Paul MILLEMANN – La Revue réformée http://larevuereformee.net Mon, 07 Jun 2021 19:42:03 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.9 La guérison des souvenirs, mythe ou réalité ? Un point de vue de psychologue et théologien http://larevuereformee.net/articlerr/n289/la-guerison-des-souvenirs-mythe-ou-realite-un-point-de-vue-de-psychologue-et-theologien Mon, 07 Jun 2021 21:42:03 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1110 Continuer la lecture ]]> La guérison des souvenirs, mythe ou réalité ?1
Un point de vue de psychologue et théologien

Paul Millemann
Psychologue, formateur auprès de travailleurs sociaux,
chargé de cours à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence
et à l’Institut biblique de Genève, doctorant en théologie.


Souviens-toi de ton créateur durant ta jeunesse, avant l’arrivée des jours mauvais, avant d’atteindre les années où tu diras : « Je n’y prends aucun plaisir. » (Ecclésiaste 12.1)

Dans les textes bibliques, la question des souvenirs et du devoir de mémoire est importante. Nous sommes appelés à nous souvenir des bonnes choses que Dieu a faites pour nous ou à considérer l’importance que Dieu se souvienne de ses promesses et de son alliance. Une telle réalité s’exprime par exemple sous la forme d’une prière comme l’a fait Néhémie (1.8). Le souvenir à garder comme un trésor est quelque chose d’essentiel, d’encourageant, une bénédiction ou une promesse.

Les « mauvais souvenirs » malheureusement existent aussi. Sont-ils voulus par Dieu ? Sont-ils simplement permis pour nous aider à apprendre quelque chose sur Dieu ou sur nous-mêmes ? La deuxième affirmation nous semble plus pertinente à retenir. Hébreux 10.33ss évoque l’importance des souvenirs de la persécution, non pour se plaindre, mais pour y voir tout le soutien de Dieu dans ces moments si difficiles.

Un souvenir peut être considéré comme un fait, une action, un événement ou un phénomène inscrit dans nos mémoires qui revient à l’esprit, soit de façon fortuite, soit sous l’effet d’un rappel. Notre conscience reconnaît donc un souvenir comme quelque chose de passé dans un contexte donné. Le souvenir fait appel à la mémoire, aux émotions, aux traces laissées en nous par tel ou tel événement et aux indices qui existent pour effectuer un rappel des informations stockées en mémoire. Un souvenir se décline sous la forme d’un rappel d’informations enregistrées dans notre mémoire. Or l’événement qui donne lieu au souvenir par la suite n’est jamais enregistré de façon neutre. Le stockage en mémoire va associer une émotion à l’information factuelle, ce qui rendra le rappel plus ou moins difficile à vivre. Ainsi, après un accident, une catastrophe naturelle, un « stress post-traumatique » peut se produire, ce qui induit des souvenirs pénibles. Il suffira simplement d’un bruit ou d’une odeur pour déclencher chez la victime une véritable attaque de panique. Notons enfin que la mémoire n’est pas une entité uniforme et que toutes les études relatives à son fonctionnement en définissent différentes formes. Certaines sont implicites, d’autres explicites, certaines concernent des faits précis, alors que d’autres relèvent plus de la culture générale, indépendamment des faits et de leur inscription dans le temps et l’espace.

Parler de guérison des souvenirs suppose donc de prendre en considération plusieurs aspects :

  • la notion même de guérison ;
  • les données des neurosciences sur la mémoire ;
  • la force des émotions associées aux souvenirs ;
  • l’élaboration d’une perspective à la fois théologique et clinique incluant aussi l’importance de l’accompagnement.

1. Définir la notion de guérison

a. Guérir, est-ce effacer ou oublier le traumatisme ?

La guérison correspond-elle à la nécessité d’effacer ou d’oublier un traumatisme subi ? Un traumatisme va nous marquer au fer rouge. Avec chaque événement, nous enregistrons non seulement le fait lui-même, mais aussi les émotions associées, le contexte dans lequel l’événement a pu se produire. Un traumatisme laisse comme une empreinte dans notre tête. Plus le traumatisme est fort, plus l’émotion associée sera importante. Or effacer un souvenir ou oublier un souvenir est difficile à faire et ne dépend pas de nous. Certains souvenirs (ceux qui nous ont le moins marqués) ont tendance à disparaître naturellement. D’autres, en revanche, sont stockés et peuvent être modifiés sans pour autant disparaître. Plus une émotion associée à un souvenir est forte, plus le souvenir restera gravé fortement et sera difficile à oublier. Mais s’il n’est pas possible d’oublier un souvenir par nos propres forces, celui-ci peut se transformer, se modifier pour être moins pénible. Du coup, guérir ne consisterait-il pas en fait à faire face aux émotions ?

b. Guérir, est-ce la capacité à faire face aux émotions ?

Les six émotions principales, repérables en fonction des expressions faciales, sont la joie, la tristesse, le dégoût, la peur, la colère et la surprise. Certains ont peut-être vu le film d’animation Vice versa qui donne des clés de compréhension sur le fonctionnement des émotions et leur lien avec le processus de mémorisation. Des études récentes ont montré que le développement du cerveau se fait de façon progressive et que la maturité cérébrale nécessaire pour analyser et s’adapter à ses émotions ne vient pas avant l’âge de 7 ans. Catherine Gueguen précise : 

Tant que le cerveau n’a pas atteint sa pleine maturité, les processus de gestion des émotions, des affects ne sont pas totalement fonctionnels. Cela explique les difficultés que l’enfant peut avoir pour contrôler, maîtriser ses réactions émotionnelles ou affectives. Les expériences que vit l’enfant ont un impact sur le développement de son cerveau et influencent ses réactions psychoaffectives et sociales lorsqu’il est enfant, mais aussi quand il sera devenu adulte2.

Nos émotions ne sont, par définition, pas contrôlables. Elles expriment quelque chose d’essentiel sur notre compréhension de certaines choses. La force de l’émotion associée au souvenir va jouer sur la manière de stocker le souvenir et sur la capacité à le récupérer. Un indice émotionnel pourra réactiver un souvenir. Un simple bruit pourra provoquer une attaque de panique chez une personne. La seule manière de faire face à l’ébranlement que peut susciter un souvenir, c’est notre capacité de comprendre et de vivre ses émotions. Comme celles-ci ne sont pas gérables autrement, il n’est pas possible de comprendre la guérison, ni comme oubli, ni comme remplacement d’une émotion par une autre. Sur le fond, cela ne marche pas. Il peut y avoir des nuances, des atténuations, des reconstructions de souvenirs, mais pas de changement d’émotions. Ce qui peut en revanche avoir une influence sur la capacité à gérer nos émotions, c’est la qualité de la relation entre parent et enfant définie par John Bowlby sous le terme d’« attachement »3. Catherine Gueguen précise à ce propos :

Chaque fois que l’adulte rassure, sécurise, console, câline l’enfant en le prenant dans les bras avec une attitude douce, chaleureuse, en prodiguant des gestes tendres, en adoptant un ton de voix calme, apaisant, en ayant un regard compréhensif, il aide l’enfant à faire face à ses émotions et à ses impulsions. Un comportement parental affectueux a un impact positif considérable sur la maturation des lobes frontaux de l’enfant. Il parviendra alors plus rapidement à gérer les émotions envahissantes et les impulsions de son cerveau émotionnel4.

Si la guérison n’est pas l’oubli ni le changement d’émotions, la guérison pourrait être le fait de donner du sens au traumatisme.

c. Guérir, est-ce donner un sens au traumatisme individuel ?

Donner du sens au traumatisme, ce peut être une démarche individuelle ou bien s’inscrire dans une culture collective. Quoi qu’il en soit, cette démarche peut favoriser une guérison ou, tout au moins, un apaisement des émotions. C’est un point largement développé par Anne-Marie Sirakorzian :

Nous pouvons alors nommer nos blessures profondes, le plus souvent identitaires et/ou affectives (manque affectif, perte de l’amour) sans les minimiser ou les déformer : traumatismes, accidents, diverses formes d’abus, fusion, emprise, rôles de survie, place dans la famille, manque ou perte de l’amour, rivalité dans la fratrie, être un enfant de remplacement, dysfonctionnements familiaux, secrets de famille, non-dits, vœux, malédictions familiales, péchés personnels […] Nos blessures ont façonné notre vécu émotionnel, nos croyances et nos comportements […] Pour qu’une âme meurtrie s’apaise, il lui faut mettre des mots sur ses blessures, parler de sa souffrance, dévoiler l’impensable, donner un sens au vécu et retrouver la continuité psychique entre le passé, le présent et l’avenir5.

Dans la pensée biblique, la compréhension de la souveraineté de Dieu est une aide essentielle pour donner du sens au traumatisme individuel. Les épreuves ou les difficultés qui nous touchent seront vécues différemment en fonction de notre manière de compter sur l’aide de Dieu pour comprendre le sens qui devra être donné au souvenir. Quand nous nous demandons pourquoi telle difficulté survient, nous n’avons généralement pas de réponse. En revanche, si nous cherchons à comprendre ce que Dieu peut nous apprendre dans cette situation, la perspective sera différente. Le problème ne disparaît pas pour autant, mais notre manière de le vivre peut changer. En 2 Corinthiens 5.17, Paul insiste pour dire que si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature, que les choses anciennes sont passées. Nous pouvons vivre en tenant compte des effets de cette nouvelle identité en Christ, qui nous a été donnée par le salut. Cela ne veut pas dire que tout disparaît, mais il semble qu’il y a là une clé pour comprendre la guérison des souvenirs : donner du sens aux événements traumatiques en plaçant les choses dans la perspective que Dieu donne.

d. Guérir, est-ce comprendre l’incidence culturelle et le traumatisme collectif ?

La question de l’incidence culturelle est également importante. Il existe de réels traumatismes collectifs, tels que les guerres, les génocides ou les questions d’esclavage, qui marquent terriblement des populations. De plus, l’héritage culturel qui se transmet aux générations suivantes continue de marquer tous les individus d’une même culture. Là aussi la guérison du traumatisme collectif suppose de comprendre les effets d’une nouvelle identité en Christ, pour ne pas rester bloqué dans un positionnement de victime. Quand nous sommes victimes d’une injustice, naturellement nous souhaitons nous défendre et réagir en retour. De là, une tendance à rechercher notre propre justice va alors émerger, ce qui ne laissera aucune place à la possibilité d’accueillir la grâce ou de pardonner. Pourtant, cette étape est nécessaire pour apprendre à marcher dans la vraie liberté, sans être lié par les chaînes du passé.

2. Définir la réalité des souvenirs – un regard avec l’appui des neurosciences

Pour effectuer un enregistrement en mémoire, différents processus favorisent la construction d’une trace mnésique qui sera réactivée lors de la recherche ou de la production d’un souvenir. A ce niveau, il y a des apprentissages qui se font de façon implicite, pour lesquels nous n’avons aucune maîtrise, et des apprentissages explicites. Les apprentissages implicites se font de façon automatique. C’est par exemple le principe du conditionnement avec lequel un stimulus va induire une réponse. C’est aussi le cas des réflexes que nous allons acquérir ou des processus ou techniques pour faire quelque chose, comme de conduire une voiture, qui mobilise notre mémoire procédurale. Avec l’apprentissage explicite se rajoute la conscience de la nécessité d’apprendre et la volonté de le faire. Un autre phénomène est celui de l’amorçage qui est un effet facilitateur de la récupération d’information stockée en mémoire. L’amorçage est, pour faire simple, une forme d’indice utilisé à notre insu pour faciliter la restitution.

a. Mécanismes de mémorisation

Dans le principe de mémorisation explicite, avant de parler d’enregistrement et de stockage en mémoire, il faut parler du contexte qui facilite ou non l’acquisition de l’information. Des facteurs tels que la qualité de l’attention mobilisée, la motivation à apprendre des choses, les émotions qui se manifestent au moment de l’apprentissage et même la qualité de notre sommeil ont une incidence sur l’apprentissage. En effet, il existe un stade de sommeil, le sommeil paradoxal, qui se produit une fois dans un cycle de sommeil durant lequel nous rêvons et les données de notre mémoire sont organisées ou réorganisées. Ces quatre éléments : attention, motivation, émotion et sommeil vont favoriser ou non les conditions d’apprentissage. Vient ensuite dans le processus l’enregistrement de l’information, que des spécialistes ont appelé « encodage », qui peut être visuel ou verbal. Avec un bon encodage, l’accès à l’information sera plus facile. Puis l’information est stockée en mémoire.

Pour solliciter l’information, il existe ensuite deux processus : le rappel, qui vise à rechercher l’information en mémoire, et la reconnaissance, qui se base sur le principe de familiarité et qui permet de trouver l’information au milieu d’autres, comme la reconnaissance d’un mot ou d’une image dans une liste. L’oubli est défini comme une incapacité à retrouver l’information. Ne perdons pas de vue que l’oubli fait partie de la mémoire normale.

b. Comprendre comment se développent des « faux souvenirs »

Pour comprendre comment s’effectue la récupération des souvenirs, Christine Bastin et Martial Van der Linden notent trois stades à la récupération d’une information stockée en mémoire : la description du souvenir cible, la production de critères de vérification (par la confrontation du souvenir cible avec les autres souvenirs stockés) et la recherche de la concordance entre le souvenir récupéré et ce qui est réellement recherché6.

c. Les faux souvenirs chez les personnes amnésiques

Les études qui postulent que les faux souvenirs existent chez les amnésiques se sont faites par le biais d’observations et d’analyses fines. Il s’avère que des personnes qui présentent des lésions dans les lobes frontaux vont avoir un déficit dans le contrôle et le traitement de l’information, ce qui génère une production plus fréquente de faux souvenirs. Ce n’est pas le même phénomène qui se produit avec des personnes présentant des oublis importants qui peuvent aussi conduire à une reconstruction de la réalité. Les données de la neuropsychologie en rapport avec ces questions nous permettent d’affirmer que des faux souvenirs se produisent quand il y a oubli ou perte de l’information stockée ou quand il y a déficit d’analyse et de traitement de l’information qu’une personne veut récupérer.

d. Les confabulations et les hallucinations

La notion de confabulation décrit un processus narratif de faits ou d’épisodes incohérents avec l’histoire passée ou la situation présente de la personne. Celle-ci peut mêler des événements autobiographiques ou des connaissances sémantiques7 dans le passé (lointain ou proche, dans le présent ou le futur). Une hallucination décrit de son côté une perception sensorielle qui produit la même sensation de réalité qu’une stimulation sensorielle, bien que cette dernière soit absente. Autrement dit, il s’agit de la perception d’une image ou d’un son par une personne alors que l’image ou le son ne sont pas présents dans la réalité. Les confabulations et les hallucinations peuvent également induire de faux souvenirs. Les unes comme les autres mettent en jeu la physiologie et la chimie de notre cerveau. Au regard de ces données de neuroscience, il est extrêmement difficile de faire la part des choses et d’avoir une compréhension précise des faux souvenirs. Or comme ils existent et sont bel et bien réels chez la personne, nous pouvons nous demander quel intérêt il y a à vouloir guérir de faux souvenirs…

3. Que faire des émotions associées ?

Les émotions qui accompagnent certains souvenirs peuvent, quant à elles, influer sur notre comportement. Toute la question est de savoir comment nous les laissons agir. Est-ce qu’elles nous guident ou nous dirigent ? Est-ce qu’elles nous paralysent ? Faut-il les bloquer ou les valider ? Que faire de l’association des émotions au péché ?

a. Laisser nos émotions nous guider ou nous diriger ?

Ces dernières années, une tendance naturelle se manifeste dans nos Eglises, avec une volonté de laisser nos émotions nous guider ou nous diriger. Ce phénomène concerne généralement toutes nos émotions et pas seulement celles liées à un souvenir. Combien de fois avons-nous entendu : « Je sens la présence de Dieu, alors tout va bien. » Ou encore : « Si je ressens un calme intérieur, tout va bien. » Mais pour autant la position de Dieu à mon sujet ne change pas au gré de mes émotions ou sentiments. Nous n’avons pas besoin de ressentir tel ou tel bien-être intérieur pour savoir que Dieu agit. Dieu est souverain et il agit, mais pas forcément de la manière attendue. Néanmoins son action est manifeste dans ce monde. Plutôt que de laisser les émotions nous guider ou nous diriger, il est juste de les écouter et d’en tenir compte, mais sans forcément se laisser asservir par elles.

b. Laisser nos émotions nous paralyser ?

Une autre tendance naturelle est de laisser nos émotions nous paralyser. Quand la peur domine, par exemple, ou nous paralyse, nous pouvons nous trouver dans une situation dans laquelle les émotions nous bloquent complètement. Nous nous trouvons alors incapables de faire quoi que ce soit. Il serait donc important d’apprendre à pouvoir passer au-dessus. Mais peut-on stopper l’émotion avant qu’elle ne nous domine ou ne nous paralyse ?

c. Bloquer complètement nos émotions ?

Malheureusement, c’est quelque chose d’impossible. Cela a été tenté dans l’Antiquité avec les stoïciens, qui pensaient que la raison devait dominer les passions. Ce fut repris par la suite par certains théologiens, dont les moines du désert, qui ont cherché à faire une synthèse entre les données de la philosophie et la pensée biblique. Mais c’est une voie sans issue. Nous ne pouvons anesthésier nos émotions ou les bloquer, car les émotions arrivent comme un processus automatique.

d. Valider nos émotions et vivre avec ?

Une quatrième option consiste à valider les émotions pour ce qu’elles sont et à apprendre à vivre avec. Dans le fond, cela nous permet de considérer l’être humain comme une personne à part entière, qui vit aussi avec ses émotions. Si l’être humain a été créé « image de Dieu », il reflète les qualités que Dieu a mises en lui. Même si la chute a induit des modifications importantes, l’image de Dieu n’a pas disparu, elle est devenue « caricature », selon les propos d’Henri Blocher8. Pour le dire autrement, l’homme est centré sur lui-même et non plus sur Dieu et le service des autres et de la nature. Nos émotions ne peuvent pas être déconnectées de nos croyances et de nos valeurs, même si elles expriment quelque chose de différent.

e. Les émotions positives ou négatives associées au péché

Il s’ensuit une nécessaire réflexion sur le lien qu’il peut y avoir entre nos émotions et le péché. Est-ce qu’une émotion perçue comme négative ou au contraire une émotion perçue comme positive me permet de déterminer qu’il y a, ou non, péché ? La réponse sera négative : le ressenti n’est pas un guide fiable. Certaines personnes se complaisent dans le péché, alors que d’autres le vivent mal. Il n’y a pas de règles qui permettent de faire des liens entre le péché et les émotions, quelle que soit leur nature et notre manière de les percevoir.

4. Une perspective théologique

a. Dieu ne « nous rend pas » amnésiques

L’amnésie est clairement une maladie qui ne se choisit pas. Elle est subie par ceux qui en souffrent. Il existe différentes formes d’amnésie, liées à des atteintes spécifiques de l’un ou l’autre des systèmes de mémoire. La mémoire ne fonctionne jamais comme un muscle qu’il faut stimuler. Les choses sont bien plus complexes. Faire des exercices ne va pas forcément constituer une aide pour faire face aux difficultés de mémoire. Mais travailler sur la qualité de l’enregistrement sera bénéfique. De même, développer des stratégies de compensation et utiliser des « béquilles cognitives », comme un agenda, sera utile pour des personnes souffrant de déficits mnésiques. Si Dieu ne nous rend pas amnésiques, la vraie guérison de souvenirs pénibles n’est pas leur disparation et leur oubli, mais plutôt la capacité d’apprendre à vivre avec.

b. L’importance des « souviens-toi ! »

Faire mémoire est un acte spirituel important dans la Bible. Remarquons la fréquence des « souviens-toi » ou « souvenez-vous ». Le fait de se souvenir nous invite en général à compter les bienfaits de Dieu, à garder dans nos mémoires des manifestations concrètes de l’action de Dieu en faveur de son peuple. Même les moments difficiles, les épreuves et les persécutions, quand nous sommes invités à nous en souvenir, c’est aussi pour nous rappeler que Dieu n’était pas absent et qu’il peut y avoir une vision bien plus globale de l’action de Dieu. Nous sommes appelés à découvrir qu’il y a quelque chose de l’ordre de la volonté permissive de Dieu (tolérance d’un mal pour qu’un bien plus grand puisse émerger).

c. Dieu présent au moment du traumatisme subi ?

En relation d’aide, les personnes blessées par la vie se demandent souvent si Dieu était présent au moment où elles ont vécu leur traumatisme. Pourquoi a-t-il laissé faire ? Pourquoi avoir subi une telle détresse : un abus, un viol, des temps de maltraitance ? Il n’existe aucune réponse satisfaisante à de telles questions. Néanmoins, Dieu était présent et a vu l’horreur du mal commis et les détresses que cela peut engendrer. C’est difficile quand nous subissons des traumatismes importants de pouvoir y faire face, mais ce n’est pas impossible. Quand nous regardons à Christ et à la douleur de la croix, nous comprenons mieux que nos souffrances ne sont pas grand-chose face à cela. Evidemment, c’est facile à dire ou à écrire et tellement plus difficile à vivre.

d. Notre compréhension de la souffrance

Le regard que nous portons sur notre propre souffrance nous donne une possibilité d’y faire face ou non. Un des grands défis, même quand nous subissons un mal, est de ne pas rester dans une position de victime. Pourtant il arrive que nous soyons réellement victimes d’un mal subi. Mais si nous nous considérons comme une victime, nous nous fermons à toute idée de changement, car le changement sera toujours attendu du côté des autres. La souffrance est un non-sens, selon une formule développée par Paul Wells9. Comment comprendre un non-sens ? Ce n’est pas possible si nous n’inscrivons pas cette souffrance dans une histoire, si nous ne considérons pas ce que Dieu a fait pour nous. Seul ce regard pourra nous aider à comprendre que les épreuves sont là pour nous permettre d’avancer sur le chemin de la vie, même quand cela nous semble parfois bien pénible.

e. Notre vision biblique de l’anthropologie10 détermine les modalités de guérison

Notre vision de l’homme, de sa nature et de son fonctionnement détermine notre approche de la guérison ou de l’accompagnement. Dans une vision qui découpe l’homme en trois entités, corps, âme et esprit, certains défendent l’idée que la raison doit dominer les passions. D’autres au contraire, dans cette même division en trois, considèrent que la spiritualité doit dominer sur la raison (dans ce cas, le baromètre de la spiritualité est souvent le niveau émotionnel). Nous considérons plutôt que l’être humain est une personne globale à part entière, malgré une distinction à opérer entre l’être intérieur et l’être extérieur. En outre, l’action de Dieu en nous par son Esprit Saint est un changement de cœur, qui a une incidence sur nos comportements et nos réactions. Changer de comportement par simple décision de la raison ou sous l’effet d’une vague émotionnelle ne dure jamais. Mais la transformation du cœur produit des changements durables sur les comportements.

f. Les émotions… un « baromètre » de la vérité ?

Dès lors, les émotions ne peuvent constituer un « baromètre » de la vérité. Elles donnent des informations importantes sur notre état intérieur et sur le climat qui règne en nous. Toutefois, les variations de nos émotions ne nous indiquent pas que nous sommes dans la vérité. Seule la paix que Dieu donne nous permettra de comprendre que nous pouvons faire face aux difficultés ou aux circonstances tragiques de façon différente. Les émotions restent le baromètre de notre état intérieur et pourront nous pousser à chercher la face et la paix de Dieu, quelles que soient les circonstances et en particulier dans l’accompagnement de situations traumatiques et difficiles.

5. Accompagnement des situations traumatiques

L’accompagnement de situations traumatiques nous situe dans le champ de la clinique et de la relation d’aide dans un contexte spécifique.

a. L’importance de la résilience

Boris Cyrulnik a défini la notion de résilience comme la capacité à faire face à des chocs traumatiques et à rebondir pour s’inscrire dans de nouveaux projets. Il note en effet :

Nos souffrances nous contraignent à la métamorphose et nous espérons toujours changer notre manière de vivre. C’est pourquoi une carence précoce crée une vulnérabilité momentanée, que nos rencontres affectives et sociales pourront restaurer ou aggraver. En ce sens, la résilience constitue un processus naturel où ce que nous sommes à un moment donné doit obligatoirement se tricoter avec ses milieux écologiques, affectifs et verbaux. Qu’un milieu seul défaille et tout s’effondrera. Qu’un seul point d’appui soit offert et la construction reprendra11.

Il ne s’agit pas de nier ou de mettre de côté le choc traumatique, mais de l’intégrer dans son parcours de vie pour aller plus loin et se projeter dans de nouvelles expériences. Ceux qui connaissent le processus de perte et de deuil savent que, lorsqu’une situation de perte ou de deuil a été bien gérée, nous sommes mieux préparés aux deuils ou pertes à venir. C’est en quelque sorte une illustration de ce phénomène de résilience. Alors faut-il revivre et « revisiter » l’expérience traumatique ?

b. Revivre et « revisiter » l’expérience traumatique

Une telle thèse a été défendue par David Seamands dans un livre intitulé La guérison des souvenirs, approche pratique, publié en 1990. Il affirme en effet :

La spécificité de la guérison des souvenirs, c’est ce retour à notre passé en compagnie de Dieu, afin qu’il apporte la guérison dans le lieu et le temps où les blessures se sont produites12.

Une telle démarche trouve aussi quelques fondements dans la psychanalyse, qui considère qu’une parole peut libérer des traumatismes du passé. L’approche de David Seamands a le mérite de replacer l’œuvre de Christ pour la guérison des personnes. Néanmoins, la question que nous devons examiner est la suivante : faut-il revivre la scène traumatique pour s’en affranchir ? N’est-ce pas illusoire ? Si nous ne nions pas qu’il puisse y avoir, avec une telle méthode, un bénéfice et un apaisement pour des personnes traumatisées, cela peut aussi générer d’autres difficultés. En particulier, les sentiments de honte et de culpabilité ne disparaissent pas et peuvent, au contraire, être réactivés. Dans le cas où il s’agit de réactualiser une expérience vécue en tant qu’enfant, comme si nous étions toujours un enfant, cela suppose de nous projeter à nouveau dans la peau d’un enfant alors que nous sommes adultes. Ceci risque de susciter des faux souvenirs, des imprécisions et, aussi et surtout, un débordement émotionnel qui peut nous dépasser et nous empêcher de trouver un sens au traumatisme. De plus la mémoire d’un adulte et celle d’un enfant n’est pas la même. L’enfant s’attache aux détails, alors que l’adulte a des souvenirs beaucoup plus construits. Boris Cyrulnik indique en effet :

Les adultes inventent le passé, puisqu’ils ont des idées à la place des yeux, alors que la mémoire de l’enfant… est plus précise que celle des adules, piégés par leurs théories. Simplement, elle ne porte pas sur les mêmes domaines. La mémoire des adultes s’enrichit avec l’âge, grâce aux reconstructions sociales dans lesquelles l’événement prend sens, alors que les enfants gardent en mémoire un détail qui, pour eux, signifie quelque chose13.

Créer des conditions particulières pour revivre un traumatisme et espérer ainsi s’en libérer ne nous paraît pas opportun. La présence de faux souvenirs ou de reconstruction de souvenirs va obligatoirement altérer la réalité vécue à l’origine. Dès lors revisiter l’événement ne permettra pas de le résoudre ni même de donner du sens à ce qui s’est réellement passé. Même si David Seamands défend l’idée d’une « reconstruction » pour donner un sens, se projeter dans le passé ne constituera pas une aide, car il y aura réactivation des émotions qu’il faudra gérer.

c. « Positiver » ou neutraliser les émotions ?

Nos émotions, quand elles sont codées dans notre mémoire comme négatives, pourraient-elles être recodées de façon positive ou même neutralisées pour devenir complètement neutres ? Une telle approche est défendue par la pensée positive. Nous l’avons déjà évoqué : prétendre que la guérison des souvenirs est une démarche visant à penser de manière positive n’a aucun sens. Par définition, nos émotions fonctionnent comme un signal avertisseur pour nous aider à agir différemment. Lorsqu’un signal lumineux apparaît sur le tableau de bord d’une voiture – c’est un peu cela, une émotion – est-ce utile de donner un coup de marteau sur celui-ci pour le faire disparaître ? Le problème est-il définitivement réglé ? Malheureusement non.

d. Interpréter autrement le traumatisme

La dernière option consiste à comprendre le sens du traumatisme en tenant compte de la souveraineté de Dieu. Si nous nous plaçons dans une perspective qui considère que Dieu est juste dans sa manière d’agir, que son dessein est bien plus grand que ce que nous pouvons percevoir à notre niveau, notre regard sur l’expérience traumatique va changer et ne sera plus le même. Cela ne veut pas dire que le traumatisme va disparaître, encore moins ses effets. Cependant, notre manière de le vivre sera différente. Car si nous sommes victimes d’un mal profond et que nous cultivons parfois des racines d’amertume, qui donnent naissance à des fruits pourris, la Bible nous apprend que ce n’est pas le meilleur chemin que nous sommes invités à suivre (voir par exemple Hébreux 12.14-15). Il s’agit d’avancer en tenant ensemble ces deux propositions :

Oui le traumatisme fait partie de nos vies.

Non Dieu n’était pas absent.

Peut-être ne saurons-nous jamais pourquoi le Tout-Puissant a permis cette épreuve, mais nous sommes invités à sortir de nous-mêmes en regardant vers le Fils de Dieu ; invités à comprendre que Christ a souffert pour nous et qu’il a porté et enduré des traumatismes plus importants que les nôtres. Cela n’enlèvera rien à nos peines ou à nos douleurs. Toutefois, en nous posant la question de ce que nous pouvons apprendre sur Dieu et sur nous-mêmes au travers du traumatisme et en reconnaissant ensuite que cette expérience nous prépare à vivre d’autres choses, cela va réellement nous aider à y faire face. Ce qui n’est pas simple à réaliser dans la complexité de nos vies !

De telles pensées ne viennent jamais de prime abord quand nous sommes au cœur de la tourmente. Chacun d’entre nous a des combats à mener pour comprendre et interpréter les traumatismes dans une perspective plus large que celle qui est la nôtre. Ce parcours difficile, ce fut aussi celui de Job. Après le discours de Dieu, aux chapitres 38 et 39, Job prend la parole, reconnaît son ignorance et découvre cette vérité fondamentale : son chemin de souffrance lui a donné l’occasion de mieux connaître son Créateur.

e. Au bout du chemin, la croix et le pardon

Et qu’en est-il du pardon ? Précisons d’emblée une chose : pardonner ne veut jamais dire « excuser le mal ou la faute », mais clairement « renoncer à son droit à la vengeance et à la réparation et les confier à Dieu ». Vivre avec ses griefs, aussi légitimes qu’ils peuvent être, risque de nous pousser dans une impasse. Déposer ses fardeaux aux pieds de la croix semble bien plus pertinent. Boris Cyrulnik ajoute :

Un malheur n’est jamais merveilleux. C’est une fange glacée, une boue noire, une escarre de douleur qui nous oblige à faire un choix : nous y soumettre ou le surmonter. La résilience définit le ressort de ceux qui ayant reçu le coup, ont pu le dépasser. […] Dire à une victime qu’il est possible de s’en remettre n’est pas relativiser le crime de l’agresseur. Mais quand la victime cicatrise et parvient à transformer sa douleur en combat, l’agresseur risque de paraître un peu moins monstrueux. Ce raisonnement émotionnel n’est pas rare14.

L’action de Dieu dans nos vies peut nous permettre d’expérimenter le pardon comme un premier pas libérateur. L’action du salut accomplie par Christ est d’ores et déjà une œuvre de guérison pleine et entière, même s’il peut être difficile d’en saisir tous les effets ici-bas.

Conclusion

La guérison des souvenirs, est-ce un mythe ou une réalité ? Nous avons découvert la difficulté à définir le processus de guérison, la confrontation de nos émotions et de nos questionnements, quelques éléments sur la mémoire et son fonctionnement, la réalité des traumatismes et l’importance de l’accompagnement. Un traumatisme n’est pas une fatalité. Il peut être difficile et blessant comme une marque imprimée au fer rouge sur notre peau. Mais il est réel. Nous n’avons pas le pouvoir en tant qu’êtres humains de remplacer une expérience négative par une expérience positive ni de revisiter le passé pour y changer quelques éléments de contexte, afin de mieux le vivre. Toutefois, Dieu appelle des blessés de la vie, des gens incompétents, usés, abîmés, pour faire de grandes choses avec eux en les équipant et les rendant compétents pour sa seule gloire.

Si nous comprenons et reconnaissons que ce que Dieu dit est vrai, nous pouvons apprendre à vivre avec nos peines, car l’œuvre de Christ est suffisante pour guérir les cœurs blessés et meurtris. La seule guérison des souvenirs possible est une compréhension de ce que nous vivons dans la perspective du dessein bien plus grand de Dieu. Nos expériences difficiles et nos traumatismes forment notre caractère et nous aident à tourner les regards vers celui qui est notre espérance, comme le rappelle Paul Wells :

La douleur invite le croyant souffrant à changer de programme. Sa priorité ne doit plus être le confort maximal ou un simple soulagement, mais une sécurité fondée sur une espérance qui lui est extérieure. « La souffrance rend patient… et l’espérance ne trompe pas (car) Dieu a répandu son amour dans nos cœurs par l’Esprit Saint qu’il nous a donné. » (Rm 5.3-5)15

L’espérance offre une perspective nouvelle, qui ne nie pas le passé, mais permet de vivre dans le présent en changeant de perspective pour se projeter dans l’avenir. Sans excuser ou justifier l’attitude des agresseurs, la résilience consiste à dépasser nos traumatismes en nous donnant la possibilité de trouver un sens à ce qui est de l’ordre du non-sens, et à construire de nouvelles relations. Avec le pardon et la réconciliation qui en découle, une véritable guérison se développe de façon durable.


