩

  36.  Cf. notamment les travaux d’Elizabeth Loftus : Elizabeth Loftus et Katherine Ketcham, The Myth of Repressed Memory : False Memories and Allegations of Sexual Abuse, New York, St Martin’s Press, 1994.↩

  37.  Op. cit., p. 10.↩

  38.  Philip Monroe et Bryan Maier, tous deux professeurs de counseling et psychologie, l’un au Biblical Seminary de Hartfeld en Pennsylvanie, l’autre à Trinity (il a rejoint depuis 2006 son collègue à Hartfeld) : “A Theological Analysis of Theophostic Ministry”, Trinity Journal, 24/2, 2003, p. 169-188.↩

  39.  Samuel Bénétreau, « La guérison intérieure : données et principes néotestamentaires », Fac Réflexion 12, 1989, p. 8-17.↩

  40.  Cf. Siang-Yang Tan, “Lay Christian Counseling for General Psychological Problems”, in s. dir. Everett L. Worthington Jr. et al., Evidence-Based Practices for Christian Counseling and Psychotherapy, Downers Grove, IVP Academic, 2013, p. 46.↩

  41.  Fernando Garzon et Lori Burkett, “Healing of Memories : Models, Research, Future Directions”, Journal of Psychology and Christianity 21/3, 2002, p. 42-49 : “Though no research to date has been done specifically on HM interventions, the time is right for such research to begin.” P. 48. HM = Healing of Memories, guérison des souvenirs.↩

  42.  Fernando Garzon et Margaret Poloma, “Theophostic Ministry : Preliminary Practitioner Survey”, Pastoral Theology 33/5, 2005, p. 387-396.↩

  43.  Jan Fletcher, op. cit., p. 67-68. Elle soupçonne les évaluations de la méthode théophostique réalisées par l’unité de recherche hébergée par Regent College d’avoir pour objectif le remboursement par les assurances de santé des frais engagés par les personnes recourant à la méthode.↩

  44.  Fernando Garzon, s. dir., Pursuing Peace. Case Studies Exploring the Effectiveness of Theophostic Prayer Ministry, Xulon Press, 2008.↩

  45.  John Loren Sandford and Mark Sandford, Deliverance and Inner Healing, Grand Rapids, Chosen Books, 2008. Edition antérieure en 1992.↩

  46.  Ibid., p. 55, notre traduction.↩

  47.  Ibid., notre traduction.↩

  48.  Professeur de psychologie dans le programme de doctorat de la School of Psychology de Fuller Theological Seminary. Nous nous référons ici aux pages qu’il consacre à la prière de guérison intérieure dans son manuel : Counseling and Psychotherapy, A Christian Perspective, Grand Rapids, Baker Academic, 2011, p. 345 et suivantes.↩

  49.  Cf. Emile Nicole, « Joseph thérapeute malgré lui », Fac Réflexion 12, 1989, p. 18-23.↩

]]>
La colère de Dieu : aperçus bibliques http://larevuereformee.net/articlerr/n287/la-colere-de-dieu-apercus-bibliques Tue, 19 May 2020 11:52:19 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1089 Continuer la lecture ]]> La colère de Dieu :
aperçus bibliques1

Emile NICOLE
Professeur d’Ancien Testament
Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine


Remarques liminaires

Il est question de la colère de Dieu aussi bien dans le Nouveau Testament que dans l’Ancien. Pas autant, probablement. En disant aussi bien, on veut dire que cette façon de parler de Dieu n’est pas limitée à l’Ancien Testament. Le Nouveau l’utilise de manière naturelle et courante, comme, par exemple, Paul au début de l’exposé de sa doctrine dans l’épître aux Romains : « La colère de Dieu se révèle du ciel contre l’impiété et l’injustice des hommes… » (Rm 1.18)

L’utilisation de ce concept ne semble poser aucun problème aux auteurs de la Bible. Jamais on ne les voit embarrassés d’utiliser une telle expression. La seule chose qui perturbe et effraie les auteurs de l’Ancien Testament, dans les Psaumes notamment, c’est de se trouver eux-mêmes sous le coup de la colère de Dieu : « Seigneur, ne me punis pas dans ta colère, ne me châtie pas dans ta fureur ! » (Ps 6.1 ; 38.1) Mais dire que Dieu est en colère, cela ne les gêne pas le moins du monde. Jamais ils n’éprouvent le besoin d’atténuer, de nuancer, d’expliquer : « C’est une façon de parler, cela ne veut pas dire que… » Non, Dieu est en colère, un point c’est tout. Quand une expression, qui ne pose aucun problème aux auteurs bibliques, nous pose un problème à nous, ne faudrait-il pas d’abord nous interroger nous-mêmes : quel est notre problème avec la colère de Dieu ? On ne se propose pas ici de répondre directement à la question, mais d’orienter la réflexion en relevant quels attributs de Dieu sa colère nous révèle.

La colère de Dieu comme expression de sa justice

La colère de Dieu est étroitement associée à sa justice dans la saisissante affirmation du Psaume 7 : « Dieu est un juste juge, un Dieu qui tout le jour s’irrite. » (Verset 12) De manière significative, la Bible en français courant biaise ; elle oppose les deux et atténue la colère en sévérité : « Dieu est un juste juge, mais il reste chaque jour un Dieu sévère ! » Mais non ! Le psaume n’oppose pas la justice et la colère de Dieu, il les juge indissociables. Le juste juge ne peut qu’être fâché par le spectacle de l’injustice, de l’oppression. C’est la colère de Dieu que les psalmistes appellent lorsqu’ils réclament justice. Juste après le Psaume 6, où il implore Dieu de ne pas le punir avec colère, le croyant, dans le Psaume 7, en appelle à la colère de Dieu contre celle de ses adversaires : « Lève-toi, Seigneur ! dans ta colère, lève-toi contre la fureur de mes adversaires, réveille-toi pour me secourir, ordonne un jugement ! » (7.7) Colère et justice se retrouvent étroitement liées, comme au verset 12.

Cette relation entre colère et justice, on la retrouve dans le Nouveau Testament. C’est contre l’impiété et l’injustice que se révèle la colère de Dieu (Rm 1.18). C’est contre les adversaires de l’Evangile, qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, qui ne plaisent pas à Dieu, qui sont hostiles à tous les humains, qui empêchent de parler aux païens pour qu’ils soient sauvés, que Paul déclare : « La colère a fini par les atteindre. » (1Th 2.15-17)

Certes les auteurs bibliques ne choisissent pas systématiquement de relier les sanctions divines à sa colère. Pour le déluge, le récit évoque la déception de Dieu, son chagrin (Gn 6.6) devant la violence humaine. Avant l’embrasement de Sodome, le récit insiste sur l’impartiale circonspection de la justice divine, Dieu ne sévit pas sans enquête préalable (Gn 18.21). Il donne même à l’« avocat » Abraham l’occasion de plaider pour la ville coupable. La justice de Dieu, heureusement, ne se résume pas à sa colère, elle a bien d’autres facettes, mais la colère est bien une expression authentique de cette justice.

