Michel JOHNER – La Revue réformée http://larevuereformee.net Wed, 08 Feb 2023 15:51:19 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.10  Sommaire N° 293 – 2020/1 – JANVIER 2020 – TOME LXX http://larevuereformee.net/articlerr/n293 Wed, 08 Feb 2023 17:49:36 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1184 Continuer la lecture ]]> Que ton règne vienne !
Le royaume de Dieu dans l’Eglise et la société
Carrefour 2018 de la Faculté Jean Calvin
Première partie

Editorial


Rodrigo DE SOUSA
L’articulation entre rois et dieux
dans le Proche-Orient ancien et l’Ancien Testament


Donald Cobb
Evangile du royaume et Evangile de la grâce :
quelle articulation ?


Michel Johner
L’Eglise et l’Etat dans le calvinisme politique : les deux bras exécutifs de la royauté terrestre du Christ


La Revue réformée, en texte intégral, en format pdf

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Souveraineté de Dieu et combat spirituel – Méditation introductive http://larevuereformee.net/articlerr/n290/souverainete-de-dieu-et-combat-spirituel-meditation-introductive Wed, 09 Jun 2021 17:02:17 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1119 Continuer la lecture ]]> Souveraineté de Dieu et combat spirituel
Méditation introductive

Michel JOHNER
Professeur d’éthique et d’histoire
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


Comment s’articulent, en théologie chrétienne, la souveraineté de Dieu et le combat spirituel ?

Dans la conception du monde qui est celle des écrivains bibliques, la souveraineté de Dieu est une notion fondamentale : Dieu est libre et souverain. Il ne doit rien à personne, il ne dépend que de lui-même. Tout-puissant, il est le maître de l’histoire. Son plan pour le monde s’accomplit inéluctablement. Ni les hommes, ni les anges n’ont la capacité de le tenir en échec.

Il est bien survenu dans l’histoire une révolte, une « chute » que ce Dieu souverain a, non pas voulue, mais pour le moins permise. Une guerre lui a été déclarée, mais qu’il a ensuite gagnée. Au terme de ce combat, il a défait toutes les puissances ennemies. En Jésus-Christ, « Chef [Tête] de toute principauté et de tout pouvoir », Dieu a « dépouillé les principautés et les pouvoirs et les a publiquement livrés en spectacle, en triomphant d’eux par la croix » (Col 2.15). Il a « écrasé la tête du serpent » (Gn 3.15). La prière que Jésus enseigne à ses disciples : « c’est à toi [désormais] qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire » (Mt 6.13), fait écho au « tout est accompli » (Jn 19.13) qu’il prononce sur la croix. Il n’y a rien à y ajouter.

De la souveraineté au déterminisme ?

De l’idée de souveraineté divine, considérée de manière superficielle, la raison humaine pourrait déduire une spiritualité fataliste ou déterministe : dans un monde où rien ne peut survenir sans que Dieu ne l’ait permis, où sa victoire sur le mal est acquise et son triomphe inéluctable, les croyants ont-ils encore un rôle décisif à jouer ?

Dans l’histoire du christianisme, ce fut le dérapage d’un courant mystique du xviie siècle appelé « quiétisme » que de faire sur cette base l’éloge de la passivité, considérant que les chrétiens sont les spectateurs passifs d’une histoire qui, de toutes manières, avec ou sans eux, doit s’accomplir. La spiritualité, de ce point de vue, ne peut que porter le croyant à s’incliner devant les événements dirigés par la providence comme l’expression brute et immédiate de sa volonté. On est à l’opposé de l’idée d’un combat spirituel !

Il fut notamment reproché au quiétisme de mettre en question l’utilité de la prière : le chrétien, par sa prière, n’ayant pas le pouvoir de changer le dessein de Dieu, ni par son absence de prière, ou ses paresses de prière, le pouvoir de retenir son intervention, il peut tout au plus dire à Dieu « que ta volonté soit faite », sans même penser que l’accomplissement de cette volonté puisse en dépendre. La prière, ici, n’est pas directement utile à Dieu ou à l’histoire, mais au confort psychologique de celui qui prie. Elle lui permet de se mettre personnellement en phase avec les événements qui doivent survenir. La souveraineté de Dieu et le combat spirituel sont conçus comme des réalités mutuellement exclusives : ce qui appartient à l’un échappe à l’autre.

Que ton règne vienne !

Dans l’Ecriture, toutefois, un premier indice met à mal la logique quiétiste : la dimension eschatologique de la royauté du Christ et de sa victoire, et le rôle spécifique dévolu à l’Eglise dans cette attente.

La Seigneurie du Christ fut certes manifestée de manière éclatante et universelle le jour de la Résurrection. Mais ce jour-là, toute langue ne l’a pas encore confessée, tout genou n’a pas encore fléchi pour faire allégeance devant lui (Ph 2.10). Sa victoire est proclamée, mais tous ses ennemis n’ont pas encore été mis sous ses pieds (1Co 15.24-28). On pourrait dire, avec une métaphore militaire, que, dans la foi, la guerre est déjà gagnée, même si toutes les batailles ne sont pas encore finies1. Du Christ il est dit, dans l’épître aux Hébreux : « En lui soumettant ainsi toutes choses, Dieu n’a rien laissé qui reste insoumis. Cependant, nous ne voyons pas encore maintenant que toutes choses lui soient soumises. » (Hé 2.8)

Un premier espace de combat spirituel apparaît ici. Dans la « tension eschatologique » (entre ce qu’il est convenu d’appeler « le déjà et le pas encore » de la royauté du Christ), la première mission confiée à son Eglise-ambassadrice est d’appeler l’avènement du règne de Dieu de ses prières. Le Christ n’enseigne pas à ses disciples à prier : « C’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire », sans ajouter dans le même souffle : « Que ton règne vienne ! », que cette puissance, aujourd’hui, se manifeste dans sa plénitude, que ta volonté soit faite, qu’elle soit accomplie, qu’elle soit respectée sur toute la terre comme elle est déjà respectée dans les cieux ! (Cf. Mt 6.9-13) La première forme de « collaboration » de l’Eglise à la venue du règne de Dieu est, sur le plan vertical, d’appeler de ses prières le plein accomplissement qui n’est pas encore survenu, avant d’y ajouter, sur le plan horizontal, au travers de sa prédication, la proclamation de cette victoire, ou son annonce prophétique.

Vers une spiritualité combative

Ceci dit, le rôle des apôtres ne se limite pas à ces deux premières missions prophétiques. Parlant du « combat spirituel » qui leur échoit, ils ne décrivent pas seulement le rôle détaché de celui qui, se tenant en dehors de la mêlée, tel le héraut avec sa trompette, sonnerait prophétiquement la victoire, ou le rôle de l’huissier de justice qui, sans être impliqué personnellement dans l’affaire, notifierait au prévenu la décision de justice qui le concerne. Dans l’Ecriture, il n’est pas seulement question d’un combat dont les disciples du Christ seraient les spectateurs passifs (regardant de loin le Christ et le diable en découdre), mais aussi en partie les acteurs. A la manière de véritables soldats, ils sont appelés à entrer dans le combat et à apporter à la victoire de leur Seigneur une contribution active, non par le recours à la force physique ou la coercition, comme l’ont pensé dans l’histoire différentes formes d’extrémismes et terrorismes religieux, mais par l’usage de la puissance spirituelle que Dieu leur donne. Dans la mouvance charismatique, aujourd’hui, plusieurs courants font la promotion de formes de spiritualités combatives, qui ne se limitent pas à la prière (un dialogue vertical avec Dieu), mais se déploient aussi sur un champ de bataille horizontal, à la manière d’un exorcisme, contre tous les adversaires du Christ encore insoumis (que ceux-ci soient humains ou démoniaques, infra).

Quelle peut être la part des croyants dans ce combat horizontal ? La question ne va pas de soi dans la tradition protestante du Christ seul. Tout n’a-t-il pas été accompli ? Manquerait-il quelque chose à la victoire du Christ pour la rendre opérationnelle ? L’Eglise a-t-elle un rôle supplémentaire à jouer (une parole à dire, un acte à accomplir) qui n’ait pas déjà été réalisé par Dieu au travers des événements de Pâques et de la Pentecôte ?

Le combat apostolique2

Dès l’Ancien Testament, les interventions de Dieu dans l’histoire se déploient sur un double front. Parlant de ses adversaires, il dit : « Comme j’ai veillé sur eux pour arracher, abattre, détruire, faire périr et mettre à mal, ainsi je veillerai sur eux pour bâtir et pour planter. Oracle de l’Eternel. » (Jr 31.28) Compte tenu de l’étendue reconnue au péché et à la corruption humaine dans le monde, cette ambivalence reste, jusqu’à la parousie, caractéristique de l’action de Dieu envers les hommes.

Puis Dieu engage ses porte-parole à lui emboîter le pas. Au fondement du mandat des prophètes se retrouve une pluralité d’impératifs analogues. Dieu dit à Jérémie : « Je t’établis aujourd’hui sur les nations et contre les royaumes, pour que tu arraches et que tu abattes, pour que tu fasses périr et que tu détruises, pour que tu bâtisses et que tu plantes. » (Jr 1.10) On notera que cette mission prophétique s’exprime de manière négative (arracher, abattre, ruiner, détruire) avant de s’exprimer de manière positive (planter, dresser, bâtir), et que les deux impératifs ne vont pas l’un sans l’autre3.

Dans le Nouveau Testament, les mandats donnés aux apôtres du Christ s’inscrivent dans la continuité de ce double mandat vétérotestamentaire. Si, dans leurs ordres de mission, il n’est plus question de déraciner, détruire et abattre (à la manière de Gédéon, Josias ou Elie), il ne leur est pas moins ordonné de chasser, de lier ou d’arracher, des injonctions qui expriment toujours ce qui peut être ressenti par les hommes comme étant le plus brutal, radical, douloureux et définitif (Mt 16.19). Outre les marchands du Temple, Jésus chasse aussi avec autorité les démons et les mauvais esprits (Mt 8.16 ; 9.34) et engage ses disciples à faire de même en son nom, partout où ils sont envoyés (Mt 7.22 ; 10.1-42 ; 17.19 ; Mc 9.38 ; 16.17).

Parmi les apôtres du Christ, il y a aussi place pour des battants, des tempéraments conquérants, des « arracheurs de vignes », à l’exemple du réformateur Guillaume Farel dont la combativité a marqué la mémoire protestante : Farel qui, dit-on, « pénétrait dans la forêt la hache à la main ». Rentrant dans les églises, il « tournoyait le glaive flamboyant de la Parole » sans aucune modération, contre ce qu’il appelait les « égarements papistes ». Farel ne craignait pas d’attaquer, même d’outrager parfois. Ce sont des personnalités que « le zèle de la maison de Dieu dévore » (Jn 2.17 ; Ps 69.9), souvent difficiles à supporter pour tous les « moyenneurs » et autres « nicodémites » qui les entourent, mais qui jouent un rôle essentiel dans l’histoire et la mission de l’Eglise.

Dans le Nouveau Testament, l’ordre d’arracher s’applique également aux combats intérieurs du croyant contre les parties de lui-même qui demeurent des occasions de chute :

Si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la ; mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie, que d’avoir les deux mains et d’aller dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint point. Si ton pied est pour toi une occasion de chute, coupe-le ; mieux vaut pour toi entrer boiteux dans la vie, que d’avoir les deux pieds et d’être jeté dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint point. Et si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le ; mieux vaut pour toi entrer dans le royaume de Dieu n’ayant qu’un œil, que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne, où leur ver ne meurt point, et où le feu ne s’éteint point. (Mc 9.43-48)

Dans le domaine spirituel, comme dans la médecine, certains renoncements ou amputations sont salutaires. Ne pas vouloir couper par peur de la violence du geste ou de la douleur serait laisser la gangrène gagner tout le corps. Au motif de ne pas vouloir perdre une partie, ce serait courir le risque de perdre le tout.

De manière surprenante, le combat a aussi sa place dans l’accession au royaume de Dieu et l’appropriation de la grâce divine. Jésus dit : « Depuis Jean-Baptiste, le royaume des cieux se fraie un passage avec violence, et ce sont les violents qui s’en emparent. » (Mt 11.12) « Jusqu’à Jean c’étaient la loi et les prophètes ; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé comme une bonne nouvelle, et chacun use de violence pour y entrer. » (Lc 16.16) Le sens du texte peut se discuter4, mais on peut assurément y lire l’éloge d’une certaine combativité dans la foi. Ce que Dieu donne se prête aussi à être saisi, voire arraché (Mt 7.7-11 ; 11.11-15 ; Jc 4.2). La grâce peut requérir pugnacité et opiniâtreté, comme si Dieu attendait de ses enfants cette attitude volontaire et revendicatrice qui l’honore et le réjouit, sur la voie ouverte par Jacob qui, dans l’Ancien Testament déjà, avait lutté avec Dieu pour lui arracher sa bénédiction (Gn 32.28)5.

Enfin, dans l’épître aux Ephésiens (6.10-20), les disciples du Christ sont représentés par l’image de soldats équipés de toute une panoplie d’armes, non seulement défensives (« afin de pouvoir tenir ferme contre les manœuvres du diable » [v. 11], et « résister dans les mauvais jours après avoir tout surmonté » [v. 13], « éteindre les traits enflammés du malin » [v. 16]), mais aussi offensives, avec toutefois la précision importante que c’est sur le plan spirituel qu’ils sont appelés à mener leur combat : « Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, les pouvoirs, les dominateurs des ténèbres d’ici-bas, contre les esprits du mal dans les lieux célestes » (v. 12), et avec d’autres armes que celles du monde, à savoir « l’épée de l’Esprit qui est la Parole de Dieu » (v. 17).

Deux convictions s’expriment ici. Premièrement, derrière les ennemis humains se dissimulent dans le monde spirituel des forces et puissances qui les gouvernent et les manipulent, dont le soldat du Christ doit discerner la présence. S’il ne le faisait pas, il se tromperait d’ennemi. Sa stratégie serait inadaptée : il perdrait son temps et son énergie à se battre contre des lampistes. Se gardant de plonger aveuglément dans l’agitation fébrile du combat, il conserve toujours à la main le « périscope spirituel » de la Parole, qui lui permet d’identifier, par-delà la mêlée, qui sont les puissances qui orchestrent la bagarre, et de leur opposer l’autorité du Christ.

Deuxièmement : le soldat du Christ ne doit pas se tromper d’arme. Seule l’« épée de l’Esprit qui est la Parole » convient à son combat. Il ferait erreur s’il se plongeait dans la lutte les mains nues, ou se battait comme si le combat dépendait de ses forces humaines. Il est appelé à se placer derrière un écran qui est celui du Christ révélé dans sa Parole, qui s’est déjà battu et qui a déjà vaincu. Il doit agir en son nom (à la manière d’un ambassadeur, ou porte-parole) et proclamer partout, au travers de l’Evangile, la victoire qui est celle du Christ, de manière sereine et confiante.

Les soldats du Christ ne sauraient davantage utiliser les armes de l’ennemi ! Ce n’est pas par Béelzébul qu’ils chasseront Béelzébul (Mt 12.22-30). A l’identique de Jésus lors de sa tentation (Mt 4.3), ce n’est pas par les moyens tactiques utilisés par le diable qu’ils pourront faire triompher leur combat. Le royaume de Dieu ne peut pas être divisé contre lui-même.

L’harmonie des fins et des moyens à laquelle le missionnaire est attaché s’explique ici : contrairement aux libertés prises par ses adversaires (qui se satisfont de considérations purement utilitaristes et pragmatiques), tous les moyens ne lui sont pas permis. Les armes de l’ennemi (la manipulation, la désinformation, l’argent, le mensonge, la corruption, le machiavélisme qui utilise la ruse et la mauvaise foi, l’usage de la force et de la coercition, le terrorisme…) sont incompatibles avec la nature de sa mission. S’il arrive à l’Esprit Saint, a posteriori, de pouvoir transformer un mal en bien, il n’appartient pas à l’Eglise de recourir délibérément à des stratégies ou des forces que l’Evangile condamne. La seule épée qui lui soit permis de saisir, c’est l’épée de la Parole : l’annonce de l’Evangile de la grâce6.

Le mystère de la prière

Au cœur de ce combat apostolique se découvre dans l’Ecriture la théologie et le mystère de la prière, déjà évoqués sous plusieurs aspects, qui contredit également l’opposition dans laquelle notre rationalisme voudrait enfermer la souveraineté de Dieu et le combat spirituel.

Lue rapidement, la parole de Jésus en Matthieu contre les « vaines redites »7 pourrait sembler démobilisatrice :

En priant, ne multipliez pas de vaines paroles comme les païens, qui s’imaginent qu’à force de paroles ils seront exaucés. Ne leur ressemblez pas, car votre Père sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez. (Mt 6.7-8)

Le croyant pourrait en déduire que, dans la spiritualité, moins il en dit mieux il se porte ; que Dieu connaissant tous ses besoins, et ayant décidé de les exaucer avant même qu’il lui en ait parlé8, la verbalisation même de la prière apporte peu. Mais Jésus corrige cette impression lorsqu’il dit au chapitre suivant : « Demandez, et l’on vous donnera, frappez et l’on vous ouvrira, car quiconque demande reçoit, et on ouvrira à celui qui frappe ! » (Mt 7.7-9) Manifestement, la verbalisation de la prière reste à ses yeux importante. Au final, c’est elle qui semble même faire la différence.

Bien que dans le langage courant on utilise souvent une expression pour l’autre, « penser à quelqu’un » ou « prier pour quelqu’un » désignent deux actions différentes. Tant que le croyant n’a pas verbalisé sa requête, tant qu’il n’a pas eu une conversation personnelle avec Dieu sur la question qui le préoccupe, sa position sur le sujet reste indéterminée. Elle vagabonde, pourrait-on dire, elle oscille entre plusieurs options : elle ne sait pas si elle veut espérer ou désespérer. Mais dès l’instant où il formalise sa requête, celui qui prie prend position, il choisit, il s’engage et n’est plus tout à fait le même qu’avant. Sa prière est l’acte transformateur par lequel il dit « amen » à l’œuvre de Dieu dans sa vie et en appelle l’accomplissement. L’apôtre Jacques, à ses frères désabusés, dira aussi cette parole forte : « Vous convoitez, mais vous ne possédez pas. Vous êtes envieux, sans rien pouvoir obtenir… » Pour quelle raison ? « Parce que vous ne demandez pas ! » (Jc 4.2-3) Celui qui est envieux n’a pas encore prié, pas plus que celui qui convoite. Avant même que la prière ne soit dite, elle est déjà connue et entendue par Dieu, et pourtant, peut-on lire dans l’Ecriture, il reste important aux yeux de Dieu qu’elle soit formulée.

Dernier aspect de ce combat : les apôtres exhortent les disciples du Christ à la persévérance, à l’endurance et à la pugnacité dans la prière (1Th 5.17 ; 3.10 ; 2Th 1.11). Ce que Jésus critique en Matthieu 6, ce n’est pas le fait de répéter la prière, mais de répéter la même requête « comme le font les païens », c’est-à-dire avec une idée païenne de Dieu (l’idée qu’il n’est ni présent, ni attentif, ni bien disposé), ou avec une idée païenne du mode de fonctionnement de la prière (penser que c’est à force de répétitions de « formules magiques » qu’on finira par obtenir un résultat). Ce n’est pas dans la prière elle-même que le croyant met sa confiance, mais en la personne à laquelle la prière s’adresse. Si la prière doit être répétée, si elle doit être persévérante, ce n’est pas afin d’être entendue, mais parce que, sur le sujet, l’endurance de la conversation avec Dieu est elle aussi prometteuse. Elle permet de développer une relation, elle est de nature à élever l’esprit et porter à des découvertes spirituelles et formes de dénouement inattendues.

La puissance de la prière : l’intercession d’Abraham

Pour illustrer l’extraordinaire puissance de la prière, il y a peu de textes plus marquants, dans le récit biblique, que l’épisode de l’intercession d’Abraham en faveur de Sodome et Gomorrhe (Gn 18.20-33)9. Dans ce qui prend ici l’apparence d’une véritable négociation avec Dieu, Abraham, par son intercession, parvient-il à infléchir la volonté de Dieu et à l’amener à changer de projet ?

Conscient que la faute de Sodome est gravissime, « si énorme » (v. 20), Abraham, timidement, pose un premier jalon : « Seigneur peut-être y a-t-il cinquante justes au milieu de cette ville, les feras-tu succomber ? Ne pardonneras-tu pas à cette localité à cause des cinquante justes qui sont au milieu d’elle ? » Et après que le Seigneur eut élevé son seuil de tolérance au chiffre proposé par son serviteur, Abraham revient à la charge, tout en s’excusant de le faire, conscient d’avoir déjà obtenu plus que ce qu’il était permis d’espérer : « Comment oserais-je interpeller à nouveau le Seigneur, moi qui ne suis que poussière et cendre, et pourtant… mon Dieu, je t’en prie, écoute-ceci : Peut-être, des cinquante justes, en manquera-t-il cinq ? Pour cinq, détruirais-tu toute la ville ? » Et l’Eternel répondit : « Je ne la détruirai pas, si j’en trouve quarante-cinq ! » Et c’est ainsi qu’au fil de la « négociation » le seuil d’indulgence du Seigneur s’élève progressivement en même temps que le nombre de justes requis s’abaisse : 50, 45, 40, 30, 20 et puis finalement 10 !

On semble bien éloigné ici du « Dieu en qui il n’y a pas ombre de changement et de variation » dont parlera l’apôtre Jacques (Jc 1.17). Mais que le lecteur se méfie des apparences : car s’il y a quelqu’un qui croit à la toute-puissance de Dieu et à l’immutabilité de son dessein, c’est bien Abraham !10 Et si Abraham avait continué sa négociation jusqu’au chiffre un, il n’est pas défendu de penser que le Seigneur, dans une perspective prophétique et christologique, aurait encore pu se ranger à sa proposition (cf. Rm 5.12-21 : par la vertu d’un seul…)

Il est remarquable, dans l’épisode, que la certitude de la toute-puissance et de l’immutabilité de Dieu n’a pas pour effet de démobiliser Abraham dans l’exercice de sa volonté ou dans sa capacité d’initiative ! Au contraire, pourrait-on dire, elle l’y pousse, elle l’y engage ! Le « père des croyants » (Rm 4.11) ose. Le Saint-Esprit éveille en lui jusqu’aux audaces qui vont faire de lui le « collaborateur de Dieu » (1Co 3.9), celui par l’intermédiaire duquel une partie du plan de Dieu va se réaliser dans l’histoire.

Une alliance interpersonnelle

Si l’intercession d’Abraham témoigne de la qualité tout à fait exceptionnelle de sa relation avec Dieu (il est parlé de lui, dans les Chroniques, comme étant l’« ami » de Dieu, 2Ch 20.7), elle éveille aussi à la conscience d’un Dieu tout-puissant qui, bien que parfaitement souverain et autonome dans ses interventions, choisit dans son amour d’associer des partenaires humains à son œuvre. Aux termes de l’alliance interpersonnelle qu’il a contractée avec ses enfants, il n’entre pas dans sa volonté de bénir les hommes malgré eux et sans eux ! Les bénédictions qu’il a préparées d’avance à leur intention, il n’est pas dans son projet de les faire tomber sur eux de façon mécanique et impersonnelle, comme un éclair peut s’abattre sur une maison et foudroyer ceux qui l’occupent.

Dans le cadre de son alliance, sa grâce ne se saisit pas de l’homme comme d’un objet ou « troncs et souches de bois », comme le dit la formule célèbre des Canons de Dordrecht :

De même que par la chute, l’homme n’a pas cessé d’être homme, doué d’entendement et de volonté, et que le péché, qui s’est répandu dans tout le genre humain, n’a pas aboli la nature du genre humain, mais l’a dépravée et tuée spirituellement ; de même cette grâce divine de la régénération n’agit point dans les hommes comme dans des troncs et des souches de bois ; elle n’annihile pas davantage la volonté et ses propriétés, ni ne la force ou contraint contre son gré. Au contraire, elle la vivifie spirituellement, la guérit, corrige et fléchit, aussi doucement que puissamment, afin que là où dominait pleinement la rébellion et la résistance de la chair commence à régner désormais la prompte et sincère obéissance de l’esprit en quoi consiste le véritable et spirituel rétablissement et la liberté de notre volonté11.

La régénération a aussi pour caractéristique de rétablir les croyants dans la position de sujet, de « vis-à-vis » créé à son image. Selon les écrivains bibliques, il est Notre Père et traite avec nous comme avec ses enfants : ses fils et ses filles. Il rétablit le croyant dans la position de partenaire. L’œuvre du Saint-Esprit dans sa vie ne tend pas seulement à faire de lui un instrument, mais également, à l’exemple d’Abraham, un moteur ; un moteur secondaire certes, mais un moteur tout de même. Et le moyen privilégié par lequel le Saint-Esprit l’associe, au plus haut niveau, à la direction de l’œuvre de Dieu, c’est la prière ! C’est elle qui fait la différence entre le serviteur et l’ami, entre l’esclave et le fils. Dans la relation du chrétien avec Dieu, la prière est une des manifestations les plus tangibles de sa liberté et de son engagement personnel, en un mot de son « amitié » pour le Christ ! Le Saint-Esprit crée en leurs cœurs jusqu’au vouloir qui leur fait naturellement défaut (Ph 2.13), et par lequel ils sont faits, selon la belle expression de Paul, « collaborateurs de Dieu » (1Co 3.9).

Synthèse

Touchant aux rapports entre la souveraineté de Dieu et le combat spirituel, la théologie de la prière introduit assurément dans les plus grands mystères de la foi.

Celui qui grandit en maturité spirituelle ne peut que développer la conviction que si la prière est nécessaire, ce n’est pas parce que Dieu en aurait besoin, mais parce qu’il plaît à Dieu, dans sa bienveillance, d’accorder l’heure de son intervention dans la vie des hommes, ou pourrait-on dire de la « retenir », jusqu’à l’heure où, par leur intercession, que lui-même leur inspire par son Esprit (Rm 8.26-27), ils s’approprient le dessein qu’il avait conçu à leur égard de toute éternité, appelant son accomplissement, lui disant : « Amen, amen, ainsi soit-il. »

Dans cette nouvelle perspective, ce n’est pas à l’extérieur de Dieu, dans ce qui lui manquerait ou serait ses limites (dans une forme de synergisme), que se trouve la raison qui rend la prière nécessaire, mais à l’intérieur même de Dieu, de son bon vouloir, de son caractère : la manière relationnelle dont il entend agir. C’est Dieu lui-même qui choisit de lier inclusivement une partie de ses interventions aux prières de ses enfants, de sorte que son intervention dans leur vie, toute souveraine soit-elle, prenne en même temps la forme d’un exaucement personnel.


  1.  Pour illustrer dans la pédagogie ce « déjà et pas encore » de la victoire du Christ, on pourrait dire aussi, avec une métaphore juridique, que le Christ est déjà entré dans son droit, mais que tout ce que son droit lui vaut ne lui a pas encore été donné, ou encore avec un langage emprunté à la littérature fantastique (qui connaît un certain succès chez les jeunes aujourd’hui) que la bête (l’ennemi du Christ) a été frappée à mort, mais qu’elle n’est pas encore morte. Elle gesticule, par terre, dans son sang, très agressive et dangereuse, mais elle ne se relèvera pas, son sort est joué.↩

  2.  Le texte de cette section est partiellement repris de Michel Johner, « L’Evangile et la violence : du pacifisme à la guerre juste », La Revue réformée 282 (2017/2-3), p. 99-160.↩

  3.  Pour Jérémie, ce serait trahir sa mission que d’être unilatéralement un agent de destruction, qui ne tendrait pas ensuite une main secourable à ses interlocuteurs. Mais ce serait aussi la trahir (devenir faux prophète) que d’avoir un discours unilatéralement positif, qui ne serait pas exclusif de son contraire.↩

  4.  La violence désignée est-elle positive : celle de l’irruption du royaume de Dieu dans l’histoire par la venue de Jésus, ou de la foi qui s’en empare sans attendre ? Ou négative : celle des extrémistes qui veulent instaurer le royaume de Dieu par la force, ou s’opposent à Jésus ou à Jean ? Ou positive et négative à la fois : le royaume avance avec puissance, malgré l’opposition qu’il suscite ? Lc 16.16 donne l’avantage à la première option.↩

  5.  Dans le récit des évangiles, plusieurs personnalités incarnent cette combativité positive, comme l’« ami sans gêne » (Lc 11.5-13), les quatre porteurs du paralytique de Capernaüm (Mc 2.1-5) et la femme cananéenne, qui, pour sa fille tourmentée par le démon, arrache au Christ une délivrance à laquelle ni les lois religieuses du temps ni Jésus lui-même ne lui avaient spontanément reconnu droit (Mt 15.21-28).↩

  6.  Ceci ne signifie pas que les ressources de la sociologie et des sciences humaines (étude de marché, techniques modernes de communication, voire pratique d’un certain lobbying), ne puissent être intégrées dans le développement d’une œuvre missionnaire, mais dans les limites qui sont celles du respect des fondamentaux de l’éthique chrétienne, et de la nature spécifique de la mission.↩

  7.  Cf. Mt 6.5-13 ; 7.7-11 ; 1R 18.25-39.↩

  8.  Dieu dit à Daniel son prophète : « Sois sans crainte, car dès le jour où tu as eu à cœur de comprendre (et de t’humilier devant Dieu), dès le premier jour, tes paroles ont été entendues, et je suis venu. » (Dn 10.12)↩

  9.  Pour rappeler le contexte : l’épître de Pierre parle de Loth comme d’un homme pieux et profondément affligé par la conduite déréglée et criminelle de ceux avec lesquels il vivait dans les villes de Sodome et Gomorrhe, du juste dont l’âme était torturée, jour après jour, par l’iniquité qu’il voyait et entendait. C’est la raison pour laquelle, conclut l’apôtre, Dieu a su le délivrer ! (2P 2.6-10) Il n’entre pas dans le dessein de Dieu de faire « succomber le juste avec le méchant » (Gn 18.23 ; cf. Dt 24.16). C’est pourquoi le Saint-Esprit met sur pied, à l’intention de Loth et de sa famille, une véritable opération de sauvetage par l’intermédiaire des envoyés qu’il dépêche sur place, et dont le poste de commandement, à l’arrière, est l’extraordinaire intercession d’Abraham.↩

  10.  Cf. Michel Johner, « Aux fondements de l’alliance de grâce : la promesse faite à Abraham – essai de conceptualisation », La Revue réformée 277 (2016/1). Abraham a compris d’emblée que la parole divine lui promet un héritage qui n’est ni à portée des hommes ni de ce monde (Hé 11.10, 13). L’exaucement de cette promesse exige de lui une foi indéfectible en la toute-puissance de Dieu, et va au-delà des limites du temps présent, « une espérance qui, telle une ancre solide et ferme, pénètre au-delà du voile, là où Jésus est entré comme précurseur » (Hé 6.19). L’héritage qui lui est promis engage Abraham à croire que Dieu ira jusqu’à « donner la vie aux morts et appeler à l’existence ce qui n’existe pas » (Rm 4.17).↩

  11.  Canons de Dordrecht, Aix-en-Provence, Kerygma, 1988, III-IV, xvi, p. 71-72.↩

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Jugements et grâces collectives
à travers la Bible

Michel Johner
Professeur d’éthique et d’histoire
Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence


1. Introduction

De la vision fragmentée et atomisée de la condition humaine, qui est celle de l’individualisme moderne, le texte biblique se démarque par une vision anthropologique plus large, où le groupe compte autant que l’individu, où la personnalité de chaque individu inclut de profondes solidarités spatiales et transgénérationnelles. La personne humaine n’est jamais regardée comme un électron libre, désaffiliée ou déconnectée de son groupe. Que ce soit dans l’espace ou dans le temps, elle est toujours enracinée, héritière de ses ascendants et génératrice de ses descendants, maillon d’une chaîne transgénérationnelle. L’individu ne serait pas lui-même en dehors de nombreux liens de solidarité qui l’unissent à la famille, au clan, à la nation, à l’Eglise dont il est en partie solidaire, dans le bonheur comme dans le malheur, dans le péché comme dans la grâce.

Il existe aussi une idée largement répandue selon laquelle prévaudrait dans l’Ancien Testament une conception collective de la responsabilité et de la justice, à laquelle viendrait se substituer, dans le Nouveau Testament, une notion de responsabilité individuelle. Mais une lecture plus attentive de l’Ecriture donne-t-elle raison à cette opposition ? Le chrétien est-il, par l’Evangile, délivré des péchés de ses ancêtres, auxquels les enfants d’Israël, dans l’ancienne économie, étaient restés asservis ?

2. Jugements et grâces collectives dans l’Ancien Testament

a. Les jugements collectifs

Dans le texte de la Genèse, sitôt après le récit de la création (chap. 1 et 2) se trouve celui de la chute par laquelle le péché est entré dans le monde (chap. 3). Or, le péché du premier homme a des retombées négatives sur l’ensemble de la descendance qui va naître de lui. Au travers de la faute d’Adam, c’est toute l’humanité qui pèche et se trouve par avance chassée du paradis terrestre (3.23-24). Après la faute, Dieu dit au serpent : « Je mettrai l’inimitié entre toi et la femme, entre ta descendance et sa descendance : celle-ci t’écrasera la tête, et tu lui écraseras le talon. » (Gn 3.15)

Ce « péché originel » restera présent en filigrane derrière tout le discours de l’AT sur le péché et la miséricorde divine, sans plus de précisions sur la manière dont le péché de tous s’articule avec le péché du premier homme, avant que l’apôtre Paul, dans le NT, en fasse une exposition dogmatique plus explicite et développée dans son prolongement sotériologique (Rm 5.12-21).

Mais on note déjà, dès la Genèse, que selon la promesse mystérieuse de Gn 3.15 (appelée « protévangile »), c’est aussi par la descendance de la femme que le serpent sera écrasé. C’est par le lien généalogique entre Eve et son lointain descendant que la séduction du péché sera « vengée » pour l’humanité bénéficiaire (cf. 1Tm 2.15).

Dans l’AT se trouvent plusieurs autres exemples où les fils portent les conséquences des péchés de leurs pères. Lémek, en particulier, descendant de Caïn au cinquième degré, dit avoir « hérité dans sa chair une blessure, une meurtrissure » pour laquelle « il a à son tour tué un homme et un enfant », avant de conclure : « Caïn sera vengé sept fois, et Lémek soixante-dix-sept fois. » (Gn 4.23-24)

Il existe en outre dans l’AT plusieurs exemples, devenus emblématiques, d’une justice d’apparence collective qui heurtent la sensibilité du lecteur moderne par le fait qu’elle frappe des familles entières, femmes et petits enfants compris. On peut mentionner notamment la punition des fils de Qoré, Datan et Abiram (Nb 16), de la famille d’Akan (Jos 7.1-26), la mort du fils de David pour la faute de son père (2S 12.13-14), le recensement de David puni par la mort de 70 000 hommes frappés de la peste (2S 24.11-15), et ainsi de suite.

b. La responsabilité individuelle

Une première limite est toutefois perceptible au « collectivisme » de ces jugements : dans plusieurs cas, il apparaît que le jugement n’est pas prononcé avant qu’une forme d’appel ait été lancée par le porte-parole de Dieu aux individus présents, appel à « se séparer des coupables », à « sortir du milieu d’eux » (Nb 16.26-27). « Echappez-vous pour sauver votre vie » avant que Sodome et Gomorrhe ne soient détruites (Gn 19.17). « A moi, ceux qui sont pour l’Eternel ! » crie Moïse avant que la punition divine ne s’abatte sur les adorateurs du veau d’or (Ex 32.26). « Partez, partez, sortez de là ! Ne touchez rien d’impur ! Sortez du milieu d’elle ! Purifiez-vous […] ! » dit Esaïe (Es 52.11). Ou encore, selon la formule célèbre : « Sortez du milieu d’elle [de Babylone], mon peuple, et que chacun sauve sa vie » (Jr 51.45), qui résonne jusque dans l’Apocalypse (Ap 18.4).

L’individu, ici, n’est pas totalement fondu dans la masse, il garde une personnalité distincte. Une première règle morale se dessine en pointillés, qui pourrait éclairer en partie ce que plusieurs des récits de jugements collectifs ne disent pas, et qui trouve écho dans nombre de cultures antiques :

1) La faute du groupe devient celle de tous ses membres tant qu’ils n’ont pas fait l’acte de s’en désolidariser. On peut passivement devenir complices de fautes ou de crimes que l’on n’a pas commis soi-même, mais que l’on n’a pas eu la lucidité ou le courage de dénoncer. Ne rien dire, ou « s’en laver les mains » (à la manière de Pilate), c’est prendre sur soi la faute de l’autre, la faire sienne, la reproduire en quelque sorte. De tout ce que l’on couvre, activement ou passivement, consciemment ou inconsciemment, on devient responsable.

2) A l’inverse, la communauté est également appelée à dénoncer et sanctionner les fautes des individus qui la composent. Le groupe, pourrait-on dire, est « pollué » par le péché d’un membre qui refuse de se repentir, tant qu’il n’a pas « extrait le mal du milieu de lui », « détruit l’interdit qui est au milieu de lui » (Jos 7.12). L’exercice de la discipline ici disculpe la communauté. C’est même leurs frères, amis, parents infidèles, que les lévites reçoivent ordre de sanctionner (Ex 32.27-28), dans une parole qui n’est pas sans préfigurer celle du Christ : « Celui qui aime ses parents ou ses enfants plus que moi n’est pas digne de moi […]. Je ne suis pas venu mettre la paix sur la terre, mais l’épée […]. Je suis venu mettre la division entre l’homme et son père […] et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. » (Mt 10.34-37)

c. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob

L’alliance de grâce par laquelle, dans un second temps, Dieu initie en faveur des hommes l’histoire du salut (Gn 13-17), n’est pas non plus dépourvue de dimensions collectives.

Concrètement, son œuvre de rédemption est inaugurée dans l’histoire, après quelques signes avant-coureurs1, par les promesses que Dieu adresse à Abraham, dont on trouve la mention de manière répétitive au fil des chapitres 11 à 18 de la Genèse, le développement le plus magistral de celles-ci étant le grand chapitre 17 sur l’établissement par Dieu d’une « alliance éternelle » : « J’établirai mon alliance avec toi et ta descendance après toi, dans toutes leurs générations : ce sera une alliance perpétuelle, en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de tes descendants après toi. » (17.7) A ces promesses s’ajoute l’institution de la circoncision pour sceller sa dimension transgénérationnelle et perpétuelle, « signe dans la chair d’une alliance éternelle » (17.13).

S’il est individuel, cet appel divin est donc aussi collectif. Il engage tous les individus qui composent le groupe, il devient la consécration d’un « peuple », d’un corps social auquel on appartient normalement par naissance. Abraham est choisi, « lui et sa maison » (Gn 17.7), et la circoncision obligatoire des nouveau-nés mâles confirme que toute la lignée est englobée par avance dans cet appel divin.

De toute évidence, la manière moderne de distinguer (voire d’opposer) l’individuel et le collectif est inconnue à ce stade de l’histoire de la révélation.

De même, quatre siècles plus tard (cf. Ga 3.17), devant le buisson ardent, Dieu, en réponse à la question de Moïse, « Quel est ton nom ? », décline son identité non seulement en lui révélant le fameux tétragramme (traduit habituellement dans nos Bibles par « l’Eternel »), mais aussi en ajoutant plus concrètement :

Tu parleras ainsi aux Israélites : l’Eternel, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob m’a envoyé vers vous. Voilà mon nom pour l’éternité, voilà comment je veux être invoqué de générations en générations. (Ex 3.15)

Dans l’alliance de grâce, il appartient à l’identité même de Dieu d’être celui qui s’est lié à une famille, qui deviendra un peuple, en suivant le fil des générations.

d. Le second commandement du Décalogue

Ainsi, il ne surprend pas Moïse que, dans le Décalogue dont il va ensuite porter la connaissance aux enfants d’Abraham, soit aussi exprimée une notion de solidarité transgénérationnelle dans la bénédiction comme dans la malédiction. A la suite du second commandement : « Tu ne te feras pas de statue, ni de représentation quelconque […] de ce qui est dans les cieux, tu ne te prosterneras pas devant elles […] », Dieu grave dans la pierre le commentaire : « car moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui punit/visite la faute des pères sur les fils jusqu’à la troisième et à la quatrième [génération] de ceux qui me haïssent, et qui use de bienveillance jusqu’à mille [générations] envers ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements. » (Ex 20.4-6 ; Dt 5.9-10)

i. Malédiction jusqu’à trois et bénédiction jusqu’à mille

Dans le Décalogue, ce commentaire a pour premier effet de souligner la gravité et la portée du péché. A celui qui aurait du péché une vision minimaliste, ce précepte oppose que le péché engendre une onde de choc qui est si grande que les enfants peuvent porter pendant plusieurs générations les conséquences du péché de leurs parents.

La solidarité transgénérationnelle est un sujet sur lequel les sciences humaines, aujourd’hui, s’expriment abondamment. Il est largement reconnu par la psychologie, psychanalyse et nouvelle « psychogénéalogie » qu’une partie de la vie de chacun se joue avant qu’il ne vienne au monde, dans l’histoire de sa famille et les circonstances de sa naissance. On le dit aussi dans un dicton populaire : « Les parents boivent et les enfants trinquent. » Il n’est pas nécessaire de chercher longtemps pour se convaincre, par exemple, que le meurtre, le viol, l’inceste, l’alcoolisme, la violence physique, l’abandon, parfois le divorce, peuvent laisser des plaies ouvertes, par ricochet, sur plusieurs générations. Le préjudice est parfois si grand pour la famille que, pour espérer survivre et se reconstruire, un changement de région et de nom s’impose à elle. Plus mystérieuse encore est la façon paradoxale dont un individu, dans son rapport à ses propres enfants, est capable de reproduire les comportements abusifs dont il a lui-même souffert dans son enfance. La logique voudrait que la leçon de l’histoire ait été prise, et qu’il soit prémuni, mais la réalité est plus complexe.

L’engrenage de la violence, le cercle infernal de la vengeance dans lequel on est si rapidement enfermé, le conflit des pères qui devient après eux celui des fils, génération après génération, sans que personne puisse encore se souvenir de l’origine du conflit, l’inclination naturelle au mimétisme, le poids de l’éducation et de l’exemple parental, les atavismes familiaux ou régionaux, l’omerta et le sentiment de « malédiction collective » qui peut peser sur certains lieux reculés sont autant de réalités que la parole du Décalogue prend au sérieux et couvre en partie.

Toutefois, dans le Décalogue, il y a davantage que le simple constat des conséquences naturelles de nos actes. Le texte exprime aussi l’idée d’un jugement divin. N’est-ce pas « Dieu qui punit la faute des pères sur les fils » ?

ii. Un exorcisme transgénérationnel ?

Se basant sur ce commentaire du Décalogue, il est des Eglises chrétiennes qui, dans leur relation d’aide et « ministère de délivrance », sont tentées par la pratique d’une forme d’« exorcisme transgénérationnel ». Lorsque perdurent chez un croyant des problèmes spirituels lourds (paraissant à ses yeux des « liens démoniaques »), le pasteur en cherche les causes dans les péchés de ses ancêtres qui n’auraient pas été confessés (notamment des péchés d’occultisme sur lesquels se focalise souvent ce type de pastorale). Le pasteur conduit alors sa brebis dans une enquête introspective sur l’histoire passée de sa famille, sur la durée de trois ou quatre générations. Et lorsqu’il fait des découvertes (aidé parfois par quelque « don de discernement »), il prononce une prière solennelle de demande de pardon et de libération qui doit affranchir sa brebis.

Mais est-ce la bonne interprétation du Décalogue ? Quatre remarques mettent en question la « littéralité » de cette lecture.

1) Dans la phrase « Moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui visite la faute des pères sur les fils », le verbe utilisé en hébreu (pakad), qui est assez imprécis, est traduit dans nos Bibles de diverses manières, entre lesquelles il serait bien difficile de trancher. Le terme « visitation » peut effectivement exprimer les jugements les plus sévères : Dieu, dans l’expression de sa jalousie, punit, sanctionne, impute, venge, poursuit les torts des pères sur les fils…2 Mais le terme peut aussi exprimer une forme de solidarité objective (les fils « subissent les conséquences » du péché des pères), qui, à ce stade, n’impliquerait pas encore de jugement moral. Avec une autre idée de ce que serait la « jalousie divine », on pourrait aussi, en extrapolant quelque peu, entendre cette « visitation » comme l’établissement d’une relation de type pastoral : Dieu, dans cette visitation, parlerait aux fils de la faute de leurs aïeux, les avertirait que leur vie croise celle de leurs ancêtres et qu’elle peut être impactée par leurs péchés.

2) Dans la lecture du second commandement, la proposition négative (« moi, l’Eternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui visite la faute des pères sur les fils jusqu’à la troisième et à la quatrième [génération] de ceux qui me haïssent ») ne doit pas être interprétée sans intégrer la suite de la phrase : « et qui use de bienveillance jusqu’à mille [générations] envers ceux qui m’aiment et qui gardent mes commandements ». Or, qu’est-ce qu’une bénédiction « jusqu’à mille générations » ? Si les paléontologues ont aujourd’hui une vision de l’âge de l’humanité qui se décline en millions d’années, ce n’était pas le cas du temps des écrivains bibliques, qui en avaient une vision beaucoup plus courte (entre cinq mille et six mille ans tout au plus). Et si on évalue la durée d’une génération à vingt ans (l’option la plus courte), on aboutit à poser une opération mathématique simple : six mille ans correspondent à 300 générations. L’histoire de l’humanité tout entière, depuis Adam, ne dépasserait pas 300 générations ! Que signifie donc la promesse d’une « bénédiction jusqu’à mille générations » aux oreilles des premiers auditeurs juifs de Moïse, au pied du mont Sinaï, sinon une bénédiction dont l’étendue enveloppe l’histoire de l’humanité entière, qui dépasse très largement ses limites connues et imaginables, une bénédiction dont aucune génération en Israël ne pourra jamais dire : « J’en ai été exclu. » En d’autres termes : dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y a pas de générations (pas même trois ou quatre) qui soient soustraites au bénéfice de cette bénédiction.

3) Dans le texte hébraïque du Décalogue, le terme « génération » manque. Il n’est qu’implicite pour relier les autres mots de la phrase (et pour cette raison mis entre crochets dans plusieurs de nos versions). Littéralement, le texte parle du « Dieu jaloux, qui visite la faute des pères sur les fils jusqu’à trois ou quatre, et qui bénit ceux qui l’aiment jusqu’à mille ». La pointe du discours n’est donc pas d’appeler ses auditeurs à compter les générations pour savoir s’il y a prescription, mais de souligner la démesure symbolique entre les nombres trois et mille, et d’attirer par là leur attention sur la surabondance de la bénédiction sur la malédiction, sur la fidélité éternelle de Dieu à son alliance de grâce. La solidarité des générations dans la faute est une réalité que l’Ecriture reconnaît largement. Mais, comme on pourrait dire aujourd’hui, si elle attribue à cette hérédité le coefficient trois ou quatre (à l’échelle des « déterminismes »), le poids de la promesse de grâce faite à chacune des générations successives, quant à lui, serait de coefficient 1000, c’est-à-dire 300 fois supérieur.