  1.  Première partie d’une conférence à deux voix avec le professeur Emile Nicole, donnée le 20 novembre 2017 au Centre évangélique de Dammarie-les-Lys. Pour la seconde partie, voir l’article suivant, « La guérison des souvenirs : origine et développements d’une pratique chrétienne ».↩

  2.  Dr Catherine Gueguen, Pour une enfance heureuse, repenser l’éducation des enfants à la lumière des découvertes récentes sur le cerveau, collection Réponses, Paris, Robert Laffont, 2014, p. 36.↩

  3.  John Bowlby définit l’attachement ainsi : « La carence de soins maternels… donne lieu ultérieurement à des relations affectives superficielles, à une absence de concentration intellectuelle, à une inaccessibilité à l’autre, au vol sans but, à l’absence de réaction émotionnelle. » Cité par Antoine et Nicole Guedeney, L’attachement, approche théorique, du bébé à la personne âgée, collection Les Ages de la Vie, Paris, Elsevier-Masson, 4e édition, 2016, p. 46.↩

  4.  Dr Catherine Gueguen, op. cit., p. 48.↩

  5.  Anne-Marie Sirakorzian, Un chemin de libération, se réconcilier avec son héritage familial, culturel et spirituel, Marseille, Compassion, 2009, p. 250.↩

  6.  Christine Bastin et Martial Van der Linden, « Neuropsychologie des faux souvenirs », in Serge Brédart et Martial Van der Linden (sous dir.), Souvenirs récupérés, souvenirs oubliés et faux souvenirs, collection Neuropsychologie, Marseille, Solal, 2004, p. 158.↩

  7.  Les connaissances sémantiques renvoient à un type de mémoire (la mémoire sémantique) dans laquelle sont stockées les connaissances générales, propres à une culture et indépendamment de toute notion contextuelle d’apprentissage.↩

  8.  Voir l’article d’Henri Blocher, « L’homme », Le grand dictionnaire de la Bible, Charols, Excelsis, 2010, p. 726.↩

  9.  Paul Wells, « La souffrance physique a-t-elle un sens ? », La Revue réformée 234 (2005/4), p. 32-47.↩

  10.  Pour plus de détails, il est possible de consulter le livre de Paul Millemann, La relation d’aide, vocation de l’Eglise ?, Charols, collection Diakonos, Excelsis, 2014, chap. 17 à 21 (p. 315-385).↩

  11.  Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Poches Odile Jacob, 2002, p. 13.↩

  12.  David Seamands, La guérison des souvenirs, approche pratique, collection Psychologie, Empreinte, 1990, p. 118.↩

  13.  Boris Cyrulnik, op. cit., p. 26.↩

  14.  Ibid., p. 21-22.↩

  15.  Paul Wells, « La souffrance physique a-t-elle un sens ? », En toute occasion, favorable ou non. Positions et propositions évangéliques, Aix-en-Provence, Kerygma, 2014, p. 434.↩

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Paul MILLEMANN*

S’intéresser au rôle de la Bible dans la relation d’aide suscite bien des questions, car il existe non pas une seule approche, mais plusieurs, qui dépendent pour beaucoup de la définition même de ce qu’est la relation d’aide dans l’Eglise, de la manière de comprendre et d’appliquer le texte biblique non seulement dans nos vies personnelles, quand nous sommes chargés d’accompagner la souffrance des autres, mais également dans la vie ceux-ci. Quel intérêt y a-t-il à s’appuyer sur la Bible dans l’accompagnement de la souffrance ? Comment un ouvrage si ancien aurait-il quelque chose à proposer face à l’ensemble des difficultés et des questionnements de l’être humain ? Le texte biblique peut-il répondre à toutes les questions dans le contexte d’aujourd’hui ? S’interroger sur le rôle de la Bible dans la relation d’aide suppose bel et bien de tenir compte de la pertinence du message biblique face à la souffrance présente dans le monde contemporain. Oui, la Bible a un message clair. Même si son premier but est la réconciliation avec Dieu, le renouvellement d’une relation avec le Créateur – lesquels passent par la compréhension et l’acceptation du message de rédemption de Jésus- Christ –, la Bible a aussi un message à transmettre à celui qui souffre. C’est du moins ce qu’affirme, de façon très forte, David Powlison lorsqu’il considère le changement de perspective de la personne qui,  interpellée par Dieu au moyen de la Bible, porte un autre regard sur sa souffrance. Il affirme :

La personne change à plusieurs niveaux : une nouvelle compréhension de Dieu, de soi et de la situation, une transformation du cœur, un retour à Dieu avec une foi vivante, une reconnaissance de la providence divine dans sa situation, de nouvelles actions marquées par la sagesse et l’obéissance. Quand les âmes sont guéries, les gens témoignent de leurs difficultés externes, de leurs combats intérieurs, de la providence active de Dieu et de sa parole, si pertinente. Presque invariablement, ils précisent comment deux moyens de grâce ont constitué un moteur à leur encouragement, leur instruction et leur transformation : (1) la compréhension d’un passage particulier de l’Ecriture qui est devenu vérité pour eux ; (2) l’amour d’une personne digne de confiance, incarné par Jésus-Christ[1].

Le texte biblique invite à une rencontre avec Dieu, à la découverte du plan rédempteur accompli par Jésus-Christ. Le texte de la Bible ne laisse donc pas indifférent. Et dans le domaine de l’accompagnement de la souffrance, il a aussi quelque chose à dire, pour peu que l’on veuille se donner la peine de chercher à le comprendre. Pourtant, la notion de relation d’aide n’est pas toujours des plus simples à comprendre ou à clarifier. C’est pour cela qu’il nous semble tellement important de préciser ce à quoi correspond la relation d’aide, car les formes et les pratiques, dans nos milieux protestants et évangéliques, sont à géométrie variable. Nous tenterons, ensuite, de définir quatre éléments incontournables pour une pratique de relation d’aide où la Bible joue un rôle essentiel. Puis, nous chercherons à préciser pourquoi il est nécessaire pour une personne chargée de l’accompagnement d’être au clair sur les principes d’interprétation du texte biblique. Ceci nous conduira à préciser qui peut accompagner « Bible en main » pour transmettre un message utile à l’accompagné, avant de conclure par quelques recommandations pratiques.

I. Définir ce qu’est la relation d’aide biblique

La notion même de relation d’aide est née dans le champ de la psychothérapie. Au départ, elle est totalement étrangère au contexte de l’Eglise locale et de la théologie. C’est le psychologue Carl Rogers, qui, le premier, a défini le terme. Il précise :

L’intérêt que je porte à la psychothérapie m’a conduit à m’intéresser à tous les genres de relation d’aide. J’entends, par ce terme, des relations dans lesquelles l’un au moins des deux protagonistes cherche à favoriser, chez l’autre, la croissance, le développement, la maturité, un meilleur fonctionnement et une plus grande capacité d’affronter la vie… On pourrait encore définir une relation d’aide comme une situation dans laquelle l’un des participants cherche à favoriser, chez l’une ou l’autre partie ou chez les deux, une appréciation plus grande des ressources latentes internes de l’individu, ainsi qu’une plus grande possibilité d’expression et un meilleur usage fonctionnel de ces ressources[2].

Il y a, dans cette définition, à la fois l’idée d’un accompagnement des personnes et celle d’un progrès sur le chemin de la vie. Dans le champ de théologie, l’accompagnement de la souffrance a longtemps été appelé cure d’âme, même si un tel terme reste bien imparfait. C’est progressivement, avec l’ajout de l’adjectif « chrétienne » ou « biblique », que l’expression relation d’aide a remplacé celle de la cure d’âme. Toutefois, cela n’a pas permis pour autant de clarifier les théories sous-jacentes, les sources d’influence venant du champ des sciences humaines, ni les fondements bibliques ou les applications pratiques de la relation d’aide au contexte de l’Eglise locale. Aujourd’hui, il existe de nombreuses approches de relation d’aide chrétienne et il est, parfois, difficile de savoir quel type d’accompagnement de la souffrance peut être pratiqué si on se limite à l’usage du terme relation d’aide. Dans le cadre de l’Eglise locale, il semble préférable d’évoquer la notion d’accompagnement de la souffrance qui peut se vivre dans le cadre d’un dialogue ou d’un entretien pastoral visant la croissance spirituelle de l’individu bénéficiaire de cet accompagnement. A ce titre, la Bible a un rôle essentiel à jouer puisqu’elle a ce statut particulier de révélation de Dieu pour les hommes. Comprendre et mettre en pratique ce que dit l’Ecriture est donc un des fondamentaux de ce que nous pourrions convenir d’appeler « relation d’aide biblique ». David Powlison précise :

Le modèle biblique s’avère plus qu’un « modèle », un système conceptuel ou une théorie de la personnalité parmi d’autres. La vérité introduit une personne, un Rédempteur agissant. L’essence même de l’humanité consiste à aimer un Sauveur, Père, Maître et Seigneur. Nous n’observons plus de « psychopathologies » et de « syndromes », nous devenons conscients de « péchés » commis contre cette personne et considérons nos souffrances comme des « épreuves » révélant notre besoin d’un véritable libérateur et d’un refuge. Nous ne suggérons plus que notre guérison s’effectue par l’entremise d’une approche psychodynamique, de besoins comblés, d’un monologue intérieur renouvelé ou d’une réhabilitation comportementale, mais nous recevons plutôt la véritable grâce de Dieu pour notre salut[3].

Dans ce cadre précis, la relation d’aide biblique doit être perçue et comprise comme un accompagnement de la souffrance, qui s’appuie sur une compréhension et une mise en pratique de la Bible dans la vie de celui qui souffre. L’accompagnant est, à ce titre, un instrument dans les mains du Rédempteur, destiné à communiquer un message de vérité, de grâce et d’amour, à encourager celui qui souffre à se tourner vers Dieu et à cheminer avec son soutien dans les difficultés de la vie. Le but fondamental de l’approche que nous défendons est de viser la réconciliation avec Dieu et, par voie de conséquence, avec les autres et avec soi-même. Nous voulons aussi rappeler que la relation d’aide biblique s’appuie sur certains éléments incontournables. Nous en avons retenu quatre, qui nous semblent déterminants, en matière d’accompagnement de la souffrance dans le cadre de l’Eglise locale.

II. Quatre éléments incontournables d’une relation d’aide biblique

Sans vouloir établir une hiérarchisation entre ces éléments, il est utile de préciser chacun d’entre eux, car la manière de les appréhender pourra donner une coloration différente au style de relation d’aide pratiqué.

1. La question de l’anthropologie biblique détermine clairement le style de relation d’aide proposé. Nous avons eu l’occasion de réfléchir plus longuement à cette question dans un numéro précédent de La Revue réformée[4]. Retenons simplement ici, selon une synthèse des données d’anthropologie biblique, que l’homme est une personne globale, avec une distinction entre l’être intérieur (cœur, âme, esprit) et l’être extérieur (le corps), selon 2 Corinthiens 4.16. En termes théologiques, cette conception est appelée dualisme holistique. Elle a le mérite de montrer l’importance d’un renouvellement des pensées, des motivations internes dont les effets seront visibles sur les comportements de l’être humain. Les approches de relation d’aide considérant le dualisme holistique comme un prérequis montreront l’influence du texte biblique sur le cœur de l’homme pour le conduire à penser d’une nouvelle manière et à agir en conséquence.

2. La définition biblique du problème. Ici se pose toute la question de la compréhension de la souffrance et de la maladie ainsi que de ce que l’Ecriture peut donner comme clé de lecture et de compréhension de ces problèmes. Henri Blocher précise :

La maladie affecte les organes, les structures, les vecteurs dont dispose le cœur, ce noyau de la personne humaine. Elle peut donc se définir, sans trop s’éloigner de la pensée biblique, comme le dysfonctionnement des organes physiques ou psychiques – car il existe aussi un organisme psychique – que le sujet possède pour vivre dans le monde[5].

La présence de la maladie et de la souffrance dans le monde est une conséquence directe de l’irruption du péché qui s’y est produite. Dans la mesure où nous faisons partie d’une condition humaine déchue, nous sommes confrontés à la réalité de la maladie et de la souffrance, déjà pour nous-mêmes. Cependant, un des écueils en matière d’accompagnement serait de fonctionner d’une façon similaire à celle des amis de Job, qui, au lieu de rester des modèles de compassion et de soutien extraordinaire, tels qu’ils se sont montrés dans le chapitre 2, se sont mis à ouvrir la bouche et à proférer des inepties en faisant le lien entre la souffrance de Job et ses éventuels péchés personnels. L’un des grands enjeux dans la relation d’aide biblique est d’arriver à dépasser la grande question sans réponse : « Pourquoi moi et pourquoi maintenant ? » pour arriver à considérer les choses d’une autre manière : « Qu’est-ce que je peux apprendre sur Dieu, sur moi-même, sur la vie au travers de cette épreuve ? » Cela ne voudra jamais dire qu’il faut ignorer la souffrance ou la maladie, mais cela suppose qu’il est possible de porter un regard neuf sur les circonstances de nos vies et de les vivre avec la paix et le secours de Dieu. Notons, enfin, que les maladies ne se limitent pas à la sphère physique. Elles touchent, en premier lieu, l’être intérieur, et leur impact se traduit aussi dans certains comportements. Jean-Claude Larchet précise :

Par l’œuvre du Christ, l’homme a été libéré des démons et des passions qu’ils imposaient. Si la théologie occidentale a mis en avant l’œuvre juridique de la rédemption, la théologie orientale de son côté a mis un accent essentiel sur l’œuvre de médecin jouée par Christ. Le rédempteur est sauveur et guérisseur. Il a souvent été appelé « Grand médecin » par les Pères. Le salut en Christ est donc guérison pleine et entière de l’humanité malade. Mais la maladie de l’homme est à la fois corporelle, psychique et spirituelle. La nature humaine doit être orientée vers Dieu et trouver son plein accomplissement en lui[6].

La relation renouvelée avec Dieu par l’œuvre du Rédempteur est donc œuvre de guérison du mal profond, mais cela ne veut pas dire que les moindres maux que nous devons endurer ici-bas seront guéris. Notons, enfin, que l’être humain n’est pas seul face à ses problèmes et la communauté chrétienne peut être un lieu de soutien mutuel et de croissance où nous sommes invités à porter ensemble les fardeaux les uns des autres.

3. Les modalités d’analyse du problème sont également importantes. En définissant la notion de diagnostic différentiel biblique, il devient possible de mieux comprendre les problématiques des personnes. En premier lieu, il s’agit, selon 2 Corinthiens 5.17-21, de définir le statut juridique de la personne : est-elle chrétienne ou non, car l’accompagnement  sera différent. En second lieu, nous cherchons à apprécier le degré de maturité spirituelle, selon Hébreux 5.11-14 et, en troisième lieu, essayons de comprendre si la personne en souffrance vit dans le désordre, si elle est abattue ou faible selon 1 Thessaloniciens 5.14. Puis nous mettrons l’accent sur les attributs de la personne (présentés en Genèse 1 et 2), qui, en raison de la chute, ont évolué sous la forme de besoins. Enfin, nous considérerons deux choses : d’une part, le choix de solution adopté par la personne (charnelle ou spirituelle, selon 1 Corinthiens 3) et l’état du cœur (convoitise de la chair, convoitise des yeux ou orgueil de la vie selon 1 Jean 2.16). A partir de ces six diagnostics différentiels bibliques, il deviendra possible de proposer un accompagnement pour que la personne en souffrance découvre les solutions bibliques susceptibles de répondre à sa problématique. L’accompagnant ne peut pas obliger celui qui souffre à croire, mais il peut le conduire dans la découverte des principes à mettre en œuvre pour porter un autre regard sur sa souffrance et sur la manière d’y faire face.

4. L’implication de Dieu. Dans le domaine de la relation d’aide, nous ne pouvons pas faire l’économie de la présence de Dieu, de l’action de sa souveraineté dans notre vie, comme dans celle de la personne. Le rôle du Saint-Esprit est de conduire les hommes et les femmes dans la vérité, de les aider dans leur cheminement avec Dieu. A cet effet, il est un « acteur essentiel » dans le domaine de la relation d’aide et, à ce titre, son action ne doit pas être négligée pour accompagner dans une démarche de croissance spirituelle. La psychologie, en cherchant à résoudre les tensions et les souffrances de l’homme, a évacué la dimension spirituelle, telle que la Bible en parle. Gérald Bray note :

Tous les êtres humains, qu’ils soient régénérés ou non, ont obligatoirement une relation avec Dieu, en vertu du fait qu’ils ont été créés à l’image de Dieu. La psychologie moderne, qui travaille sur le fondement de la nature humaine, a trouvé le moyen de supprimer le péché et la culpabilité – ce qui peut se comprendre. Le péché, et la culpabilité qui l’accompagne, n’est pas inhérent à notre nature, laquelle demeure semblable à ce qu’elle était avant la chute. Par contre, il est inhérent à notre personne. Le péché est toujours un acte personnel de désobéissance à Dieu[7].

La relation d’aide biblique doit tenir compte du Dieu qui se révèle et qui veut restaurer une communion pleine et entière avec lui. Dieu a accompli l’œuvre du salut. Il commence le travail de guérison dans nos cœurs. Le Dieu, saint et miséricordieux, unique et trinitaire est aussi un Dieu rempli d’amour qui veille sur les hommes et les invite à retrouver la paix avec lui et les uns avec les autres. Le plan du salut orchestré par le Père, accompli par le Fils et attesté par l’Esprit Saint, ne peut pas être mis de côté. Il est commencement d’une vie nouvelle qui invite chacun à marcher de progrès en progrès. Dieu est présent tout au long du processus d’accompagnement. L’accompagnant n’est pas seul, Dieu agit par son Esprit et aide chacun à comprendre et à mettre en pratique la Bible, d’où la nécessité, pour l’accompagnant, de rappeler cette réalité et de bien connaître le texte biblique.

III. Du côté de l’accompagnant, quels sont les principes d’une interprétation biblique ?

Une démarche de relation d’aide biblique tient compte de l’interprétation du texte biblique trouvée pour accompagner la personne qui chemine avec sa souffrance. Ainsi, pour les difficultés de l’être humain (souffrance, émotions, relations humaines…), le texte biblique offre une grille de lecture utile que tout accompagnant doit comprendre afin de la rendre, pour l’accompagné, explicite et accessible. La Bible n’est pas, en effet, un texte neutre, car elle est, avant tout, Parole de Dieu pour les hommes. Pour comprendre et appliquer le texte biblique, il est nécessaire de l’interpréter. Dominique Angers précise :

Quand une personne lit la Bible, elle l’interprète forcément, puisqu’elle la comprend d’une manière ou d’une autre. Interpréter, c’est simplement adopter telle ou telle compréhension du texte, qu’elle soit juste ou fausse. Le fait que tous, qu’ils le veuillent ou non, soient des interprètes de la Bible (avec des degrés variables de compétence) devrait encourager chacun à  examiner ses pratiques et à viser une croissance régulière dans ce domaine[8].

Oui, Dieu a quelque chose à dire sur nos vies ; encore faut-il l’entendre et le comprendre. Si le texte biblique doit être interprété, toute la question est alors de savoir quelle interprétation doit primer devant une problématique difficile à comprendre et à vivre ? Celle du conseiller qui accompagne ? Celle de la personne souffrante qui chemine avec lui ? C’est à ce niveau que la Bible donne des éléments indispensables pour l’accompagnement. Daniel Timmer note, à ce propos, au sujet de la Bible dans l’accompagnement :

Les chrétiens qui utilisent les Ecritures en accompagnement partagent quelques présupposés. Pour commencer avec les plus fondamentaux, il faut noter que les chrétiens croient que les Ecritures parlent, plus ou moins directement, de la problématique vécue par la personne en demande[9].

Cependant, la Bible n’a pas été écrite comme un manuel de psychologie ou un traité de médecine psychiatrique offrant une classification par pathologies repérables tant par leur diagnostic que par les méthodes de traitement correspondant aux diagnostics établis selon ses présupposés. La Bible présente un caractère unique, celui d’un message qui interpelle et qui invite à une réponse claire à l’appel de Dieu pour les hommes. La Bible est révélation verbale de Dieu, comme l’indique Henri Blocher :

Elle est instruction fondamentale (c’est le sens de Tora) pour la construction selon Dieu de la vie des fidèles. Elle s’applique dans l’histoire, dont les prophètes interprètent et président au nom de Dieu le déroulement. Elle implique réponse de l’homme, selon ce paradoxe que dans les « Ecrits » les réflexions des sages, et même les prières adressées à Dieu, sont parole de Dieu. Dieu parlant à l’homme parle tellement par l’homme que la réponse de l’homme à Dieu trouve déjà son archétype, donné par Dieu, dans la révélation même. Ainsi le Psaume 19, hymne de louange aux affinités sapientielles, nous apprend avec l’autorité de l’inspiration comment accueillir l’instruction divine[10].

Si Dieu laisse des instructions aux hommes par la Bible, en s’appuyant sur la personnalité de chaque auteur pour communiquer un message qui concerne leurs contemporains, le message transmis reste d’actualité pour nous aujourd’hui. La Bible n’est pas un simple livre d’histoires, elle offre un message diversifié, selon les auteurs, leurs buts, le contexte de vie, le message à transmettre aux destinataires immédiats. Mais ce message, malgré la diversité d’auteurs humains, reste unique parce qu’il y a, derrière les auteurs, un Dieu qui cherche à entrer en relation avec nous et qui communique un message précis. La Bible est parole d’hommes à d’autres hommes dans un contexte donné ; elle est Parole de Dieu pour ces hommes et suppose d’être comprise en fonction du message que les auteurs avaient souci de transmettre à leurs contemporains ; mais ce message nous concerne également dans nos vies quotidiennes.

Ecouter le texte biblique, le comprendre et l’utiliser dans l’accompagnement n’est donc pas quelque chose de neutre et doit être accompagné de discernement du côté de l’accompagnant afin que tout dérapage soit évité. Quel peut être le but de la transmission de la Bible d’une façon générale et quel en est l’impact au niveau de l’accompagnement de la souffrance ? Paul David Tripp souligne que les personnes accompagnant la souffrance d’autrui font fonction d’ambassadeur du message de la réconciliation avec Dieu. Il affirme en effet :

Christ nous appelle à être ses ambassadeurs, en respectant son message, ses méthodes et son caractère (2 Corinthiens 5.14-21). Notre appel nous permet de représenter le Seigneur de l’univers auprès des gens qui nous entourent ! Dieu prend des individus perdus, perplexes, découragés, rebelles et égoïstes, et, par sa grâce, il leur accorde une nouvelle puissance alors que sa gloire les anime d’un souffle nouveau. […] Nous devenons des instruments de changement en incarnant l’amour de Christ, en partageant les problèmes des autres, en nous identifiant à leurs souffrances et en témoignant de la grâce de Dieu à ceux que nous appelons à changer[11].

Le cœur du message dans l’accompagnement de la souffrance est de viser la réconciliation avec Dieu, qui est à l’écoute des souffrances, qui offre amour et compassion à celui qui se tourne vers lui. L’accompagnant doit posséder une certaine connaissance biblique et chercher à développer au mieux des principes qui permettent une bonne interprétation du texte biblique. Dominique Angers note qu’il existe dix conditions pour bien interpréter le texte biblique[12]. Nous allons mettre ici l’accent sur les trois qui nous semblent le plus utiles dans notre cadre du travail d’accompagnement : la lecture attentive au contexte, la lecture respectueuse des différents styles littéraires, la lecture qui adhère au principe d’harmonie ou d’analogie de la foi[13].

  • Comprendre le texte biblique nécessite de bien appréhender le contexte propre au verset et au passage utilisé dans le cadre de l’accompagnement. Au-delà du contexte historique du livre biblique, il importe, pour Dominique Angers, de tenir compte du contexte littéraire qu’il voit se décliner sur trois niveaux. Il souligne en effet : « Quant aux contextes littéraires, ils se situent à trois niveaux : a) ce qui précède et suit immédiatement un passage ; b) l’ensemble du livre dans lequel il s’inscrit ; c) toute l’Ecriture[14]. » L’application de ces principes à l’accompagnement souligne toute l’importance de connaître le verset biblique dans son contexte littéraire immédiat et dans son contexte plus élargi, s’il s’inscrit dans un développement plus long dans une partie du livre biblique, avant de considérer l’ensemble du livre biblique concerné. Tout lecteur biblique aura donc le souci d’observer, en premier lieu, le texte biblique en considérant le style littéraire, le but du livre, les destinataires, l’auteur du livre. Il cherchera, ensuite, ce que veut dire l’auteur, à qui et pourquoi, afin d’interpréter le texte biblique dans le respect du texte avant d’en déduire, dans un premier temps, des applications pour lui-même. Dans son rôle d’accompagnant, celui qui a cherché à comprendre le sens du texte biblique cherchera à l’expliquer à celui qui souffre afin de lui offrir une autre perspective par rapport à ses difficultés.
  • Un deuxième élément important pour interpréter la Bible et l’utiliser en accompagnement est de tenir compte des différents styles littéraires. Gordon Fee et Douglas Stuart proposent des pistes utiles pour mieux comprendre le texte biblique[15]. Pour ces deux auteurs, l’attitude de l’interprète de la Bible doit être différente selon qu’il est en face d’un texte narratif, d’un écrit de sagesse ou prophétique, d’un texte de loi, d’une épître, d’un évangile ou d’un texte de genre apocalyptique. Dans le cadre d’un accompagnement de la souffrance, le texte narratif favorisera l’identification de celui qui souffre avec le personnage biblique. Il pourra montrer en particulier comment Dieu répond aux questions essentielles des hommes et comment ces derniers peuvent apprendre à compter sur lui. Prenons l’exemple de Méphibosheth, qui apparaît à plusieurs reprises en 2 Samuel (4.4 ; 9.1-13 ; 16.1-4 ; 19.25-31), qui souffrait d’un handicap sévère. Le roi David a pris soin de lui, en vertu d’une promesse faite à son père Jonathan. David a porté un regard rempli de compassion sur cet homme et a su lui rendre une certaine dignité. Une telle attitude préfigure l’attitude de Jésus à l’égard des personnes en souffrance et témoigne de l’intérêt que Dieu porte aux blessés par la vie. Un autre exemple nous est donné par le livre des Psaumes, qui contient des prières dont la profondeur et la force illustrent bel et bien l’expression des émotions, des douleurs de leurs auteurs. Ainsi, David livre ses questions au Psaume 13, les fils de Qoré, dans les Psaumes 42 et 43, expriment leur peine face à l’impression d’être éloignés de Dieu, ou encore Asaph, qui, dans le Psaume 73, témoigne de son incompréhension devant la réussite des hommes corrompus. De tels textes constituent un miroir des émotions humaines. Pour celui qui est dans la détresse il y a un côté rassurant, car il perçoit que Dieu n’est pas insensible à la souffrance des hommes, qu’il attend que les émotions soient exprimées devant lui, en toute liberté. Le texte d’une épître, qu’elle soit paulinienne ou de la main d’un autre auteur, pourra donner des clés utiles de compréhension de la vie communautaire et du soutien des uns et des autres devant les difficultés de la vie. Il est essentiel pour l’accompagnant de bien comprendre la spécificité du texte biblique pour l’utiliser au mieux dans le cadre des entretiens d’accompagnement.
  • Enfin, en ce qui concerne l’harmonie de l’Ecriture et l’analogie de la foi, Henri Blocher souligne : « Appliquer l’analogie, c’est d’abord comparer tous les passages pertinents sur un sujet donné, en respectant l’obligation méthodologique d’éviter les contradictions de fond. Elle implique une interprétation biblique systématique[16]. » Cela revient à dire que l’interprétation des passages difficiles suppose leur confrontation aux passages plus simples. En tenant compte d’un tel principe, il devient possible de mieux appréhender les contradictions apparentes entre certains textes et de comprendre, de façon plus évidente, le sens général du texte biblique et ses implications dans la vie du croyant. Ainsi, pour promouvoir une utilisation pertinente de la Bible dans l’accompagnement de la souffrance, il est essentiel que la personne qui accompagne celui ou celle qui doit faire face à des difficultés importantes, dispose d’une bonne connaissance de la Bible, tant en ce qui concerne son contenu que sa spécificité de Parole de Dieu pour les hommes.

Pour comprendre le texte biblique et ses implications, le Saint-Esprit joue un rôle essentiel, comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner. Celui qui accompagne la souffrance n’est donc pas seul. Il bénéficie du secours de Dieu qui agit, à la fois dans son cœur et dans celui de la personne souffrante, pour aider chacun à progresser dans la foi et porter un autre regard sur les difficultés présentes. Existe-t-il dans ce cas des critères précis qui permettent de déterminer qui est en mesure, une Bible en main, d’accompagner au mieux la souffrance ?

IV. Transmettre un message libérateur pour l’accompagné : qui peut accompagner la souffrance « Bible en main » ?

Le pasteur n’est pas le seul à accompagner la souffrance dans le cadre de la communauté chrétienne. Il semble toutefois utile qu’il travaille de concert avec des personnes qualifiées, dignes de confiance et capables d’intervenir dans ce domaine de l’accompagnement de la souffrance. Il importe de rappeler, ici, une distinction en matière d’accompagnement entre des situations qui relèvent du soin médical et de la psychiatrie qui correspondent à des pathologies lourdes et d’autres problématiques liées à la souffrance individuelle, plus fréquentes, et pour lesquelles un accompagnement dans le cadre de l’Eglise reste pleinement possible. Si les frontières entre une problématique psychiatrique et des troubles psychiques ne nécessitant pas forcément un accompagnement médical ne sont pas toujours simples à établir, il nous semble que deux critères peuvent nous aider à faire la part des choses.

D’une part, il y a la question de mise en danger et de risque vital qui doit être considérée. Dans ce cas précis, si la personne qui souffre peut agir et mettre en grave danger sa vie ou celle d’autrui, un accompagnement psychiatrique semble indispensable. D’autre part, quand il y a perte de contact avec la réalité (expériences délirantes, hallucinations…), l’accompagnement psychiatrique semble également nécessaire. En revanche, pour les personnes confrontées à des difficultés de la vie, des angoisses, des déprimes, l’accompagnement peut se faire dans le cadre de l’Eglise. Il nous arrive fréquemment d’imaginer que l’accompagnement de la souffrance dans l’Eglise nécessite un certain niveau de formation et des compétences particulières pour éviter de faire des erreurs. La formation semble essentielle pour encourager et accompagner dans le cadre de l’Eglise locale et pour orienter vers l’extérieur dans les situations de pathologies lourdes ; mais, pour l’essentiel, l’accompagnement peut être envisagé par la communauté, en tant que lieu de soutien mutuel, de formation du peuple de Dieu dans une démarche de croissance spirituelle. C’est, en tout cas, la position que défend Larry Crabb quand il indique :

La relation d’aide professionnelle est une forme particulière de dialogue que nous estimons praticable uniquement par des gens spécialement formés à cet exercice. Or, cette affirmation ne repose pas sur des preuves solides. Parler de nos difficultés à quelqu’un est évidemment une bonne idée qui aide souvent. La plupart des gens qui se confient au thérapeute trouvent que c’est utile. Mais les facteurs qui rendent le dialogue fécond n’ont pas grand-chose à voir avec la spécialisation professionnelle. Nous avons des raisons de penser que les gens attentionnés, intelligents, n’ayant pas de formation pour devenir des conseillers professionnels, peuvent obtenir des résultats semblables, sinon meilleurs, lorsque leurs efforts pour engager un dialogue fécond sont l’expression d’une communauté ecclésiale en bonne santé[17].

Si le pasteur ou les anciens doivent s’impliquer dans l’accompagnement de la souffrance, ils se retrouvent dans une posture de conseiller chrétien, qu’ils le veuillent ou non, selon David Powlison[18]. Ce n’est cependant pas la seule mission inhérente au travail pastoral. Un responsable d’Eglise, quel qu’il soit, est invité à exercer une fonction de direction dans un cadre collégial, une fonction d’enseignement et de formation des membres et sympathisants de l’Eglise, comme une fonction d’accompagnement des personnes dans leur cheminement et leur croissance spirituelle.

Un collège pastoral pourra, en effet, développer une spécificité d’accompagnement des personnes, prendre soin et entourer les personnes en souffrance. En tant qu’instruments dans les mains du Rédempteur, les responsables d’Eglise sont invités à témoigner de leur amour pour lui aux personnes en souffrance. Un autre argument est de souligner qu’ils offrent une présence à des moments spécifiques, tels les fiançailles ou les mariages, les accidents, les maladies ou les hospitalisations. Aux différentes étapes du cycle d’une vie : mort d’un proche, naissance d’un enfant ou encore perte d’un emploi,  temps de chômage. Quoi qu’il en soit, un collège pastoral va offrir une présence à la fois auprès de ceux qui luttent et qui sont dans les difficultés, qui n’arrivent pas à faire face, et auprès des autres capables d’affronter les difficultés. L’accompagnement pourra être facilité en raison du climat de confiance qui peut exister, car les personnes connaissent déjà leurs responsables et, de ce fait, peuvent être prêtes à partager leurs difficultés, pour recevoir un conseil avisé et une aide. Cela leur permettra de comprendre le soutien que Dieu peut apporter dans les temps d’épreuves.

En raison de ces différents arguments, la relation d’aide pratiquée au sein de l’Eglise locale va différer de façon assez radicale de l’accompagnement de la souffrance pratiqué dans un cabinet de thérapeute, extérieur à l’Eglise. En effet, la méthode d’accompagnement se caractérisera par l’utilisation de questions dont le but n’est pas le même que dans une thérapie classique. Dans le cadre de l’Eglise locale, la prière sera largement présente dans l’accompagnement, car elle invitera chacun à se recentrer sur Dieu. De même, la Bible sera utilisée pour encourager la compréhension de la perspective que Dieu donne dans le cadre de cet accompagnement. Un responsable d’Eglise sera invité à encourager, à soutenir, à  favoriser les progrès dans la foi et dans la maturité spirituelle. Dans de tels accompagnements, Dieu est présent. Il restaure les personnes dans leur dignité et les accompagne dans les traumatismes de leur vie.

Un thérapeute classique ne parlera jamais des attributs de Dieu, de la personne du Créateur, de la spécificité du salut et de ses implications pour la restauration de la personne. Le message biblique de l’accompagnement est de rappeler que Dieu cherche la réconciliation avec lui et que cette dernière n’est possible que par l’œuvre de rédemption de Jésus-Christ. Si les hommes et les femmes, qui souffrent à cause des traumatismes de leur vie, découvrent qu’ils peuvent être réconciliés avec Dieu et que, par voie de conséquence, ils seront réconciliés avec les autres, comme avec eux-mêmes, leur approche des circonstances douloureuses de la vie sera radicalement différente. Dieu pardonne et fait grâce, et il invite chacun à comprendre son message d’amour et de paix, qui permet de développer une autre approche de la souffrance. Dans l’Eglise locale, chaque chrétien est invité à devenir ambassadeur de la réconciliation. Le pouvoir de changer ne dépend pas que de nous. Mais, dans les mains du Rédempteur, nous devenons des personnes invitées à transmettre un message de vie ; c’est en cela qu’il est si important que la Bible ait un rôle particulier à jouer dans l’accompagnement. L’Eglise est un lieu de croissance spirituelle. Un accompagnement pastoral et spirituel dans la vie de tous ceux qui se connaissent et qui s’aiment les uns les autres est essentiel dans nos Eglises. Mais ne perdons jamais de vue que nous sommes tous en chemin et que Jésus-Christ, qui est rempli de compassion, reste patient face à nos propres combats. Nous avons, dans le cadre de l’Eglise locale, des compagnons de route. Dietrich Bonhoeffer rappelle : 

Le premier service dont chacun est redevable à l’autre dans la communauté chrétienne, c’est de l’écouter. De même que le commencement de l’amour pour Dieu consiste à écouter sa parole, de même le commencement de l’amour du prochain consiste à apprendre à l’écouter[19].

L’accompagnement de la souffrance dans l’Eglise locale nécessite à la fois une grande qualité d’écoute et du discernement pour comprendre comment utiliser la Bible dans le cadre de cet accompagnement. Quel message faut-il transmettre à l’accompagné ? A ce niveau, rappelons simplement que Dieu n’est pas sourd, ni indifférent devant la souffrance des personnes. Il est rempli d’amour et de compassion, mais il est aussi un juste juge qui ne peut tolérer le mal et qui invite à changer,  à vivre la réalité du pardon, quand cela est nécessaire. La Bible contient des recommandations, des directives, des exhortations qu’il faut comprendre et vivre ; un accompagnant doit les transmettre avec douceur quant à la forme de la transmission, mais fermeté par rapport au fond du message. C’est tout un art, pour lequel des recommandations pratiques sont utiles.  