La colère de Dieu comme expression de sa sainteté

Justice et sainteté se recouvrent en partie, mais pas totalement. Un exemple fera ressortir la distinction : la mort d’Uzza lors du transport du coffre de l’alliance (2S 6.1-11). On place le coffre sacré sur un char pour l’amener à Jérusalem. Les deux fils de la maison où avait été entreposé le coffre sont chargés de conduire les bœufs qui tirent le char. À un moment, les bœufs font pencher le char. Le précieux chargement risque de tomber. Uzza tend la main pour retenir le coffre. « La colère du Seigneur » s’enflamme contre lui, il le frappe sur place (verset 7). Uzza n’a commis aucune faute morale. Assurément, il voulait bien faire. La colère ne peut guère être considérée ici comme une manifestation de la justice de Dieu. David, d’ailleurs, trouve que ce n’est pas juste, il est lui-même en colère parce que Dieu a frappé Uzza (verset 8). Le lecteur se trouve ainsi confronté à une manifestation de la sainteté de Dieu difficile à accepter. On la prend de plein fouet, on se sent comme David dont la réaction spontanée est la colère. Colère de l’homme contre colère de Dieu ?

La mort d’Ananias et Saphira offre dans le Nouveau Testament un exemple similaire (Ac 5.1-11). Certes, il y a bien faute morale : Ananias et sa femme ont voulu se faire passer pour plus généreux qu’ils n’étaient. Mais la sanction paraît très disproportionnée par rapport à la faute. Si tous ceux qui tentent une fois ou l’autre de se faire passer pour meilleurs qu’ils sont étaient ainsi frappés, il n’y aurait plus grand monde dans nos Eglises ! L’écart entre la faute et la sanction fait prendre conscience de la sainteté de Dieu, sainteté du Saint-Esprit : « Comment avez-vous pu vous accorder pour provoquer l’Esprit du Seigneur ? » (Verset 9)

Dans les deux cas, la réaction finale des témoins est la crainte (2S 6.9 ; Ac 5.11). Dieu marque ainsi sa distance par rapport à des humains qui pensaient, sans y penser, l’avoir intégré à leur monde familier.

La colère de Dieu comme expression de son amour

L’emploi par les prophètes de l’image conjugale pour dépeindre les relations entre Dieu et son peuple fait apparaître la colère de Dieu contre son peuple comme la colère d’un amour bafoué.

Comme expression de son amour, la colère de Dieu peut être perçue comme inexorable : si c’est celui qui aime qui est en colère, si la colère est l’expression ultime de l’amour trahi, il n’y a plus rien à espérer. Cependant si celui qui est en colère aime encore l’objet de sa colère, n’y a-t-il pas un espoir que la colère ne soit pas son dernier mot ? Le message des prophètes est traversé par cette tension : une colère d’amour qui se terminera par le pardon, la réconciliation, ou une colère d’amour qui ne peut être assouvie que par le châtiment. La tension est gérée ainsi : il n’y aura pas d’accommodement facile, le châtiment aura bien lieu, mais, après le châtiment, Dieu, à cause de sa fidélité, à cause de son amour, offre une espérance.

Dans le Nouveau Testament, la tension persiste, mais elle paraît bien gérée dans l’ordre inverse. Le message de la nouvelle alliance est celui du pardon, du salut, parce que le châtiment, Dieu l’a pris sur lui dans la personne de son Fils. Dans l’expiation de la croix se trouvent réunies la colère de Dieu contre le péché et son amour pour le pécheur. Mais cela ne vaut que pour celui qui croit : « Celui qui croit au Fils a la vie éternelle, celui qui ne croit pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. » (Jn 3.36) Dans l’Apocalypse, Jean forge cette expression paradoxale : « la colère de l’Agneau » (Ap 6.6). Une colère à laquelle nul ne peut plus échapper.

Ainsi le message biblique nous révèle la colère de Dieu comme expression de sa justice, de sa sainteté et de son amour. La colère n’est pas la justice de Dieu, ni sa sainteté, ni son amour, mais elle est une expression authentique et révélatrice de ces attributs divins. Si nous avons des problèmes avec la colère de Dieu, avons-nous bien compris ce qu’est sa justice, ce qu’est sa sainteté, ce qu’est son amour ?


  1. Notes d’un exposé présenté au Centre évangélique à Lognes (novembre 2014).↩

]]>
Calvin interprète de la Genèse http://larevuereformee.net/articlerr/n254/calvin-interprete-de-la-genese Wed, 31 Aug 2011 22:55:25 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=743 Continuer la lecture ]]> Calvin interprète de la Genèse

Emile NICOLE*

« Calvin, patriarche des Protestants de France, fait paraître plus d’esprit et plus de jugement dans ses commentaires de l’Ecriture que Luther. Il est néanmoins trop subtil dans ses raisonnements, et la religion, selon ses principes, semble être plus appuyée sur les conséquences qu’il tire du texte de la Bible que sur le texte même. Comme il était accoutumé à prêcher des moralités au peuple et à faire des leçons de théologie, il en a rempli ses commentaires. Il accommode aussi la plupart des choses à ses préjugés, et aux disputes qu’il avait avec différentes personnes. C’est ce qu’on peut voir dans son commentaire sur la Genèse et même dans tous les autres, parce qu’il est assez uniforme dans sa méthode[1]. »

Ce n’est pas tant par goût pour la provocation que l’on choisit d’introduire cet exposé par la citation de la trop célèbre Histoire critique du Vieux Testament de Richard Simon[2]. On peut être impressionné par la perspicacité des remarques de l’oratorien sur les qualités des commentaires de Calvin. Certes, sa notice d’une page et demie se présente davantage comme une critique que comme un éloge. Il reproche à Calvin d’être trop subtil, d’accommoder la plupart des choses à ses préjugés et à ses disputes, de ne savoir de l’hébreu guère plus que l’alphabet, d’être entêté, de vouloir être chef de parti.

Ses critiques sont aussi marquées par le contentieux confessionnel : il reproche à Calvin (et à Luther) leur rejet de la Tradition comme autorité, ce qui les oblige à tirer de l’Ecriture les preuves de leur doctrine, et ainsi à trop tirer le sens des textes (cf. le reproche de subtilité), de ne laisser passer aucune occasion de « médire de l’Eglise romaine et de ses cérémonies[3] », de ne rien oublier « de ce qui pouvait appuyer son parti[4]. » Il ne reconnaît pas une qualité à Calvin sans accabler Luther.

Tout cela ne surprend pas de la part d’un auteur catholique du XVIIe siècle, mais ces critiques n’empêchent pas Richard Simon de relever bien des qualités chez Calvin et, dans ces traits positifs des critiques de Richard Simon, on peut percevoir un éloge bien plus éloquent que les louanges du calviniste le plus convaincu.