4) Dans cette lecture, il apparaît aussi que les expressions « ceux qui haïssent Dieu » et « ceux qui l’aiment » ne sont pas faites pour diviser les auditeurs de Moïse en deux catégories, séparées par une cloison imperméable, la première durant trois ou quatre générations et la seconde durant mille (c’est-à-dire pour toujours, au-delà des limites de la vie terrestre). Il convient plutôt d’entendre que toutes les générations héritières des promesses faites à Abraham sont, de manière perpétuelle, doublement appelées par le second commandement à demeurer dans la communion de leurs aïeux qui ont aimé Dieu, ou à y retourner promptement, si leurs aïeux, par malheur, les en avaient détournés.

En accord avec la structure générale de l’alliance dans l’AT3, le message du second commandement peut se résumer ainsi : au sein de l’alliance de grâce, personne n’est condamné à reproduire la faute de ses pères. Chaque maillon de la chaîne généalogique est appelé par la parole divine à la repentance et à la libération, qu’aucune hérédité ou forme d’atavisme ne pourrait tenir en échec.

e. Ezéchiel et l’individualité du jugement de dieu

l’interprétation du décalogue présentée ci-dessus est peut-être inhabituelle, mais elle présente l’avantage d’introduire de manière naturelle ce qui suit dans l’histoire de la révélation : l’enseignement des prophètes, comme ezéchiel chapitre 18, sur le rapport entre l’individu et le groupe dans l’alliance de grâce.

voici les circonstances : parmi les fils d’israël en exil, les enfants de la seconde génération murmurent à l’idée que dieu leur ferait payer des fautes qu’ils n’ont pas eux-mêmes commises. ils expriment leur mécontentement en diffusant un slogan cynique : « les pères mangent des raisins verts et les dents des fils sont agacées » (18.2)4, et répètent à qui veut l’entendre que « la voie du seigneur n’est pas normale » (18.25).

le seigneur, loin de donner raison aux plaignants, réfute leurs accusations de manière vive : « je suis vivant – oracle du seigneur, l’eternel –, vous ne direz plus ce proverbe en israël ! » (v. 3) puis il rappelle aux enfants d’israël oublieux la règle éternelle de l’individualité de son jugement : « voici, toutes les âmes sont à moi ; l’âme du fils comme l’âme du père […] ; l’âme qui pèche est celle qui mourra. » (v. 4)

jérémie, dans des circonstances analogues, oppose à l’adage blasphématoire un contre-adage, qui veut être, lui, la juste traduction de la pensée du seigneur de l’alliance : « chacun mourra pour sa propre faute ; c’est celui qui mangera des raisins verts qui aura les dents agacées. » (jr 31.30) aux enfants d’israël qui s’imaginaient, à tort, être héritiers d’une malédiction collective consécutive aux péchés de leurs ancêtres dont ils sont innocents, ezéchiel et jérémie opposent qu’ils ne moissonnent que ce qu’ils ont semé (cf. ga 6.7).

certains exégètes voient en l’adage des raisins verts la juste expression de ce que fut l’« ancienne alliance », et considèrent que « l’âme qui pèche est celle qui mourra » (v. 4) ou la version de l’adage révisée par jérémie (31.30) sont des affirmations qui appartiennent au régime eschatologique de la « nouvelle alliance » annoncée par les prophètes. parmi les appuis qui les y portent : le fait qu’ezéchiel et jérémie, à deux reprises, s’expriment au futur (ez 18.3 et jr 31.30) et que l’« adage révisé » soit juxtaposé par jérémie à sa promesse qui parle de la nouvelle alliance (jr 31.30-31).

toutefois, la perspective générale d’ezéchiel 18 est bien différente. c’est dans le cadre de l’ancienne dispensation de l’alliance de grâce, dont ils faisaient déjà partie, que le prophète développe sa casuistique (ci-dessous) et accuse les fils d’israël de trahison. l’adage des raisins verts, de son point de vue, est une insulte autant pour l’« ancienne » que pour la « nouvelle » alliance. quant à la petite phrase « l’âme qui pèche est celle qui mourra » (v. 4), elle n’appartient pas à la prophétie d’un nouvel âge. elle est pour lui la traduction de ce qui est déjà inscrit depuis des siècles au cœur de la loi de moïse : « on ne fera pas mourir les pères pour les fils, et l’on ne fera pas mourir les fils pour les pères, mais on fera mourir chacun pour son péché. » (dt 24.16) cette loi est citée à plusieurs reprises dans l’at (2ch 25.4 et 2r 14.6), puis rappelée par ezéchiel (18.3-4) et jérémie (31.30), sans jamais entrer en contradiction avec le principe de solidarité du décalogue, qui sera rappelé une nouvelle fois par jérémie après l’annonce de la « nouvelle » alliance (jr 32.18-19)5. manifestement, si l’alliance prophétisée par jérémie est qualifiée de « nouvelle », ce n’est pas pour désigner une innovation, mais plutôt un renouvellement et un développement.

Dans la section des versets 4 à 20, Ezéchiel, pour illustrer cette vérité éternelle (« l’âme qui pèche est celle qui mourra », citée deux fois, en début et en fin de section), développe une subtile casuistique. Il parle tout d’abord des situations individuelles : « L’homme […] qui pratique le droit et la justice […] vivra à coup sûr – oracle du Seigneur, l’Eternel. » (V. 5-9) Puis : « Si le méchant se détourne de tous ses péchés […] assurément il vivra, il ne mourra pas. » (V. 21-22) Puis il nomme les diverses mutations croisées possibles entre les générations : l’homme qui pratique la justice, dit le Seigneur, « assurément il vivra », quand bien même il aurait un père rebelle (v. 16-17). Et l’homme rebelle, celui qui pratique l’injustice, « il ne vivra pas », quand bien même il aurait un père juste (v. 13). « L’âme qui pèche, c’est celle qui mourra. Un fils ne supportera pas le poids de la faute de son père, et un père ne supportera pas le poids de la faute de son fils. » (V. 20) Nous dirions aujourd’hui que, face à la justice de Dieu, nul ne peut se réfugier sous le parapluie de la religion de sa famille ou de son Eglise. Nul n’est condamné ou justifié par héritage ou par procuration. Comme l’a écrit un pasteur : « A ce rendez-vous, Dieu n’a pas de petits-fils, il n’a que des fils ! » Ultimement, c’est le positionnement spirituel de chacun qui est déterminant.

Par cette casuistique, méthodiquement développée, Ezéchiel veut confondre ses interlocuteurs et leur ôter tout alibi : non, vous n’êtes pas les innocentes victimes d’un Dieu arbitraire et injuste. Nul n’a les dents agacées qu’il n’ait lui-même mangé des raisins verts ! Vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-mêmes6.

Enfin, on retrouve en conclusion de ce long chapitre la dissymétrie des deux volets de l’alliance (bénédiction et malédiction) déjà évoquée dans le Décalogue : « Pourquoi devriez-vous mourir, maison d’Israël ? dit l’Eternel. Car je ne désire pas la mort de celui qui meurt, mais qu’il se détourne de sa voie et qu’il vive. » (18.31-32, 23) Le discours d’Ezéchiel se termine par un rappel de la fidélité éternelle de Dieu à ses promesses, qui débouche sur un appel solennel à la conversion. Dans l’alliance de grâce, il n’existe pas de fatalisme dans l’héritage du péché des pères : « Revenez donc, détournez-vous de tous vos crimes » (v. 30-31) ; « Faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau » (v. 31) ; « Convertissez-vous donc et vivez » (v. 32).

3. Jugements et grâces collectives dans le Nouveau Testament

On dit généralement du NT qu’il fait une place plus large à l’individu qu’au groupe. Mais toute notion de jugement collectif est-elle écartée pour autant ? Toute notion de vocation et de responsabilité collective devant Dieu est-elle désavouée ? Dans le jugement comme dans la grâce, n’existe-t-il, dans le NT, aucune structure qui encadre les individus ? L’Eglise et les familles, en particulier, à la suite d’Israël, ne forment-elles pas un peuple porté par des promesses et des responsabilités collectives spécifiques ? Le baptême n’a-t-il pas pris la place de la circoncision pour en perpétuer le signe ?

a. La généalogie de Jésus-Christ et la filiation d’Abraham

Sur l’articulation des deux testaments, les premiers signes indicateurs parlent de continuité. Le thème de la descendance est, dans l’AT, la colonne vertébrale de l’histoire du péché et de la grâce, et le récit des premiers évangiles (Mt 1.1-17 ; Lc 3.23-38) commence par écrire la « généalogie de Jésus-Christ », comme pour établir avant toutes choses, et avec toute la précision requise, la filiation dont il est issu, de manière à l’identifier comme le descendant d’Eve, puis d’Abraham (Lc 1.55), puis de David, qui, selon la prophétie de Gn 3.15, devait écraser la tête du serpent.

C’est aussi dans le NT, faut-il le rappeler, que le péché originel trouve sa formulation dogmatique la plus explicite et élaborée (Rm 5.12-21). Sous la plume de Paul, d’une manière qui peut surprendre, Adam devient la préfiguration typologique du Christ (5.14) : si tous les hommes sont morts des conséquences de la faute du seul Adam, « à combien plus forte raison » (5.15, 17), tous ceux qui croiront seront-ils sauvés par l’imputation des mérites du seul Jésus. Il y a derrière ces deux liens un type de solidarité analogue (« par les vertus d’un seul »), qui, s’il a, dans le premier cas, entraîné le groupe représenté dans le péché et la mort, lui apporte, dans le second, le salut.

Ce n’est pas par hasard si l’Eglise, de manière générale, est présentée par l’apôtre Paul comme l’héritière directe des promesses faites à Abraham et à sa descendance : « Et si vous êtes à Christ, alors vous êtes la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse. » (Ga 3.29)

b. Le péché des pharisiens : la récapitulation du péché des pères

Sur le plan de la responsabilité individuelle, la loi morale qui s’est dévoilée progressivement au fil de cette étude (l’individu est complice du groupe auquel il appartient tant qu’il ne se désolidarise pas de lui par un acte personnel et volontaire) ne perd rien de son autorité dans le NT. Et l’appel vétérotestamentaire à « sortir de Babylone » (Jr 51.45) résonne avec une puissance croissante jusque dans l’Apocalypse (Ap 18.4).

Ne pouvant évoquer ici les multiples données du NT qui donnent corps à cette idée de vocation et de responsabilité collective, je propose au lecteur, dans la dernière partie de ce survol, de fixer son attention sur un passage de l’évangile particulièrement significatif et rarement commenté (Mt 23.29-32 et Lc 11.50-51), dans lequel Jésus apporte un éclairage important sur la notion de jugement collectif et transgénérationnel.

En Matthieu 23, Jésus prononce plusieurs malédictions contre les scribes et les pharisiens : « Malheur à vous […] parce que vous bâtissez les sépulcres des prophètes et ornez les tombeaux des justes, et que vous dites : Si nous avions vécu au temps de nos pères, nous ne nous serions pas associés à eux pour répandre le sang des prophètes […], alors que les prophètes et les sages que Dieu vous envoie aujourd’hui, vous les crucifiez et vous les flagellez dans vos synagogues. » (V. 29, 30, 34) Ce faisant, dit-il, « vous manifestez que vous êtes les fils de ceux qui autrefois ont tué les prophètes » (v. 31). Plus encore, « vous mettez le comble à la mesure du péché de vos pères », de telle sorte « que retombera sur vous tout le sang innocent répandu sur la terre, depuis la fondation du monde, depuis le sang d’Abel le juste [le premier crime], jusqu’au sang de Zacharie [le dernier prophète], que vous avez tué entre le temple et l’autel. Tout ce sang innocent répandu, depuis la fondation du monde, j’en demanderai compte à cette génération-ci. » (V. 35-36)

Comment s’articulent le péché des pharisiens opposés à Jésus et celui de leurs pères ? En crucifiant les envoyés de Dieu, ils reproduisent les comportements coupables des générations qui les ont précédés. Ils n’ont pas pris les leçons de l’histoire. C’est pourquoi, dit Jésus, à cette génération-ci sera demandé compte par Dieu de tout le sang versé dans l’histoire du monde, depuis le premier crime, qui fut le meurtre d’Abel. Dans leur culpabilité actuelle, telle que Dieu la voit, la culpabilité de tous les crimes analogues commis par leurs ancêtres est comme récapitulée et incluse. De plus, « ils mettent le comble à la mesure du péché de leur père » : crucifiant le Messie, ils porteront à leur paroxysme les libertés coupables qu’avaient prises leurs ancêtres. Dans cet acte ultime, la culpabilité de tous les crimes déicides de l’AT sera portée à son comble.

Ainsi, le rapport de la faute actuelle des interlocuteurs de Jésus aux fautes antérieures de leurs ascendants est autre que la simple ressemblance ou répétition : c’est comme de l’intérieur, de manière organique, que leur faute actuelle, tout en se distinguant des précédentes, les récapitule et les dépasse.

4. Synthèse biblique

a. Confesser conjointement « ses fautes et les fautes de ses pères »

De ce premier survol biblique, même succinct, se dégage une vision de la responsabilité dans laquelle les péchés des pères et des fils peuvent s’entremêler, parfois jusqu’à la confusion. Dans la culpabilité de l’homme devant Dieu, il y a à la fois une dimension collective et une dimension individuelle. Le croyant n’a donc pas à jouer l’un contre l’autre, ni à choisir entre les deux, mais à les assumer ensemble, dans une expression de repentir complète et équilibrée. En écho à cet enseignement, le croyant trouvera naturel d’exprimer sa demande de pardon en confessant conjointement « ses fautes et les fautes de ses pères » (Lv 26.40). Il utilisera aussi avec aisance le « nous collectif » des prophètes, à l’exemple de Daniel qui, dans une prière en nom collectif, confesse, alors qu’il est peut-être à titre personnel le moins coupable des Israélites :

Ah ! Seigneur, Dieu grand et redoutable, qui garde ton alliance et ta bienveillance envers ceux qui t’aiment […], nous avons péché, nous avons commis des fautes, nous avons été méchants et rebelles, nous nous sommes détournés de tes commandements […], nous n’avons pas écouté tes serviteurs […]. (Dn 9.4-6, avec un clin d’œil au Décalogue !)7

En Jean 9.2-3, face à l’aveugle-né, on interroge Jésus : « Pour qu’il soit né aveugle, est-ce lui qui a péché ou ses parents ? » Jésus répond (de manière décalée, comme il le fait parfois) en ne réfutant aucune des deux options, mais en appelant ses interlocuteurs à les dépasser. Vouloir démêler la part de responsabilité qui incomberait à la faute personnelle du malheureux, à celle de ses parents ou, pourrait-on ajouter, à celle d’Adam, ne mènerait à rien. La chose qui compte, dans le cas présent, c’est ce qui va advenir de l’événement : de quelle manière la guérison miraculeuse de l’infirme par les mains du Christ va glorifier le Dieu de toutes grâces.

Enfin, c’est aussi à la première personne du pluriel que le Christ apprend à ses disciples à prier : « Notre père qui es aux cieux […], pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » (Mt 6.9, 12) Qui est ce « nous » ? Le cercle des disciples ? l’Eglise ? l’humanité tout entière avec laquelle celui qui prie se solidarise ? Ou tous ces cercles à la fois ? En tous les cas : une profonde expression d’humilité et de solidarité. Celui qui prie à l’école du Christ ne se croit pas meilleur que les autres. Dans les différentes familles dont il fait partie, il sait que le péché des autres est aussi en partie le sien, et inversement.

b. Imputation du péché d’Adam et visitation du péché des pères

La ressemblance qui existe entre l’héritage général du péché d’Adam et l’hérédité particulière du péché des pères plus directs ne doit pas cacher leurs différences, qui, dans cet exposé, nous ont fait prendre le parti de les présenter comme distincts et impactant la vie des fils d’Abraham à deux niveaux différents.

En premier lieu, l’amplitude de ces deux interpellations varie : étendue à toute l’humanité dans le premier cas, et limitée à trois ou quatre générations dans le second.

Adam, ensuite, reçoit dans l’histoire biblique un statut spécifique qui donne à sa faute ses conséquences universelles. La seule circonstance qu’Adam ait été le père naturel de l’humanité, ou le premier maillon de sa chaîne biologique (primus inter pares), ne suffit pas à expliquer les conséquences de son acte. De toute évidence, un principe de solidarité juridique s’y ajoute, qui lui confère un statut particulier, désigné par l’expression « chef d’alliance » dans le calvinisme classique8, tout comme le sera, dans l’histoire ultérieure du salut, le statut du Christ, le second Adam, dont le premier Adam fut la préfiguration typologique (Rm 5.14). L’imputation du péché d’Adam à tous les êtres humains outrepasse la simple application de la règle ordinaire de la visitation du péché des pères sur les fils, de même que l’imputation de la justice du Christ à tous les croyants ne se réduit pas à la bénédiction des enfants de tous ceux qui l’aiment promise par le Décalogue.

Troisièmement, il n’est pas établi dans l’Ecriture que les conséquences de la visitation du péché des pères soient nécessairement la mort de ceux qu’elle touche, comme elle le dit de ceux à qui le péché d’Adam a été imputé (Rm 5.12). L’Ecriture ne parle du péché originel qu’après que celui-ci a emporté toute l’humanité dans son sillage. Les exhortations de Moïse ou Ezéchiel, par contre, interpellent les fils directs dans une situation floue, où la possibilité de ne pas reproduire les péchés des pères immédiats semble encore ouverte. A ce niveau, visiblement, Dieu leur parle de la même manière qu’il a parlé à Caïn avant son meurtre : « Le péché est tapi à ta porte, et ses désirs se portent vers toi. Mais toi, domine sur lui ! » (Gn 4.7)9

Le point de contact entre l’héritage du péché des pères et l’héritage du péché d’Adam, quant à lui, est perceptible en théologie a posteriori : au sein de l’alliance, la punition de ceux qui haïssent Dieu peut être considérée comme une retombée lointaine de la punition du péché d’Adam, et la bénédiction surabondante de ceux qui l’aiment comme une émanation anticipée de l’œuvre du salut que le Christ accomplira en faveur de son peuple (cf. 1Co 10.4).

5. Considérations pastorales : la demande de pardon pour les péchés des ancêtres, légitimité et limites

Il peut arriver qu’un croyant découvre tardivement que sa famille a trempé dans des péchés lourds (crime odieux, inceste, règlement de comptes, viol et assassinat, crime de guerre, tortures, gestapo, crimes mafieux, occultisme, trahisons, mensonges, pillages, escroquerie, omerta…), une découverte qui éclaire des zones restées obscures de l’histoire de sa famille, et qu’il éprouve le besoin d’en demander pardon à Dieu dans une prière spécifique.

Lorsqu’un homme se convertit au christianisme, il peut aussi éprouver le besoin de déposer devant le trône de la grâce son histoire familiale, communautaire (locale, tribale, régionale), nationale, les marques négatives que celle-ci a pu laisser sur lui, les fautes qu’il a lui-même reproduites, les complicités actives ou passives qui l’ont flétri.

Mais la prière de repentir qui marque l’engagement dans la vie chrétienne est par nature un acte global et définitif, qui ne doit pas obligatoirement être détaillé et exhaustif (d’ailleurs comment le pourrait-il ?) pour être efficace. Le pardon que le croyant reçoit par la foi en Jésus-Christ est un pardon qui couvre l’ensemble de ses péchés présents, passés et à venir. Il ne doit pas en douter.

Qui accusera les élus de Dieu ? Dieu est celui qui justifie ! Qui les condamnera ? Le Christ-Jésus est celui qui est mort, bien plus, il est ressuscité, il est à la droite de Dieu, et il intercède pour nous ! (Rm 8.33)

Il est dans la nature même de la nouvelle naissance du croyant de le libérer de « la vaine manière de vivre héritée de ses pères » (1P 1.18), et d’opérer dans sa vie une forme d’exorcisme global qui annihile toutes les puissances du diable auxquelles il pouvait être soumis. Dans les liturgies les plus anciennes du baptême des adultes, il était demandé au catéchumène, dans l’« exomologèse », de déclarer solennellement vouloir « renoncer à Satan et à ses pompes ». Le baptême était conçu comme un acte d’exorcisme, qui, pour tous, avait lieu une fois, au début de la vie chrétienne, de manière globale et définitive. Mais le baptême étant administré, et la libération proclamée, il eut été inconvenant que le baptisé ou son pasteur veuille y revenir, ou laisse entendre que des détails auraient pu échapper à cette délivrance. Le croyant ne doit pas douter que le pardon qui lui a été signifié le jour de son engagement recouvrait déjà toutes les fautes dont sa vie était entachée, y compris celles dont il n’avait pas momentanément conscience, et qui ont été révélées ultérieurement. Le pardon de Dieu, dans sa vie, n’a pas attendu leur confession pour les couvrir.

Dans la grâce, il est aussi des « vieilles marmites » dont le croyant doit apprendre à refermer le couvercle définitivement. Ce serait faire offense à la croix du Christ que de fouiller perpétuellement dans la vase de son passé à la recherche de détails qui lui auraient échappé. Dans la Genèse, la femme de Loth en est le symbole : se retournant, malgré l’interdiction divine, pour contempler la destruction de ce qu’elle devait laisser derrière elle, elle montrait qu’elle en restait prisonnière. Cette fascination morbide lui fut fatale : elle en fut littéralement « pétrifiée » (Gn 19.17, 27). Dans la grâce, il est aussi des situations dans lesquelles le croyant doit apprendre, comme dit Paul, à « oublier ce qui est en arrière, et tendre vers ce qui est en avant » (Ph 3.13). Jésus n’a-t-il pas dit : « Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas bon pour le royaume de Dieu » (Lc 9.62) ?

Que ferons-nous donc vis-à-vis des péchés de nos ancêtres ? Dans la religion mormone, il est possible de demander un « baptême pour les morts »10, et dans la confession catholique d’obtenir par une indulgence la rémission partielle ou plénière des peines encourues par un parent qui est au purgatoire, pour la rémission de ses péchés11. Mais pour celui qui est de confession protestante, l’espace qui peut être légitimement consacré à une demande de pardon pour le péché des pères est plus étroit. L’enseignement de l’Ecriture, auquel il veut soumettre sa doctrine et sa pratique, lui interdit toute prière pour les morts12. Il ne fait pas davantage place à l’idée de purgatoire, d’indulgence ou d’absolution qui puissent être requises en faveur d’une personne défunte. « Il est réservé aux hommes de mourir une seule fois, après quoi vient le jugement. » (Hé 9.27) Ici, c’est au positionnement spirituel de l’homme dans la temporalité présente (fût-il in extremis comme celui du bon larron) que s’attache le jugement divin. Entre la mort et le jugement dernier, il n’existe pas de nouvel espace probatoire dans lequel une prière d’intercession pourrait encore entraîner la révision de la sentence divine. Vue de l’extérieur, cette conception protestante peut sembler sévère et restrictive, car, de ce point de vue, il n’est pas donné à l’homme de pouvoir récupérer dans l’au-delà les grâces qu’il aurait délibérément refusées dans le temps de sa vie (cf. la parabole du riche et de Lazare en Lc 16.19-31). Mais, positivement, il en découle aussi une valorisation infinie du temps vécu : l’homme n’a qu’une vie et, dans cette vie unique, se joue pour lui l’éternité.

Quel espace reste-t-il donc, en spiritualité protestante, pour une demande de pardon pour les péchés des pères ? Sept remarques permettront de baliser ce terrain :

1) S’il s’agit, comme indiqué précédemment, de confesser conjointement « ses fautes et les fautes de ses pères », il doit être souligné que ce n’est pas la prière d’un vivant innocent en faveur d’un mort coupable. C’est autant pour son péché que pour celui de son père que l’intercesseur prie.

2) Ce n’est pas tant pour la personne de l’aïeul que l’on prie que pour ses actes et leurs conséquences négatives dans l’histoire. L’intercesseur demande avant tout à Dieu de bien vouloir intervenir, dans sa grâce, pour limiter les conséquences négatives de ce comportement coupable, retenir l’escalade de la vengeance, protéger les victimes…

3) Demander pardon pour les péchés d’un aïeul décédé ne décide pas du pardon que Dieu veut ou non lui accorder, pas plus que cela ne force les victimes survivantes à le faire, mais c’est faire un premier pas (la petite part qui est la nôtre) dans cette direction et créer des conditions favorables à l’apaisement du conflit. Ce n’est pas tout, mais c’est déjà beaucoup.

4) Si je suis solidaire du péché de mes pères, je peux aussi leur en vouloir, éprouver de la honte, de l’amertume, de la colère pour la façon dont ils se sont comportés, pour les préjudices qu’ils ont fait subir à leur famille. Dans ce cas de figure, demander pardon pour leurs péchés, c’est aussi vouloir mettre de côté ces ressentiments, et décider de se mettre vis-à-vis d’eux dans les dispositions qui sont celles du pardon, que l’Evangile commande aux chrétiens. Le pardon de Dieu, et le pardon de tous ceux qu’ils ont lésés, que j’espère pour mes pères, je veux être le premier à le leur donner (cf. « pardonne-nous comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »).

5) Demander pardon pour le péché de ses pères peut aussi désigner une demande de pardon en nom collectif pour les péchés d’un groupe, de la « personnalité corporative » qu’est la famille, la tribu, la nation, l’Eglise. Les premiers coupables ne sont plus, mais l’institution est une personne morale qui leur survit, et qui, par la bouche de ses porte-parole, peut reconnaître les fautes qu’elle a commises. Celui qui prie, ici, c’est au nom de sa famille entière qu’il demande pardon (les morts et les vivants) et non de lui en particulier. Ce type de demande de pardon institutionnelle, qui est de plus en plus courant aujourd’hui dans la sphère publique13, joue un rôle important, à la fois pour favoriser le rétablissement des liens de confiance qui ont été rompus et redonner à l’institution déshonorée une forme de crédibilité. C’est un pas décisif qui, avec l’aide de Dieu, peut renverser le cours de l’histoire.

6) Cette demande de pardon collective est aussi de nature à interpeller les autres membres survivants du groupe incriminé, et les appeler à joindre leur voix à cette prière de repentir.

7) Suivant les termes du Décalogue, si cette confession promet le pardon à celui qui prie, elle préserve également ses propres enfants de la tentation de la reproduire. Elle rompt la chaîne de la transmission et substitue l’héritage de la bénédiction à celui de la malédiction.

6. Conclusion

Les textes bibliques parcourus, de l’AT comme du NT, ne mettent pas en doute la possibilité d’un héritage dans la faute, ou d’une solidarité transgénérationnelle dans le péché. Mais quel qu’en soit le poids, il n’existe pas de déterminisme ou de nécessité dans la reproduction de la faute des pères, dont Dieu, au travers de son alliance de grâce, ne veuille libérer leurs fils. Selon le message de la Bible, cette libération est rendue accessible à tous, dans le temps présent, au travers d’une démarche de repentir qui englobe à la fois le péché des fils et le péché des pères.

« Par le sang précieux du Christ […],
vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre héritée de vos pères. »
(1 Pierre 1.18)


  1.  Les promesses adressées à Eve (chap. 3) puis à Noé (chap. 9).↩

  2.  « Qui punit » (Second, Semeur, Jérusalem), « qui sanctionne les torts des pères sur les fils » (Chouraki), « qui poursuit les crimes des ancêtres sur les enfants » (Rabbinat), « qui poursuit la faute des pères chez les fils » (TOB), « qui visite l’iniquité des pères sur les fils » (Darby).↩

  3.  L’alliance de grâce, dès l’AT, comprend toujours deux volets : promesse et avertissement, bénédiction et malédiction. Mais ceux-ci ne sont pas symétriques : il y a toujours prépondérance du premier sur le second. Dans l’alliance, Dieu ne « place pas la vie et la mort » (Dt 30.15,19) devant les fils d’Abraham de manière égale. Tout y est fait par Dieu, qui n’est pas en position de neutralité, pour qu’ils choisissent la vie et s’écartent de la mort. Loin d’une position de « liberté indifférente », les enfants d’Abraham naissent déjà engagés par Dieu sur la voie d’un salut dont l’accomplissement leur est promis dans la foi, et sur le trajet duquel se trouve déjà inscrite la croix, l’œuvre d’un divin Médiateur qu’ils sont appelés à s’approprier. Les menaces et avertissements divins viennent se déployer ensuite « à droite et à gauche » de cet axe unique (Dt 5.32 ; Es 30.21), comme autant d’avertissements de ne pas se détourner, ne pas s’écarter ou se défausser de « la voie (de l’Eternel) » (Gn 18.19 ; cf. Ac 19.9 ; 24.22) sur laquelle ils ont été engagés. Cf. Michel Johner, « Aux fondements de l’alliance de grâce : la promesse faite à Abraham », La Revue réformée 277 (2016/1), p. 3-30.↩

  4.  On trouve au livre des Lamentations (5.7) un autre adage approchant : « Nos pères ont péché, mais ils ne sont plus, et c’est nous qui portons le fardeau de leurs péchés. »↩

  5.  « Seigneur Eternel, […] tu fais grâce jusqu’à la millième génération, et ce qui est dû pour la faute des pères tu le rends à leurs fils après eux […]. Tu as les yeux ouverts sur toutes les voies des êtres humains, pour rendre à chacun selon ses voies, selon le fruit de ses agissements. » (Jr 32.17-19)↩

  6.  Comme il est déjà écrit des exilés en Lv 26.39 : « Les survivants se consumeront dans le pays de leurs ennemis à cause des fautes de leurs pères, mais aussi à cause de leurs propres fautes. »↩

  7.  Cf. Esaïe qui, face à la sainteté de Dieu, s’écrie : « Malheur à moi ! car je suis un homme aux lèvres impures et qui habite au milieu d’un peuple dont les lèvres sont impures. » (Es 6.5)↩

  8.  Calvin, par exemple, donne à ce concept de chef d’alliance le sens suivant : « Le Seigneur avait mis en Adam les grâces et les dons qu’il voulait conférer à la nature humaine, et partant, quand il les a perdus, il ne les a point perdus seulement pour soi, mais pour nous tous […]. La souillure ne provient pas de la substance de la chair ou de l’âme, mais de l’ordre établi par Dieu : que les dons confiés au premier homme soient considérés communs entre lui et les siens, soit pour les conserver, soit pour les perdre. » (Institution de la religion chrétienne, Aix-en-Provence/Charols, Kerygma/Excelsis, 2009, p. 196). Comme le précise F. Turrettini en 1688 : « Adam a été uni à nous par un double lien : d’abord naturel, dans la mesure où il est le père et nous sommes ses fils, puis politique et judiciaire, dans la mesure où il fut le chef représentatif de tout le genre humain. » (Institutio Theologiae Elencticas, Genève, Samuel de Tournes, 1688, locus IX, p. 679)↩

  9.  Vouloir assimiler totalement ces deux interventions divines (imputer, visiter) serait courir le risque soit de donner aux paroles de Moïse et d’Ezéchiel une portée qu’elles n’ont pas, soit, en sens inverse, de donner raison aux arguments que la rationalité pélagienne a opposés à la doctrine du péché originel.↩

  10.  Cf. James E. Talmage, L’œuvre vicariale des vivants pour les morts (Articles de foi, Salt Lake City, 1890) ; Henri Blocher, « Le baptême ‹pour les morts› (1Co 15.29) », Fac-réflexion, no 53, 2000/4, p. 61.↩

  11.  Cf. Pierre Bühler, Le protestantisme contre les indulgences. Pour un jubilé de la justification par la foi en l’an 2000, Genève, Labor et Fides, 2000.↩

  12.  Généralement le protestant ne fait pas la distinction entre « la prière des morts » (l’invocation des morts) et la prière ou l’intercession « en faveur du mort ». Seule la première est formellement interdite dans l’Ecriture (Dt 18.11 ; 1S 28.1-25 ; 1Ch 10.13), mais ses enseignements sur la mort et le jugement dernier (cf. Lc 16.19-31 et Hé 9.27) frappent indirectement la seconde d’inutilité, voire d’impiété.↩

  13.  Pour une réflexion catholique sur le sujet, cf. Commission théologique internationale, Mémoire et réconciliation. L’Eglise et les fautes du passé, Paris, Cerf, 2000.↩

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Du pacifisme à la guerre légitime

Michel Johner1

I. Introduction : Jésus est-il un extrémiste ?

II. La non-violence du Christ

  1. Le « pacifisme » de Jésus
  2. La non-violence de la croix

III. La non-violence des disciples dans leurs vies personnelles

IV. Non-violence et violence apostoliques

  1. La non-violence inhérente à la fonction d’apôtre du Christ
  2. Arracher et planter
  3. Armes défensives et offensives
  4. Si ta main te fait pécher, coupe-la…
  5. User de violence pour entrer dans le royaume de Dieu
  6. Les différents usages de l’épée et le Décalogue

V. L’usage légitime de la force sous l’autorité du prince temporel

  1. Romains 13 et 1 Timothée 2
  2. Devoir de soumission aux autorités temporelles : portée et limites
  3. Devoirs de résistance et de désobéissance civile

VI. La synthèse constantinienne et les dérapages de l’histoire : croisades, guerres de religions, inquisition, mission, iconoclasme

VII. Le pacifisme protestant évangélique et l’objection de conscience

  1. Introduction
  2. Le « pacifisme » de l’Église primitive
  3. La critique théologique du pacifisme
  1. Christologie et sotériologie
  2. Eschatologie
  1. Le recours à la justice civile
  2. Le Sermon sur la montagne : mise en perspective

VIII. Vers une doctrine de la « guerre légitime »

  1. Le commandement de l’amour du prochain
  2. La doctrine de la « guerre juste »
  3. La fin et les moyens
  4. Témoignage historique : face à la montée du nazisme, un « réveil » antipacifiste dans le protestantisme

IX. Conclusion : sans être pacifiste, le profil d’une foi pacificatrice

Bibliographie

I. Introduction : Jésus est-il un extrémiste ?

Parlant de la violence dans la Bible, il est une rumeur tenace, répandue depuis le début du iie siècle par les disciples de Marcion, qui oppose les figures de Dieu dans l’Ancien et le Nouveau Testament : le Dieu de colère de la Bible hébraïque et le Dieu d’amour de l’Évangile, le Dieu qui réclame justice et exige réparation par le sang, et le Christ à la couronne d’épines qui n’oppose à la violence des hommes que son amour et son pacifisme.

Mais qu’en est-il en réalité ? L’Ancien Testament : il y aurait certainement beaucoup à dire pour remettre en perspective ce qui est appelé les « guerres d’extermination », ou la « justice collective » de l’Ancien Testament2. Et le Nouveau Testament, se reconnaît-il dans l’image proposée ? Peut-on réellement parler du « pacifisme » du Nouveau Testament sans y faire des coupes sombres ?

Jésus lui-même n’a-t-il pas été ce qu’on appellerait aujourd’hui un « extrémiste » ?3 De nombreux groupes en liaison avec le combat social et politique n’ont-ils pas présenté Jésus sous les traits d’un zélote révolutionnaire ou d’un combattant de guérilla ? Dans le texte des Évangiles, c’est le récit de la purification du Temple qui retient l’attention : l’image d’un Christ en colère, qui, à coups de fouet, chasse marchands et trafiquants.

Fut-il réellement pacifiste celui qui ne vint pas pour apporter la paix, mais l’épée et la division au sein des familles (Mt 10.34) ? Ne fut-il pas un incendiaire celui qui déclara être venu pour allumer un feu sur la terre (Lc 12.49) ? Ne fut-il pas un des premiers zélotes4, celui sur la croix duquel les Romains écrivirent « Le roi des juifs » (Jn 19.19), comme pour dire « voyez le sort de celui qui a prétendu devenir roi d’Israël » ?5

II. La non-violence du Christ

1. Le « pacifisme » de Jésus

Dès le début de son ministère, le rapport de Jésus à la puissance fut mis à l’épreuve : recourir à la puissance terrestre pour imposer sa royauté ne serait-il pas le plus efficace ? Le diable le tente en lui en offrant le pouvoir (Mt 4.9 ; Lc 4.1-13) et les foules auraient enlevé Jésus pour le faire roi s’il ne leur avait pas échappé (Jn 6.14-15).

De même, au soir de son arrestation, Jésus ordonne à Pierre de rengainer son épée en disant : « Si je ne voulais pas boire cette coupe […], ne penses-tu pas que je puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait, sur-le-champ, plus de douze légions d’anges ? » (Mt 26.53) Et, à nouveau, le lendemain devant Pilate : « Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi, afin que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais maintenant mon royaume n’est pas d’ici-bas. » (Jn 18.36-37) De même, le jour des Rameaux, Jésus, comme pour enterrer définitivement l’image d’un Messie politique et militaire, choisit de faire son entrée à Jérusalem (dont le lien symbolique avec la royauté de David est évident) sur le dos d’un ânon, un choix de monture qui porte déjà, en lui-même, la marque d’un programme « pacifiste », eu égard à la prophétie de Zacharie qu’il accomplit : « Voici ton roi monté sur un âne, il supprimera le char de combat, il brisera l’arc, et proclamera la paix pour les nations. » (Za 9.9-11)

Jésus, certes, n’a pas sa langue dans sa poche : il dénonce les inégalités sociales et les injustices de l’ordre établi (Lc 12.16-21), et sait, quand il le faut, remettre à leur place l’autorité des rois et des gouverneurs (Jn 19.11), voire traiter Hérode de « renard » (Lc 13.32). Il sait aussi dire « stop » à certains abus, et renverser brutalement, dans le Temple, les tables des trafiquants et changeurs. C’est le seul cas dans les évangiles où Jésus en est venu physiquement aux mains et choisit de parler au moyen du fouet. Mais quel est l’objet qui suscite son « ire » ? comme disait Calvin.

  • Faut-il, à la manière de Resa Aslan, interpréter la purification du Temple comme un acte de rébellion nationaliste contre l’occupant romain ? Jésus refuserait l’introduction dans le Temple de la monnaie impériale romaine, symbole païen et impur, rappelant que seule la monnaie du Temple devrait avoir cours dans l’enceinte sacrée.
  • Jésus s’en prend-il à ceux qui profitent de la dépendance des pèlerins et des obligations du culte juif pour développer un juteux trafic ?
  • Jésus met-il en question plus directement l’autorité des grands prêtres qui ont laissé s’installer et se développer un tel trafic (non sans profit) ?
  • Y a-t-il dans cet acte de Jésus quelque chose d’exceptionnel, qui tient à sa nature divine et n’autorise pas nécessairement ses disciples à le reproduire : une expression de la colère divine, une anticipation prophétique du jugement de Dieu. La forme de colère qui s’exprimerait ici, tout comme l’expression de la colère de Dieu dans l’Ancien Testament, n’aurait pas le caractère de faiblesse et de perte de contrôle de soi que peut avoir la colère humaine. La colère de Jésus serait ici l’expression de sa sainteté.

Quoi qu’il en soit, l’heure n’est plus à la douceur et à la patience des exhortations ! Tous les jours, Jésus a enseigné « pacifiquement » dans le Temple (Mt 26.43). Mais là, visiblement, trop c’est trop. Il ne peut rester passif ! L’heure est à l’action, même si ce zèle pour la maison de Dieu doit le « dévorer », c’est-à-dire faire de lui, parmi ses frères, à la suite du psalmiste, la cible de sarcasmes et moqueries (Ps 6.10).

Cette page de l’évangile écorne assurément l’image trop répandue d’un « Jésus à l’eau de rose ». Son « pacifisme » n’est pas faible ou incapable de tout acte d’autorité. Jésus a aussi pu se mettre dans des formes de colère envers ceux qui, à ses yeux, violaient outrageusement les lois divines.

2. La non-violence de la croix

Enfin, l’élément majeur qui, dans la vie du Christ, est de nature à transfigurer totalement le rapport de ses disciples à la violence reste, de toute évidence, la non-violence de la croix, cette violence que Dieu, dans son œuvre de réconciliation, a non seulement renoncé à rendre à qui elle était due, mais, plus encore, qu’il a prise sur lui-même (Col 2.8), qu’il a réceptionnée tout entière, si l’on peut dire, dans sa chair, de manière à transfigurer de façon absolue et définitive le rapport des hommes à la violence, comme aussi leur idée de la justice6. On est au cœur de notre sujet.

Ici s’opère un bouleversement, que René Girard a décrit comme une révolution. La Passion du Christ doit être vue comme un événement capital de l’histoire de l’humanité, mettant un coup d’arrêt définitif à la « logique » sacrificielle. La crucifixion étant annoncée comme l’ultime sacrifice, elle pousse au paroxysme la crise dite victimaire. La crucifixion devient l’ultime sacrifice qui rend tout sacrifice absurde.

III. La non-violence des disciples dans leurs vies personnelles

À ceci s’ajoutent, en troisième lieu, les enseignements du Nouveau Testament qui touchent à la vie personnelle des croyants, à ces formes de libertés ou comportements extraordinaires, et parfois héroïques en altruisme et abnégation, auxquels les chrétiens peuvent être portés par l’Esprit de Dieu.

Sont ici reçus par les croyants les commandements bibliques à aimer leurs ennemis (Lc 6.31-36) de la manière dont le Christ les a aimés, à leur pardonner soixante-dix fois sept fois, à faire du bien à ceux qui les haïssent, à ne pas chercher à se venger ou se faire justice, et ainsi de suite.

Dans le Sermon sur la montagne, en particulier, Jésus appelle ses disciples à tendre la joue gauche quand on leur frappe la droite, à donner leur manteau à celui qui leur dérobe leur tunique, à marcher deux milles avec ceux qui les forcent à en marcher un.

Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, et dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi. Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi, je vous dis : aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux ; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. (Mt 5.38-45)

Ou encore, dans l’épître aux Romains, au chapitre 12, lorsqu’ils sont exhortés à donner à manger et à boire à leurs ennemis, à vaincre le mal par le bien :

Ne rendez à personne le mal pour le mal. Recherchez ce qui est bien devant tous les hommes. Si cela est possible, dans la mesure où cela dépend de vous, soyez en paix avec tous les hommes. Ne vous vengez pas vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : C’est à moi qu’appartient la vengeance, c’est moi qui donnerai à chacun ce qu’il mérite, dit le Seigneur. Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger, s’il a soif, donne-lui à boire, car en agissant ainsi, tu amasseras des charbons ardents sur sa tête. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien. (Rm 12.17-21)

Dans la foi chrétienne, ces « préceptes évangéliques » sont reçus comme de glorieuses promesses, révélant aux croyants la nature prophétique de la liberté à laquelle leur Seigneur veut les élever dans le temps présent, le degré d’abnégation auquel le Saint-Esprit travaille à les faire accéder. Pour eux, il n’y a plus désormais de fatalité ou d’automatisme dans l’engrenage de la violence. D’autres attitudes ou comportements leur sont ouverts par l’Esprit, autrement plus efficaces et redoutables, même s’ils peuvent apparaître de prime abord comme des faiblesses ou défaites.

Dans le Sermon sur la montagne, on notera qu’il n’est pas question, pour Jésus, d’invalider la loi ancienne – en l’occurrence la loi du talion (œil pour œil et dent pour dent) –, mais de conduire sa pédagogie à son but ultime. Pour l’offensé, c’était déjà, sous la loi du talion, un grand progrès, par rapport à la barbarie antique, que d’apprendre à tempérer sa vengeance et la contenir dans les limites de l’équité (pas plus d’un œil pour un œil, ou d’une dent pour une dent). Mais ce sera un progrès plus grand encore que de devenir capable, en même situation, de pardon et d’abnégation, au point, après avoir été frappé sur la joue gauche, de tendre la droite. Le croyant qui veut considérer la situation du point de vue plus élevé du royaume des cieux ne peut se contenter de la simple répression de l’injustice, aussi légitime soit-elle. Son désir et sa prière seront plus ambitieux : que dans le cas particulier le mal puisse être vaincu par le bien et l’adversaire bouleversé au contact de Dieu, que la grâce fasse de lui un nouveau citoyen du royaume7.

La finale de Romains 12 complète harmonieusement le Sermon sur la montagne : l’étrange expression « amasser des charbons ardents sur sa tête », qui est souvent entendue comme « appeler un jugement sur ton ennemi, accroître sa culpabilité, alourdir sa dette »8, suggère aussi une idée plus précise : le propre du contact avec des charbons ardents n’est-il pas d’éveiller une douleur vive et insoutenable, le contraignant à une réaction immédiate ? Les types de réplique désignés (tendre la joue droite, donner à manger et à boire à son ennemi) sont de nature à administrer à l’agresseur, dans le présent, une forme d’« électrochoc » qui l’oblige à réagir, qui ne peut que le bouleverser en renversant entièrement l’échelle de valeurs qui est la sienne9, et le mettre par là en présence de Dieu.

Ces répliques, un peu folles à vues humaines, peuvent aussi avoir une redoutable efficacité missionnaire. Pour le croyant, il ne s’agit pas à proprement parler de « stratégie » ou de « tactique », car il n’y a pas ici de délibération ou de calcul préalable, et il peut être le premier surpris que ces comportements d’apparence si simple et faible puissent produire de tels effets.

En dehors de la tradition chrétienne existent également plusieurs remarquables icônes de la puissance de la résistance non violente. En avril 1930, en Inde, à l’occasion de « la marche du sel », plus de 30 000 personnes, à la suite de Gandhi, s’assoient par terre dans la rue pour manifester leur opposition à l’interdiction britannique d’exploiter le sel maritime. La cavalerie britannique charge, mais les chevaux s’arrêtent à quelques pieds des premiers manifestants, les bêtes refusant d’avancer. L’événement fait perdre en un jour aux Britanniques tout le crédit qui leur restait10. Le 4 juin 1989, une image extraordinaire fait le tour du monde : la photographie de l’étudiant chinois qui, sur la place Tian’anmen, à Pékin, arrête à lui seul à mains nues la progression de la colonne des blindés.

La capacité à endurer sans répliquer l’injustice qui le frappe devient un point fort du témoignage du chrétien, une manière redoutablement efficace de « ferrer le poisson », pourrait-on dire en utilisant le langage de la pêche, de « harponner » pour Dieu, de déstabiliser ou « interpeller à salut » les incrédules qu’il côtoie.