V. Recommandations pratiques sur l’usage de la Bible dans l’accompagnement

Il appartient à l’accompagnant d’avoir une certaine connaissance biblique, de pouvoir faire une lecture du texte biblique avec un regard de berger qui prend soin de ses brebis. Au-delà de la connaissance des textes bibliques, l’accompagnant doit pouvoir effectuer une lecture thématique et voir ce que dit la Bible sur les questions suivantes : la culpabilité, la colère, l’irritation, l’amertume, les peurs, le découragement, les conflits, les prises de décisions, l’orgueil, les handicaps, les mauvaises pensées. Ainsi, lors de l’accompagnement, si plusieurs textes bibliques semblent offrir une réponse adaptée à la situation de la personne, il conviendra de faire preuve de douceur dans leur usage et de choisir celui qui répond le mieux aux questionnements de celle-ci.

Une fois que la problématique de la personne a été analysée, il convient de chercher le(s) texte(s) biblique(s) correspondant en respectant les règles d’interprétation de la Bible (contexte, styles littéraires…). Dans la pratique, il deviendra alors possible de proposer une lecture de ce texte ou de s’appuyer sur l’exemple d’un personnage biblique.

Il faut veiller à ne pas faire dire à l’Ecriture ou au passage choisi ce qu’il ne dit pas, même si c’est une réalité biblique attestée par ailleurs. Il importe, enfin, de faire preuve de sagesse dans le choix et l’explication des textes et de respect envers les personnes accompagnées.

Ne pas oublier aussi que Dieu agit dans les cœurs par son Esprit Saint et qu’il permet que la Parole vienne toucher celui qui souffre comme un baume apaisant, lui donnant ainsi la possibilité de faire face, d’une manière nouvelle, à ses difficultés. Certes, les problèmes ne disparaîtront pas forcément, mais la manière de les comprendre sera différente ; c’est là aussi que l’Eglise locale joue un rôle essentiel dans la démarche d’accompagnement de la souffrance.

Les responsables, familiers de la Bible, savent y puiser ce qui est essentiel et ont donc les cartes en main pour accompagner ceux qui souffrent, les inciter à croire en la souveraineté de Dieu et en la compassion du Christ, lui qui, au-delà de la souffrance, a pu ouvrir le chemin vers une guérison définitive de l’humanité séparée de Dieu. Notre Créateur n’est pas sourd devant nos souffrances. Il est présent dans nos détresses et il a placé sur notre route des personnes qui, en nous accompagnant, peuvent nous aider à cheminer plus loin ensemble. Certes, il peut rester des peines et des douleurs, mais notre manière de les affronter devient différente. Ces vérités sont exposées dans le texte biblique. Voilà pourquoi la Bible a un rôle essentiel à jouer dans l’accompagnement

Conclusion

Au terme de cette réflexion, il est essentiel de se rappeler que la définition de la relation d’aide n’est pas neutre. Il importe de veiller à être clair sur les concepts, les théories sous-jacentes et les fondements bibliques de notre approche. Il importe aussi de ne pas dissocier certains outils psychologiques de la théorie qui les a fondés et qui sous-tend leur usage. Au temps des Pères de l’Eglise, des tentatives de synthèse entre la pensée biblique et la philosophie ont largement influencé la théologie. A l’époque contemporaine, avec le développement de la psychologie et de la psychothérapie, des tentatives de synthèse entre la pensée humaine et les données bibliques apparaissent à nouveau, mais sous une autre forme, dans le vaste champ de la relation d’aide. Le retour à l’Ecriture seule doit nous encourager à poser de bons fondements pour un accompagnement adapté dans le contexte de l’Eglise. David Powlison souligne :

Toutes les psychologies modernes exercent un ministère en faveur de la « parole » qui les distingue, chacune enseigne à ses disciples à se conformer à une « image » idéale distincte, chacune accuse les autres (incluant le christianisme) de mal interpréter la condition humaine. Nous leur adressons également des critiques, conformément à notre façon de penser. Les psychologies et psychothérapies qui éliminent Dieu n’offrent aucune aide véritable. Elles ne servent que les divers mensonges et désirs agréables de la chair. La plupart des psychothérapies dites « supérieures » sont moralement austères plutôt qu’ouvertement pessimistes. Les classiques – psychanalytiques,  existentielles, cognitives et moralistes – exigent énormément de leurs sujets, faisant appel aux convoitises raffinées de la chair et du moi : l’orgueil, l’autosuffisance, la confiance en soi, l’acquisition d’un savoir privilégié. Les psychothérapies dites inférieures ou populaires se plient aux envies les plus primitives de la chair et du moi : le désir insatiable d’acceptation, d’amour, d’estime de soi, d’importance, de pouvoir et de succès. Néanmoins qu’elles soient plus ou moins intellectuelles, les psychologies séculières établissent des diagnostics de la condition humaine qui suppriment la notion de péché. Elles offrent des solutions qui ne tiennent aucun compte de la nécessité de l’œuvre rédemptrice de Jésus-Christ[20].

Voilà pourquoi, il nous semble si important de remettre la Bible au centre de l’accompagnement de la souffrance dans l’Eglise locale.


* P. Millemann est pasteur  de l’Association évangélique d’Eglises baptistes de langue française (AEEBLF) et psychologue. Il est chargé de cours de relation d’aide à l’Institut biblique de Genève et à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] D. Powlison, « How Does Scripture Change You », The Journal of Biblical Counseling, vol. 26, n° 2, CCEF, 2012, 26.

[2] C. Rogers, Le développement de la personne, Dunod Interéditions, Paris, 2005, 27.

[3] D. Powlison, Vers une relation d’aide renouvelée. Voir la nature humaine selon le regard des Ecritures, collection Paraklésis, SEMBEQ, 2011, 13.

[4] Cf. P. Millemann, « L’anthropologie biblique et la relation d’aide dans l’Eglise », La Revue réformée 64 (2013/1), 3-83. Accessible en ligne à < http://larevuereformee.net/articlerr/n265 > (visité le dimanche 15 novembre 2015)

[5] H. Blocher, « La maladie selon la Bible », Ichthus, n° 81, 1979, 4.

[6] J.-C. Larchet, Thérapeutique des maladies spirituelles, Editions du Cerf, 6e éd., 2008, 7-15.

[7] G. Bray, La doctrine de Dieu, Cléon d’Andran, Excelsis, collection Théologie, 2001, 249.

[8] D. Angers, « Interprétation de la Bible », La foi chrétienne et les défis du monde contemporain, repères apologétiques, sous dir. C. Paya & N. Farelly, collection OR, Charols, Excelsis, 2013, 191.

[9] D. Timmer, « Bible en accompagnement », Dictionnaire de théologie pratique, sous dir. C. Paya & B. Huck, collection OR, Charols, Excelsis, 2011, 148.

[10] H. Blocher « L’Ecriture d’après l’Ecriture : l’éloge de la loi (Psaume 19) », La Bible au microscope. Exégèse et théologie biblique, vol. 1, Vaux-sur-Seine, Edifac, 2006, 60.

[11] P. D. Tripp, Instruments dans les mains du Rédempteur, Montréal, Cruciforme, 2013, 377.

[12] D. Angers, art. cit., 193-194.

[13] Pour plus de détails sur cette question, il est possible de tirer profit, en plus de l’article de D. Angers précité, d’un article de S. Romerowski, « Interprétation biblique », dans le Grand Dictionnaire de la Bible, ou de son livre Les sciences du langage et l’étude de la Bible, Charols, Excelsis, 2011.

[14] D. Angers, art. cit., 194.

[15] G. Fee & D. Stuart, Un nouveau regard sur la Bible, Deerfield, Vida, 1990, 43-239.

[16] H. Blocher, « L’analogie de la foi dans l’étude de l’Ecriture Sainte », La Bible au microscope. Exégèse et théologie biblique, vol. 1, Vaux-sur-Seine, Edifac, 2006, 178.

[17] L. Crabb, Connectés les uns aux autres, la puissance restauratrice des relations profondes, Québec, collection Sentier, Editions La Clairière, 1999, 216-217.

[18] Une grande partie des réflexions développées ci-après dans ce paragraphe sont tirées d’un article de D. Powlison, « The Pastor as Counselor », dans lequel l’auteur présente la spécificité de l’accompagnement de la souffrance dans le cadre ecclésial et précise combien le rôle du responsable est essentiel à ce niveau.

[19] D. Bonhoeffer, De la vie communautaire, Genève, Labor et Fides, 2007, 84.

[20] D. Powlison, Vers une relation d’aide renouvelée. Voir la nature humaine selon le regard des Ecritures, collection Paraklesis, Québec, SEMBEQ, 2011, 16-18.

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Faut-il les traiter dans l’accompagnement individuel de la souffrance ?

Paul MILLEMAN*

 

L’accompagnement de la souffrance individuelle dans le cadre de l’Eglise n’est pas nouveau, mais il suscite bien des questions tant en raison de la diversité des méthodes proposées que de leurs influences sous-jacentes. Au milieu de toutes les offres alléchantes en matière de thérapies ou de relation d’aide, même chrétiennes, l’accompagnement pastoral risque de perdre sa spécificité et de se diluer progressivement dans une méthode davantage psychologisante que biblique. Dans l’histoire de l’Eglise, l’accompagnement de la souffrance était déjà présent et mettait aussi en lumière la problématique du péché. Ainsi, dans la théologie médiévale, la dénonciation du péché originel, comme source de bien des maladies, a glissé progressivement vers une volonté de transposition des différents péchés en vices capitaux et une lutte spécifique contre ces derniers, en les remplaçant par des vertus. C’est à partir du XIIIe siècle que la lutte contre les péchés capitaux a influencé très largement l’accompagnement des personnes dans leur cheminement spirituel face au mal. D’où vient cette approche des péchés capitaux ? Est-elle une spécificité de la période médiévale ? Concerne-t-elle chaque être humain ou se limite-t-elle aux moines vivants comme ermites ou en communauté ? Quels sont les théologiens qui ont contribué à la présentation de cette approche du mal et à la mise en œuvre de solutions thérapeutiques ? Quel peut être l’impact d’une telle approche de la question dans notre compréhension de l’être humain et de son fonctionnement ? Est-il possible de dégager des applications à la pastorale chrétienne et à l’accompagnement spirituel des personnes ?

Le pape Grégoire Ier, appelé aussi Grégoire le Grand, a formalisé la classification de ces vices sous la forme d’un septénaire appelé « péchés capitaux » pour les sortir des monastères et les diffuser dans l’Eglise. Dans sa rédaction des Morales sur Job, achevées en 590, Grégoire développe sa pensée et donne un schéma des différents vices auxquels l’être humain est confronté. Il en réduit le nombre à sept principaux vices, qui regroupent l’ensemble des tentations et des péchés qui en découlent et freinent la croissance spirituelle de chacun.

I. De la lutte contre les tentations et les passions de l’âme

1. Eléments philosophiques d’arrière-plan

L’étude de l’être humain, en particulier celle du fonctionnement de son âme, lieu où se développent les passions ou les vices, selon certains théologiens, a été particulièrement marquée par l’influence de la philosophie grecque. Les Pères de l’Eglise, pour beaucoup, faisaient référence, de façon plus ou moins directe, aux idées platoniciennes. Edouard des Places précise : « Platon apparaissait comme une des sources principales de la réflexion patristique à côté, sinon même au niveau que l’Ecriture. (…) C’est particulièrement sensible pour S. Justin martyr, Clément d’Alexandrie, Origène (…)[1]. » A une époque où la doctrine chrétienne se précisait face aux attaques des hérésies, les idées platoniciennes sur l’âme et son fonctionnement ont proposé une modélisation intéressante de la vie intérieure de l’être humain. Platon affirmait : « Enfin, nous sommes venus à bout, quoique avec bien de la peine, de montrer clairement qu’il y a dans l’âme de l’homme trois principes (…)[2]. » La division tripartite de l’âme, qu’il développe dans le livre IV de La République, a été reprise par Evagre le Pontique, précurseur de la théorie des péchés capitaux. Evagre, formé par Basile le Grand et Grégoire de Nazianze, a été marqué par la conception platonicienne de l’âme et de son fonctionnement. Edouard des Places ajoute : « [Chez les Pères cappadociens] l’absence ou la rareté des citations littérales n’empêche pas que l’influence de Platon n’ait été profonde, pour les idées comme pour la forme[3]. »

 

        Si l’influence de Platon est indéniable dans la compréhension des passions de l’âme, il existe d’autres sources à ne pas négliger comme, par exemple, celle d’Aristote. En effet, celui-ci souligne clairement les relations indissociables entre l’âme et le corps : « Dans toutes les affections de l’âme, courage, douleur, crainte, pitié, joie, amour, haine, le corps a toujours sa part. Le corps agit certainement sur l’âme (…). Il serait donc possible de trouver à toutes les affections de l’âme des raisons purement matérielles[4]. » Certains de ses détracteurs verront chez lui une négation de la spécificité de l’âme par rapport au corps, ce qui ne semble pas faire honneur à sa pensée. La méthode aristotélicienne fondée sur l’observation et la classification va également jouer un rôle dans le développement de la pensée sur les vices capitaux et dans la recherche de vertus à leur opposer.

        Un troisième courant d’influence est celui de la pensée stoïcienne. Mode de pensée présent au IIIe siècle av. J.-C., le stoïcisme offre un éclairage spécifique à la sagesse. En cherchant à dominer les passions de l’âme, en renonçant, par exemple, à l’orgueil, il y a un chemin tout tracé pour construire une vie centrée sur les vertus et renoncer à la domination naturelle des passions de l’âme. Jacques Brunschwig précise :

Ce qui frappe les stoïciens dans la passion, c’est précisément son irrationalité, son imperméabilité à la parole et au raisonnement (qu’il vienne d’autrui ou de soi-même), sa déraison profonde. (…) Dire que la passion est une erreur de jugement, c’est dire qu’elle s’est emparée de la raison elle-même et qu’elle l’a investie et pervertie jusqu’aux moelles. (…) Lorsque la passion fait sa brèche, c’est le front tout entier de la raison qui est rompu et qui se désagrège, comme celui de la vérité[5].

 

Si ces différentes approches philosophiques constituent un terreau fertile pour le développement de la réflexion sur les péchés capitaux, une telle théorie peut-elle proposer une synthèse cohérente entre les données bibliques et celles de la philosophie susceptible d’offrir un système cohérent de lutte contre le mal et les tentations ? L’étude des passions de l’âme a largement ouvert la voie à une telle réflexion.

2. L’âme passionnée, synthèse biblique et philosophique ?

Les premières tentatives de synthèse entre les données de la philosophie grecque et celles de la théologie biblique vont trouver des racines dans les travaux d’Origène. Ce dernier a été marqué par la philosophie platonicienne, dont il a repris certains éléments dans sa construction théologique. Origène précise :

Chaque fois qu’elle pèche, l’âme est blessée. Elle est blessée par la langue, par les pensées mauvaises et les mauvais désirs. Les actions de péché lui sont fractures et écrasements et nous ne sentons pas quelles blessures, quelles fractures nous occasionnons à notre âme en péchant, car nous sommes égarés par les désirs du monde et enivrés par les vices. C’est pourquoi ce sera dans une proportion raisonnable, que le châtiment, c’est-à-dire les soins et le traitement, durera longtemps, adaptant cette durée à la nature de la blessure[6].

Origène fait également figure de précurseur en matière de théologie spéculative. Ses hypothèses parfois controversées ont jeté le discrédit sur une bonne partie de son œuvre, comme sur celles de plusieurs de ses disciples, ce qui n’est pas sans incidence sur la réflexion portant sur les péchés capitaux. Dans la lignée origéniste, au IVe siècle, trois hommes, Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Grégoire de Nysse, vont se distinguer par leurs réflexions en matière de pratiques ascétiques, méthodes qui seront employées par la suite dans la lutte contre les passions de l’âme humaine. Leur approche de la lutte contre les passions par des pratiques ascétiques va se développer en particulier dans la vie monacale. C’est toutefois Evagre le Pontique qui formalisera la première classification des passions de l’âme humaine.  

II. L’approche d’Evagre le Pontique

1. Repères biographiques

Evagre est né en 345 à Ibora, dans la région du Pont. Très jeune, en raison des fonctions ecclésiales de son père, Evagre a été mis en contact avec la foi chrétienne. Enseigné dans la foi nicéenne, il a eu un contact privilégié avec Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze. A la mort de Basile en 379, Evagre assiste Grégoire de Nazianze en 381, au concile de Constantinople, pour défendre l’orthodoxie. Peu après ce concile, Evagre est confronté à une difficulté personnelle qui va le conduire à quitter très précipitamment la ville impériale. Tombé amoureux de la femme d’un haut dignitaire de la ville, elle-même sensible à son charme, et pour éviter de basculer dans une passion coupable qui jetterait le discrédit sur sa personne comme sur la foi qu’il professe, Evagre va chercher asile dans un monastère à Jérusalem, où il aura l’occasion de cheminer, pendant quelque temps, avec Rufin d’Aquilée et Mélanie. Il renonce alors à ses biens et prend l’habit de moine à Pâques en 383, puis se rend, ensuite, en Egypte pour y finir sa vie, en se consacrant à l’étude des Ecritures, la prière et la transmission de la foi et de son expérience aux autres moines. Resté pendant deux ans sur le site monastique des montagnes de Nitrie, Evagre va rejoindre, ensuite, en 385, le désert des Kellia ; il y restera pendant quatorze ans, jusqu’à sa mort en 399, dans un semi-érémitisme, pratiquant l’ascèse, encourageant les autres moines dans leurs progrès spirituels, dans la recherche de l’impassibilité par la lutte contre les passions de l’âme.

2. Description des huit passions génériques

Evagre catégorise la pensée humaine sous la forme de huit passions ou pensées génériques, qui regroupent l’ensemble des tentations qui assaillent l’être humain. Il souligne en effet :

Huit sont en tout les pensées génériques qui comprennent toutes les pensées : la première est celle de la gourmandise, puis vient celle de la fornication, la troisième est celle de l’avarice, la quatrième celle de la tristesse, la cinquième celle de la colère, la sixième celle de l’acédie, la septième celle de la vaine gloire, la huitième celle de l’orgueil. Que toutes ces pensées troublent l’âme ou ne la troublent pas, cela ne dépend pas de nous ; mais qu’elles s’attardent ou ne s’attardent pas, voilà qui dépend de nous[7].

        Dans la suite de son étude, Evagre procède à une description détaillée de ces huit pensées génériques[8]. La gourmandise affecte le moine dans sa volonté de vivre l’ascèse, mais elle devient également tentation pour les autres lorsque le moine raconte à ses pairs son échec dans sa pratique ascétique. La fornication est caractérisée par la volonté de posséder le corps de l’autre en pensée ou en action. L’avarice suppose l’envie de posséder de plus en plus ou l’amour de l’argent. La tristesse est associée à l’incapacité de gérer les frustrations et le rappel du renoncement aux biens matériels pris par le moine. La colère est le fruit d’une impossibilité de prendre du recul face au mal subi, aux ressentis que ce dernier opère. L’acédie, ou démon de midi, ressemble beaucoup à la dépression ou à la mélancolie. La vaine gloire correspond à une mauvaise orientation des désirs, dans la mesure où ce n’est plus l’œuvre de Dieu qui prend la première place, mais celle de l’homme. Elle prépare le terrain à l’orgueil, qui est l’expression même de la volonté d’indépendance, héritée de la chute et de l’habitude humaine de fonctionner de manière autonome. Pour Evagre, ces huit passions de l’âme sont aussi appelées pensées génériques ou démons. Elles freinent la croissance spirituelle d’un individu et empêchent le moine de vivre dans l’impassibilité. Selon lui, en effet, c’est uniquement dans l’idéal monastique que la lutte contre les passions de l’âme permettra à l’homme de progresser dans la connaissance de Dieu et l’obéissance à ses commandements.

 

3. Le monachisme érémitique comme solution préconisée

Dans le cadre du monachisme de type semi anachorétique dans lequel il a vécu, Evagre va s’appuyer sur son expérience et ses erreurs pour montrer à ses pairs le chemin vers l’impassibilité. Il devient possible de ne pas se laisser dominer par des vices grâce à la méthode antirrhétique qu’il définit ainsi : « Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a tout donné pour notre salut (…) a montré ce qu’il a fait lorsqu’il a été tenté par Satan (Mt 4.1-11, Lc 4.1-13). Dans le combat, quand les démons nous font la guerre (…) répondons-leur avec les Saintes Ecritures[9]. » Evagre présente, dans la suite de l’ouvrage appelé Antirrhétikos, dans chacun des huit chapitres, un classement catégoriel de versets bibliques pour faire face aux passions de l’âme et éviter de chuter. Bien qu’il reconnaisse que n’importe quel humain est confronté aux huit passions, Evagre ne va envisager la lutte contre les passions que dans le cadre du monachisme, propice à la croissance spirituelle. S’il fait figure de précurseur dans la théorie des péchés capitaux, Evagre va cependant considérer que la corruption de l’homme affecte son âme et que les luttes doivent se faire au niveau des pensées, sans prendre en considération l’impact que cela peut avoir sur le corps. Sa vision de l’importance de la paternité spirituelle va prendre son sens dans le cadre d’une relation de discipulat, mais ne va pas forcément mettre en avant l’importance du soutien qu’apporte la dimension communautaire dans la prière et dans la lutte contre les passions de l’âme. Cependant de telles idées seront développées par l’un des pères du monachisme occidental, Jean Cassien, contemporain d’Evagre.

III. Les apports de Jean Cassien

1. Eléments biographiques

Jean Cassien est né en 365, au nord de la mer Noire, dans une région où la langue latine comme la langue grecque étaient présentes. Il a entendu assez tôt un appel à la vie monastique et s’est formé en Palestine, au monastère de Bethléem, avant de se rendre, avec un compagnon nommé Germain, en Egypte, lieu privilégié de la vie cénobitique et de la vie anachorétique au IVe siècle. Au désert d’Egypte, Jean Cassien a été en contact avec Evagre le Pontique et a bénéficié de son enseignement. Après la mort d’Evagre, en 399, les moines d’Egypte vont commencer à être discrédités en raison d’un attachement trop fort aux doctrines d’Origène. Jean Cassien et son compatriote Germain vont se rendre ensuite à Constantinople, où ils vont côtoyer Jean Chrysostome, qui ordonnera Germain comme prêtre et Cassien comme diacre. Ce dernier quittera la ville pour Rome en 405, où il séjournera pendant une dizaine d’années, avant de se rendre à Marseille et y fonder deux monastères, un pour des moines, l’autre pour des moniales. Il deviendra l’abbé du monastère marseillais de Saint-Victor et rédigera les Institutions cénobitiques, dont la date de publication se situe autour de 424-426. Il y présente les « huit vices » qui entravent le chemin de la perfection. Il meurt en 434, mais son expérience cénobitique fera école, comme le précise Marcel Pacaut :

Par la parfaite connaissance qu’il a des expériences érémitiques et cénobitiques de l’Orient, par la longue réflexion qu’il a conduite sur l’ascèse monastique et qu’il expose dans ses écrits (…) ce personnage, à l’existence à première vue effacée, tient une place importante dans l’histoire du monachisme occidental, dont il peut être considéré comme l’un des fondateurs les plus éminents, saint Victor devenant un modèle auquel se référer ou se comparer[10].

Jean Cassien va donc diffuser cette théorie des huit vices dans le monachisme occidental.

2. Huit vices, comme obstacles à la perfection

Jean Cassien évoque la réalité d’un combat contre huit vices principaux regroupant, à ses yeux, l’ensemble des tentations qui assaillent le moine dans sa quête de la perfection. Dans les Institutions cénobitiques, les livres I à IV sont consacrés à la vocation monastique et à la prise de l’habit de moine, et les livres V à XII présentent en détail les huit vices capitaux et la manière de lutter contre eux. Dans la présentation succincte qu’il fait de l’octonaire des vices qui entravent le chemin de la perfection, Jean Cassien souligne :

Ce sont : 1° la gastrimargie – qui signifie concupiscence du manger –, 2° la fornication, 3° la philargie – qui signifie avarice, ou, pour parler plus exactement, amour de l’argent –, 4° la colère, 5° la tristesse, 6° l’acédie – c’est l’anxiété ou le dégoût du cœur –, 7° la cénodoxie –, qui signifie vaine gloire –, 8° l’orgueil[11].

Le comparatif avec la liste d’Evagre ne laisse entrevoir que très peu de différences. Même si Jean Cassien emploie un synonyme pour gourmandise et avarice, les huit vices correspondent aux passions de l’âme selon Evagre. Jean Cassien place cependant la colère avant la tristesse et l’acédie. Carla Casagrande et Silvana Vecchio rappellent :

Pour Evagre et Cassien, la distinction entre les péchés spirituels et les péchés charnels ne fixe pas seulement un principe hiérarchique fondamental dans la gravité des fautes, mais établit un parcours obligé : s’il ne se laisse pas attirer par la tentation de la gourmandise, jamais le moine ne succombera aux fautes plus graves. Le premier des péchés est certes le plus léger, mais il est aussi, en ce sens, le plus insidieux parce qu’il est la tête de série de tout l’octonaire. La distinction entre les vices de la chair et les vices de l’esprit marque cependant une césure nette dans la structure psychologique qui pousse au péché[12].

Dans l’octonaire des passions de l’âme ou des vices, la progression n’est donc pas anodine : le premier provoquant le second, le second le troisième, et ainsi de suite, à l’exception peut-être des trois derniers, acédie, vaine gloire et orgueil, pour lesquels le lien dans la progression semble plus ténu. Des passions de l’âme excitées par les démons dans la vision évagrienne, nous passons aux vices qui semblent faire partie, chez Cassien, de la nature humaine corrompue. Si la lutte contre les passions vise à atteindre l’impassibilité chez Evagre, la compréhension des vices et la manière de les réprouver permet, chez Cassien, de dépasser les obstacles dans une volonté de perfection. En passant de l’octonaire des passions ou des vices au septénaire des péchés capitaux, Grégoire le Grand va sortir des monastères cette approche de la lutte contre le mal pour la transposer à l’Eglise. C’est dans son commentaire sur le livre de Job que la réflexion morale de Grégoire se construit.

IV. Les Morales sur Job de Grégoire Ier, prémisses des péchés capitaux

1. Circonstances de la rédaction des Morales sur Job

La vie de Grégoire Ier  se situe dans un contexte de transition entre deux périodes historiques. Claude Dagens note en effet :

Sa personne, son œuvre littéraire, son action politique illustrent de manière exceptionnelle le passage qui s’effectue alors en Occident de l’Antiquité au Moyen Age. Si bien que son pontificat (590-604) constitue pour les historiens un point de repère idéal qui aide à baliser aussi bien la fin de l’ère patristique que l’émergence de la chrétienté. (…) le Moyen Age regarde Grégoire comme un de ses maîtres presque à l’égal d’Augustin[13].

 

La rédaction des Morales sur Job s’étend sur une période de plus de cinq ans. Commencée en 579, à l’époque où Grégoire était moine, la rédaction s’est prolongée jusqu’au début de son pontificat. Inspiré par des discours oraux faits au monastère, les Morales ont été développées par écrit pour rendre cet enseignement accessible à la chrétienté. Plus qu’une exégèse détaillée du livre de Job, les Morales visent à donner une instruction pratique au lecteur. Les Morales se construisent autour d’un triple sens donné au texte (littéral, allégorique et moral) déjà présent dans la théologie de certains Pères, comme Origène. Job est parfois perçu comme une figure de l’Eglise, une figure de Christ ou un athlète qui affronte le démon. Dom Robert Gillet précise à ce propos : « Saint Grégoire, c’est la doctrine chrétienne orientée vers la pratique. L’analyse psychologique le détourne des vastes synthèses et la lecture des Morales comporte un risque : celui d’un exclusif regard sur soi[14]. » Ainsi, il devient aisément compréhensible que l’intérêt de Grégoire le Grand se soit porté aussi sur des questions anthropologiques, comme celles des passions de l’âme définie par Evagre. Marqué par l’influence de ce dernier, aussi limitée soit-elle, et surtout par l’étude des Institutions cénobitiques de Jean Cassien, Grégoire a tenté, à son tour, une nouvelle synthèse appelée « les sept péchés capitaux ». Les Morales, avec leur dimension pratique et leur apport psychologique, vont lui donner l’occasion de creuser cette question.

2. Des huit vices aux sept péchés capitaux

La liste des vices capitaux va ainsi comprendre sept péchés, la grande modification opérée par Grégoire se situant au niveau de la place donnée à l’orgueil, aussi appelé « superbe », fondement sur lequel se construit l’ensemble des autres vices. Grégoire le Grand affirme :

En effet, parmi les vices qui nous tentent et mènent contre nous un combat invisible au service de l’orgueil, qui règne sur eux, les uns marchent en tête, ainsi que des chefs, et les autres suivent comme la troupe. (…) Lorsque celui même qui règne sur tous les vices, l’orgueil, a assujetti un cœur et en a pris pleinement possession, il le livre aussitôt aux sept vices capitaux comme à ses chefs d’armée, pour qu’ils le dévastent. (…) La racine, en effet, du mal tout entier est l’orgueil, comme l’atteste l’Ecriture : le commencement de tout péché, c’est la superbe. Les premiers rejetons qui sortent de cette racine empoisonnée sont assurément les sept vices capitaux : c’est-à-dire la vaine gloire, la jalousie, la colère, la tristesse, l’avarice, la gourmandise, la luxure[15].

 

Il convient de remarquer que, par rapport à ses deux précurseurs, un nouvel ordre est donné dans ce septénaire. Grégoire fait également disparaître l’acédie, qu’il considère comme un mal spécifique du moine ascète, et l’associe à la tristesse, alors que la jalousie fait son entrée dans le septénaire. L’orgueil en tant que racine de l’ensemble des maux produit un arbre couvert de vices, tandis que l’humilité peut être considérée comme la racine d’un arbre produisant des vertus à opposer dans la lutte contre les péchés capitaux. L’approche grégorienne, dont le but était de sortir des murs du monastère pour donner à l’Eglise un système précis de lutte du bien contre le mal, a pu trouver des applications pour la foi chrétienne. Carla Casagrande et Silvana Vecchio précisent :

(…) à partir du XIIIe siècle, le thème du péché envahit la prédication et le septénaire des vices trouve dans la chaire une caisse de résonance d’une extraordinaire puissance : de longs sermons sont consacrés ou à l’un d’entre eux, ou même des cycles entiers de prédications suivent le cours ordonné par le système grégorien[16].

   

Si, avec les sept péchés capitaux, la démarche diagnostique de la lutte contre les tentations est devenue particulièrement détaillée, la méthode proposée en réponse ne s’en est malheureusement pas trouvée simplifiée. Face aux vices, des vertus sont préconisées en miroir, mais le danger n’est-il pas justement d’avoir oublié la nécessité de la transformation du cœur, plutôt que l’éradication de certains comportements ? Est-il légitime de vouloir simplement changer de comportement, sans tenir compte de la nécessaire transformation de notre mentalité intérieure ? Dans ce contexte, bien que la confession des péchés soit encouragée, la lutte contre les péchés capitaux va supposer des protocoles spécifiques selon le type de péché à réprimer. Et la théologie pénitentielle, associée à la volonté de plus en plus forte de lutter contre les hérésies et toutes formes de péchés, va intégrer les données du septénaire des péchés capitaux, modèles d’expression par excellence de toutes formes de maladies spirituelles. Au-delà des représentations artistiques des péchés, des supplices spécifiques vont progressivement apparaître comme le moyen de combattre le mal. Le discours théologique fait alors l’amalgame entre influence ou domination des esprits mauvais et possession par le malin. Le combat spirituel passe  dans le monde matériel du quotidien avec la chasse aux sorcières et la stigmatisation des fous, qui ne sont plus considérés comme des malades mentaux, mais comme des personnes possédées qu’il faut exorciser[17]. La torture devient alors le moyen par excellence d’éradiquer le malin. Dès lors, la lutte contre les péchés capitaux investit le domaine du corps en plus de celui de l’âme, la répression du corps venant assurer le salut de l’âme, renforçant l’idée d’un salut par les œuvres et non par grâce !

Conclusion

Le septénaire des péchés capitaux, même s’il apparaît complexe par certains côtés, ne néglige pas la plupart des tentations qui assaillent l’âme humaine. L’idée d’une hiérarchisation des vices et le souci d’apporter une réponse par le biais de vertus spécifiques vont progressivement faire leur chemin dans la réflexion théologique. Si la classification ternaire des vices de ce monde a été proposée dans le Nouveau Testament (cf. 1 Jean 2.16, avec la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie), si des catalogues de vices et de vertus sont mentionnés dans les épîtres pauliniennes[18], cela ne justifie pas pour autant la construction d’un système aussi complexe et hiérarchisé que celui proposé par Grégoire. Le nombre des vices capitaux réduit à sept est un nombre particulier, car sept vertus sont opposées aux vices : les trois vertus théologales ou spécifiquement chrétiennes (foi, espérance et charité) et quatre vertus de tradition classique (prudence, justice, force et tempérance). Dans la mesure où il existe sept vertus et pas une de plus, il a semblé nécessaire de les présenter en réponse adaptée aux sept péchés capitaux[19].

Objet de nombreux commentaires dans les prédications, source d’expressions très diversifiées dans le domaine de l’art, comme la peinture ou la sculpture, le septénaire des péchés capitaux s’est imposé comme l’archétype de la lutte contre le mal à la période médiévale. Dès lors, en admettant les liens entre le péché originel et les péchés pratiqués par les hommes – une conséquence logique de la nature dépravée de l’homme, marquée par le premier péché – une voie s’impose pour promouvoir une guérison du cœur meurtri par le péché. Une telle approche ne vise pas le remplacement d’un péché par une vertu spécifique qui serait révélatrice d’un changement profond de l’individu. Ce n’est pas non plus la raison qui domine les passions, ni l’ascèse corporelle, comme cela existe dans certaines conceptions de relation d’aide qui, ne serait-ce qu’implicitement, reconnaissent la théorie des péchés capitaux comme étant un fondement solide. Avec l’accent sur l’œuvre de Christ à la croix, comprise par le moyen de la foi, comme une pure grâce, les réformateurs ont su rappeler l’incidence réelle de l’œuvre rédemptrice sur le problème du péché originel, comme source de changement en profondeur et pas simplement comportemental par le remplacement d’un vice par une vertu. L’accompagnement pastoral peut s’appuyer sur une réelle transformation du cœur de l’homme dont les effets sont visibles dans un changement de comportement durable en raison du renouvellement de notre mentalité intérieure. Une telle approche, qui ne nie pas certaines réalités psychologiques, a le mérite de présenter un ancrage biblique bien plus solide que celui des sept péchés capitaux.


* P. Milleman est pasteur de l’Association évangélique d’Eglises baptistes de langue française (AEEBLF) à Valentigny dans le Doubs.

[1] E. des Places, Etudes platoniciennes, 1929-1979, Brill, Leyde, 1981, 249.