1) Il note le soin que prend Calvin de ne pas avancer des arguments fragiles[5], et donne comme exemple son refus dans l’interprétation du premier verset de la Genèse, « Dieu créa », d’utiliser la forme plurielle du nom de Dieu, Elohim, comme preuve de la Trinité. Il cite avec approbation Calvin qui déclare à ce propos : « J’avertirais plutôt le lecteur de se garder de considérations aussi violentes[6]. »

2) A propos de la connaissance de l’hébreu, le seul point où Simon donne à Luther l’avantage sur Calvin, cet avantage tourne vite au désavantage de Luther. Il déclare : « Quoique Luther fût plus savant dans la langue Hébraïque que Calvin qui n’en connaissait guère que les caractères, ce dernier est néanmoins plus exact car il était plus capable de faire des réflexions sur ce qu’il lisait dans les autres auteurs[7]. » La connaissance que Calvin avait ou non de l’hébreu est, en effet, débattue, on y reviendra, mais il est indéniable qu’il a utilisé des ouvrages spécialisés et en a tiré profit. Simon, après avoir donné l’avantage à Calvin sur ce point, revient cependant à sa critique : Calvin ne se serait pas assez exercé à la critique, au grec et à l’hébreu. Il en donne pour preuve le fait qu’il affirme que le verbe bara signifierait en hébreu « créer à partir de rien ». Cela convient bien à l’interprétation du premier verset : « Dieu créa le ciel et la terre. » Mais Calvin se trouve en difficulté au verset 21 : « Dieu donc créa les grandes baleines… » alors que le verset 20 disait, selon la traduction de Calvin : « Que les eaux produisent reptile ayant âme vivante et volaille qui voltige sur la terre ! » Si, d’après le verset 20, les poissons ont été produits par l’eau, comment peut-on prétendre qu’ils auraient été créés à partir de rien ? Calvin, pour maintenir le sens qu’il estimait propre au verbe bara dans son commentaire du verset 1, s’engage dans une démonstration compliquée, proposant des solutions qu’il écarte l’une après l’autre, pour se ranger finalement à cette explication peu convaincante: en disant que Dieu a créé (c’est-à-dire à partir de rien) les baleines, Moïse aurait pris en compte l’ensemble du processus de création, depuis le rien initial jusqu’aux baleines, et non l’action divine propre au cinquième jour où elles ont été produites à partir de l’eau. La critique de Richard Simon sur le sens du verbe bara paraît bien pertinente, mais il est déplacé d’attribuer cette faiblesse dans l’exégèse de Calvin à un défaut de connaissance de l’hébreu. C’est plutôt un problème de sémantique générale: est-il raisonnable de penser qu’un verbe, en une langue quelconque, ait un sens aussi précis que « créer à partir de rien » ?

Deux autres réserves peuvent être faites sur les critiques de Richard Simon :
a) Il en conclut que la doctrine de la création ex nihilo, à laquelle il adhère, ne peut être tirée du texte biblique, d’où le recours nécessaire à la Tradition[8].
b) Les seuls exemples relevés par Richard Simon se limitent au premier chapitre de la Genèse, ce qui peut éveiller quelque doute ; qu’a-t-il effectivement lu des commentaires de Calvin ? Il semble toutefois que si les critiques de détails restent limitées au premier chapitre, les appréciations d’ensemble conviennent à l’ensemble du commentaire, et même de l’œuvre exégétique de Calvin, avec des réserves qui ne tiennent pas à une lecture partielle.

3) L’intérêt de Calvin pour la morale, sans connotation péjorative[9], et pour la connaissance de l’âme humaine. Richard Simon a déjà fait remarquer que Calvin « était accoutumé de prêcher des moralités au peuple[10]. »Il revient sur ce point dans un dernier paragraphe :

« Calvin ayant l’esprit fort élevé, on trouve dans tous ses commentaires sur l’Ecriture un je-ne-sais-quoi qui plaît d’abord, et, comme il s’était principalement appliqué à connaître l’homme, il a rempli ses livres d’une Morale qui touche et il tâche même de rendre sa Morale juste et conforme à son texte. S’il avait été moins entêté et qu’il n’eut pas eu envie d’être chef de parti, il aurait pu travailler fort utilement pour l’Eglise[11]. »

Cette dernière remarque ouvre la voie à des critiques déjà mentionnées. Il revient ensuite à la connaissance de l’être humain et de sa misère :

« On peut ajouter qu’il n’y a guère d’Auteur qui ait mieux connu que lui le néant de la Créature depuis le péché. Et comme il s’applique principalement à marquer les défauts auxquels les hommes sont sujets, il touche le cœur au lieu que la plupart des réflexions de Luther ne sont que de vaines spéculations et des disputes ridicules[12]. »

Mais Simon ne peut s’empêcher de terminer sans contrebalancer son appréciation positive par une critique : « Calvin a néanmoins ce défaut dans tous ses ouvrages d’avoir fait paraître avec excès le néant de l’homme depuis le péché et de l’avoir toujours laissé dans ce même néant sans avoir égard à l’état de grâce[13]. »

4) Ce dernier paragraphe, qui se termine donc par cette critique, contient cependant encore deux appréciations positives. D’abord, son sérieux dans la démonstration : « Il tâche de rendre au moins probable ce qu’il avance. »[14] Ensuite, la qualité de son style : « Il a même affecté une certaine grandeur de style qui contribue beaucoup à faire valoir ses pensées[15]. »

Après cette entrée en matière où Richard Simon a servi de guide insolite, on propose de revenir sur certains traits mentionnés et d’en relever quelques autres.

Le présent apport à ce colloque reste celui d’un interprète actuel de l’Ancien Testament. A la lecture des commentaires contemporains de l’Ancien Testament on tombe, ici ou là, sur une mention de Calvin parmi les interprètes cités ; il est un des rares noms qui échappent à l’oubli des exégètes du passé, et l’on peut se demander si ce traitement de faveur est dû à la notoriété du personnage, à la sûreté de son jugement exégétique, ou à la disponibilité de ses ouvrages, au moins en anglais.

En cette année du cinq centième anniversaire de la naissance du réformateur, le présent auteur apporte sa modeste contribution, en ayant fait le modeste effort, largement récompensé, d’aller au-delà de la consultation épisodique habituelle, pour lire de manière plus suivie le commentaire sur la Genèse ainsi que certains des sermons sur la Genèse[16].

I. ABONDANCE

Calvin a beaucoup commenté l’Ancien Testament et de manière suivie, aussi bien dans ses commentaires que dans ses cours et ses sermons, qui, tous, sont des commentaires suivis du texte. Richard Simon se révèle d’ailleurs bien informé : « Comme il était accoutumé à prêcher des moralités au peuple et à faire des leçons de théologie, il en a rempli ses commentaires[17]. » Sous le ton condescendant, on retrouve les trois types d’explications suivies du texte: la prédication, la leçon et le commentaire, et aussi le lien étroit qui les unit, leur grande similitude.

Pour un spécialiste de l’Ancien Testament, commenter autant de livres de l’Ancien Testament que Calvin représente déjà une performance que bien peu ont égalée. Quand on ajoute commentaires et leçons, Calvin a commenté la moitié de l’Ancien Testament[18]. L’édition anglaise de ces commentaires représente quinze volumes de 500 pages, soit environ 7500 pages ! Et pour un prédicateur, prêcher autant de sermons sur l’Ancien Testament représente une performance au moins aussi difficile à atteindre.

Quand un « généraliste » comme Calvin dépasse autant les spécialistes, chacun dans leur domaine, cela donne à réfléchir sur la stature du personnage. Mais aussi, et c’est peut-être plus profitable pour chacun d’entre nous, sur l’orientation de sa pensée, sur sa volonté de donner au texte biblique la première place. Le choix du commentaire suivi, aussi bien pour les leçons que pour la prédication, est très significatif.

L’importance que Calvin attache à ses commentaires et à ses cours peut aussi se mesurer aux hautes autorités auxquelles il dédicace ces œuvres. – Il dédicace le commentaire sur la Genèse à Henri de Navarre, le futur Henri IV, alors âgé de 9 ans et demi[19].– Le commentaire sur Esaïe est dédicacé au jeune roi d’Angleterre Edouard VI (1537-1553)[20].– Les leçons sur Jérémie à un prince allemand, Frédéric, prince palatin[21].– Les leçons sur Daniel au roi de Suède Gustave[22].