Pour Jésus, c’est par cette générosité que les chrétiens seront reconnus en ce monde comme les « fils de leur Père qui est dans les cieux » (Mt 5.45) ou « fils du Très Haut », et par une caractéristique précise : le fait de ne pas être comptable ou revancharde, de pouvoir être offerte à tous indifféremment, sans tenir compte de leurs mérites ou démérites, et par cela devenir reflet de celle de Dieu le Père, de celui qui se comporte de manière égale envers tous les enfants qui lui demandent du pain (Mt 7.11), ou qui fait pleuvoir indifféremment sur les justes et les injustes (Mt 5.45), ou qui est « également bon pour les ingrats et pour les méchants » (Lc 6.31-36). C’est le reflet de l’attitude de Dieu dans ce qui est appelé sa « grâce générale ».

IV. Non-violence et violence apostoliques

1. La non-violence inhérente à la fonction d’apôtre du Christ

À ces « préceptes évangéliques », qui engagent les chrétiens dans leurs vies personnelles et leurs relations humaines et sociales « ordinaires », dans une société qui, jusqu’au retour de Jésus, restera immanquablement celle du conflit, s’ajoute dans le Nouveau Testament une seconde vocation non violente, inhérente à leur fonction d’ambassadeur du Christ. Les disciples n’étant pas plus grands que leur Maître, il est dans l’ordre des choses, pour Jésus, que la violence qu’il subit les frappe aussi, que l’opprobre qui frappe le Maître soit partagé par eux. Avec cette assurance que leur solidarité présente avec le Christ dans la mort est aussi gage de leur solidarité à venir avec le Christ dans sa victoire et sa gloire (Lc 9.23-24 ; cf. Rm 6.3-8).

Dans leur apostolat, les disciples sont appelés à éprouver le rapport à la violence qui fut celui de Jésus dans le dépouillement de la croix : « Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, lui qui est paru comme un simple homme, et qui s’est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu’à la mort, même jusqu’à la mort de la croix. » (cf. Ph 2.5-8) Cette attitude inspire aussi celle des disciples. Sans revêtir le sens sacrificiel du martyre du Maître, le possible martyre des disciples n’est pas sans analogie. Il n’y a pas en ce monde de représentation de Jésus-Christ sans solidarité avec sa mort.

La célèbre parole de Jésus « Si le grain ne meurt… » (cf. Jn 12.24ss) désigne à la fois sa propre mort et, par extension, celle qui peut frapper ses envoyés et ambassadeurs. « Le sang des martyrs est la semence de l’Église », dira ultérieurement Tertullien11.

Dans le même sens, Jésus appelle ceux qui veulent le suivre à renoncer à eux-mêmes (Mt 16.23) et à se charger de leur croix, c’est-à-dire, explique-t-il, à perdre leur vie à cause de lui, de manière à la retrouver (Lc 9.23-24 ; Mt 10.39).

2. Arracher et planter

Ceci dit, n’y a-t-il dans le ministère apostolique que du pacifisme, de l’abnégation et du renoncement ? Parmi les ordres de mission donnés par le Christ, n’y a-t-il pas aussi des ordres brutaux : arracher, détruire, chasser ?

Dans le récit biblique, Dieu, au lendemain du déluge, s’est engagé à ne plus renouveler la destruction massive de « tout être vivant » ou de « toute chair » (Gn 8.21 ; 9.15), mais il ne s’est pas interdit toute manifestation circonstancielle de son jugement. En Jr 18.7-10, par exemple, Dieu dit : « Tantôt je parle à propos d’une nation d’arracher, d’abattre et de faire périr. Tantôt je parle envers la même nation de bâtir et de planter. » Tantôt, tantôt Dans le Nouveau Testament, de même, le divin vigneron soigne sa vigne (Jn 15) ou son olivier (Rm 9‒11) en l’émondant des sarments morts qui l’épuisent, par des « ablations chirurgicales » aussi douloureuses que salutaires.

Compte tenu de l’étendue reconnue du péché et de la corruption dans le monde, les interventions de Dieu dans l’histoire présentent toujours conjointement ces deux visages : « Et comme j’ai veillé sur eux pour arracher, abattre, détruire, faire périr et mettre à mal, ainsi je veillerai sur eux pour bâtir et pour planter. Oracle de l’Éternel. » (Jr 31.28) Jusqu’à la parousie, cette ambivalence est désormais caractéristique de son action envers les hommes. Au sein même de l’alliance de grâce, conclue avec Abraham et ses fils, la primauté de sa bénédiction sur sa malédiction ou de ses promesses sur ses avertissements (qu’il est important de souligner : ses menaces et avertissements ont en premier lieu un but exhortatif et pédagogique) n’a pas pour implication de rendre le volet négatif de ses paroles purement rhétorique.

Puis Dieu engage ses porte-parole à lui emboîter le pas. Au fondement du mandat des prophètes se trouve une pluralité d’impératifs en apparence opposés : « Je t’établis aujourd’hui sur les nations et contre les royaumes, pour que tu arraches et que tu abattes, pour que tu fasses périr et que tu détruises, pour que tu bâtisses et que tu plantes. » (Jr 1.10) Cette mission s’exprime de manière négative (arracher, abattre, ruiner, détruire) avant de s’exprimer de manière positive (planter, dresser, bâtir). Les deux impératifs ne vont pas l’un sans l’autre. Pour Jérémie, ce serait trahir sa mission que d’être unilatéralement un agent de destruction, qui ne tendrait pas ensuite la main à ses interlocuteurs pour les relever. Mais ce serait aussi la trahir que d’avoir un discours unilatéralement positif.

Dans l’Ancien Testament, c’est même un des traits distinctifs de la fausse prophétie que de dire « Paix, paix, là où il n’y a point de paix » (Jr 6.14), ou de « guérir superficiellement la blessure de mon peuple » par « un emplâtre sur une jambe de bois » (Jr 6) ou un « replâtrage » (Ez 13.10). Le faux prophète est celui qui rassure à tort des personnes qui devraient sérieusement s’inquiéter de leur état de santé. La métaphore médicale est parlante : il est reproché au faux prophète de poser un mauvais diagnostic, ou de ne pas vouloir dénoncer le mal par peur de devoir l’arracher, et de faire passer ses patients à côté du traitement chirurgical qui seul pourrait les sauver.

Il y a, dans le calendrier de Dieu, comme dans celui de ses porte-parole ici-bas, différents temps, fort contrastés, que résume le fameux chapitre 3 du livre de l’Ecclésiaste de façon bipolaire : « Il y a un temps pour tout, un temps pour toutes choses sous les cieux : un temps pour naître, et un temps pour mourir ; un temps pour planter, et un temps pour arracher ce qui a été planté ; un temps pour tuer, et un temps pour guérir ; un temps pour abattre, et un temps pour bâtir […] ; un temps pour déchirer, et un temps pour coudre ; un temps pour se taire, et un temps pour parler ; un temps pour aimer, et un temps pour haïr ; un temps pour la guerre et un temps pour la paix. » (Ec 3.1-3, 7-8)

Pour les prophètes de l’Ancien Testament, ces ordres de destruction s’appliquent, dans leur contexte, aux idoles païennes et autres images taillées (Dt 12.3), aux autels des Baals et des Astartés (1Ch 34.1-7), aux poteaux et statues d’Achéra qu’ils reçoivent l’ordre de brûler (Dt 7.5), comme aussi aux maisons de prostitution (2R 23.7), voire pour Élie à la personne même des prophètes de Baal (1R 18.40). Outre celle d’Élie, les figures emblématiques de ces missions destructrices sont celles de Josias et de Gédéon à qui Dieu ordonne : « Tu renverseras l’autel de Baal qui est à ton père, et abattras le pieu sacré qui est dessus. Tu bâtiras ensuite et tu disposeras, sur le haut de ce rocher, un autel à l’Éternel ton Dieu. » (Jg 6.25-35 ; cf. Ex 34.12-14)

Dans le Nouveau Testament, les mandats donnés aux apôtres et missionnaires du Christ s’inscrivent dans la continuité de ce double mandat, volet négatif compris. Si, dans les ordres de mission donnés par Jésus, il n’est plus question de déraciner, détruire et abattre (à la manière de Gédéon, Josias ou Élie), il ne leur est pas moins ordonné de chasser, de lier ou d’arracher, des injonctions qui expriment ce qui peut être ressenti par les hommes comme le plus brutal, radical, douloureux et définitif.

Arracher ? C’est extraire contre une extrême résistance (une résistance à mort), user d’une violence qui provoque la sensation le plus vive (comme une extraction chirurgicale sans anesthésie). Déraciner ? C’est l’acte brutal par lequel sont arrachées les racines de la plante, l’acte qui la condamne à mourir en la coupant de ses sources d’énergie. Abattre ? C’est faire tomber ce qui était dressé, lui enlever ses forces physiques et morales, ruiner son autorité, renverser son pouvoir, détruire sa capacité de résistance, l’anéantir ; c’est détruire la stature même de la plante, sa verticalité, sa possibilité d’exister ou de « faire figure » dans le temps et l’espace.

Outre les marchands du Temple, Jésus chasse avec autorité les démons et les mauvais esprits (Mt 8.16 ; 9.34) et engage ses disciples à faire de même en son nom, partout où ils sont envoyés (Mt 7. 22 ; 10.1-42 ; 17.19 ; Mc 9.38 ; 16.17).

Parmi les apôtres du Christ, il y a aussi place pour des battants, des esprits bien trempés, des tempéraments conquérants, des laboureurs, des « arracheurs de vignes ». La figure du réformateur Guillaume Farel reste ici présente à la mémoire protestante. Farel qui, dit-on, « pénétrait dans la forêt la hache à la main » et, rentrant dans les églises catholiques, commençait par « tournoyer le glaive flamboyant de la Parole » sans aucune modération, contre ce qu’il appelait les « égarements papistes », Farel qui ne craignait pas d’attaquer, même d’outrager parfois… Ce sont des personnalités que « le zèle de la maison de Dieu dévore » (Jn 2.17 ; Ps 69.9), parfois difficiles à supporter pour tous les « nicodémites » et autres « moyenneurs » qui les entourent, mais qui jouent un rôle essentiel dans l’histoire et la mission de l’Église12.

3. Armes défensives et offensives

Autre image guerrière : les disciples du Christ sont représentés dans l’épître aux Éphésiens (6.10-20) par l’image de soldats équipés de toute une panoplie d’armes, non seulement défensives, « afin de pouvoir tenir ferme contre les manœuvres du diable » (v. 11), « résister dans les mauvais jours après avoir résisté » (v. 13), « éteindre les traits enflammés du malin » (v. 16), mais aussi offensives, avec toutefois la nuance que c’est sur le plan spirituel désormais qu’ils sont appelés à mener leur combat : « Nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés, les pouvoirs, les dominateurs des ténèbres d’ici-bas, contre les esprits du mal dans les lieux célestes. » (V. 12) Et avec d’autres armes que celles du monde, à savoir « l’épée de l’Esprit qui est la Parole de Dieu » (v. 17). Ce n’est pas par Béelzébul qu’ils chasseront Béelzébul (Mt 12.22-30), mais en identifiant, derrière la mêlée, quelles sont les forces d’inspiration en présence, et en leur opposant l’autorité du Christ.

4. Si ta main te fait pécher, coupe-la…

L’ordre d’arracher, dans le Nouveau Testament, s’applique également aux combats intérieurs du croyant contre les parties de lui-même qui demeurent des occasions de chute : « Si ta main est pour toi une occasion de chute, coupe-la ; mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie, que d’avoir les deux mains et d’aller dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint point. Si ton pied est pour toi une occasion de chute, coupe-le ; mieux vaut pour toi entrer boiteux dans la vie, que d’avoir les deux pieds et d’être jeté dans la géhenne, dans le feu qui ne s’éteint point. Et si ton œil est pour toi une occasion de chute, arrache-le ; mieux vaut pour toi entrer dans le royaume de Dieu n’ayant qu’un œil, que d’avoir deux yeux et d’être jeté dans la géhenne, où leur ver ne meurt point, et où le feu ne s’éteint point. » (Mc 9.42-46 ; cf. Mt 5.29-30 ; 18.8-9) Dans le domaine spirituel, comme dans la médecine, certains renoncements ou amputations sont salutaires. Ne pas vouloir couper par peur de la violence du geste ou de la douleur, ce serait laisser la gangrène gagner tout le corps. Au motif de ne pas vouloir perdre une partie, ce serait perdre le tout.

À la puissance apostolique se rattache également dans l’Évangile le pouvoir des clés, comme aussi celui de lier et délier : « Je te donnerai les clefs du royaume des cieux ; ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. » (Lc 16.19) « Tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel : tout ce que vous lierez sur la terre sera lié de même dans le ciel. » (Mt 18.1-18 ; 16.19-20) Même entendues sur le plan spirituel, ces injonctions désignent des actes de nature violente et autoritaire.

5. User de violence pour entrer dans le royaume de Dieu

De manière surprenante, la violence a encore sa place dans l’accession au royaume de Dieu, dans l’appropriation de la grâce divine. Jésus dit : « Depuis Jean-Baptiste, le royaume des cieux se fraie un passage avec violence, et ce sont les violents qui s’en emparent. » (Mt 11.12) « Jusqu’à Jean, c’étaient la loi et les prophètes ; depuis lors, le royaume des cieux est annoncé comme une bonne nouvelle, et chacun use de violence pour y entrer. » (Lc 16.16)

Le sens du texte peut se discuter. La violence désignée est-elle positive : celle de l’irruption du royaume de Dieu dans l’histoire par la venue de Jésus, ou de la foi qui s’en empare sans attendre ? Ou négative : celle des extrémistes qui veulent instaurer le royaume de Dieu par la force, ou s’opposent à Jésus ou à Jean ? Ou positive et négative à la fois : le royaume avance avec puissance, malgré l’opposition qu’il suscite ? Luc 16.16 favorise plutôt la première interprétation. On peut lire dans ce passage l’éloge d’une certaine combativité dans la foi. Ce que Dieu donne doit aussi parfois être saisi, voire arraché (Mt 7.7-11 ; 11.11-15 ; Jc 4.2). La grâce requiert pugnacité et opiniâtreté, comme si Dieu n’attendait de ses enfants que cette attitude volontaire et revendicatrice qui l’honore et le réjouit, sur la voie ouverte par Jacob qui, dans l’Ancien Testament déjà, avait lutté avec Dieu pour lui arracher sa bénédiction.

Dans le récit des évangiles, plusieurs personnalités incarnent cette combativité positive, comme l’« ami sans gêne » de la parabole qui, à temps et contretemps, harcèle le Maître, jusqu’à ce que celui-ci exauce sa requête, sinon par charité, du moins pour avoir la paix (Lc 11.5-13). On pense aussi aux quatre porteurs du paralytique de Capernaüm qui, empêchés par la foule de s’approcher de Jésus, « usent de violence » en faisant un trou dans le toit de la maison, « forçant » ainsi le royaume de la grâce (Mc 2.1-5). On doit nommer enfin la femme cananéenne qui, pour sa fille tourmentée par le démon, arrache au Christ une délivrance à laquelle ni les lois religieuses du temps ni Jésus lui-même ne lui avaient spontanément reconnu droit (Mt 15.21-28). Mais combien réjouit le Christ, au final, l’attitude combative de celle qui déclare vouloir se satisfaire de la position des petits chiens et faire son bonheur des miettes qui tomberaient de la table du Seigneur, alors que tant d’« ayants droit », fils d’Abraham officiellement invités au festin, à qui il suffirait de tendre la main dans les meilleurs plats, les dédaignent. C’est à ces violents-là que le royaume de Dieu appartient. Ses bénédictions, il aime qu’on les lui arrache !

6. Les différents usages de l’épée et le Décalogue

Les différentes paroles de Jésus qui concernent l’usage de l’épée résument bien la diversité des données bibliques sur le sujet.

Selon Luc, notamment, il y eut un premier temps, dans la mission des disciples, qui fut celui d’une attitude de type pacifiste : « Ne prenez rien pour le voyage, ni bâton, ni sac, ni pain, ni argent, et n’ayez pas deux tuniques » (Lc 9.3-6), confirmée, dans une seconde étape, à l’heure de l’arrestation de Jésus, lorsque celui-ci retint l’épée de Pierre et guérit l’oreille blessée du soldat romain en disant à son disciple : « Remets ton épée dans son fourreau », car « tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée » (Mt 26.47-56 ; Lc 22.47-53 ; Jn 18.10-11 ; Ap 15.2).

Cette parole célèbre est généralement interprétée par les pacifistes de manière très absolue et extensive : comme si tout usage de l’épée, même sous l’autorité de l’État, était ici prohibé par Jésus, et ne pouvait que se retourner contre celui qui y prête la main.

Dans la théologie pacifiste, l’interprétation extensive de cette interdiction va généralement de pair avec une lecture extensive du Décalogue, traduisant « tu n’assassineras point » ou « tu ne commettras pas de meurtre » par « tu ne tueras point » (Dt 5.17 ; Ex 20.13). Ce qui, dans la langue hébraïque, est une interdiction de l’assassinat individuel (pour motif crapuleux, à fin de conquête ou de vengeance personnelle)13 est interprété comme une interdiction absolue de toute atteinte à la vie humaine.

Comme le souligne Henri Chavannes dans un opuscule contre l’objection de conscience : « Ratsah désigne dans l’Ancien Testament une manière définie de tuer, différente de celle qu’exigeait la loi de l’Ancien Testament dans des cas précis (la peine de mort judiciaire), différente également de celle à laquelle la guerre pouvait obliger. »14 Karl Barth, de même, commentant Matthieu 26.52, affirme : « Prendre l’épée signifie dans ce passage utiliser pour soi-même, et des fins personnelles, le pouvoir de tuer, de manière arbitraire, illégale et séditieuse. »

Ces considérations exégétiques soutiennent l’idée qu’il puisse y avoir dans la loi biblique un acte de tuer (homicide), fait sous l’autorité de l’« État », qui ne serait pas un « meurtre » au sens étroit du terme, et ne serait pas formellement défendu par le Décalogue. Dans la langue hébraïque, le sixième commandement ne sacraliserait pas la vie humaine au point d’interdire absolument à quiconque d’y toucher. Parallèlement, on note que les mêmes textes législatifs (Exode et Deutéronome) incluent les stipulations qui concernent la peine de mort en Israël, comme aussi celles qui concernent la « guerre d’extermination », sans que ces prescriptions n’entrent dans le texte en contradiction avec le Décalogue ni que les écrivains bibliques éprouvent le besoin d’excuser le peuple ou le Seigneur pour les violences perpétrées. Un exemple frappant : la peine de mort prononcée sur ceux qui transgressent le quatrième commandement du Décalogue (le sabbat) en Exode 31.12-17.

Puis l’Évangile rapporte une troisième parole de Jésus sur l’usage de l’épée qui relativise sensiblement la portée de l’interdiction. En Luc 22, Jésus demande à ses disciples : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, avez-vous manqué de quelque chose ? » Ils répondent : « De rien. » Il leur dit alors : « Maintenant [donc], au contraire, que celui qui a une bourse la prenne, de même celui qui a un sac, et que celui qui n’a pas d’épée vende son vêtement et en achète une […]. » Ils dirent : « Seigneur, voici deux épées. » Il conclut : « C’est assez. » (Lc 22.35-38) Dès lors, les disciples doivent se préparer à l’hostilité et même à la violence.

La première parole du Maître les engageait à se suffire des biens les plus élémentaires et à adopter des attitudes pacifistes. Mais la dernière les appelle à vendre les biens pacifistes pour acheter des épées. Ainsi, l’interdiction qui, dans un premier temps, pouvait apparaître comme absolue se révèle au final relative à la circonstance particulière de l’arrestation de Jésus, comme l’accomplissement d’une prophétie particulière de l’Écriture relative à la mort de Jésus (Mt 26.54) ou la coupe particulière que le Père l’avait destiné à boire.

Dans l’Évangile, enfin, on notera qu’il existe aussi deux temps distincts pour la parole : « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite […]. » (Mt 5.39) Lorsqu’un soldat donne un soufflet à Jésus, il ne lui tend pas l’autre joue, mais proteste en disant : « Si j’ai mal parlé, fais voir ce que j’ai fait de mal, mais si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18.23)

En somme, on ne trouve pas dans l’Évangile un désaveu absolu de l’usage de la force. C’est le même Jésus qui a donné les deux ordres opposés en des circonstances différentes. Une certaine violence a parfois sa place et sa légitimité dans l’apostolat, la non-violence n’étant pas regardée comme une fin en soi, mais s’ordonnant à une fin plus haute, que ce soit l’accomplissement du salut, ou la glorification du Christ, ou la manifestation de la justice. Dans leur apostolat, les disciples du Christ connaissent ainsi la diversité des temps de Dieu mentionnés par l’Ecclésiaste (Ec 3.1-3, 7-8).

V. L’usage légitime de la force sous l’autorité du prince temporel

Nul ne serait complet dans son parcours biblique sans prêter attention à la question de la « violence d’État », ou de l’usage légitime de la force et de la contrainte par le détenteur de l’autorité dans la sphère publique et politique (police, justice, armée), s’étendant à l’époque de la Bible jusqu’à l’exercice d’un droit de vie ou de mort15.

En préambule, toutefois, il est indispensable de rappeler que cette « violence d’État » dans le Nouveau Testament est encore strictement distincte de ce qui a été désigné précédemment par la « violence apostolique ». Le fait que ces deux violences aient pu, à partir de la synthèse constantinienne, au ive siècle, se mélanger jusqu’à la confusion, et ne jamais être tout à fait démêlées ensuite dans l’histoire de l’Occident, peut obscurcir l’esprit. Mais cette confusion n’existait pas au ier siècle.

1. Romains 13 et 1 Timothée 2

Trois textes du Nouveau Testament jouent ici un rôle déterminant. Tout d’abord, dans l’épître aux Romains (13.1-7), la parole incontournable de l’apôtre sur le glaive que Dieu met entre les mains du prince temporel, afin que celui-ci exerce la justice et punisse les fautes en son nom, et sur la soumission qui, pour cette raison, est due au prince « comme au Seigneur ».

Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes. Ce n’est pas pour une bonne action, c’est pour une mauvaise, que les magistrats sont à redouter. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais-le bien, et tu auras son approbation. Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains ; car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. Il est donc nécessaire d’être soumis, non seulement par crainte de la punition, mais encore par motif de conscience. C’est aussi pour cela que vous payez les impôts. Car les magistrats sont des ministres de Dieu entièrement appliqués à cette fonction. Rendez à tous ce qui leur est dû : l’impôt à qui vous devez l’impôt, le tribut à qui vous devez le tribut, la crainte à qui vous devez la crainte, l’honneur à qui vous devez l’honneur.

Ensuite la parole de 1 Timothée 2.1-4, moins connue, mais non moins riche sur le plan théologique :

Je vous exhorte, en premier lieu, dit l’apôtre, à faire des requêtes, prières et intercessions pour les rois, et pour tous ceux qui occupent une position supérieure, afin que nous menions une vie paisible et tranquille, en toute piété et dignité. Cela est bon et agréable devant Dieu, notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité.

Ici est reconnue à l’institution politique une vocation positive, donnée par Dieu lui-même, et qui, sans être le moteur principal de l’histoire du salut, en reste un moteur indirect important. Quelle est la mission confiée à l’État ? Négativement, contenir les effets de la corruption, qui doivent aller grandissant en ce monde, mais aussi positivement, y assurer une paix relative et le minimum de justice sociale propice à une large réception du message de l’Évangile (et par là, indirectement, du salut). Sous-entendu, lorsque ce minimum n’est plus garanti, et les injustices trop criantes, les hommes élèvent devant Dieu des paroles de colère et des murmures qui les éloignent de lui (cf. Pr 30.8-9). Dit autrement : il faut que l’État joue son rôle avec efficacité, pour que l’Église puisse jouer le sien, et sa prédication de l’Évangile être favorablement reçue.

De ces précisions pauliniennes se dégage une vision du rapport Église-État à la fois équilibrée et nuancée : la vocation essentielle de l’État est d’établir des conditions de vie collectives qui assurent à l’Église la possibilité d’annoncer l’Évangile de manière efficace, sans plus ni moins. En s’acquittant de cette tâche, l’État est lui-même « ministre de Dieu » dans le domaine de compétence qui lui est propre. Comme si l’apôtre disait : « Priez pour que l’État soit l’État, afin que l’Église puisse être l’Église ! »

La vocation et la limite de l’État sont aussi marquées, développe H. Chavannes : « L’État est incapable de conduire les hommes au salut et à Dieu et de leur faire atteindre leur fin dernière. L’action intérieure exercée sur les âmes par le Christ est d’une nature entièrement différente de l’action extérieure que l’État peut exercer par la contrainte. Pourtant, l’existence de l’État est reconnue comme un ‹bien›. Il réalise un ordre relatif où le péché humain trouve une barrière qui le contient. »16 L’État a sa place dans la prière chrétienne en tant qu’ordonnateur de la cité terrestre.

Henri Chavannes précise quelles sont les conditions de l’usage de l’expression « État chrétien » : « L’objecteur affirme que l’État chrétien doit mettre en pratique le conseil du Christ de ne pas résister au méchant. Mais l’État ne peut pas être chrétien dans ce sens-là. L’expression ‹État chrétien› n’est valable que lorsqu’il s’agit d’un État qui veut instaurer un ordre de choses compatible avec l’exercice de la religion chrétienne, et dont les membres sont personnellement des croyants. Mais l’institution [politique], dans le fond, ne se laisse pas christianiser ! Le sacrifice que ferait un État attaqué en n’offrant aucune résistance à l’agresseur n’aurait aucune valeur morale. Il n’est pas beau de livrer sans combat ceux qu’on a la charge de protéger […]. Les préceptes qui sont valables pour les individus ne peuvent être transposés sans dommages à la vie collective. »17

Enfin, à propos de la question sur l’impôt dû à l’empereur (Mc 12.13-17 ; Lc 20.19-26) : même si l’on peut admettre que la réponse de Jésus est assez évasive, il n’est pas contestable que, de son point de vue, ses disciples ont une dette envers l’empereur dont ils sont appelés à s’acquitter par le paiement de l’impôt. (« Rendez à César ce qui est à César. »)

Dans le temps présent, le Dieu du Nouveau Testament met un premier glaive entre les mains des apôtres du Christ et de l’Église, le glaive spirituel de la Parole et de l’Esprit, et met un second glaive entre les mains des princes et magistrats, afin que ceux-ci, en son nom, et par des moyens temporels, « exercent la vengeance et punissent celui qui fait le mal » (v. 4).

Sur cette base biblique, les structures d’autorité et de « gouvernance » de la société civile ont toujours été reconnues dans le christianisme, et en particulier dans le protestantisme classique, comme voulues et mandatées par Dieu lui-même. Ces deux sabres représentent en quelque sorte les deux « bras exécutifs » de Dieu dans le temps présent, appelés à se reconnaître mutuellement dans leurs sphères de compétences respectives, et à collaborer en bonne intelligence dans une commune soumission à l’autorité de Dieu.

Sur la question fondamentale de la distinction des deux pouvoirs, la doctrine protestante classique (comme la doctrine des « deux règnes » de Luther) n’est pas fondamentalement différente de la doctrine catholique médiévale des « deux glaives »18. Mais la doctrine protestante diverge ensuite de la catholique sur la manière de comprendre le rapport entre ces deux règnes : deux sphères juxtaposées et indépendantes, recevant chacune sa légitimité directement de Dieu, ou deux sphères partiellement superposées, conférant à l’Église catholique le pouvoir de contrôler ou tempérer le pouvoir royal ? On note toutefois que l’indépendance de l’Église et de l’État, au sein du protestantisme, fut mieux préservée en tradition calviniste qu’en tradition luthérienne ou zwinglienne, ces dernières ayant généralement versé dans un système « césaro-papiste » qui, à l’opposé du catholicisme, a fini, au grand dam de Calvin, par soumettre la direction de l’Église au pouvoir temporel.

2. Devoir de soumission aux autorités temporelles : portée et limites

Il découle aussi de Romains 13.1-7 une idée du devoir de soumission aux autorités temporelles qui est poussée très loin en culture protestante : le chrétien a l’obligation de se soumettre à l’autorité du prince comme à celle de Dieu. Ici est exprimée la conviction que Dieu a délégué une partie de son autorité aux princes et magistrats (comme aussi aux parents dans le cadre de la famille), de sorte qu’au travers d’eux, c’est une partie de l’autorité de Dieu que le croyant respecte.

De plus, il s’agit d’une soumission de principe. Il est particulièrement frappant, en Romains 13, que l’auteur ne parle pas de gouvernements chrétiens ou moralement recommandables. Vivant en situation d’occupation romaine, l’apôtre a probablement devant lui la figure de Néron, de sinistre mémoire, lorsqu’il écrit qu’« il n’y a point d’autorité qui n’ait été instituée par Dieu » (v. 1), comme pour souligner le caractère inconditionnel de la soumission due à l’empereur.

Dans la sphère politique, il n’aurait pas gêné les réformateurs protestants de continuer à parler d’« autorité de droit divin », à condition de préciser qu’il ne s’agit pas de sacraliser telle ou telle forme de gouvernement (de type monarchique ou républicain), comme l’a fait le catholicisme romain, ni de sacraliser le pouvoir personnel de telle ou telle tête couronnée, mais de reconnaître l’existence, derrière les autorités en présence, d’une structure d’autorité ou d’un ordre politique voulu de Dieu. On est ici aux antipodes d’une pensée anarchiste.

3. Devoirs de résistance et de désobéissance civile

Chez les réformateurs, toutefois, ce loyalisme de principe ne ferme pas entièrement la porte à une réflexion théologique sur le droit de résistance, ou devoir de désobéissance civile.

Quels sont les abus du prince qui placeraient ses sujets face à un devoir de résistance (active ou passive), voire de désobéissance civile ? À partir de quelle limite la résistance à l’autorité du souverain (devenu « tyran ») devient pour le chrétien d’abord une possibilité, puis une obligation de conscience ?

Selon la « monarchomachie » protestante19, Dieu exige des chrétiens une soumission de principe au souverain temporel tant que celui-ci ne lui impose pas un comportement que la loi de Dieu condamne. Tant que la loi de César n’exige pas la désobéissance à la loi de Dieu, et en particulier – point très sensible en tradition protestante – tant qu’il ne s’immisce pas dans la liberté de culte, la soumission lui est due « comme au Seigneur ». Ce n’est que lorsque cette limite est franchie que s’applique la règle d’Actes 5.29 : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. »

Au xvie siècle, pour Luther, Calvin ou Théodore de Bèze, la désobéissance civile pour motif politique ou social s’envisageait très difficilement. Luther affirmait qu’« un mauvais tyran est plus supportable qu’une mauvaise guerre », et citait l’exemple biblique de David qui ne s’était jamais permis de lever la main sur le roi Saül, quand bien même ce dernier cherchait à le tuer. Dès l’instant où la liberté de culte est assurée, il semble que, pour les réformateurs, le prince temporel a le droit de faire et d’exiger de ses sujets à peu près ce qu’il veut. Luther, pour cette raison, refusa de légitimer la révolte des paysans contre la noblesse allemande, ce qui lui fut très vivement reproché.

De plus, dans les rares cas où un motif de doléance est reconnu légitime, l’expression de cette protestation, précise Théodore de Bèze dans son Du droit des magistrats, ne doit pas être le fait du peuple, comme on le conçoit aujourd’hui, mais des magistrats et hauts fonctionnaires.

Et, de surcroît, reconnaître que le chef d’État puisse déraper dans l’exercice du pouvoir politique, ou abuser de son pouvoir (devenir « tyran »), n’autorise pas ses sujets à contester la légitimité intrinsèque du pouvoir que Dieu lui a donné. Sous le régime de la révocation de l’Édit de Nantes (1685-1787), l’attitude singulière des huguenots envers Louis XIV (à la fois loyaliste et critique) en a été une forte illustration.

VI. La synthèse constantinienne et les dérapages de l’histoire : croisades, guerres de religions, inquisition, mission, iconoclasme

Il serait impossible, aujourd’hui, pour un Occidental, de comprendre quel est l’enseignement biblique sur la violence s’il ne prend pas la mesure des troubles et dérapages survenus ultérieurement dans l’histoire de l’Église, qui en obscurcissent la perception.

Plusieurs prises de conscience s’imposent ici :

  1. Les retombées négatives de la « synthèse » ou « mésalliance constantinienne »20 dès le ive siècle, lorsque le christianisme devient religion d’État, et sa survie, face aux invasions barbares, désormais confondue avec la survie politique de l’Empire romain, conséquences que Jacques Ellul nomme « la subversion du christianisme »21. Les auteurs pacifistes, intarissables sur le sujet, reprochent avec raison à l’Église de s’être laissé prendre – et pour longtemps, jusqu’au xviiie siècle – dans le cercle infernal de la justification théologique des actions commises par le pouvoir temporel. Dès lors que la distinction des deux pouvoirs a cédé la place à la confusion, les rôles respectifs de l’Église et de l’État, au mieux ont perdu toute visibilité, au pire perdu tout crédit.
  2. L’importance des Croisades (xie-xiiie siècles), assimilées par l’Église à l’idée de « guerre sainte » de l’Ancien Testament (ou à l’idée qu’elle s’en était faite), dont les sinistres « capitulaires » de Charlemagne ont montré jusqu’où pouvait aller la logique, par les bains de sang et massacres qu’ils ont provoqués22.
  3. Le poids des guerres de religions, qui ont décimé l’Europe pendant plusieurs siècles (xvie-xviiie siècles), conçues comme la « guerre de Dieu » au premier degré, et généralement par les deux belligérants.
  4. Le poids de l’Inquisition (xiiie-xviiie siècles), et des indescriptibles tortures que l’Église s’est donné le droit de justifier d’une parole imprudente d’Augustin sur l’amour du prochain et le fameux « contrains-les d’entrer » de la parabole des invités (Lc 14.23)23, affirmant que l’amour de l’hérétique pouvait justifier de le contraindre de se rétracter sous la torture et par la force, et ainsi faire son « salut » malgré lui24.
  5. À l’heure des premières missions et colonisations, au xvie siècle, les moyens sanglants par lesquels les nations chrétiennes européennes ont pensé pouvoir convertir les populations indigènes, notamment en Amérique du Sud25.
  6. Sans oublier l’« iconoclasme » : la destruction des images et sculptures religieuses jugées païennes ou idolâtres, une forme de violence religieuse dont l’Occident s’est vivement ému récemment (à la suite de la destruction en 2001 des statues monumentales des Bouddhas de Bâiyân en Afghanistan par les islamistes), mais qui trouve aussi dans sa propre histoire plusieurs précédents importants. Outre l’iconoclasme dans l’Empire byzantin du Moyen Âge, autour de la « querelle des images » (726-843)26, on doit nommer l’iconoclasme protestant dans la période moderne : les calvinistes, en particulier, ont détruit nombre de lieux de culte et d’œuvres d’art catholiques, à une époque où les aspects religieux et artistiques des œuvres d’art n’étaient pas encore distingués, convaincus d’être en cela les héroïques successeurs de Gédéon abattant les autels de Baal. En Angleterre, en particulier, du temps de Cromwell, les historiens déplorent la disparition de plusieurs siècles d’art médiéval imputable au zèle protestant27.

Innombrables sont en réalité les crimes qui ont été commis avec la bénédiction des Églises chrétiennes et au nom de l’« amour évangélique ». Le poids négatif de cette histoire est tel qu’il est impossible d’appréhender sereinement la question du rapport à la violence dans la Bible sans dénoncer les lourds dérapages dont les Églises chrétiennes se sont rendues coupables dans leurs rapports à la violence. Confondre les deux serait se condamner à ne rien comprendre ou à justifier l’injustifiable.

VII. Le pacifisme protestant évangélique et l’objection de conscience

1. Introduction

Veut être abordée ici la question proprement « pacifiste » : le chrétien peut-il, s’il est fonctionnaire, prêter la main à l’exercice de la force publique, pouvant aller jusqu’à commettre un homicide ? Est-ce que les professions de soldat, mercenaire, gendarme, bourreau, lui sont ouvertes ? Est-ce que les obligations militaires des citoyens contraignent le chrétien ? Peut-il, sans pécher contre Dieu, prêter la main aux actions violentes ordonnées par les pouvoirs publics, étant précisé que cette violence n’est pas la sienne propre, mais celle de l’État commanditaire qui s’exerce au travers de lui en qualité d’agent ?

Alors que la morale protestante classique répond à ces questions par l’affirmative, une minorité pacifiste soutient l’inverse : la fidélité à l’Évangile appelle le chrétien à refuser d’exercer ce type de fonctions, et assumer en ces domaines des formes de résistance, d’objection de conscience, voire de désobéissance civile. Cette position est soutenue depuis le xvie siècle jusqu’à aujourd’hui par le courant anabaptiste-mennonite, et l’enseignement du théologien mennonite américain John Howard Yoder (1927-1997)28. Parmi les défenseurs protestants de l’objection de conscience dans les pays anglo-saxons figurent aussi en bonne position, dès le xviie siècle, les quakers (la Société religieuse des amis). Aux États-Unis, le pasteur baptiste afro-américain Martin Luther King, en 1964, devient le plus jeune lauréat du prix Nobel de la paix pour sa lutte non violente contre la ségrégation raciale et pour la paix, avant d’être assassiné en 196829.

2. Le « pacifisme » de l’Église primitive

Sur la question du « pacifisme » de l’Église primitive, les auteurs pacifistes font généralement des affirmations péremptoires : jusqu’à la « mésalliance constantinienne », en l’an 313, les chrétiens auraient massivement jugé le service militaire incompatible avec leur profession de foi, fût-ce au prix de leur vie. Une citation de Tertullien (150-220) semble ici clore toute discussion, celui-ci affirmant dans son Apologie : « Nous ne pouvons admettre comme licite l’état de soldat, puisque le Seigneur n’a pas permis une seule fois que l’on se serve de l’épée […]. En désarmant Pierre, le Seigneur a dénoué le ceinturon de tout soldat. »30

Dans cet argumentaire veut également être mise à l’honneur la mémoire héroïque des « martyrs militaires » de la période, sur la voie ouverte par Maximilien de Theveste, décapité vers 295 pour avoir refusé de servir l’armée romaine en Numidie31, et réputé « premier objecteur de conscience ». Dioclétien procédant à une épuration systématique de l’armée, le nombre des martyrs militaires augmente vers la fin du iiie siècle et au début du ive siècle.

Cette lecture de l’histoire se respecte assurément, sous réserve de quatre remarques :

1) Ne doit pas être perdu de vue le caractère tardif et isolé de la déclaration de Tertullien, perçue par les historiens comme étant, en l’an 197, une « rupture brutale avec le silence circonspect des siècles précédents »32.

Avant Tertullien, on note en effet un silence quasi complet des premiers Pères et moralistes chrétiens sur le service militaire, silence qui, s’il peut être interprété comme l’expression d’une adhésion unanime des chrétiens au pacifisme, peut aussi être interprété en sens inverse : comme l’indication que l’accès au service militaire ne posait pas de problème particulier aux premiers chrétiens et n’exigeait pas qu’ils en parlent. Dans la même période, par contraste, de nombreuses voix se font entendre pour défendre une attitude loyaliste à l’égard des institutions de l’État et de tous les devoirs civiques qui s’y rapportent, dans la ligne de l’enseignement de l’épître aux Romains. Alors même que l’hostilité contre le christianisme était générale, et que régulièrement un édit impérial déclenchait une nouvelle vague d’atrocités contre les chrétiens, les apologistes chrétiens ne cessent de chanter les louanges de l’empereur et proclamer la fidélité des chrétiens à la « paix romaine »33.

De plus, la position de Tertullien ne faisait pas unanimité, puisqu’un autre Père de l’Église, Clément d’Alexandrie, soutient à la même date la position inverse, en prônant l’intégration des chrétiens dans l’armée, et conseillant aux soldats nouvellement convertis d’« écouter le général qui commande avec justice aussi simplement qu’il conseille aux laboureurs de labourer, et aux marins de naviguer »34.

2) Lorsque les premiers chrétiens mettent en cause leur soumission au service militaire, c’est, la plupart du temps, lorsque celui-ci oblige à prêter un serment d’allégeance à César comme à Dieu, serment dans lequel leur conscience voyait un acte d’idolâtrie. C’est essentiellement leur refus de se soumettre aux « cultes militaires », et leur refus de porter l’objet qui en était la marque de dédicace (le signaculum), qui a entraîné la répression et mise à mort de nombreux « martyrs militaires » sous l’Empire. En particulier sous Dioclétien, qui procède au début du ive siècle à une épuration systématique de l’armée.

Dès lors, dans la position des premiers chrétiens envers le service militaire, il devient très difficile de démêler ce qui relèverait d’un refus de pécher contre le second commandement du Décalogue (contre l’idolâtrie) et d’un refus de pécher contre le sixième (compris comme l’interdiction de tout homicide). En d’autres termes, il n’est pas établi que les « martyrs militaires » auraient refusé un service armé affranchi de cette obligation religieuse, comme en témoigne le simple fait qu’ils furent soldats réguliers avant de devenir martyrs.

3) Dès l’instant où cette obligation religieuse est supprimée (dès 313, date de l’accession de Constantin au pouvoir), on note que des conciles (comme celui d’Arles en 314) menacent les déserteurs chrétiens d’excommunication. Il est jugé que les chrétiens ne peuvent se soustraire à leurs obligations militaires sans sortir de la communion de l’Église. Ce qui était possible du temps des « martyrs militaires » devient condamnable dans la nouvelle circonstance.

4) Lorsque la question du service militaire est traitée par les moralistes chrétiens de manière plus systématique, tout au long du Moyen Âge, ils débattent essentiellement de l’accès des chrétiens à la profession militaire, au métier de soldat. Chose qui ne nous est plus familière aujourd’hui, les théologiens soutiennent qu’il y a des professions dont l’accès serait interdit aux chrétiens (comédiens, banquiers, soldats, bourreaux, notamment)35. De ce point de vue, la foi chrétienne, sans interdire formellement de prêter la main à certaines activités, peut interdire leur professionnalisation et son cortège de conséquences jugées négatives. C’est un discours qui, appliqué à notre sujet, peut interdire aux chrétiens l’accès aux professions militaires ou au métier de mercenaire (à cause des dérapages qu’il favorise : massacres, pillages, viols, et ainsi de suite), mais pas la soumission au service militaire obligatoire dans son principe. La « conscription » obligatoire et systématique, telle qu’elle s’est répandue dans la période moderne, n’est pas ici dans la ligne de mire.

En bref : dans l’Église primitive, un chrétien peut-il être soldat et servir dans une armée païenne ? Les réponses apportées à cette question furent assurément beaucoup plus diverses et variées qu’on ne le dit36.

3. La critique théologique du pacifisme

Ce pacifisme est resté, et reste toujours, marginal dans les Églises protestantes et évangéliques, pour lesquelles, dans leur grande majorité, l’enseignement du Nouveau Testament n’invalide pas pour les chrétiens l’obligation de s’acquitter de leurs devoirs militaires, pour qui ce serait même « pécher contre Dieu » que de s’y soustraire.

Il est important de préciser que la position opposée au pacifisme n’est pas une pensée ou un comportement belliqueux, mais une autre conviction sur les moyens ordonnés par Dieu pour assurer une paix relative dans le monde présent. Les divergences entre pacifistes et « militaristes » protestants (comme on les désignera) portent non pas sur la guerre et la paix, mais sur le rapport entre la fin et les moyens (cf. infra), sur les moyens légitimes pour promouvoir la paix.

Le pacifiste discerne derrière la position « militariste » ce qu’il appelle de la faiblesse, du compromis, un manque de courage dans la foi, ou « jusqu’auboutisme » dans la lecture de la Bible, ou encore un manquement à la règle du « sola scriptura »37. Mais le non-pacifiste lui objecte que sa conviction est soutenue par une autre lecture du Nouveau Testament, qui n’entend pas confondre ce qui été résumé plus haut de la non-violence prophétique des enfants de Dieu dans ce qui touche à leurs intérêts personnels, et ce qui a été rappelé ensuite sur le rôle que Dieu a lui-même dévolu à l’usage de la force par la puissance publique dans la complexité du temps présent.

Henri Chavannes, par exemple, écrit : « Le chrétien qui prend part aux combats que se livrent les puissances dans le monde ne retombe-t-il pas sous le joug du péché et n’annule-t-il pas par là les effets libérateurs de l’œuvre du Christ ? Les objecteurs raisonnent ainsi. Mais ils se trompent. Il leur échappe que l’armée n’est pas un mal en soi. Elle est au contraire l’instrument d’une paix relative et précaire, mais qui est la seule possible dans l’ordre temporel en attendant le retour du Christ […]. En vertu de la nécessité où l’État se trouve, le chrétien qui sert comme soldat entre dans un ordre où la violence dont il use ne lui est pas imputable personnellement. C’est une chose différente de tuer en tant que particulier et de tuer comme soldat. […] Il devient l’instrument de la violence de l’État. Il est celui par qui elle s’exerce […]. L’acte de tuer à la guerre trouve son origine non plus dans la volonté corrompue de celui qui se bat, mais dans le devoir de l’État d’assurer sa propre existence38.

Les critiques protestantes de la lecture anabaptiste de la Bible portent essentiellement sur les points suivants : la christologie et la sotériologie, l’eschatologie du Nouveau Testament et la doctrine de l’État et de la grâce générale dans cette période « avant-dernière ».

a. Christologie et sotériologie

Chapitre important et tout à fait fondamental de la théologie pacifiste : la christologie et la théologie de la croix, dont elle soutient une interprétation extensive et globalisante qui ne peut pas laisser indifférent le lecteur de convictions protestantes et évangéliques.

Sous la plume de Yoder, notamment, s’exprime un christocentrisme qui veut être absolu (qui n’est pas sans ressembler à celui de Karl Barth) et ne rien laisser en dehors de son champ d’action. La croix est présentée comme un événement proprement révolutionnaire qui bouleverse le visage du monde, pas uniquement la vie intérieure des individus, sur le plan spirituel, mais aussi leurs relations sociales et communautaires, un événement qui donne littéralement naissance à une nouvelle humanité, à une nouvelle société.

Toutefois, un seul domaine semble échapper à son emprise : la sphère civile et politique. Dans la pensée anabaptiste, le mandat donné par Dieu aux princes et magistrats semble comme dissous par les effets de la croix. Appliquée à la sphère politique, cette christologie/sotériologie, qui se veut globalisante et inclusive, affaiblit la portée du mandat que Romains 13 et 1 Timothée 2 reconnaissent à l’institution politique39. Curieusement, princes et magistrats ne sont pas crédités dans leurs fonctions des effets positifs de la rédemption.

De ce fait, l’interprétation anabaptiste de l’enseignement du Nouveau Testament échappe difficilement à une forme de dualisme. Le chrétien anabaptiste est déchiré ici-bas entre deux souverainetés ou allégeances (Dieu et César) dont il ne perçoit plus l’emboîtement. Comment s’articulent la rédemption et la création qui la précède, et les structures d’autorités instituées par Dieu pour la gouverner ? Au contact de la théologie anabaptiste, on a le sentiment que les doctrines de la création et de la grâce générale ou commune, en leur sens classique, ont été comme vidées de leur substance. Une nouvelle humanité semble ici se substituer à une ancienne, qui littéralement disparaît.