[2] Platon, L’Etat ou la République IV, Lefevre et Charpentier, Editeurs, Paris, 1840, 187.

[3] E. des Places Etudes platoniciennes, 250.

[4] Aristote, Le Traité de l’âme, in Jules Barthélemy Saint Hilaire, Psychologie d’Aristote, Librairie Philosophique de Ladrage, Paris, 1846, 4.

[5] J. Brunschwig, Les stoïciens et leur logique, collection Histoire de la philosophie, Vrin, 2006, 249.

[6] Origène, « Dieu guérit » n° 54, in Pierre Prigent, Au nom des Pères, florilège de textes chrétiens des premiers siècles, Olivetan Lyon, 2008, 71.

[7] Evagre le Pontique, Traité pratique ou le moine II, Sources chrétiennes n° 171, Le Cerf, Paris, 1971, 507-509.

[8] Ibid., 509-535.

[9] Evagrius of Pontus, Talking Back, Antirrhêtikos, Translated by David Brakke, Cistercian Publication, Collegeville, Minnesota, 2009, 49.  

[10] M. Pacaut, Les ordres monastiques et religieux au Moyen Age, collection Histoire Fac, Armand Colin, Paris, 2005, 18.

[11] J. Cassien, Institutions cénobitiques, Sources chrétiennes n° 109, Le Cerf, Paris, 2011, 191.

[12] C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age, collection Historique, Aubier & Flammarion, Paris, 2009, 277.

[13] C. Dagens, Saint Grégoire le Grand, culture et expérience chrétienne, Etudes Augustiniennes, Paris, 1977, 13.

[14] Dom R. Gillet, « Introduction », in Grégoire le Grand, Morales sur Job, livres I-II, Sources chrétiennes n° 32bis, Le Cerf, Paris, 2011, 7.

[15] Grégoire le Grand, Morales sur Job, livres XXX-XXXII, Sources chrétiennes n° 525, Le Cerf, Paris, 2009, XXXI, XLV, 87, 339.

[16] C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age, op. cit., 301.

[17] Cette question est explicitée dans le livre d’E. Pewzner, Le fou, l’aliéné, le patient, naissance de la psychopathologie (38-42), qui en offre une perspective critique.

[18] Voir, par exemple, Romains 1.16-32, Galates 5.13-26, Ephésiens 4.17-31, Colossiens 3.1-17.

[19] C. Casagrande et S. Vecchio, Histoire des péchés capitaux au Moyen Age, op. cit., 294.

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et la relation d’aide
dans l’Église

Paul MILLEMANN

 

Sommaire

Introduction

I. Les options déterministes de la relation d’aide

  1. Approches fondées sur une trichotomie rationaliste
  2. La question des passions en anthropologie biblique
  3. Approches fondées sur une trichotomie spiritualiste
  4. La raison et les émotions en anthropologie biblique

II. Les options holistiques de la relation d’aide

  1. Approches fondées sur la globalité de la personne
  2. Distinguer entre personne intérieure et extérieure
  3. Approches fondées sur la transformation du cœur
  4. L’homme, image de Dieu, et la vie nouvelle

III. Les options relationnelles et communautaires

  1. Approches fondées sur les relations familiales
  2. Repères bibliques sur les relations familiales
  3. La communauté comme groupe de croissance spirituelle.
  4. La communauté chrétienne partagée entre groupe et individu

Conclusion

 

Introduction

L’origine, l’existence et le devenir de l’homme sont, depuis l’aube des temps, des questions préoccupantes pour nombre de personnes. En effet, la volonté de comprendre le sens de la vie a suscité des débats aux conclusions très diversifiées selon les arrière-plans des personnes. D’autre part, l’homme, même si son caractère unique est reconnu, doit être observé dans un réseau relationnel qui influe sur son style de vie. Larry Crabb note à ce propos : « La capacité de nouer des relations étroites existe au plus profond de l’homme, qu’il soit chrétien ou non. En effet, l’homme a été créé pour cela[1]. » Les relations avec les autres et avec soi-même provoquent bien des réflexions destinées à appréhender l’être humain dans son essence et son fonctionnement. Ces relations qui, à certains moments, peuvent être bonnes, sont, à d’autres, sources de peine et de souffrance. Comment, alors, faire face à un mal qui est parfois subi douloureusement ? Quelles perspectives existe-t-il au-delà des difficultés relationnelles ? Comment faire face aux difficultés et aux traumatismes de la vie si ce n’est en cherchant de l’aide ou une forme d’accompagnement spécifique ?

Au cours de ces réflexions se sont également posées les questions de l’existence de Dieu et du rapport que l’homme entretient avec lui. Dieu est-il responsable de la souffrance ? S’il ne l’est pas, pourquoi la permet-il ? Très souvent, nos contemporains s’interrogent sur le paradoxe qu’offre un Dieu reconnu comme naturellement bon et la présence du mal dans le monde. Henri Blocher répond à ce sujet : « L’Ecriture rejette, comme calomnie diabolique, comme blasphème, le soupçon que Dieu serait complice du mal : qu’il en hébergerait en son sein le germe, ou, ce qui revient au même, l’incorporerait à ce qui procède de lui. Dieu est bon totalement, radicalement, absolument[2]. » Si Dieu, le créateur du ciel et de la terre, n’est pas l’auteur du mal, pourquoi celui-ci existe-t-il et de quels moyens dispose-t-on pour y faire face ? Comment l’homme peut-il affronter le mal et la souffrance, étrangers à la nature de Dieu, mais bien présents dans sa vie et dans ses relations ? La foi chrétienne a-t-elle quelque chose à répondre ? L’apôtre Paul supplie ses lecteurs d’être réconciliés avec Dieu et de devenir des ambassadeurs ayant en eux ce ministère de réconciliation (selon 2 Corinthiens 5.17-21). Si la réconciliation concerne, en premier lieu, la relation des hommes avec Dieu, elle concerne également celle des hommes entre eux. Les croyants sont appelés, en effet, à témoigner de l’œuvre de Dieu en eux. Etre une personne renouvelée par l’œuvre du salut accomplie par Jésus-Christ n’est pas sans effets sur la manière de vivre ses relations avec les autres comme avec soi-même.

Pour David Powlison, l’accompagnement de la souffrance est modifié de façon radicale, selon qu’il est vécu avec ou sans la présence de Dieu. Il affirme : « Quand Dieu entre en ligne de compte, votre manière de penser à ces notions se modifie : problème, diagnostic, stratégie, solution, utilité, remède, perception et conseiller… Tous ces termes… [relatifs à la relation d’aide] ont, dès lors, une portée différente[3]. » La vie chrétienne se caractérise par une mentalité renouvelée, un changement qui touche l’être intérieur et qui conduit, par voie de conséquence, à des actes nouveaux. C’est donc par une relation renouvelée avec Jésus-Christ, reconnu comme Sauveur et Seigneur, que se développe un processus spécifique d’accompagnement de la souffrance. Cette approche particulière de la santé et de la maladie suscite un changement novateur de perspective et confère une capacité radicalement différente des autres approches. En commentant ce ministère de réconciliation pour lequel les chrétiens sont appelés des ambassadeurs, Paul David Tripp affirme :

Nous voulons examiner quatre approches nous permettant de fonctionner comme des instruments de Dieu pour promouvoir le changement dans la vie d’une personne. (…) Si vous voulez aider des amis, il y a deux choses à considérer. En premier lieu, quoi que vous fassiez, vous devez viser un changement au niveau du cœur[4]. En second lieu, ce que vous faites doit suivre l’exemple du Merveilleux Conseiller. Je voudrais présenter un modèle de ministère personnel, qui doit prendre en considération ces deux aspects. Il se construit sur la manière dont Christ produit le changement dans nos vies et donne un sens à l’appel biblique de changement de nos cœurs. Quatre mots représentent quatre aspects d’un ministère d’ambassadeur dans la vie de quelqu’un. Ces quatre mots sont : aimer, connaître, parler et faire[5].

La « modélisation » de l’être humain s’est construite à partir de présupposés philosophiques qui ont contribué à complexifier de plus en plus la compréhension de la nature humaine. Henri Blocher note : « Dieu est mystère, l’homme en son image est mystère aussi. Un mystère dernier de l’être humain nous humilie, nous avertit, dans la relation d’aide, la cure d’âme, la thérapie, que nous posons les pieds sur une terre sainte…[6] » En fait, les approches de la relation d’aide ressemblent à un labyrinthe comprenant de nombreux méandres dans lesquels il est aisé de se perdre. Parallèlement, on trouve, dans l’histoire de la psychologie, différents courants de pensée correspondant à des approches anthropologiques variées qui ont généré, par la suite, des modèles thérapeutiques très diversifiés. La confrontation des idées dans ce domaine se retrouve dans les fondements théoriques des différentes approches de relation d’aide proposées dans l’Eglise. A ce propos, Walter Barrett et Jef de Vriese notent :

Il est évident que chacun des modèles psychothérapeutiques en usage aujourd’hui se base sur une théorie spécifique. (…) Les représentants des courants psychothérapeutiques discutent beaucoup de leurs différentes présuppositions philosophiques ; celles-ci s’opposent à bien des égards à la conception chrétienne du monde. La différence entre les fondements théoriques des psychothérapies séculières et chrétiennes est énorme. Le débat a permis de conclure que l’image de l’homme que se fait la psychothérapie est loin d’être conforme à celle que nous offre la Bible. Cela implique-t-il qu’il n’est pas possible d’appliquer les techniques psychothérapeutiques à la relation d’aide chrétienne ? Cette question reste entière[7].

Il devient délicat d’avoir une vision claire des approches de la relation d’aide en vigueur dans nos Eglises, tant en matière de formation que de pratique. Dans quelle mesure les présupposés psychologiques dominent-ils sur les fondements bibliques ? Dans quelle mesure la variété des théories sous-tendant les formations n’est-elle pas un obstacle à la mise en œuvre de pratiques de relation d’aide cohérente avec une approche biblique de l’homme, de son fonctionnement et de la souffrance ? Force est de constater que, dans le domaine de la relation d’aide jugée spécifiquement « chrétienne », les offres d’accompagnement ou de formation proposées aux membres et sympathisants de nos Eglises ont des présupposés très différents. Daniel Déjardin dénonce un manque de discernement dans le choix des outils nécessaires à l’accompagnement dans l’Eglise :

On ne peut manquer de s’interroger sur l’attrait qu’exerce la pensée psycho logique sur l’Eglise de notre fin de siècle (…) l’utili sation sauvage de certains concepts hors de leur cadre de référence (en parti culier issus de la psychanalyse), l’affirma tion dogmatique d’hypothèses psycho pathologiques souvent mal interprétées ont produit parallèlement beaucoup de dégâts collectifs et individuels. (…) Si la psychopathologie apporte un éclairage technique concernant les troubles de la personnalité, l’Eglise doit se montrer critique à l’égard de son utili sation et consciente des limites de ses prolongements thérapeutiques[8].

Ainsi, que proposer pour la gestion de la souffrance dans l’Eglise étant donné l’influence sous-jacente de la psychologie présente dans les différents courants de relation d’aide qui y existent ? Ceux-ci offrent-ils une vision de l’homme et des solutions en accord avec l’anthropologie biblique ? Cette question de l’anthropologie biblique n’est-elle pas centrale pour présenter et défendre la foi chrétienne lorsque les Eglises se préoccupent d’accompagner la souffrance ?

Pour esquisser une réponse à ces questions, il nous semble essentiel de prendre l’anthropologie biblique comme source de construction d’une approche de la relation d’aide dans l’Eglise. A ce niveau, la difficulté rencontrée provient de la compréhension de la nature humaine qu’ont les théologiens. Jules Marcel Nicole note en effet :

Depuis les origines du christianisme, les théologiens ont été les uns dichotomistes, c’est-à-dire qu’ils voyaient l’homme composé de deux éléments, le corps et l’âme, les autres trichotomistes, c’est-à-dire qu’ils en distinguaient trois, l’esprit, l’âme et le corps. Toutes sortes de schémas parfois fort ingénieux ont été échafaudés sur ces bases. Les choses ne sont sans doute pas si simples. Sur le plan biblique, il apparaît difficile de découper l’homme en deux ou en trois. On ne dissèque que des cadavres. Un être vivant comprend des éléments fort divers liés les uns aux autres, indissociables, et c’est de leur union que dépend la vie[9].

Le principe anthropologique d’une dualité dans la constitution de l’être humain qui semble acquis, avec d’un côté le corps (qui représente la vie extérieure et matérielle) et de l’autre les émotions, les pensées, le cœur, l’âme et/ou l’esprit (qui représentent la vie intérieure), ne s’oppose pas au fait que l’âme humaine ou le cœur soit marqué, depuis la chute de l’homme, par la souffrance. Si communion et harmonie existaient dans la logique créationnelle de Dieu, la chute de l’homme a fait entrer dans le monde de nombreux maux. Jean-Claude Larchet note, à ce propos, que l’âme humaine est affectée par le péché originel d’Adam, qu’elle connaît la souffrance, la tristesse et la mort spirituelle et que les maux qui en découlent affectent le corps, « [qui] (…) est soumis à la souffrance, à la maladie, à la corruption et finalement la mort[10]. » Les différentes approches de relation d’aide chrétienne mettent toutes un accent particulier sur le changement de la personnalité intérieure accompli par l’œuvre de rédemption de Jésus-Christ ; cela nous semble essentiel pour percevoir la souffrance de l’homme intérieur, dont les effets se traduisent également au niveau de l’être extérieur. C’est sur ce terreau commun que se construisent les différentes approches de relation d’aide chrétienne de nos diverses Eglises locales.

Dès lors, pour déterminer dans quelle mesure l’anthropologie biblique se situe au cœur des différentes approches de relation d’aide dans l’Eglise locale, nous nous proposons, dans le cadre de cette étude, de réfléchir, dans un premier temps, aux options déterministes influant sur les pratiques de relation d’aide. Certaines approches se fondent sur des modélisations de l’homme de type trichotomiste ayant une orientation rationaliste ou spiritualiste. Au sujet de ce fondement d’anthropologie biblique, Henri Blocher précise :

Les partisans d’une division triple ou trichotomie se plaignent qu’on simplifie abusivement les choses en confondant l’âme et l’esprit. Ce sont deux parties en plus du corps ! En fait la trichotomie se présente en deux versions, fort opposées : l’une rationaliste et l’autre irrationaliste. La première (…) fait de l’âme le siège de la sensibilité, des pulsions vitales, des émotions, bien au-dessous de l’esprit raison. Cette conception apparaît dans l’ère platonicienne, surtout dans le néo-platonisme (…) [la seconde] ravale la raison et la volonté dans la partie médiane, l’âme, et fait de l’esprit, partie supérieure, une faculté du divin au-delà de tout raisonnement et de toute délibération[11].

Dans un deuxième temps, nous considérerons les options holistiques de la relation d’aide qui concernent la globalité de la personne d’un point de vue soit moniste, soit dualiste supposant une transformation de la personnalité intérieure (du cœur, des pensées, des émotions, de l’intelligence…) et ayant également un impact visible dans la vie extérieure, les comportements et les attitudes. Enfin, dans un troisième temps, nous nous intéresserons aux options relationnelles et communautaires dans le champ de la relation d’aide pratiquée dans l’Eglise, un accent particulier étant mis sur la prise en considération du réseau relationnel et familial comme source de difficultés chez des membres ou des sympathisants de nos Eglises. Il s’agira de déterminer dans quelle mesure ces difficultés peuvent bloquer ou limiter la croissance spirituelle d’un individu. Nous observerons également l’impact de la communauté chrétienne en tant que source et moyen d’accompagnement face à la gestion des souffrances.

De la confrontation des approches de relation d’aide chrétienne proposées dans l’Eglise avec l’anthropologie biblique, nous espérons dégager des enseignements utiles au développement de l’accompagnement dans l’Eglise, enseignements de nature à la fois pastorale et communautaire. Nous souhaitons, en effet, promouvoir une approche de la relation d’aide qui ait les qualités d’une théorie solidement fondée sur le plan biblique et qui soit réellement applicable, dans la pratique, pour le bien des personnes en souffrance et pour la croissance de nos communautés chrétiennes, à la gloire de Dieu.

I. Les options déterministes de la relation d’aide

L’orientation de notre étude est de tenter de discerner et de comprendre l’anthropologie biblique sous-jacente aux différentes approches de relation d’aide chrétienne. Manfred Engeli note : « Dans la psychothérapie (…) on nous propose des théories qui concernent la nature profonde de l’homme et de son développement psychique, mais à la base de ces modèles, il y a toujours une anthropologie présupposée qui, en général, n’est pas dévoilée explicitement[12]. » Les données d’anthropologie biblique suscitent des débats importants ; il existe aussi certaines conceptions marquées par une tendance assez déterministe, basée sur des principes de causalité. Dans de telles approches, les traumatismes de l’enfance occasionnent, selon certains, des blessures au plus profond de l’âme alors que, pour d’autres, c’est l’esprit de l’être humain qui en est affecté. Il en résulte que la souffrance d’aujourd’hui semble largement induite par ces traumatismes infantiles.

Du point de vue de l’anthropologie, on doit observer qu’une réalité qui sous-tend les textes bibliques est la richesse du vocabulaire employé pour désigner l’être humain et les éléments constitutifs de sa personne. John Cooper souligne : « De nombreux commentateurs ont fait observer que basar, ruah, nephesh et leb sont fréquemment utilisés pour se référer non à des parties spécifiques, mais à la personne entière. (…) La personne entière, et non seulement un moi immatériel, est invitée à se tourner vers Dieu[13]. » Ces différents termes – habituellement traduits, en français, par « chair », « esprit », « âme » et « cœur » – soulignent la richesse des mots employés pour définir la nature de l’homme et les différents éléments qui la constituent. A ceci s’ajoute une difficulté supplémentaire : celle des figures de style employées dans le texte biblique. Ainsi, l’usage fréquent de métonymies tend à élargir le sens donné au mot, la partie du corps envisagée désignant alors l’ensemble du corps. Au vu de ces données, il semble difficile de caractériser, de manière formelle, la nature de l’homme et l’ensemble de ces composants : pourtant, les défenseurs de l’approche trichotomiste insistent sur la nécessité de séparer l’âme de l’esprit en deux entités indépendantes l’une par rapport à l’autre, ainsi que chacune d’entre elles par rapport au corps.

Les options déterministes que nous voulons considérer se fondent, la plupart du temps, sur une optique trichotomiste, qui revêt soit une forme dite rationaliste, soit une forme dite spiritualiste. En raison des différences d’influence qui peuvent exister entre elles, nous avons opté pour une présentation séparée des deux. Nous présenterons, d’abord, la trichotomie rationaliste, pour qui l’âme perturbée par le péché serait le lieu de développement des passions mauvaises ; nous verrons, à la suite, ce que dit l’anthropologie biblique au sujet des passions. Nous considérerons, ensuite, dans quelle mesure le rôle de l’esprit de l’homme est essentiel dans la trichotomie spiritualiste. Nous soulignerons, enfin, ce que l’anthropologie biblique nous apprend au sujet de la raison et des émotions.

1. Approches fondées sur une trichotomie rationaliste

Deux textes sont souvent proposés pour fonder bibliquement l’approche trichotomiste. En présentant cette approche avec les justifications théologiques proposées par ses défenseurs, Henri Blocher souligne : « En faveur de la division tripartite, on cite deux passages d’allure probante. L’apôtre Paul définit l’être tout entier comme ‹l’esprit, l’âme et le corps› (1Th 5.23) et l’épître aux Hébreux mentionne la ‹division de l’âme et de l’esprit›[14]. » Dans cette vision tripartite de l’être humain, la question est de savoir dans quelle mesure l’accompagnement des personnes en souffrance s’adresse à l’âme ou à l’esprit ou concerne la personne dans son ensemble. Pour une approche trichotomiste de type rationaliste, l’âme est présentée selon sa nature passionnée, alors que l’esprit est vu davantage comme l’instance intérieure de l’homme capable de raison et d’intelligence. Dans la relation d’aide chrétienne, fondée sur cette approche rationaliste, l’accompagnement vise à limiter l’expression des passions de l’âme et à valoriser le rôle rationnel de l’esprit. C’est ainsi que le conseiller proposera que les actions de l’homme ne soient pas dominées par telle ou telle passion, mais soumises à la raison.

Cette approche rationaliste est relativement ancienne et se trouve dans l’histoire de l’Eglise. Si la question des passions de l’âme a un certain appui biblique (comme, par exemple, dans les Psaumes), elle a été également conceptualisée dans la philosophie grecque. Evagre le Pontique, un des Pères du désert, disciple de Grégoire de Nazianze et de Basile de Césarée, est probablement l’un des premiers à avoir tenté une synthèse entre les données bibliques sur l’âme et celles que Platon a développées. Antoine Guillaumont souligne :

Evagre définit la « pratique » comme la « méthode spirituelle qui purifie la partie passionnée de l’âme » (…) par cette expression, il faut entendre comme il le dit lui-même dans sa scholie au Psaume 25.2, le thumos et l’épithumia ; c’est-à-dire, l’irascibilité et la concupiscence ; cette terminologie relève de la théorie platonicienne de la tripartition de l’âme, qu’Evagre affirme tenir de celui qu’il appelle « notre sage maître », c’est-à-dire, Grégoire de Nazianze ; conformément à cette théorie, Evagre distingue l’âme en trois parties[15].

Dans une telle approche de l’âme et de ses passions, la recherche de la santé mentale se focalise sur le traitement de l’âme considérée comme malade et, de ce fait, prend une certaine coloration, comme ne manque pas d’ajouter Antoine Guillaumont :

Les passions sont les maladies qui résultent d’un mauvais usage des facultés de l’âme et elles se manifestent par le « trouble » de la partie irascible et l’« inflammation » de la partie concupiscible. La pratikê a pour but de rétablir la santé de l’âme en la libérant, la « purifiant » des passions dont elle souffre ; elle est donc véritablement une thérapeutique, une cure de l’âme…1

Le raccourci qui consiste à faire de l’esprit, ou de l’entendement, la partie « noble » de l’être humain n’est pas loin. Il en découle alors le développement d’un contraste entre le côté rationnel de l’esprit et le côté irrationnel de l’âme passionnée. Cette dernière est alors considérée comme la partie mauvaise, celle qui est dominée par le mal et les passions à cause de la chute de l’homme. Dans l’optique platonicienne, l’âme est aussi formée de trois parties : la puissance végétative ou vitale, la puissance animale qui, elle, comporte deux facultés, à savoir la puissance irascible (agressivité, volonté de combattre) et la puissance concupiscible (émotions, désirs et affectivité) et, enfin, la puissance rationnelle (le propre de l’homme). Platon affirmait en effet : « Enfin, nous sommes venus à bout, quoique avec bien de la peine, de montrer clairement qu’il y a dans l’âme de l’homme trois principes (…)[17]. » Or, dans cette présentation schématique de l’âme, la puissance rationnelle devait dominer les puissances irascibles et concupiscibles, ce qui a réellement influencé l’approche de la souffrance humaine.

Dans cette perspective, l’âme siège des passions et des émotions peut avoir à faire face à des tentations diverses et variées qu’en raison de sa nature passionnée il lui est difficile de maîtriser. Ainsi Jean-Claude Larchet indique : « En détournant de Dieu les différentes facultés de son âme et de son corps et en les orientant vers la réalité sensible pour y rechercher le plaisir, l’homme fait naître en lui les passions (…) encore appelées vices[18]. » L’idée d’une âme passionnée et orientée vers la recherche d’un plaisir égoïste, au détriment de la relation avec Dieu, s’est progressivement construite au cours des premiers siècles de l’histoire de l’Eglise. Un des Pères du désert nommé Evagre le Pontique a regroupé en huit passions génériques toutes les tentations qui assaillent l’être humain. Il indique en effet :

Huit sont en tout les pensées génériques qui comprennent toutes les pensées : la première est celle de la gourmandise, puis vient celle de la fornication, la troisième est celle de l’avarice, la quatrième celle de la tristesse, la cinquième celle de la colère, la sixième celle de l’acédie, la septième celle de la vaine gloire, la huitième celle de l’orgueil. Que toutes ces pensées troublent l’âme ou ne la troublent pas, cela ne dépend pas de nous ; mais qu’elles s’attardent ou ne s’attardent pas, voilà qui dépend de nous[19].

Ces « passions » de l’âme ont été reprises par Jean Cassien et transposées dans le monachisme cénobitique pour devenir des « vices », avant que Grégoire le Grand ne les transforme en sept « péchés » capitaux et ne définisse un système de classement générique de l’ensemble des tentations qui assaillent l’être humain. De l’optique grégorienne est née la volonté d’éradiquer le mal en s’attaquant aux sept péchés capitaux et en prônant le développement des sept vertus.

Une autre manière de lutter contre les maux de l’âme s’est développée en parallèle : elle montre toute l’importance du rôle de l’esprit de l’homme, qui est capable de raison et de dominer les passions de l’âme humaine. Fondé sur des appuis bibliques où l’usage du terme grec nous (traduit généralement par intelligence, pensée ou entendement) est valorisé, un changement d’attribution de la partie rationnelle de l’âme a pu s’opérer vers l’esprit et souligne une dualité entre l’âme passionnée et l’esprit rationnel. C’est ainsi que se développe la trichotomie rationaliste qui fait de l’âme le siège des passions et de l’esprit le siège de la raison, marquant ainsi un clivage radical entre ces deux composantes de l’être humain. Dans les pratiques d’accompagnement, la trichotomie rationaliste est, sans doute, une voie royale pour opposer la raison aux passions. Mais cette perspective va, en définitive, se centrer sur une lutte entre vices et vertus et considérer les comportements ou les attitudes défaillantes de la personne, sans forcément s’intéresser à la racine de ses maux. Le changement préconisé face à la souffrance est un changement superficiel et non en profondeur. Dans la pratique d’accompagnement, le dialogue entre le conseiller et une personne vise à valoriser le rôle de censure de la raison vis-à-vis des passions. Une telle conception a aussi certaines racines dans le stoïcisme.

Jacques Brunschwig note à ce propos :

Ce qui frappe les stoïciens dans la passion, c’est précisément son irrationalité, son imperméabilité à la parole et au raisonnement (qu’il vienne d’autrui ou de soi-même), sa déraison profonde. (…) Lorsque la passion fait sa brèche, c’est le front tout entier de la raison qui est rompu et qui se désagrège, comme celui de la vérité[20].

La trichotomie rationaliste offre comme support à cette dualité fonctionnelle, passion et raison, défendue par les stoïciens, une dualité structurelle entre l’âme et l’esprit humain, éléments constitutifs de la personnalité intérieure opposée à la personnalité extérieure du corps. Il faut également noter que la trichotomie rationaliste trouve des parallèles avec des approches thérapeutiques contemporaines plutôt déterministes, qui voient, ne serait-ce que de façon implicite, dans les passions ou les maladies de l’âme, une conséquence de traumatismes personnels infantiles ; c’est le cas, par exemple, de la psychanalyse freudienne et de ses dérivées. Fondée initialement sur une distinction anthropologique entre la vie consciente et les processus inconscients, l’approche psychanalytique s’est intéressée à la question des traumatismes de l’enfance, refoulés dans l’inconscient, qui sont générateurs de symptômes. Francis Mouhot note :

Le sujet s’opposant à ce que certaines représentations accèdent à sa conscience (elles peuvent se manifester dans les rêves, etc.), le travail de la psychanalyse consiste à en lever le refoulement (…) [Freud] constate que dès que les processus inconscients deviennent conscients, les symptômes disparaissent (…) L’inconscient n’est pas un concept nouveau : le roi David affirmait déjà au Psaume 19 que l’homme commet des fautes sans le savoir[21].

La conception compartimentée de l’appareil psychique et de son fonctionnement selon Freud fait appel à un vocabulaire spécifique[22]. L’activité psychique de l’individu est marquée par la dynamique pulsionnelle, comme le souligne Francis Mouhot :

C’est pour la psychanalyse le moteur de l’activité psychique du sujet. Ce sont des poussées biologiques, des excitations. Cette énergie est difficile à définir, mais ses effets dans la vie de tous les jours sont bien visibles. Les pulsions régies par le principe de plaisir ont pour but de satisfaire le plus rapidement possible les besoins du sujet pour réduire ses tensions internes en ignorant les conséquences, tant pour le sujet que pour les autres[23].

Avec l’emploi du terme « pulsion », nous retrouvons une définition des passions de l’âme humaine présente dans la philosophie grecque et la nécessité qu’il y a de ne pas laisser ces élans dominer la nature humaine, mais de proposer une approche rationalisante selon laquelle la « toute-puissance » passionnée de l’âme doit être placée sous la censure rationnelle de l’esprit humain. C’est là que l’approche psychanalytique offre une relecture de concepts anciens et que les liens avec la trichotomie rationaliste semblent plausibles. Plusieurs approches de relation d’aide chrétienne voient un lien manifeste entre l’éclairage psychanalytique et la pratique de l’accompagnement présente dans leur approche. Sans forcément être explicites sur de tels liens, les accompagnements proposés vont promouvoir une recherche de la compréhension des pulsions humaines pour mieux les réguler. L’idée que toute difficulté est la conséquence d’un traumatisme ancien va inciter à la recherche des causes pour mieux en appréhender les conséquences. Si une explication rationnelle est trouvée, le problème n’en disparaîtra pas pour autant, mais la dynamique intérieure de l’être humain sera perçue de façon effective. L’étude des rêves, des actes manqués et des lapsus constitue, selon Freud, une voie royale d’accès à l’inconscient, comme il l’indique : « La psychanalyse (…) a réussi à établir que chaque symptôme a un sens et se rattache étroitement à la vie psychique du malade. (…) Les symptômes névrotiques ont donc leur sens, tout comme les actes manqués et les rêves[24]. » C’est là que le « surmoi » va exercer son contrôle sur le « ça ». En langage de relation d’aide chrétienne, la transposition effectuée se propose de comprendre les passions de l’âme humaine, de les placer sous le contrôle de la raison et d’éviter qu’elles ne conduisent à des comportements inadaptés. Le conseiller va suggérer implicitement à l’accompagné de ne pas laisser l’âme le contrôler, mais de se placer plutôt sous la dépendance de l’esprit rationnel qui, à sa manière, va adopter une attitude de soumission à la personne de Dieu et à ses commandements. Si nous voyons là une manifestation de la tripartition (« esprit », « âme » et « corps ») de l’être humain, est-il possible de la fonder sur des bases d’anthropologie biblique ?

2. La question des passions en anthropologie biblique

Si nous partons du corps, avec l’observation des comportements selon une mentalité marquée ou non par la vie chrétienne, la théologie de l’apôtre Paul, en particulier dans la lettre aux Galates au chapitre 5, souligne le contraste qui existe entre ce qu’il appelle une marche selon l’Esprit et une marche selon la chair. Richard Longenecker précise :

Les deux listes de vices et de vertus qui sont énoncées en 5.19-23 sont données comme support à la thèse de Paul sur l’antinomie entre chair et esprit en 5.13-18. (…) Et l’énoncé de la thèse de Paul (vv. 13-18), l’enseignement (vv. 19-23) et l’exhortation (vv. 24-26) sont particulièrement pertinents pour les chrétiens d’aujourd’hui, si nous cherchons à savoir plus précisément ce que signifie « vivre par l’Esprit » et ne pas se conformer « à la chair »[25].

Mais la chair est-elle seulement matérielle et physique ou doit-elle être conçue aussi comme immatérielle ? Un examen des données du vocabulaire biblique peut-il aider à faire la part des choses ? La vie matérielle et physique de l’homme est souvent décrite par les mots « corps » ou « chair ». Bruce K. Waltke souligne : « Bāsār (corps, chair) est utilisé 270 fois dans l’Ancien Testament. Ce terme désigne la substance corporelle de la vie de l’être humain ou de l’animal visible et animée. Souvent ce terme renvoie à des parties plus spécifiques du corps[26]. » Pour autant, la synonymie entre « corps » et « chair » ne semble pas forcément totale. Le corps est présenté davantage comme la partie visible de l’être humain, sans qu’il s’y rattache, contrairement à la chair, une connotation péjorative. Le terme « chair » renvoie, selon Hans Walter Wolff, à l’infirmité de l’homme et décrit celui-ci dans sa faiblesse et sa vulnérabilité[27]. La distinction entre « corps » et « chair » est bien plus marquée dans le vocabulaire néotestamentaire, qui comprend les deux termes. Pour l’apôtre Paul, la notion de « chair » va plus loin que simplement la composante physique de l’être humain ; la chair est parfois personnifiée comme principe de vie accomplissant, comme c’est le cas dans l’épître aux Galates, les mauvais désirs. En ce qui concerne l’aspect physique des mots « chair » et « corps », dans le grec du Nouveau Testament comme dans celui de la traduction des Septante (LXX), une distinction existe entre sarx, utilisé pour parler de la chair, et soma pour décrire le corps. La grande différence, au niveau du sens figuré des mots « corps » et « chair », réside dans le fait que le corps est considéré comme normal et que la chair et ses désirs désignent souvent, dans le vocabulaire biblique, le corps sous l’emprise ou sous la domination du mal. Cette différentiation est essentielle dans la mesure où, dans l’optique platonicienne ou même dans l’hérésie gnostique, le corps est perçu comme fondamentalement mauvais. Jean-Claude Larchet souligne :

On est frappé par le fait que, selon le récit biblique de la création, c’est le corps de l’homme qui a été créé en premier par Dieu : « Et Dieu façonna l’homme, poussière prise à la terre, et il souffla sur sa face un souffle de vie et l’homme devint un être vivant (Gn 2.7), la poussière désignant le corps et le souffle de vie l’âme. L’Ecriture contredit ici, par avance, les courants philosophiques (comme le platonisme, le gnosticisme, le néoplatonisme) et religieux (comme le gnosticisme et l’origénisme) qui voient dans le corps une réalité seconde postérieure à l’âme, liée à une dégradation de la réalité ou à une chute de l’âme consécutive à une faute qu’elle aurait commise dans une condition originellement incorporelle. Ce primat accordé par le Créateur Lui-même au corps est l’un des fondements de la valeur éminente que lui reconnaît l’anthropologie biblique que le christianisme a faite sienne[28].

Il apparaît donc que la connotation du « corps » ne représente pas quelque chose de mauvais en soi, contrairement à celle de la chair, qui semble davantage orientée vers le mal. Cette remarque doit cependant être nuancée dans la mesure où l’association entre « chair » et « péché » est très fréquente, mais cette association ne recouvre pas tous les usages du mot « chair », même dans les lettres de Paul. Dans la mesure où la chair représente la nature humaine orientée vers le mal, elle est, sans doute, davantage concernée par la réalité du combat spirituel. Xavier Lacroix note, en effet, que la chair est confrontée à une double dépendance : celle de la vie sensible et animale et celle du souffle de Dieu ; chaque personne est confrontée à la réalité d’un choix entre trois attitudes : l’autosuffisance, l’abandon aux forces de la vie animale ou l’accueil du souffle de Dieu[29]. Si la chair est davantage confrontée à la question du mal et de la souffrance, elle ne peut être limitée à une réalité qui ne concernerait que la vie physique ; elle doit également correspondre à la vie intérieure de l’être humain. Or, dans cette perspective, la frontière semble particulièrement ténue entre la chair et l’âme de l’homme qui, pour certains, était le siège des passions qu’il fallait réorienter vers le bien, la chute de l’homme les ayant détournées de leur vocation première, à savoir l’adoration de Dieu.