II. SÉRIEUX

– Recours fréquent à l’hébreu comme texte original, et comparaison fréquente avec la Septante et la Vulgate.

– Effort personnel de traduction. Sa traduction est très littérale ce qui convient bien à un commentaire. La traduction figurant dans les sermons n’est pas identique[23].

– Mention d’interprétations antérieures et contemporaines, les interprètes juifs sont souvent cités.

– Exposé d’arguments contre les interprétations qu’il récuse, et en faveur de celle qu’il propose. Il ne se contente pas d’affirmer, il cherche régulièrement à prouver ce qu’il avance.

– Il reste lucide sur la plus ou moins grande fiabilité des interprétations qu’il propose[24].

Toutes les caractéristiques que l’on attend d’un commentaire sérieux et que l’on trouve moins dans les sermons que dans les commentaires.

L’utilisateur d’un commentaire est souvent déçu par la brièveté de certaines démonstrations, et l’on trouve fréquemment chez Calvin des appréciations subjectives telles que « cela n’a pas de couleur » ou « cela est bien froid »[25], qui manquent évidemment de précision et de consistance. Mais, quelle que soit la prétention des exégètes à la rigueur scientifique, leur entreprise comporte une part inévitable d’intuition ; on ne saurait reprocher à Calvin ce qui est en fait le lot de tout interprète. Ou faudrait-il lui reprocher d’énoncer plus candidement ce que d’autres cherchent à se dissimuler ?

Pour revenir à la question de l’hébreu, Richard Simon prétend qu’il n’en connaissait guère plus que l’alphabet, mais la preuve qu’il avance n’est pas concluante. On a cherché à savoir où et quand il aurait appris l’hébreu[26]. Le catalogue de la bibliothèque de l’Académie quelques années après la mort de Calvin permet de repérer les ouvrages spécialisés auxquels il avait accès[27]. La mention de l’original hébreu intervient très régulièrement au cours du commentaire sur la Genèse. Les mentions ne concernent pas seulement les mots du texte, mais aussi la syntaxe, notamment les questions d’accord portant sur le genre et le nombre:en Genèse 4.7, il insiste sur le fait que le péché étant féminin, les suffixes qui suivent étant masculins ne peuvent s’y rapporter. Donc, au lieu de rapporter la suite au péché, « ses désirs se portent vers toi, mais toi domine sur lui », Calvin la rapporte à Abel, inférieur à son frère par la naissance, que celui-ci serait exhorté à dépasser par la piété, alors qu’il s’est laissé distancer en apportant une offrande que Dieu n’a pas agréée. Cette interprétation originale que Calvin présente comme « le sens vrai et naturel » (p. 102) apparaît bien peu naturelle, et Calvin n’a pas remarqué que le participe qui suit le mot péché, et que Calvin dans sa traduction et son commentaire rapporte bien au péché, « le péché gît à la porte » (pp. 91 et 102), est, lui aussi, au masculin, ce qui ruine son argumentation et oblige à une autre solution, facile. Le péché, féminin, est traité comme masculin parce qu’il est représenté sous les traits d’un animal. On remarquera encore une autre distraction de même ordre par rapport à l’hébreu, elle peut simplement être un indice de la hâte avec laquelle Calvin était contraint de travailler. Un témoin note moins d’une heure de préparation par heure de leçon.

A propos du nom de Jacob, on lit cette déclaration étrange : « Le nom de Jacob signifie : celui qui est vaincu après avoir combattu en vain. »[28] Commentaire présenté en rapport avec la naissance de Jacob. Mais il est fort probable que Calvin ne donne pas ici le sens du mot hébreu, mais il rappelle que Jacob a saisi son frère par le talon, circonstance mise explicitement en rapport avec le nom de Jacob dans le récit, comme signe qu’il luttait et qu’il a été distancé par son frère[29].

III. CONFIANCE AU TEXTE BIBLIQUE

Le lecteur contemporain ne peut qu’être frappé, en lisant le commentaire sur la Genèse, par le nombre de critiques du texte biblique que Calvin cite pour y répondre.

Exemples:

– Comment Moïse pouvait-il avoir connaissance des événements qu’il rapporte ? Il n’en a pas été le témoin et il ne pouvait bénéficier d’aucun écrit antérieur. Il ne s’agit pas de critiques supposées, Calvin renvoie à des personnes qui énoncent ces critiques: « Il y a des présomptueux et des arrogants qui s’élèvent ici et qui demandent par moquerie (…)[30]. »

– Autre critique, Calvin parle de gens qui «  jappent contre Moïse »[31]. Pourquoi Dieu a-t-il tant attendu pour créer le monde ? Que faisait-il ? La réponse à ce type de critiques est une des préoccupations constantes de Calvin.

A propos de l’accroissement du troupeau de Jacob : « Afin que nul ne pense que ce qui ne convient point avec la raison soit une fable, Moïse vient au-devant et dit que le saint personnage fut enrichi et augmenté par une façon extraordinaire[32]. »

On s’arrêtera sur deux exemples significatifs.

A propos de la création du soleil et de la lune, appelé le grand et le petit luminaire, il évoque ceux qui reprochent à Moïse[33] de s’être exprimé de manière incorrecte. Il évoque deux problèmes,

– le fait que la lune soit appelée un luminaire alors qu’elle ne fait que renvoyer la lumière du soleil,

– et le fait que la lune soit citée avec le soleil comme les deux grands luminaires, alors qu’il y a des corps célestes bien plus grands que la lune. Calvin évoque plusieurs fois Saturne, faisant remarquer qu’on sait qu’il est bien plus grand que la lune.

Calvin répond que Moïse s’exprime de manière simple en tenant compte de ce qui se voit, de ce qui apparaît au témoin ordinaire. Vus de la terre, le soleil et la lune sont les deux sources principales de lumière, les deux corps célestes les plus grands. Et, à partir de là, il introduit une réflexion sur la science qu’il dénomme souvent philosophie. Il est parfaitement légitime, utile, de s’adonner à la recherche pour mieux connaître le monde. Mais l’Ecriture n’a pas été écrite pour enseigner la science, elle est destinée aux plus simples pour leur faire comprendre l’action de Dieu[34].

Quelques versets plus loin, à propos de la création des oiseaux à partir de l’eau, ce qui semble peu convenir à la raison, concède Calvin, les moqueurs tirent cela en calomnie (Commentaire, 33). Il réplique :

a) S’il n’y avait d’autre motif que le bon vouloir de Dieu, que pourrions-nous objecter ?
– Dieu a bien fait le monde à partir de rien, ne pouvait-il pas faire aussi les oiseaux à partir de l’eau?
– Est-il plus absurde que Dieu crée les oiseaux à partir de l’eau que la lumière à partir des ténèbres. Et il conclut cette première série de considérations par une menace : le Créateur pourrait bien réduire à néant ceux qui s’élèvent avec tant d’arrogance contre lui !

b) S’il faut en venir à des raisons naturelles, l’eau a plus d’affinité avec l’air qu’avec la terre : c’est au cinquième jour que sont créés les poissons et les oiseaux (que les eaux grouillent), alors que les animaux terrestres le sont au sixième (que la terre produise).

c) Mais Calvin conclut que Moïse a plutôt voulu nous émerveiller, nous surprendre. Dieu qui a créé la nature n’a pas suivi la nature comme son guide pour la créer. Il faut que nous soyons surpris et ébahis.