Il est certain que la croix bouleverse ou transfigure de manière absolue le rapport des hommes à la violence, entendue comme violence sacrificielle ou justificatrice. Le sacrifice du Christ étant reconnu unique, absolu et définitif, il n’y a plus désormais de violence sacrificielle qui puisse recevoir une place légitime dans l’histoire. Mais, pour les auteurs du Nouveau Testament, la violence sacrificielle endurée par le Christ n’a pas pour effet d’invalider, dans le temps présent, les formes de violence d’une autre nature. Pour une théologie qui respecte l’ordre d’antériorité de la création et de la rédemption, la croix n’épuise pas toute idée de punition divine envers les incrédules, pas plus qu’elle ne dépouille les notions de jugement dernier ou de châtiment éternel de leur contenu40. Dans le temps présent, de même, elle ne vide pas de sa nécessité la notion de justice sociale, comme aspect de la gouvernance divine, dans le cadre de sa grâce générale ou commune.

Autre signal d’alerte significatif, aujourd’hui l’embarras éprouvé par les théologiens anabaptistes face au thème de la violence dans la Bible gagne également la doctrine de l’expiation et du salut. Des redéfinitions de la doctrine classique de l’expiation sont promues au sein du mouvement, qui tendent, sinon à évacuer, du moins à écarter de la doctrine classique de l’expiation les notions de violence et de sacrifice, ainsi que les concepts dogmatiques traditionnellement associés : sacrifice, propitiation, expiation substitutive, substitution pénale, sacrifice propitiatoire, et ainsi de suite. Ne plus présenter l’œuvre du Christ comme un sacrifice de propitiation qui apaise la juste colère de Dieu et dont le sang efface les péchés est présenté ici comme un progrès théologique important41.

b. Eschatologie

Si l’opposition des Réformes classique et radicale sur l’usage légitime de la violence découle en partie d’une divergence christologique et sotériologique, celle-ci découle aussi et surtout d’une divergence sur l’eschatologie du Nouveau Testament, et les manières opposées dont est conçu le calendrier de l’avènement du royaume de Dieu.

La transfiguration opérée en Christ est-elle déjà pleinement réalisée dans le temps présent ou reste-t-elle en partie contemporaine de la fin des temps, une réalité dont l’Église appelle l’avènement de ses prières, lorsqu’elle dit quotidiennement à Dieu « Que ton règne vienne », mais dont elle ne touche pas encore le plein accomplissement de son vivant (Hé 11.13) ?

Il est reproché à la théologie pacifiste, dans sa lecture de l’Évangile, de ne pas prendre la pleine mesure du « pas encore » de l’avènement du royaume de Dieu, de pécher par une sorte d’anticipation eschatologique, ou d’« angélisme » de type millénariste, alors que les chrétiens du Nouveau Testament ne vivent pas encore dans l’eschatologie réalisée. Toute la question est incluse dans celle du « déjà » et du « pas encore » du royaume, de la relation entre le royaume qui est venu et le royaume qui vient, et la façon dont est comprise leur interrelation. Si les chrétiens vivent à l’heure dernière sur le calendrier de Dieu, la lecture anabaptiste semble appropriée. Mais s’ils vivent à l’heure « avant-dernière » (et pas encore dans le ciel), il est évident que les structures d’autorité par lesquelles le Créateur a ordonné que le monde présent soit gouverné (même et surtout corrompu) ne sont pas encore congédiées par lui.

Henri Chavannes développe sa critique : « La venue de Jésus – contrairement à ce que pensaient les Juifs – n’a pas aboli l’histoire humaine. Celle-ci continue après l’incarnation, et elle continuera jusqu’à ce que le Christ vienne y mettre fin par son retour […]. Nous sommes dans un temps au caractère ambigu où l’éthique chrétienne connaît un double devoir. D’abord le croyant ne doit pas se conformer au siècle présent, parce que, en Christ, toutes choses sont devenues nouvelles. Mais en même temps il ne doit pas renoncer au monde, car il sait que ce monde est actuellement encore voulu par Dieu dans le cadre de l’histoire du salut, et qu’il est placé sous la souveraineté de Christ […]. Le temps dans lequel nous sommes est un temps équivoque, douloureux. D’une part, le Christ est venu, il a instauré la paix, une paix d’une profondeur nouvelle, mais en même temps, l’histoire humaine se poursuit avec ses disputes et ses guerres. Le chrétien doit tout à la fois considérer l’événement du passé, la venue du Christ triomphant sur la croix du péché et de la mort, et attendre l’avènement futur, son retour qui manifestera dans l’univers les conséquences de la victoire de la croix, maintenant en grande partie secrète et cachée. »42

Sous cet éclairage, le temps que vivent aujourd’hui les chrétiens doit être reconnu comme étant « équivoque, douloureux », en tension irréductible entre ce « déjà » et ce « pas encore ». Aspirant à résoudre cette tension, ils éprouveront la tentation permanente de vouloir en rayer une des deux composantes (ou un des deux pôles de cet « arc électrique »), et de confondre pratiquement les cités terrestre et céleste que la foi veut leur apprendre à distinguer, soit en cédant à une tentation de fuite par rapport à la société présente, de mise à l’écart, d’abandon de type sectaire d’un monde au sujet duquel la foi ne ferait plus rien espérer de positif, soit, ou en même temps, en cédant à des formes d’impatience eschatologique, en voulant fonder ici-bas la communauté parfaite, la Jérusalem céleste.

Or l’histoire de l’anabaptisme n’a-t-elle pas montré paradoxalement ces deux faiblesses opposées ? La posture du repli et de la fuite du monde n’a-t-elle pas été prise (parfois de manière caricaturale) par certaines communautés de type anabaptiste-amish ? Et la tentation proprement « millénariste » n’a-t-elle pas été illustrée par l’histoire de Munster ? On peut penser que, dans l’histoire de l’anabaptisme, la révolte de la ville de Munster (période 1534-1535) fut un accident43, mais aussi se demander, plus en profondeur, si toute théologie qui perd de vue la distinction du « déjà » et du « pas encore » de l’eschatologie biblique ne prête pas le flanc à ce genre de flottements ou d’oscillations paradoxales, entre la fuite du monde et la théocratie millénariste ?44 Il n’est pas rare du reste que le discours anabaptiste passe du plan civil au plan ecclésiastique comme s’ils se confondaient.

Dans le christianisme, l’histoire de l’extrémisme et de la violence religieuse s’est toujours nourrie de convictions eschatologiques et écrite de manière étroite autour de celles des utopies millénaristes, comme aussi conjointement des frénésies apocalyptiques.

4. Le recours à la justice civile

À la doctrine de l’État présentée ci-dessus (chap. V), l’anabaptisme oppose classiquement que Paul, dans ses épîtres, reproche aux chrétiens de recourir à la justice civile et à des juges incroyants pour résoudre leurs conflits (1Co 6.1-7). Mais que reproche-t-il exactement aux Corinthiens ?

1) « C’est une honte que d’avoir des procès entre vous » (v. 7), « entre frères » (v. 1). Et les prescriptions du Sermon sur la montagne à juste titre leur sont rappelées : « Mieux aurait valu que vous souffriez quelque injustice, et vous laissiez dépouiller, que d’avoir des procès. » Comme s’il leur disait : vos procès sont révélateurs, à votre honte, de votre manque de maturité spirituelle, et du peu d’emprise que vous avez laissé à la sanctification sur vos comportements et réactions.

2) Ayant des conflits entre frères, c’est une honte supplémentaire que de les soumettre au jugement des infidèles, et non des saints (v. 1), d’établir comme juges sur eux des gens « dont l’Église ne fait aucun cas » (v. 4). N’y a-t-il pas un seul sage dans la communauté à l’arbitrage duquel vous pourriez soumettre votre différend (v. 5) et recevoir son jugement sans y être forcé ? Dans l’absolu, n’est-ce pas les saints qui, aux côtés du Christ glorifié, seront appelés à juger le monde et même les anges (v. 2 et 3), a fortiori « cette affaire de moindre importance » (v. 2) ?

Agissant comme ils l’ont fait, les Corinthiens ont porté doublement atteinte au témoignage que les chrétiens sont appelés à rendre aux incroyants : en étalant sous leurs yeux l’existence entre eux de conflits irréductibles et en témoignant que l’Évangile qui leur est théoriquement commun n’a pas permis de les résoudre.

Cette parole de Paul donne-t-elle raison à la position anabaptiste sur les autorités civiles ? L’autorité judiciaire civile est bien ici écartée par l’apôtre en faveur d’une justice d’Église, et l’Église appelée à arbitrer en interne ses conflits. Mais, dans le cas particulier, quelle est la nature du grief ? Le propos, ici, s’entend apparemment de larcins, de conflits de propriété ou d’héritages, notamment, c’est-à-dire de droit civil. Mais quid du droit pénal ? L’apôtre aurait-il dit la même chose d’un crime, d’un abus sexuel, d’un viol, d’un attentat pédophile ou d’un meurtre, des péchés dont l’apôtre dit lui-même que Dieu a confié la sanction au magistrat (Rm 13) ?

Aujourd’hui, c’est le reproche qui est largement fait à l’Église catholique, notamment en matière de pédophilie, que d’avoir voulu régler en interne, au niveau du tribunal du confessionnal et de la discipline ecclésiastique, des crimes qui relevaient de l’autorité judiciaire et de la justice pénale ; ou, de manière plus sournoise, d’avoir voulu les couvrir pour éviter à l’Église catholique d’être éclaboussée par des scandales, d’avoir préféré préserver sa réputation que donner aux victimes la justice et la réparation auxquelles celles-ci avaient droit.

La pensée qui s’exprime en 1 Corinthiens 6.1-8 s’étendrait-elle à toutes les causes ? Il n’est pas établi que le « devoir de dénonciation aux autorités civiles », tel qu’il est conçu aujourd’hui dans les sociétés occidentales en matière pénale, soit opposé à la directive de l’apôtre.

Dans leur histoire, les mennonites-anabaptistes eux-mêmes n’ont pas été exempts de reproches sur ce registre. On peut ici mentionner les accusations d’abus sexuels envers ses étudiantes portées contre John Howard Yoder, dans la période 1993-1996, qui ont conduit au sein du mouvement à enclencher une procédure disciplinaire et à adresser à son leader une exhortation. Mais l’ampleur du scandale n’est devenue publique qu’après la mort du théologien en 1997, lorsque plus de 50 femmes sont venues grossir le nombre des plaignantes. Ce qui a conduit le mouvement mennonite américain, en juillet 2015, ce fut tout à son honneur, à présenter ses excuses publiques pour « avoir laissé faire cet homme et ne pas avoir offert le secours nécessaire aux victimes ».

5. Le Sermon sur la montagne : mise en perspective

Trouve-ton réellement dans le Sermon sur la montagne, comme le voudrait la lecture pacifiste, les bases d’un nouvel ordre social chrétien qui puisse tenir lieu de loi civile ? Matthieu aurait-il été d’accord avec l’écrivain pacifiste russe Tolstoï (1828-1910), qui proposait d’élever le Sermon sur la montagne en loi politique ?45

Neal Blough résume la problématique : « Avec le Sermon sur la montagne, le problème se situe dans la question de la portée du commandement. Faut-il, comme l’a fait Martin Luther, considérer que la non-violence enseignée par Jésus est à appliquer dans nos relations personnelles, privées, ou bien dans l’Église entre chrétiens ? Et que dans le domaine public, quand il s’agit de défendre la patrie, c’est une autre règle qui s’applique […], la tradition de la guerre juste, qui, dans certaines circonstances, accepte la violence de la guerre comme un moindre mal. [Ou faut-il au contraire], avec la tradition anabaptiste-mennonite, affirmer que ces paroles du Christ s’appliquent à la globalité de notre vie de disciple, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouve ? »46

Le protestantisme classique répond négativement : l’éthique personnelle et prophétique du disciple de Jésus-Christ qui s’exprime dans le Sermon sur la montagne ne peut être confondue avec une éthique sociale propre à gérer les rapports de force dans une société résolument rebelle à l’ordre de Dieu et qui le restera jusqu’à la parousie.

Martin Luther, qui était lucide sur les dangers d’une telle proposition, disait : « Avant de vouloir gouverner le monde chrétiennement, veille à le peupler de chrétiens. » Et Jean-Jacques Rousseau, dans son Contrat social, faisait remarquer que dans une société fondée sur un tel ordre, il suffirait d’un seul qui le refuse pour qu’il y prenne le pouvoir et mette en péril les équilibres les plus fondamentaux.

Trois remarques permettent de résumer les critiques adressées à la lecture pacifiste du Sermon sur la montagne :

1) La société présente, que la Bible juge corrompue, ne peut se maintenir que sur une notion de loi contraignante, qui crée des devoirs et des obligations et poursuit ceux qui y contreviennent. Le Sermon sur la montagne est-il de cette nature ? Les comportements désignés par lui sont-ils exigibles, et les contrevenants passibles de sanctions ? On imagine mal qu’un individu puisse être poursuivi au motif qu’après avoir été frappé sur la joue gauche, il n’ait pas tendu la droite ? Ou qu’après s’être fait dérober son manteau, il n’ait pas spontanément livré sa tunique. Dans le Sermon, on n’est pas dans le domaine de ce qui est dû. Le devoir ou le droit s’arrêtent aux limites de la loi du talion (œil pour œil). Tout ce qui va au-delà, ou qui plutôt reste en deçà, relève de la liberté. Le Sermon place les croyants sur le registre de l’apprentissage du don et de la générosité, de l’apprentissage spirituel de l’amour, d’actes libres et généreux, de l’apprentissage d’une gratuité qui est à l’image de celle de Dieu, et qui, comme telle, ne peut faire l’objet d’aucune contrainte47.

2) Dans les comportements requis par le Sermon, il y a une dimension personnelle et individuelle incontestable.

La générosité désignée par le Sermon est personnelle par les ressources spirituelles qu’elle présuppose. Derrière les comportements désignés, il y a un prérequis important : le Sermon énonce une éthique de croyants, d’hommes et de femmes justifiés par une foi personnelle en l’œuvre du Christ, et rendus capables de manifester une remarquable maturité spirituelle : avoir été libérés dans la foi de toutes les susceptibilités et questions d’amour-propre. Les « préceptes évangéliques » désignent une éducation de nature spirituelle qui réclame beaucoup de temps, et n’est jamais tout à fait terminée en cette vie. Même le croyant qui aurait déjà été capable de laisser son manteau à celui qui lui a dérobé sa tunique aura toujours à progresser à l’école du Sermon.

La générosité désignée par le Sermon est aussi personnelle par son objet ; elle ne peut porter que sur les possessions personnelles du croyant agressé : la joue, la tunique, la fatigue d’une longue marche. Appliqué aux biens d’autrui, que signifierait le précepte ? Tu aimeras les ennemis de ton peuple ? Ou plutôt tu ne défendras pas le bien commun de la communauté dont tu es membre, de ta nation, de ton entreprise ? Ou tu ne défendras pas les membres de ta famille contre les agressions qui les menacent ? Nul n’est appelé et autorisé, par cette parole de Jésus, à sacrifier la vie ou les intérêts de tierces personnes, et encore moins des groupes qui auraient été confiés à sa garde dans le cadre d’un contrat social : dans le cadre du mariage, les droits de son conjoint ; dans le cadre de la famille, les droits de ses enfants ; dans le cadre d’une entreprise, les droits de ses employés ; dans le cadre politique, les droits des citoyens qui lui ont confié la gestion de leurs intérêts ; dans le cadre de l’armée ou de la guerre, les droits des hommes qui ont été placés sous son commandement, et ainsi de suite.

Max Weber range le Sermon sur la montagne dans la catégorie des « éthiques de prophètes », qui, comme telles, dit-il, ne peuvent être que celles d’individus qui s’exposent volontairement et délibérément aux risques encourus48. Le partisan de la non-violence est vu par Weber comme un prophète dont les actes peuvent avoir une valeur symbolique importante. En opposant les prophètes aux réalistes, il soutient que les partisans de l’éthique de conviction sont inaptes aux responsabilités politiques, qui requièrent parfois une nécessaire violence parfaitement légitime49.

Qu’on le veuille ou non, s’esquisse dans la théologie du Nouveau Testament une distinction entre éthiques individuelle et sociale, entre l’éthique individuelle du croyant (touchant à ses intérêts personnels) et l’éthique sociale qu’il est appelé à respecter dans un monde resté hostile à la grâce.

Celui qui, dans l’interprétation de la portée politique du Sermon, écarte la thèse pacifiste de l’ordre social chrétien ne doit pas pour autant verser en sens opposé dans la théorie du « précepte impossible », selon laquelle l’enseignement de Jésus (dans ce Sermon comme dans les Béatitudes) serait impossible à pratiquer jusqu’au bout, et n’aurait ici-bas qu’une valeur propédeutique pour guider les croyants vers le meilleur possible. La portée des « préceptes évangéliques » doit être définie dans une voie intermédiaire : ils désignent des comportements qui sont réellement rendus possibles ici-bas par le don de l’Esprit, mis à portée de main des individus croyants, et qui, dans le monde présent, deviennent prophétiques du royaume qui vient.

Enfin, dans les trois exemples qui illustrent son précepte, il faut souligner que Jésus ne disculpe pas les voies de faits dont le chrétien serait la victime (gifler, prendre la tunique ou réquisitionner). Le Christ ne les dépénalise pas, comme s’il disait : ce n’est pas grave ou cela ne mérite pas d’être puni ou sanctionné. Jésus n’aborde ici que la question de la réaction de l’individu lésé, et, si tant est que celui-ci veuille se comporter comme son disciple, l’appelle à manifester sa liberté d’enfant de Dieu par la qualité de réaction extraordinaire désignée, susceptible de porter le bien à triompher du mal.

Est particulièrement frappante à ce propos la juxtaposition et continuité des textes de Romains 12 et 13. C’est le même apôtre qui, en Romains 12, appelle le croyant agressé à « ne pas se venger, ne pas rendre le mal pour le mal, donner à manger et à boire à son ennemi », et qui, dans le même souffle, au début du chapitre 13, appelle le magistrat à sanctionner cette même agression dans la mesure où celle-ci relève du domaine pénal. Il n’y a pas de contradiction entre les deux. Le pardon des offenses commandé à l’offensé par l’Évangile n’a pas pour effet de disculper l’agresseur sur le plan pénal.

Encore aujourd’hui, dans la société contemporaine, les chrétiens sont confrontés à des questions très lourdes comme l’inceste, le viol ou la violence conjugale, qui peuvent exiger une plainte pour être stoppées. Une femme chrétienne qui serait battue par son mari, ou serait témoin de maltraitances ou agressions incestueuses sur ses enfants serait-elle appelée par Dieu à garder le silence ? Jésus, par ce Sermon, lui interdit-il de porter plainte contre son mari ? Aux jeunes chrétiens aujourd’hui, dans les lycées, victimes comme tous leurs camarades de problèmes de racket, agressions, harcèlements, manipulations, entre autres, leurs parents doivent-ils apprendre, en « bons petits chrétiens », à se laisser détrousser de manière répétée (sans résistance, comme des brebis muettes), à se soumettre à la loi du silence et de l’omerta, ou leur apprendre à répliquer comme il convient, c’est-à-dire en ayant le courage de dénoncer ce qui doit l’être auprès des autorités compétentes ?

VIII. Vers une doctrine de la « guerre légitime »

1. Le commandement de l’amour du prochain

Enfin, et plus fondamentalement, il a été reproché au pacifisme évangélique de ne penser à l’amour du prochain que de manière binaire : de ne parler que de l’amour que l’offensé doit à l’offenseur, alors que l’amour, en tradition chrétienne, s’est toujours également entendu de manière triangulaire, lorsque le prochain est victime d’une agression, et l’amour entendu comme devoir d’assistance envers lui.

Comme l’a développé Augustin, au croyant qui est témoin d’une agression et possède la puissance de l’empêcher, l’amour chrétien lui commande de l’utiliser. Il pécherait contre Dieu par complicité, et trahirait l’amour qu’il doit à son frère, sa mère, sa fille, sa patrie, s’il assistait passivement à leur dépouillement ou à leur assassinat. Il est établi que l’usage de la force, que l’auditeur du Sermon sur la montagne peut s’interdire pour défendre ses propres intérêts, il peut avoir le devoir d’en user pour défendre ceux des autres.

Il est important de prendre conscience que, dans l’histoire de l’Église, la réflexion chrétienne sur la violence légitime et le droit de résistance n’a pas eu pour point de départ la question de la légitime défense, comme on le pense généralement, mais la question du devoir d’assistance du prochain, de l’amour de celui qui est victime d’une agression ou menacé de l’être, et des interventions que l’amour commande à ses proches pour le secourir. Toute la doctrine de la « guerre juste » développée dans l’histoire de l’Église, après Augustin, découle d’une réflexion sur ce devoir d’assistance. Thomas d’Aquin, de même, traitera de la question de la « guerre juste » dans le passage de son œuvre consacré aux « fautes contre la charité » dues au prochain (Somme IIa/IIae, quest. 40). Il innove peu par rapport à Augustin.

2. La doctrine de la « guerre juste »

À la suite d’Augustin, la doctrine dite de la « guerre juste » (à ne pas confondre avec l’idée de « guerre sainte » ou de « guerre de Dieu » au premier degré, comme ont pu être conçues les Croisades ou guerres de religions) sera conçue dans l’histoire de l’Église comme un compromis jugé préférable à d’autres maux, et que Dieu, pense-t-on, dans les dures circonstances du temps, honore.

Ici demeure le présupposé que la violence est toujours un mal, et ne se confond jamais avec un bien absolu. L’idéal, dit Augustin, reste la paix fondée sur la justice. Mais le péché ayant détruit l’ordre divin, la guerre est une des conséquences du désordre qui en résulte. La guerre, même « juste », reste une chose affreuse. Celui qui n’en éprouverait pas de douleur aurait perdu toute conscience. Ce qui n’empêche pas que cette guerre soit en même temps vue comme un acte d’amour que Dieu commande et honore. Couper un bras ou une jambe pour sauver tout un corps est considéré ici comme un acte d’amour.

Dans son contenu, la doctrine a connu de nombreuses variations chez les théoriciens de la guerre juste au cours des siècles.

Du ive au xviie siècle, d’Augustin (354-430) à Francisco Suarez (1548-1617), on assiste à l’élaboration progressive d’un véritable droit international de la guerre juste, en passant par Isidore au viie siècle, Gratien au xiie siècle, Thomas (1225-1274) et les théologiens scholastiques du Moyen Âge, dont les travaux sur le sujet remplissent plusieurs dizaines de volumes aux xiie et xiiie siècles, puis le dominicain François de Vitoria (1480-1564) dans son traité Sur le droit de la guerre. Dans la période contemporaine, le dernier théoricien de la guerre juste : Michaël Walzer, Guerres justes et injustes, Belin, 1999.

Dans sa formulation classique, la doctrine du casus belli50 a toujours englobé deux types de critères :

1) Le jus ad bellum, les critères qui déterminent si la guerre est légitime ou non. Est-elle déclarée par une autorité légitime ? La cause de la guerre est-elle juste ? Tous les autres moyens de réconciliation ont-ils été utilisés ?

2) Le jus in bello rejoignant la réflexion sur les fins et les moyens, les critères sur la moralité des moyens utilisés, sur la façon dont une guerre doit être menée. Les moyens sont-ils proportionnels aux fins visées ? La guerre peut-elle être gagnée ? La vie des innocents est-elle épargnée ?

Le fossé entre théorie et pratique, en la matière, restant toujours considérable, il n’est pas difficile de discerner les limites de toute définition théorique de la guerre juste :

On été dénoncés avec raison les innombrables abus qui dans l’histoire ont été faits de cette doctrine, pour auréoler d’une forme de légitimité divine les agressions les plus condamnables. Innombrables sont les belligérants (et souvent sur les deux fronts du même champ de bataille) qui ont, dans leur propagande, cherché à légitimer leurs agressions en les qualifiant de « guerre juste », jusqu’au tristement célèbre Gott mit uns de l’hégémonie nazie. La tentation est toujours forte, pour qui utilise ce concept, de glisser vers une divinisation de sa guerre ouvrant la porte à tous les fanatismes.

A été plaidée l’inadéquation de la doctrine à la guerre moderne et ses moyens surpuissants, auxquels les critères classiques de la jus in bello ne sont plus applicables. Notamment, que veut dire « Les moyens sont-ils proportionnels aux fins visées ? » à l’heure de la guerre atomique ?

A été soulignée l’inadéquation de la règle « La guerre est-elle déclarée par une autorité légitime ? » aux nombreuses guerres nées de conflits de succession, ou face aux monarchies de droit divin (dans lesquelles le combat du roi n’est plus distinguable de celui de Dieu), ou face à des conflits de frontières, lorsque deux princes se disputent la souveraineté légitime sur un territoire.

La doctrine de la guerre juste a certainement pour défaut majeur de rester une donnée largement théorique, qui court le risque de perdre de vue la juste mesure de la cruauté de la guerre, et donner facilement bonne conscience aux belligérants. Le discours pacifiste sur le sujet a ceci de positif qu’il réveille les consciences assoupies. Pour cette raison, les chrétiens attachés à cette doctrine gagneraient probablement à changer de vocabulaire. Dans la théologie chrétienne du salut, le concept de « juste » étant très chargé, et la « justice » de Dieu conçue comme parfaite et infinie, qualifier une guerre de « juste » ne peut que favoriser la confusion avec l’idée de « guerre de Dieu » et lui conférer une forme de sacralité globale et absolue qui anesthésie l’esprit critique. Parler d’une définition chrétienne sur la « guerre légitime », par exemple, serait assurément plus nuancé et judicieux.

La doctrine réclame également des remises à jour permanentes, qui peuvent se révéler extrêmement difficiles et délicates. Mais la légitimité de la démarche est difficilement contestable : la tentative de définir les circonstances dans lesquelles le recours à la force publique peut être jugé chrétiennement légitime et nécessaire. Il s’agit de tracer un fil rouge entre une agressivité belliqueuse (que l’Évangile condamne) et une lâche passivité qui deviendrait aussi complice du mal. Elle est l’expression, dans l’Église, d’une éthique de responsabilité qui ne se conçoit pas uniquement d’une manière individuelle, mais prenne aussi une dimension collective, au travers des structures sociales ordonnées par Dieu à cet effet51.

Dans sa forme minimale, comme berceau du concept de « paix armée », la doctrine de la guerre juste garde aujourd’hui de très nombreux partisans parmi les théologiens chrétiens52. De ce point de vue, dans l’état du monde présent, l’armement préventif serait le meilleur gage de la paix. Suivant l’adage Si vis pacem, para bellum (« Si tu veux la paix, prépare la guerre »), la force militaire est considérée comme la première ou la principale garantie pour maintenir la paix. L’armement, ici, est accepté pour ne jamais être utilisé.

3. La fin et les moyens

Entre partisans et adversaires du pacifisme, pacifistes et « militaristes » qui sont tous deux partisans de la paix, rappelons-le, la divergence théologique et éthique porte ultimement sur la question de la fin et des moyens.

Celui qui estime qu’une fin ne peut être légitimement poursuivie que par des moyens de même nature qu’elle optera naturellement pour la position pacifiste et le refus du service militaire. Celui qui, en revanche, estime que les moyens peuvent être de nature différente, voire antagoniste, sera amené à justifier le service militaire.

Durant la dernière guerre, un pasteur animateur d’un mouvement de résistance pacifiste antinazi a écrit : « Le Crucifié est identique au Ressuscité ! Cela signifie indiscutablement que la fin est identique aux moyens. La fin n’est que le produit des moyens. La fin, c’est la moisson de la semence que sont les moyens. Loin de justifier les moyens, ce sont les mauvais moyens qui corrompent la meilleure des fins. Car la fin est constituée par les moyens comme un lac par les rivières qui s’y jettent. Des rivières empoisonnées font un lac empoisonné. Jamais l’injustice ne débouchera dans la justice, ni le mensonge dans la vérité. »53 Mais un pasteur non pacifiste, tout en respectant infiniment le combat spirituel de son collègue, aurait pu opposer à son discours que ce genre de paradoxe existe bel et bien dans la théologie de la croix : puisque c’est par la mort qu’y surgit la vie ! La belle image du lac et des rivières n’est donc pas entièrement adéquate.

De plus, il n’y a contraste qu’en fonction de la manière dont est définie a priori la fin ! Si la fin est définie par exemple comme « l’anéantissement de la puissance du diable »54, sa destruction par le Christ apparaîtra en accord avec elle ! Jérémie reçoit de Dieu la double vocation d’arracher et de planter, de détruire et de bâtir : la construction de la maison de Dieu s’accorde avec la destruction de la maison des idoles. Il y a de toute évidence, dans la Bible, une notion de combat dont la lecture pacifiste a beaucoup de difficulté à rendre compte.

4. Témoignage historique : face à la montée du nazisme, un « réveil » antipacifiste dans le protestantisme

Dans l’histoire du protestantisme, un intéressant mouvement de réaction antipacifiste peut être signalé dans la période entre-deux-guerres (1918-1939), face aux compromissions des Églises luthériennes allemandes envers la montée du nazisme, et la forme de trahison que représente son silence, suivi dans un second temps d’un important mouvement de « réveil » au travers des réactions du théologien protestant Karl Barth et du mouvement des Églises confessantes d’Allemagne, pour refuser la soumission passive au nazisme.

En France, de même, Patrick Cabanel rapporte qu’entre la Première Guerre mondiale et la période de la guerre d’Espagne (1936-1939) se sont développés des mouvements réformés « pacifistes » défenseurs de l’objection de conscience, à l’exemple du groupe et de la revue La paix par le droit, dirigée par Théodore Ruyssen, ou du mouvement conduit par le pasteur Jules Jézéquel pendant la guerre d’Espagne, mouvements qui, en la période de la montée en puissance du nazisme, ont fait la démonstration des limites et revers de la logique pacifiste, et provoqué à leur insu, parmi leurs coreligionnaires, un fort revirement antipacifiste55. Par la gravité des événements (en particulier après la signature des Accords de Munich en 1938, par lesquels étaient abandonnés à l’hégémonie de Hitler la Tchécoslovaquie et les pays germanophones), il s’est imposé à beaucoup de protestants français que « la paix à tout prix » (ou « la paix quel qu’en soit le prix ») devenait une position insoutenable en conscience. On assiste alors, chez nombre de protestants, à une sorte de « conversion » de la paix à la guerre, tournant le dos à un pacifisme jugé démissionnaire ou complice56. Cabanel décrit le revirement de plusieurs de ses membres les plus militants (comme Élie Gounelle), d’une position strictement pacifiste (la paix à tout prix) à une adhésion progressive au thème de la « guerre juste », quelle que soit la nuance qu’on lui donne.

L’exemple emblématique donné par Cabanel : la réaction de Suzanne de Dietrich, bibliste et dirigeante de la « Fédé », qui publie dans Le Semeur un manifeste au « souffle prophétique », un appel à la mobilisation active des protestants, au nom même de l’Évangile, face aux « risques mortels courus par l’humanité » : « Les protestants n’auront-ils eu ni le courage de la paix, ni le courage de la guerre ? » interpelle-t-elle, alors que « d’autres personnalités protestantes s’enfoncent dans un pacifisme absolu, au prix de tous les abandons », déplore l’historien57.

IX. Conclusion : sans être pacifiste, le profil d’une foi pacificatrice

Même si la foi chrétienne n’est pas « pacifiste », au sens étroit du terme, puisqu’elle n’interdit pas nécessairement l’engagement actif du chrétien dans les forces armées, il ne fait pas de doute qu’elle reste une vision et une pratique du vivre ensemble profondément pacificatrice.

1) Pleinement impliqué à tous les niveaux du débat social et public, le chrétien saura proposer et soutenir les choix politiques propres à promouvoir une justice et une paix temporelles, qui en tous lieux enrayent le développement des conflits et préviennent la naissance des guerres. Le chrétien sera particulièrement bien préparé par sa foi pour s’investir dans la médiation des conflits, et il usera de toute la force de persuasion dont il dispose pour que l’usage de la contrainte n’intervienne qu’après épuisement de toutes les ressources pacifiques.

2) De plus, dans sa vie personnelle, les promesses et commandements divins qu’il s’approprie dans la foi lui inspirent différentes postures pacificatrices.

3) Jésus appelle ses disciples à des comportements inspirés par l’amour, vertu chrétienne par excellence. Aimer, c’est porter sur son prochain (même devenu ennemi ou adversaire) le regard d’espérance que le Dieu de l’Évangile porte sur lui ; c’est discerner, au-delà de son hostilité présente (et du mal qu’il a pu leur faire), son « devenir en Christ » ; discerner déjà sous les traits de Saul de Tarse (le persécuteur) l’apôtre Paul, ou sous les traits de Jacob (l’usurpateur) Israël, celui qui a lutté avec Dieu et a été vaincu.

4) Aimer leurs ennemis, c’est se comporter envers ceux qui les ont agressés d’une manière libre de toute susceptibilité et d’amour-propre, libre de contentieux ou de vengeance à régler, dont les croyants apprennent à confier à Dieu l’éventuelle exécution !

5) S’y ajoutent les extraordinaires libertés auxquelles Jésus appelle ses disciples par son Sermon sur la montagne dans leur vie et ministère personnels, leur donnant la capacité de ne pas rendre les coups reçus, de rompre l’engrenage de la violence et agir en sorte que le bien, partout, et autant qu’il leur appartient, puisse triompher du mal.

6) S’y ajoute le regard lucide que la Parole inspire au croyant sur « le déjà et le pas encore » de l’avènement du royaume de Dieu et les ambiguïtés du temps présent. La foi chrétienne, droitement comprise, lui interdit toute anticipation eschatologique de type millénariste et le cortège de violences qui l’accompagne généralement. L’amour chrétien lui interdit ici-bas tout jugement dernier. Conjointement, elle lui apprend à distinguer et respecter les missions distinctes et complémentaires que Dieu donne à l’Église et à l’État en cette période « avant-dernière ».

« Heureux ceux qui procurent la paix,
car ils seront appelés fils de Dieu ! »
Matthieu 5.9

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  1.  Michel Johner est professeur d’éthique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2.   Ronald Bergey, « La conquête de Canaan : un génocide ? », La Revue réformée 225 (2003/5).↩

  3.  L’idée est soutenue par nombre d’écrivains très sérieux, comme l’historien des religions américain Reza Aslan, qui a publié en juillet 2013 une biographie du Jésus de l’histoire intitulée Le Zélote, présentant le Christ sous les traits d’un révolutionnaire, agitateur politique, chef de bande et de rébellion armée. ↩

  4.  Le zélotisme, sous l’occupation romaine (en particulier la guerre de Judée en 66-73), désigne des mouvements politiques qui identifient le royaume de Dieu avec le royaume politique d’Israël et attendent un Messie révolutionnaire. Les zélotes entendent imposer l’avènement de ce royaume par des moyens violents et voient dans la radicalisation un moyen de précipiter la fin des temps, dans une sorte d’utopie de type millénariste.↩

  5. ↩

  6.  Cf. René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.↩

  7.  Cf. Michel Johner, « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la gauche, méditation biblique sur l’éthique du Sermon sur la montagne », La Revue réformée 225 (2003/5), p. 109-118.↩

  8.  Un commentateur écrit : « C’est comme la morsure de la conscience, embrasée par le remords face au comportement du chrétien », note de la Bible du Semeur d’étude, Excelsis, 2001, p. 1724.↩

  9.  Gandhi a déclaré : « Il faut chercher à émousser complètement l’épée du tyran, non pas en la heurtant avec un acier mieux effilé, mais en trompant son attente de voir lui offrir une résistance physique. »↩

  10.  Suzanne Lassier, Gandhi et la non-violence, collection Maîtres spirituels, 37, Paris, Seuil, 1970.↩

  11.  Phrase célèbre de l’Apologétique de Tertullien, dans sa forme exacte : « Le sang des martyrs est semence de chrétiens. »↩

  12.  Cf. Jean Calvin, Traité des reliques et Excuse à Messieurs les Nicodémites.↩

  13.  Plusieurs verbes sont utilisés dans l’hébreu biblique pour désigner la mise à mort ou l’homicide : principalement harag, utilisé 165 fois, et hemit (hiphil de mut), utilisé 201 fois. Un troisième verbe, ratsah, utilisé dans le Décalogue, est plus rare, et n’apparaît que 46 fois dans l’Ancien Testament. Les deux premiers verbes (harag et hemit) sont utilisés pour désigner des mises à mort aussi diverses que l’assassinat d’un ennemi personnel, un règlement de comptes, une exécution judiciaire ou même la mort que peut provoquer la justice de Dieu. Le verbe ratsah (celui du sixième commandement), en revanche, est utilisé essentiellement pour parler du meurtre ou de l’assassinat d’un ennemi personnel. Le terme est aussi traduit en grec, dans la LXX ou dans les citations néotestamentaires du Décalogue, par phoneo, qui veut dire très précisément assassiner, comme par exemple en Mt 23.31 : « Vous êtes les fils de ceux qui ont assassiné les prophètes. »↩

  14.  Cf. Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 103-104.↩

  15.  L’abolition de la peine de mort est une avancée beaucoup plus tardive dans l’histoire de l’Occident.↩

  16.  Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 61. Pour marquer la différence de perspective, Gandhi a déclaré : « Je m’oppose à la violence parce que, lorsqu’elle semble produire le bien, le bien qui en résulte n’est que transitoire, tandis que le mal produit est permanent. »↩

  17.  Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 67ss.↩

  18.  Doctrine mise en place au xiie siècle par Bernard de Clairvaux et Boniface VIII : bulle Unam Sanctam en 1302. ↩

  19.  Ont été appelés « monarchomaques » (littéralement « qui combattent contre le souverain »), les théologiens protestants comme François Hotman (1573), Théodore de Bèze (Du droit des magistrats, 1574) et Nicolas Barbaud (1574) qui, au lendemain de la Saint-Barthélemy (1572), protestent contre la tyrannie religieuse et définissent la limite au-delà de laquelle il serait légitime pour un peuple de s’opposer activement à un gouvernement indigne. Tous soutiennent qu’il est des cas où l’on doit destituer le souverain. On leur doit d’avoir largement contribué à promouvoir l’idée que le pouvoir ne doit pas être absolu, mais responsable devant les représentants du peuple (reprise ultérieurement dans l’idée puritaine d’un fondement conventionnel du pouvoir politique) et d’avoir initié une réflexion protestante sur le droit/devoir de résistance. Cf. Émile Doumergue, « La pensée ecclésiastique et la pensée politique de Calvin », Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps, Lausanne, 1889-1927, tome V ; Monique Cottret, Tuer le tyran. Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 2009, chapitre III ; Isabelle Bouvignies, « Monarchomachie : tyrannicide ou droit de résistance ? », dans Nicolas Pique (éditeur), Tolérance et Réforme, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 71-98. ↩

  20.  Flavius Valerius Aurelius Constantinus est proclamé trente-quatrième empereur romain sous le nom de Constantin Ier en 306.↩

  21.  Cf. Jacques Ellul, La subversion du christianisme, Paris, Seuil, 1984.↩

  22.  Selon les dispositions des capitulaires, les soldats germains vaincus sont contraints de choisir entre se convertir au christianisme ou être égorgés.↩

  23.  Dans la parabole des invités (Lc 14.23), un homme organise un grand festin et invite beaucoup de gens (v. 16). Il envoie son serviteur pour leur dire : « Venez car tout est déjà prêt. » (V. 17) Mais tous, unanimement, déclinèrent l’invitation sous des « excuses » diverses : visite d’un champ, dans le cadre d’une acquisition (v. 18), essai de nouveaux bœufs, qui ne peut être retardé (v. 19), voyage de noces et indisponibilité due à son mariage (v. 20), autant de réponses qui « irritent » le Maître (v. 21) et lui font ordonner à son serviteur : « Va promptement sur les place et dans les rues de la ville, et amène ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et les boiteux. » (V. 21) Si les premiers « ayants droit » et destinataires naturels de mon invitation méprisent mon invitation, eh bien invite à leur place tous les autres ! Que le tout-venant ou la masse des non-privilégiés viennent profiter du banquet qu’ils méprisent. Mais le serviteur lui dit : Seigneur, « cela a déjà été fait ». J’ai devancé ta pensée. Seulement, le problème, c’est qu’« il y a encore de la place » (v. 22). C’est-à-dire : si certains ont profité de l’aubaine, ce ne fut pas le cas de tous. De ta générosité, même parmi les plus démunis, beaucoup n’en ont pas voulu ! Et c’est alors que le Maître doublement irrité prononce cette parole célèbre, au verset 23 : « Va par les chemins et le long des haies, et contrains les gens d’entrer, afin que ma maison soit remplie. » S’ils ne veulent pas venir volontairement et librement, eh bien ils y viendront par la force, je les y contraindrai. Comme s’il disait : mon salut – si c’est là ce que représente le banquet –, je leur imposerai de le consommer, même à leur corps défendant. Aujourd’hui, ils vont hurler, mais un jour ils me remercieront d’avoir fait leur bonheur.↩

  24.  Cf. Pierre Bayle, Sur la tolérance. Commentaire philosophique sur les paroles de Jésus-Christ, Contrains-les d’entrer, où l’on prouve par plusieurs raisons démonstratives, qu’il n’y a rien de plus abominable que de faire des conversions par la contrainte : et où l’on réfute tous les sophismes des convertisseurs à contrainte, & l’apologie que St. Augustin a faite des persécutions. 1686, Éditions Vrin.↩

  25.  Cf. Frank Lestringant, Le Huguenot et le sauvage : l’Amérique et la controverse coloniale en France au temps des guerres de religion, Droz, Genève, 2004.↩

  26.  Cf. Marie-France Auzepy, L’histoire des iconoclastes, Paris, 2007.↩

  27.  Cf. John Philips, The Reformation of Images : Destruction of Art in England (1535-1660), University of California Press, 1973.↩

  28.  John Howard Yoder, Le pacifisme de Karl Barth, Cahiers de la Réconciliation, février 1963 ; The Christian Witness to the State, Newton, 1964 ; Jésus et le politique. La radicalité éthique de la croix, Le Mont-sur-Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1984 (éd. originale américaine 1972) ; What do you do ?, Scottdale, Herald Press, 1983 ; When War is Unjust : Being Honest in Just-War Thinking, Minneapolis, Augsburg Publishing House, 1984.↩

  29.  Cf. Martin Luther King, La force d’aimer, Casterman, Tournai, 1964 ; La révolution non violente, Paris, Payot, 1965 ; Serge Molla, Les idées noires de Martin Luther King, collection Lieux théologiques no 20, Genève, Labor et Fides, 1992.↩

  30.  Cité dans « L’Église et la guerre », revue Notre Histoire, numéro spécial, no 88, avril 1992, p. 11.↩

  31.  Cf. Actes du martyre de St Maximilien, N., « L’Église et la guerre », revue Notre Histoire, numéro spécial, no 88, avril 1992, p. 13.↩

  32.  Cité dans « L’Église et la guerre », revue Notre Histoire, numéro spécial, no 88, avril 1992.↩

  33.  Pour une étude détaillée, cf. Hugo Rahner (textes choisis et présentés par), L’Église et l’État dans le christianisme primitif, Paris, Le Cerf, 1964.↩

  34.  Cité dans « L’Église et la guerre », Revue Notre Histoire, numéro spécial, no 88, avril 1992.↩

  35.  Cf. « Professions interdites aux chrétiens » selon Hippolyte de Rome, La tradition apostolique, § 16, début du iiie siècle, Paris, Le Cerf, Sources chrétiennes, reproduit par Lasserre, p. 232. Dans la période moderne, Luther, par exemple, publie : « Est-ce que les gens de guerre peuvent être aussi dans l’état bienheureux ? » (Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können ?, 1526, Œuvres en allemand, 1883, tome XXII). ↩

  36.  Pour un état de la question et toute la bibliographie utile, Cécile Dibout recommande : John Helgeland, « Christians and the Roman Army from Marcus Aurelius to Constantine », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 1979, p. 724-834 ; Louis J. Swift, « War and the Christian Conscience I : The Early Years », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 1979, p. 835-868.

    Voir également A. von Harnack, Militia Christi : Die christliche Religion und der Soldatenstand in den ersten drei Jahrhunderten, Tübingen, 1905 ; J.-M. Hornus, Évangile et Labarum. Étude sur l’attitude du christianisme primitif devant les problèmes de l’État, de la guerre et de la violence, Genève, Labor et Fides, 1960 ; Jacques Fontaine, « Les chrétiens et le service militaire dans l’Antiquité », Concilium 7, septembre 1965, p. 95-105 ; Jacques Fontaine, « Le culte des martyrs militaires et son expression poétique au ive siècle : l’idéal évangélique de la non-violence dans le christianisme théodosien », Ecclesia Orans, Mélanges A. Hamman, Augustianum no 20, no 1-2, août 1980, p. 141-171. ↩

  37.  Selon Neal Blough, Le pacifisme évangélique, Wetzlar, Church and Peace, volume 1, no 2, décembre 1999, p. 12. ↩

  38.  Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 74.↩

  39. Pour la critique mennonite de la doctrine traditionnelle : voir John Howard Yoder, « Romains 13 et la soumission aux autorités », Jésus et le politique. La radicalité éthique de la Croix, Le Mont sur Lausanne, Presses Bibliques Universitaires, 1984 (éd originale américaine 1972), p. 176-194.↩

  40.  Cf. Michel Johner, « La méprise universaliste », La Revue réformée 205 (1999/4-5). ↩

  41.  Cf. Claude Baecher (sous dir.), Rédemption et salut. La portée de l’œuvre du Christ pour la vie de l’Église et pour l’éthique, coll. Perspectives anabaptistes, Charols, Excelsis, novembre 2011, 222 p.