Nous voyons déjà, dans les obstacles majeurs que rencontre la conception de la trichotomie rationaliste, le fait que l’anthropologie biblique souligne la distinction « corps » et « chair » et qu’elle oppose « chair » et « esprit ». La notion de « chair » ou de nature humaine corrompue ne trouve pas de place dans la trichotomie rationaliste, si ce n’est peut-être en tant que synonyme d’« âme ». Dans ce contexte, la trichotomie rationaliste établit un clivage âme/esprit assez fort au sein de la vie intérieure de l’homme, par opposition à la vie extérieure qui est associée au rôle du corps. Or, les termes employés dans le vocabulaire biblique des composants de l’être ne permettent pas d’opérer une distinction aussi nette. C’est là peut-être que le rôle de l’esprit est essentiel comme centre de la raison et de la volonté. Les spécificités du rôle de l’esprit de l’homme dans la nature humaine ne peuvent-elles pas nous aider à mieux cerner le point de vue de la trichotomie rationaliste ? C’est sans doute un éclairage qu’il faut rechercher. Pour autant, au-delà de certaines spécificités de l’âme ou de l’esprit, peut-on les concevoir comme deux parties de la nature humaine ou deux expressions qui désignent l’être intérieur, mais selon un autre point de vue ou selon certaines spécificités ?

Le mot hébreu ruah, souvent traduit par « esprit », peut désigner la partie immatérielle de l’homme. Ruah traduit par « esprit » est considéré comme la force vitale de l’homme. Le terme a des correspondances fortes avec nephesh et se présente comme une entité immatérielle. Il peut être traduit par « vent », « esprit », « souffle », « énergie vitale », « sentiment » et « volonté ». Parfois, il n’existe pas de différences marquées entre les deux mots, qui sont alors traduits soit par « âme », soit par « esprit ». En grec, c’est le mot pneuma qui est utilisé pour parler de l’esprit ; son usage est plus fréquent pour parler de l’Esprit de Dieu que de celui de l’homme. Dans son rôle de contrôle des passions et des émotions, il est très tentant d’identifier l’esprit à l’instance de censure de l’âme, comme le postule la théorie freudienne en utilisant le terme de « surmoi », dont les idéaux sont opposés aux pulsions du « ça » et au fonctionnement du « moi ». Francis Mouhot précise : « (…) il y a bien une double distinction à faire entre le moi et une autre instance (l’esprit), entre un inconscient pulsionnel et un inconscient spirituel. Cette hypothèse a un fondement biblique[30]. » Dans cette perspective, le « ça » correspondrait à l’âme humaine dans sa dimension pulsionnelle, alors que le « surmoi » correspondrait à l’esprit de l’homme. Si des liens de synonymie fonctionnelle entre le « moi » défini par Freud et l’âme humaine semblent plausibles à Francis Mouhot[31], rien ne permet pour autant de supposer que le modèle psychanalytique en matière d’anthropologie offre une lecture similaire à celle des données bibliques. S’appuyer sur de tels fondements pour construire une approche de relation d’aide déterministe, qui voit un combat incertain entre vices et vertus, entre âme passionnée et esprit rationnel, nous semble risqué en raison, notamment, de l’absence de clivage marqué entre « âme » et « esprit » dans les données d’anthropologie biblique.

La distinction structurelle (corps, âme, esprit) et fonctionnelle (vie matérielle, vie affective et passionnée, vie rationnelle) de la trichotomie rationaliste néglige un certain nombre d’éléments d’anthropologie biblique en se limitant à trois entités. Si elle offre une certaine modélisation de l’être humain aisément compréhensible, le débat ne peut se résumer à une correspondance entre fonction et structure. La nature humaine et son fonctionnement nous semble bien plus complexe avec les données structurelles complémentaires de la chair, du cœur et de l’entendement, qui sont totalement mises de côté dans l’option de la trichotomie rationaliste. De plus, une limitation des passions par la raison semble difficile à vivre au quotidien. Dans la pratique, nous restons des êtres sensibles et passionnés. Larry Crabb précise : « Soyons certains qu’aucun raisonnement, aussi solide et convaincant qu’il puisse être, n’est assez puissant pour nous faire changer le cours de nos actions… Nous sommes plus passionnés que raisonnables[32]. » « Passions » et « raison » font partie de la nature humaine, elles sont présentes dans l’être intérieur que la Bible appelle le cœur, entité existant tout comme l’âme et l’esprit. Mais la séparation tripartite n’est-elle pas excessive dans ce contexte ? Ne vaudrait-il pas mieux se limiter à une dualité entre la personnalité intérieure (cœur, âme, esprit, entendement, intelligence, pensée) et la personnalité extérieure (corps) ? Si la trichotomie rationaliste n’est pas satisfaisante comme modèle anthropologique pour définir la relation d’aide, la perspective défendue par la trichotomie spiritualiste peut-elle offrir un modèle plus cohérent ?

3. Approches fondées sur une trichotomie spiritualiste

Une seconde approche trichotomiste, qualifiée parfois d’irrationaliste, pourrait être également appelée « spiritualiste » dans la mesure où elle définit l’esprit comme étant une instance purement spirituelle, qui se développerait uniquement chez les personnes renouvelées par l’Esprit de Dieu. Cette position est défendue par le théologien chinois Watchman Nee :

Par son esprit, l’homme est en relation avec le monde spirituel et l’Esprit de Dieu et, par son corps, il est en relation avec le monde extérieur, qu’il affecte et par lequel il est affecté. L’âme se situe entre ces deux mondes, tout en appartenant à l’un et à l’autre. Elle est liée au monde spirituel par l’esprit et au monde matériel par le corps. Il lui faut un intermédiaire et cet intermédiaire est l’âme, qui est produite par le contact entre l’esprit et le corps, les liant l’un à l’autre. L’esprit peut s’assujettir le corps par l’entremise de l’âme, en sorte qu’il obéisse à Dieu ; de même le corps, par l’intermédiaire de l’âme, peut entraîner l’esprit à l’amour du monde[33].

Une telle approche marque également une partition entre « âme », « esprit » et « corps », en attribuant cependant d’autres fonctions spécifiques à l’âme et à l’esprit. L’âme est alors considérée pour ses fonctions associées à l’intelligence, la raison et la volonté, alors que l’esprit correspond à la partie spirituelle de l’être humain. Les défenseurs de cette position font usage du texte de 1 Corinthiens 14.14, qui spécifie que l’intelligence est mise de côté, tandis que l’esprit de l’homme est en action dans la prière en langues. Pour justifier bibliquement la position trichotomiste, les deux autres textes d’Hébreux 4.12 et de 1 Thessaloniciens 5.23 sont également utilisés. A ceci Henri Blocher répond :

Par une curiosité de l’histoire, cette seconde trichotomie si rare s’est largement diffusée dans les groupes évangéliques de langue française au point que certains croyants ignorent qu’il existe d’autres thèses ! Elle ravale la raison et la volonté dans la partie médiane, l’âme, et fait de l’esprit la partie supérieure, une faculté du divin, au-delà de tout raisonnement et de toute délibération. Elle parle volontiers d’intuition, mais ce n’est pas une intuition intellectuelle, comme dans la noésis platonicienne, couronnant le raisonnement, mais une intuition « spirituelle souvent contrastée avec le raisonnement »[34].

Très en vogue dans les courants de la mouvance pentecôtiste charismatique, cette trichotomie spiritualiste oriente largement les pratiques de relation d’aide qu’elle défend, lesquelles se déclinent, parfois, sous la forme de prières de délivrance. L’accompagnement est vu comme une action puissante de l’Esprit de Dieu, libérateur de l’homme, qui vient agir directement sur l’esprit de l’homme par une transformation intérieure. Le conseiller chrétien fait figure de médiateur entre l’Esprit de Dieu et celui de la personne pour encourager la personne à mieux dépendre du Seigneur. Simone Pacot plaide en faveur d’une évangélisation vers les profondeurs de notre être quand elle rapporte :

L’être humain est constitué de trois composantes : l’esprit ou le cœur profond, l’âme ou la psyché, et le corps. L’humain est spirituel, psychique et corporel. Chaque composante n’est qu’une partie de lui-même : il n’est pas non plus uniquement esprit. Il est l’unité des trois composantes et sa tâche va être de retrouver cette unité. Le cœur profond : le centre de notre être, notre noyau le plus intime, le cœur du cœur dont nous parle la Bible, qui n’est pas le sentiment, mais le lieu de la rencontre avec Dieu. La psyché : les émotions, l’affectivité, les sentiments, l’intelligence, l’imagination, toutes nos facultés, notre relation à nous-mêmes, à l’autre. Le corps : tout le plan physique, biologique. Le corps, la psyché, le cœur profond ne sont pas sur le même plan[35].

C’est donc l’intériorité de l’être qui est visée par l’action de Dieu, le lieu d’intimité profond qui doit être touché par l’action de l’Esprit Saint. L’esprit de l’homme est alors invité à entrer en résonance avec l’Esprit Saint, au point parfois de risquer de basculer dans une fusion ou une confusion entre les deux. Le pas suivant pourrait être constitué par une recherche de la part du divin en soi. Dans de telles expériences, la preuve de la présence de Dieu est marquée par une sensation forte de bien-être, qui n’est pas non plus sans rappeler les expériences mystiques ou les états modifiés de conscience, qui peuvent apparaître également dans certaines religions orientales. Le bien-être, associé au ressenti de la présence de Dieu en l’être humain, est volontiers recherché dans ce renouvellement de l’être intérieur, manifesté par une expérience particulière qui ressemble à un accomplissement de soi, comme le note Thierry Huser :

Car s’accomplir, c’est réaliser toutes ses potentialités. L’accomplissement, c’est encore, pour certains, arriver aux frontières de l’humain, avec l’idée associée qu’il faut franchir la frontière pour s’accomplir dans un contact où la distance avec le divin est abolie, d’où la recherche d’expériences extraordinaires ou extatiques[36].

L’esprit en tant que composant de l’être humain n’est pas décrit pour ce qui le caractérise. Il est une sorte d’entité particulière, dont la structure ou la fonction n’est qualifiée que par la définition d’une composante spirituelle, dans laquelle la présence de Dieu est identifiée à un certain ressenti. Dans le souci de clarifier les sentiments et leur impact dans la spiritualité, Henri Blocher affirme : « Il s’agit du ressentiment en moi de ma relation à l’objet connu, ce que j’éprouve comme accompagnement ou assaisonnement de la relation. Le sentiment atteste mon implication. J’y suis. Je suis affecté dans ma propre vie. J’en suis tout remué et à l’action[37]. » Ce qui qualifie l’expérience spirituelle due à l’action de l’Esprit est la dimension du ressenti qui s’exprime. Dans de telles approches de relation d’aide, un conseiller valorise la recherche et le vécu des émotions, comme preuve attestant l’expérience de renouvellement ou de guérison divine. De plus, il est fort probable que, dans une telle approche, l’accompagnement est diversifié en fonction des compétences de l’accompagnant : le médecin soigne le corps, le psychologue l’âme et le pasteur l’esprit, sans qu’aucun lien ne puisse être établi entre les différents intervenants.

Dans une telle approche de renouvellement de l’esprit humain, l’accompagnement pastoral et spirituel semble mettre de côté la raison, au profit d’une recherche émotionnelle confirmant la validité d’une expérience ressentie au plus profond de l’être. Qu’adviendra-t-il si les sentiments ont tendance à s’estomper ? L’être humain ne risque-t-il pas de douter de la présence de Dieu en lui et, par voie de conséquence, d’aller jusqu’à remettre en cause la réalité de son salut ? Les pas qui conduisent dans cette impasse ne sont plus très nombreux à effectuer. La subjectivité du ressenti de la présence de Dieu peut varier au gré des circonstances, en particulier dans les situations difficiles. La personne du Créateur ne peut se réduire à une sensation ou à une impression qui ne serait que passagère. La Bible nous présente un Dieu qui entre en relation avec les hommes. Sans pour autant nier l’œuvre de l’Esprit Saint sur l’être humain, la compréhension de la volonté de Dieu et de son action dans le monde passe aussi par la mise en pratique de la Parole de Dieu. Comprendre la volonté du Créateur pour les hommes suppose une découverte ou une redécouverte quotidienne de la révélation biblique. Frédéric Hammann montre le danger d’une spiritualité fondée sur un ressenti indépendamment d’une prise en considération de la réalité du Dieu qui se révèle dans la Bible quand il affirme :

Parfois, une quête intense de la volonté de Dieu, vécue de manière très distante par rapport à la révélation biblique, suscite diverses pratiques « charismatiques » pouvant aller jusqu’à rappeler les consultations de l’oracle dans le monde antique… Comment encadrer le rôle de la subjectivité de l’individu ? Comment rester dans une démarche que je qualifierai d’intellectuellement consciente ? Là aussi, les interrogations ne manquent pas[38].

Ainsi, une foi qui se limiterait à une perception émotionnelle de la présence et de l’action de Dieu semble bien fragilisée. Il deviendrait alors facile de douter de la grandeur de Dieu et de la réalité de son amour lorsque les circonstances mauvaises nous affectent. La porte ouverte au doute par rapport à la bonté de Dieu est aisée à franchir. Dans son mode de relation avec les hommes, Dieu ne laisse pas de côté leur intelligence ; il s’adresse à l’être humain dans son entier. La fusion entre l’esprit de l’homme et celui de Dieu n’est pas une option biblique, comme le rappelle Peter Jones : « Dans le monde qu’il a créé, Dieu établit les structures qui nous rappellent qu’il ne peut pas être confondu avec les choses qu’il a faites[39]. » La distinction entre le Créateur et la créature est l’un des fondements de la foi chrétienne ; or le risque, avec certaines idées de la trichotomie spiritualiste, est de nier la réalité de cette distinction. L’expérience spirituelle attestée par le débordement du ressenti semble assez irrationnelle, tant elle est marquée par la subjectivité de ce qui est vécu. Au nom de la recherche d’une spiritualité appréhendée par l’émotionnel, la raison, la réflexion et l’intelligence semblent mises de côté au profit d’un vécu qui ne pourrait pas s’estomper rapidement. Il y a là, sans doute, un nouveau déséquilibre qui apparaît dès qu’on prend en considération l’ensemble des données d’anthropologie biblique.

4. La raison et les émotions en anthropologie biblique

La recherche et la promotion d’une expérience émotionnelle de Dieu découlent de cette approche de trichotomie spiritualiste qui valorise le rôle de l’esprit au détriment de ceux de l’âme et du corps. Watchman Nee précise :

La pensée de Dieu, c’est que ce soit l’esprit qui ait la prééminence et dirige notre âme. Mais une fois que l’homme est devenu charnel, son esprit tombe dans la servitude de l’âme. (…) Le péché a tué l’esprit… Le péché a rendu l’âme indépendante. Aussi la vie psychique est-elle devenue une vie d’égoïsme et de volonté propre[40].

Il ne s’agit plus d’une domination des passions de l’âme par les facultés rationnelles de l’esprit comme c’est le cas dans la trichotomie rationaliste. La trichotomie spiritualiste propose une domination de l’intelligence et de la raison, propriétés fondamentales de l’âme, par une expérience spirituelle forte localisée dans l’esprit de l’être humain, partie appelée à être en résonance particulière avec l’être divin. En poussant le raisonnement à l’extrême, la tentation est grande de rechercher une fusion entre l’esprit de l’homme et l’Esprit dans une forme de mysticisme, voire de panthéisme. Il n’y a qu’un pas à faire pour basculer dans une indifférenciation entre l’esprit humain et l’Esprit de Dieu. Les êtres humains sont alors tentés de chercher en eux-mêmes la part du divin qui a été mise de côté ou altérée par le péché et qu’il faut retrouver au plus profond d’eux-mêmes. Peter Jones souligne le danger d’une telle démarche par rapport à la foi chrétienne : « La croyance que les humains sont divins et essentiellement bons explique la quête d’aujourd’hui pour la découverte spirituelle individuelle et l’espoir de pouvoir créer le ciel sur la terre[41]. » Faire des efforts pour retrouver la part du divin en soi est une falsification de l’Evangile ; c’est là, sans doute, un des dangers implicites qui se trouvent dans une approche de relation d’aide basée sur une trichotomie spiritualiste ; il faut en être conscient.

Il est clair que l’Evangile offre une perspective de renouvellement de l’être intérieur, mais cette réalité n’est accessible que dans la mesure où la dimension relationnelle avec un Dieu rempli d’amour est mise en avant. En outre, si la raison ne doit pas dominer la foi, annihiler tout raisonnement ou toute intelligence au profit de l’expérience spirituelle est également risqué. Les pensées et l’intelligence de l’homme jouent donc un rôle essentiel dans la restauration de la personne ; il ne s’agit donc pas de les mettre de côté ou de les anesthésier en les plaçant sous la domination de l’esprit humain, lui-même en contact étroit avec Dieu.

La constitution de l’être humain ne peut pas être aussi formalisée que l’impose la tripartition « corps », « âme » et « esprit ». Dans cette optique, l’absence de positionnement de la chair, du cœur, de l’intelligence et des pensées montre le décalage qui existe entre la radicalité de la tripartition des options trichotomistes et les données de l’anthropologie biblique. D’un côté, les frontières entre l’âme passionnée et la chair ne sont pas aussi formalisées que nous pourrions l’envisager dans une optique séparant de façon radicale ces deux composantes de la nature humaine, même si, comme nous l’avons déjà souligné, la chair renvoie à la vie extérieure et l’âme à la vie intérieure et psychique.

La trichotomie rationaliste ne nous semble donc pas un fondement adéquat pour développer des approches de relation d’aide suffisamment en phase avec les données de l’anthropologie biblique. D’un autre côté, la différence « âme » et « esprit » n’est pas également aussi marquée que semble le proposer la trichotomie spiritualiste. Si l’action de guérison divine concerne la totalité de l’être, est-il nécessaire de maintenir une tripartition de celui-ci ? De plus, ces approches trichotomistes semblent marquées par un déterminisme selon lequel l’homme n’est pas responsable de ses changements, même en partie. Ne peut-on pas envisager de considérer des approches qui envisagent une certaine globalité de la personne ? Une conception holistique, qui fasse honneur à la richesse du vocabulaire et à la globalité de l’être humain en tant que personne, pourrait constituer une voie de réflexion utile face à cette problématique.

II. Les options holistiques de la relation d’aide

Face aux approches trichotomistes et à une certaine ontologie séparatiste qui s’y exprime, un mouvement de balancier invite à considérer l’unité de la personne humaine comme fondement essentiel de toute approche de relation d’aide. En effet, le refus de certains excès du déterminisme, qui limite les possibilités de changement, et la considération de la capacité propre que l’être humain a pour agir et affronter sa souffrance ont contribué au développement d’approches holistiques de l’accompagnement pastoral. Même si les données d’anthropologie biblique, en particulier vétérotestamentaire, plaident en faveur de la globalité de la personne, l’accompagnement proposé peut se fonder sur deux orientations anthropologiques différentes.

Nous allons considérer, en premier lieu, les approches influencées par une vue moniste et voir comment elles gèrent la nécessité anthropologique de séparation de la vie intérieure et de la vie extérieure de l’être humain. Puis, nous considérerons les vues marquées par un certain dualisme dont l’objet est de proposer une action sur l’être intérieur, qui aura aussi une incidence sur la vie extérieure. La question du contraste entre l’être humain « image de Dieu » et la nature pervertie de l’homme sera également examinée.

1. Approches fondées sur la globalité de la personne

A l’opposé des démarches de relation d’aide fondées sur une trichotomie strictement séparatiste et négligeant, par voie de conséquence, la globalité de la personne humaine, se trouvent des approches valorisant l’unité de la personne au point de nier toute distinction ou séparation entre ses éléments constitutifs. L’individu est considéré comme une unité psychosomatique. Les données anthropologiques en faveur de telles approches reposent, à la fois, sur une volonté de réfutation du dualisme platonicien présent dans la culture grecque et sur l’hypothèse vétérotestamentaire de l’importance de l’unité de l’être humain, et cela malgré un vocabulaire diversifié en matière d’anthropologie. En parlant de l’opposition biblique au dualisme, John Cooper précise :

Les recherches bibliques de ces cent dernières années ont produit une énorme quantité de matériel qui porte atteinte à la lecture dualiste platonicienne de l’anthropologie de l’Ancien Testament. Notez les deux emphases principales du platonisme chrétien traditionnel : les êtres humains sont constitués d’un corps matériel avec des besoins physiques et matériel et une substance immatérielle, l’âme avec sa conscience mentale et ses fonctions spirituelles. (…) Par rapport à la seconde – la spiritualité raffinée et la supériorité de la vie après la mort – il n’y a pas de bases réelles[45].

Au-delà de l’antagonisme premier entre trichotomie et dichotomie, s’est développée, ces dernières années, une différenciation entre dualisme holistique et une vue moniste stricte qui défend l’unité psychosomatique, sans distinction de l’être intérieur et de l’être extérieur. Le souci de valoriser la singularité du sujet est, sans doute, pour quelque chose dans cette vue qui accentue l’unité et l’unicité de la personne humaine. C’est ainsi que Jacques Poujol et Cosette Fébrissy soulignent :

L’être humain se définit comme un « animal spirituel », c’est-à-dire comme une créature dont la dimension spirituelle est primordiale dans la construction de l’identité. Cette dimension spirituelle interagit avec les autres instances : somatique, affective, psychologique et sociale. Il n’est pas facile de comprendre ou d’étudier l’être humain en isolant un seul de ses aspects. C’est un être unifié et ces différentes instances qui se rassemblent pour composer une véritable unité. Cette identité se structure à la fois de l’intérieur et sous l’effet d’influences extérieures, de l’environnement[46].

Si la question de la spiritualité n’est pas mise de côté dans ce parcours de vie, la volonté de se démarquer par rapport à un certain déterminisme est une réalité présente dans de telles approches. Le souci de ne pas être entravé par des culpabilités ou par la honte est également manifeste dans cette volonté de cheminer dans les étapes d’un parcours spirituel de croissance individuelle. Ainsi l’être humain semble pleinement capable de se prendre en main, de mettre en œuvre des stratégies de reconstruction.

Cette vision très positive de la nature de l’homme montre la capacité de ce dernier à se réaliser et à s’accomplir en surmontant ses traumatismes ; cela marque une rupture manifeste avec les influences déterministes de Freud. Face à un certain pessimisme induit par l’influence des théories psychanalytiques sur la relation d’aide, nous voyons s’opérer un mouvement de balancier avec une vision optimiste : la capacité de l’être humain à surmonter des traumatismes infantiles, qui ne sont plus compris comme des facteurs invalidants, mais comme des expériences utiles à la croissance sur le chemin de la vie. A titre d’exemple, notons, en particulier, les recherches récentes faites sur la capacité de reconstruire sa vie après un traumatisme – définie sous le terme de résilience – qui ont également remis en cause l’excès de déterminisme psychologique, qui ôtait à l’individu la capacité d’être acteur de sa vie. Boris Cyrulnik souligne :

La résilience, c’est plus que résister, c’est aussi apprendre à vivre. Malheureusement, cela coûte cher… Avant le fracas, on estime que la vie nous est due et le bonheur aussi. Alors, quand l’extase n’arrive pas, on se met en colère. Le fait d’avoir souffert d’une situation extrême, de côtoyer la mort et de l’avoir tuée, fait naître dans l’âme de l’enfant blessé un étrange sentiment de sursis. (…) Il n’y a pas de fracas sans métamorphose. Les grands blessés de l’âme, les gueules cassées de la carence affective, les enfants battus et les adultes écorchés témoignent avec étonnement du développement intime d’une nouvelle philosophie de l’existence. Car l’obligation de comprendre et de demander « pourquoi » entraîne à apprendre et à mieux analyser l’agresseur. Puis le fait de se dire « et maintenant, que vais-je faire avec ma blessure ? » invite à découvrir la partie saine de soi et à partir en quête de la moindre main tendue. Alors se tricote la résilience. Elle n’est pas à rechercher à l’intérieur de la personne, ni dans son entourage, mais entre les deux, parce qu’elle noue sans cesse un devenir intime avec le devenir social[47].

Même si le pessimisme de la psychanalyse freudienne, qui donnait peu d’espoir à la possibilité de changement, est quelque peu altéré par l’espérance suscitée dans les études sur la résilience, il convient de souligner également que, dans l’idée d’un être humain capable de devenir acteur de son changement, se trouve également l’influence du psychologue Carl Rogers. Dans les thérapies séculières, les idées de celui-ci ont opéré un mouvement de balancier par rapport à l’optique de Freud. Dans la mesure où Rogers est considéré comme l’un des concepteurs de la relation d’aide moderne, son influence sur l’accompagnement pastoral est indéniable. Ses idées ont eu un impact certain sur la théologie pratique et la relation d’aide chrétienne[48]. L’opposition qui se trouvait dans les thérapies séculières entre psychanalyse et thérapie existentielle et humaniste[49]. Rogers rappelle :

J’ai vu plus d’une fois parmi mes clients des gens simples acquérir de l’importance et une puissance créatrice dans leur propre sphère au fur et à mesure qu’ils prenaient plus confiance en eux et osaient avoir leurs sentiments propres, vivre selon les valeurs qu’ils découvraient intérieurement et s’exprimer de façon unique et personnelle. En bref, le schéma de mouvement observé chez mes clients semble vouloir dire que l’individu se dispose à être, en toute connaissance de cause, le processus qu’il est véritablement en profondeur. Il renonce à être ce qu’il n’est pas, à être une façade. Il n’essaie pas non plus d’être plus qu’il n’est avec toute l’insécurité et les mécanismes de défense que cela entraîne. Il n’essaie pas d’être moins qu’il n’est, avec les sentiments de culpabilité ou de dépréciation de soi que cela implique. Il est de plus en plus attentif à ce qui se passe dans les profondeurs de son être physiologique et émotif et se trouve de plus en plus enclin à être, avec toujours plus de précision et de profondeur, ce qu’il est véritablement[50].

Avec Rogers, un optimisme thérapeutique commence à se développer. L’être humain est capable de devenir réellement acteur de son changement. L’influence de Rogers sur la relation d’aide chrétienne, aussi appelée cure d’âme, est incontestable, même si Rogers ne souligne pas, dans son approche, l’importance de la relation avec Dieu. Bernard Kaempf précise :

Le souci de Rogers est la santé et le bien-être du patient et non sa relation à Dieu. De ce fait, il met l’accent sur la dimension horizontale de la relation à autrui dans son travail. (…) L’attitude idéale est de renvoyer le client à lui-même, comme un miroir renvoie et réfléchit l’image de quiconque s’y regarde. Ce qui est réfléchi permet au vis-à-vis de réfléchir à son tour, même inconsciemment, sur lui-même, et donc de progresser puisqu’il possède en lui, peut-être à son insu, toutes les ressources nécessaires pour être capable de résoudre lui-même ses problèmes. Ces ressources se cristallisent au cours d’une forme de dialogue, au cours duquel le client se voit refléter, à travers la reformulation de son vis-à-vis, sa propre parole, et où il finira à mieux se connaître, se comprendre et aussi s’accepter soi-même[51].

La dynamique de changement de la personnalité, dans laquelle l’être humain n’est vu qu’en tant qu’unité psychosomatique, le rejet d’une partition de l’humain s’impose de lui-même. Le débat ne consiste plus à savoir quelle partie de l’être est concernée par l’accompagnement, mais plutôt comment permettre à la personne de retrouver certaines potentialités perdues. Dans l’accompagnement spirituel, la tentation devient grande de rechercher en soi une part de l’être divin, qui aurait été altérée par le péché. Dans une certaine mesure, des liens peuvent exister, dans une telle conception, avec la trichotomie spiritualiste[52]. Cependant, le danger avec la volonté de développer la « part divine » de l’humain est de basculer dans une conception panthéiste, voire mystique, de la relation entre l’homme et Dieu. Nous retrouvons ici aussi une dérive similaire à celle qui a été observée dans la trichotomie spiritualiste : le danger lié à l’abolition de toute différence entre le Créateur et la créature. Nous n’y reviendrons pas ici[53].

Une autre difficulté, celle de mettre un accent trop fort sur l’unité de la personne, consiste à considérer l’homme comme naturellement bon. Cette notion se retrouve également dans la pensée de Carl Rogers, quand il écrit :

La nature fondamentale de l’être humain, quand il fonctionne librement, est constructive et digne de confiance. C’est pour moi la conclusion inéluctable d’un quart de siècle d’expérience en psychothérapie. Quand nous réussissons à libérer l’individu de ses attitudes de défense, de façon à ce qu’il s’ouvre au vaste éventail des exigences du milieu et de la société, on peut faire confiance à ses réactions : elles seront positives, dynamiques, constructives[54].

Un tel postulat, la bonté de la nature humaine, soulève des difficultés théologiques manifestes dans la mesure où il se situe en décalage avec la question de la corruption de l’humanité à la suite du péché originel. Selon les affirmations de Genèse 1.26, 31, l’homme, qui a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu de même que tout ce que Dieu a créé, est bon. Malheureusement, la chute et l’entrée du péché dans le monde ont modifié cette réalité. Henri Blocher note que :

La doctrine classique de la dépravité totale énonce que la corruption dégrade tout l’humain et l’incline au mal. Parce que l’homme est une unité, parce que la relation à Dieu est pour lui constituante, parce qu’il n’y a aucune neutralité possible entre le bien et le mal, il est impossible que la rupture d’avec Dieu n’affecte pas la totalité de l’être humain et de ses actes[55].

Or, la question de l’image de Dieu pour l’homme est un aspect important en matière d’anthropologie biblique. Que reste-t-il de l’image de Dieu après la chute qui affecte l’être humain en son entier ? De même, le renouvellement de la nature humaine par la rédemption accomplie en Jésus-Christ a-t-il des effets immédiats sur la totalité de l’être humain ? La régénération est incontestablement une œuvre de transformation intérieure de l’être humain – elle a des effets indéniables sur la vie physique et matérielle, la destinée humaine du chrétien avec un corps qui se dégrade pour aller jusqu’à la mort et une personnalité intérieure destinée à la vie éternelle, avec la promesse d’un nouveau corps incorruptible – qui remet également en question la vue moniste de l’être humain et plaide en faveur d’une certaine dualité entre personnalité extérieure et personnalité intérieure. Si l’unité de la personne humaine n’est pas à mettre en doute, il semble toutefois utile, face à la vue moniste défendant une « unité stricte », de considérer la nécessité d’une différenciation entre les éléments constitutifs de la nature humaine sous la forme d’un dualisme holistique. Les questions relatives à la mort et à la vie après la mort ont enrichi le débat en posant la question du devenir du corps terrestre[56]. Michel Johner souligne :

Jusque dans l’espérance de l’au-delà et de la résurrection qui est le point focal de la foi chrétienne (cf. 1 Corinthiens 15.13-14), il s’agit d’une résurrection corporelle, une corporalité transfigurée, certes, et glorifiée (cf. 1 Corinthiens 15.39-49), mais une corporalité tout de même. A aucun moment de son parcours, l’homme, tel que Dieu le perçoit, n’est un esprit désincarné ; ou n’a d’existence indépendamment du corps qui en est l’incarnation[57].

La prise en considération de la globalité de ces données anthropologiques nous invite à plaider en faveur d’une différenciation entre la personne extérieure et la personne intérieure.

2. Distinguer les personnes extérieure et intérieure

Si l’être humain doit être considéré comme une personne à part entière, la distinction entre la vie physique et matérielle – représentée par le corps – et la vie intérieure mentale et spirituelle – représentée par l’âme, l’esprit, le cœur et l’entendement – semble difficile à remettre en cause. Mais l’opposition entre la dualité et l’unité de l’être humain reste une difficulté importante en anthropologie biblique. Pierre Berthoud note à ce propos :

Les études relatives à l’anthropologie biblique ont fortement souligné ces dernières années l’unité de l’homme, son unité « psycho-physique ». Elles ont réagi contre toute idée de dualité… Ainsi l’homme n’a pas un corps, il est un corps. Il est nécessaire de réaffirmer cet aspect de l’enseignement biblique. On évite ainsi la notion de l’immortalité de l’âme, telle que nous la présente par exemple l’animisme ou la pensée platonicienne. Mais il existe un autre piège dans lequel il ne faut pas se laisser prendre. Celui de la mentalité moderne qui réduit l’homme à une dimension purement horizontale. Il est essentiel de maintenir un équilibre entre l’unité et la dualité dans la nature de l’homme. Car la dualité est elle aussi présente dans les récits de la Genèse. (…) la mentalité biblique affirme la dimension verticale de l’homme. C’est un être spirituel capable de vivre une relation consciente avec Dieu, qui transcende son corps, sans dévaloriser ce dernier pour autant[58].

La justification de la dualité de l’être humain s’appuie également sur la distinction faite entre l’âme et le corps. L’âme humaine a été l’objet de nombreux intérêts tant dans le domaine philosophique que dans les questions d’anthropologie biblique. Souvent présentée pour désigner la vie intérieure et immatérielle de l’homme, l’âme, bien que différente du corps, est en interaction avec ce dernier, comme le note Jean-Claude Larchet : « … l’âme est d’une nature différente du corps, étant incorporelle, (…) c’est l’âme qui donne la vie au corps, c’est à elle que celui-ci doit son organisation ; c’est elle qui régit son activité et maintient son unité[59]. »

Dans l’Ancien Testament, le terme hébreu nepes, traduit habituellement par « âme », prend plusieurs sens et désigne, à la fois, la vie intérieure de l’homme. Mais le sens du mot en hébreu est plus développé que celui qui correspond à la vie intérieure de l’homme. Les différentes traductions de nepes peuvent désigner la gorge, la nuque, le désir, l’âme, la vie et la personne. Le terme représente la vie intérieure de l’homme en relation avec la vie extérieure. Le mot utilisé dans le grec du Nouveau Testament est psychê. Or, comme nous avons pu le souligner, les principaux éléments constitutifs de l’être humain sont le corps, la chair, l’âme, l’esprit, le cœur, les pensées et l’intelligence. Les frontières entre l’âme, le cœur et l’esprit, à savoir les trois mots qui reviennent le plus souvent dans l’Ancien Testament pour parler de la vie intérieure, sont très réduites[60]. Si l’option trichotomiste que nous avons évoquée précédemment soulève des difficultés, peut-on pour autant retenir l’option d’une dualité entre vie intérieure et vie extérieure ou faut-il en rester à une vue holistique qui fait de l’être humain une personne unique ? La réponse à cette question semble bien difficile à trouver. Emile Nicole précise dans son analyse des données vétérotestamentaires :

(…) il paraît excessif de conclure que l’Ancien Testament enseigne la dualité du corps et de l’âme. Il y renvoie cependant de manière indéniable en portant une attention soutenue et privilégiée à l’intériorité de la personne humaine, siège de l’élan spirituel, qui porte l’être humain vers Dieu (Psaumes), mais aussi du désir mauvais qui l’éloigne de Dieu. On comprend que le sage exhorte à garder cette intériorité, ce cœur plus que toute autre chose (Pr 4.23)…[61]

Nous devons également souligner que la compréhension d’une dualité entre « corps » et « âme » ou « corps » et « esprit » peut être appréhendée à partir des textes néotestamentaires qui font référence à la vie après la mort et à la résurrection finale. Jacques Buchhold note :

Le renouvellement de notre intelligence, dont parle Romains 12.2, est le renouvellement d’une vraie intériorité, distincte du corps avec lequel elle « fait système ». C’est pourquoi, « même chez nous l’homme extérieur dépérit, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour (2Co 4.16) et cet homme intérieur renouvelé ne se dissoudra pas avec l’homme extérieur lors de la mort. Il y a quelque chose de nous-mêmes – auquel l’Esprit de Dieu témoigne (Rm 8.16), dans lequel l’Esprit gémit et par lequel nous gémissons nous-mêmes dans l’attente de la libération de la mort (Rm 8.23-26) et que l’Esprit fortifie en y suscitant le discernement (Col 1.9, 11) qui ne se réduit pas à notre corps[62].