Calvin est ici tributaire d’une traduction inexacte du texte hébreu, imputable au grec et au latin dont il dépend de manière évidente. Latin : « Que les eaux produisent reptile d’âme vivante et volatile sur la terre et sous le firmament du ciel. » Grec : « Que les eaux produisent des reptiles d’âme vivante et des oiseaux volant sur la terre sous la voûte du ciel. » Alors que l’hébreu dit : « Que les eaux grouillent de grouillants, âmes vivantes, et que sur la terre volent les oiseaux sur la face de l’étendue du ciel. » Dans le texte hébreu,

– il n’est pas question que les eaux produisent, elles grouillent,

– les oiseaux sont bien distincts des animaux aquatiques.

La difficulté que Calvin cherche tant bien que mal à résoudre, les oiseaux produits par l’eau, n’existe donc pas.

Pourquoi Calvin, qui dans son commentaire recourt souvent à l’hébreu, citant des mots hébreux, des constructions de phrase en hébreu, ne le fait-il pas ici ? Nous le retrouvons en défaut, mais ses efforts pour répondre à ce problème, inexistant, sont une preuve touchante de la confiance qu’il fait au texte biblique. Il pense, à tort, que le récit dit que les oiseaux ont été produits par l’eau. Eh bien, il le croit ! Aussi étonnant cela soit, les oiseaux ont été produits par l’eau. Dieu a voulu ainsi nous surprendre, nous faire comprendre qu’il peut faire n’importe quoi.

La différence avec la façon de traiter la question des grands luminaires est très instructive. Pour les grands luminaires, son argument est: Moïse parle le langage de l’apparence, il n’enseigne pas la science. Mais ce même argument, il se garde de l’employer pour les oiseaux produits par l’eau. Parce que là, cela ne peut pas être le langage de l’apparence, le récit biblique ne nous parle pas de ce qui apparaît, mais de la façon dont Dieu a créé les oiseaux. Et même si cela va à l’encontre de ce qui paraît naturel aux humains, cela ne peut qu’être vrai.

Tirons déjà une première conclusion : ne pensons pas que la difficulté à recevoir avec confiance le texte biblique soit un phénomène limité aux temps modernes, qui serait né avec les Lumières. A l’époque de Calvin, les critiques sont nombreuses et Calvin, lui, fait confiance au texte biblique. La nature des questions posées, des critiques formulées, peut varier au cours des âges, comme aussi la pertinence des réponses proposées, mais restent constants le phénomène des critiques et la démarche de foi pour y répondre ou les écarter.

Un autre indice de la confiance qu’il porte au récit biblique, c’est sa manière de raisonner sur les événements racontés ; il cherche, assez souvent, à combler les silences du récit, à se représenter ce qui n’est pas raconté.

L’entreprise est évidemment hasardeuse, et on peut souvent penser que Calvin cherche trop souvent à deviner, comme il le reproche souvent à d’autres. Mais cela prouve à l’évidence que, pour lui, les événements racontés sont bien réels.

Par exemple, Rébecca, enceinte, troublée par le mouvement qui agite les jumeaux dans son ventre, consulte Dieu (Gn 25.22). Comment consulte-t-elle Dieu ? Le récit ne le dit pas. Calvin y consacre un paragraphe dans son commentaire (Commentaire, 375). L’opinion la plus courante, dit-il, est qu’elle est allée consulter un prophète. Le récit semble bien indiquer qu’elle est allée quelque part : « Elle alla consulter le Seigneur. » (v. 22) Mais il considère que cette supposition (litt. divination) n’a pas de couleur. Et il avance des arguments:

– Quels autres prophètes aurait-elle pu trouver que son beau-père ou son mari ?

– A l’époque, Dieu a presque toujours manifesté sa volonté par des oracles; il faut comprendre : en communiquant de manière directe avec les humains.

– La chose était si importante qu’il ne convenait pas qu’elle soit transmise par un être humain. 

Les arguments paraîtront plus ou moins pertinents, mais on voit que Calvin ne se borne pas à donner son avis, il cherche à le justifier, il cherche à comprendre ce qui était pratiquement réalisable. Cela montre que pour lui les événements sont bien réels.

Et il se préoccupe aussi de l’application pratique. Il est conscient que cette révélation directe à Rébecca pourrait donner de mauvaises idées à certains, favoriser l’illuminisme, aussi il précise qu’aujourd’hui Dieu n’a pas besoin du miracle d’une communication directe pour nous faire connaître sa pensée: nous avons la Loi, les Prophètes et l’Evangile, et cela doit nous suffire pour diriger notre vie.

Ce n’est pas la seule fois où Calvin cherche à comprendre comment Dieu a communiqué avec les patriarches. Comment Caïn et Abel ont-ils su que Dieu agréait l’offrande de l’un et non celle de l’autre ? Calvin récuse la supposition des interprètes juifs, il dit que c’est leur habitude d’ajouter des détails aux récits: le feu du ciel aurait consumé l’offrande d’Abel[35]. On n’a pas le droit, dit-il, d’inventer des miracles dont les Ecritures ne parlent pas. Et il estime très probable que ce soit en constatant que ses affaires périclitaient, alors que celles de son frère prospéraient, qu’il a compris que Dieu n’agréait pas son offrande. Calvin cherche l’explication la plus simple, qui en rajoute le moins au récit, mais il en rajoute quand même un peu, en insérant une remarque de morale: c’est à la bénédiction terrestre que les hypocrites tiennent le plus[36]. Précédemment, Calvin avait avancé l’hypothèse que Caïn était un hypocrite dont le culte était de simple apparence : « Il n’y a nul doute que Caïn se soit comporté à la façon des hypocrites, c’est-à-dire qu’il a voulu apaiser Dieu en s’acquittant d’offrandes extérieures et ne s’est pas soucié de se donner totalement à lui[37]. »

Un trait notable de cette confiance dans la réalité des faits est le soin que prend Calvin à situer le jardin d’Eden avec ses quatre fleuves. Cela occupe trois pages et demie[38] de l’édition de 1961, agrémentées d’une carte dessinée par Calvin : « Je mettrai ici une figure devant les yeux par laquelle on pourra entendre où j’estime que Moïse met le paradis[39]. » Il avance une interprétation originale dans laquelle les quatre fleuves sont en fait l’Euphrate et le Tigre, qui se rejoignent dans la région de Babylone (cela fait deux fleuves), ils entourent la région et, ensuite, se séparent pour se jeter dans le golfe Persique (ce qui fait quatre).

Calvin explique la suite du récit en rapport avec cette localisation du paradis. L’entrée a été d’abord gardée par un ange, mais ensuite, le jardin ayant perdu son charme, il n’a plus été gardé : « Depuis que la fertilité bienheureuse et la plaisance de ce lieu furent aboliesla frayeur du glaive a été superflue[40]. »

Tout cela confirme que, pour Calvin, le texte biblique ne nous plonge pas dans l’univers de la fiction narrative, mais qu’il nous met bien en rapport avec un passé réel dans un monde réel. On pourrait aussi évoquer la manière dont il envisage le serpent dans le récit de la chute. C’est bien un vrai serpent, même si Satan s’est servi de lui pour tenter l’être humain.