    Par contraste, pour une défense de la place du sacrifice au cœur de la notion chrétienne d’expiation, voir Pierre Berthoud et Paul Wells (sous dir.), Sacrifice et expiation, Aix-en-Provence-Charols, Kerygma-Excelsis, 2008 ; Paul Wells, De la croix à l’Évangile de la croix. La dynamique biblique de la réconciliation, Charols, Excelsis, 2006.↩

  42.  Henri Chavannes, L’objection de conscience, Cahiers de la Renaissance vaudoise no 39, Lausanne, 1961, n. 2, p. 37-38.↩

  43.  Lors de la révolte de la ville de Munster et la tentative anabaptiste d’y établir une forme de théocratie, le paradoxe absolu, en tradition non violente, est que la ville fut administrée sous la terreur, sous la conduite de Jean de Leyde ; lui et son compagnon Jean Mathys affirmaient être directement inspirés par des visions divines, et se présentaient comme Élie et Hénoch revenus parmi les hommes.↩

  44.  Cf. Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse. Courants millénaristes révolutionnaires du xie au xvie siècle, Aden, 2011 ; Jean Delumeau, Mille ans de bonheur. Une histoire du paradis, Paris, Fayard, 1995.↩

  45.  Léon Tolstoï expose son éthique pacifiste dans plusieurs ouvrages écrits après sa conversion à une morale évangélique radicale : Mort d’Yvan Illitch (1886), De la vie (1887), La Sonate à Kreutzer (1889), Le Royaume de Dieu est en nous (1890) et La non-résistance au mal (1891).↩

  46.  Neal Blough, Le pacifisme évangélique, Wetzlar, Church and Peace, volume 1, no 2, décembre 1999, p. 5. ↩

  47.  Cf. Michel Johner, « Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui aussi la gauche. Méditation biblique sur l’éthique du Sermon sur la montagne », La Revue réformée 225 (2003/5), p. 109-118.↩

  48.  Max Weber a élaboré une distinction entre partisans d’une éthique de conviction (les prophètes) et ceux qui adoptent une éthique de responsabilité, cf. Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, collection 10-18, 1959, p. 166ss.↩

  49.  François Vaillant, La non-violence dans l’Évangile, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1991, p. 89.↩

  50.  Casus belli est une locution latine signifiant littéralement « occasion de guerre », qui désigne un acte ou une circonstance de nature à légitimer les hostilités entre deux États.↩

  51.  Pour plus de développement sur la doctrine de la guerre juste, voir G. Hubrecht, La juste guerre dans la doctrine chrétienne des origines au milieu du xvie siècle, Recueil de la Société Jean Bodin, 1961 ; F.H. Russel, The Just War in the Middle Ages, Cambridge, 1975 ; A. Vanderpol, La doctrine scolastique de la guerre, Paris, 1919 ; Joseph Joblin, L’Église et la guerre : conscience, violence, pouvoir, Paris, Desclée de Brouwer, 1988 ; John Howard Yoder, When War is Unjust : Being Honest in Just-War Thinking, Minneapolis, Augsburg Publishing House, 1984. ↩

  52.  Cf. Jocham Douma, Gewapende vrede, Etisch Kommentar 6, Ton Bolland, Amsterdam, 1982.↩

  53.  Roland de Pury cité par Jean Lasserre, Les chrétiens et la violence, Paris, La Réconciliation, 1965.↩

  54.  Sur la croix, le diable a mordu le talon du Christ, mais le Christ, dans l’opération, lui a aussi écrasé la tête (cf. Gn 3.15).↩

  55.  Voir Patrick Cabanel, De la paix aux résistances. Les protestants en France, 1930-1945, Paris, Fayard, 2015, p. 66-76.↩

  56.  Cf. Laurent Gambarotto, Foi et Patrie. La prédication du protestantisme français pendant la Première Guerre mondiale, Labor et Fides, 1996, p. 288.↩

  57.  Patrick Cabanel, De la paix aux résistances. Les protestants en France, 1930-1945, Paris, Fayard, 2015, p. 77.↩

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Les turbulences de l’amour
dans la pensée contemporaine

Michel JOHNER1

Parler de l’amour, c’est, de prime abord, désigner une réalité qui semble très simple et universelle, dont tout le monde comprend spontanément le sens, y compris les enfants. L’amour semble rejoindre l’expérience universelle et existentielle de chacun et se passer de définition. Toutefois, dès qu’on y réfléchit, l’amour est aussi une notion complexe, particulièrement difficile à analyser. Comme l’écrit France Quéré, « je ne sais s’il existe dans la langue française un mot qui ait porté les esprits à plus d’effusions et de confusions »2.

Sur un mode plus méditatif qu’académique, cette présentation introductive propose un rapide tour d’horizon des sens variés et parfois contradictoires que revêt la référence à l’amour dans le langage contemporain, la littérature, la philosophie : une sorte de « radioscopie » du concept, au sein du couple principalement.

Sur l’amour, l’usage de la langue française, réputé généralement assez précis et nuancé, se révèle assez pauvre, en désignant par le même terme des attachements de natures fort diverses. Quelqu’un peut dire indistinctement « j’aime ma femme, j’aime mes enfants, j’aime mes parents, j’aime Dieu » ; mais aussi « j’aime le chocolat, j’aime mon chien, j’aime ma patrie, j’aime le foot, j’aime la moto » ; comme il peut déclarer aussi « aimer la justice, le pouvoir, l’argent ou la gloire ». On dit aussi « faire l’amour » pour désigner un rapport sexuel, même unique ou accidentel, une expression singulière quand on y réfléchit : comme si la sexualité était la forme d’expression la plus évidente et immédiate de l’amour, et nécessairement mue par lui, ou comme si une relation sexuelle avait la capacité d’épuiser l’amour, d’en faire en quelque sorte le tour, ou en tous les cas d’en exprimer la quintessence3.

Ne peut-on pas faire l’amour sans amour ? (Lucrèce)4

Certains de ces attachements sont superposables. N’étant pas de même nature, ou ne se disputant pas le même objet, ils ne se font pas concurrence. Les attachements qu’un homme peut éprouver pour Dieu et pour sa femme, ou pour sa femme et sa fille, ne sont pas en conflit. Ce qu’il donne à l’un, il ne le dérobe pas à l’autre, ou alors il y a problème, que stigmatise, dans le premier cas, l’interdit de l’idolâtrie ou, dans le second, celui de l’inceste. Pour compliquer le tout : alors que certains de ces amours, dans leurs domaines spécifiques, se laissent partager et multiplier de manière exponentielle, comme l’amour fraternel ou parental5, d’autres exigent l’exclusivité, comme l’amour de Dieu ou l’amour du conjoint.

L’amour est un dieu jaloux qui ne souffre aucune rivalité. (Marquise de Lambert)6

Comment donc définir plus précisément cette « généreuse prodigalité de l’expérience humaine »7, ou « cette étrange attirance d’un être vers un autre » ?8 La question semble si complexe que nos dictionnaires, écartant le risque d’une parole globale, ne proposent que des définitions fragmentaires qui se laissent globalement ranger en deux catégories, généralement opposées. D’abord des définitions subjectives : aimer désignerait essentiellement un ressenti, éprouver un sentiment de désir, de satisfaction ou de plaisir au contact de quelque chose ou de quelqu’un. L’amour serait une variante de l’attirance ou de la jouissance. Puis des définitions objectives : l’amour désignerait une forme particulière de comportement à laquelle l’homme serait porté ou appelé, que l’on pourrait qualifier d’altruiste9. Si la définition subjective est par nature égocentrique (elle vise la satisfaction de soi), l’objective recherche d’abord le bien-être de l’autre (la satisfaction de l’autre), même si elle peut aussi, au final, combler la première (lorsque la satisfaction de l’autre devient aussi satisfaction de soi). Les maîtres mots sont ici générosité et désintéressement.

I. Les conceptions subjectives de l’amour

Ouvrant Le Petit Larousse sous le mot « aimer », on peut lire : « éprouver une profonde affection pour une personne ou un objet, un attachement très vif » ; ou, sur un plan plus charnel : « un sentiment très intense, un attachement englobant la tendresse et l’attirance physique entre deux personnes ». Le Petit Robert parle d’« une disposition favorable de l’affectivité à l’égard d’un objet » et le Dictionnaire universel Hachette de « l’attirance affective et sexuelle d’un être humain pour un autre »10.

1) L’amour courtois

Dans la culture occidentale, l’histoire de cet amour subjectif – amour-sentiment ou passion – commence, dès l’Antiquité, sous l’égide d’Éros (chez les Grecs), puis de Cupidon (chez les Romains), les deux divinités païennes qui la gouvernent et lui donnent ses premières lettres de noblesse.

Elle se poursuit ensuite au Moyen Âge, par la philosophie de l’amour courtois (appelé fin’amor), dans les cours de Provence et Languedoc au xie siècle. Chez les troubadours et les trouvères, l’amour est défini comme « désir érotique », dont la satisfaction ne peut être atteinte qu’en dehors du mariage11. S’il exerce une forte attraction sur les jeunes nobles et les chevaliers, c’est aussi que l’amour courtois est subversif et condamné par l’Église : il flirte avec la transgression, se porte vers un objet défendu et penche vers l’adultère.

Mais la philosophie courtoise n’est pas pour autant libertine dans ses conclusions. Loin de prôner l’abandon à l’empire des sens, elle est plutôt une école de l’ascèse et de la maîtrise de soi. Plus le chemin vers la satisfaction sera long et semé d’embuches pour le soupirant, plus il sera « courtois ». Et le désir disparaissant quand il est assouvi, l’amour, pour perdurer, doit être le plus difficile possible à satisfaire : la dame convoitée doit toujours paraître et rester insaisissable.

L’amour courtois est un ensemble de règles (les 31 articles formulés par André le Chapelain dans son opuscule Tractatus de Amore de 1184) qui cherchent à sortir la sexualité de la brutalité ou de la bestialité prêtées aux mœurs paysannes. Plusieurs siècles avant Flaubert, c’était, pour les jeunes nobles, une première école d’éducation sentimentale12, dans laquelle voulaient prévaloir, bien avant la satisfaction érotique qui n’était pas nécessairement jugée souhaitable, l’apprentissage du sens de l’honneur, l’importance de la parole donnée et du serment, la noblesse des sentiments, la conduite généreuse, la politesse dans le langage et les manières, et ainsi de suite. Si aujourd’hui le féminisme s’intéresse à l’étude de la « littérature courtoise », c’est qu’il s’agissait aussi pour la chevalerie d’apprendre à respecter la femme, et couper court aux libertés et expédients dont pouvait user la noblesse sur les subalternes et le personnel domestique. Paradoxalement, si l’amour courtois a attisé le feu de l’érotisme, c’était pour mieux le maîtriser. L’objectif ultime était de contenir les poussées de l’instinct sexuel par la maîtrise de soi, de le tenir en bride.

2) L’amour-passion : amour romantique

À la suite de l’« amour-désir » maîtrisé par les lois de la courtoisie se développe en Occident l’amour-passion, l’amour proprement « romantique », dont Denis de Rougemont, dans son essai L’amour et l’Occident, situe l’avènement dans l’exploitation, en littérature, du mythe de Tristan et Iseult, lequel en serait devenu (à côté de celui de Roméo et Juliette) la figure emblématique. C’est autour de ces deux récits, selon l’écrivain et moraliste suisse, que l’amour romantique serait devenu en Occident, du xiie jusqu’à la fin du xxe siècle, « une véritable religion dans toute la force de ce terme »13.

L’amour romantique est un amour passionnel, absolu et idéalisé. C’est l’inverse d’un amour raisonnable et maîtrisé : un amour fou, spontané, imprévisible, instinctif, impulsif, irrésistible et extraordinaire. L’amour romantique est fondé sur l’admiration, l’enthousiasme, l’inspiration, la fougue, parfois le délire.

On n’est vraiment pas raisonnable lorsque l’on est un amoureux romantique. (Christophe Bernard)14

Ici, comme dans l’amour courtois, une certaine mystique est présente. Chez plusieurs auteurs, la passion romantique confine à la tragédie et à l’expérience du divin au sens païen du terme. L’amour est placé au-dessus de toutes les lois, tant sociales que religieuses15. Si, dans la tradition courtoise, le désir, qui est généralement unilatéral (de l’homme soupirant vers la femme objet de son désir), veut être absolument maîtrisé, dans la tradition romantique, en revanche (comme dans la légende même de Tristan et Iseult), le désir, qui est généralement partagé, est aussi impossible à maîtriser. L’amour y est conçu comme une fatalité irrésistible.

Dans le romantisme, enfin, éros flirte de manière étroite avec la mort : éros et thanatos forment un couple infernal qui inspire une très abondante production artistique, en peinture, sculpture, littérature16. La mort des amants devient la réalisation suprême d’un amour divin et absolu qui dépasse les bornes du monde des hommes. Dans Roméo et Juliette, en particulier, l’amour et la mort se cherchent en permanence, et se trouvent au final comme les deux serpents du Caducée. Alchimie et fusion des contraires qui joue sur cette complicité étroite : le premier baiser d’amour de Roméo et Juliette est déjà un baiser de mort, et leur lit d’amour – chant du cygne du romantisme lyrique – devient une tombe. Pour Roméo et Juliette, mourir ensemble devient paradoxalement la forme la plus aboutie de l’amour.

La psychanalyse souligne le paradoxe : à un premier niveau rien ne serait plus opposé que éros et thanatos, l’un désignant les pulsions de vie et l’autre les pulsions de mort. Éros et thanatos seraient les deux pôles les plus extrêmes de l’arc électrique entre lesquels notre vie psychique serait prise en tension. Mais, à un second niveau, les deux pulsions fondamentales ne pourraient être pensées séparément : elles œuvrent toujours ensemble. Elles se rejoignent et s’appellent mutuellement. De sorte qu’éros et thanatos, au final, ne pourraient exister l’un sans l’autre. Ils forment un couple insécable et s’« embrassent » mutuellement. Le désir « tutoie » la mort en permanence.

3) L’amour-plaisir

Après l’amour-désir, puis l’amour-passion, dernière étape dans l’histoire de l’amour-sentiment, on est entré aujourd’hui dans l’ère de l’amour-plaisir.

C’est l’avènement de ce que l’on pourrait appeler « la postmodernité » de l’amour, largement bâtie sur « les ruines de l’amour passion » ou la critique du « mythe du grand amour pur et parfait, absolu, emportant tout sur son passage ». Dans le même élan, il s’agit aussi d’affranchir l’amour des définitions objectives de l’héritage judéo-chrétien (présentées plus bas) : l’amour comme altruisme, désintéressement ou fidélité, définitions jugées dépassées et d’un autre temps.

1. Jouir sans entraves

Dans cette catégorie peuvent être rangées des définitions ou des commentaires sur l’amour particulièrement sarcastiques et volontairement dénués de toute élévation spirituelle.

La passion amoureuse, comme la sexualité, n’est qu’une ruse de la nature pour assurer la préservation et la propagation de l’espèce. (Schopenhauer)17

L’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. (Nicolas de Chamfort)18

L’amour n’est autre chose que la soif de jouissance en le sujet désiré. (Montaigne)19

L’amour est un phénomène d’autosuggestion réciproque unissant deux êtres pour un temps dont la durée ne peut se mesurer qu’à l’aide du calcul des probabilités. (Jean Simard)20

Le désir est une tension déplaisante, qui vise à la détente, à l’apaisement, au retour à l’état antérieur, donc à sa propre disparition, à l’indolence. (Freud)21

L’amour est une guerre, dont la haine mortelle des sexes est la base. (Nietzsche)22

Aimer, c’est jouir, tandis que ce n’est pas jouir que d’être aimé. (Aristote).23

Aimer, dans cette perception, c’est essentiellement éprouver un sentiment de satisfaction ou de plaisir au contact d’une personne. C’est un sentiment qui peut être parfaitement pur ou sain, même s’il s’exprime sous forme sexuelle, et qui est reçu par les croyants comme don de Dieu, mais qui peut aussi s’égarer, se fourvoyer et engendrer des formes d’esclavage, voire d’addiction ou d’aliénation qui n’ont plus rien à voir avec l’amour24. Tout ce dont l’éros est capable n’est pas compatible avec l’amour. L’éros, rebelle, échappe en partie à son emprise.

C’est cette réduction de l’amour au plaisir que met en scène de manière subtile l’œuvre littéraire de Milan Kundera (dans L’insoutenable légèreté de l’être)25, comme aussi de manière plus crue la production romanesque de Michel Houellebecq. « Dans ce monde liquéfié, libéral, consumériste, affirme ce dernier, il n’y a plus d’amour possible, il ne reste que le plaisir. »26

Livré à lui-même, l’amour-passion peut aussi perdre le contrôle de lui-même, jusqu’à prendre littéralement possession de l’autre, jusqu’à en faire sa chose, son objet. La passion possessive de l’amoureux éconduit peut devenir meurtrière pour celle qui en est la victime, lui disant en substance : « J’ai tellement besoin de toi, que je ne te reconnais plus la liberté de vivre sans moi. Je serais capable de te tuer plutôt que de te voir en préférer un(e) autre. » Ici, amour et haine deviennent les deux faces d’une même médaille. La versatilité de l’amour, ses volte-face vous font annihiler ce que vous avez adoré.

Dès lors, tout ce qui semble entraver la libre subjectivité est mal supporté aujourd’hui (« jouir sans entraves »). En témoigne, par exemple, de manière anecdotique, en 2009, une singulière polémique sur La Princesse de Clèves, roman de Madame de la Fayette (1678). Bien que profondément amoureuse, l’héroïne, au terme de très subtils raisonnements, modèles de prudence (on est dans l’école de la « préciosité »), préfère les solitudes glacées du veuvage aux risques d’une vie sentimentale incertaine27. Et Finkielkraut de conclure de la violente attaque dont l’étude de ce roman a fait l’objet en 200928 en interrogeant : « Sommes-nous encore capables, nous autres modernes, d’aimer contre le temps, contre la mort, et même parfois contre le plaisir ? »

2. Le nouvel hédonisme de Michel Onfray

Une forme particulièrement radicale de réduction de l’amour au plaisir s’exprime aujourd’hui au travers de l’œuvre philosophique et littéraire de Michel Onfray. Apôtre d’une nouvelle forme d’hédonisme, le philosophe de Caen entend redonner ses lettres de noblesse à la philosophie naturaliste et libertine qui était dans l’Antiquité grecque celle des Cyrénaïdes. L’auteur publie de nombreux ouvrages, Manifeste hédoniste, L’invention du plaisir ou encore L’art de jouir29, qui laissent peu de doutes sur la nature de son projet. Et s’il s’agit, pour Michel Onfray, d’enterrer l’idéalisme romantique ou le mythe de l’amour-passion, il s’agit aussi, il ne s’en cache pas (cf. son Traité d’athéologie30), d’enterrer l’héritage judéo-chrétien et d’achever la déconstruction du christianisme. Chez lui, on a affaire à une forme d’athéisme confessant et militant, qui « veut en finir avec la monogamie, la fidélité, la procréation, la famille, le mariage », et remplacer le modèle chrétien par « une théorie du contrat érotique, appuyée sur la seule volonté de deux libertés célibataires »31.

À l’aide d’un bestiaire humoristique, Onfray dresse une typologie des différentes conceptions de l’amour et de la sexualité : de la sirène au hérisson, en passant par le carrelet, le chien, l’éléphant, l’abeille et le pourceau. Parlant du christianisme, il propose l’image de l’éléphant (celle de la stabilité du couple judéo-chrétien monogame, de l’aversion et de la répugnance de la chair, de la virginité) opposée à celle du pourceau épicurien (capable de prendre son plaisir)32.

Il va sans dire que sa définition de l’amour est dénuée de connotation spirituelle. L’amour est essentiellement un ressenti33. C’est, dit-il, « l’état dans lequel on se trouve quand on ne peut faire l’économie de la présence ou de l’existence de l’autre sans douleur »34, définition à la fois égocentrique et négative : égocentrique, parce qu’elle range l’amour dans la catégorie de la satisfaction des besoins, et négative, parce que l’amour serait essentiellement nostalgie et frustration d’un manque, à la manière de l’hermaphrodisme chez les Grecs35. De même André Comte-Sponville, non sans esprit critique : « On n’aime passionnément que ce qui manque. On s’ennuie de ce qui ne manque plus. »36

3. L’amour liquide selon Zygmunt Bauman

Dans la postmodernité, l’amour réduit au sentiment ou au plaisir devient un « amour liquide », selon l’expression inventée par Zygmunt Bauman37.

a. La spontanéité

Parmi les caractéristiques de cette « fluidité », le sociologue d’origine polonaise mentionne la spontanéité, la fragilité et l’éphémérité (le deuil de la durée). Si l’amour est réduit à l’émotionnel, il ne peut se concevoir que dans l’immédiateté. Disant « j’aime le chocolat » ou « je déteste la couleur violette », je désigne des perceptions que j’éprouve comme des évidences spontanées. Une éducation est peut-être possible dans l’apprentissage du goût (certains éducateurs aujourd’hui y travaillent, notamment en milieu scolaire), mais sa portée reste assez limitée.

La vie amoureuse n’ayant pas pu rompre entièrement avec le romantisme (le ressenti dans ce domaine est visiblement plus lent à évoluer que le discours), elle connaît encore aujourd’hui cette forme de spontanéité appelée « coup de foudre », ou « tomber amoureux »38. L’événement est perçu par l’individu qui l’éprouve comme quelque chose d’irrationnel et d’irrésistible, qui l’emporte et le terrasse : l’homme ne peut rien faire pour le provoquer (un mariage de raison a peu de chances de le faire naître), et lorsque le coup de foudre survient, celui qu’il frappe est incapable de lui résister. De même, quand l’amour « se perd », il serait vain de chercher à le retenir.

b. La fragilité

La place nouvelle, quasi fondatrice (ou « instituante »), reconnue aux sentiments aboutit, entre autres conséquences, à ce que Jean-Claude Guillebaud décrit, dans son ouvrage La tyrannie du plaisir, comme étant « l’affaiblissement du couple par surinvestissement affectif ». De manière paradoxale, dit-il, l’évolution chemine vers un « surinvestissement affectif du couple » qui fait peser sur lui une charge considérable et même étouffante (cf. l’amour « boa constrictor »). « Si le couple a une durée de vie de plus en plus courte, c’est aussi, parce qu’on a des attentes vis-à-vis de lui qui sont de plus en plus élevées, en termes de bonheur subjectif ou d’épanouissement personnel, en tous les cas beaucoup plus élevées que celles des couples d’autrefois. »39

Aujourd’hui prévaut une morale du bonheur personnel, ajoute Guillebaud, qui, dans la mentalité contemporaine, implique aussi ipso facto une morale du divorce, « le divorce venant tirer loyalement les conséquences d’une absence d’amour, ou plutôt de désir […]. Le divorce, ici, n’est plus forcément présenté ou vécu comme un échec, mais plutôt comme une marque de courage, de liberté, d’honnêteté. »40 Ainsi, conclut-il, « une nouvelle morale se substitue à l’ancienne : les comportements jadis célébrés comme méritoires se trouvent affectés d’un signe négatif. Le véritable devoir ne consiste plus à rester, mais à partir. L’impératif familial se trouve récusé au nom d’un autre commandement jugé prioritaire, celui du bonheur individuel et immédiat. »41

Dans cet élan, on notera également que le discours sur la fidélité change de sens : il n’est plus tant question de fidélité à l’autre, comme auparavant, mais essentiellement de fidélité à soi. Le devoir d’authenticité et d’honnêteté, par rapport à ce que l’on ressent ou ne ressent plus (le refus de l’« hypocrisie »), l’emporte ici sur l’idée d’engagement.

Un éthicien protestant, Robert Grimm, spécialisé dans les évolutions du mariage et de l’union libre, discerne derrière cette évolution ce qu’il appelle une « transmutation des valeurs morales » et « l’émergence d’une nouvelle sensibilité éthique ». Parmi ces déplacements ou transmutations significatifs, il mentionne : 1) la prééminence de l’amour sur l’institution, de l’affectivité sur le légal ; 2) la priorité accordée à l’instant sur la durée, à l’intensité sur la répétition ; 3) l’affaiblissement des idées de promesse et d’engagement, au profit de la liberté et de l’authenticité42.

Pascal Bruckner fait un constat analogue dans son essai Le mariage d’amour a-t-il échoué ? « L’inflation des divorces souligne le succès paradoxal du mariage d’amour, dont on attend tellement, plénitude et volupté, qu’on est prêt à le rompre au premier accroc. […] Nos couples ne meurent pas d’égoïsme ou de matérialisme, ils meurent d’un héroïsme fatal, d’une trop vaste idée d’eux-mêmes. […] Autrefois on disait que le mariage tuait l’amour, aujourd’hui n’est-ce pas l’amour qui tue le mariage ? […] Il ne faut pas enfermer l’amour dans une ‹définition maximaliste›, suivant le rêve actuel qu’un seul être condense la totalité de nos aspirations, et qu’il soit écarté s’il ne remplit pas cette mission. »43

c. L’éphémérité

Troisième aspect de la fluidité postmoderne, que Bauman désigne par l’expression le « présent liquide » : c’est, pour l’amour, le deuil de la durée, le règne du provisoire44.

Par la création du couple, il n’est plus question, comme autrefois, d’inscrire l’espérance conjugale dans la durée, ou de vouloir manifester, dans l’amour, l’espérance d’une histoire commune, ni même de poser, au départ, dans un calcul de type épicurien, un rapport entre le désir et la durée nécessaire à son épanouissement.

Le mariage ? Une union conjugale dont la pérennité est tenue pour acquise45.

Kierkegaard (ou son héros) parle de « celle qu’il a aimée et gardée dans la fidèle étreinte de sa résolution »46.

Que nos deux destinés se fondent dans le même avenir. Je t’aime. (Victor Hugo)47

Aimer, ce n’est pas regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction. (Antoine de Saint-Exupéry)48

À proprement parler, les conjoints ne se donnent plus, mais se prêtent l’un à l’autre, pour un temps, la calculatrice à la main.

L’amour est un phénomène d’autosuggestion réciproque unissant deux êtres pour un temps dont la durée ne peut se mesurer qu’à l’aide du calcul des probabilités. (Jean Simard)49

Bauman déplore que l’amour et la sexualité soient aujourd’hui soumis au règne du provisoire et du consumérisme, « pollués » par la loi du changement ou du remplacement. L’obsolescence du couple est programmée.

Le renoncement à la durée marque une époque du monde. L’ère du provisoire est ouverte. (Paul Valéry)

C’est Heidegger qui aurait dit : « N’être que dans le présent, c’est être remplaçable. À tout objet il est essentiel qu’il soit déjà consommé et appelle ainsi à son remplacement. » Mais l’amour, ajoute Finkielkraut, est précisément « le fait d’éprouver un autre être comme irremplaçable et de le lui déclarer »50.

Ceci dit, il ne faut pas se tromper sur les motivations de ceux qui, tels Michel Onfray, disent vouloir préférer les amitiés érotiques à la religion de l’amour. La nouvelle « philosophie libertine » n’entend pas faire l’apologie de l’infidélité, ou prôner l’abandon à la faiblesse ou au vice, comme pourrait le faire un « libertinage primaire »51. C’est la conclusion d’une analyse qui se veut sérieuse et réfléchie : ne pas tabler sur une utopique pérennité de l’amour, qui, de ce point de vue, n’existe pas, et avoir le courage de prendre acte de sa précarité dans une attitude lucide, réaliste, honnête (non hypocrite) et même « morale ». C’est le refus, à la fois, des « utopies chrétiennes » et du lyrisme des sentiments romantiques qui porte cette nouvelle philosophie à « concevoir le couple dans un cadre fluide, dans lequel vouloir asservir le futur est aussi impossible que réprouvé »52.

Mode d’emploi : « Première condition, il faut s’engager dans cette relation en toute conscience et avec modération. Il n’est pas ici question de coup de foudre. On ne tombe pas amoureux. On ne se laisse pas submerger et étouffer par une vague d’émotion, pas plus l’émotion qu’on appelle amour que celle qu’on appelle désir. Il faut garder la tête froide et veiller à ce que l’on ne vous dérobe pas la calculatrice que vous avez en main. »53 Aucun « tout ou rien » n’a de prise sur cette philosophie libertine. La radicalité, sous quelque forme qu’elle prenne, lui est odieuse54.

L’idée chrétienne du don de soi et de l’espérance a cédé la place à la perspective économique du prêt. Il s’agit de remplacer une alliance (à qui l’on reproche d’engager imprudemment la vie) par des contrats et des deals temporaires.

d. De nouvelles formes de contrats

Dans le même élan, ajoute Zygmunt Bauman, notre temps se caractérise par de nouveaux discours sur le couple et la fidélité, l’apparition de nouvelles formes de contrats : « Les relations durables ont été ‹liquidées› (c’est son mot fétiche) au profit des liaisons flexibles, des connexions temporaires et des réseaux qui ne cessent de se modifier. »55 Si subsistent encore aujourd’hui les modèles de couples à plein temps (les couples se composent, se décomposent ou se recomposent), on assiste aussi à l’apparition d’une conjugalité d’un troisième type et à des redéfinitions plus fondamentales : les couples à temps partiel. Bauman propose comme typologie : les couples « semi attachés », des « unions intermittentes » et des « unions mitoyennes ».

Que sont les « couples mitoyens » ? Ce sont des révolutionnaires des relations qui ont crevé l’étouffante bulle du couple pour faire comme ils veulent, […] qui exècrent l’idée de devoir partager une maison, un ménage, préférant conserver domicile, compte bancaire et cercles d’amis distincts, et partager le temps et l’espace quand ils en ont envie, et s’en abstenir quand l’envie n’est pas là […]. De même que la location ou l’achat de propriété à l’ancienne tendent de nos jours à être remplacés par une occupation en multipropriété, le mariage à l’ancienne, version « jusqu’à ce que la mort vous sépare », déjà écarté du coude par la cohabitation soi-disant temporaire du type « pour voir si ça fonctionne », se voit remplacé par des réunions flexibles à temps partiel56.

Plus révolutionnaires encore sont les couples qui se définissent encore, à l’ancienne, comme couples à plein temps, mais qui, tels les échangistes, desserrent l’emprise de l’engagement conjugal en s’accordant mutuellement la liberté de vivre, en dehors du couple, de nouvelles expériences érotiques et sexuelles que le mariage exclusif ne peut pas satisfaire. Après les mariages blancs, dit Baumann, ce sont des « mariages gris ».

L’échangisme, qui est rarement pris au sérieux, procède en réalité, selon Baumann, d’un raisonnement très réfléchi : une redéfinition à la baisse de l’engagement des conjoints, qui, sans le rompre, et surtout d’un commun accord (c’est là la différence avec l’adultère), s’accordent mutuellement la liberté de vivre des aventures érotiques avec des tiers (ensemble ou séparément). Ceci dans des cercles bien codifiés et protégés, où il est préalablement acquis et garanti, par la signature d’une charte, que tous les participants se sont accordés sur le sens de ces relations, les empêchant de déborder du cadre du club et des limites assignées à cet « adjuvant érotique ». Chacun des deux conjoints est censé trouver son compte dans ce contrat : maintenir la stabilité du couple (du point de vue affectif, économique et social par rapport à leurs enfants) tout en nourrissant à l’extérieur le souffle érotique qui leur semble s’être épuisé à l’intérieur. Ici, l’octroi mutuel d’une plus grande liberté sexuelle prétend être le ciment d’un couple stable et paradoxalement une « preuve d’amour »57.

Ce qui est relativement nouveau ici, c’est que les deux conjoints prétendent être fidèles affectivement sans l’être sexuellement. L’adultère n’est plus ce qu’il était ! Le désir est désormais dissocié de l’amour, le sexuel de l’affectif. Sur ce point, le couple hétérosexuel, écrit Paul Parent, journaliste au journal Têtu, se rapproche du mode de fonctionnement du couple gay, chez qui, dit-il, l’exclusivité sexuelle est rare, et qui aurait développé, depuis longtemps déjà, et en partie par obligation, une culture du sexe sans attache, où le désir et l’amour sont en partie dissociés : « Les couples homos sauraient, mieux que les hétéros ou de manière plus affichée, distinguer la loyauté affective et l’exclusivité sexuelle. »58

Des avocats de la légalisation du divorce ont défendu l’idée selon laquelle la possibilité du divorce valoriserait le mariage. Paradoxalement, la légalisation du divorce ne serait pas une atteinte au mariage, mais son appui principal, en ce qu’il en fait un destin choisi, au lieu d’une prison subie. C’est la possibilité de la séparation qui rendrait au mariage sa dignité, c’est la dissolubilité du lien qui assurerait sa pérennité. Dans cette optique, il est reconnu à l’autre la liberté de se séparer et d’engager une nouvelle relation. Mais, à la différence de l’échangisme, cette toujours possible nouvelle relation est vue comme devant briser le premier ménage, qui reste défini comme exclusif 59.

II. Des voix discordantes

Toutefois, si c’est là un courant largement majoritaire, et qui met en mouvement sur son passage des lames de fond puissantes, des voix discordantes s’expriment aussi aujourd’hui parmi les écrivains, philosophes et sociologues contemporains, pour regretter dans la confusion de l’amour avec le sentiment une forme abusive de réductionnisme ou de rationalisation. Il n’est dans leur intention affichée, ni de ressusciter l’amour romantique et son cortège d’illusions, ni de faire l’apologie de la pensée judéo-chrétienne, mais de faire la critique de la critique, en signalant les appauvrissements que cet aplatissement induit dans la vision de l’amour lui-même, du couple et de la sexualité.

De leur point de vue, force est de constater qu’il y a dans l’expérience humaine de l’amour quelque chose, sinon de mystique ou de spirituel, du moins d’irrationnel, qui reste une écharde pour la raison, une épaisseur de mystère que le philosophe se doit de reconnaître et de respecter : l’irrationalité de l’expérience humaine de l’amour, sa puissance, son caractère absolu et global, son contact avec l’éternité, son contact avec la transcendance…

1) Irrationalité de l’amour

Il y a tout d’abord quelque chose de profondément irrationnel dans l’expérience humaine de l’amour. La séduction amoureuse est davantage que l’effet produit par la somme des qualités reconnues à l’élu ou à l’élue. Quand bien même ces qualités viendraient à manquer ou disparaître, l’amour peut conserver la capacité d’y survivre.

« Pourquoi l’aimes-tu ? » demande, agacée, une mère à sa fille Valérie, contrariée par le style du « personnage » dont sa fille s’est éprise. « Mais qu’est-ce que tu lui trouves ? » Il n’existe pas de réponse rationnelle à cette question, laquelle serait même suspecte. On n’aime pas parce que ! Valérie ne peut répondre. Ou si elle peut répondre (si elle parvient à rationaliser), c’est qu’elle n’aime pas vraiment. Un mariage d’amour sera toujours plus qu’un mariage de raison. Il y a en lui, par nature, quelque chose d’irrationnel et d’inconditionnel.

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. (Pascal)60

L’amour est une expérience dans laquelle l’homme est loin d’être en position de maîtrise, comme voudrait l’être le nouvel hédoniste, sa calculatrice à la main. Elle est tout sauf rationnelle : elle véhicule par nature un « brin de folie », comme l’écrit Christiane Singer dans Éloge du mariage, de l’engagement et autres folies61.

L’amour est une passion qui peut naître en nous sans que nous apercevions en aucune manière si l’objet qui en est la cause est bon ou mauvais. (Descartes)62

Un amour, une carrière, une révolution : autant d’entreprises que l’on commence en ignorant leur issue. (Jean-Paul Sartre)63

Sans imagination, l’amour n’a aucune chance. (Romain Gary)64

2) Puissance de l’amour

Après son irrationalité, la puissance de l’amour est tout aussi remarquable.

Monique Canto-Sperber écrit : « L’amour est la plus puissante et caractéristique des émotions humaines, par la capacité qu’il a à donner, souvent de façon soudaine, un sens à la vie, à infléchir les perceptions, les pensées et les actes, et nous persuadant que la vie hors d’elle n’aurait plus de sens ou de goût. »65

L’amour a le pouvoir de changer le visage du monde, de redonner la force de vivre au plus abattu. Ou, a contrario, qui ne connaît pas le vers célèbre de Lamartine : « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé. »66

La loi de l’amour se montre plus efficace que ne l’a jamais été la loi de la destruction. (Gandhi)67

L’enfer, Madame, c’est de ne plus aimer. (Georges Bernanos)68

Cette puissance explique aussi pourquoi les philosophes politiques n’ont jamais beaucoup goûté la référence à l’amour, jugée dangereuse (selon Kant, « l’amour est le plus grand danger qui nous guette »69) ou menteuse (selon Rousseau, « il faut se méfier de la passion qui ne mène jamais au bonheur qu’elle promet ») et fait souffrir. Conjointement à la religion, l’amour, tel l’opium du peuple (Marx)70, nous démobiliserait dans les combats à mener ici-bas, en nous faisant excuser l’inexcusable.

3) Globalité et absoluité de l’amour

En troisième lieu, l’amour est décrit comme étant par nature une élection absolue et globale.

Que celui qui voudrait déclarer sa flamme ne s’aventure pas à vouloir augmenter la force de sa déclaration en disant à celle qu’il espère séduire : – Je t’aime bien, ou – Je t’aime beaucoup. Catastrophe ! « Aimer beaucoup, comme c’est aimer peu ! On aime, rien de plus, rien de moins », écrit Guy de Maupassant71. Ou à l’inverse Christian Bobin : « Moins aimer, c’est ne plus aimer du tout. »72

Il y a, par nature, quelque chose d’absolu dans l’amour. « La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure. » (Saint Augustin)73 Toute adjonction d’adverbe introduit nécessairement une diminution, même si c’est « beaucoup ». Les seuls qualificatifs qui pourraient éventuellement convenir sont « infiniment » (= sans limite), ou « éperdument » (= avec une telle émotion qu’on en perd le contrôle de soi), ou « à la folie » (comme dans l’effeuillage des marguerites).

Par nature, l’amour est aussi global.

Nous nous imaginons que l’amour a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas, il est l’extension de cet être à tous les points de l’espace et du temps que cet être a occupés et occupera. (Marcel Proust)74

Dans la séduction amoureuse, l’être désiré est aimé comme un tout et regardé, dans sa globalité, comme un « objet de perfection ». Non sans un certain aveuglement, tous ses défauts sont occultés, ils deviennent transparents.

L’amour est aveugle. (Platon)75

Celui qui est passionnément amoureux devient inévitablement aveugle aux défauts de l’objet aimé, bien qu’en général il recouvre la vue huit jours après le mariage. (Emmanuel Kant)76

Rousseau écrit : « Il n’y a point de véritable amour sans enthousiasme, et point d’enthousiasme sans un objet de perfection réel ou chimérique, mais toujours existant dans l’imagination. »77

Dans son étude Le consentement amoureux chez Rousseau, Claude Habib explique : « Cette perfection, que l’amoureux distingue dans l’autre, est peut-être illusoire, mais elle est nécessaire. Pour Rousseau, l’amour est ce qui fait sortir du relatif, du plus ou moins. C’est la rencontre, peut-être illusoire, de l’absolu. »78

4) Amour et éternité

Si l’amour est la rencontre de l’absolu, c’est aussi pour plusieurs auteurs, ne s’affichant pas spécialement comme religieux ou croyants, une rencontre avec l’éternité. « Toute déclaration d’amour est une déclaration d’éternité », écrit Alain Finkielkraut.

Il est significatif que Jean-Paul Sartre, cherchant à libérer le sentiment amoureux du serment d’amour, recommande à ses lecteurs de se défier de l’usage même du mot « amour ». L’utilisation du mot entre les amants, dit-il, est un piège, en ce qu’il introduit inconsciemment dans cette relation les contraintes d’un avenir et d’une essence objective qui ne lui correspondent pas. Par cette faiblesse, les amants laissent leur culture leur jouer ce vilain tour. Les hommes sont libres de leurs choix, mais rattrapés par leurs formules : ces mots murmurés dans l’intimité […] conduisent tout droit ceux qui les prononcent dans la cellule carcérale ou monastique du couple marié79. À l’en croire, jusque dans notre inconscient le verbe aimer exprimerait (intrinsèquement) un engagement pour l’éternité, il créerait un enfermement à vie.

Selon la belle parole de Kierkegaard, plus positive, il semble que l’on donne encore aujourd’hui mandat à l’amour de résoudre la grande énigme : « Comment vivre dans l’éternité tout en écoutant sonner la pendule. »80 Interrogeant l’idéologie de l’amour libre, Finkielkraut écrit : « L’amour, qui se défie expressément de ce qu’il déclare, l’amour qui s’accommode de son propre parjure, cet amour est-il encore l’amour ? »81 Comme si, pour l’auteur, la déclaration d’amour restait, par nature, qu’on le veuille ou non (et jusque dans le postromantisme), une déclaration d’éternité.

5) Amour et transcendance

Enfin, pour couronner le tout : le contact avec la transcendance. Claude Habib écrit : « L’expérience de la transcendance, dans nos sociétés laïcisées, seul l’art ou l’amour peut encore nous la donner. » D’où le titre étonnant donné à l’un de ses articles, « Les libertins sont des athées en amour ». Même cette transcendance-là (cette transcendance laïque de l’amour), les néolibertins la refusent82. Mais ce n’est pas le cas de tous les auteurs qui, comme Victor Hugo, au xixe siècle, écrivait : « Aimer, c’est savourer, au bras d’un être cher, la quantité de ciel que Dieu a mise dans la chair. »83

Vivre est une prière que seul l’amour peut exaucer. (Romain Gary)84

Le sexe touche à l’infini, ou plutôt y tend. (André Comte-Sponville)85

Ce n’est pas à cause de l’attraction terrestre que des gens tombent amoureux. (Albert Einstein)86

L’expérience de l’amour, dont on a évoqué l’irrationalité, la puissance, l’absoluité, l’éternité, la transcendance, serait-elle, en l’homme, comme un reste d’étincelle divine ? Un écho perceptible à l’amour de Dieu, une facette de sa ressemblance ? Un reflet de l’amour de Dieu dans les relations humaines ?

III. L’Amour dans la Bible

1) L’Ancien Testament

L’amour de Dieu, contrairement à la rumeur tenace propagée par les disciples de Marcion, est une notion largement présente dans l’Ancien Testament, nommé explicitement (aheb/ahab) à plus de quarante reprises parmi les fondamentaux, comme, par exemple, en Deutéronome 7.6-7, où il est dit aux fils d’Israël : « Si l’Éternel s’est attaché à vous et qu’il vous a choisis, ce n’est parce que vous surpassez en nombre tous les peuples, vous êtes en réalité le moindre de tous les peuples, mais parce que l’Éternel vous aime. »

L’amour de Dieu, toutefois, n’est pas tant défini dans la Bible de manière abstraite que concrète, au travers des actions qui le traduisent, des attitudes et des actes qu’il inspire à Dieu, notamment son élection gratuite, ou le don de ses promesses. Pour les fils d’Abraham, qu’est-ce que l’amour de Dieu ? C’est, ultimement, le secret fondement de l’alliance que Dieu a établie en leur faveur, le motif de la rédemption qui, par elle, leur est promise. Dans les Psaumes, notamment, résonne tel un refrain la litanie « car sa miséricorde dure à toujours » (Ps 136). L’expression de son amour, ici, c’est sa miséricorde, sa propension à la pitié. Le visage le plus évident de l’amour de Dieu est son inclination bienveillante au pardon.

2) Le Nouveau Testament et la langue grecque : éros et agapè

Dans le Nouveau Testament, comme dans la langue et la culture grecques, existent des mots distincts pour dire aimer : agapè, philia, éros.

‒  Tout d’abord éros : une affection qui cherche à posséder. C’est « l’amour qui prend », souvent à connotation sexuelle, la satisfaction d’une libido. En forçant le trait, on pourrait dire qu’éros désigne l’amour « qui consomme » et qui, à l’instar de la consommation, est habité par une inextinguible soif de recommencements. De connotation négative, éros est aussi l’amour de soi, l’amour égoïste, égocentrique. Tout ce qui a été décrit plus haut au titre de l’amour comme sentiment, plaisir ou ressenti entre globalement dans le champ sémantique de ce premier concept.

‒  Ensuite philia, qui désigne les liens d’amitié réciproque. Philia est l’amour qui partage, autrement dit, « qui prend et qui donne ». C’est le souci de l’autre (l’amitié, la solidarité) dont parlait Aristote. C’est, dit Jean-Jacques Chevalier, « la réserve de chaleur humaine, d’affectivité, d’élan et de générosité qui nourrit et stimule le compagnonnage humain »87.

‒  Et enfin agapè, que l’on dit être absent de la littérature grecque classique. Comment rendre en grec l’enseignement du Christ sur l’amour divin ? Pour désigner un amour désintéressé et sans contrepartie, ni éros ni philia ne pouvaient convenir. D’où la mise en honneur d’un nouveau mot, agapè, qui ne se trouvait guère que dans la traduction grecque de la Bible des Septante au iie siècle av. J.-C., pour désigner l’amour de l’autre, l’amour qui donne, pouvant aller jusqu’au sacrifice de soi. Agapè désigne alors le don sans attente de réciprocité, et indépendamment de ce qu’est l’être aimé, un amour qui est conçu comme une grâce, un don de Dieu.

3) Anders Nygren

Ce triptyque (souvent réduit au diptyque éros et agapè) a été répandu et popularisé, dans les années 1930, par le théologien luthérien Anders Nygren, auteur d’un ouvrage devenu célèbre, Éros et agapè88. Denis de Rougemont, en 1939, lui emboîte le pas en publiant L’amour et l’Occident, pour prôner l’agapè (l’amour chrétien) contre l’éros (le désir sans fin, ultime déni de la vie)89.

Dans le sillage de Nygren, la réflexion sur l’amour ne semble plus pouvoir s’affranchir du paradigme éros-agapè, et d’une typologie antagoniste/bipolaire du genre :

  • Amour de soi (jusqu’au sacrifice de l’autre) ou Amour de l’autre (jusqu’au sacrifice de soi) ?
  • Amour qui prend (et consomme) ou Amour qui donne ?
  • Amour de concupiscence ou Amour de bienveillance ?
  • Amour égoïste ou Amour altruiste ?
  • Amour charnel ou Amour spirituel ?
  • Amour qui mène à la mort ou Amour qui mène à la vie ?

La faiblesse principale de l’approche de Nygren (qui explique qu’on s’y réfère si peu aujourd’hui) est de présupposer une opposition absolue entre éros et agapè, un antagonisme fondamental et irréductible. Celui qui construit sa pensée autour du couple éros et agapè aura vite tendance, par effet de symétrie, à tirer l’éros vers le bas, dans la direction du charnel, dans la catégorie du péché où il semble englué, et à tirer l’agapè vers le haut, vers le spirituel et le platonique.

Dans la pensée occidentale, l’influence considérable de l’enseignement de saint Augustin sur la sexualité contribue également à lester éros d’une lourde charge négative. Stigmatisant la « concupiscence inhérente à toute sexualité », l’évêque d’Hippone fait une association si étroite entre sexualité et péché qu’elle interdit de les penser séparément. Dans cette perspective théologique, la sexualité, cette « misérable et ardente envie de se frotter aux créatures sensibles » (Confessions, saint Augustin)90 ne peut plus désigner que ce dont l’amour agapè veut affranchir91. De là à poser éros et agapè comme deux concepts antithétiques, à la manière de Nygren, il n’y a qu’un petit pas à franchir. Une vigilance, pour le moins, s’impose.

Nygren, au final, s’affranchit difficilement d’une sorte de dualisme néoplatonicien entre la matière et l’esprit, entre le charnel et le spirituel, comme s’il n’y avait entre eux ni contact, ni passerelle, ni aucune forme de réconciliation possible. Nygren parle de leur « foncière antinomie enracinée dans le Nouveau Testament », alors qu’en réalité, jusque dans la Bible, leurs frontières ne sont pas étanches.