Si la vision holistique de la personne humaine reste une donnée essentielle, la dualité[63] entre vie extérieure et vie intérieure de l’être humain est pleinement envisageable. La richesse du vocabulaire d’anthropologie biblique, dont nous venons d’esquisser quelques traits, nous invite à considérer les différents mots : corps, chair, âme, esprit, cœur, pensée et intelligence en fonction de leurs sens respectifs, du contexte dans lequel ils apparaissent et de leur polysémie. Et si nous retenons l’idée d’une séparation entre vie extérieure et vie intérieure, l’action de Dieu qui touche l’ensemble de la personne humaine se traduit par un renouvellement de l’être intérieur. C’est à ce niveau que le Saint-Esprit agit pour inviter chacun à revenir à Dieu et à comprendre toutes les implications du plan du salut annoncé et réalisé par Jésus-Christ, Seigneur et Sauveur, à la gloire de Dieu le Père. Un tel renouvellement de l’être intérieur n’est-il pas justement la clé nécessaire pour comprendre l’accompagnement de la souffrance ? C’est ce que postulent d’autres approches fondées sur la transformation du cœur.

3. Approches fondées sur la transformation du cœur

Le mot « cœur » est un terme récurent en anthropologie biblique. Pour Bruce Waltke, « il revient 853 fois dans l’Ancien Testament[64] ». Cet auteur souligne également que le cœur dans l’Ancien Testament recoupe non seulement des fonctions corporelles (vie physique), des fonctions psychologiques (interactions entre l’intellect, la sensibilité et la volonté) et des fonctions spirituelles avant de conclure que : « Le cœur est le centre de toute les activités émotionnelles, intellectuelles, religieuses et morales. (…) Seul, Dieu peut libérer le cœur de l’esclavage du péché[65]. » Le cœur correspond donc au siège des pensées et de l’intelligence de l’homme ; n’est-ce pas justement à son niveau que la guérison intérieure de l’homme peut s’envisager ? Si des textes comme Romains 12.2, 2 Corinthiens 10.3-5 ou Philippiens 4.8 insistent sur l’importance du renouvellement des pensées, c’est probablement parce que celui-ci constitue un indice clair du changement de cœur ou de mentalité de la personne, qui progresse sur le chemin de la foi. Selon David Powlison, c’est à ce niveau que se situe l’action de transformation des hommes entreprise par Jésus, dans son œuvre tant de prédicateur que d’accompagnant spirituel. Il affirme au sujet de l’action de Jésus-Christ : « Il présente les choses d’une façon qui touche le cœur des personnes. Il fait émerger les questions, les réactions, les pensées, les expériences, les difficultés, les motivations, les zones d’ombre, les circonstances et les espoirs[66]. » Les défenseurs d’une approche de relation d’aide fondée sur la transformation du cœur mettent un accent particulier sur l’œuvre du salut et sur ses effets de transformation dans la vie du croyant. John MacArthur et Wayne Mack soulignent au sujet du rôle du conseiller chrétien impliqué dans une telle approche de l’accompagnement pastoral et spirituel :

Le vrai conseiller chrétien doit effectuer un travail sur l’âme, dans le royaume des choses profondes de la Parole et de l’Esprit, sans se perdre dans les travers d’une simple modification de comportement. Pourquoi les chrétiens choisissent-ils de vivre une modification de comportement quand ils peuvent disposer des outils pour une transformation spirituelle (tel un chirurgien faisant des ravages avec un couteau à beurre au lieu d’utiliser un scalpel) ?[67]

Il importe donc, dans une telle perspective de changement intérieur, de promouvoir une démarche d’accompagnement articulée à la fois sur des fondements bibliques solides et, dans le même temps, compréhensibles pour l’accompagnant et l’accompagné, démarche réaliste et réalisable de façon pratique pour faire face à la souffrance. Une telle approche de relation d’aide se différencie de celle qui est fondée sur la trichotomie comme de celle qui est fondée sur l’unité psychosomatique stricte dans la mesure où celle-ci prône un dualisme holistique. Deux approches de relation d’aide chrétienne visant la transformation du cœur nous semblent particulièrement intéressantes à considérer à ce stade de cette étude. Chacune d’entre elles s’est développée dans la lignée des travaux de Jay Adams, un des précurseurs du Biblical Counseling Movement[68].

La première approche d’accompagnement vise la transformation du cœur et se traduit par des changements concrets à la fois dans l’être intérieur et dans la vie extérieure. Paul David Tripp, par exemple, note que :

Quatre mots représentent quatre aspects d’un ministère d’ambassadeur dans la vie de quelqu’un. Ces quatre mots sont : aimer, connaître, parler et faire. Ces mots ne représentent pas un processus en quatre étapes, comme si vous démarriez à la première (aimer) et vous poussiez la personne jusqu’à la dernière (faire). Ils sont simplement quatre éléments d’un ministère biblique. Bien qu’il existe une certaine logique dans cet ordre, vous allez accomplir chacune de ces choses simultanément, comme si vous cherchiez à être ambassadeur du Seigneur[69].

Pour Paul David Tripp, le fondement de l’approche d’accompagnement pastoral et spirituel, c’est l’amour de Christ manifesté aux hommes. Nos relations doivent être marquées par l’activité rédemptrice de Christ. Ainsi, dans son optique, il s’agit, pour « aimer la personne »[70], de construire de nouvelles relations en entrant dans le monde des personnes. Reconnaître les portes d’entrée relationnelles que nous donne la personne en souffrance suppose d’écouter l’expression de ses émotions, d’écouter la manière dont elle interprète les choses, d’écouter ce qu’elle dit d’elle-même et au sujet de Dieu. Pour aimer la personne, il faut veiller à lui montrer que vous avez compris ses luttes et que Dieu n’est pas sourd face à ses combats. Vous pouvez lui montrer que vous restez à ses côtés et que vous l’accompagnez dans ses difficultés. Aimer la personne suppose une certaine identification à ses souffrances. Je ne peux pas « souffrir à la place de… », mais je « peux souffrir avec… » et reconnaître les raisons légitimes qui sous-tendent la souffrance. Nous retrouvons ici toute la réalité de la compassion et du respect qui doivent être témoignés à l’égard de la personne souffrante.

En deuxième lieu, selon Paul David Tripp[71], pour apprendre à connaître les personnes, il faut aller au-delà des apparences qui sont trompeuses. Nous avons trop souvent le sentiment que nous nous battons seuls face à notre problème. Jésus-Christ est appelé le merveilleux conseiller. Il accueille les personnes avec leurs souffrances. Chaque conseiller doit veiller à ne pas se tromper dans ses présupposés ou ses images de départ et s’assurer que les conclusions sont correctes. Pour cela, il est possible de demander aux personnes de définir, dans leurs propres mots, ce qu’elles vivent (Quoi ?), de leur permettre de clarifier ce qu’elles pensent avec des exemples de la vie quotidienne (Comment ?) et de leur demander d’expliquer pourquoi elles répondent comme elles le font dans leurs exemples (Pourquoi ?). L’accompagnement développe un questionnement adapté aux situations des personnes.

Le troisième axe pour Paul David Tripp suppose de parler en vérité et dans l’amour[72]. La Bible montre l’importance qu’il y a à parler en vérité, mais aussi dans l’amour. Il est manifeste que le vrai changement commence dans le cœur du conseiller avant tout ! Il faut considérer les choses à leur juste place et, pour l’accompagnement, discerner ce que Dieu veut que la personne puisse voir ou découvrir. Nous devons être prêts à confesser nos manques et, pour l’accompagnement, savoir ce que Dieu veut que la personne admette et confesse. Puis, nous sommes invités à nous engager dans de nouvelles perspectives en posant la question de savoir dans quelles nouvelles directions de vie Dieu appelle la personne à entrer et comment ces nouveaux engagements peuvent s’impliquer dans sa vie quotidienne.

Le dernier axe de l’accompagnement, « Faire », consiste à établir un programme[73], ce qui suppose savoir où aller avec la personne, clarifier les responsabilités, aider à comprendre la réalité de l’identité en Christ. Trois questions essentielles doivent guider le conseiller : « Que dit la Bible au sujet de la situation et de toutes les informations recueillies ? Dans quel but Dieu conseille-t-il un changement ? Quelle est la responsabilité de la personne dans le processus qui aboutira à la décision de changer ou non ? » Le conseiller chrétien est également invité à ne jamais perdre confiance en Dieu ! Il lui appartient, à ce stade, d’accompagner le changement et d’aider la personne à en assumer la réalité au quotidien.

Parallèlement, dans cette approche de relation d’aide biblique, Wayne Mack propose une méthodologie pratique en sept étapes[74] pour structurer une telle relation d’aide biblique s’inscrivant dans une démarche de transformation du cœur. Tout comme dans l’approche de Paul David Tripp, nous nous situons dans un dualisme holistique, en termes anthropologiques.

  • En premier lieu, il convient de gagner la confiance des personnes en souffrance. Cette étape est liée au cadre fixé pour la relation d’aide et à la clarté des relations établies entre ses différents acteurs. L’accent sur le respect de la personne en souffrance est essentiel. Il se traduit par des attitudes corporelles, la qualité de l’écoute et, surtout, les aspects non verbaux de la communication interpersonnelle. Wayne Mack insiste sur le fait « qu’il est nécessaire de développer une relation sur les fondements de la compassion, du respect et de la sincérité[75] ». Il importe aussi que le conseiller soit honnête à propos de ses qualifications et ses faiblesses. C’est une occasion unique de poser un cadre clair à l’accompagnement, si déterminant pour la suite. Dans cette perspective de relation d’aide, une différence est faite entre l’accompagnement de chrétiens et de non-chrétiens. Ces derniers doivent être au clair sur les présupposés du conseiller.
  • La deuxième étape consiste à donner de l’espoir à la personne en souffrance. Dans une telle approche de la relation d’aide biblique, il faut rappeler que la foi chrétienne est porteuse d’espérance et que Dieu n’est pas insensible à la souffrance d’autrui. Il y a là une réponse faite à une vue pessimiste et déterministe des problèmes de l’homme, qui n’est pas non plus utopique. Le modèle développé ici met clairement l’accent sur l’importance du renouvellement de l’être intérieur. Il n’est plus nécessaire de s’apitoyer, il devient possible de croire en l’œuvre de renouvellement du Seigneur dans les cœurs meurtris et brisés. D’une façon pratique, en prenant le temps de l’écoute et de la reformulation, il est possible de donner de l’espoir à une personne en souffrance. Cependant, Wayne Mack rappelle l’importance de ne pas donner de faux espoirs et de valoriser la vraie espérance. Il s’agit d’aider les personnes à grandir dans leur relation avec Christ, de leur enseigner à penser de façon biblique et de trouver des exemples pertinents, qui les rejoignent dans la réalité de leur souffrance.
  • Vient, ensuite, une troisième étape qui consiste à effectuer un inventaire des éléments transmis par la personne en souffrance. Wayne Mack parle de collecter les données[76]. Cette troisième étape de l’accompagnement se traduit par une organisation des éléments transmis par les personnes, une mise en perspective des différents aspects de sa souffrance. Dans quel domaine sa souffrance se traduit-elle ? Qui est concerné ? Quelles sont les émotions… ? A l’aide de questions spécifiques, qui permettent de séparer les données concernant le physique, les relations, les émotions, les croyances, l’histoire de la personne et les actions, un tour d’horizon assez complet de la situation est proposé.
  • Wayne Mack propose, ensuite, d’interpréter les données[77]. Cette interprétation consiste en une synthèse des données recueillies et une recherche d’un dénominateur commun qui permettrait d’apporter une solution biblique au problème présenté. Il s’agit réellement d’un « diagnostic différentiel » dont l’objet est de proposer une conduite à tenir face aux problématiques exprimées. Wayne Mack rappelle l’importance de savoir dans quelle mesure la personne « vit dans le désordre, est abattue, ou faible[78] ». L’interprétation des données est un résumé, en quelques mots, du problème central de la personne. Cette étape délicate vise à élaborer une forme de diagnostic des raisons possibles à la survenue de tel ou tel problème, tout en ne négligeant pas l’« état du cœur » de la personne souffrante. Une fois l’interprétation élaborée par le conseiller, celui-ci doit « tester sa validité auprès du bénéficiaire de la relation d’aide[79] ». Wayne Mack n’hésite pas à dire que l’interprétation des données est une science et un art : « C’est une science qui compose avec les faits – faits à partir des Ecritures et faits au sujet de l’accompagné et de son monde – qui nécessite recherche, investigation et analyse… Devenir un bon artiste suppose de pratiquer ce qui est appris[80]. » Considérer l’interprétation des données comme une science et un art suppose donc de reconnaître que le conseiller en relation d’aide et la personne accompagnée sont, tous deux, dans un cheminement spirituel de croissance, qui passe aussi par une mise en pratique des données scripturaires, lesquelles s’appliquent à nos vies.
  • La cinquième étape consiste à mettre en œuvre les solutions bibliques. Elle questionne sur l’usage de la Bible dans l’accompagnement des personnes en relation d’aide. Les textes bibliques doivent être utilisés en fonction de leur style littéraire, de leur but premier et, surtout, de leur intérêt comme réponse applicable aux problématiques présentées par la personne. Wayne Mack rappelle que la Bible est pratique, qu’elle est compréhensible, digne de confiance et qu’elle est suffisante pour éclairer nos vies[81]. L’Ecriture met en avant la finitude et la chute de l’homme ainsi que l’œuvre de rédemption appliquée au cœur de l’homme, et les effets qui en découlent. Wayne Mack souligne la nécessité « d’interpréter chaque passage en harmonie avec le reste des Ecritures[82] ». Un tel accent sur l’herméneutique biblique souligne que la Bible n’est pas, en premier lieu, un manuel de relation d’aide ; elle donne des informations suffisantes et des principes applicables à l’accompagnement.
  • La sixième étape vise à accompagner le changement. Son processus est quelque chose de délicat. On a souvent de bonnes raisons pour ne pas vouloir changer. Or, s’il existe chez le bénéficiaire un désir de changer, il n’est pas forcément prêt à en accepter les conséquences, ce qui peut piéger l’accompagnement. Wayne Mack l’invite à reconnaître sa responsabilité personnelle pour les pensées et les actions, à choisir de regarder les circonstances du passé et du présent selon un point de vue biblique, à s’engager à éliminer tout ce qui nuit au changement biblique, à développer son énergie vers le but à atteindre, à persévérer dans l’obéissance et à faire confiance à Dieu qui donne la force et les ressources nécessaires pour changer[83]. A ce niveau, l’accent sur la motivation est essentiel. L’être intérieur est transformé, ce qui se voit aussi à l’extérieur.
  • La septième et dernière étape consiste à aider la personne à assumer le changement. Pour Wayne Mack, cela se manifeste par la volonté d’en finir avec ce qui est ancien et de s’ouvrir à la nouveauté[84]. C’est ainsi que se traduit la réalité du changement de l’être intérieur avec ses effets sur la vie extérieure grâce à de nouveaux comportements. Dans l’approche ainsi défendue, on retrouve, à la fois, une perspective holistique, qui fait honneur à la globalité de la personne, et une perspective dualiste, qui différencie la vie intérieure et la vie extérieure de l’être humain. Mettre en pratique le changement et persister dans une dynamique de changement fondée bibliquement est une approche qui permet de faire face à d’éventuelles rechutes pour un problème identifié. En d’autres termes, cela permet à la personne de maintenir ses acquis dans la réalisation du changement. Le renouvellement de l’être intérieur, des pensées et de l’intelligence se traduit par des actions concrètes, qui témoignent de la réalité de ce changement de mentalité. La méthodologie proposée par Wayne Mack a le mérite d’offrir une approche qui respecte les données d’anthropologie biblique et qui se situe dans une perspective pratique.

Ces deux illustrations méthodologiques se fondent sur l’existence d’une anthropologie biblique, à la fois holistique dans la mesure où elle concerne bien la personne dans son entier et dualiste dans la mesure où elle vise le changement de mentalité intérieure se traduisant par des effets sur la vie extérieure visibles : dans des relations renouvelées entre Dieu et l’homme et entre l’homme et ses semblables. Or, les données bibliques, si elles présentent la nécessité d’un renouvellement de l’être intérieur en raison de la dépravation de la nature humaine, soulignent également le fait que l’homme a été créé image de Dieu. Quel a été l’impact de la chute sur l’image de Dieu, le péché a-t-il entraîné une disparition de l’image de Dieu ? De telles hypothèses sont-elles sans conséquences sur la nécessité de choisir entre une vue psychosomatique stricte influencée par le monisme et le dualisme holistique ?

4. L’homme, image de Dieu, et la vie nouvelle

La conception d’une différenciation entre la perspective d’unité psychosomatique stricte et le dualisme holistique peut provenir d’une compréhension différente de l’image de Dieu selon les étapes du salut. Une vue d’unité psychosomatique, en effet, pourrait induire que l’image de Dieu a disparu avec la chute ou, au contraire, que la chute n’est qu’un problème relationnel sans incidence sur l’image de Dieu. Il nous faut donc détailler brièvement l’évolution de l’image selon les différentes étapes du salut annoncé et accompli par Christ. Le premier récit de la création souligne que l’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu (selon Genèse 1.26-27). Il y a donc, dès le départ, une relation réelle entre Dieu, le créateur, et l’homme, sa créature. Herman Bavinck précise :

Le cœur est le siège des émotions, des passions, des désirs, des envies, des liens et des décisions de la volonté, qui sont l’apanage de l’esprit (nous) et qui s’expriment dans les actions. Dans toutes ces capacités psychiques et ces activités, nous pouvons voir des traits de l’image de Dieu. La grande diversité et l’abondance de ces forces reflètent Dieu[85].

L’essence de la nature humaine est d’être créée en image de Dieu. Le monde entier est révélation de Dieu qui, dans une certaine mesure, témoigne de ses attributs et de ses perfections. Ainsi, les qualités et la spécificité de la nature humaine sont une expression de la création divine, qui atteste que l’homme est bel et bien image de Dieu. Dans l’image se trouvent les compétences rationnelles et intellectuelles, la sensibilité morale, la conscience, la capacité d’adoration de Dieu, de prise de décision, la volonté, le sens de l’esthétique… En résumé, l’image de Dieu se retrouve dans les dons et les capacités de l’homme. Par voie de conséquence, cela peut se voir dans sa manière d’être dans ses relations. En effet, s’il y a restauration de l’image de Dieu par la rédemption, il en résulte une modification dans les relations entre l’homme et Dieu, entre l’homme et ses semblables et entre l’homme et la nature[86]. Ceci devrait donc avoir pour effet que les relations entre l’homme et Dieu, comme les relations entre les hommes eux-mêmes, sont bonnes ; mais la réalité observable due à la présence du mal et à la souffrance est quelque peu différente. Si les projets initiaux de l’homme étaient orientés vers le bien, l’irruption du péché dans le monde est venue fausser et perturber cette relation initiale de l’homme avec Dieu, de l’homme avec ses semblables et de l’homme avec la nature. Henri Blocher souligne :

Le péché n’est que corruption d’une bonté créée, toujours « parasitaire ». A cause de la structure unifiée de la création, le péché ne peut être situé. Il perturbe le rapport central de l’homme « image de Dieu » à son Créateur, ce qui implique le rapport de soi à soi, à autrui et au monde. (…) Le péché dans sa généralité ne se définit que d’une façon négative et formelle ; le positif est toujours de l’autre côté, du côté de Dieu et de sa création[87].

Le péché a détérioré l’ordre de la création, dénaturé les relations et, dans une certaine mesure, altéré l’image de Dieu au point que cette dernière en est devenue une « caricature »[88]. Nombre de théologiens ont échafaudé diverses hypothèses pour comprendre les effets du péché dans la nature humaine. L’image de Dieu a-t-elle complètement disparu ou est-elle simplement pervertie ou altérée. Anthony Hoekema conclut sur cette question :

Après la chute de l’homme dans le péché, l’image de Dieu n’est pas anéantie, mais pervertie. L’image dans son sens structurel est toujours présente – les dons, les talents et les capacités de l’homme ne sont pas détruits par la chute – mais l’homme commence maintenant à utiliser ces dons dans une voie contraire à la volonté de Dieu. Ce qui a changé en d’autres mots, ce n’est pas la structure de l’homme, mais la manière dont il fonctionne, la direction dans laquelle il va[89].

Si l’image de Dieu n’a pas disparu avec la chute, les données bibliques démontrent que les effets dévastateurs du péché se manifestent dans l’ensemble des relations de l’homme. Romains 1.25 affirme que la relation avec Dieu, qui était initialement caractérisée par l’adoration, s’est transformée en une fausse adoration. Ce n’est plus le Créateur avec qui la relation d’adoration se développe, c’est avec la créature ou avec la création. Les relations avec les autres hommes sont altérées par la manipulation, l’égoïsme, le mensonge, la perversion et l’aliénation. L’homme ne se préoccupe plus de pratiquer le bien dans ses relations ; il met en avant son profit personnel. A cause de cette rupture entre l’homme et Dieu, la souffrance et la maladie sont entrées dans le monde, comme le note Jean-Claude Larchet, dans une synthèse d’écrits de patristique :

C’est donc selon les Pères dans la seule volonté personnelle de l’homme, dans le mauvais usage qu’il fait de son libre arbitre, dans le péché qu’il a commis au paradis, qu’il faut chercher la source des maladies, des infirmités, des souffrances, de la corruption, de la mort, comme de tous les autres maux qui affectent actuellement la nature humaine[90].

Le danger pour l’accompagnement des personnes en souffrance serait de partir du péché ou du comportement observable et d’en faire la cause de toute maladie. Cependant, il est assez juste de considérer que les maladies sont liées non aux péchés spécifiques, mais à la nature pécheresse de l’homme. La question posée est de savoir également à quel niveau la nature de l’homme est pervertie : est-ce le corps, la chair, l’âme, l’esprit, le cœur, les pensées et l’intelligence ? L’usage, fréquent dans le Nouveau Testament, du mot « chair » pour désigner la nature pervertie – qui s’oppose à la nature renouvelée par l’Esprit Saint – offre une esquisse de réponse. De même, le cœur, considéré comme le siège des mauvaises pensées, semble particulièrement affecté par le péché et a besoin d’être pleinement renouvelé. De plus, les modifications opérées dans l’âme ressemblent à celles qui peuvent être identifiées au niveau du cœur. Les émotions dites négatives constituent, en particulier, un mode d’expression de l’altération de l’image de Dieu liée à la chute. Mais les données bibliques nous poussent à aller plus loin en considérant l’œuvre de réconciliation accomplie par Jésus- Christ.

En effet, le salut accompli par Jésus-Christ contribue à restaurer l’image de Dieu en l’homme. Cette œuvre de transformation dans le cœur de celui-ci implique la réalité d’une nouvelle vie, d’une nouvelle perspective et d’un nouveau regard sur les circonstances ; tels sont quelques-uns des fruits de la rédemption accomplie par l’œuvre du Dieu trinitaire qui s’est révélé aux hommes. La vie nouvelle découle de la réconciliation entre Dieu et les hommes. Elle se traduit, en langage anthropologique, par une marche selon l’Esprit, opposée à la marche selon la chair. L’homme est en mesure de suivre l’une ou l’autre des deux voies proposées, dans la mesure où son cœur est renouvelé. La dynamique de la rédemption se traduit par des effets concrets dans le style de vie des êtres humains. Les priorités et les choix ne sont plus les mêmes. Ils sont conduits par de nouvelles motivations[91]. Anthony Hoekema indique à ce propos :

La vie nouvelle suppose d’être transformé par le renouvellement de l’intelligence (Rm 12.2). Cela suppose vivre par l’Esprit et produire le fruit de l’Esprit (Ga 5.16, 22). Cela implique de vivre une vie d’amour (Ep 5.2), de marcher dans la vérité (2Jn 4), vivre non pour soi, mais pour Christ (2Co 5.15). Etre renouvelé dans l’image de Dieu implique davantage d’être de plus en plus comme Dieu, que Dieu soit de plus en plus visible dans nos paroles et nos actes, puisque Dieu est amour, notre vie marquée par l’amour est une imitation de Dieu. Comme Christ est la parfaite image de Dieu, devenir de plus en plus comme Dieu suppose de devenir de plus en plus comme Christ. Ceci implique suivre l’exemple de Christ, essayer de vivre comme il a vécu[92].

Ainsi, par la transformation opérée dans le cœur de l’homme au travers de la rédemption décidée par Dieu le Père, accomplie par Jésus-Christ et attestée par le Saint-Esprit, l’image de Dieu est restaurée. Si la chute a perverti les relations humaines, la réalité du salut a conduit à une œuvre de transformation pour renouveler ces relations. Il est donc possible de comprendre l’œuvre de Jésus-Christ comme une restauration de l’image de Dieu, comme une transformation de l’être humain, dont les effets débutent au plus profond de son être pour se manifester dans les relations avec Dieu, les autres et soi-même et pour attester ainsi la réalité d’un processus de guérison intérieure. L’image de Dieu est restaurée, mais pour autant tous les effets de cette restauration ne sont pas encore visibles au quotidien.

En considérant l’importance de l’acte créateur de Dieu, la question de la chute et de la rédemption, on obtient un tableau quasi complet de l’évolution de l’homme, aux différentes étapes de l’histoire du salut et, bien évidemment, la question essentielle de l’espérance finale. Pour autant, une réalité paradoxale ne doit pas être négligée concernant la nature humaine, à savoir toute la question du « déjà » et du « pas encore ». Un accent trop fort mis d’un côté ou de l’autre est dangereux, car il souligne soit une vision trop optimiste de la nature humaine et de son fonctionnement, soit une vision trop pessimiste. Si l’être humain est une personne créée à l’image de Dieu, mais pervertie par la chute et renouvelée par la rédemption, il est aussi une personne qui doit être prête à changer pour vivre des relations renouvelées avec Dieu, les autres et elle-même. La dynamique du changement qui en résulte ne doit pas se limiter à un changement de regard sur les circonstances, de comportement, à une modification de nos pensées ou à une nouvelle perception de l’image de nous-mêmes. Ces quatre possibilités de changement, si elles offrent un bénéfice, sont incomplètes ou partielles. Même si elles sont proches du changement biblique, quelque chose manque encore. Timothy S. Lane et Paul David Tripp précisent à ce sujet :

Cette conception du changement est plus proche d’une véritable vision biblique à ce sujet, mais elle n’est pas suffisante. Nos attentes et nos désirs jouent un rôle énorme pour déterminer nos actions et nos réactions dans la vie, et la Bible nous encourage à changer la façon dont nous pensons aux choses. Mais là aussi, celle méthode omet la personne et l’œuvre de Christ, en tant que sauveur, elle réduit celle-ci à « penser et agir comme lui »[93].

A ce niveau, il convient donc, non seulement, de reconnaître la nécessité d’une transformation personnelle, mais également de considérer les effets d’une telle transformation sur les relations avec les autres. Cette perspective relève autant de l’accompagnement pastoral, qui se fonde sur une vue holistique et dualiste de l’être humain, que du rôle attribué à l’Eglise de Jésus-Christ, mandatée pour le ministère de la réconciliation. Cette réconciliation est nécessaire, avant tout, entre les hommes et Dieu, ensuite entre les hommes entre eux et, dans une certaine mesure, l’homme avec lui-même. Au-delà de la transformation de l’être intérieur, qui se manifeste par des relations renouvelées, n’est-il pas nécessaire d’entrevoir une dimension communautaire à l’accompagnement ? Les données anthropologiques se limitent-elles simplement à la personne humaine d’un point de vue ontologique ? Ne faut-il pas aussi inclure dans notre réflexion la dynamique relationnelle entre les hommes ? Celle-ci peut-elle apporter des compléments utiles en matière d’accompagnement ? C’est ce que proposent d’autres approches de relation d’aide chrétienne, qui ne se focalisent plus sur les individus isolés, mais qui s’intéressent à une vision plus globale, celle de l’individu dans son contexte, en considérant les relations familiales ou les groupes de personnes, comme support d’entraide. Nous allons considérer ces deux types d’approches dans la troisième partie de cette étude.

III. Les options relationnelles et communautaires

Aux relations d’aide chrétiennes centrées sur l’individu s’ajoutent différentes approches qui se concentrent davantage sur les relations familiales ou les relations de groupe que sur l’accompagnement individuel. Ce n’est plus la personne humaine avec ses forces et ses faiblesses qui constitue le centre d’intérêt dans l’accompagnement, mais la dynamique relationnelle entre la personne et son environnement. Dans ce contexte, les difficultés humaines ne sont plus interprétées en termes de clivages entre normal et pathologique, mais en termes de troubles de communication ou de difficultés relationnelles. Paul Watzlawick et ses collaborateurs soulignent à ce propos :

Mais si l’on admet que, du point de vue de la communication, on ne peut comprendre un segment de communication que dans le contexte où il se produit, les termes « sain d’esprit » et « aliéné » perdent pratiquement leur sens comme attributs d’un individu. De même, la notion de « pathologique » dans son ensemble devient contestable. En effet, on s’accorde maintenant à reconnaître que l’état d’un patient n’est pas immuable, mais qu’il varie en fonction de sa situation interpersonnelle, et en fonction des présupposés de l’observateur[94].

La question essentielle est de savoir en quoi cette dynamique relationnelle peut constituer un facteur limitant ou aggravant de la souffrance individuelle. Dans les années 1950, de nouveaux courants thérapeutiques se sont développés à la suite des travaux d’un chercheur, nommé Gregory Bateson, qui s’est intéressé à l’application des propriétés générales des systèmes[95] à la démarche thérapeutique. A partir de ce nouveau paradigme thérapeutique sont nées les approches systémiques fondées sur l’application des propriétés générales des systèmes aux relations humaines, comme Claude Seron et Jean-Jacques Wittezaele le soulignent :

La thérapie familiale s’intéresse plus particulièrement à ce système que constitue la famille. Notons au passage que le nombre d’éléments pris en considération varie selon les écoles (famille nucléaire, famille élargie au minimum à trois générations, personnes vivant sous le même toit…). Le symptôme porté par un des membres de la famille est considéré comme une qualité émergente du système familial. Il est également vu comme une conduite adaptative du patient désigné au service de l’équilibre du système… Le traitement de ce symptôme impliquera donc une modification des règles d’interaction au sein de la famille. Notons également qu’un individu appartient toujours à plusieurs systèmes : il est un élément d’une famille, mais également d’une école, d’une entreprise, d’un club, d’une culture, d’une espèce… Ces différents systèmes sont eux-mêmes en interaction les uns avec les autres[96].

L’élargissement de l’étude de l’homme dans les relations humaines trouve aussi un certain écho biblique, avec la question des bénédictions et malédictions sur plusieurs générations, telles qu’elles sont évoquées dans le Décalogue en Exode 20.4, ou encore dans les accents particuliers mis sur les difficultés au sein d’une famille, comme c’est le cas, par exemple, avec l’étude de la vie des patriarches et de leurs enfants. Cependant, la notion de liens intergénérationnels et de malédiction sur trois générations a donné naissance à des orientations théologiques discutables pouvant aller, dans certaines situations, jusqu’à la prière pour les ancêtres, ou à une volonté de dénouer les liens spirituels. Si les liens de la chair sont une réalité dans les familles, la notion de malédiction sur plusieurs générations ou de liens familiaux demande à être accueillie avec prudence dans l’accompagnement pastoral. Henri Blocher dénonce ce travers de façon allusive quand il affirme :

Le sentimentalisme renforce, en outre, l’effet d’un « tabou » culturel : la famille, il faut être « pour », honni soit qui mal y pense ! Il en résulte une surestimation du lien de parenté charnelle, de l’unité familiale, érigés en absolus. A côté de l’affirmation de ces valeurs, l’Ecriture fait entendre une note critique assez forte. Jésus n’a pas craint de choquer en relativisant l’importance du lien du sang pour lui-même. (…) L’enfant est déjà une personne dans le fond mystérieux de son humanité : Dieu le connaît par son nom. Mais l’enfant ne connaît pas, lui, « le bien et le mal » : il n’est pas responsable de ses actes, il dépend de ses parents. Au plan du comportement, de l’expression, de l’être manifeste, il vit comme un prolongement de ses parents, sous leur responsabilité. Il leur est attaché comme un satellite encore inclus dans le champ gravitationnel, tandis que son identité personnelle n’est qu’en germe[97].

Dans un accompagnement familial, ce qui est considérablement modifié, c’est l’angle d’approche de la relation d’aide par la manière de considérer la souffrance. Cette dernière peut aussi être présentée comme liée à des conflits interpersonnels ou intergénérationnels et pas seulement comme le fruit de l’héritage du péché. Ainsi, l’intérêt ne porte plus sur la question de l’essence de l’être humain, mais sur les relations que celui-ci entretient avec ses semblables. Or, la notion de famille et de génération est également présente dans la pensée du Dieu créateur, comme l’indique Anne-Marie Sirakorzian :

Toutes les générations ont leur source en Dieu, créateur et fondateur de la famille, car, dès le commencement, il a établi son alliance avec l’humanité, nos premiers ancêtres, Adam et Eve : une alliance de bénédiction. (…) En bénissant le couple et la famille, Dieu veut que cette bénédiction se propage de génération en génération. Dès l’origine des temps, le projet de Dieu est donc de bénir la famille et les générations[98].

Le cheminement spirituel de l’homme se vit également dans un cadre communautaire qu’il faut intégrer dans notre réflexion. Notons bien que, dans une perspective chrétienne, les relations avec Dieu comme avec l’Eglise doivent être considérées en plus des relations familiales. L’accompagnement pastoral et spirituel peut concerner, d’abord, la famille, qu’elle soit nucléaire ou intergénérationnelle, mais également la famille dite « spirituelle », constituée par l’Eglise. Nous allons donc considérer la dynamique des relations familiales et voir dans quelle mesure elle présente un intérêt en anthropologie biblique, puis nous nous intéresserons à la question de la communauté ou du groupe et verrons, également, dans quelle mesure les données en matière d’anthropologie sont utiles à notre réflexion.