III. SOBRIÉTÉ

La sobriété est une des caractéristiques auxquelles Calvin tient particulièrement. Ce n’est pas seulement une question de tempérament ou de goût personnel. Il relie cette qualité au respect que le croyant doit avoir pour Dieu et pour sa Parole. Vouloir en savoir plus que ce que Dieu a dit, c’est se départir de la modestie, de l’humilité qui conviennent à la créature devant le Créateur. Dieu dans l’Ecriture ne nous dit pas tout, il nous dit ce qui nous est utile, et nous devons nous appliquer à nous en contenter.

Commentant dans un sermon la réponse que Rébecca a reçue de Dieu lorsqu’elle s’inquiétait du remue-ménage dans son ventre, Calvin explique que lorsque nous sommes tourmentés par un problème, il n’y a rien de mieux que de demander conseil à Dieu, de recourir à l’Ecriture, et lorsque nous avons la réponse de nous en contenter:

« Quand donc nous serons tormentez de cela, que nous venions à Dieu, c’est à dire que nous escoutions ce qui nous est monstré en l’escriture saincte, prions Dieu qu’il nous ouvre les yeux et les aureilles, afin que nous apprenions quelle est sa volonté. Et puis, avons-nous cela ? Il nous y faut nous arrester du tout et estre paisibles. Car il n’est point question de disputer plus outre, quand Dieu nous prononce son arrest[41]. »

Et il ajoute que nous ne serons vraiment aptes à recevoir l’instruction de l’Ecriture que si nous avons cette attitude modeste, humble, de nous vouloir rien savoir sinon ce qui est contenu dans l’Ecriture[42].

On peut parfois estimer que Calvin n’est pas aussi sobre qu’il le prétend. Par exemple sur Caïn et Abel. Alors que le récit ne dit rien de la conduite ou de l’attitude des deux adorateurs, Calvin, lui, prétend qu’il n’y a nul doute que Caïn se soit comporté comme un hypocrite, ce qui fait dire au commentateur contemporain Walter Bruggemann : « Calvin en sait plus que le texte[43]. »Le réformateur estime pouvoir et devoir justifier le rejet de l’offrande de Caïn et l’acceptation de l’offrande d’Abel, qui, ni l’une ni l’autre, ne sont expliquées dans le récit de la Genèse, ce qui aurait pu conduire Calvin à orienter son commentaire vers la souveraineté de Dieu, comme il le fait en commentant le choix de Jacob et le rejet d’Esaü.

Mais il est fort probable que Calvin a été influencé par la façon dont les auteurs du Nouveau Testament parlent de Caïn et Abel.– « C’est par la foi qu’Abel offrit un sacrifice de plus grande valeur que celui de Caïn. » (Hé 11.6) Calvin cite d’ailleurs le passage et parle de la foi d’Abel.– « Ne faisons pas comme Caïn qui était du Mauvais et qui tua son frère. Et pourquoi le tua-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises alors que celles de son frère étaient bonnes. » (1Jn 3.12)

Ce qui est particulier à Calvin, c’est de stigmatiser Caïn comme un hypocrite, il y revient plusieurs fois.

Calvin fait d’ailleurs preuve de sobriété en écartant la supposition que Dieu aurait manifesté par un miracle son agrément du sacrifice d’Abel. Il avance une explication plus ordinaire. Il refuse aussi de chercher une faille dans le type d’offrande présenté par Caïn.

Que l’on soit toujours convaincu ou non par la façon dont Calvin suit cette règle de sobriété, de modestie, on ne peut que l’approuver et chercher à la suivre soi-même aussi bien que l’on peut.

IV. souci pastoral

Avant d’être un théologien, un interprète du texte, Calvin est un pasteur. Ce trait ne caractérise pas seulement les sermons, ce qui est naturel, mais également les cours, qui se terminent toujours par une prière assez longue, et même, très largement, les commentaires. Aussi c’est dans le commentaire sur la Genèse qu’on relèvera les exemples de cet émouvant et édifiant souci pastoral.

Pour tout lecteur qui entreprend la lecture suivie de plusieurs pages du commentaire, il semble bien que Calvin ne manque aucune occasion de tirer une application pratique.

L’ivresse de Noé lui donne l’occasion de dénoncer l’usage excessif de la boisson. Il concède d’abord que l’on pourrait faire preuve d’indulgence à l’égard de Noé qui, ayant bien travaillé, a voulu se récompenser et se réjouir en prenant du vin[44]. Mais il nous invite à constater que Dieu, lui, n’a pas eu cette indulgence, l’ivresse à laquelle Noé s’est livré a flétri sa mémoire. « Que pensons-nous donc qu’il fera aux ventres oisifs et aux gouffres insatiables qui ne se proposent d’autre combat sinon à qui consommera le plus de vin[45] ? »

Commentant le passage où Dieu a fait à Adam et Eve des vêtements de peau, il explique d’abord qu’il ne faut pas nous imaginer Dieu en train de fabriquer lui-même des vêtements à Adam et Eve, il a plutôt suggéré à Adam et Eve de le faire. Mais Calvin ne manque pas l’occasion d’en tirer deux conclusions :

– L’une, spirituelle, le vêtement de peau rappelle à l’être humain sa faute, à la différence du lin ou de la laine, la peau rappelle à l’être humain sa propre nudité, cette nudité dont il a honte depuis qu’il est pécheur.

– L’autre, pratique : Dieu a voulu habituer l’être humain à des vêtements simples.

« Et plût au ciel que les délicats qui ne pensent point être bien accoutrés et ornés si tout ne va pas en excès, pensent à ceci! Non qu’il faille condamner tout ornement quel qu’il soit, mais parce que, quand on désire trop curieusement d’être joli et de reluire, non seulement on méprise ce maître qui a voulu que le vêtement soit un signe de pudeur[46], mais on fait comme la guerre à la nature[47]. »

L’intérêt de Calvin pour la pratique ne se limite pas à des considérations de morale élémentaire comme la mise en garde contre les excès de vin ou d’habillement. Il fait aussi des remarques d’ordre psychologique. Observant que Caïn a attendu d’être dans les champs pour agresser son frère, qu’il lui a d’abord adressé la parole, peut-être de manière amicale, il en conclut que c’est quand les hypocrites sont les plus aimables avec nous qu’il faut nous méfier le plus d’eux :

«  Quand ils n’ont pas le moyen de nuire comme ils le voudraient par une violence ouverte, soudainement ils se mettent à faire quelque paix trompeuse (litt. fourrée). Mais il ne faut pas espérer que ceux qui se montrent comme des bêtes cruelles envers Dieu entretiennent une amitié pure et fidèle avec les hommes[48]. »

 Durant toute l’activité de Calvin et longtemps après, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, Genève a vécu sous la menace du duc de Savoie.