L’amour, dans son acception biblique, n’est pas imperméable à des formes d’expression érotique (notamment dans le Cantique des cantiques). L’expression de l’agapè n’est pas nécessairement « platonique »92. L’« érotisme chrétien » est aussi un lieu dans lequel l’« agapè peut survenir », suivant la belle expression du pape Benoît xvi, qui explique : « Même si initialement l’éros est surtout sensuel, lorsqu’il s’approche de l’autre, il se posera toujours moins de questions sur lui-même. Il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre, il se donnera et désirera être pour l’autre. C’est ainsi que le moment d’agapè s’insère en lui. »93

Il y a de l’agapè dans cet éros. (Alain Finkielkraut)94

L’amour, c’est aussi la spiritualisation de la sensualité. (André Comte-Sponville)95

IV. Les conceptions objectives de l’amour

1) Générosité et désintéressement

Dans une seconde approche, plus objective, l’amour ne désigne pas en premier lieu un ressenti ou un désir…

L’amour, c’est quand on n’obtient pas tout de suite ce qu’on désire. (Alfred Capus)96

L’amour de charité est un amour qui renonce à exercer au maximum sa puissance. (Simone Weil)97

… mais une forme objective de comportement : une relation caractérisée par l’altruisme, la générosité, le désintéressement. L’amour désigne, à l’inverse de l’égocentrisme, la vocation qui nous serait faite de nous excentrer de nous-mêmes pour nous attacher à autrui et rechercher le bonheur de cet autre, s’il le faut, jusqu’au sacrifice de soi, l’acte suprême de l’amour étant ici de faire le sacrifice de sa vie pour celui ou celle que l’on aime98.

L’amour a toujours pour base le renoncement au bien individuel. (Tolstoï)99

Sous le nom d’amour, on peut comprendre toutes les passions expansives qui portent l’homme hors de lui-même, lui créent un but, des objets supérieurs à sa vie propre, le font comme exister dans autrui, ou pour autrui. (Maine de Biran)100

L’amour-passion, lorsqu’il n’est plus encadré par cet impératif altruiste, est capable de se transformer en haine et devenir meurtrier pour celui/celle qui en est l’objet. L’amoureux éconduit peut devenir très violent. La versatilité de l’amour, ses volte-face lui font piétiner ce qu’il a adoré.

Le verbe aimer, explique Christiane Singer, est par nature un verbe transitif (il attend un complément d’objet)101. En d’autres termes, on ne peut jamais aimer seul (cf. la doctrine chrétienne de la Trinité102).

Ce qu’il y a d’ennuyeux dans l’amour, c’est que c’est un crime où l’on ne peut pas se passer d’un complice. (Charles Baudelaire)103

Aimer, c’est trouver sa richesse hors de soi. (Alain)104

L’amour est par nature relation à autrui105. Tournant le dos au narcissisme, l’amour s’épanouit dans l’attachement à une altérité irréductible, dont il respecte la liberté106, voire dans l’attachement à la transcendance.

L’amour est mouvement de dévotion qui porte vers une divinité. (Petit Larousse)

Cette idée de l’amour est souvent reconnue faire écho, dans la conscience humaine, à une autorité morale ou spirituelle extérieure à soi, plus élevée que les sentiments. Elle peut aussi être rapprochée de l’idée de spiritualité, qui désigne en l’homme ce qu’il peut y avoir de meilleur et le distinguerait de l’animal, que ce soit son ouverture au divin (sa conscience de Dieu) ou seulement son altruisme, sa capacité à se décentrer de lui-même107.

2) Le commandement d’aimer

Défini comme type de comportement, l’amour présente un nouveau visage et différentes caractéristiques qui n’ont pu être évoquées jusqu’à présent. Ici, l’idée d’un commandement d’aimer (qui peut sembler très paradoxal dans la première optique) trouve un sens, car cet amour est aussi fidélité et obéissance. Il exige aussi un positionnement volontaire.

Aimer quelqu’un ne relève pas seulement de la puissance du sentiment mais d’une décision, d’un jugement, d’une promesse. (Erich Fromm)108

Au départ, cet amour-là n’est pas forcément un ressenti, même s’il peut le devenir. Il peut être commandé en l’absence de sentiments (l’indifférence), ou même à l’encontre de sentiments opposés. C’est évidemment le cas, dans la Bible, du commandement d’aimer ses ennemis (Mt 5.44), c’est-à-dire ceux pour qui l’on éprouve au départ la plus franche aversion. L’amour ici ne dépend pas du caractère aimable de la personne à aimer. Au contraire : il relève le défi de s’attacher à elle et de chercher son bien en dépit des sentiments d’abjection qu’elle peut inspirer, en dépit de son caractère a priori parfaitement non aimable109.

3) L’apprentissage de l’amour

Impliquant un choix (une dimension volontaire), et comprenant une dimension d’obéissance et de fidélité (une dimension morale), il devient compréhensible que l’amour puisse aussi se prêter à une forme d’éducation : qu’une place soit faite à l’apprentissage de l’amour.

L’amour n’est pas seulement un sentiment, il est un art aussi. (Balzac)110

En 1869, Gustave Flaubert publie L’éducation sentimentale, pour stigmatiser les préjugés des différents types de bourgeoisie de son époque et prôner la libération de ces préjugés sociaux111, ou plus récemment Philippe Roth publie Professeur de désir pour libérer le sentiment amoureux du serment d’amour112. Mais pour un chrétien il s’agit d’autre chose : apprendre à restituer, dans ses relations à autrui, une partie de l’amour dont Dieu l’a personnellement aimé. Le croyant ne conçoit l’amour des hommes qu’en écho à la grâce dont il a lui-même été le premier bénéficiaire. Sur le registre conjugal, en particulier, il s’agit pour l’époux chrétien d’apprendre à aimer sa femme comme le Christ a aimé l’Église et s’est livré pour elle (Ep 5.25). Dans la spiritualité chrétienne, l’apprentissage de l’amour prend la forme de l’imitation de Dieu ou du Christ.

Concrètement, que veut dire aimer ? À l’école de la foi, c’est apprendre à porter sur l’autre le regard d’amour et d’espérance que Dieu porte sur lui : aimer, c’est choisir : de lui pardonner, comme Dieu veut lui pardonner ; d’espérer à son sujet contre toute espérance ; de passer par-dessus tout ce qui peut être momentanément détestable ou insupportable en lui, dans l’espérance de son devenir en Dieu ; de ne pas porter sur lui des jugements derniers ; de discerner sous les traits de Saul de Tarse ceux de l’apôtre Paul, ou sous les traits de l’insupportable Jacob la figure fondatrice d’« Israël » (Gn 32.22-32).

Sur ce point, Christiane Singer propose une forme de parabole laïque fort pertinente :

Une promenade à travers le verger m’éclaire : c’est l’hiver, et tous les arbres fruitiers sont plus semblables à de grands balais de bruyère, le manche fiché au sol, qu’à ce que nos yeux nomment un arbre. Celui qui céderait à la logique des sens, à l’impulsion d’un robuste réalisme, constaterait que la vie a quitté ces arbres et donnerait l’ordre de les abattre. [Mais] il n’apprendrait jamais que les lois de la nature [ou l’Évangile de la grâce] ont prévu quelque chose d’invraisemblable, de déraisonnable et d’inespéré, connu sous le nom de printemps, et que ces arbres morts vont dans un jour proche se couvrir de bourgeons, de feuilles, de fleurs. Personne ne m’ôtera de l’esprit qu’il en est ainsi des relations qui nous unissent, et que nous [les] scions à la base, [ses relations], parce que nous les croyons mortes113.

Aimer, c’est trouver, grâce à un autre, sa vérité, et aider cet autre à trouver la sienne. (Jacques de Bourbon Busset)114

Merci de renforcer ma puissance d’exister et d’agir. (André Comte-Sponville)115

5) Histoire et géographie de l’amour

Celui qui veut, dans cet apprentissage de l’amour, s’affranchir de la « tyrannie du plaisir » trouvera une aide précieuse dans la prise de conscience que la conception occidentale de l’amour-sentiment est loin d’être universelle, que le ressenti n’a pas toujours et partout reçu, dans la conception de l’amour, le rôle fondateur qu’on lui prête aujourd’hui. L’Occident n’est ni la première ni la seule famille culturelle à s’être exprimée sur l’amour. L’Extrême-Orient, l’Inde, l’islam ont concouru à cette « exaltation des sens et de l’esprit » de manières riches et fort différentes116, en particulier dans la manière dont s’articulent ses composants affectifs, sexuels, volontaires, sociaux, moraux, spirituels. Si l’on peut reconnaître à l’expérience de l’amour une dimension universelle (qui porte Finkielkraut et Bruckner à opposer au « mythe de la révolution sexuelle issu de Mai 68 » que « l’amour ne se prête ni à la réforme ni à la révolution »117), on doit reconnaître que son expression est aussi marquée par une culture118.

Dans le récit de la Genèse, par exemple, Abraham demande à son serviteur de retourner dans son pays d’origine pour y chercher une femme pour son fils (Gn 24). Isaac ne choisit pas Rebecca au sens moderne du terme. Mais le récit biblique n’en dit pas moins qu’il l’« aima » éperdument (Gn 24.67), tout comme son fils Jacob « aimera » Rachel (Gn 29.18, 20). C’est ce que nous appellerions un mariage arrangé qui est devenu un mariage d’amour. L’alliance conjugale ici précède et conditionne l’éclosion et l’épanouissement de l’amour-sentiment. Le mariage est le cadre préalable dans lequel l’amour subjectif est appelé à naître et à s’exprimer119.

S’ils ont raison d’être intransigeants sur la question des « mariages forcés », on peut être frappé combien les Français, aujourd’hui, peuvent manquer de nuances sur celle des mariages dits « arrangés », alors qu’il suffit de remonter seulement deux ou trois générations (jusqu’à la première moitié du xxe siècle) pour trouver dans l’histoire de France d’innombrables mariages arrangés qui n’ont choqué personne, ni contredit l’idée que l’on se faisait de l’amour.

Pour être complet, on ne saurait passer sous silence toutes les libertés qui ont pu être prises pour satisfaire en dehors du mariage la passion amoureuse, l’érotisme, la sexualité, depuis l’Antiquité, notamment chez les Grecs et Romains, au Moyen Âge, ou dans les aristocraties et bourgeoisies des xixe et xxe siècles. En 340 av. J.-C., Démosthène écrivait déjà : « Qu’est-ce que vivre en mariage avec une femme ? C’est avoir d’elle des enfants […]. Nous prenons une courtisane pour nos plaisirs, une concubine pour recevoir d’elle les soins journaliers qu’exige notre santé, nous prenons une épouse pour avoir des enfants légitimes et une fidèle gardienne de tout ce que contient notre maison. »120 Le rôle traditionnel dévolu au mariage est d’assurer une descendance légitime, la transmission du nom, du patrimoine et des titres. Les enfants adultérins (ou naturels) ne sauraient par leurs revendications confondre ces différents ordres. La société ne l’aurait pas toléré. Le « mariage d’amour », tel que nous le concevons aujourd’hui, est une invention relativement récente dans l’histoire du mariage.

V. Synthèse

1) Amour de l’autre, amour de soi

Les distinctions conceptuelles proposées par Nygren sont certainement utiles dans l’apprentissage de l’amour, ne serait-ce que pour pouvoir défricher le terrain et entrer, à l’école de Dieu, dans l’apprentissage d’un amour qui ne se confonde pas avec le culte des sentiments. Mais, de toute évidence, si elles permettent d’entrer en matière, elles permettent difficilement d’en sortir. Les distinctions qu’elles proposent ne peuvent être reçues que comme provisoires, et s’effacer à l’heure d’une conclusion qui les dépasse, à la manière, dans l’Évangile, du « serviteur inutile ».

Amour de soi (jusqu’au sacrifice de l’autre)

ou Amour de l’autre (jusqu’au sacrifice de soi) ?

Amour égoïste ou Amour altruiste ?

Amour qui prend (consomme) ou Amour qui donne ?

Toutefois, en fin de parcours, il n’est pas reconnu que ces deux amours doivent rester exclusifs, ou ces deux définitions antagonistes. Après avoir été sanctifiées et transfigurées à l’école de l’Esprit, ces deux formes d’amour ne trouvent-elles pas une forme de réconciliation ? Au travers de l’amour de l’autre, n’est-ce pas toujours l’amour de soi qui s’exprime ? André Comte-Sponville écrit avec raison : « L’amour n’est ni purement altruiste, ni purement égoïste : il fait exploser ces oppositions naïves et confortables […]. L’amour dépasse l’opposition de l’unité et de la dualité, de l’égoïsme et de l’altruisme. »121

Au travers de l’autre, n’est-ce pas soi que l’on aime ? (Alain Finkielkraut)122

L’amour est, de tous les sentiments, le plus égoïste. (Benjamin Constant)123

Aimer, c’est essentiellement vouloir être aimé. (Jacques Lacan)124

L’autre reste un inconnu. Soi-même aussi. (Christiane Singer)125

Ultimement, peut-on vraiment distinguer l’amour de l’égoïsme ? L’amour de soi, après avoir été redéfini chrétiennement, n’est-il pas lui aussi comblé, d’une nouvelle manière, dans l’amour de l’autre, ne serait-ce que dans l’esprit paradoxal des Béatitudes : « Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés » (Mt 5.4), ou par les promesses éternelles que Dieu laisse à ceux qui, ici-bas, aimeraient jusqu’au sacrifice de leur vie ?126 L’amour don de soi, l’amour altruiste, auquel l’Évangile appelle, ne procure-t-il pas également des formes indirectes de satisfaction de soi ?

Il faut se défier d’une idée trop spiritualiste de la foi qui laisserait penser que le chrétien, dans les actes d’amour que lui inspire l’Esprit, n’y trouverait aucune forme de satisfaction charnelle et personnelle. « Celui qui aime sa femme s’aime aussi lui-même », écrit Paul aux Éphésiens (5.28, cf. v. 33). Cette affirmation ne vaudrait-elle pas aussi pour l’amour de Dieu et l’amour du prochain ? « Il y a amour de soi et amour de soi », pourrait-on dire. Tout amour de soi n’est pas nécessairement connoté négativement. Lui aussi est susceptible d’être sanctifié et purifié dans la foi. En spiritualité chrétienne, l’antidote de l’orgueil n’est certainement pas le mépris ou le reniement de soi, mais d’apprendre à s’aimer de la manière dont Dieu nous aime. C’est le type de réconciliation avec soi que procure l’Évangile de la grâce.

Le chrétien doit apprendre à aimer, certes, mais n’a-t-il pas aussi besoin d’aimer (comme il a aussi, dès les premiers instants de sa vie, besoin d’être aimé) ? Et n’a-t-il pas besoin de l’autre pour développer cette relation particulière, hors de laquelle il ne pourrait ni s’épanouir, ni devenir tout à fait lui-même ? Est-ce que, dans cette relation, les deux n’y trouvent pas ultimement leur compte ? Dans notre expérience de l’amour chrétien, ces deux dimensions sont présentes à des degrés divers, c’est un trait à la fois de notre spiritualité et de notre humanité que Dieu honore.

2) Deux ou trois commandements ?

Tous connaissent le commandement évangélique : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme de toute ta pensée […], et tu aimeras ton prochain comme toi-même. De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes. » (Mt 22.37-40) Mais a-t-on affaire à deux commandements ou à trois ? L’amour de soi est-il lui aussi commandé par Jésus ?

La manière classique de l’entendre, c’est de considérer l’amour de soi comme spontané. Il serait une donnée universelle, le trait d’un orgueil naturel dont tous reconnaîtraient spontanément l’évidence. La pointe du commandement serait d’appeler les hommes à prendre la mesure de leur égoïsme naturel et les engager à en donner au moins autant à leur prochain. Selon Bauman, par exemple, « ce précepte catalogue implicitement l’amour de soi comme non problématique, un toujours déjà-là » et préconise « l’extension de cet amour de soi »127.

Mais une autre lecture est possible et assurément préférable : « Tu dois apprendre à aimer ton prochain, comme tu dois aussi apprendre à t’aimer toi-même, de la manière dont Dieu lui-même t’aime. » André Comte-Sponville commente : « Aimer son prochain comme soi-même, c’est l’aimer comme Dieu nous aime et comme on devrait aussi s’aimer, du seul amour qu’on mérite : un amour de charité. C’est le contraire du narcissisme, de l’égoïsme, de l’égocentrisme, mais aussi de l’orgueil, de la vanité, de la violence. »128

Dans cette optique, l’amour de soi, tel que Dieu le conçoit, n’est pas regardé comme automatique et universel. Un dépressif, par exemple, qui se déprécie de manière abusive, ou est submergé par des sentiments négatifs lui inspirant des comportements suicidaires, n’est-il pas appelé à cheminer, du point de vue psychologique et spirituel, pour apprendre ou réapprendre la considération de soi ? Et ne sera-t-il pas « guéri » le jour où il pourra dire à Dieu avec le psalmiste : « Je te loue de ce que je suis une créature aussi merveilleuse. » (Ps. 139.14) S’aimer soi-même comme Dieu nous aime peut exiger un long apprentissage.

3) Dieu est Amour

Ce tour d’horizon rapide des turbulences du discours contemporain sur l’amour permettra au lecteur, nous l’espérons, de mettre en perspective, au travers des études suivantes129, ce que la théologie biblique de l’amour peut conserver d’original, l’éclairage particulier qu’elle apporte sur le sujet. Mais de nombreux points de contact peuvent déjà être identifiés entre les visions chrétiennes et temporelles de l’amour. Nombre des auteurs cités forment un remarquable cortège de « témoins » qui, au risque de passer pour rétrogrades, gardent le courage d’un discours différent, en dénonçant dans la confusion contemporaine de l’amour avec le sentiment un réductionnisme incapable de rendre compte de la nature plus complexe et irrationnelle de l’expérience humaine de l’amour et des nombreux mystères qui l’habitent. Que ce soit sur le mode négatif ou positif, en creux ou en relief, leurs discours ne dessinent-ils pas en filigrane la forme d’une Présence, la forme d’un Mystère, que ces écrivains laïcs ne peuvent ou ne veulent nommer ?

Dans la foi chrétienne, sur ce Mystère, le voile se lève à la lecture de la première épître de Jean :

Dieu est amour. Et voici comment l’amour de Dieu a été manifesté envers nous : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde afin que nous vivions par lui. […] Bien-aimés, si Dieu nous a aimés, nous devons nous aussi nous aimer les uns les autres. (1Jn 4.8, 9, 11)

C’est la personne même de Dieu qui est ici dévoilée comme étant la source de l’amour. L’amour est reconnu comme un des attributs fondamentaux et permanents de son être. Rien de ce qui est en lui n’échappe à cette qualité. Et toute expérience que les hommes puissent faire de cet amour est reconnue dans la foi comme don de Dieu. La fameuse « ressemblance de Dieu » qui, à l’heure de la création (Gn 1.27), fonde la dignité spécifique de l’homme, ne se manifeste-t-elle pas dans son expérience complexe de l’amour ? C’est la foi chrétienne qui permet d’« appréhender l’amour non comme le miroir de nos désirs, mais comme lieu d’une révélation »130.


  1. Michel Johner est professeur d’éthique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. France Quéré, « Les aventures de l’amour », Présence d’une parole, Paris, Les Bergers et les Mages, Petite bibliothèque protestante, 1997 (1973), p. 25.↩

  3. Certains, de même, au terme d’un voyage touristique de quelques jours, disent avoir « fait l’Autriche », ou « fait l’Amérique du Sud », comme s’ils avaient l’idée d’en avoir fait le tour, d’en avoir en quelque sorte épuisé l’essentiel.↩

  4. Cité par André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort. Trois essais sur l’amour et la sexualité, Paris, Albin Michel, 2012, p. 205.↩

  5. C’est une forme de mystère. Par exemple, lorsqu’un couple met au monde un second enfant, en principe il n’aime pas moins le premier, même s’il arrive que le premier éprouve une forme de jalousie envers le nouveau venu. L’amour parental est par nature exponentiel : avec ses enfants, c’est même plus qu’une addition, c’est une multiplication !↩

  6. Marquise de Lambert, Réflexions nouvelles sur les femmes, 1727 (cf. http://www.mon-poeme.fr/citations-paul-leautau).↩

  7. Selon Zygmunt Bauman, L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, édition originale Liquid Love 2003, traduit de l’anglais par Christophe Rosson en 2004, Pluriel, 2010, poche, p. 11.↩

  8. Selon Octavio Paz, La flamme double, amour et érotisme, Gallimard, 1994, présentation de l’éditeur.↩

  9. Sont qualifiés d’altruistes des actes n’ayant pas d’avantages apparents pour l’individu qui les exécute.↩

  10. Dictionnaire universel francophone, Hachette, http://psychologie.aujourdhui.com/dossier/amour-definition.asp.↩

  11. Par définition, il ne peut y avoir d’amour courtois dans le mariage puisque, dans le mariage, le désir peut être assouvi.↩

  12. Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme, Paris, Michel Lévy, 1869.↩

  13. Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Paris, Gallimard, Plon, 10/18, 1972 (édition originale 1939). Selon Denis de Rougemont, le mythe de l’amour-passion naît au début du xiie siècle, c’est-à-dire au moment précis où les élites européennes, notamment religieuses, effectuaient un vaste effort de mise en ordre sociale et morale. Il s’agissait, entre autres, de contenir les poussées de l’instinct sexuel et de consolider la famille, en valorisant le mariage, dont l’Église rappelait avec force le caractère de sacrement indissoluble. C’est en opposition à cette mise au pas que serait né l’amour courtois puis romantique, condamné, par cette origine même, à devenir un mythe ou à disparaître. « C’est une religion dans toute la force de ce terme, et spécialement une hérésie chrétienne historiquement déterminée », déclare-t-il. Une religion qu’il n’hésite pas à mettre en rapport avec l’hérésie cathare qui se développe dans le sud de la France au xiiexiiie siècle. Bien que les historiens le dédaignent, et que les spécialistes de la littérature courtoise en réfutent les analyses, le livre reçoit, à sa sortie en 1939, et surtout à sa réédition en 1950, un succès inattendu. Voir compte rendu de François Lebrun :

    http://www.histoire.presse.fr/livres/les-classiques/l-amour-et-l-occident-de-denis-de-rougemont-01-01-2004-4999↩

  14. Selon Christophe Bernard, Petit guide du romantisme à l’usage des hommes, http://www.eyrolles.com/Chapitres/9782708132979/chap2_Bernard.pdf.↩

  15. Parmi les icônes de l’amour romantique dans la période contemporaine : l’idylle d’Édouard VIII et de Wallis Simpson. Contraint de choisir entre la couronne d’Angleterre et son mariage avec Wallis Simpson (roturière américaine et divorcée), le roi d’Angleterre Édouard VIII abdique en 1936. Il fait scandale en faisant prévaloir ses sentiments personnels sur les lois les plus sacrées de la monarchie britannique.

    « L’amour est enfant de bohème, qui n’a jamais, jamais connu de lois », chante Carmen à Don José dans l’opéra de Georges Bizet comme pour narguer les conventions.↩

  16. Sur l’amour et la mort, cf. André Comte-Sponville, op. cit., p. 175, 444-463.↩

  17. Cité par André Comte-Sponville, op. cit., p. 213.↩

  18. http://www.maphilo.net/citations_nicolas-chamfort-633.html.↩

  19. Cité par André Comte-Sponville, op. cit., p. 199.↩

  20. http://www.maphilo.net/citations.php?cit=5569.↩

  21. Cité par André Comte-Sponville, op. cit., p. 203.↩

  22. Ibid., p. 233.↩

  23. http://www.psycho-ressources.com/bibli/amour.html.↩

  24. Cf. Xavier Lacroix, Les mirages de l’amour, Paris, Bayard Centurion, 1997, p. 285.↩

  25. Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait, Paris, Gallimard, Folio, 2011, p. 110-114.↩

  26. Selon Victoria Déodato : « Haï par les uns, idolâtré par les autres, Michel Houellebecq est le curieux prototype de l’écrivain français contemporain incompris. Totalement ancrée dans notre époque, son œuvre en est à la fois le miroir et le repoussoir. À travers les quatre romans de Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Les particules élémentaires, Plateforme et La possibilité d’une île, l’analyse du rapport hommes/femmes et quelques portraits de personnages féminins permettent d’interroger le rapport entre le libéralisme et l’amour. Il n’y a plus d’amour possible, répond Houellebecq, il ne reste que le plaisir. Il n’y a plus rien à sauver de cette humanité souffrante. Hommes et femmes sont seuls. Autant promener son chien. L’image de la femme dans l’œuvre de Houellebecq est, pour les uns, trop teintée de chair : on n’est pas loin de l’étal de boucherie. La sexualité, elle, est souvent réduite à un plaisir très égoïste masculin : la fellation. » (http://www.houellebecq.info/revuefile/50_victoria.pdf)↩

  27. Ce roman, que l’on fait étudier dans la formation supérieure (notamment les écoles d’administration) comme un classique de la formation de l’esprit, a été, en 2009, la cible d’une violente diatribe de la part du président de la République en exercice, qui, à trois reprises, s’en est pris à l’ouvrage comme à « l’emblème de l’inutilité et le repoussoir de la formation professionnalisante qu’il appelle de ses vœux ». Il serait allé jusqu’à dire, dans un accès de colère, « qu’un sadique ou un imbécile, choisissez, avait mis ce texte au programme du concours d’attaché d’administration ». Mais la réplique ne s’est pas fait attendre : le jeudi 12 mars 2009, un petit badge bleu, de forme ronde, sur lequel était inscrit « Je lis la Princesse de Clèves » (comme on a écrit en 2014 « Je suis Charlie »), arboré par des étudiants sur le revers de leur veste, a été l’attraction de la soirée d’ouverture du 29e Salon du livre de Paris. « On a vu, à côté du ruban rouge de la lutte contre le sida, fleurir ce badge bleu, chez les opposants à la tyrannie de l’idéologie ambiante », commente Finkielkraut. Au final, l’acharnement contre La Princesse de Clèves a eu pour effet paradoxal de remettre ce classique au goût du jour. Selon Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait, Paris, Gallimard, Folio, 2011, p. 29-31. Cf. Pascal Bruckner, Le mariage d’amour a-t-il échoué ? Essai, Paris, Grasset, 2010, poche, p. 77-79.↩

  28. http://www.lepoint.fr/grands-entretiens/alain-finkielkraut-toute-declaration-d-amour-est-une-declaration-d-eternite-22-09-2011-1377867_326.php.↩

  29. Cf. Michel Onfray, Manifeste hédoniste, Autrement, 2011 ; L’invention du plaisir. Fragments cyrénaïques, LGF, 2002 ; L’art de jouir. Pour un matérialisme hédoniste, Grasset 1991 ; Le souci des plaisirs. Construction d’une érotique solaire, Flammarion, 2008 ; Théorie du corps amoureux, pour une érotique solaire, Grasset, 2000 ; Féeries anatomiques, Grasset, 2003.↩

  30. Michel Onfray, Le Traité d’athéologie. Physique de la métaphysique, Grasset, 2005 ; Un requiem athée, Galilée, 2013.↩

  31. Michel Onfray, Théorie du corps amoureux, pour une érotique solaire, Grasset, 2000, couverture.↩

  32. Onfray aurait pu ajouter à sa liste l’image de la mante religieuse, qui dévore ses amants après l’accouplement, ou encore celle du boa constrictor (cf. la figure de Génitrix chez François Mauriac) qui les étouffe.↩

  33. On est ici dans l’école du sensualisme : sensation et connaissance sont coextensives. La réflexion n’est, en dernière analyse, qu’une sensation mémorisée, suivant Helvetius pour qui « penser, c’est sentir ».↩

  34. http://www.psychologies.com/Couple/Vie-de-couple/Amour/Articles-et-Dossiers/Savoir-aimer/Peut-on-aimer-en-toute-infidelite.↩

  35. Sur l’hermaphrodisme : Platon (427-348 av. J.-C.) est l’un des premiers à s’être intéressé à l’amour en philosophie. Dans Le banquet, il raconte ce mythe resté célèbre. À l’origine, l’homme était une sphère, mais Zeus l’a coupé en deux. Depuis, il erre de par le monde à la recherche de sa moitié perdue. Pour Platon, l’amour est une convoitise liée à un sentiment de privation. Il n’est pas purement spontané et immotivé comme pourrait être l’agapè, il est intéressé. Comme l’éros, il est par nature égocentrique. Ce qu’on désigne depuis la Renaissance par l’expression « amour platonique » (vision non charnelle de l’amour, amour chaste, en dehors de toute sensualité, amour intellectuel) n’a pas grand-chose à voir avec ce que théorisait le philosophe sur l’emprise du désir.

    Sources : Cf. https://fr-fr.facebook.com/notes/questions-philosophiques-et-psychologiques/définition-de-lamour-des-3-termes-grec-eros-philia-et-agapé/183468731672076 ; http://www.gralon.net/articles/art-et-culture/litterature/article-l-amour-en-philosophie-ce-que-les-philosophes-en-disent-6873.htm.↩

  36. André Comte-Sponville, op. cit., p. 204. Sur l’athéisme, Comte-Sponville peut soutenir des positions de fond proches de celles d’Onfray, mais Comte-Sponville sait aussi reconnaître et respecter la valeur objective des vertus mises en honneur dans la tradition judéo-chrétienne. Cf. André Comte-Sponville, Dieu existe-t-il encore ? (entretien avec Philippe Capelle), Cerf, 2005 ; L’Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006.↩

  37. Zygmunt Bauman, op. cit.↩

  38. Cf. « Tomber amoureux », dans Xavier Lacroix, op. cit., p. 157-198.↩

  39. Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998, p. 365.↩

  40. Ibid.↩

  41. Ibid.↩

  42. C’est dans la foulée de ce rapport que le Synode national de l’Église réformée de France, réuni à Dourdan en 1984, entend relativiser la distinction entre mariage et union libre, en déclarant que « le respect, l’amour et la fidélité sont constitutifs de tout couple qui s’engage dans un projet commun, cela vaut autant pour les couples de cohabitants que pour les couples mariés civilement […]. Accueillir et élever les enfants […] sont des réalités qui peuvent être vécues aussi bien dans la cohabitation que dans le mariage. » Information-Evangélisation, Église réformée de France, 1984, no 2-3, p. 65-96, 109 (décision 26/points 1 et 2).↩

  43. Pascal Bruckner, Le mariage d’amour a-t-il échoué ? Essai, Paris, Grasset, 2010, poche, p. 41, 53, 60, 62-69.↩

  44. Sur le sujet, le lecteur lira avec profit Laïdi Zaki, La tyrannie de l’urgence, Fides, 1999, 45 p. ; Le sacre du présent, Paris, Flammarion, 2002, 278 p.↩

  45. Selon Zygmunt Bauman, op. cit., p. 111.↩

  46. Søren Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie, Robert Laffont, 1993, cité par Alain Finkielkraut, op. cit., p. 97.↩

  47. http://www.psycho-ressources.com/bibli/amour.html.↩

  48. http://www.psycho-ressources.com/bibli/amour.html.↩

  49. http://www.maphilo.net/citations.php?cit=5569.↩

  50. http://www.lepoint.fr/grands-entretiens/alain-finkielkraut-toute-declaration-d-amour-est-une-declaration-d-eternite-22-09-2011-1377867_326.php.↩

  51. Selon Alain Finkielkraut, on discerne « deux types de coureurs de femmes : le coureur romantique, qui, projetant sur les femmes son idéal féminin, ne sort jamais de lui-même, et le coureur libertin (ou antilyrique), qui n’a pas d’a priori, pas de modèle, et qui n’est jamais déçu, car c’est la diversité qui le passionne, à la manière de Tomas, le héros de L’Insoutenable légèreté de l’être de Kundera ». Et si l’amour durait, Paris, Gallimard, Folio, 2011, p. 115.↩

  52. Zygmunt Bauman, op. cit., p. 21.↩

  53. Ibid., p. 33.↩

  54. Alain Finkielkraut, op. cit., p. 113.↩

  55. Zygmunt Bauman, op. cit., couverture.↩

  56. Ibid., p. 51.↩

  57. Bauman explique que l’échangisme disposerait ainsi d’un avantage sensible sur les « liaisons » sans lendemain et autres rencontres hasardeuses. Il ne s’agit pas d’une tentative solitaire mais partagée, par des alliés dévoués. L’avantage de l’échangisme sur le simple adultère hors mariage est flagrant. Il est aussi « affranchi de toutes les plaies et déficiences qui constituent le poison du ménage à trois ». Cf. L’amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes, op. cit., p. 69-70.↩

  58. Selon Volana Razafimanantsoa, « Gays : couple du troisième type », dans « Couple. La tentation de l’infidélité », L’Express, du 21-27 mai 2009, p. 94.↩

  59. Selon Pascal Bruckner, op. cit., p. 39-44.↩

  60. http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/textes/textesm/pascal1.htm.↩

  61. Christiane Singer, Éloge du mariage, de l’engagement et autres folies, Paris, Albin Michel, 2000.↩

  62. http://la-philosophie.com/amour-definition-philosophie.↩

  63. http://www.gralon.net/articles/art-et-culture/litterature/article-l-amour-en-philosophie—ce-que-les-philosophes-en-disent-6873.htm.↩

  64. http://osezleromantisme.com/citations-amour-definition/.↩

  65. Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 33.↩

  66. « C’est dans la première de ses Méditations poétiques (1820) intitulée ‹L’isolement› que figure ce vers du poète Alphonse de Lamartine. L’absence évoquée est celle de Julie Charles que Lamartine avait rencontrée lors d’une cure à Aix-les-Bains en 1816 et qui était devenue sa maîtresse […] et qui est morte en décembre 1817 […]. Le poème débute par l’évocation de la nature qui entoure Lamartine, nature diverse et resplendissante mais à laquelle le poète reste insensible car le souvenir de la femme qu’il a aimée et dont la mort l’a séparé ôte toute valeur à ce tableau. »

    Selon http://www.devoir-de-philosophie.com/dissertation-seul-etre-vous-manque-tout-depeuple-lamartine-commentez-cette-citation-139944.html.↩

  67. http://www.alliancespirite.org/citation-166.html.↩

  68. Extrait du Journal d’un curé de campagne,

    http://www.espacefrancais.com/citations/?searchq=enfer&show=10000.↩

  69. http://www.gralon.net/articles/art-et-culture/litterature/article-l-amour-en-philosophie—ce-que-les-philosophes-en-disent-6873.htm.↩

  70. http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/textes/textesm/marx1m.htm.↩

  71. http://www.gralon.net/articles/art-et-culture/litterature/article-l-amour-en-philosophie—ce-que-les-philosophes-en-disent-6873.htm.↩

  72. http://www.dicocitations.com/citation-c-est-quoi-l-amour.php#6du913u1GWh7AxyH.99.↩

  73. http://www.gralon.net/articles/art-et-culture/litterature/article-l-amour-en-philosophie—ce-que-les-philosophes-en-disent-6873.htm.↩

  74. Marcel Proust, La prisonnière, NRF, tome II, p.135, http://www.maphilo.net/citations.php?cit=4620.↩

  75. http://www.psycho-ressources.com/bibli/amour.html.↩

  76. http://www.psycho-ressources.com/bibli/amour.html.↩

  77. Rousseau écrit aussi : « L’amour n’est qu’illusion ; il se fait pour ainsi dire un autre univers, il s’entoure d’objets qui ne sont point. »

    Cf. http://www.gralon.net/articles/art-et-culture/litterature/article-l-amour-en-philosophie—ce-que-les-philosophes-en-disent-6873.htm.↩

  78. Claude Habib, Le consentement amoureux, Hachette, 1998. Cf. interview de Claude Habib : « Les libertins sont des athées en amour »,

    http://www.psychologies.com/Couple/Vie-de-couple/Amour/Articles-et-Dossiers/Savoir-aimer/Peut-on-aimer-en-toute-infidelite.↩

  79. Par le terme d’amour, affirme Sartre, « la collectivité affirme son droit de regard sur l’intimité la plus purement subjective ». Dès que le mot d’amour est prononcé, « la tendresse est dotée d’un avenir, d’une essence objective […]. La culture prend possession des cœurs, et fait main basse sur l’amour des amants à travers un serment soutiré à chacun d’eux […] et qu’aucun d’eux ne peut trahir [désormais] sans se renier lui-même. Ces mots murmurés dans l’intimité […] sont le cheval de Troie de la société. Ils signent l’intrusion du monde dans le duo des amants. Les hommes sont libres de leurs choix mais rattrapés par leurs formules […], qui conduisent tout droit ceux qui les énoncent dans la cellule carcérale ou monastique du couple marié. » Cité par Alain Finkielkraut, op. cit., p. 36.↩

  80. Søren Kierkegaard, Stades sur le chemin de la vie, Robert Laffont, 1993, cité par Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait, Paris, Gallimard, Folio, 2011, p. 37, 102.↩

  81. Alain Finkielkraut, op. cit., p. 38.↩

  82. Interview Claude Habib : « Les libertins sont des athées en amour » :

    http://www.psychologies.com/Couple/Vie-de-couple/Amour/Articles-et-Dossiers/Savoir-aimer/Peut-on-aimer-en-toute-infidelite.↩

  83. http://www.dicocitations.com/citation-c-est-quoi-l-amour.php#6du913u1GWh7AxyH.99.↩

  84. http://osezleromantisme.com/citations-amour-definition/.↩

  85. André Comte-Sponville, op. cit., p. 206.↩

  86. http://www.psycho-ressources.com/bibli/amour.html.↩

  87. Jean-Jacques Chevalier, Histoire de la pensée politique, tome I, Paris, Payot, 1979,

    http://www.appartenance-belonging.org/fr/ressources/la_philia.↩

  88. Anders Nygren, Éros et agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations (2 vol., Stockholm, 1930, d’abord en suédois puis traduit en de nombreuses langues. Version française chez Aubier Montaigne en 1944, et réédité récemment aux Éditions du Cerf, 2009, en 3 vol.

    La thèse de Nygren, pour l’essentiel, consiste à expliquer la naissance de l’amour occidental à partir d’une lutte chrétienne pour la victoire de l’agapè sur l’éros, entre lesquels il y aurait une foncière antinomie, enracinée dans le Nouveau Testament, et qui ne serait autre, fondamentalement, que la guerre spirituelle entre le christianisme et l’hellénisme.↩

  89. En philosophie, l’œuvre de Denis de Rougemont serait annoncée par Wilamowitz, qui écrivait : « Paul ignorait autant l’éros que Platon l’agapè », et il illustrerait exactement cet aphorisme de Nietzsche : « Le christianisme a empoisonné éros – il n’est pas mort, mais il est devenu vicieux. » Selon http://www.actu-philosophia.com/spip.php?breve574.↩

  90. http://lewebpedagogique.com/charlierenard/2015/11/03/textes-sur-le-desir-rousseau-saint-augustin-flaubert/.↩

  91. Cf. Peter Brown, Le renoncement de la chair. Virginité, célibat et continence dans le christianisme primitif, Bibliothèque des histoires, Gallimard, NRF, p. 464-512.↩

  92. Ce qu’on désigne depuis la Renaissance par l’expression « amour platonique » (vision non charnelle de l’amour, amour chaste, en dehors de toute sensualité, amour intellectuel) n’a en réalité pas grand-chose à voir avec ce que théorisait Platon sur l’emprise du désir.↩

  93. Benoît XVI, Dieu est amour. Lettre évangélique sur l’amour chrétien, École Cathédrale, Parole et Silence, 2006, cité par Alain Finkielkraut, op. cit., p. 118.↩

  94. Ibid., p. 18.↩

  95. André Comte-Sponville, op. cit., p. 237.↩

  96. http://www.psycho-ressources.com/bibli/amour.html.↩

  97. Citée par André Comte-Sponville, op. cit., p. 136.↩

  98. Sur le sujet, on trouve dans le Nouveau Testament deux affirmations complémentaires : il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour celui que l’on aime (Jn 15.13) et Dieu lui-même en Jésus-Christ en a donné l’exemple suprême (Jn 3.15). Mais tout sacrifice de soi n’est pas nécessairement mû par l’amour : celui qui donne sa vie ou son corps pour être brûlé, s’il n’a pas l’amour, n’est rien ! (1Co 13.3).↩

  99. http://la-philosophie.com/amour-definition-philosophie.↩

  100. Maine de Biran, Journal, 1819, p. 246,

    http://psychologie.aujourdhui.com/dossier/amour-definition.asp.↩

  101. Christiane Singer, op. cit., p. 16.↩

  102. En théologie chrétienne, l’affirmation « Dieu est amour » ne peut être dissociée de la doctrine de la Trinité, de la conviction que Dieu est tout à la fois Un et Trois.

    Pour plus de développements, cf. Wells Paul, « Les différents visages de l’amour selon la Bible », La Revue réformée 229-230 (2004/4-5), p. 130-143.↩

  103. http://osezleromantisme.com/citations-amour-definition/.↩

  104. Alain, Éléments de philosophie,

    http://www.gralon.net/articles/art-et-culture/litterature/article-l-amour-en-philosophie—ce-que-les-philosophes-en-disent-6873.htm.↩

  105. Cf. André Comte-Sponville, L’Amour la solitude, Paroles d’Aube, 1992.↩

  106. « L’amour est un choix délibéré. Deux personnes ne s’aiment vraiment que lorsqu’elles sont capables de vivre l’une sans l’autre mais choisissent de vivre ensemble. » (Scott Peck)

    http://www.psycho-ressources.com/bibli/amour.html.↩

  107. Cf. Michel Johner, « Alliance et spiritualité », La Revue réformée 257 (2011/1), p. 65-76.↩

  108. http://www.psycho-ressources.com/bibli/amour.html.↩

  109. Cf. Zygmunt Bauman, op. cit., p. 96ss.↩

  110. http://www.pensees-citations.com/citation/amour-art-honore-de-balzac-1372/.↩

  111. Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme, Paris, Michel Lévy, 1869. Plusieurs femmes croisent la route de Frédéric Moreau, héros du roman, mais aucune ne peut se comparer à Marie Arnoux, épouse d’un riche marchand d’art, dont il est éperdument amoureux. C’est au contact de cette passion inactive et des contingences du monde qu’il fera son éducation sentimentale, qui se résumera pour l’essentiel à brûler, peu à peu, ses illusions. Autour de la période de la monarchie de Juillet à Paris, les différents personnages que côtoie le héros représentent chacun les idées reçues d’un milieu défini, agissant en fonction des codes sociologiques stéréotypés. On retrouve ainsi le bourgeois parvenu, la bourgeoisie d’affaires, le petit bourgeois rêvant de pouvoir, la courtisane.

    Selon https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Éducation_sentimentale.

    Flaubert suit les traces de Marivaux qui, déjà au siècle précédent (1730), dans Le jeu de l’amour et du hasard, veut montrer comment l’amour se moque de l’ordre établi, en inversant secrètement les rapports maîtres-valets. Silvia obtient de son père l’autorisation d’observer, sous le déguisement de sa servante (Lisette), le jeune homme à qui sa famille la destine (Dorante), ignorant que ce dernier a eu la même idée qu’elle. L’aventure, divertissante au début, tourne au cauchemar lorsqu’elle se rend compte qu’elle est attirée par le valet, qui lui fait une cour discrète, alors que le comportement de celui qui se présente comme son promis lui fait horreur. En obtenant de Dorante qu’il lui propose de l’épouser, alors qu’il la prend pour une domestique, « elle agit en femme moderne qui veut assumer ses responsabilités et prendre part à son destin ».

    Selon https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Jeu_de_l%27amour_et_du_hasard.↩

  112. Philippe Roth, Professeur de désir, traduit de l’anglais par Henri Robillot, Gallimard, 1979. Cf. Alain Finkielkraut, op. cit., p. 37.↩

  113. Christiane Singer, op. cit., p. 43.↩

  114. http://evene.lefigaro.fr/citation/aimer-trouver-grace-verite-aider-trouver-creer-complicite-passi-19978.php.↩

  115. André Comte-Sponville, Le sexe ni la mort. Trois essais sur l’amour et la sexualité, Paris, Albin Michel, p. 135.↩

  116. Sur l’histoire et la sociologie de l’amour et de la sexualité, voir Paul-Michel Foucault, Histoire de la sexualité, vol. 1 : La volonté de savoir, Paris, Gallimard,‎ 1976, 224 p. ; vol. 2 : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard,‎ 1984, 296 p. ; vol. 3 : Le souci de soi, Paris, Gallimard,‎ 1984, 288 p. ; Elisabeth Badinter, L’amour en plus : histoire de l’amour maternel (xviiexxe siècle), Flammarion, 1980 ; Francesco Alberoni, Le choc amoureux, trad. fr. Ramsay, 1981 ; L’érotisme, trad. fr. Ramsay, 1986 ; Le vol nuptial, trad. fr. Plon, 1994 ; Je t’aime, tout sur la passion amoureuse, trad. fr. Plon, 1997 ; Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident, Paris, Gallimard, Plon, 10/18, 1972 (éd. originale 1939), 433 p. ; Jean Duvignaud, La genèse des passions dans la vie sociale, Paris, PUF, 1990 ; Octavio Paz, La flamme double, amour et érotisme, Gallimard, 1994.↩

  117. Dans Le Nouveau désordre amoureux, écrit en 1977 avec Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut s’attaque au « mythe de la Révolution sexuelle », qui serait issu de Mai 68, une idéologie dont les femmes seraient les premières victimes. Contre les théories de Gilles Deleuze, Félix Guattari, Guy Debord et des situationnistes qui nieraient l’amour ou, en tout cas, affirmeraient que l’amour, en tant que valeur abstraite, serait une chose « ignoble », Finkielkraut et Bruckner affirment l’existence de l’amour et son impossible réforme : « l’amour ne se prête pas à la révolution ». Cf. Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, Le nouveau désordre amoureux, Paris, Seuil, 1977, Points actuels.