1. Approches fondées sur les relations familiales

La famille est une réalité créationnelle de Dieu, dont l’importance tient peut-être au fait que notre Dieu entre en relation avec les hommes dans le cadre de la révélation progressive. La famille est un maillon essentiel dans la construction de l’identité et dans le développement de la personne. Elle est le lieu où se construisent des liens entre les êtres humains. Michel Johner note au sujet de l’importance de la famille :

Il nous semble évident que l’Ecriture fournit un nombre de repères relativement important pour penser et construire le lien familial. De toute évidence, l’idée de la famille occupe dans la Bible une place extrêmement importante : la paternité, la généalogie, la descendance, la nomination, l’alliance sont des thèmes qui resurgissent pratiquement à tous les stades de l’histoire de la révélation horizontale qui lie les hommes entre eux, mais aussi, par analogie – et c’est cela sans doute le plus décisif pour la réflexion théologique – la structure de la relation verticale qui unit les hommes à Dieu. C’est la perspective selon laquelle les liens qui unissent les générations humaines dans le cadre de la famille seraient quelque part reflet/miroir des liens verticaux qui nous unissent à Dieu[99].

Il n’est donc pas surprenant que la famille ait aussi constitué un objet d’étude pour certaines approches de la relation d’aide chrétienne. Nous avons déjà évoqué la question des dynamiques relationnelles impliquées dans la souffrance et les éléments de compréhension issus des thérapies systémiques ; les orientations chrétiennes de la relation d’aide de type « familial » vont s’intéresser, à la fois, aux questions de bénédiction et de malédiction, comme aussi aux notions de familles toxiques ou dysfonctionnelles. Larry Crabb souligne : « Si nous comprenons que nous sommes des êtres relationnels, la prise de conscience d’un combat dans notre vie nous conduira à évaluer la qualité de nos relations avec Dieu, avec les autres et avec nous-mêmes. (…) Nous sommes des êtres relationnels et non mécaniques[100]. » L’importance de la lutte pour mener sa vie au mieux dans un réseau relationnel qui nous influence n’est pas négligeable. La dynamique de la chute et du péché a considérablement modifié les relations interpersonnelles. Au lieu de vivre des relations caractérisées par l’amour, le respect et la compassion, les désirs égoïstes de notre nature humaine (ou pour reprendre le terme anthropologique paulinien de « notre chair ») produisent des difficultés plus ou moins fortes. Les habitudes héritées de notre ancienne nature et nos désirs égoïstes ne nous permettent pas de développer des relations harmonieuses, que ce soit dans la famille naturelle ou dans la famille spirituelle. L’apôtre Paul souligne en Philippiens 2.1-5 toute l’importance qu’il y a à développer des relations harmonieuses avec les autres en les considérant comme supérieurs à nous-mêmes[101]. Dans le cadre familial, ces problématiques peuvent conduire à créer des relations dysfonctionnelles, comme le souligne Anne-Marie Sirakorzian :

La famille fonctionne en déséquilibre constant ou équilibre dysfonctionnel. Sa problématique consiste à utiliser toute son énergie pour masquer les problèmes au lieu de chercher à les résoudre et ce, dans le but de garder l’honneur de la famille sauf. Il faut être « normal » et faire comme si tout allait bien. C’est ainsi que des règles rigides ou laisser-aller, un climat de stress, de peur et d’angoisse, une imprévisibilité (ou bien une trop grande prévisibilité) produiront chez les membres des comportements de survie et/ou de destruction[102].

Dans cette dynamique, vraisemblablement inconsciente, nos ancêtres nous transmettent de bonnes et de mauvaises choses, sans pour autant que tout soit expliqué et explicable. Nous touchons ici au registre des transmissions inconscientes et des secrets familiaux. Comment envisager de faire face à un tel héritage, plus ou moins constructif ? Est-il possible de ne pas se laisser enfermer dans de telles situations qui peuvent nous bloquer ou nous malmener ? N’est-il pas possible de considérer la famille comme un lieu de richesse et une source de reconstruction ? Une telle réalité peut sembler utopique ; mais dans la mesure où les relations sont modifiées par la foi chrétienne, il est envisageable que la famille devienne un lieu de paix et d’harmonie. C’est, en tout cas, ce qui est proposé pour la famille chrétienne au sens large par les codes familiaux d’Ephésiens 5.22-33 ou de Colossiens 3.18-25. De tels textes complètent la perspective de Philippiens 2.1-5 sur les relations ecclésiales, que nous avons évoquées. Cependant, force est de constater que la maltraitance est parfois présente dans les familles et que, dans ce contexte, l’espérance pour le devenir des enfants paraît bien sombre. C’est à ce niveau que le concept de résilience que nous avons mentionné donne une perspective intéressante, parce qu’il contient en germe la possibilité d’un nouveau départ après un choc. Boris Cyrulnik affirme :

La métaphore du tricot de la résilience permet de donner une image du processus de reconstruction de soi. Mais il faut être clair : il n’y a pas de réversibilité possible après un trauma, il y a une contrainte à la métamorphose… Le tricot sera porteur d’une lacune ou d’un maillage particulier qui dévie la suite du maillot. Il peut redevenir beau et chaud, mais il sera différent. Le trouble est repérable, parfois même avantageusement, mais il n’est pas réversible[104].

Dans une approche biblique, considérer la reconstruction des difficultés personnelles ou familiales en termes de réparation introduit dans le débat toute la question de la réconciliation. Un conseiller spirituel envisagera, par exemple, de rencontrer la totalité de la famille ou se limitera à certains de ses membres, vus à tour de rôle, pour mettre en lumière les difficultés. Il partira du principe que les familles ont les moyens de vivre la réalité d’un changement dans la dynamique de leur relation ; ceci s’observe également dans les thérapies séculières, comme le souligne Guy Ausloos : « Les familles ont les compétences nécessaires pour effectuer les changements dont elles ont besoin à condition qu’on leur laisse expérimenter leurs autosolutions et qu’on active le processus qui les y autorise[105]. »

L’accompagnement jouera un rôle de médiation et cherchera alors à apaiser les situations conflictuelles observées, à tenir compte des alliances en présence. Il valorisera la compétence des familles dans leurs capacités à résoudre les problématiques. Dans le cadre d’une relation d’aide chrétienne, ceci se complétera par un souci, au niveau des membres de la famille, de vivre une relation renouvelée avec Dieu, ce qui suppose une volonté de vivre la réalité du pardon et de la réconciliation. Nous avons noté que la trichotomie rationaliste (en raison de liens importants avec la psychanalyse freudienne) mettait un accent sur l’importance d’une réconciliation avec le passé, pour aller au-delà des traumatismes de l’enfance[106]. De même, la trichotomie spiritualiste, comme les approches influencées par le monisme, mettent l’accent sur la réconciliation avec soi-même en tant qu’être illuminé par Dieu.

Parallèlement, les approches visant la transformation du cœur, selon l’optique dualiste holistique, soulignent l’importance d’une réconciliation avec Dieu par l’œuvre accomplie par Christ et attestée par le Saint-Esprit. Dans un élargissement du débat à la dynamique de l’individu, membre et acteur dans une famille, la question de la réconciliation avec son héritage familial, culturel et spirituel souligne l’importance et la nécessité de la réconciliation non seulement avec soi-même ou avec Dieu, mais également avec sa famille et ses racines. C’est, en tout cas, la dynamique visée par les approches de relation d’aide chrétienne centrées sur l’accompagnement des familles.

Ces approches semblent justement ouvrir la voie à un élargissement de la dynamique de réconciliation nécessaire avec les autres. Est-ce là tout l’enjeu de la vie au sein d’une famille ? Quel regard les données bibliques relatives à la famille et à son fonctionnement peuvent-elles nous offrir? Sans forcément adopter les prémisses épistémologiques de l’approche systémique et ses implications intergénérationnelles, il nous semble pertinent, à ce stade de notre réflexion, de considérer les données bibliques relatives aux relations familiales.

2. Repères bibliques sur les relations familiales

Nous avons déjà souligné que la famille était voulue par Dieu et que, dans l’acte créationnel, la dynamique relationnelle était incluse dans la famille. Une des questions que nous devons nous poser, maintenant, est de savoir dans quelle mesure la famille est essentielle au développement de l’être humain. Edith Schaeffer note :

La famille est un centre de formation aux relations humaines… La famille est le lieu où les enfants peuvent apprendre que les êtres humains ont été créés à l’image de Dieu et qu’ils ont un rôle spécial à jouer dans l’univers. (…) Les enfants doivent apprendre très jeunes que nous sommes tous des pécheurs et que nous avons tous des temps de mauvaise conduite[107].

Ainsi, dès le départ, la famille est importante dans la vie d’un individu. Elle est le lieu de transmission de la foi, dans une perspective biblique. Elle est le lieu de construction de repères et de cheminements spirituels. Ronald Bergey, en insistant sur le fait que la famille est essentielle dans le cadre de l’alliance vétérotestamentaire, note :

(…) quel rôle joue la famille, à cet égard, au sein de la nation d’Israël ? Pour cerner ce rôle, il faut comprendre quelle est la place de la famille dans la structure sociale de parenté. Cette structure s’organise à trois niveaux : tribu, clan et famille. (…) Ces trois composantes de la communauté de parenté, tribu, clan et famille, sont inextricablement liées, non seulement par le sang et l’habitation, mais aussi par la nature du fonctionnement de l’alliance[108].

Le rôle de la famille est prépondérant en raison des relations qu’elle permet de construire entre les individus comme dans ce qu’elle offre en termes de capacité de se projeter dans l’avenir et de construire de nouvelles relations sociales. La famille est un lieu de développement de son identité, ce qui se décline différemment dans une perspective où le Dieu de l’alliance est reconnu pour ce qu’il est, ce qu’il fait pour le bien des familles. Ronald Bergey ajoute :

La famille qui exerce ses responsabilités construit solidement sa maison sur les fondations de l’Alliance. Elle se protège et est protégée des bouleversements pouvant venir aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur. Les enfants apprennent de leurs parents l’autorité et les limites de la liberté. De leurs frères et sœurs, ils apprennent la justice et l’injustice. C’est ainsi que la famille pose, en même temps, les fondements pour l’édifice social entier. Cet édifice s’avère aussi solide que ses fondements[109].

Dans la structure et le fonctionnement des familles attachées au Seigneur, la nécessité de transmettre les principes de l’alliance est une évidence ; le respect des principes allianciels conduit à une réelle bénédiction au sein des familles. Le régime de la nouvelle alliance se différencie de celui de l’ancienne dans la mesure où il propose, à la fois, une continuité et une discontinuité par rapport à cette dernière.

Cette réalité se retrouve également au niveau des relations familiales comme le note Gordon Campbell :

A la lecture des évangiles, des épîtres et même de l’Apocalypse johannique, on constate sans difficulté une continuité certaine avec les Ecritures juives : dans le Nouveau Testament, la famille comme endroit par excellence où articuler la relation de Dieu à l’être humain reste d’une grande importance. (…) Confesser que Jésus était Seigneur et vivre en conséquence ne pouvait qu’avoir des retombées sur les liens et sur la vie de famille[110].

Nous pourrions donc aisément imaginer que le changement de mentalité intérieure, induit par la relation renouvelée avec Dieu, se traduit dans le cadre de relations renouvelées et restaurées au sein des familles. La conséquence logique serait alors d’envisager que les familles chrétiennes présentent une différence notable en termes de vécu par rapport à d’autres familles dans lesquelles l’œuvre de régénération n’est pas présente. Les familles chrétiennes seraient-elles donc en mesure d’agir autrement en matière d’encouragement et de soutien pour le développement des enfants ? Seraient-elles davantage capables d’affronter la réalité des souffrances individuelles et de donner des ressources utiles pour faire face ensemble aux difficultés de la vie ? Si la place de la prière, du pardon et de la mise en pratique de la parole biblique sont des spécificités propices à une réconciliation dans la famille, la règle est plus souvent que nos blessures, nos frustrations et notre égocentrisme y constituent un frein à l’épanouissement. Alors qu’elles devraient être un lieu de paix et de construction, les familles sont parfois bien malmenées par des tensions vives entre les membres qui la composent. Les approches de la relation d’aide, qui s’intéressent aux dynamiques familiales, ont le mérite de chercher à offrir une réponse adaptée aux souffrances qui résonnent au-delà des individus et de s’intéresser aux retentissements envers la famille. Elles offrent un renouvellement du dialogue entre les membres des familles. Cette dynamique de reconstruction ne serait-elle pas également présente dans les familles chrétiennes, si une approche parénétique des conséquences de la foi en Jésus-Christ se manifestait ? Les codes familiaux, proposés par Paul en Ephésiens 5.22-33 ou Colossiens 3.18-4.1, offrent des principes éthiques utiles pour vivre différemment les relations familiales. Ils démontrent la réalité d’une transformation de l’être intérieur qui permet de vivre ce renouvellement dans les relations.

Malheureusement force est de constater que des tensions parfois très vives peuvent exister dans la famille, en raison aussi du clivage existant entre chrétiens et non-chrétiens, comme le rappelle Gordon Campbell :

(…) si, pour la jeune diaspora chrétienne, la maisonnée fournit le contexte dans lequel il faut apprendre à vivre sa foi, voire se transforme elle-même en Eglise de maison, i), d’une part, une maisonnée hostile à l’Evangile oblige son membre à choisir entre deux obéissances conflictuelles, tandis que ii), d’autre part, l’Eglise dans laquelle le croyant s’intègre tend à devenir sa famille de substitution compensant la perte d’identité ou de sécurité entraînée par sa conversion et son incorporation à la fraternité du Christ[111].

Dès lors, avec la spécificité de la nouvelle alliance, qui peut générer des tensions entre chrétiens et non chrétiens au sein d’une même famille, la famille n’est plus forcément comme dans l’ancienne alliance où tous les membres de la famille étaient invités à se tourner vers Dieu pour vivre avec confiance leur cheminement spirituel. La loi donnait une réponse à la pratique des péchés et le principe de la grâce et du pardon, qui était présents dans l’ancienne alliance, donnait des réponses au besoin de renouvellement de l’homme, dans son être intérieur, pour vivre différemment les relations familiales et sociales. Ainsi, si la loi divine a eu le mérite de dénoncer le mal du péché, l’éthique chrétienne fondée sur l’œuvre de Christ et ses effets dans la vie du croyant a donné un nouveau cadre en ce qu’elle s’intéresse à la racine des maux.

A titre d’exemple, le Décalogue et, en particulier, la deuxième table qui concerne les relations horizontales, doit être compris dans ses applications à la vie du disciple de Christ selon les éclairages fournis par le Sermon sur la montagne (en particulier, dans la section des antithèses de Matthieu 5.17-48). Ces principes sont supposés être vécus dans un cadre communautaire. C’est ainsi que l’Eglise, présentée en tant que famille, peut constituer une certaine forme de fraternité et d’entraide constituant un soutien et un encouragement à vivre sa foi de façon pratique et conséquente. L’Eglise peut-elle offrir un lieu de sécurité et de croissance aux chrétiens ? C’est, sans doute, ce que pensent les personnes qui justifient une pratique communautaire de relation d’aide chrétienne. La communauté est alors vue comme un groupe de croissance spirituelle.

3. La communauté comme groupe de croissance spirituelle

Avec le postulat que l’Eglise peut être considérée comme une famille et que ses membres s’y reconnaissent avec le statut de frères et sœurs dans la foi, l’enjeu de former des disciples en réponse à l’appel missionnaire du Seigneur – exprimé par exemple en Matthieu 28.18-20 et Actes 1.8 – a suscité différentes approches créatives destinées à promouvoir la croissance spirituelle des personnes. L’idée de groupes de croissance ou de groupes de quartier, avec une dynamique de partage et de formation, s’est développée ces dernières années et connaît un succès de plus en plus grand dans plusieurs de nos communautés. Considérés comme des lieux de formation et de communion en petit groupes, constitués selon des paramètres géographiques ou même parfois affectifs, ces petits groupes se présentent comme un relais, dans la semaine, pour prolonger les temps de communion et de formation de l’Eglise. Selon certains auteurs, ils constituent un facteur essentiel dans la croissance des Eglises, observée ces dernières décennies. Christian Schwartz précise, en commentant les résultats d’une enquête sur la croissance des Eglises réalisée sur mille communautés dans le monde entier, que l’un des critères de qualité est constitué par les groupes de maison :

L’enquête sur la vie des Eglises croissantes et décroissantes du monde entier (…) a également montré à quoi devaient ressembler ces petits groupes pour qu’ils stimulent à la fois la qualité et la croissance de l’Eglise. Il leur faut un programme complet qui ne se contente pas d’étudier les passages de la Bible, mais qui donne des applications spirituelles pour la vie quotidienne. Les participants peuvent y exposer leurs problèmes, leurs questions personnelles et chercher ensemble des solutions[112].

Il est intéressant de souligner, à ce niveau, que de tels groupes de maison ou de quartier deviennent des lieux d’encouragement et d’entraide, dont l’objet premier est la croissance spirituelle de leurs membres. Il n’est pas rare que la relation d’aide selon une orientation groupale y trouve également sa place. Elle peut également se développer dans des groupes plus restreints comme les groupes de croissance. Le principe de tels groupes, selon Neil Cole, est le suivant :

Un [groupe de croissance] est un groupe de deux ou trois personnes de même sexe qui se réunissent chaque semaine pour rendre compte personnellement de leur croissance et de leur cheminement. (…) La dimension de la responsabilité chrétienne tourne autour de trois disciplines essentielles à une croissance spirituelle personnelle : une nourriture régulière des Ecritures, la confession des péchés et la prière pour ceux qui ont besoin de Christ[113].

Il est également intéressant de voir, dans cette approche de groupe de croissance spirituelle, des éléments identiques à ceux qui peuvent se reconnaître dans une approche de relation d’aide, comme celle qui est proposée par Jay Adams dans son approche visant la transformation du cœur de l’homme[114]. On peut, toutefois, mentionner une différence par rapport à l’accompagnement individuel, qui se fait plutôt dans un cadre de relation duelle entre un accompagnant et un conseiller dans l’approche classique, alors que le travail en groupe devient aussi source d’aide spécifique. Désormais, ce n’est plus seulement le rôle du conseiller chrétien d’accompagner la personne en souffrance ; la constitution du groupe est également vecteur d’accompagnement. Dans les thérapies de groupe, quelle que soit l’orientation psychologique[115], les personnes du groupe sont réunies sur la base d’une souffrance commune pour vivre, en plus de l’accompagnement offert par le ou les conseillers, une entraide mutuelle basée sur la capacité d’affronter une souffrance éprouvée par la plupart des membres du groupe. Pascal Coulon, en commentant le fondement des groupes d’entraide, précise :

L’expérience profonde et intime que constitue la découverte de cet univers nouveau aux aspects les plus riches et les plus signifiants correspond parfois à une véritable démarche initiatrice – dans ce cadre précis, le déclenchement d’un processus authentique de soin et de recouvrance. Précisons à un premier niveau la nature, les effets et les finalités thérapeutiques de l’interaction qui s’instaure au sein de ces groupes : leur efficacité provient d’un jeu de miroirs et d’identification[116].

Les expériences de groupes d’entraide, comme celle des alcooliques anonymes que décrit Pascal Coulon, peuvent être considérées comme des fraternités à caractère spirituel souhaitant promouvoir une réelle entraide pour encourager les personnes dépendantes à sortir de la spirale infernale dans laquelle elles sont tombées[117]. Si la logique des petits groupes constitue une dynamique de croissance spirituelle et répond à des besoins thérapeutiques, il n’est pas surprenant de les voir se développer dans nos Eglises. Pour autant, il nous semble utile de rappeler que la mission de l’Eglise ne consiste pas, en premier lieu, à développer des groupes d’entraide spécifique. Si certaines réunions visent à développer la communion, l’adoration, la formation ou l’évangélisation, elles ne se présentent pas, en tout premier lieu, sous la forme de groupes d’entraide à visée thérapeutique. Les groupes bibliques de quartier sont souvent conçus comme des occasions de vivre une dynamique de partage et de soutien, un temps de formation et d’étude de la Bible en vue de la croissance spirituelle.

La question que nous pouvons alors nous poser est de savoir dans quelle mesure la communauté chrétienne peut répondre aux besoins de relation d’aide, qui s’expriment en son sein, soit par une réponse uniquement individuelle, soit par une réponse plus globale appuyée sur la dynamique des petits groupes d’entraide. Il y a sans doute un équilibre à envisager entre ces deux perspectives complémentaires, dans le cadre ecclésial, pour accompagner la souffrance.

4. La communauté chrétienne partagée entre groupe et individu

La vocation de la communauté chrétienne concerne autant les personnes qui la constituent que les personnes extérieures. L’Eglise, en tant que communauté, est invitée à encourager ses membres à avoir une compréhension et une application meilleures de l’Evangile dans leurs vies personnelle et communautaire. Telle est la mission essentielle que l’Eglise a à remplir en tant qu’ambassadrice du message de la réconciliation avec Dieu. Edmund Clowney note : « Le Seigneur appelle son Eglise à lui rendre un culte et à dispenser l’instruction spirituelle, mais il l’envoie également à travers les siècles et dans le monde entier pour rendre témoignage[118]. » Dans le cadre de son témoignage envers le monde, l’Eglise chrétienne est appelée à se préoccuper de la souffrance des personnes. Pour atteindre cet objectif, elle peut s’engager, en particulier, dans l’action sociale, conçue parfois comme une forme de témoignage au travers des actes ; mais est-ce suffisant ? Daniel Hillion précise :

Les Eglises locales développent souvent divers projets pour venir en aide à leurs membres et aux habitants de leur quartier ou pour soutenir des actions dans les pays en développement. Ces initiatives sont à encourager. On soulignera cependant que le premier moyen par lequel l’Eglise pourra s’engager dans l’action sociale sera tout simplement d’être pleinement l’Eglise là où elle est[119].

Différentes possibilités de soutien diaconal peuvent constituer une forme de service vers l’extérieur. Si la dimension d’entraide et le souci de répondre à des besoins spécifiques sont présents, des petits groupes peuvent se développer et incarner, dans une certaine mesure, une aide relayée par la communauté et ses membres. Tel est le cas, par exemple, de cours d’alphabétisation dispensés dans certains quartiers mais, dans ce type d’action, il n’y a pas une dynamique de relation d’aide, au sens où nous l’entendons. Le relais est souvent pris par des œuvres chrétiennes, dont la vocation consiste à offrir des lieux d’écoute et d’accompagnement pastoral et spirituel ; elles agissent en partenariat avec les Eglises.

N’existe-t-il pas également une forme d’accompagnement interne qui entre dans la mission de l’Eglise ? Il va de soi que, là, ce sont, en premier lieu, les membres de la communauté qui seront concernés. L’individu bénéficiera, en premier lieu, de l’accompagnement pastoral ; Bernard Kaempf précise que la relation d’aide peut être proposée dans le cadre de visites pastorales, de rencontres à la demande des personnes ou au cours d’entretiens spécifiques, mais il n’hésite pas à rappeler que la cure d’âme ou l’accompagnement se fait dans le cadre de la communauté, qui y est impliquée dans la mesure où la cure d’âme fait partie du ministère d’édification de l’Eglise[120]. Faut-il alors concevoir, comme le proposent certaines Eglises, des comités de visites pour accompagner les membres en difficulté, des permanences avec entretiens pastoraux assurées par des personnes qualifiées en relation d’aide chrétienne[121], des petits groupes de croissance ? De telles actions, si elles répondent à un véritable besoin, n’embrassent pas pour autant toute la réalité de l’action dévolue à l’Eglise.

Il est essentiel de rappeler, ici, que la vie chrétienne ne se limite pas seulement à la croissance de l’individu dans sa relation avec Dieu, mais inclut également la croissance de l’individu dans une vie communautaire, en tant que membre du corps dont Christ est la tête. Donald Cobb, en commentant les textes de 1 Corinthiens 12 et d’Ephésiens 2 sur l’unité et la complémentarité dans l’Eglise, en tant que corps de Christ, précise :

Lorsque Paul parle du corps du Christ, il ne fait pas référence à un aspect de la vie chrétienne qui s’ajouterait à ce que l’on fait en tant que croyant. Plus profondément, il parle de la manière dont l’existence chrétienne se construit, se fortifie et prend forme concrètement. Il serait erroné d’affirmer, à partir de ces textes, que la vie en Christ est uniquement une réalité communautaire et il serait tout aussi faux de reléguer la vie de la communauté à un domaine secondaire, voire optionnel de la vie du croyant[122].

Cette dimension de la communauté chrétienne en tant que corps, dépendant de la tête de l’Eglise qu’est Jésus, ouvre des perspectives pour l’accompagnement de la souffrance. Elle donne un cadre clair et encourageant au soutien communautaire. Chaque croyant uni à Christ est en mesure de progresser dans la foi et d’accompagner les autres sur un chemin de progrès spirituel. Paul Wells souligne :

L’union avec le Christ est donc la seule voie par laquelle les croyants peuvent recevoir la bonté qui découle de Christ. Il est évident, dans ce contexte, que le Christ en question est le Christ vivant, et que par la foi nous obtenons ses bénédictions, par le travail secret de l’Esprit. L’union avec le Christ est donc une vivante relation de foi et de confiance qui prend sa source en Christ et se fortifie par le travail de l’Esprit[123].

Etant au bénéfice d’une relation renouvelée avec Dieu par le rédempteur et le médiateur qu’est Jésus-Christ, les effets seront également visibles dans le cadre ecclésial. Dans la mesure où le croyant est uni au Christ et où cette réalité concerne tous les croyants, la communauté chrétienne ne devra pas choisir entre individu et groupe. Elle est concernée par la dimension de la relation personnelle avec Christ, mais aussi de la dimension communautaire dans la mesure où chaque croyant est membre du corps de Christ. Il va de soi que les deux aspects individuel et communautaire ont leur place pour instaurer une relation d’aide chrétienne dans l’Eglise locale. Pourtant, dans des situations extrêmes, appelées parfois des pathologies lourdes, relevant plus de la psychiatrie, l’Eglise doit faire preuve de prudence et, même, avoir la sagesse de passer le relais aux équipes médicales ou de travailler dans le cadre d’un partenariat[124]. Cela ne veut pas dire pour autant qu’elle doit démissionner de sa logique d’accompagnement des personnes, mais qu’elle reconnaît la réalité de ses propres limites et les enjeux de sa vocation première. Lawrence Crabb et Dan Allender précisent :

Nos contemporains sont troublés, agités, furieux, désemparés et inquiets. Ils ont besoin de connaître Dieu et d’apprendre ce que signifie vivre en communion avec lui et avec son peuple. Nos Eglises possèdent des ressources inexploitées pour répondre à ce besoin. Nous ne devons pas persister dans notre routine. Les Eglises locales ont la responsabilité de ramener ceux qui sont troublés à une vie paisible et utile qui peut alors, devant le monde qui observe, porter témoignage à la puissance rédemptrice de Dieu[125].

L’Eglise est donc appelée à vivre et à manifester l’importance de la réconciliation. Le chrétien, qui en est membre, est invité à exercer son rôle d’ambassadeur de la réconciliation, comme l’indique Neal Blough :

La théologie, la prédication et l’évangélisation « évangéliques » soulignent très souvent la notion de réconciliation nécessaire à l’individu et Dieu. Si cet accent est justifié, il néglige cependant l’importance des relations renouvelées et de la réconciliation au sein de l’Eglise, fruit qui découle de l’œuvre même du Christ (Ep 2), sans parler de la réconciliation finale envisagée par l’épître aux Colossiens. (…) Les relations renouvelées et réconciliées entre chrétiens font partie de leur mission dans le monde[126].

Un tel ministère de réconciliation ne peut se limiter à la seule relation entre Dieu et un individu ; il présente des perspectives communautaires. Notre regard sur la famille comme lieu de relations et de transmission de la foi, notre approche des groupes comme lieu de restauration par rapport à la souffrance nous donnent l’occasion de comprendre que la relation d’aide chrétienne a une place dans la communauté. Ermano Genre note :

La théorie de la relation d’aide fondée sur l’Evangile et située historiquement dans le contexte d’une Eglise réformée doit, selon nous, réaffirmer que la dimension communautaire est un élément auquel on ne peut renoncer. S’il est vrai que cette dimension « communauté » est en grande partie perdue, il est vrai aussi que si on ne la reconquiert pas, non seulement la relation d’aide ne se trouvera pas dans un contexte favorable à la croissance, mais il ne sera même plus possible de la pratiquer puisqu’il n’y aura plus d’Eglise[127].

Si nous reconnaissons que la relation d’aide chrétienne répond à la réalité des souffrances de l’individu, si nous considérons qu’elle est essentielle dans le cadre communautaire et qu’elle doit se fonder sur des principes d’anthropologie biblique, elle n’a pas forcément à choisir entre l’individu et le groupe, mais à offrir des réponses adaptées aux situations des personnes, sans pour autant mépriser les fondements doctrinaux essentiels. C’est, en tout cas, l’enseignement qui se dégage de ce premier tour d’horizon des différentes approches de relation d’aide que nous avons tenté de faire.

Conclusion

Devant la question de la souffrance de l’être humain, différentes tentatives de réponses ont été apportées. La foi chrétienne, si elle offre un soutien réel et manifeste, ne donne pas pour autant une assurance préventive à toute forme de souffrance. Donald Carson souligne :

La vérité est que dans les moments où la souffrance est particulièrement vive, les croyances « nues » sont une piètre consolation. Autrement dit, lorsque le chrétien passe par le creuset de la souffrance, l’assurance que son système de croyances est cohérent ne lui suffit pas. Seules la présence du Seigneur lui-même et de son Esprit, une compréhension renouvelée de l’amour de Dieu en Jésus-Christ seront de nature à le soulager (Ep 3.14-21). Cela ne veut pas dire, cependant, que son système de croyances est inapproprié. Cela signifie que, pour pouvoir puiser du réconfort dans ses convictions, le chrétien doit non seulement être persuadé de leur vérité et de leur cohérence, mais également apprendre à les utiliser[128].

C’est donc sur la base d’une relation renouvelée avec le Père, par l’œuvre de Jésus-Christ accomplie à la croix et attestée dans nos cœurs par le Saint-Esprit, que se trouvent les ingrédients essentiels pour que le chrétien soit en mesure de faire face à la réalité de la souffrance humaine. La présente étude avait pour objectif de savoir dans quelle mesure la relation d’aide, qui se développe dans le cadre des Eglises locales, apporte une réponse. A ce niveau, tout dépend de la manière dont la souffrance est comprise et appréhendée. William Kirwan note :

Les troubles mentaux et émotionnels résultent des terribles conséquences de la chute. Dieu, en nous sauvant, amorce en nous un processus de libération de ces conséquences. Car la rédemption n’inclut pas uniquement la guérison avec Dieu, mais aussi la guérison des problèmes émotionnels. Cependant, il est essentiel de se souvenir que les conséquences de la chute sont tellement graves qu’elles ne disparaissent pas dès que l’on se tourne vers Dieu[129].

Les données en matière d’anthropologie biblique que nous avons esquissées montrent que les conceptions de la santé et de la maladie sont différentes selon qu’on se situe dans une perspective chrétienne ou non. Dans une certaine mesure, la conception chrétienne propose une approche plus globale de la personnalité humaine. Ainsi, selon Daniel Bourguet : « Dans la Bible, la maladie est à la fois physique et spirituelle, car l’être humain fait un tout devant Dieu. Aujourd’hui, notre regard est autre, en sorte que pour nous l’intensité de notre vie spirituelle n’est pas reflétée dans notre livret de santé[130]. » Cette approche globale de la personne humaine suppose donc de comprendre l’être humain comme une entité globale.

Un des enjeux du débat, en matière d’anthropologie, consistait à comprendre dans quelle mesure les éléments constitutifs de la nature humaine fonctionnent de manière indépendante ou interactionnelle. Au-delà de la double opposition entre trichotomie et dichotomie, d’une part, et entre monisme et dualisme, d’autre part, il nous a semblé important de reconnaître que le dualisme holistique décrit, sans doute, de la meilleure manière la nature humaine. Cependant, nous avons constaté que les différents courants de relation d’aide chrétienne se positionnent sur des fondements parfois diversifiés en matière d’anthropologie biblique.

Les options de relation d’aide chrétienne existant en France se situent plus souvent dans la lignée d’options de type « trichotomiste » que dans la perspective du dualisme holistique. Or, cette dernière approche nous semble bien plus en harmonie avec les données scripturaires sur la doctrine de l’homme. Dès lors, la question est posée de savoir dans quelle mesure des sources d’influence humaniste ont pu avoir un impact sur le développement des approches de relation d’aide chrétienne. En ce qui concerne les influences directes sur l’anthropologie, nous avons souligné les apports de la philosophie platonicienne comme ceux des stoïciens. Mais la relation d’aide chrétienne a également subi différentes influences comme celles de la psychanalyse de Freud et de ses disciples, de la thérapie existentielle de Rogers, des thérapies cognitives et comportementales[131], de la systémique en matière d’accompagnement des familles et des thérapies de groupe. Et l’une de nos difficultés consiste à déterminer dans quelle mesure l’accompagnement reste fondé bibliquement ou soumis à l’influence parfois trop prépondérante des sciences humaines. Walter Barrett et Jeff de Vriese notent :

La psychothérapie opère à partir de l’homme et par l’homme. Dans ce sens, elle est humaniste, ou plus précisément anthropocentrique (centrée sur l’homme). La relation d’aide chrétienne est centrée sur Dieu. Elle est théocentrique. Bien que la psychothérapie et la relation d’aide chrétienne emploient les mêmes termes (amour, espérance, exemple, etc.), ceux-ci ne recouvrent pas les mêmes concepts : l’espérance mise dans le Dieu vivant est une chose, l’espérance mise dans le thérapeute et ses techniques en est une autre ; le conseiller chrétien ne part pas de n’importe quelle conviction religieuse, il veut que sa thérapie soit en accord avec la vérité de la Parole de Dieu[132].

Le souci d’encourager une approche de relation d’aide chrétienne en accord avec les éléments d’anthropologie biblique vise la réalité de la transformation de l’être intérieur (du cœur, en langage biblique) dont les effets sont également visibles au niveau de la personnalité extérieure. En effet, l’œuvre de transformation du cœur se manifeste aussi dans le style de relations développées avec Dieu, les autres et soi-même. Or, le rôle du conseiller chrétien, qu’il soit pasteur ou non, est de faire faire à la personne en souffrance un cheminement spirituel qui s’apparente au discipulat. Neil Anderson souligne :

Dans la relation d’aide chrétienne, tant pour le conseiller que pour la personne aidée, le cœur de la question est de transformer notre caractère à l’image de Dieu… Si nous ne devenons pas cette sorte de pasteur, de faiseur de disciple ou de conseiller, nous n’entendrons plus jamais d’histoire de la part d’autres personnes, parce que personne ne voudra les partager avec nous. Par conséquent, nous finirons par traiter les symptômes et pas les causes premières. Si nous ne connaissons pas l’histoire complète, nous ne serons pas capables de fournir une réponse complète[133].