On peut remarquer qu’ici l’intérêt pour la réflexion pratique perturbe, en fait, la rigueur de l’interprétation. Calvin, comme à son habitude, commence par citer le texte « Caïn dit à Abel ». Puis il signale que certains considèrent qu’il a parlé à son frère de manière déloyale en dissimulant sa colère. Mais il fait remarquer qu’on ne sait pas ce que Caïn a dit à son frère. Cependant il pense que Moïse veut faire ressortir ici en bref la déloyauté de ce méchant hypocrite, qui a fait semblant d’être en bons termes avec son frère, lui parlant familièrement jusqu’à ce qu’il ait eu l’occasion de commettre son meurtre. C’est en parlant amicalement avec son frère qu’il l’aurait attiré dans les champs pour le tuer. Et il en tire l’application que l’on vient d’évoquer: c’est quand les méchants sont aimables qu’il faut s’en méfier le plus. L’argumentation est déjà assez fragile: alors qu’on ne sait pas ce que Caïn a dit à Abel – et Calvin le reconnaît – Calvin tire son application de la supposition qu’il lui a parlé amicalement, en dissimulant sa colère.

Mais, ensuite, il avance une autre supposition: que Caïn, bien que Dieu lui ait donné tort, s’est disputé avec son frère à propos de la décision de Dieu. Et il conclut qu’il préfère cette opinion. Caïn n’a pu cacher son trouble : « Il s’est jeté sur son frère en l’accusant et en lui exposant avec colère et indignation la cause de sa tristesse[49]. » Dans sa hâte à tirer une leçon pratique du texte biblique, Calvin s’appuie sur une interprétation qu’il va ensuite écarter au profit d’une autre.

On saisit l’occasion de cette évocation des hypocrites, dont il faut se méfier, pour mentionner, par honnêteté, que Calvin, qui ne manque pas une occasion de tirer une application pratique, saisit de temps à autre l’occasion de lancer une flèche à des adversaires, notamment les papistes. A propos de la malédiction de Canaan prononcée par Noé (Gn 9.25), « Maudit soit Canaan, qu’il soit l’esclave des esclaves de ses frères », traduit par Calvin « serviteur des serviteurs », Calvin évoquant le titre que se donne le pape de serviteur des serviteurs[50], déclare : « Puisque le pape prétend avec tant d’insistance qu’il est parfois prophète, je veux bien le croire, prophète contre son gré comme Caïphe. Je ne veux pas nier que ce titre lui ait été dicté par le Saint-Esprit. Qu’il soit donc ‹serviteur des serviteurs›, tout comme Canaan[51] ! »

Calvin commente l’affection privilégiée qu’Isaac porte à Esaü et que Rébecca porte à Jacob (Commentaire, 379). Il blâme d’abord l’attitude d’Isaac : il savait par l’oracle que Jacob devait être l’héritier de la promesse et non pas Esaü, son affection était donc au rebours de la décision de Dieu, il aurait dû « par piété et modestie dompter et assujettir son affection pour obéir à Dieu ».

Cette remarque montre l’intérêt pastoral de Calvin et sa sensibilité. Il comprend qu’on puisse avoir un penchant pour un fils plutôt que pour l’autre, mais il affirme qu’Isaac aurait dû faire effort pour résister à cette inclination pour son fils aîné, qui allait à l’encontre de la décision divine. Au lieu de résister à cette inclination, Isaac se laisse en plus entraîner par son goût pour le gibier qui, dit le récit, est la cause de son attachement à Esaü.

Calvin en vient à Rébecca. Son affection pour Jacob était-elle aussi discutable que celle d’Isaac pour Esaü ? Calvin laisse d’abord la question ouverte : « On ne sait pas si la mère a failli dans le sens contraire. » Et cette absence, momentanée, de réponse donne à Calvin l’occasion de faire des remarques sur la paix des ménages : « Nous voyons bien souvent que les affections des pères et des mères sont tellement divisées que si la femme voit que son mari aime l’un des enfants, elle mettra son affection en l’autre par une émulation contraire. »

Le commentateur revient à Rébecca. Si elle a préféré Jacob à cause de la prophétie, c’était légitime, « mais il se peut aussi bien que son amour ait été désordonné ». D’où une nouvelle réflexion pratique : « En cela se montre trop la corruption de notre nature. » Il n’y a pas de lien plus saint que le mariage pour tenir les êtres humains en accord, les enfants lorsqu’ils naissent renforcent encore ces liens, et cependant ils fournissent souvent une occasion de discorde. Mais finalement Calvin revient à Rébecca pour conclure que la suite du récit va montrer que c’est l’intérêt qu’elle portait à la bénédiction de Dieu, qui a dominé dans sa préférence pour Jacob. Ainsi elle a certainement été conduite à préférer Jacob par soumission à Dieu.

Ce parcours assez sinueux montre tout l’intérêt que Calvin porte aux réflexions pratiques. S’il avait tout de suite conclu que Rébecca s’est soumise à la décision divine, il aurait perdu l’occasion de faire réfléchir son lecteur sur ce problème des préférences de tel parent pour tel enfant. Deux fois, il maintient l’interprétation en suspens pour prolonger ces réflexions et ne pas les limiter à la préférence d’un parent pour un enfant (Isaac). On peut se poser la question : le fait-il sciemment ? ou hésite-t-il réellement ? Les conclusions exégétiques auxquelles parvient Calvin ne sont pas toujours fermes. Elles sont parfois hésitantes, et c’est une des qualités de l’interprète de renseigner son lecteur sur la fiabilité des réponses proposées: sûre, moins sûre, incertaine. Calvin reste ici prudent sur la conclusion à laquelle il se range finalement : « Il est plus probable qu’elle fut induite par l’autorité de Dieu à préférer le puîné à l’aîné. »

On rejoint ici les observations faites par Richard Stauffer, reprenant des propos de Calvin sur la prédication. Ils ne conviennent pas seulement à sa prédication, mais aussi à ses commentaires : « La prédication doit toujours comporter une application pratique[52]. » Calvin considère que « Dieu est déshonoré » dans la prédication si elle ne comporte pas d’application. « Si on ne fait qu’exposer l’Ecriture sainte, cela s’écoule et nous n’en sommes pas touchés au vif. » (Ibid.) « Si la doctrine n’est pas aidée d’exhortations, elle est froide, elle ne nous percera pas le cœur. »

« Deux choses sont requises que nous fassions bien comprendre ce qui est demandé pour le salut, et puis que nous ajoutions l’insistance, afin que la doctrine touche les cœurs au plus vif, et que non seulement on sache ce qui est bon, mais qu’on soit incité à le suivre et à y adhérer. Voilà les deux choses qu’on n’a pas le droit de séparer. »

On laissera le lecteur sur cet exemple, parmi bien d’autres, de prédication dans le commentaire sur la Genèse. Calvin a expliqué comment Satan, en flattant nos premiers parents, les a trompés, et il poursuit:

« C’est pourquoi, si nous ne voulons pas être pris dans le même filet, apprenons à dépendre totalement de la seule volonté de Dieu qui est le seul auteur de tous les biens. Parce que l’Ecriture nous fait comprendre que nous sommes nus et pauvres, et que c’est en Christ que nous pouvons retrouver ce que nous avons perdu en Adam, présentons-nous vides à Christ pour être remplis de ses richesses[53]. »


* E. Nicole est professeur d’Ancien Testament à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.

[1] R. Simon, Histoire critique du Vieux Testament, Rotterdam, Reiner Leers, 1685, 434.