    Selon https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Nouveau_Désordre_amoureux.↩

  118. « Y aurait-il vraiment une histoire de l’amour ? Ce sentiment brûlant qui vous envahit et vous fait oublier les contraintes du monde, peut-il faire l’objet d’une histoire ? N’est-il donc pas universel, et propre à l’être humain ? Eh bien, non. Si le désir se manifeste dans les corps à peu près de la même façon en tous temps et en tous lieux, les formes culturelles dans lesquelles il se trouve enserré ne sont pas du tout les mêmes selon les époques et les pays. »

    Selon http://hommoinsun.over-blog.com/article-6084248.html.↩

  119. On notera toutefois que dans ce cadre légal la naissance de l’amour-sentiment n’est pas automatique : si Jacob « aima Rachel » (Gn 29.18, 20), ce ne fut pas le cas de sa première épouse, Léa, que les lois de la polygamie et les duperies de son beau-père lui avaient imposée.↩

  120. Démosthène, Plaidoyers civils XXXIII, Théomneste et Apollodore contre Nééra,

    http://remacle.org/bloodwolf/orateurs/demosthene/neera.htm.↩

  121. André Comte-Sponville, op. cit., p. 237, 240.↩

  122. Alain Finkielkraut, Et si l’amour durait, Paris, Gallimard, Folio, 2011, p. 49.↩

  123. « L’amour est, de tous les sentiments, le plus égoïste et par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. » Cité par Pascal Bruckner, Le mariage d’amour a-t-il échoué ? Essai, Paris, Grasset, 2010, p. 86.↩

  124. http://www.gralon.net/articles/art-et-culture/litterature/article-l-amour-en-philosophie.↩

  125. Christiane Singer, op. cit., p. 14-15.↩

  126. « […] il n’est personne qui ait quitté, à cause de moi et de l’Évangile, maison, frères, sœurs, mère, père, enfants […] qui ne reçoive au centuple, […] dans ce temps-ci, […] et, dans le siècle à venir, […]. » (Mc 10.29-31) « Celui qui aura gardé sa vie la perdra, mais celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera. » (Mt 10.39)↩

  127. Zygmunt Bauman, op. cit., p. 97-98.↩

  128. André Comte-Sponville, op. cit., p. 444. (Appendice : Devenir rien. L’amour et la mort dans la philosophie de Simone Weil.)↩

  129. Trois études issues du Carrefour 2015 de la Faculté Jean Calvin sont publiées dans ce numéro de La Revue réformée et six autres seront publiées dans le numéro suivant.↩

  130. Xavier Lacroix, op. cit., texte de couverture.↩

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Aux fondements de l’alliance de grâce : la promesse faite à Abraham – Essai de conceptualisation http://larevuereformee.net/articlerr/n277/aux-fondements-de-lalliance-de-grace-la-promesse-faite-a-abraham-essai-de-conceptualisation Thu, 11 Jan 2018 22:50:54 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=981 Continuer la lecture ]]> Aux fondements de l’alliance de grâce :
la promesse faite à Abraham

Essai de conceptualisation

Michel Johner1

Nul ne pourrait clarifier l’articulation de l’« ancienne » et de la « nouvelle alliance » en théologie biblique sans préciser préalablement ce qu’il désigne par l’ancienne : s’agit-il, à l’aube de l’humanité, de l’alliance de Dieu avec Adam et ses fils, que le péché des hommes est venu rompre et l’œuvre du second Adam restaurer et accomplir ? S’agit-il de l’alliance faite avec Noé ou avec Abraham ? S’agit-il du régime légal institué par l’intermédiaire de Moïse ? Ou encore de l’interprétation faite de celui-ci dans la pensée des Juifs et pharisiens ? Dans ces différents cas de figure, les réponses seront distinctes, voire opposées.

L’opposition courante, déjà chez les écrivains du Nouveau Testament, entre l’alliance de grâce et la loi de Moïse prise comme moyen de justification (érigée en « alliance des œuvres »), ne saurait s’appliquer à l’enseignement même de Moïse, que Jésus puis Paul reprochent aux Juifs d’avoir trahi2, et encore moins au régime antérieur institué par la promesse de grâce faite à Abraham. Ne pas faire ces distinctions serait perdre le moyen de discerner la cohérence et la continuité de l’histoire de l’alliance. Dans le Nouveau Testament (notamment dans les épîtres aux Romains et aux Galates), rien n’est plus fondamental que la référence à « la promesse » faite à Abraham antérieurement à la révélation de la Loi (Ga 3.17-18), pour désigner le fondement ou le soubassement de la construction3.

Expliciter les principales caractéristiques du régime institué par les promesses adressées à Abraham, dont les croyants du Nouveau Testament sont les héritiers directs, sera l’objet de cet essai.

Si vous êtes à Christ, alors vous êtes la descendance d’Abraham, héritiers selon la promesse.
(Ga 3.29)

I. Le régime de la promesse : son acte fondateur

Cherchant, dans le texte de la Genèse, après la chute, les signes d’une action rédemptrice de Dieu dans l’histoire, le lecteur en trouve les prémices dans les promesses divines adressées à Ève (chap. 3) puis à Noé (chap. 9). Mais il doit attendre les chapitres 11 à 18 pour que soit instituée une véritable « alliance de grâce » avec Abram (devenu « Abraham ») et ses fils.

Concrètement, l’histoire du salut est instituée par des promesses que Dieu, du ciel, adresse à Abraham, parfois de manière directe au travers d’« apparitions », parfois par l’intermédiaire d’anges (18.1-2), et dont on trouve la mention de manière répétitive au fil des chapitres 11 à 18, le développement le plus magistral de celles-ci étant le grand chapitre 17 sur l’établissement par Dieu d’une « alliance éternelle » : « J’établirai mon alliance avec toi et ta descendance après toi, dans toutes leurs générations. Ce sera une alliance perpétuelle, en vertu de laquelle je serai ton Dieu et celui de tes descendants après toi » (17.7), et l’institution de la circoncision pour sceller sa dimension transgénérationnelle et perpétuelle (« signe dans la chair d’une alliance éternelle », 17.13).

Ici est instituée une véritable économie de la promesse, qui ne sera jamais abrogée en théologie biblique (Ga 3.17), et servira de fondement ou cadre juridique à toutes les relations qui pourront se développer au fil des siècles entre Dieu et son peuple, au cœur desquelles figure l’œuvre de salut accomplie par le Christ (Lc 1.55).

II. Le régime de la promesse : ses caractéristiques matérielles

A. Le contenu des promesses faites à Abraham

Quel est le contenu ou l’objet des promesses adressées par Dieu à Abraham, Isaac et Jacob ?

C’est tout d’abord, dans le texte de la Genèse, la promesse d’une grande bénédiction (« Je te bénirai » est un des refrains du récit, cf. 12.2 ; 14.19 ; 17.16), puis des précisions sur les aspects matériels de cette bénédiction :

  • Promesse d’une terre, de l’héritage d’un pays (la « terre promise »). C’est là le thème qui revient le plus fréquemment (12.1, 7 ; 13.15 ; 15.7, 18 ; 17:8).

  • Promesse d’une protection envers ses ennemis (15.1).

  • Promesse d’un riche héritage et d’une riche récompense (15.1).

  • Promesse d’une souveraineté/domination sur les rois de la terre (chap. 14 ; 17.6, 16).

  • Promesse d’une infinie fécondité ou multiplication : « Je te multiplierai, ferai de toi une grande nation (12.2), te multiplierai à l’extrême (17.2), te donnerai des descendants aussi innombrables que la poussière de la terre (13.16) ou que les étoiles du ciel » (15.5).

  • Et ceci, mystérieusement, par l’intermédiaire d’un fils biologique, qui doit naître des relations conjugales d’Abraham et Sara malgré leur grand âge (15.45 ; 17.16 ; 18.10-15), précisions qui déclenchent chez eux une franche hilarité (16.17 ; 21.10), immortalisée par le nom donné à l’enfant (« Itsrak », 21.3).

  • Enfin, la promesse faite à Abram devenu « Abraham » (Père d’une multitude) de devenir à son tour une source de bénédiction pour toutes les nations (12.2, 3), le père (spirituel) d’une foule de nations (17.4-5, 16), que Dieu veut bénir au travers de lui.

Dans le Nouveau Testament, Abraham est salué comme le « père des croyants » (Rm 4.1-25.), celui qui, à la suite d’Abel, Hénoc et Noé (cf. Hé 11.4-7), a montré l’exemple de ce que signifie la justification non par les œuvres, mais par la foi en l’œuvre du Messie, dont il a vu le jour (Jn 8.56).

Mais cette lecture n’est-elle pas surfaite ? Pour l’exégète juif qui n’aurait entre les mains que le seul texte de la Genèse, l’interprétation de Paul ne pourrait-elle pas prêter à sourire ? Il faut admettre que les promesses citées font plus spontanément penser à la réitération des ordres de mission que Dieu avait adressés à Adam avant la chute au premier chapitre du livre (« se multiplier, remplir, gouverner, assujettir la terre », Gn 1:28) qu’à l’Évangile du salut par la foi, tel qu’exprimé par exemple en Jean 3.16.

C’est ici que se mesure l’importance que revêt l’histoire de la Révélation dans l’interprétation chrétienne des Écritures. Tout l’Évangile ne peut pas être décrypté dans le récit de la Genèse comme il le sera dans le Nouveau Testament. Dans sa compréhension de l’expérience spirituelle d’Abraham, le lecteur chrétien recourt à des clés d’interprétation qui lui sont données rétroactivement dans l’Évangile de Jean, dans les épîtres aux Galates, aux Romains et aux Hébreux. Une forme de voile doit être levée. Que saurait-il d’Abraham si Jésus n’avait dit : « Abraham, votre père, a tressailli d’allégresse (à la pensée) de voir mon jour : il l’a vu et il s’est réjoui. […] avant qu’Abraham fût, moi, je suis. » (Jn 8.56-58)

Ce dévoilement progressif, toutefois, ne signifie pas que l’Évangile de la grâce serait imperceptible dans le récit de la Genèse :

  • L’initiative divine, tout d’abord, est tout entière reçue, par Abraham et ses fils, comme une marque de la bienveillance de Dieu et de sa miséricorde. Abraham perçoit la bénédiction promise comme une faveur, et non comme un dû. Abraham ne doute pas d’être le débiteur de Dieu.

  • Du temps de Noé déjà (quelques chapitres plus haut, chap. 9), le lecteur apprend que Dieu s’est engagé à retenir son jugement, à ne plus frapper l’humanité des punitions qu’elle aurait pourtant méritées. Il en a fait serment.

  • En outre, le récit de la Genèse ne dissimule pas les faiblesses et démérites d’Abraham. Au chapitre 12, son mensonge : pour se protéger, Abraham présente sa femme au pharaon comme sa sœur. Ce faisant, il l’abandonne aux désirs du monarque, qui la déshonore. Au chapitre 15, les doutes d’Abraham sur la filiation promise : comment Dieu pourrait-il donner d’engendrer à deux grands vieillards ? Au chapitre 16, la proposition faite par Sara (empruntée aux mœurs antiques des familles « patriciennes ») de mettre sa servante dans le lit d’Abraham, proposition à laquelle il cède (comme Adam, jadis, céda aux sollicitations d’Ève4), par impatience à l’égard de la promesse divine, et comme pour en précipiter ou forcer l’accomplissement par des moyens humains.

Il est aussi question d’obéissance dans la Genèse, mais d’une obéissance d’un type particulier : qui s’exprime a posteriori, sur le mode de la reconnaissance à l’égard de la promesse donnée. C’est d’une « obéissance de la foi » dont il est question. Par elle, il ne s’agit pas pour Abraham et ses fils d’entrer ou d’accéder, comme dans le concept supposé d’une « alliance des œuvres »5, à des faveurs divines qui leur auraient été précédemment étrangères, mais de « marcher sur la voie tracée par l’Éternel », de ne pas « se détourner de la voie que les promesses de grâce ont ouvertes devant eux », de ne pas trahir cette vocation.

B. Un héritage qui n’est pas de ce monde et des rencontres inouïes

D’autre part, Abraham comprend d’emblée que la parole divine lui promet un héritage qui n’est ni à portée des hommes ni de ce monde : « une cité dont Dieu lui-même est l’architecte et le constructeur » (Hé 11.10), un héritage qu’il ne pourra, avant de mourir, que « saluer de loin en confessant qu’il est étranger et résident temporaire sur la terre » (Hé 11.13). L’exaucement de cette promesse exige une foi indéfectible en la toute-puissance de Dieu et au-delà des limites du temps présent, « une espérance qui, telle une ancre solide et ferme, pénètre au-delà du voile, là où Jésus est entré comme précurseur » (Hé 6.19).

L’un des exemples les plus frappants, dans la biographie d’Abraham, est sans conteste la résurrection de son fils, Isaac, qu’Abraham aurait égorgé, si le bras de l’ange de Dieu ne l’avait pas retenu, « comptant que Dieu (l’ordonnateur du sacrifice) est puissant même pour ressusciter les morts » (Hé 11.19). L’héritage promis n’est pas perçu ici comme le prolongement et le couronnement naturel des actions humaines. Il engage Abraham à croire que Dieu ira jusqu’à « donner la vie aux morts et appeler à l’existence ce qui n’existe pas » (Rm 4.17).

De plus, Abraham a vécu dans la Genèse des rencontres inouïes qui l’ont comme propulsé, avant l’heure, au cœur des mystères les plus profonds de la foi chrétienne, comme la bénédiction du sacrificateur Melchizédec, au chapitre 14, à la manière duquel le Christ, ultérieurement, remplira le même office (cf. Hé 5.6, 10 ; 6.20 ; 7.17, 21), ou l’apparition de forme « trinitaire » sous le chêne de Mamré, où « l’Éternel lui apparut » sous les traits de trois mystérieux personnages qui lui réitèrent les promesses divines antérieures (18.1-2).

C. Au cœur des promesses faites à Abraham : l’œuvre du Christ

Quand, dans les épîtres du Nouveau Testament (Romains, Galates et Hébreux), il est parlé de l’exemplarité de la foi d’Abraham, l’affirmation s’entend non seulement de son extraordinaire confiance en la parole divine, et des actes héroïques que cette confiance lui a inspirés, mais englobe aussi sa relation au Christ, l’appropriation des bénéfices positifs de l’œuvre du divin Médiateur6, sans laquelle, dès l’origine, la promesse faite à la lignée d’Abraham serait restée stérile (Rm 4.1-25). L’œuvre du Christ fait dès le départ partie du « contrat », si l’on peut dire, d’abord de manière implicite, puis explicite.

Dans le récit de la Genèse, il est déjà acquis pour Abraham que l’accomplissement des promesses données passera par l’œuvre d’un divin médiateur (cf. 3:15). En particulier, dans l’épreuve dite « du sacrifice d’Isaac » (ou de « la ligature d’Isaac », 22.1-19), il est révélé à Abraham que le salut de sa lignée est redevable à la substitution sur le bois de son fils unique par un mystérieux agneau, auquel Dieu lui-même veut pourvoir. Par l’épreuve psychologique qu’il a subie, Abraham éprouve, dans sa chair paternelle, une partie de ce que sera la douleur de Dieu le Père sacrifiant son Fils unique pour le salut d’Israël et du monde (Jn 3.16). Par cette épreuve, Abraham perçoit une partie du coût par lequel la promesse faite à sa descendance pourra s’accomplir. « Abraham a vu mon jour, et s’en est réjoui », dira Jésus (Jn 8.56-58).

Les prières qui, plus tard dans le temple de Jérusalem, salueront la naissance de Jésus soulignent également le lien qui relie l’événement à Abraham :

La Vierge Marie, dans la prière du Magnificat (Lc 1.46-55), non seulement salue en l’enfant qu’elle porte la réalisation de tous les hauts faits de Dieu (« Il a déployé la force de son bras, il a dispersé ceux qui avaient dans le cœur des pensées orgueilleuses… »), mais salue aussi en chacun d’eux l’accomplissement de la promesse faite par Dieu à son ancêtre : « comme il l’avait dit à nos pères, envers Abraham et sa descendance à toujours » (v. 55). C’est l’antique promesse, dont la pérennité est scellée dans la chair de tous les enfants d’Israël, qui constitue à ses yeux le « cadre juridique » par lequel s’éclaire tout ce qui sera donné par Dieu à l’humanité au travers de l’incarnation du Fils de Dieu qu’elle porte en son sein.

Zacharie, après la naissance de Jean-Baptiste, la sentinelle annonciatrice de la venue du Christ, s’écrie :

Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, de ce qu’il a visité et racheté son peuple, et nous a procuré une pleine délivrance dans la maison de David son serviteur, comme il en avait parlé par la bouche de ses saints prophètes depuis des siècles, la délivrance de nos ennemis et de la main de tous ceux qui nous haïssent. Ainsi fait-il miséricorde à nos pères, et se souvient-il de sa sainte alliance, selon le serment qu’il a juré à Abraham notre père. Ainsi nous accorde-t-il, après avoir été délivrés de la main de nos ennemis, de pouvoir sans crainte lui rendre un culte, dans la sainteté et la justice, en sa présence, tout au long de nos jours.

(Lc 1.68-73)

Anne, la prophétesse, de même, voyant Jésus, loue Dieu, et parle de Jésus « à tous ceux qui attendaient la rédemption d’Israël » (Lc 2.38).

Dans l’économie ancienne, c’est bien par leur espérance en l’œuvre du Messie que les Juifs croyants, Abraham en tête, accèdent au salut. De même, Paul précise, sur le mode négatif, que c’est en s’écartant du Christ qui, tel un rocher, les suivait et les abreuvait, que les Juifs incrédules sont tombés dans le désert (1Co 10.4).

Doivent encore être soupesées ici les paroles de Paul en Romains 9.1-5 sur le « patrimoine spirituel » des Juifs (cf. Mt 15.24 ; Rm 1.16 ; Ep 2.12) : l’œuvre du Christ est reconnue par l’apôtre comme faisant partie du privilège des Juifs dès la fondation de l’alliance. Elle est la pièce maîtresse du patrimoine de ses coreligionnaires, pour qui il voudrait devenir anathème, eu égard à tout ce que le Christ est venu leur apporter et qu’ils rejettent. Jésus lui-même, en Matthieu 23.37, exprime une tristesse analogue en disant : « Israël, Israël, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses poussins, et vous ne l’avez pas voulu ! »

Appuient encore la conviction d’un lien entre Abraham et Jésus les nombreuses paroles qui, dans les évangiles, les Actes et les épîtres, affirment que Jésus est venu en priorité ou en primeur pour le salut des brebis perdues d’Israël (Lc 2.25), parfois même de façon brutale, comme lorsque Jésus oppose aux sollicitations de la femme cananéenne : « il ne convient pas de donner le pain des enfants aux petits chiens », réponse à laquelle celle-ci réplique avec une pugnacité que Jésus honore : « Oui Seigneur, mais les chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » (Mt 10.16 ; 15.24 ; Jn 4.22 ; Ac 3.26 ; 11.9 ; 13.23 ; Rm 1.16 ; 2.9) L’œuvre du Christ est inscrite au nombre des privilèges du Juif, bien avant qu’il soit donné aux non-Juifs de pouvoir en goûter à leur tour les faveurs, et à condition qu’ils n’oublient pas leur rang, ni qu’ils ne perdent de vue ce qu’ils doivent aux Juifs (Rm 9-11).

Dans l’épître aux Hébreux, enfin, frappe l’attention du lecteur le fait que les figures qui forment au chapitre 11 le « panthéon des croyants » (la liste de ceux qui ont donné l’exemple de ce que signifie être justifié par la foi en Jésus-Christ) soient toutes des figures ayant vécu sous la première dispensation de l’alliance. Ce sont des hommes et des femmes qui, bien avant l’heure de l’incarnation, ont vécu et ont été sauvés par leur attachement au Christ, dont ils ont perçu, par anticipation, toute la substance. Et s’« ils sont tous morts sans avoir reçu l’héritage que Dieu leur avait promis », c’est que « Dieu ne voulait pas qu’ils parviennent sans nous [les chrétiens des nations] à la perfection. » (Hé 11.39-40)

Au final, le texte de la Genèse décrit-il un régime du mérite et de la rétribution, une « alliance des œuvres », ou écrit-il le premier chapitre de l’histoire du salut au sens paulinien du terme ? S’il est difficile de décrypter tout l’Évangile dans la seule exégèse de la Genèse, force est de constater que rien dans la Genèse ne s’oppose à l’Évangile. Tous comptes faits s’impose même la question : n’est-ce pas l’Évangile du salut par la foi en l’œuvre du Christ qui en fournirait rétroactivement la clé d’interprétation la plus complète et satisfaisante ?

III. Le régime de la promesse : ses caractéristiques formelles

A. Une alliance unilatérale dans sa fondation

1. Établissement souverain et unilatéral

La première caractéristique du régime de la promesse faite à Abraham est d’être un lien établi dans l’histoire par Dieu lui-même, de manière libre, souveraine et unilatérale. Si cette alliance, comme précisé ci-dessous, est bilatérale (et conditionnelle) dans son accomplissement, elle est unilatérale (et inconditionnelle) dans sa fondation7. C’est souverainement que Dieu, un jour de l’histoire humaine, prend l’initiative d’adresser cette promesse à Abraham et à ses fils après lui, un homme que l’événement a totalement surpris et pris de court. Dieu s’engage envers une lignée qui ne lui a rien demandé, ni ne l’a cherché.

À cette promesse fondatrice, dit l’épître aux Hébreux, Dieu, tout Dieu qu’il soit, a tenu à ajouter un serment, afin de

donner aux héritiers de sa promesse une preuve supplémentaire du caractère immuable de sa décision […], afin que, par deux actes immuables, dans lesquels il est impossible que Dieu mente, nous [les chrétiens héritiers d’Abraham] recevions un puissant encouragement, nous dont le seul refuge a été de saisir l’espérance qui nous était ainsi proposée.

(Hé 6.17-18)

Deux actes immuables, auxquels Dieu ajoute un troisième dans la vie d’Abraham et de ses fils, un signe indélébile : la circoncision, au huitième jour, de tous les enfants mâles, comme « signe dans la chair d’une promesse/alliance éternelle » (Gn 17.13).

Quels sont les mots utilisés dans le récit biblique pour décrire ce lien initial créé par la seule initiative divine ? Quelles sont, pour Abraham, Isaac et Jacob les conséquences juridiques objectives du serment que Dieu leur adresse ?

  • La création d’un lien d’appartenance spécifique : Je suis votre Dieu, vous êtes et serez mes fils – l’expression qui revient comme un refrain – Je suis à toi, tu es à moi. Tu m’appartiens. C’est d’un lien d’appartenance particulier et spécifique dont il s’agit, d’un lien privilégié qui, pour Dieu, différencie désormais le statut d’Abraham et de ses fils de celui des autres hommes.

  • De la promesse divine découle aussi la « sainteté » de la famille d’Abraham, définie comme sa « mise à part » pour Dieu. C’est aussi la « consécration » à l’Éternel des fils d’Abraham, qui, avant de naître, avant d’avoir cru ou pas cru, ne s’appartiennent déjà plus à eux-mêmes.

  • Pour souligner la préséance de l’appel divin, il est aussi parlé dans l’Ancien Testament d’une élection d’Israël (le peuple « élu » ou « choisi »), non dans le sens paulinien du terme (qui désigne le don de la foi et de la persévérance) mais dans le sens hébraïque d’« appelé », renvoyant à une vocation historique dont il n’est pas établi a priori que les enfants d’Israël la respecteront nécessairement8.

2. Promesses particulières et promesses universelles

Pour Abraham et pour chacun de ses fils, le lien établi par la promesse divine est aussi un lien personnel et nominal, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi, qui ne saurait a priori être réduit ou confondu ni avec le lien initial qui, dès l’origine, unit l’ensemble des créatures au Créateur, ni avec la catégorie des promesses universelles sur lesquelles se focaliseront, pour l’Église, la mission et l’évangélisation du monde. Jean 3.16, par exemple, est une promesse qui apparaît en un sens plus généreux, en ce qu’elle ouvre les bras de l’amour de Dieu à l’humanité entière (à « quiconque… »), mais qui est aussi moins décisive, en restant sur le registre hypothétique et impersonnel. La promesse fondatrice de l’alliance de grâce, quant à elle, est aussi individuelle et personnelle que la circoncision qui vient la sceller9. Elle établit un lien qui n’est pas réductible à ce dénouement positif.

3. Vocations individuelles et collectives

S’il est individuel, l’appel divin est aussi collectif. Parce que Dieu l’a voulu ainsi, il engage tous les individus qui composent le groupe, il devient la consécration d’un « peuple »10, d’une communauté historique, d’un corps social auquel on appartient normalement par naissance. Abraham est choisi, lui et sa maison (Gn 17.7), et la circoncision obligatoire de tous les nouveau-nés mâles confirme que toute la lignée est englobée par avance dans le choix « électif » de Dieu. De toute évidence, la manière moderne de distinguer, voire d’opposer l’individuel et le collectif est inconnue à ce stade de l’histoire de la révélation.

B. Une alliance bilatérale dans son accomplissement

1. Promesses et accomplissement eschatologique

Si elles sont le point de départ historique de l’alliance de grâce, les promesses divines adressées à la famille d’Abraham n’en sont pas pour autant le point d’arrivée. Ces promesses ont un caractère eschatologique marqué : leur plein accomplissement est perçu par les croyants comme à venir, au-delà même de leur existence terrestre (« ils sont morts sans avoir obtenu ce qui leur avait été promis », Hé 11.39).

L’effet concret de la promesse divine dans le présent n’est pas d’asseoir Abraham, Isaac et Jacob dans un fauteuil de certitudes, et encore moins de les coucher sur un lit de richesses acquises, mais de les engager en ce monde à des formes de ruptures et mises en marche sur le chemin d’une terre promise, d’un héritage à conquérir. Dans leur nouveau statut, rien n’est statique, tout est dynamique : la promesse donnée, pour utiliser une métaphore militaire, les « mobilise », les engage, leur confère des obligations, en tête desquelles vient l’appel à la foi et à l’obéissance de la foi, une foi qui, jusqu’au bout de leur pèlerinage terrestre, restera définie comme « assurance des choses qu’ils espèrent et démonstration de celles qu’ils ne voient pas » (Hé 11.1).

2. La conditionnalité de l’alliance de grâce

Ici s’éclaire le sens que revêt la « conditionnalité » de l’alliance conclue avec Abraham, qui n’est pas une conditionnalité a priori (pour y entrer), mais a posteriori, pour y demeurer et entrer effectivement en possession de l’héritage promis par elle11.

L’obéissance, ici, n’est pas un préliminaire ou un prérequis, mais une conséquence. Ce n’est pas parce que Abraham a cru que Dieu s’est engagé envers lui en lui adressant son serment, mais c’est afin qu’il croie… et marche dans l’obéissance de la foi. L’obligation de la foi découle de l’appel reçu, mais ne le précède pas, ni même ne conditionne la réalité de cet appel. C’est l’appartenance qui crée l’obligation, non l’inverse12.

3. La promesse : une parole à double tranchant

De manière corolaire doit être souligné que la parole divine fondatrice de l’alliance de grâce est toujours, de manière explicite ou implicite, une parole à double tranchant : si elle est d’abord une promesse, elle est aussi un avertissement. Elle promet la bénédiction aux fils d’Abraham qui marcheront sur la voie de l’Éternel et la malédiction à ceux qui s’en éloigneraient durablement. La promesse de l’alliance n’exclut pas la possibilité de son rejet : elle va jusqu’à prévoir la possibilité de son mépris ou de sa trahison, et à avertir les enfants d’Abraham des châtiments encourus par ceux qui en mépriseraient les ordonnances. C’est un châtiment qui est annoncé d’autant plus aggravé, par rapport à celui mérité par les incrédules des nations environnantes, que les fils d’Israël auront davantage reçu, et que Dieu se sera engagé envers eux de manière spécifique.

Dans cette perspective veulent être pesés à leur juste valeur la nature, le nombre et la gravité des reproches qui, sous la plume des prophètes dans l’Ancien Testament, comme sous celle des apôtres dans le Nouveau Testament, sont adressés aux membres de la communauté choisie, dans le domaine de la foi comme dans celui de la morale. À plusieurs reprises, les membres de l’Église du Nouveau Testament seront appelés à prendre leçon des châtiments aggravés qui, dans la première économie, ont été infligés aux enfants d’Israël incrédules, et avertis que leur propre sort serait identique, et même pire, s’ils suivaient le même exemple d’incrédulité (1Co 10.1-12 ; Rm 11.17-24). Ici, les comportements négatifs désignés ne sont pas seulement hypothétiques, ni les avertissements divins purement exhortatifs ou rhétoriques. L’infidélité est un comportement qui, certes, décevrait le serment de Dieu, mais qui, formellement, ne le prendrait pas à défaut ni ne le contredirait. Au niveau de l’alliance de grâce, la sincérité de la promesse divine ne saurait être jugée à sa réception positive.

Ici, il semble également évident que le combat pour la fidélité, dans l’Ancien Testament comme dans le Nouveau Testament, ne se joue pas seulement aux frontières de l’Église et du monde, mais aussi au sein de la communauté « mise à part ». La mission pastorale des prophètes puis des apôtres est de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour que ceux sur qui le nom du Seigneur a été invoqué marchent effectivement sur le chemin de vie que les promesses divines ont ouvertes devant eux. Leurs exhortations et avertissements ne présupposent pas acquise la fidélité des personnes ou des communautés auxquelles elles s’adressent, mais plutôt leur propension à l’infidélité et à l’assoupissement, contre laquelle l’œuvre du Saint-Esprit dans leur vie travaille sans relâche.

4. Différence entre promesse et prédiction

Ce qui est appelé la promesse du salut, dans le récit biblique, ne saurait davantage être confondu avec une prophétie, une prédiction, une déclaration de salut, et encore moins d’un « décret d’élection » qu’une éventuelle issue négative viendrait contredire ou prendre à défaut.

Les attributs d’irrésistibilité et d’efficacité reconnus aux décrets d’élection au niveau du conseil éternel de Dieu ne pourraient être reportés sur des promesses de salut dans l’histoire sous forme de paroles à double tranchant (promesses et avertissements) et conditionnelles dans leur accomplissement.

Les prophéties bibliques, elles-mêmes, ne se laissent pas ranger dans la catégorie des prédictions. Il y a certes quelques visions et oracles chez les prophètes (notamment eschatologiques). Mais c’est une petite partie de leur discours, qui s’apparente pour l’essentiel à ce qui serait aujourd’hui la prédication et l’exhortation. Et même dans les cas limités où la parole prophétique prend la forme d’une prédiction, elle va généralement de pair avec des formes de conditionnalités explicites ou seulement implicites. Le critère donné en Deutéronome 18.22 pour reconnaître le faux prophète (« lorsque sa parole ne s’accomplit pas ou ne se réalise pas ») n’est pas applicable à l’ensemble des prophéties bibliques. La prophétie de Jonas (« encore trois jours et Ninive sera détruite »), par exemple, ne s’accomplit pas, mais Jonas n’en reste pas moins un vrai prophète, car il y a derrière la parole divine qu’il transmet une conditionnalité implicite (« à moins qu’ils ne se repentent »), celle qui précisément irrite Jonas.

5. La dissymétrie des deux volets de l’alliance (bénédiction et malédiction)

Comment se présente dans la théologie biblique l’articulation des deux volets de l’alliance de grâce (promesse et avertissement) ?

Une confusion est ici assez fréquente, qui nuit à la bonne compréhension de leur rapport : une représentation bipolaire, qui, à la manière d’un diptyque13, déploie la bénédiction et la malédiction de manière symétrique, à droite et à gauche d’un axe central, sur lequel les fils d’Israël seraient placés, à équidistance des deux options. Après leur chute, la grâce de l’alliance constituerait, pour les fils d’Israël, à être en quelque sorte remis par Dieu sur le « trône du libre arbitre » en quelque sorte, en position de choisir (de manière semi-pélagienne) entre deux voies à nouveau ouvertes : la fidélité ou l’infidélité, la vie ou la mort.

La perspective biblique est bien différente. Il faut, pour se représenter l’articulation de la bénédiction et de la malédiction qui s’y exprime, substituer à ce schéma bipolaire un schéma monodirectionnel : Dieu ne place pas la vie et la mort devant les fils d’Abraham de manière égale. Dans l’alliance, tout est fait par Dieu, qui n’adopte pas une position de neutralité, pour qu’ils choisissent la vie et s’écartent de la mort. Loin d’une position de « liberté indifférente », les enfants d’Abraham naissent déjà engagés par Dieu sur la voie d’un salut dont l’accomplissement leur est promis dans la foi, et sur le trajet duquel se trouve quelque part la croix, l’œuvre d’un divin Médiateur.

Dans ce schéma monodirectionnel (construit sur l’axe de la bénédiction), comment se représenter la place des menaces et avertissements ? Ceux-ci, pour le dire avec une expression biblique, viennent se déployer « à droite et à gauche » (Dt 5.32 ; Es 30.21) de cet axe unique, en contre-bas, comme autant d’avertissements de ne pas se détourner, ne pas s’écarter ou se défausser de « la voie (de l’Éternel) » (Gn 18.19 ; cf. Ac 19.9 ; 24.22) sur laquelle Dieu les a propulsés, des dérapages dont la sanction la plus sévère, au terme d’un processus d’endurcissement, pourrait être leur retranchement de l’alliance. Outre dans l’Ancien Testament, il en sera largement question dans l’épître aux Romains : la parabole de l’olivier franc (chap. 9-11), avec cette réserve que la possibilité de leur repentir et réintégration sur l’arbre de l’alliance (leur « regreffage », comme dit Paul) restera ouverte jusqu’au dernier jour (Rm 11.23-24, cf. Jn 15.2).

Quand Dieu dit à son peuple : « j’ai mis devant toi la vie et la mort, choisis la vie », il ne lui a pas présenté les deux options de manière neutre ou indifférente. Il ne lui a parlé de l’option négative que pour mieux l’en détourner. Sans aller jusqu’à dire que l’option négative ne serait ici que rhétorique, son avertissement a bien pour premier objectif de le détourner de ce choix funeste. Et quant il dit : « j’ai mis devant toi la vie », Dieu le fait avec toute la force de persuasion de son Esprit, afin que les héritiers de la promesse embrassent cette voie, la seule à ses yeux qui soit concevable.

De telle sorte que, pour le fils d’Abraham, se dérouter vers la malédiction ne serait pas choisir une des deux options indifféremment envisagées par l’alliance, mais à proprement parler « rompre l’alliance », tourner le dos aux intentions bienveillantes du divin Vis-à-Vis, choisir ce dont il a voulu le détourner, sortir de la voie dans laquelle il travaille à le propulser.

Ici est mise en évidence la profonde dissymétrie ou asymétrie des deux volets de l’alliance conclue avec Abraham. La promesse reste prééminente sur l’avertissement, autant que la bénédiction sur la malédiction. Au-delà de la promesse de la bénédiction et du châtiment, les fils d’Israël sont mus par Dieu dans une direction unique. Comme dira l’apôtre Paul : « Le Fils de Dieu qui a été prêché parmi vous […] n’a pas été oui et non, mais en lui il n’y a que oui. Toutes les promesses de Dieu sont ce Oui en lui. » (2Co 1.19-20)14

Cette prééminence de la bénédiction sur la malédiction est remarquablement soulignée par le prophète Ézéchiel. Au chapitre 18 de son livre se trouve un long développement qui vise à réfuter, chez les fils d’Israël, la vision fataliste selon laquelle les enfants exilés (la seconde génération en exil) paieraient pour des fautes qu’ils n’auraient pas commises, ou dont ils ne seraient pas eux-mêmes coupables, exprimée par cet adage cynique « les pères mangent des raisons verts et les dents des fils sont agacées » (18.2), mettant en question la justice divine.

Le prophète réfute cet adage comme blasphématoire, et lui substitue une autre version : « c’est celui qui mange des raisins verts qui a les dents agacées » (cf. Jr 31.29), rappelant le principe individuel de justice déjà présent dans le Pentateuque (Éz 18.20). Puis il rappelle aux enfants d’Israël qu’il leur suffit de se désolidariser du péché de leurs pères pour entrer à nouveau dans la faveur de Dieu, qu’il n’y a pas de fatalisme dans la faute, ni de solidarité transgénérationnelle dans l’alliance, qui ferme la porte à leur repentir et libération.

Enfin, on retrouve dans ce texte l’asymétrie des deux volets de l’alliance : « Pourquoi devriez-vous mourir maison d’Israël ? dit l’Éternel. Car je ne désire pas la mort de celui qui meurt, mais qu’il se détourne de sa voie et qu’il vive. » (Éz 18.31-32, 23) Il n’y a pas de rivalité au sein de l’alliance entre « déterminisme » à la vie et « déterminisme » à la mort, mais prépondérance absolue de la première vocation. C’est pourquoi le discours d’Ézéchiel s’achève sur un vibrant rappel de la fidélité de Dieu, rappel de l’actualité de ses promesses de pardon, et, en conséquence, appel solennel à la conversion : « Revenez » (Éz 18.30), « détournez-vous de tous vos crimes » (Éz 18.30-31), « faites-vous un cœur nouveau et un esprit nouveau » (Éz 18.31). « Convertissez-vous et vivez » (Éz 18.32).

6. Les certitudes données par l’alliance de grâce

Si la promesse divine seule ne confère pas aux membres du peuple de Dieu l’« assurance du salut » au sens évangélique actuel du terme, que leur apporte-t-elle avec certitude ? Quelles sont les certitudes a priori que leur apporte l’alliance, auxquelles pourront s’ajouter ensuite les certitudes a posteriori accessibles dans la foi ?

Par son serment, Dieu crée un lien positif, de nature « juridique », pourrait-on dire, qui vise le salut de l’individu auquel il est destiné. Il l’assure de la vocation particulière que Dieu lui adresse, de la direction dans laquelle le Saint-Esprit l’attire et travaille à le conduire, et l’assure de sa fidélité indéfectible sur ce parcours. Cet engagement de Dieu envers lui a pour effet de le placer a priori dans l’économie de la grâce, dans une position privilégiée, en position d’« ayant droit », pourrait-on dire, dans un statut analogue à celui des Juifs de l’Ancien Testament (Mt 10.16 ; 15.24 ; Jn 4.22 ; 15.2 ; Ac 3.26 ; 11.9 ; 13.23 ; Rm 1.16 ; 2.9). La promesse divine assure le bénéficiaire de son droit à l’héritage, sans pour autant, à ce premier stade, valoir pour lui « certitude du salut » (ou grâce efficace et irrésistible), ni exclure a priori la possibilité de son infidélité ou rejet. Ce n’est qu’à l’étape suivante de son parcours spirituel, après avoir subi positivement l’épreuve de l’histoire et confessé la foi chrétienne, que les cinq points de doctrine défendus par le Synode de Dordrecht15 vont a posteriori prendre un sens pour lui, devenir des réalités dans sa vie.

C. Du particulier à l’universel : Israël et les nations

Enfin, il convient de prendre la mesure de la dimension universelle et internationale que revêt, dès ses origines, la vocation du peuple d’Israël.

Une erreur de perspective est souvent faite, à ce propos, entre une « ancienne alliance » qui limiterait sa portée à la seule race juive et une « nouvelle alliance » qui, par opposition, engloberait tous les peuples, comme si tous les peuples recevaient, dans la nouvelle économie, le statut religieux qui était celui d’Israël dans l’ancienne.

La perspective biblique est différente : l’Ancien Testament parle, en réalité, de la vocation d’un peuple particulier (le « peuple de l’alliance ») envers toutes les nations de la terre, vocation qui se prolonge et s’accomplit, dans le Nouveau Testament, par la mission de l’Église envers toutes les nations.

Cette universalité de la mission d’Israël n’est pas non plus le produit d’un processus tardif d’évolution religieuse. Dès ses origines, Israël sait qu’à travers lui l’ensemble des peuples de la terre est l’objet de la bénédiction divine. En Abraham (nom qui signifie « père d’une foule de nations », Gn 17.4-5) « seront bénies toutes les nations de la terre » (18.18). C’est à Jérusalem que Dieu a donné rendez-vous à toutes les nations, dans la maison du Dieu de Jacob (Es 2.2). C’est en Sion que se trouve le salut pour tous les peuples, c’est là que « tous sont nés » (Ps 87.5). L’Église missionnaire du Nouveau Testament ne pourrait élever de plus haute prière que celle d’Israël au Psaume 67 : « Que Dieu nous accorde sa grâce et qu’il nous bénisse, qu’il fasse briller sur nous sa face, afin que l’on connaisse sur la terre ta voie, et parmi toutes les nations ton salut ! » (67.2-3) A contrario, lorsqu’Israël s’égare loin des voies de Dieu, il lui est reproché par les prophètes de compromettre le témoignage qu’il est appelé à rendre aux nations avoisinantes, de profaner aux yeux des nations la sainteté du nom de Dieu (Ez 36.20-23).

À aucun moment de son histoire, la « mise à part » du peuple de l’alliance n’a été l’accession à la jouissance de privilèges exclusifs, mais toujours l’investiture dans un service, dans une mission par laquelle toutes les nations de la terre étaient appelées à recevoir les bénéfices de l’amour et de la bienveillance de Dieu. Et il est déjà en Israël, selon les dispositions de la loi juive, des étrangers qui sont admis dans le Temple (Ez 10.5 ; Ap 11.2), puis intégrés à part entière dans la communauté après circoncision (Gn 17.12-13 ; Ex 12.43-45, 48-49 ; Dt 23.9 ; Ez 44.9).

Siméon, qui, dans le Temple de Jérusalem, attendait la consolation d’Israël et fut averti par le Saint-Esprit qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Christ du Seigneur, s’exclame après avoir rencontré Jésus : « Maintenant mes yeux ont vu ton salut, que tu as préparé devant tous les peuples, lumière pour éclairer les nations, et gloire de ton peuple Israël. » (Lc 2.25-32)16

IV. Alliance et élection : contradiction, autonomie ou corrélation ?

Si telles sont les caractéristiques matérielles et formelles du régime institué par la promesse faite à Abraham, constituant dans l’histoire biblique les fondamentaux de l’alliance de grâce, se pose la question de leur harmonie avec les données du Nouveau Testament relatives à la doctrine du salut et de l’élection éternelle (au sens d’Ep 1.4-14 ou Rm 8.29-30 ; 9.1-29).

Sans pouvoir, dans la cadre limité de cette étude, analyser en détail les développements ultérieurs de l’alliance de grâce, depuis Abraham jusqu’à l’apôtre Paul (le rôle de la loi mosaïque dans la pédagogie de la grâce en Rm 7.1-13 et Ga 4.24, le sens de la « nouvelle » alliance annoncée par les prophètes en Jr 31.31, Mc 14.23-24, Hé 12.24, les apports des événements de Noël, Vendredi Saint, Pâques et Pentecôte à l’ecclésiologie, etc.), se pose déjà la question de leur harmonie globale. En théologie biblique, y a-t-il entre la « doctrine de l’alliance de grâce » et la « doctrine de l’élection éternelle au salut » contradiction, autonomie ou corrélation ?

Telles que conceptualisées dans cette étude, de sérieuses différences apparaissent entre l’alliance et l’élection, à la fois du point de vue quantitatif et du point de vue qualitatif, qui interdisent de les confondre.

Quantitatif tout d’abord. « Il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus », dit Jésus en conclusion de la parabole des noces : tous ceux que le roi a personnellement invités aux noces de son fils n’ont pas répondu positivement à l’invitation reçue (Mt 22:14, cf. Rm 9:1-13). Ici, sont reconnus « appelés » tous ceux à qui l’invitation a été personnellement adressée, et reconnus « élus » le nombre plus limité des convives qui ont répondu positivement à cette invitation. Le don de la foi est la manifestation visible de cette élection. De même, dira l’apôtre Paul, « tout Israël n’est pas Israël » (Rm 9.6) : l’épreuve de l’histoire fait apparaître que les « descendants » d’Abraham n’ont pas tous été « élus » en ce sens restrictif. Si l’on se représente l’alliance et l’élection par deux cercles concentriques, celui de l’élection est moins étendu que celui de l’alliance, comme l’est dans la tradition biblique le thème du « reste d’Israël ».

Qualitatif ensuite. L’élection se manifeste par un don qui, par nature (procédant d’une décision divine prise avant le temps de l’homme17), ne peut être qu’efficace et irrésistible, ne peut ni se corrompre, ni se briser, ni se perdre18, autant de qualités qui sont absentes de la constitution de l’alliance de grâce, qui elle est fondée par Dieu dans la temporalité historique, et va jusqu’à prévoir, sous forme de clauses pénales, la possibilité de sa rupture et les peines encourues par ceux qui la trahiraient19.

Mais distinctes, alliance et élection sont-elles pour autant deux notions contradictoires ou opposées l’une à l’autre ?

En théologie biblique apparaissent entre ces deux notions de nombreuses interrelations dynamiques : alliance et élection s’emboîtent l’une dans l’autre. Un point de contact existe entre les deux : l’alliance apparaît comme la modalité historique par laquelle il plaît à Dieu que l’élection des siens se manifeste dans l’histoire. Et, à l’inverse, les fruits spirituels et moraux auxquels se reconnaît l’élection ne sont autres que ceux exigés par l’alliance.

L’élection relève de la volonté secrète de Dieu, qui, comme telle (sub specie aeternitatis, sous la forme de l’éternité), n’est jamais accessible à la connaissance d’un individu. L’appropriation positive de la promesse donnée dans l’alliance de grâce est ici la modalité juridique par laquelle il plaît à Dieu que soient discernés dans l’histoire qui sont ses enfants20.

Quels mots choisir pour rendre compte de cette interrelation dynamique ?

L’alliance de grâce est comme la « pépinière » de l’élection, disait un théologien réformé français, pour exprimer la conviction que la révélation des fils de Dieu a lieu à l’intérieur de l’alliance (et reconnaître accessoirement que toutes les graines semées dans ce jardin ne produiront pas nécessairement les mêmes fruits).

Pour désigner une réalité plus dynamique et active, il a aussi été parlé de l’alliance comme du « tremplin » de l’élection. L’alliance de grâce, dans la pédagogie divine, est tout entière mobilisée, jusque dans son volet négatif (menaces et avertissements), pour porter et conserver ses membres dans l’obéissance de la foi et, par cet intermédiaire, éveiller chez ceux qui s’y abandonnent la conscience de leur élection. L’alliance, pourrait-on dire encore, est la « servante de l’élection ».

En bref, telles qu’elles ont été présentées dans cette étude, alliance et élection, quoi que distinctes, ne sont ni opposées, ni autonomes, mais corrélatives : la fidélité à l’alliance de grâce est comme la modalité historique par laquelle il plaît à Dieu que l’élection des siens se manifeste dans l’histoire. Et l’élection – don de la foi et de la persévérance – n’est autre que l’exaucement des promesses positives de l’alliance.


  1. Michel Johner est professeur d’éthique et d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. Cf. Jn 5.45-47 ; Rm 4.14 ; 7.7-13 ; 9.31-32 ; 10.3-4 ; Ga 5.4-7 : « Vous êtes séparés de Christ, vous qui cherchez la justification dans la loi, vous êtes déchus de la grâce […]. Vous courriez bien, qui vous a arrêtés, en vous empêchant d’obéir à la vérité ? »↩

  3. Dans la perspective de l’apôtre Paul, il y a antériorité de la Promesse sur la loi (Ga 3.17-18), une antériorité qui est non seulement chronologique, mais aussi théologique : c’est dans le cadre juridique créé par la promesse de grâce que la vocation de la loi mosaïque doit être appréhendée, et non l’inverse. La loi est servante de l’Évangile. Droitement comprise, elle a été donnée aux fils d’Israël dans un second temps, et sans annuler ce qui précède, comme un révélateur de l’étendue du péché (Rm 7.7-13), et comme « un pédagogue pour conduire (les fils d’Israël) au Christ », et leur donner d’approfondir ce que veut dire « la justification par la foi » (Ga 3.19, 22, 24), telle que leur père Abraham l’avait découverte.↩

  4. Cf. Ronald Bergey, « Naissance d’Ismaël : la chute réactualisée », La Revue réformée 272 (2014/5), p. 59-70.↩

  5. Par « alliance des œuvres », nous désignons l’idée, que nous croyons étrangère aux institutions du Pentateuque, selon laquelle Dieu aurait lui-même, sous Moïse, institué un régime de type « rétributif », conçu la justification des humains comme le salaire ou la conséquence de leur obéissance à sa loi. Une désobéissance ultérieure, dans cette seule optique, aurait également pour effet de briser ce lien de manière irrémédiable.