C’est ainsi que nous avons noté que cette démarche de type discipulat trouve sa place dans la vie communautaire et qu’il importe, pour chaque communauté, de mener cette réflexion dans le cadre de sa vision ou de son projet d’Eglise. Pour prolonger la réflexion, il nous semble important d’encourager les Eglises à réfléchir aux lieux où pratiquer la relation d’aide chrétienne, aux partenariats possibles avec les œuvres chrétiennes pratiquant la relation d’aide (ou contribuant à la formation dans ce domaine), comme avec les services de soins psychiatriques, quand cela peut s’avérer nécessaire. Un ministère de relation d’aide chrétienne, qui se veut centré sur l’Evangile et sur le renouvellement de l’être intérieur, trouve sa place tant en interne dans nos Eglises que dans les relations de ces dernières avec l’extérieur. Mais, dans ce contexte, il est essentiel de souligner quatre pistes de réflexion pour éviter certains écueils.

Tout d’abord, il semble primordial de donner des bases bibliques claires en matière de formation à la relation d’aide chrétienne, tant sur le plan de la formation initiale que sur celui de la formation continue. Les responsables de nos communautés seront alors en mesure de bien discerner la spécificité d’une relation d’aide chrétienne.

Il paraît également indispensable de promouvoir une réelle apologétique de la relation d’aide chrétienne en reconnaissant les limites inhérentes aux sources d’influence extrabibliques et en rappelant l’importance d’une vue de l’être humain fondée sur une conception dualiste holistique, laquelle souligne la nécessité de la transformation du cœur en raison de l’œuvre du salut accomplie par Jésus-Christ.

Parallèlement, il faudrait encourager un partenariat cohérent entre les Eglises et les œuvres chrétiennes, impliquées dans la pratique et la formation à la relation d’aide, l’objectif étant de promouvoir une approche à la fois respectueuse des fondements bibliques et clairement applicable dans le contexte de l’accompagnement des personnes et prenant en considération la dimension individuelle, comme la dimension communautaire.

Enfin, les communautés chrétiennes pourraient réfléchir à la pertinence de leur engagement afin de développer un réel projet d’Eglise, qui donne l’occasion à leurs membres de comprendre leur vocation et leur rôle dans l’Eglise comme dans le monde. Cette démarche est souhaitable, que l’Eglise soit en phase d’implantation, de développement ou en structuration, voire une Eglise majeure. L’utilisation des dons des uns et des autres de façon cohérente avec les orientations proposées par les responsables permettra de réaliser un tel projet, qui dépasse largement le cadre de notre étude.

Les réflexions proposées jusqu’ici sur l’anthropologie biblique au cœur de la relation d’aide dans l’Eglise appellent, sans aucun doute, un approfondissement. Quatre possibilités existent dans ce domaine.

  • La première consisterait à développer une enquête afin d’apprécier comment sont vécues les pratiques de relation d’aide dans l’Eglise locale. Une telle réflexion devrait, sans doute, tenir compte des différents styles ecclésiaux et des relations entre les unions d’Eglises et les communautés locales. Certains présupposés anthropologiques comme celui de la trichotomie spiritualiste pourraient être validés par un arrière-plan doctrinal spécifique, comme, par exemple, un accent particulièrement fort sur le rôle de l’Esprit Saint dans la restauration de l’esprit humain devenu malade à la suite de la chute.
  • Une deuxième approche pourrait se focaliser sur la question de la formation initiale et de la formation continue des intervenants en relation d’aide. Faut-il être responsable pour pratiquer la relation d’aide dans l’Eglise locale ? La relation d’aide définie en termes d’accompagnement pastoral et spirituel semble bien relever du rôle du pasteur et des anciens de l’Eglise, qui ont pour charge de prendre « soin du troupeau ». Ne faudrait-il pas, dans ce sens, réfléchir à l’organisation des responsabilités dans l’Eglise selon les ministères spécifiques énumérés par l’apôtre Paul et commentés par Jean Calvin dans l’Institution de la religion chrétienne[134] ? Quelle serait alors la place occupée par un ministère de relation d’aide spécifique ? Il est certain que des degrés d’accompagnement différents existent dans nos communautés. Chaque chrétien est appelé à encourager les autres à progresser sur le chemin de la foi ; cependant, face à des situations plus délicates, un accompagnement pastoral, supposant des actions de formation continue spécifique, est à développer.
  • Une troisième voie de réflexion serait de proposer une étude sur les enjeux de la formation, initiale et continue, dans le domaine de la relation d’aide. Ceci aiderait à promouvoir des programmes de formation en relation d’aide qui correspondent à la fois au contexte de l’Eglise locale et aux fondements bibliques que nous avons présentés.
  • Enfin, une dernière possibilité serait de promouvoir, dans les pays francophones, une approche d’accompagnement s’inscrivant dans la lignée du Biblical Counseling Movement, qui offre une réelle méthodologie d’accompagnement pastoral et spirituel des personnes en souffrance et qui est respectueuse des fondements scripturaires, en particulier des données sur le plan de l’anthropologie biblique. Cela permettrait de tracer des lignes directrices valorisant un accompagnement pastoral qui ne soit pas le fruit de tel ou tel courant psychologique ou philosophique, mais qui soit vraiment une mise en œuvre du ministère de réconciliation entre Dieu et les êtres humains, entre l’être humain et ses semblables et entre l’être humain et lui-même.

Avec de telles pistes de réflexion, l’accompagnement de la souffrance pourrait trouver une réponse adaptée à la spécificité de nos Eglises, dont la vocation première n’est pas forcément de devenir des centres d’accompagnement thérapeutique. Paul Kaschel rappelle :

Voici le secret de la paix intérieure en face de personnes ou de circonstances menaçantes. C’est là la vérité qui peut transformer la personnalité de l’intérieur et rendre superflues les habitudes protectrices de soi que la science appellera maladie mentale. Le conseiller, qui est prêt à suivre ce chemin pour lui-même et à accompagner des personnes troublées jusqu’à la croix et au-delà, découvrira que la bonne nouvelle de la vie en Christ, quoique folie pour le monde, est effectivement plus sage que la sagesse des hommes[135].

Revenir à la croix de Christ, comprendre que l’œuvre du salut est essentielle dans le cheminement spirituel des personnes, voir dans quelle mesure elle s’applique à la transformation du cœur et se manifeste dans les relations renouvelées avec Dieu, les autres et soi-même, tel est l’enjeu d’une relation d’aide fondée bibliquement. Elle donne une juste place à la Parole de Dieu, comme le souligne également Edouard Thurneysen :

La forme de l’entretien de cure d’âme est déterminée par sa prétention d’envisager toutes les manifestations humaines, même les plus extrêmes, dans la relation avec Dieu et avec sa parole créée par l’incarnation de Jésus-Christ. Il s’agira donc d’un entretien dans le cadre de la communauté, au cours duquel on sera constamment attentif à la Parole de Dieu, comme aussi à l’homme que l’on a en face de soi, celui-ci ne pouvant accéder à une véritable compréhension de sa vie qu’à la lumière de cette Parole[136].

De tels principes clarifient la place de la relation d’aide, à la fois dans le cadre d’un dialogue ou d’un accompagnement pastoral, d’une mission de la communauté chrétienne qui se préoccupe du développement du ministère de la réconciliation et de l’accompagnement de la souffrance selon des principes fondées bibliquement. C’est à ce prix que la relation d’aide chrétienne pourra se vivre dans le cadre de l’Eglise locale, et ceci à la seule gloire de notre Dieu.


* P. Millemann a fait des études de licence et de master à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Psychologue de formation, il est actuellement président de l’Association des conseillers chrétiens de France, chargé de cours de relation d’aide à l’Institut biblique de Genève et pasteur de l’Association évangélique d’Eglises baptistes de langue française (AEEBLF) à Valentigney (Doubs). Ce travail a été présenté, dans une première version, comme mémoire de master 2.

[1] L. Crabb, Connectés les uns aux autres, une vision radicale et nouvelle, La Clairière, Québec, 1999, 52.

[2] H. Blocher, Le mal et la croix, collection Alliance, Sator, Méry-sur-Oise, 1990, 139.

[3] D. Powlison, Vers une relation d’aide renouvelée, voir la nature humaine selon le regard des Ecritures, collection Paraklesis, Sembeq, Québec, 2011, 11.

[4] La notion de « cœur » présentée ici fait référence à la personnalité intérieure et suppose un changement au plus profond de l’être humain et non en superficie. Le cœur, tel qu’il est présenté dans les textes bibliques, sera davantage explicité dans la deuxième partie de cette étude, dans les sous-chapitres relatifs aux données d’approches holistiques de type dualiste et à leur confrontation à l’anthropologie biblique.

[5] P.D. Tripp, Instruments In The Redeemer’s Hands–People In Need Of Change, Helping People In Need Of Change, P&R Publishing, Philipsburg, 2002, 109.

[6] H. Blocher, « Du Dieu trinitaire à la création : il créa l’homme à son image », Psychologie et foi, Dossiers Semailles et Moissons, n° 4, 1994, 28.

[7] W. Barrett & J. de Vriese, La Bible au centre de la relation d’aide, Editeurs de littérature biblique, Braine l’Alleud, 1994, 11.

[8] D. Déjardin, « Les pouvoirs illimités de la psychologie », Fac Réflexion, n° 37, 1996/4, 24.

[9] J.M. Nicole, Précis de doctrine chrétienne, Institut biblique, Nogent-sur-Marne, 1994, 82-83.

[10] J.-C. Larchet, Théologie du corps, Le Cerf, Paris, 2009, 39-40.

[11] H. Blocher, « De l’âme et de l’Esprit », Ichthus, n° 139, novembre-décembre 1986-6, 6-7.

[12] M. Engeli, « Un équilibre harmonieux pour un être complet, Interrelations et frontières entre la foi chrétienne et la psychologie », Psychologie et foi, Dossiers Semailles et Moissons, n° 4, 1994, 51.

[13] Body, Soul And Life Everlasting : Biblical Anthropology And The Monism-Dualism Debate, Eerdmans Publishing Co., Grand Rapids, 1989, 44.

[14] H. Blocher, « De l’âme et de l’esprit », art. cit., 7.

[15] A. Guillaumont, Un philosophe au désert, Evagre le Pontique, collection Textes et traditions, Vrin, Paris, 2009, 208.

[16] Ibid., 209.

[17] Platon, L’Etat ou la République, livre IV, Lefevre et Charpentier, Editeurs, Paris, 1840, 187.

[18] J.-C. Larchet, Thérapeutique des maladies spirituelles, Le Cerf, Paris, 2008, 131.

[19] Evagre le Pontique, Traité pratique ou le moine II, Sources chrétiennes n° 171, Le Cerf, Paris, 1971, 507-509.

Acédie : accès de langueur ou de découragement.

[20] J. Brunschwig, Les stoïciens et leur logique, collection Histoire de la philosophie, Vrin, 2006, 249.

[21] F.Mouhot, Le moi et l’esprit, voyage au cœur de la psychothérapie, Mediaspaul, Paris, 2008, 62-63.

[22] Dans la théorie freudienne, l’appareil psychique a été présenté, dans un premier temps, par une opposition entre deux instances : conscience et inconscient et, dans un deuxième temps, par une lutte entre le Moi (personnalité intérieure), le Ca (réservoir pulsionnel inconscient) et le Surmoi (instance de censure inconsciente).

[23] F. Mouhot, Le moi et l’esprit, op. cit., 66.

[24] S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1961, 239. Cette question est largement développée dans ce livre, particulièrement au chapitre 17 sur le sens des symptômes.

[25] R. Longenecker, Galatians, Word Biblical Commentary Thomas Nelson eds, Nashville, 1990, 267.

[26] B.K. Waltke, An Old Testament Theology, Zondervan, Grand Rapids, 2007, 224.

[27] H.W. Wolff, Anthropology of The Old Testament, SCM Press, London, 1974, voir, en particulier, le chapitre 3, 26-31 pour plus de détails.

[28] J.-C. Larchet, Théologie du corps, op. cit., 13.

[29] X. Lacroix, « Le christianisme méprise-t-il le corps ? », Le corps et le christianisme, sous dir. M. Johner, collection Aiguillages théologiques, Excelsis et Kerygma, Cléon d’Andran et Aix-en-Provence, 2003, 19.

[30] F. Mouhot, Le moi et l’esprit, 145.

[31] C’est l’une des thèses qu’il développera largement dans son livre, Le moi et l’esprit.

[32] L. Crabb, Identité et relations, La Clairière, Québec, 1995, 27.

[33] W. Nee, L’homme spirituel, Editions Vida, Deerfield, 1991, 16.

[34] H. Blocher, « De l’âme et de l’esprit », op. cit., 7.

[35] S. Pacot, L’évangélisation des profondeurs, Le Cerf, Paris, 2011, 19.

[36] T. Huser, « Spiritualités et accomplissement », La spiritualité et les chrétiens évangéliques, volume II, sous dir. J. Buchhold, collection Terre nouvelle, Excelsis, Cléon d’Andran, 1998, 176-177.

[37] H. Blocher, « Le corps, les sentiments et l’intelligence dans la spiritualité », La spiritualité et les chrétiens évangéliques, op. cit., volume I, 46.

[38] F. Hammann, « L’Eglise et la spiritualité, état des lieux », La Revue réformée, n° 257, Kerygma, Aix-en-Provence, 2011/1, 4.

[39] P. Jones, « La vérité de l’Evangile et les mensonges païens », La Revue réformée, n° 251, Aix-en-Provence, 2009/4, 36.

[40] W. Nee, L’homme spirituel, op. cit., 34.

[41] P. Jones, « La vérité de l’Evangile et les mensonges païens », art. cit., 14.

[42] Dans une optique moniste, l’être humain est vu comme un « tout », une unité psychosomatique sans distinction entre les éléments constitutifs de sa nature. Parmi les arguments pour défendre ce point de vue, nous pouvons souligner le fait que chaque élément du corps représente le tout et donc que l’unité psychosomatique est fondée bibliquement. L’usage de l’expression « approche holistique » nous semble mieux correspondre aux données bibliques dans la mesure où cette expression laisse la possibilité de distinguer entre personnalité interne et externe. J. Cooper fournit, dans son livre Body, Soul and Life Everlasting, d’importants développements pour distinguer, l’une de l’autre, une vue moniste et une vue holistique de la personne humaine.

[43] H. Blocher, « De l’âme et de l’esprit », art. cit., 6.

[44] Il peut être utile de préciser, à ce niveau, qu’il existe une double opposition, en anthropologie biblique, entre, d’une part, dichotomie/trichotomie et, d’autre part, entre monisme/dualisme. Cette dernière est plus récente que la précédente. Ces présupposés de monisme, dualisme et trichotomie ont un impact réel sur les conceptions théoriques et pratiques de différentes approches de relation d’aide chrétienne.

[45] Body, Soul and Life Everlasting, op. cit., 37.

[46] J. Poujol, C. Fébrissy, Psychologie et foi, parcours de vie en six étapes, collection Essentiels, Empreinte, Temps présent, Paris, 2009, 9.

[47] B. Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob Poche, Paris, 2002, 185-186.

[48] Nous pouvons tirer profit, à ce niveau, des remarques utiles faites sur l’influence de Carl Rogers dans l’accompagnement pastoral, telles que les présente Bernard Kaempf, dans son article « Poïménique » (pp. 159-161), cité en note 52.

[49] C’est ainsi que sont appelées les thérapies dérivées de l’approche de relation d’aide définie par Carl Rogers.

[50] C. Rogers, Le développement de la personne, InterEditions Dunod, Paris, 2005, 123.

[51] B. Kaempf, « Poïménique », Introduction à la théologie pratique, sous dir. B. Kaempf, Presses Universitaires de Strasbourg, 1997, 159-160.

[52] Le parallèle est possible dans la mesure où des vues panthéistes se retrouvent dans la trichotomie spiritualiste, comme dans les vues influencées par le monisme. Dans les premières conceptions anthropologiques, c’est seulement l’esprit qui est concerné, alors que dans les vues monistes, c’est la totalité de la personne qui est concernée.

[53] Il convient cependant, par souci de clarification, de mentionner que si la dérive vers le panthéisme est un lien de convergence, des différences entre vues monistes et trichotomie spiritualiste existent, tout d’abord en ce qui concerne la part de l’homme qui est appréhendée, comme souligné dans la note précédente, et aussi le fait que, dans le domaine du monisme, un accent plus fort est mis sur l’importance de se réaliser, de prendre le contrôle de son existence, d’être réellement acteur de sa vie. Devant un certain pessimisme qui se retrouve dans la trichotomie, avec une modification liée à une partie seulement de l’être, sachant que l’influence sur les autres parties semble limitée, se trouve un optimisme pouvant aller jusqu’à une certaine utopie, dans la capacité de la personne à agir pour améliorer réellement son bien-être.

[54] C. Rogers, Le développement de la personne, op. cit., 138.

[55] H. Blocher, La doctrine du péché et de la rédemption, collection Didaskalia, Edifac, Vaux-sur-Seine, 2000, 40.

[56] Dans le débat sur de telles questions, les opinions sont diversifiées. J. Cooper, dans son livre Body, Soul and Life Everlasting, présente les différentes options pour aboutir à l’hypothèse du dualisme holistique. Il précise que l’âme et le corps sont provisoirement séparés au moment de la mort terrestre et que l’âme se retrouve dans l’état intermédiaire avant de recevoir le corps spirituel ; il présente une alternative avec l’extinction et la recréation des corps, le corps terrestre subissant la malédiction de la chute et retournant à la poussière en tant qu’entité matérielle. Il reconnaît l’« attribution » d’un corps spirituel au moment de la résurrection finale, mais reste prudent sur la continuité et la discontinuité entre le corps terrestre soumis à la mort et le corps « glorifié » destiné à la vie éternelle.

[57] M. Johner, « Incinération et espérance de la résurrection corporelle », Le corps et le christianisme, sous dir. M. Johner, collection Aiguillages théologiques, Editions Excelsis et Kerygma, Cléon d’Andran et Aix-en-Provence, 2003, 68. On peut aussi tirer profit des prolongements de cet article dans les premières pages « La table ronde II » qui suivent directement dans les pages 89-95, où les intervenants commentent ce que M. Johner décrit dans son article.

[58] P. Berthoud, « L’homme, la mort, la vie : perspectives bibliques », La Revue réformée, n° 149, Aix-en-Provence, 1987, 15.

[59] J.-C. Larchet, Thérapeutique des maladies mentales, Le Cerf, Paris, 2008, 33.

[60] Nous pouvons justifier cette assertion en particulier avec les pages 222-230 du livre de B. Waltke, déjà cité. Il faut toutefois rester prudent avec ce point de vue, dans la mesure où la compréhension d’un mot dépend aussi de l’éclairage de son contexte et des options retenues par les traducteurs pour rendre au mieux le sens du mot.

[61] E. Nicole, « L’Ancien Testament enseigne-t-il la dualité du corps et de l’âme ? », L’âme et le cerveau, l’enjeu des neurosciences, sous dir. L. Jaeger, collection La foi en dialogue, Excelsis & Edifac, Charols & Vaux-sur-Seine, 2009, 85.

[62] J. Buchhold, « L’âme et la continuité de la personne dans la mort », L’âme et le cerveau, l’enjeu des neurosciences, sous dir. L. Jaeger, collection La foi en dialogue, Excelsis & Edifac, Charols & Vaux-sur-Seine, 2009, 127-128.

[63] La dualité renvoie davantage à l’existence de deux choses différentes, alors que la notion de dualisme fait plus référence à l’unité entre ces deux choses qui se traduit aussi par les interactions entre elles.

[64] B.K. Waltke, An Old Testament Theology, op. cit., 225.

[65] Ibid., 225-226.

[66] D. Powlison, Speaking Truth In Love, Counsel In Community, op. cit., 106.

[67] J. MacArthur & W. Mack, Counseling, How To Counsel Biblically, The John MacArthur Pastor’s Library, Thomas Nelson, Nashville, 2005, 9.

[68] J. Adams propose une approche de relation d’aide qui s’appuie sur l’usage de la Bible dans le cadre des accompagnements proposés. Il définit ainsi le nouthetic counseling, qui insiste sur l’œuvre de rédemption du Christ et ses effets. Adams souligne l’importance de la mise en pratique de la Bible et celle de l’exhortation. Adams développe son approche dans plusieurs livres, comme par exemple Competent To Counsel, The Christian Counselor Manual, How To Help People Change… Ses idées ont contribué au développement du Biblical Counseling Movement dans lequel se retrouvent, d’un côté, des auteurs comme P.D. Tripp, D. Powlison et E. Welsch ou, de l’autre, J. MacArthur et W. Mack. Dans la mesure où il existe quelques différences dans la méthodologie proposée par chacune de ces deux approches, il nous a semblé utile de les présenter dans cette partie qui considère l’importance de la transformation du cœur ou de la mentalité intérieure. Nous pourrons également tirer profit de la lecture de D. Powlison, The Biblical Counseling Movement, History And Context (2009), et H. Lambert, The Biblical Counseling Movement After Adams (2012).

[69] P.D. Tripp, Instruments In The Redeemer’s Hands, op. cit., 109.

[70] Ibid., 115-160.

[71] Ibid., 161-198.

[72] Ibid., 199-238.

[73] Ibid., 239-258.

[74] Pour plus de détails sur la méthodologie de relation d’aide proposée, voir le livre coécrit avec J. MacArthur Counseling, How To Counsel Biblically, 101-200. C’est W. Mack qui est l’auteur de ces chapitres qui explicitent la démarche pratique proposée.

[75] J. MacArthur & W. Mack, Counseling, How To Counsel Biblically, op. cit., 102.

[76] Ibid., 131-146.

[77] Ibid., 147-161.

[78] Ibid., 152. W. Mack voit là une approche fondée sur 1Th 5.14, qui propose trois formes d’accompagnement pastoral selon la situation de l’accompagné, tout en soulignant l’importance de la patience.

[79] Ibid., 158.

[80] Ibid., 161.

[81] Ibid., 162-165.

[82] Ibid., 168.

[83] Ibid., 177-178.

[84] Ibid., 190-200.

[85] H. Bavinck, Part V : « The Image of God », in Reformed Dogmatics, Volume 2, God and Creation, Baker Publishing Group, Grand Rapids, 2004, 511.

[86] Cette question de la triple relation est largement développée par A.A. Hoekema, Created In God’s Image, dans les pages 75-82, au paragraphe « Man In His Threefold Relationship ». De son côté, H. Bavinck invite également à ne pas chercher à voir, dans l’être humain, quelles sont les parties « image de Dieu » et celles qui ne le sont pas. Il souligne que tout l’être est image de Dieu, ce qui inclut l’ensemble des éléments qui le composent : corps, âme, esprit, cœur… Les éléments de son argumentation sont développés dans les pages 554-562 du chapitre 12, au paragraphe « The Whole Person As The Image Of God », dans le volume II de la dogmatique réformée (citée dans la note précédente). Le corps est donc concerné par l’image de Dieu et il n’est pas légitime, au regard des données bibliques, de justifier une anthropologie platonicienne ou gnostique qui ferait du corps une entité mauvaise et de l’âme ou de l’esprit ce qui serait bon et parfait.

[87] H. Blocher, La doctrine du péché et de la rédemption, op. cit., 35-36.

[88] Terme repris dans l’article d’H. Blocher, « L’homme », Le Grand Dictionnaire de la Bible, sous dir. C. Paya, collection OR, Excelsis, Cléon d’Andran, 2004, 724.

[89] A.A. Hoekema, Created In God’s Image, Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, 1994, 83.

[90] J.-C. Larchet, Théologie de la maladie, Le Cerf, Paris, 2001, 24-25.

[91] Cf., par exemple, 1 Corinthiens 2.11-3.4 avec les portraits de l’homme naturel, charnel et spirituel.

[92] A.A. Hoekema, Created In God’s Image, op. cit., 83.

[93] T.S. Lane & P.D. Tripp, Changer vraiment, comment ?, Ministères Multilingues, Québec, 2007, 42.

[94] P. Watzlawick, J. Helmick Beavin, Don D. Jackson, Une logique de la communication, collection Points Essais, Le Seuil, Paris, 1972, 42. Les apports théoriques de l’école de Palo Alto, en Californie, dont les travaux ont été inspirés par les recherches de G. Bateson, ont constitué une rupture épistémologique avec les théories psychologiques développées par S. Freud et ses disciples dans la psychanalyse et, dans une certaine mesure, par C. Rogers avec les thérapies dites « humanistes » et « existentielles », qui sont inspirées des travaux de ce dernier. Les études sur la communication dans le cadre de la schizophrénie et, en particulier, la double contrainte dans le processus de communication ont posé les prémisses de cette nouvelle approche appelée « thérapie systémique » en référence aux propriétés spécifiques des systèmes et de la cybernétique, dont les applications et les implications pratiques se retrouvent dans leur modèle thérapeutique.

[95] Les recherches de Bateson, anthropologue de formation, se sont intéressées aux paradigmes fondant l’évolution d’une société. Dans son optique, un groupe d’éléments, en interaction les uns avec les autres, est considéré comme un système. Bateson et ses successeurs ont vu l’application de quatre propriétés des systèmes aux groupes humains, comme les familles, les associations de personnes… Ces propriétés concernent la totalité (les propriétés d’un ensemble sont plus importantes que la somme des propriétés de chaque élément), l’homéostasie suppose que chaque système tend à maintenir un certain équilibre, ce qui suscite, par voie de conséquence, des résistances à tout changement et la dernière propriété des systèmes, l’équifinalité, suppose que, si deux systèmes ont des conditions initiales au départ, ils peuvent évoluer de façon différente. Les études de Bateson, dans le cadre du Mental Research Institue (MRI) de Palo Alto, se sont intéressées à l’application de ces quatre propriétés des systèmes aux relations humaines. Ils ont étudié, en particulier, l’impact des modes de communication (entre le langage implicite et explicite) dans la relation entre les schizophrènes et leurs familles, en posant l’hypothèse de la double contrainte dans le langage dont l’un des exemples est l’injonction « sois autonome ! » ou « sois spontané ! ». Les travaux de Bateson sont repris dans les deux tomes de son livre Vers une écologie de l’esprit ou dans les livres de P. Watzlawick, Une logique de la communication. Changements, paradoxes et psychothérapies.

[96] C. Seron, J.-J. Wittezaele, Aide ou contrôle, l’intervention thérapeutique sous contrainte, De Boeck Université, Bruxelles, 1991, 26-27.

[97] H. Blocher, « L’Eglise et la place des enfants », Fac Réflexion, n° 1, 1986, 19-20.

[98] A.-M. Sirakorzian, Un chemin de libération, se réconcilier avec son héritage familial, culturel et spirituel, Editions Compassion, Marseille, 2009, 17.

[99] M. Johner, « La famille, produit culturel ou ordre créationnel fondateur », La Revue réformée, n° 220, Aix-en-Provence, 2002/5, 39.

[100] L. Crabb, Identité et relations, op. cit., 23-24.

[101] Il importe tout de même de souligner que ce texte paulinien s’applique, en tout premier lieu, au contexte de l’Eglise. Par extension, il est possible de l’étendre aux relations familiales et aux relations sociales.

[102] A.-M. Sirakorzian, Un chemin de libération, op. cit., 61.

[103] Ibid., 145.

[104] B. Cyrulnik, Les vilains petits canards, Odile Jacob Poche, Paris, 2004, 127-128.

[105] G. Ausloos, La compétence des familles, temps, chaos, processus, collection Relations, Eres, Ramonville Saint-Agne, 2007, 35. G. Ausloos ne définit pas, ici, ce qu’il entend par le terme « d’autosolution ». Le contexte de son écrit spécifie, cependant, le souci de redonner la compétence aux parents. Dans son optique, les parents doivent trouver ou retrouver les moyens de faire face aux problèmes qu’ils rencontrent.

[106] Voir, pour plus de détails, la section 1 de cet article « Les options déterministes de la relation d’aide » et, en particulier, le § 1 « Approches fondées sur la trichotomie rationaliste ».

[107] E. Schaeffer, What Is A Family ?, Fleming H. Revel Company Old Tappan, 1975, 69.

[108] R. Bergey, « L’alliance et la famille, au travers de l’Ancien Testament », La Revue réformée, n° 220, Aix-en-Provence, 2002/5, 4.

[109] Ibid., 12.

[110] G. Campbell, « L’alliance et la famille au travers du Nouveau Testament », La Revue réformée, n° 220, Aix-en-Provence, 2002/5, 13.

[111] Ibid., 25-26.

[112] C. Schwartz, Le développement de l’Eglise, une approche originale et réaliste, Empreinte Temps présent, Paris, 1996, 32.

[113] N. Cole, Une Bible, du café… des disciples, vers une multiplication de disciples, Clé, Lyon, 2005, 116.

[114] Nous retrouvons effectivement le rôle de la parole, de la confession des péchés et de la prière, qui caractérisent la relation d’aide « nouthétique » de J. Adams, telle qu’il la présente dans son livre Competent To Counsel.

[115] Dans les thérapies de groupe, les orientations psychologiques restent présentes. Nous pouvons en noter essentiellement quatre : la psychanalyse développée par Freud, les approches humanistes et existentielles de Rogers et de ses disciples, les thérapies d’orientation systémique et les thérapies cognitives et comportementales dont nous n’avons pas parlé dans cette étude. Voir aussi, à ce sujet, la remarque en note 130 dans la conclusion.

[116] P. Coulon, Les groupes d’entraide, une thérapie contemporaine, Editions L’Harmattan, Paris, 2009, 30.

[117] Voir en particulier les chapitres 1 (pages 17-36), 2 (pages 37-56) et 3 (pages 57-79) de son livre cité en note précédente.

[118] E. Clowney, L’Eglise, collection Théologie, Excelsis, Charols, 2009, 184.

[119] D. Hillion, « Action sociale », Dictionnaire de théologie pratique, sous dir. Christophe Paya & Bernard Huck, collection OR, Excelsis, Charols, 2011, 78.

[120] Voir en particulier les pages 163 à 166 de son article « Poïménique » sur la question des lieux et occasions pour la cure d’âme. Nous pouvons aussi tirer profit des réflexions de Christophe Paya dans l’article « Accompagnement pastoral » du Dictionnaire de théologie pratique (pages 39-51).

[121] Si tel est le cas, toute la question de l’orientation retenue pour la formation à la relation n’est pas anodine. Nous avons pu constater, dans les deux premières parties de notre étude, que les différentes formes de relation d’aide pratiquées étaient parfois discutables en raison de leurs prémisses en matière d’anthropologie. Cette réalité se retrouve également dans le cadre des différentes formations proposées en relation d’aide.

[122] D. Cobb, « S’édifier les uns les autres : la dimension communautaire de l’édification chrétienne », La Revue réformée, n° 257, Kerygma, Aix-en-Provence, 2011/1, 23-37. Dans cet article, D. Cobb rappelle que la communauté en tant que corps de Christ contribue particulièrement à l’édification du croyant.

[123] P. Wells « L’union avec Christ. Au cœur de la doctrine chrétienne selon Jean Calvin », La Revue réformée, n° 257, Kerygma, Aix-en-Provence, 2011/1, 43.

[124] Cette question délicate dépasse l’objet de cette étude. Il faut toutefois souligner que le pasteur ne peut pas exercer la médecine, qui ne relève pas de ses compétences, et qu’il doit pouvoir reconnaître ses limites en termes d’accompagnement de la souffrance et passer le relais. Une formation suffisante peut aider à discerner de telles limites dans la pratique. L’excès inverse serait, sans doute, pour le pasteur de démissionner de toute forme d’accompagnement pour passer le relais aux psychologues ou psychothérapeutes extérieurs, ce qui n’est pas non plus une solution idéale. D’autre part, le rôle du médecin psychiatre peut être, par exemple, de proposer un traitement adapté à la situation de la personne, pour aider à stabiliser son humeur. Les médicaments prescrits ne vont pas forcément résoudre les problèmes de fond, mais créer un état d’apaisement des troubles de l’humeur qui la rendront accessible à d’autres traitements comme, par exemple, un accompagnement pastoral. C’est en ce sens qu’il faut développer un partenariat cohérent entre psychiatre et pasteur dans le respect des compétences de chacun avec leurs limites. J. Adams plaide en ce sens, comme le note D. Powlison : « Adams propose une reconfiguration des droits et des responsabilités de ceux qui étudient et accompagnent les difficultés de la vie de personnes en souffrance. Il soutient que la relation d’aide est pour les pasteurs tout en déléguant la recherche scientifique aux psychologues et la pratique médicale aux psychiatres. » (D. Powlison, The Biblical Counseling Movement, History and Context, op. cit., 149).

[125] L. Crabb et D. Allender, L’encouragement, Sator, Mery-sur-Oise, 1988, 11.

[126] N. Blough, « Réconciliation communautaire », Dictionnaire de théologie pratique, op. cit., 595-596.

[127] E. Genre, La relation d’aide, une pratique communautaire, Labor et Fides, Genève, 1997, 197.

[128] D. Carson, Jusques à quand ? Réflexions sur le mal et la souffrance, collection Sel et lumière, Excelsis, Cléon d’Andran, 2005, 21.

[129] W. Kirwan, Les fondements bibliques de la relation d’aide, collection Terre nouvelle, Excelsis, Cléon d’Andran, 1999, 223.

[130] D. Bourguet, Les maladies de la vie spirituelle, collection Veillez et priez, Réveil Publications, Lyon, 2000, 22.

[131] Nous n’avons pas réellement montré ici les liens entre les thérapies cognitives et comportementales (TCC) et la relation d’aide chrétienne, qui auraient pu faire l’objet d’une étude parallèle. Il faut cependant les citer ici dans la mesure où les TCC constituent un des modèles thérapeutiques séculier les plus proches de la relation d’aide biblique. C’est, en tout cas, une thèse que défendent N. Anderson, T. et J. Zuehlke dans leur livre Christ Centered Therapy, The Pratical Integration of Theology and Psychology. Si les TCC travaillent sur le renouvellement de l’être intérieur au niveau des pensées, de l’intelligence, du raisonnement, de l’entendement et des émotions, ou pour le transposer en langage d’anthropologie biblique au niveau du cœur, l’approche proposée par les TCC n’en reste pas moins non normative et ne propose pas une guérison de l’homme intérieur par l’œuvre du salut accomplie par Christ.

[132] W. Barrett & J. De Vriese, La Bible au centre de la relation d’aide, op. cit., 32.

[133] N.T. Anderson, Discipleship Counseling, The Complete Guide To Helping Others Walk In Freedom And Grow In Christ, Regal Books, Ventura, California, 150.

[134] Voir en particulier l’Institution la religion chrétienne de Jean Calvin, IV,iii,1-9, ce qui correspond aux pages 986-995 dans la version français moderne de 2009. Les éléments qu’il propose fixent des bases essentielles pour l’organisation de l’Eglise et les rôles de ses responsables, en fonction des ministères présentés par Paul en Ephésiens 4.

[135] P.E. Kaschel, « Le message de la croix dans la relation d’aide », Aimer et Servir, n° 65, Bulletin de l’Union évangélique médicale et paramédicale, février 1986, 28.

[136] E. Thurneysen, Doctrine de la cure d’âme, collection Bibliothèque théologique, Delachaux et Niestlé, 1958, 83.

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