[2] R. Simon (1638-1712), oratorien, considéré comme le « père de la critique biblique moderne » en raison de l’hypothèse qu’il soutint concernant la rédaction du Pentateuque dans son ouvrage Histoire critique du Vieux Testament, publié initialement en 1678, puis interdit en France. Cf. Richard Woodbridge, « Richard Simon, le ‹père de la critique biblique », in s. dir. J.R.A. Armogathe, Le Grand Siècle et la Bible, Paris, Beauchesne, 1989, 193-206, et J. Bernier, « Richard Simon et l’hypothèse des écrivains publics : un échec humiliant », ETR, 82, 2007, 156-176.

[3] Simon, Histoire critique, 435.

[4] Simon, Histoire critique, 436.

[5] « Il paraît néanmoins plus réservé que Luther et il prend garde à ne se servir pas de preuves faibles, d’où ses adversaires peuvent prendre quelque avantage sur lui. » Simon, Histoire critique, 434.

[6] « Plutôt j’avertirai les lecteurs de se donner garde de telles gloses si violentes. » Commentaires sur l’Ancien Testament. Le livre de la Genèse, Genève, Labor & Fides, 1961, 25. Dans la suite, pour les commentaires sur l’Ancien et le Nouveau Testament: Comm.

[7] Simon, Histoire critique, 435.

[8] « Il est bien vrai que Dieu a fait le monde de rien, et que le chaos ou la matière des anciens Philosophes est une pure fable, mais on ne peut pas le prouver invinciblement de ce passage de la Genèse, à moins qu’on n’y joigne la Tradition que nous avons de la création du Monde. » Histoire critique, 435.

[9] Sans aucune connotation péjorative dans la pensée de Richard Simon, pour qui c’est une qualité indéniable des commentaires de Calvin. On le rejoint volontiers sur ces deux points: appréciation positive de la morale, injustement dénigrée aujourd’hui, et qualité morale des ouvrages de Calvin.

[10] Simon, Histoire critique, 434.

[11] Simon, Histoire critique, 435.

[12] Simon, Histoire critique, 436.

[13] Simon, Histoire critique, 436.

[14] Simon, Histoire critique, 436.

[15] Simon, Histoire critique, 436.

[16] Dans la suite de l’exposé, le Commentaire sur la Genèse sera cité d’après l’édition parue chez Labor & Fides en 1961, cf. note 7.

[17] Simon, Histoire critique, 434.

[18] Genèse à Josué, Esaïe aux Douze, Psaumes, Lamentations, Daniel, soit 63% du nombre de pages dans la Bible hébraïque, 46 % du nombre de lettres en hébreu.

[19] Dédicace en juillet 1563. Datée par erreur de 1554 dans l’édition Labor et Fides, Commentaire, 15. Le commentaire sur la Genèse a bien été achevé en 1554 (CR, XXIII, xv), mais c’est l’édition de 1563 qui a été dédicacée à Henri duc de Vendôme, roi héritier de Navarre (CR, XX, 116-122).

[20] Roi de 1547 à 1553, de 10 à 16 ans. Dédicace d’Esaïe en décembre 1550, le roi a 13 ans.

[21] Frédéric III, électeur palatin du Rhin et comte palatin du Haut-Palatinat de 1559-1576, introduit la réforme calviniste dans son Etat, d’après Emile Léonard, Olevianus et Ursinus, chargés de définir la foi de la réforme palatine, « représentaient Zurich plus encore que Genève ». Emile Léonard, Histoire générale du protestantisme, II, Paris, PUF, 1961, 11. D’après Léonard (p. 10), Frédéric III est né en 1525. 

[22] Gustave Ier Vasa (1495-1560), roi de Suède de 1523 à 1560.

[23] Erreur typographique dans le Comm., 214, traduction de Gn 14.15. « Hobab qui est à la fenestre [sic] de Damas » au lieu de senestre, c’est-à-dire la gauche.

[24] Cf. Gn 2.2, Comm., 26 sur l’Esprit de Dieu se mouvait, voltigeait ou gisait, couvait.

[25] Cf. sur la traduction « vent » en Gn 1.2 : « cela est si froid qu’il n’y a nul besoin de réfutation. » (Comm., 25) « Cela est bien froid. » (Comm., 57)

[26] Cf. M.W. Elliot, « Calvin the Hebraiser ? Influence and Independance in Calvin’s Old Testament lectures, with special reference to the commentary on Jeremiah », in s. dir. Anthony N. S. Lane, Interpreting the Bible, in honour of David F. Wright, Leicester, IVP, 1997, 99-112.

[27] Cf. Anthony N.S. Lane, « The Sources of Calvin Citations in his Genesis Commentary », in s. dir. Anthony N. S. Lane, Interpreting the Bible, in honour of David F. Wright, Leicester, IVP, 1997, 47-97.

[28] Comm., 378.

[29] Cf. la signification donnée au nom d’Esaü : « Ainsi Esaü a porté le nom de son âpreté, parce que dès sa première enfance il était formé comme un homme déjà fort et puissant. » Comm., 378, et l’évocation du nom donné à la naissance lors de l’octroi du nouveau nom Israël : « Jacob avait été ainsi appelé dès le ventre de sa mère, comme nous l’avons vu, parce qu’il s’était efforcé de retenir son frère en lui empoignant la plante du pied. » (Comm., 474-475)

[30] Comm., 17.

[31] Comm., 19.

[32] Comm., 447.

[33] « … débattent contre Moïse de ce qu’il n’a pas parlé plus exactement. » (Comm., 31)

[34] Calvin écrit à une époque où la science est encore rudimentaire. D’ailleurs, il a un développement assez étrange sur la lumière de la lune, qui serait bien un corps épais, mais pas, selon lui, un corps obscur ou ténébreux ; elle produirait bien de la lumière, mais pas assez pour que celle-ci parvienne jusqu’à la terre, elle devrait donc emprunter au soleil ce qui lui fait défaut (Comm., 32).

[35] Comm., 98.

[36] Comm., 99.

[37] Comm., 98.

[38] Comm., 50-53.

[39] Comm., 51.

[40] Comm., 91.

[41] Corpus Reformatorum. Calvini Opera, LIX, 48. Dans la suite : CR.

[42] « Bref, journellement ceci est pour nous monstrer que jamais nous ne pourrons estre disposez, pour recevoir instruction de l’escriture saincte, et de chercher là toute nostre sagesse, sinon que nous aions ceste modestie là, et ceste humilité en nous de n’appeter point de rien cognoistre ne savoir, sinon ce qui est là contenu. » CR, LIX, 48.

[43] W. Bruggemann, Genesis, Interpretation, Atlanta, John Knox Press, 1982, 56. C’est nous qui traduisons.

[44] Comm., 165.

[45] Comm., 166.

[46] « Vergogne ».

[47] Comm., 89.

[48] Comm., 103.

[49] Comm., 103.

[50] Plus précisément, serviteur des serviteurs de Dieu, servus servorum Dei, titre remontant à Grégoire Ier (540-604).

[51] Comm., 169.

[52] R. Stauffer, « L’homilétique de Calvin », Interprètes de la Bible. Etudes sur les réformateurs du XVIe siècle, Paris, Beauchesne, 1980, 173.

[53] Comm., 74. Cette dernière citation apporte un démenti à la critique finale de Richard Simon, qui reproche à Calvin d’avoir « toujours » laissé l’homme « dans ce même néant sans avoir égard à l’état de grâce ». Histoire critique, 436.

]]>