    Mais récuser cette obéissance a priori n’empêche pas de reconnaître, tout au long de la révélation biblique, l’exigence d’une obéissance a posteriori, comme expression de reconnaissance pour la bienveillance ou la grâce préalablement reçue de Dieu, ou seulement promise par lui (l’obéissance de la foi). Cette exigence de reconnaissance, loin de faiblir, se renforce plutôt au travers des dispensations successives de l’alliance de grâce. Elle est plus contraignante dans la « nouvelle » alliance que dans l’« ancienne ».

    On notera également qu’à aucun moment, dans cette histoire de la Révélation, la satisfaction de la loi ne devient obsolète : au sommet de l’histoire du salut, la doctrine de l’obéissance de Jésus (active et passive) est bien là pour l’assurer. La satisfaction de la loi divine, reconnue intrinsèquement bonne et ordonnée à la vie (Rm 7.1-13), reste jusqu’à la fin une des composantes du système. La question discutée ici ne porte pas sur la pérennité de la justice de la loi, mais sur la question de savoir si cette justice est appréhendée par le croyant comme propre, étrangère (justitia propria, aliena) ou les deux à la fois.

    De plus, dans cette économie de la grâce, la porte n’est pas fermée à la possibilité de formes inattendues de « rétributions », « récompenses », voire « rémunérations ». Aussi paradoxal que cela puisse paraître, jusque dans l’héritage des choses totalement gratuites, l’Écriture (à la manière de la « parabole des talents ») fait état de plusieurs qualités de réceptions possibles, promises elles-mêmes par la générosité de Dieu, comme par ricochet, à des surcroîts d’enrichissements (cf. Mt 6.4 ; 15.14-30 ; 20.15 ; 1Co 3.8-15 ; Col 3.24 ; Hé 10.35 ; 11.6, 26).↩

  6. La position du Christ par rapport à l’alliance de grâce est désignée, dans l’épître aux Hébreux, par les termes « médiateur » (8.6 ; 9.15 ; 12.24) ou « garant » (7.22).↩

  7. Selon la formule utilisée par plusieurs dogmaticiens réformés néerlandais : « l’alliance de grâce est unilatérale dans sa fondation et bilatérale dans son accomplissement ». Cf. Klaas Schilder, Heidelbergsche Catechismus, Goes : Oosterbaan & Le Cointre, 1947-1951, tome I, p. 382, ou Wat is de hemel ?, Kampen : Kok, 2e éd, 1954, p. 176. La formule est aussi utilisée par H. Berkhof dans Christelijk geloof.↩

  8. C’est au théologien néerlandais J.R. Wiskerke que l’on doit d’avoir mis en évidence la diversité des sens donnés au mot « élection » dans l’histoire biblique, et notamment que l’usage vétérotestamentaire n’égale pas toujours le sens donné à « élection » par l’apôtre Paul ou les Canons de Dordrecht (Volk van Gods keuze, Goes : Oosterbaan & Le Cointre, 1955). Celui qui ne fait pas cette distinction est obligé de plaquer rétroactivement et artificiellement sur l’élection d’Israël les caractéristiques qui sont celles de l’élection paulinienne : efficacité, inamissibilité, infrangibilité, irrésistibilité, fût-ce au prix de périlleuses constructions théologiques, ou relativisations de la doctrine de la justification par la foi seule.↩

  9. Ces deux types de promesses se rejoignent par leur finalité (le salut des croyants par la foi), mais se différencient sur le plan formel. L’une s’exprime de manière particulière et personnelle, l’autre de manière universelle et impersonnelle, sans se contredire ou s’exclure pour autant, puisque c’est au travers de la mise à part des héritiers d’Abraham que Dieu a dessein de bénir « quiconque croit en lui ». Du point de vue du membre de l’alliance, ces deux promesses se superposent et se complètent.↩

  10. Le terme joue un rôle important dans l’Ancien Testament, cf. notamment Dt 7.6-9.↩

  11. Quels sont les enjeux de l’éducation religieuse des enfants selon le Deutéronome ? La plupart des exhortations visent la conservation d’un acquis : ne pas oublier, ne pas s’éloigner, prolonger, ne pas dévier, ne pas rejeter, ne pas mourir, etc. Elles font référence à un acquis, à un patrimoine spirituel dont l’éducation religieuse des enfants veut favoriser la conservation et la jouissance.

    Le préambule du Décalogue (Dt 5.6) en est une autre illustration : qui enracine le respect des dix commandements dans la reconnaissance de l’action salvatrice préalable de Dieu envers son peuple. Le respect des dix règles apparaît ici, pour les fils d’Israël, comme la manière de préserver le patrimoine de liberté que Dieu leur a préalablement acquis.↩

  12. Plus tard, Jésus dira à ses disciples de manière analogue : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis et qui vous ai établis, afin que vous alliez et que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure […]. » (Jn 15.16) Ce n’est pas parce que vous portez du fruit que je vous ai choisis, mais afin que vous en portiez. Porter du fruit (en l’occurrence marcher dans l’obéissance de la foi) n’est pas ici la cause de son appel, mais sa finalité. Quelle est à proprement parler la « cause » de cette mystérieuse élection ? Son amour gratuit et immérité.↩

  13. La théologie s’inspirerait ici de l’image spatiale d’Ebal et Garizim, les deux montagnes qui se font face dans le Deutéronome (Dt 27), sur lesquelles sont prononcées les bénédictions et les malédictions. Il y aurait entre elles une forme de symétrie.↩

  14. Dans le Décalogue, cette dissymétrie est soulignée par le second commandement, lorsque Dieu dit à propos de la solidarité transgénérationnelle : « je suis un Dieu jaloux, qui punis la faute des pères sur les fils jusqu’à la troisième et à la quatrième génération de ceux qui me haïssent, et qui use de bienveillance jusqu’à mille générations envers ceux qui m’aiment. » (Dt 5.9-10) C’est dire que les poids respectifs de la malédiction et de la bénédiction, dans l’héritage, sont aussi disproportionnés que le seraient les nombres 3 et 1000. Certes, il y a deux volets dans l’alliance (et bivalence du principe de solidarité) mais l’alliance n’en devient pas pour autant double (ou bidirectionnelle). La bénédiction reste prépondérante sur la malédiction. En d’autres termes : il n’y a pas de déterminisme dans l’héritage de la faute, dont un enfant puisse être prisonnier, mais un appel au repentir et à l’amour de Dieu qui interpelle chaque génération. « Là où le péché abonde, la grâce veut surabonder », dira Paul (Rm 5.20).↩

  15. Les cinq points de doctrine opposés par le calvinisme au discours arminien sur la doctrine de l’élection, lors du Synode de Dordrecht (1618-1619, sont 1) la prédestination, l’élection et la réprobation, 2) la mort de Jésus-Christ et la rédemption, 3) la corruption de l’homme, 4) sa conversion à Dieu, 5) la persévérance de saints. Canons de Dordrecht, Kerygma, Aix-en-Provence, 1988.↩

  16. Cf. Michel Johner, « Éthique et théologie biblique », dans Le grand dictionnaire de la Bible, Cléon d’Andran, Excelsis, 2004, p. 560-561.↩

  17. Ce don est le fruit d’une initiative divine prise dans l’éternité, en dehors du temps de l’homme, « avant que les enfants [Jacob et Ésaü] soient nés, et aient pu faire bien ou mal, afin que le dessein de Dieu demeure selon son élection » (Rm 9.11).↩

  18. Dans l’évangile de Jean, par exemple, au sujet du lien avec le Christ, les deux manières de parler sont juxtaposées sans tension apparente. La parabole du bon berger utilise le langage de l’élection : « Mes brebis sont celles qui écoutent ma voix, elles m’écoutent et me suivent. Je leur donne la vie éternelle, elles ne périront jamais, et personne ne les ravira de ma main, car nul n’est plus grand que mon Père qui me les a données. Personne ne peut les arracher de la main du Père. » (Jn 10.27-28) Mais la parabole du cep et des sarments, un peu plus loin, utilise le langage de l’alliance : « Tout sarment qui est en moi et qui ne porte pas de fruit, le vigneron le retranchera et le jettera au feu. » (Jn 15.2, cf. Hé 10.29)↩

  19. L’élection éternelle, qui est certainement le grand œuvre de Dieu, tel un cadeau, n’est pas communiquée aux hommes sans emballage (l’alliance). Les épaisseurs de cet emballage sont toutes à des degrés divers expressions de sa grâce bienveillante, sans partager pour autant tous les attributs (d’efficacité, irrésistibilité) propres à leur contenu (cf. Jn 15.2).↩

  20. Pour une étude développée sur le sujet voir J. Van Genderen, Verbond and Verkiezing, Kampen, J.H. Kok, 1983, 103 pages.↩

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Mariage protestant et mariage civil : rupture ou décalage ? http://larevuereformee.net/articlerr/n273/mariage-protestant-et-mariage-civil-rupture-ou-decalage Mon, 16 May 2016 19:20:31 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=937 Continuer la lecture ]]> MARIAGE PROTESTANT ET MARIAGE CIVIL
RUPTURE OU DÉCALAGE ?[1]

Michel JOHNER[2]

À la suite de la sécularisation du mariage[3], une prise de distance progressive est perceptible, dans la plupart des pays européens représentés dans ce colloque, entre le mariage légal (le mariage civil) et le mariage chrétien (tel que les Églises le conçoivent). Dans la période contemporaine, ce mouvement s’est développé, notamment au travers de la banalisation du divorce (dès les années 1970), puis s’est brutalement accéléré par la suppression de l’obligation de la différence des sexes aux Pays-Bas (2001)[4], en Belgique (2003), en Espagne (2005), en Suède (2009) et en France (le « mariage pour tous » en 2013).

Ce décalage porte aujourd’hui les Églises protestantes (évangéliques en particulier) à se poser des questions inédites sur la pérennité de l’« alliance objective » qui a pu lier le protestantisme à l’institution du mariage civil. L’écart n’a-t-il pas pris de telles proportions qu’il convient de parler de « divorce » ? Dans la discipline de l’Église, la position traditionnelle, qui présente le mariage civil comme obligatoire, pourra-t-elle encore être tenue longtemps ? Le droit l’exige, certes, mais la théologie protestante du mariage appuie-t-elle cette obligation ? Au jeune couple qui aujourd’hui, pour raisons de conscience, demanderait à s’engager devant l’Église sans contracter de mariage civil (le cas est de plus en plus fréquent), l’Église pourra-t-elle encore longtemps opposer une fin de non-recevoir ? Dans la foi, où passe la frontière entre les compromis qu’exige le devoir de soumission aux autorités temporelles, et la compromission (qui serait une trahison de la Loi de Dieu, une infidélité au Christ) dont le refus pourrait inspirer aux Églises des formes légitimes de résistance, voire de désobéissance civile ? Par un curieux retournement de l’histoire, l’heure est-elle venue pour les protestants de souhaiter la (re)création, dans les Églises, d’une alternative religieuse au mariage civil, ou l’organisation d’un nouveau « mariage au Désert » que justifierait la rudesse des temps ?

I. L’ARRIÈRE-PLAN HISTORIQUE : UNE « ALLIANCE OBJECTIVE » ENTRE PROTESTANTISME ET MARIAGE CIVIL ?

A. Le mariage, une « affaire civile » ?

Dans sa critique de la doctrine catholique de la sacramentalité du mariage, la théologie protestante, dès le début du xvie siècle, a reconnu aux princes temporels (et magistrats qui les représentent) l’autorité de définir les lois générales du mariage et de trancher les contentieux qui s’y rapportent[5]. En ces matières, dit-elle, la soumission leur est due comme à Dieu, la confession protestante l’exige.

Dans les traditions protestantes germanique (Wittenberg), strasbourgeoise, suisses alémaniques (Zurich, Bâle, Berne) ou genevoise sont créés des tribunaux du mariage (Ehegericht) pour trancher les conflits matrimoniaux. Ce sont généralement des corps mixtes, où siègent à la fois des représentants de l’Église et de l’État. Mais, à l’exception du Consistoire de Genève, la majorité des voix revient au politique[6].

Cela, toutefois, ne confère pas au magistrat l’autorité de célébrer les mariages. Contrairement aux idées reçues, rares sont les protestants qui, avant la fin du xviiie siècle, ont pensé ou seulement imaginé que la formation de l’union puisse relever de ses prérogatives. À quelques rares exceptions, ce sont les ministres du culte qui restent dépositaires de cette compétence, même en tradition luthérienne[7], laquelle, à défaut de « sacramentalité », conserve ainsi une forme de « sacralité ».

L’autorité juridictionnelle reconnue au prince n’efface pas davantage l’existence, à côté de la loi civile, d’un cadre de type « constitutionnel », que les Églises protestantes appellent indifféremment « Loi divine », « Parole de Dieu » ou, dès le xviie siècle, « Loi naturelle »[8], et dont le texte de leur Discipline ecclésiastique veut être le garant. D’où l’existence de deux lois du mariage (civile et ecclésiastique) que les protestants n’ont jamais confondues et qui, selon les périodes (ou les sujets), ont été plus ou moins en porte-à-faux, voire en conflit.

Comment les Églises ont-elles appréhendé ce décalage ? Pour répondre, il convient de distinguer ce que la loi civile autorise et ce qu’elle impose. Tout ce que la loi autorise n’est pas obligatoire. Ce n’est que dans la catégorie de ce qu’elle impose (ou interdit) qu’il peut y avoir conflit.

B. Le mariage huguenot, soumissions et résistances ?

Il arrive – premier cas de figure –, comme sous le régime de l’Édit de Nantes (1598-1685), que la loi du prince soit plus restrictive que la loi de l’Église et interdise ce que la doctrine biblique autorise, comme le droit au divorce (du conjoint trompé) ou le droit au mariage entre cousins germains. En tels cas, pasteurs et synodes exhortent leurs fidèles à se soumettre de bonne grâce à l’autorité du prince « comme à celle du Seigneur », fût-ce au prix de douloureux renoncements.

Il peut aussi arriver – second cas de figure – que la loi civile étende ses exigences au-delà de ce que la religion tolère. C’est le cas sous le régime de la révocation de l’Édit de Nantes (1685-1787), qui finit par soumettre la validité du mariage à des obligations religieuses que les protestants jugent intolérables. Ce régime va inspirer, après la réorganisation des synodes dans la semi-clandestinité, des formes d’insoumission ou de résistance matrimoniale, et l’organisation de la désobéissance civile à grande échelle qu’est le « mariage au Désert ».

La période suivante est inaugurée par l’Édit de tolérance de 1787[9], qui succède à la Patente autrichienne signée par l’empereur Joseph II en 1781 et appliquée aux différents pays du Saint-Empire et à ses dépendances : aux habitants des Pays-Bas autrichiens, Allemands, Slaves, Hongrois, Belges, Luxembourgeois et Italiens[10]. Ouvrant la porte à la sécularisation du mariage, l’édit de 1787 met les protestants français dans un troisième cas de figure où le droit civil devient plus « libéral » ou permissif que le droit ecclésiastique. L’exemple emblématique est alors l’union entre l’oncle et sa nièce, voire la bigamie que le prince peut autoriser[11], mais que le Pentateuque interdit.

Est remarquable, dans la période 1788-1789, l’énergie avec laquelle les synodes se mobilisent pour imposer aux Églises des règlements d’application qui, tout en rendant obligatoires les nouvelles déclarations légales, assurent en son sein le respect et la prééminence du droit matrimonial protestant[12]. C’est une véritable juridiction matrimoniale parallèle qui est mise en place, ou plutôt maintenue après 1787 (publication des bans, enquête sociale et registres ecclésiastiques), dans le but, comme dit le synode conclusif d’avril 1789, de pouvoir dans l’Église « constater l’observation des formes religieuses du mariage » et, surtout, « avoir égard aux empêchements canoniques qui pourraient survenir »[13].

Cette juridiction parallèle traduit la volonté des synodes de ne pas abandonner entièrement le mariage protestant au mouvement de sécularisation auquel l’édit de tolérance ouvre la porte.

Parmi les libertés autorisées par la loi de 1787 figure également la possibilité, inédite dans l’histoire du mariage protestant, qu’après avoir fait enregistrer leur union devant le magistratles protestants fassent l’économie de la bénédiction nuptiale, ou la considèrent comme facultative. Pour y faire barrage, les synodes déclarent obligatoire, dans l’Église, l’antériorité de la célébration religieuse sur son enregistrement civil (c’est l’inverse de ce que l’on connaît aujourd’hui), sous peine d’excommunication.

Sur le front civil créé par l’édit de tolérance, la discipline réformée entend visiblement résister à la sécularisation du mariage, avec la même combativité dont elle a fait preuve pour résister, dans la période précédente, contre sa catholicisation.

C. Le tournant : la Révolution française

Il n’aurait étonné personne que les huguenots, après avoir, sous l’Ancien Régime, enduré à grande échelle les abus (la « tyrannie ») auxquels a donné lieu la mainmise d’une institution ecclésiastique sur la juridiction du mariage, figurent, dans la période révolutionnaire, au premier rang des promoteurs du mariage civil.

Mais tel n’est pas le cas. Dans les archives, on ne trouve pas trace d’une participation active des députés protestants à ces débats parlementaires (1791-1792) qui, à l’époque de la « Constitution civile du clergé », opposent violemment l’Assemblée législative à l’Église catholique romaine[14].

Dans le cadre de l’Assemblée révolutionnaire, les idées doctrinales mises en avant par les promoteurs de la sécularisation du mariage sont toutes issues de la tradition gallicane : les arguments théologico-politiques de l’école de Launoy, repris par Leridant, puis Pothier. La question protestante (considérée comme réglée) n’est pas mentionnée dans les discours, sinon pour proposer que l’État, dans sa recherche d’alternatives, s’inspire du mariage devant magistrat institué pour les protestants en 1787. La doctrine protestante du mariage n’est pas davantage mentionnée. Selon Fontez, dans sa thèse « Les diverses étapes de la laïcisation du mariage en France », celle-ci ne sera pas évoquée avant les discours tardifs de Portalis sous le Consulat (1802-1804)[15].

Reste ouverte la question posée par Dufour d’une influence indirecte sur ces délibérations de l’école de droit naturel, à laquelle les intellectuels de culture protestante comme Grotius, Pufendorf et Burlamaqui ont contribué dès le xviie siècle, jointe à celle de l’influence de la pensée politique de Rousseau. Mais l’historiographie spécialisée n’en fait mention que de façon furtive et toujours en la présentant comme accommodée au gallicanisme politique[16]. Selon Dufour, il semble que, contrairement aux idées répandues par la thèse de Conrad dans les années 1950[17], cette influence ait été beaucoup plus évidente dans l’évolution du droit allemand sur le mariage civil qu’elle ne l’a été dans celle du droit français[18].

Entre 1791 et 1804, les protestants français demeurent les spectateurs passifs de la sécularisation du mariage. S’ils l’ont soutenue, ce n’est que tacitement, dans une attitude qui peut être analysée de manières diverses. L’ont-ils soutenue par affinités théologiques et idéologiques ? Tout se passe effectivement comme s’ils donnaient tacitement la « bénédiction » du protestantisme français à la sécularisation du mariage que les synodes provinciaux de 1788-1789 avaient encore vivement combattue. Ou ne l’ont-ils soutenue que pour des raisons politiques ? Selon Jean Carbonnier, une forme d’« alliance objective » s’est nouée, sous la Révolution, entre le protestantisme français et l’institution du mariage civil, pour des raisons purement politiques et empiriques. Le mariage civil était la seule institution qui faisait barrage au retour du mariage sacrement[19].

Dans les deux cas, le résultat est le même : au début du xixe siècle, sous l’Empire, à l’heure des consultations de Portalis sur le Code civil (1802-1804), qui achève la sécularisation du mariage en rendant obligatoire l’antériorité de la célébration civile, il n’y a plus personne, parmi les protestants de France, pour soutenir la doctrine du mariage ecclésiastique défendue par les synodes à la veille de la Révolution.

On notera que c’est par le biais de ce Code civil (appelé « Code Napoléon »), qui sera adopté par plusieurs pays européens au cours du xixe siècle, que la sécularisation du mariage (version française) sera exportée dans plusieurs pays d’obédience protestante (notamment en Hollande et en Suisse).

C’est donc bien sous la Révolution française que le droit matrimonial protestant semble s’être durablement dissout et incliné devant le droit civil, et que la sécularisation du mariage, dans la pensée protestante, semble consommée.

D’eux-mêmes, les chiffres parlent d’une démobilisation protestante sur le sujet : au xviiie siècle, en situation de semi-clandestinité, sur les 503 synodes ou « assemblées ecclésiastiques » connues pour la période 1715-1796, 164 délibèrent sur la discipline et la formation du mariage (et votent près de 413 arrêtés). Mais, après la Révolution française et l’Empire, et la reprise tardive de la vie synodale (1870), on ne connaît guère de travaux significatifs sur la formation du mariage avant le synode de Dourdan de 1984 (sur l’union libre) pour l’ERF, et les travaux actuellement en cours du synode national de EPUdF (sur la bénédiction nuptiale).

II. PÉRIODE CONTEMPORAINE : LES REVERS DE LA SÉCULARISATION ET LA RÉACTION DES ÉGLISES PROTESTANTES

Dans la période contemporaine, où l’écart entre doctrines civiles et ecclésiastiques du mariage a pris des proportions inédites, quelles peuvent être les attitudes des Églises protestantes ? À moins qu’elles ne continuent à s’incliner devant la loi du prince et à aligner leur doctrine du mariage sur la pensée civile (suivant la voie déjà tracée par plusieurs unions d’Églises réformées de tendances libérales aux Pays-Bas et en Suisse), les Églises protestantes auront le choix entre deux postures, présentées successivement dans cette étude :

1. Elles pourraient – première posture – céder à la tentation d’un repli : vouloir s’extraire du monde ou de la société et affranchir la conjugalité chrétienne de tout lien avec la société civile. Pour prendre une image : l’Église est installée dans le petit canot (le dinghy) attaché à la poupe du grand navire et discute de rompre ses amarres.

2. Elles pourraient aussi – seconde posture – entreprendre dans chacun des États européens représentés dans ce colloque une forme d’audit ou d’évaluation critique du mariage civil (un exercice qui n’est plus dans les habitudes protestantes), qui permette aux Églises d’en articuler les restes d’exigences avec celles d’un mariage ecclésiastique appelé à en combler les carences, sorte d’accommodation permettant aux époux chrétiens, dans leur manière de se marier, au sein même de la société présente, d’honorer conjointement la loi de César et la Loi de Dieu.

III. PREMIÈRE POSTURE : LA RUPTURE

A. L’absence de reconnaissance légale : les effets civils du mariage

Si les Églises, cédant à l’attrait du repli, adoptaient la première attitude, outre les questions théologiques de fond que celle-ci peut poser (sur le rapport Église-État, ou plus largement le rapport rédemption-création), le problème concret le plus immédiat contre lequel elles buteraient serait le suivant : le mariage (même de deux chrétiens) ne peut pas faire l’économie d’une reconnaissance légale. Pour avoir ses « effets civils » (infra), il doit être reconnu par le droit et protégé par la justice du pays ou de la société dans laquelle ils vivent.

Le mariage peut revêtir, selon les temps et les cultures, des formes diverses, mais il a toujours été reconnu (même, écrivent les protestants, « chez les peuples les plus barbares »), comme la structure fondamentale du lien social. Et les huguenots, plus que d’autres protestants, en connaissent la valeur, eux qui ont goûté, pendant plus d’un siècle (le régime de la révocation de l’Édit de Nantes), le prix incommensurable de ce qu’ils ont appelé « la mort civile » : la privation de cette reconnaissance fondamentale.

Il conviendrait donc de doter le mariage de ses « effets civils ». De quoi s’agit-il ?

1. La création d’un lien juridique spécifique entre les époux, qui peut être plus ou moins étendu selon les États européens, et qui se traduit par :

  • la transmission du nom/patronyme (selon des règles variables) ;
  • le droit à l’héritage entre conjoints (total ou partiel) ;
  • le droit à la retraite, pensions et autres rentes pour le conjoint survivant ;
  • le rattachement des familles (fonctionnaires, enseignants, militaires et ainsi de suite).

2. L’établissement du lien de filiation entre chacun des conjoints et les enfants qui pourraient naître de leur union, inscrire chaque enfant dans une double filiation, à la fois maternelle et paternelle (la maternité ayant toujours eu pour elle, avant la F.I.V., des formes d’évidence que n’a jamais eues la paternité). Le principal effet juridique du mariage est ce que les juristes appellent « la présomption de paternité légitime » : établir ce lien a priori, pour l’ensemble des enfants dont la mère pourrait accoucher (et non a posteriori, et au cas par cas)[20].

C’est de cette manière que, depuis des temps immémoriaux, a été faite la différence entre enfants naturels et enfants légitimes. C’est là un fait anthropologique sinon universel, du moins très largement répandu[21], auquel la théologie biblique donne un appui important : la filiation humaine est toujours plus qu’une réalité biologique. Elle implique une parole d’adoption qui est décisive : le lien biologique peut faire défaut, mais le lien juridique, lui, ne peut manquer.

B. Un mariage devant notaire ?

Si les époux chrétiens, aujourd’hui, décidaient de ne plus se présenter devant M. le maire, existe-t-il une alternative qui pourrait donner à leur union le minimum de reconnaissance juridique dont elle a besoin ? On pourrait imaginer, par exemple, que, à côté d’une célébration ecclésiastique du mariage, un acte de type notarial puisse atteindre cet objectif, si l’État, dans la juridiction du mariage, acceptait de donner aux notaires une forme de délégation d’officier civil, analogue à celle qu’il leur donne déjà dans le règlement des successions[22].

C. L’unicité du mariage républicain

Mais surviendrait alors la difficulté qui pourrait vite être rédhibitoire par rapport au but recherché : dans la plupart des pays occidentaux, il n’est pas jugé concevable que le droit du mariage ne soit pas identique pour l’ensemble des citoyens (le principe de l’unicité et de l’universalité des lois républicaines s’applique ici). En France, en particulier, s’exprime un refus, parfois très violent, de tout communautarisme, de toute loi particulière ou catégorielle, qui a fait refuser à la France, en 1999 (débats sur le PACS – pacte civil de solidarité) d’entrer dans l’optique d’un partenariat enregistré spécifique pour les homosexuels (tel qu’il existe dans d’autres pays européens) ou, plus récemment, d’entrer dans l’optique d’un mariage particulier pour personnes du même sexe. Par définition, le mariage est le même pour tous les citoyens.

Dans les pays occidentaux, l’unicité des lois du mariage est un rempart qui n’est pas près d’être levé en raison des inquiétudes suscitées par l’immigration et l’influence croissante de l’islam. Il ne serait pas jugé recevable, dans un tribunal de la République, qu’une des parties en conflit plaide être mariée sur la base du droit coranique, ou sur la base d’un droit coutumier africain au contenu contestable[23].

Concrètement, même si les membres des Églises obtenaient le droit de se marier devant notaire, cela ne fonderait pas leur union sur un droit matrimonial distinct du droit commun. Si, dans ce contrat, étaient introduites des clauses spécifiques qui ne seraient pas appuyées par le droit civil (par exemple des engagements par lesquels les époux s’interdiraient le divorce), celles-ci, en cas de conflit, ne seraient reconnues par aucun tribunal. Le but recherché ne serait donc pas atteint.

S’oppose aussi à l’idée d’un mariage spécifique pour les chrétiens la réalité du mariage mixte (au sens d’une mixité religieuse), qui est considérable d’un point de vue sociologique, même si les Églises ont toujours eu du mal à en prendre la mesure et si leurs disciplines en désapprouvent la pratique.

En bref, réclamer à nos sociétés, devenues pluralistes, un droit matrimonial à plusieurs vitesses est un projet qui, sur le plan politique, semble par avance voué au refus et qui, même en cas d’acceptation, serait susceptible d’engendrer des avatars que les Églises elles-mêmes pourraient regretter.

D. Les chrétiens ne pourraient-ils pas se passer d’un engagement de type juridique ? Nature humaine et condition chrétienne

Les seules promesses des chrétiens, prononcées devant Dieu et dans l’Église devant témoins, ne suffiraient-elles pas ?[24] Pourquoi vouloir mêler l’État et le droit public à cette « affaire » ? La conjugalité chrétienne ne pourrait-elle pas supporter une forme de « privatisation » totale ou partielle (confinée dans les sphères familiales ou ecclésiastiques) ?

En externe, tout d’abord : le mariage, rappelons-le, n’est pas qu’une affaire individuelle, mais aussi collective au-delà du cercle de l’Église. Il aura des conséquences concrètes sur les enfants, les petits-enfants, les frères et sœurs des époux et leurs enfants, notamment, qui peuvent être membres de l’Église, mais ne pas l’être non plus (ou ne plus l’être !). Pour que le mariage puisse jouer son rôle, il convient que sa validité soit reconnue et sa reconnaissance légale assurée en dehors du cercle de l’Église.

En interne ensuite : les Églises ne doivent pas se tromper sur la nature humaine et la condition chrétienne, dans une forme de spiritualisme ou d’anachronisme eschatologique. Ses membres, ici-bas, ne sont pas des anges, ni projetés au-delà des risques qui rendent le juridique nécessaire : comme si le désenchantement amoureux, la tentation de l’infidélité, la dégradation des relations conjugales, voire le désengagement dans la foi, le refroidissement spirituel, le désengagement ecclésiastique ou l’apostasie n’étaient plus des évolutions possibles dans la vie de ceux qui sont aujourd’hui des membres engagés dans les communautés chrétiennes. Dans le monde et dans le temps où nous vivons, qui restent marqués par la chute et la corruption, il est du rôle du droit du mariage, notamment, de régler avec la plus grande précision la question du divorce[25].

Le lien juridique peut sembler superflu lorsqu’on en parle a priori, dans l’optimisme qui prédomine généralement à l’heure des noces, ou lorsqu’on est aveuglément amoureux. Mais son importance (ré)apparaît, de manière parfois brutale, lorsque survient un conflit et une dégradation des relations dans le couple, dont les chrétiens ne sont pas préservés, même s’ils partent sur des bases que l’on peut croire meilleures.

Est sous-jacente, ici, toute une question sotériologique et eschatologique, sur laquelle les évangéliques peuvent avoir différentes conceptions. Mais si l’on admet l’optique du simul peccator et justus (et penitens)[26] de Luther, c’est parce que le chrétien, ici-bas, reste un homme, sujet à toutes les faiblesses de l’humanité, qu’il convient que ses promesses soient renforcées par des engagements de type juridique, qui puissent, au besoin, lui être rappelés et opposés. Si nous étions des anges, il en serait peut-être autrement. Mais à l’heure d’aujourd’hui sur l’horloge eschatologique, il n’y a pas d’angélisme, dans l’Église, qui puisse rendre obsolète ou inutile cet encadrement du droit.

Dieu lui-même, tout Dieu qu’il soit – lui dont la seule promesse pourrait suffire, ou dont la Parole est parfaitement fiable –, a voulu ajouter à sa promesse un serment afin « de nous donner une preuve supplémentaire du caractère immuable de sa décision […] afin que par deux actes immuables, par lesquels il est impossible que Dieu mente, nous ayons un puissant encouragement, nous dont le seul refuge est de saisir l’espérance qui nous est [ainsi] proposée » (Hé 6.13-20). Pourquoi négliger l’engagement juridique ? La parole des chrétiens serait-elle plus fiable que celle de Dieu ?

IV. SECONDE POSTURE : L’ACCOMMODATION

A. Vers une coordination

Une seconde approche doit être envisagée : se pencher au chevet de ce mariage civil (certes bien malade) et analyser plus en détail de quelle manière mariage civil et mariage chrétien pourraient, encore aujourd’hui, être accordés, harmonisés, de manière à ce que, dans le mariage de deux croyants, les droits de César et les droits de Dieu puissent, pour l’essentiel, être honorés. Dans leur manière de se marier, que veut dire concrètement, aujourd’hui, pour deux chrétiens, « être dans le monde, sans être du monde » (Jean 17.16, 18) ?

Le protestantisme français ayant depuis la Révolution abandonné cette posture critique, l’entrée en matière sur le sujet n’est pas aisée. Les précédents sur lesquels il pourrait s’appuyer sont rares. C’est pourquoi, à l’intention des Églises et synodes interpellés par les conséquences que pourrait avoir sur leurs Disciplines le « mariage pour tous », est proposé ci-dessous un premier canevas de réflexion qui puisse les aider à entrer en matière, et qu’ils pourront ensuite ajuster à leurs besoins.

L’évolution du rapport entre mariage chrétien et mariage civil peut être représentée, dans la période moderne, au moyen du schéma ci-dessous : deux cercles concentriques, puis sécants, puis éventuellement indépendants.

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Dès l’étape A, on notera que le cercle qui représente les obligations du mariage chrétien est plus large que le mariage légal, plus exigeant. Un certain décalage entre l’Église et l’État a toujours existé au sujet de la morale du mariage, en pays catholiques comme en pays protestants[27].

À l’étape B, le mariage civil abandonne une part des exigences du mariage chrétien et en ajoute d’autres, qui lui sont propres et qui sont en opposition avec la foi chrétienne.

Dans l’hypothétique étape C, il y aurait rupture et opposition totale entre les deux.

Notre évaluation porte sur les questions suivantes : Dans nos États respectifs, à quelle étape de ce calendrier se trouve aujourd’hui la sécularisation du mariage ? Est-elle encore à l’étape A (le droit civil en exige moins que le droit ecclésiastique) ou à l’étape B (le droit civil impose des obligations que la conscience chrétienne réprouve) ?

La question, encore une fois, suppose une distinction nette, « à la huguenote », entre ce que le droit public autorise et ce qu’il impose. Ce n’est que dans la catégorie de ce qu’il impose qu’il peut y avoir conflit absolu.

B. Les amputations du droit civil

Sans évoquer tout ce qui a été modifié dans le droit du mariage depuis la Révolution française[28], il est certain que celui-ci, ces cinquante dernières années, a été amputé de plusieurs obligations auxquelles la doctrine chrétienne attachait une valeur fondamentale.

La plupart de ces suppressions se rattachent à l’évolution du droit du divorce. En droit, en effet, une partie essentielle du droit du mariage est écrite, comme en creux (ou comme sur un négatif photographique), au travers du droit du divorce.

  1. La suppression de l’obligation de fidélité (l’obligation d’assistance est maintenue, pas l’obligation de fidélité) : la notion de divorce pour faute n’existe plus. L’infidélité conjugale ou l’adultère ne sont plus de facto qualifiés de ruptures du « contrat », mais ramenés à la mésentente conjugale (ce qui relativise la notion de devoir conjugal).
  1. La légalisation du divorce pour incompatibilité d’humeur, ou mésentente, même en dehors d’une faute particulière. On divorce parce que l’on ne s’aime plus, ou ne s’entend plus. Ce n’est pas nouveau dans les faits, mais relativement nouveau dans le droit.
  1. La « déjudiciarisation » du divorce : un divorce par procédure administrative, qui peut se faire rapidement. Aux Pays-Bas a été institué en 2001 le Flitzscheiding (« divorce coup de foudre ») : en trois semaines, et sans jugement[29]. La France, quant à elle, résiste encore au divorce administratif (le divorce, de son point de vue, doit rester un jugement). Mais l’extension de la procédure de divorce « par consentement mutuel » permet d’éviter que le juge ne se mêle de vos affaires. Il ne fait qu’entériner la convention de séparation sur laquelle les deux parties se sont préalablement mises d’accord.

Isolément, ces différentes évolutions ne sont pas toutes négatives. Les Églises évangéliques ne doivent pas aujourd’hui en faire une lecture trop sévère, qui oublierait d’où notre société vient : la manière dont l’adultère était traité au xixe siècle, ou les hypocrisies et tyrannies rendues possibles par l’interdiction absolue du divorce, dont les femmes ont été les principales victimes. Mais, mises bout à bout, ces réformes débouchent incontestablement, aujourd’hui, sur une banalisation du divorce, qui jette une ombre sur le mariage. Même si le mariage reste théoriquement « perpétuel par destination » (selon le mot de Portalis), il est de plus en plus perçu, en pratique, dans un pays où un mariage sur trois aboutit au divorce (voire un sur deux dans les grandes villes), comme un contrat dont les parties pourraient à tout moment sortir, par simple dénonciation unilatérale (comme dans le PACS ou la répudiation), le rapprochant symboliquement de ce qu’est aujourd’hui, dans le droit français du travail, un CDD (contrat à durée déterminée) et non un CDI (contrat à durée indéterminée).

  1. Enfin la dernière réforme en date, qui n’est pas des moindres, et qui est apparue à beaucoup comme une véritable révolution anthropologique : la suppression de l’obligation de la différence des sexes, qui induit une redéfinition (à la baisse) du mariage comme « reconnaissance sociale de l’amour » (toutes définitions confondues).

Les chrétiens peuvent déplorer que le droit civil ouvre des libertés aussi larges, ou n’exige pas davantage, que le divorce soit banalisé, que l’obligation de fidélité conjugale ne soit plus reconnue, que la différence des sexes ne soit plus obligatoire (modifiant indirectement la symbolique du mariage, voire sa définition), notamment. Mais il n’y a rien, dans ces libertés qu’ils regrettent, qui soit obligatoire, ou dont les chrétiens auraient l’obligation d’user, qui les contraindrait en quelque sorte à « pécher ».

C. Les restes, que valide encore la théologie chrétienne

Telles sont les principales amputations ou suppressions du droit matrimonial que les Églises protestantes évangéliques peuvent regretter. Mais cela ne veut pas dire que le droit civil du mariage, tel qu’il subsiste encore aujourd’hui, ne conserve pas quelques restes, et même quelques « beaux restes » que la théologie chrétienne valide et soutient sans ambiguïtés.

Sur le schéma A, ils sont représentés par la partie centrale des deux cercles concentriques, qui est commune aux doctrines civiles et religieuses.

  1. Obligation de publicité et d’enquête sociale (concrétisée par la publication des « bans »), qui est le moyen d’une forme d’enquête de moralité, visant principalement à traquer la bigamie et à rendre obligatoire, sinon le consentement, du moins l’information des familles. On est ici aux antipodes du mariage clandestin, contre lequel les protestants ont beaucoup lutté[30].
  2. Obligation de monogamie (en tous les cas dans la société occidentale) : s’il est reconnu que vous avez dissimulé un premier mariage, ou que votre premier divorce n’a pas été officiellement prononcé, votre second mariage est nul et non avenu !
  3. Prohibition de l’inceste (qui reste encore aujourd’hui dans le droit, malgré les craintes exprimées récemment par les adversaires du « mariage pour tous »). La définition de l’inceste (le nombre de degrés de parenté prohibés) a donné lieu à de nombreuses controverses dans l’histoire (notamment entre catholiques et protestants). Mais l’interdit n’a pas encore été contesté dans son principe et dans sa définition la plus restreinte (au niveau de la famille nucléaire), telle qu’exprimée dans le Pentateuque[31].
  4. Obligation d’âge minimum, sans lequel il est considéré que la liberté du consentement serait viciée. Le consentement, pour être authentique, doit être libre et éclairé. Il suppose une indépendance et une maturité qui ne sont pas celles des enfants.
  5. Obligation d’assistance entre les époux (obligation de soutien, solidarité dans les dettes, entre autres).
  6. Obligation de vie commune. Celle-ci n’a qu’une portée relative[32], mais en France, et ailleurs, on fait la chasse au « mariage blanc » comme moyen de contourner les barrières mises à l’immigration. Il arrive que la vie commune doive être prouvée par ceux qui demandent les effets juridiques du mariage.
  7. Engagement à vie (il est « perpétuel par destination », disait Portalis) et même au-delà. L’affirmation peut surprendre (après ce qui a été dit de la banalisation du divorce), mais cette notion demeure dans le droit : le mariage existe jusqu’à la mort des deux époux (en matière de retraites, pensions, rentes viagères… pour le survivant) et même au-delà en matière de succession et de filiation. Les conséquences juridiques du mariage sont en réalité indélébiles[33].

Voilà donc sept obligations, survivantes dans le droit civil, qui sont reconnues par la théologie chrétienne comme fondamentales. Du point de vue de l’historien du mariage, c’est même, en réalité, la tradition judéo-chrétienne qui les a inspirées au droit occidental. Elles sont des reliquats de son influence.

Le chrétien n’ayant aucun problème direct avec elles, il n’a pas a priori de raisons de refuser de s’y soumettre, ou même de considérer l’obéissance à ces règles comme facultative. La loi de César, sur ces sept points, étant conforme à celle de Dieu, la soumission lui est due.

D. Les compléments ecclésiastiques

Ce qu’imposent encore ces sept obligations, l’éthique chrétienne l’impose également, tout en y ajoutant des obligations supplémentaires, celles qui découlent de son credo et de sa vision de l’analogie entre le mariage terrestre et celui du Christ et de son Église. Rien n’empêche concrètement les Églises, au travers d’une pastorale du mariage spécifique et d’une célébration ecclésiastique, d’enrichir les engagements civils des époux d’engagements supplémentaires, spécifiquement chrétiens, qui ne se substituent pas aux engagements pris devant le maire, mais qui s’y ajoutent, qui les complètent ou en étendent la portée, étant entendu – c’est là la limite de la proposition – que tout ce qui dépasse le cercle des obligations légales ne peut se situer que sur le plan moral et spirituel. Il ne pourrait pas être plaidé en justice en cas de conflits.

E. Et lorsque le droit civil exige ce que la foi réprouve : vers une résistance et désobéissance civile ?

La situation s’est déjà présentée dans l’histoire : en France, dans la période du Désert (sous le régime de la Révocation de l’Édit de Nantes, 1685-1787), le mariage légal a impliqué des obligations de catholicité que les protestants ont jugées intolérables en conscience : obligation d’abjuration, obligation de fréquenter la messe catholique et de prendre l’eucharistie, stigmatisée dans la tradition protestante comme une forme d’idolâtrie (« cette maudite idolâtrie », dit le Catéchisme de Heidelberg). De sorte que l’obéissance due à César, de leur point de vue, entre en opposition frontale avec l’obéissance due à Dieu (Actes 5), ou avec l’obéissance au cinquième commandement du Décalogue (envers le roi comme Père de la nation) entre en opposition avec l’obéissance au premier : l’interdiction de rendre un culte aux idoles.

C’est dans cette situation précise que les huguenots restés en France ont développé des formes de résistance matrimoniale, et même organisé, à grande échelle, dans leurs synodes semi-clandestins, ce qu’on a appelé le « mariage au Désert ». Entre 1720 et 1787, on peut dénombrer entre 190 000 et 470 000 mariages célébrés au Désert dans la plus grande illégalité.

Aucun des effets civils du mariage n’est plus reconnu à ces mariages illégaux : juridiquement, les époux protestants sont assimilés à des concubins et leurs enfants à des bâtards, et par là sont privés du droit à l’héritage (au profit des collatéraux catholiques).

Rendant obligatoire ce mariage au Désert, les synodes clandestins ont appelé les réformés de France à des formes singulières d’héroïsme : à endurer une forme de précarité juridique (accepter que les droits de leur famille ne soient plus assurés) comme prix de leur fidélité au Christ, comme une facette de la croix qu’ils sont appelés à porter, dans la spiritualité sacrificielle des martyrs huguenots.

Et c’est non seulement un mariage dans le non-droit et l’illégalité, mais plus encore un mariage interdit, passible, en cas de poursuites, des sanctions les plus sévères. Lorsque les époux sont dénoncés, ils sont, dans le meilleur des cas, frappés de fortes amendes (pour concubinage notoire) et contraints de se séparer, jusqu’à ce qu’ils aient obtenu un mariage en bonne et due forme des mains du curé ou de l’évêque catholique. Et, dans le pire des cas (dans les périodes de répression les plus rigoureuses, dans les années 1750), ils sont frappés des peines les plus lourdes du régime révocatoire : les époux sont condamnés aux galères jusqu’à ce que mort s’ensuive, les épouses à être rasées et emprisonnées à vie, leurs enfants enlevés et éduqués de force au catholicisme dans des couvents, et leurs biens saisis pour financer cette éducation. Le tout pour crime de mariage protestant.

Tel a été, pour de nombreux huguenots, le prix du refus des compromissions religieuses qu’exigeait d’eux le nouveau droit du mariage. Le mariage est venu rejoindre l’eucharistie et le refus de l’abjuration parmi les motifs du martyre huguenot.

F. Projection dans le futur : les évolutions à venir du droit du mariage

Essayant de se projeter dans le futur : qu’est-ce que la loi civile du mariage pourrait exiger, demain, qui justifierait que les chrétiens refusent de s’y soumettre ? Au xviiie siècle, le droit royal soumettait la validité du mariage à des obligations religieuses que les protestants jugeaient idolâtres. Mais on est très éloigné aujourd’hui, dans nos sociétés, d’un retour à ce type d’exigence confessionnelle (même s’il est entendu qu’aucune évolution législative n’est neutre sur le plan spirituel ou idéologique).

Dans les débats publics récents, certaines craintes ont été exprimées, notamment celles :

  1. D’une autorisation du mariage dans les degrés prohibés par l’inceste : entre frères et sœurs ? en ligne directe, et autres ? Dans le débat public allemand, aujourd’hui, cette ouverture trouve déjà des revendicateurs.
  2. D’une redéfinition du mariage dans le sens d’une « communauté d’élection et d’affinité », un module à géométrie variable, potentiellement ouvert à toutes les configurations : la reconnaissance de (multi-)partenariats, l’ouverture du mariage à une forme de polygamie multi- et bi- sexuelle, notamment.
  3. D’une transformation du mariage d’un CDI en un CDD (par exemple d’une durée limitée de cinq ans, renouvelable) ou plus probablement : sa transformation en un contrat de type commercial, dont les parties pourraient à tout moment sortir par simple dénonciation unilatérale.
  4. D’une évolution vers un divorce administratif (la « déjudiciarisation » du divorce) : que la justice ne s’interpose plus entre les époux en conflit pour protéger les intérêts de ceux qui sont en position de faiblesse, notamment l’épouse (et surtout les enfants), ou le conjoint qui est désargenté (ou sans travail). La privatisation du couple serait consommée.

Mais, dans toutes ces craintes, hormis la dernière, on reste dans la catégorie de la permission ou de l’autorisation. Ces évolutions n’imposeraient donc rien aux couples désireux de s’engager dans une vision chrétienne du mariage.

V. CRITIQUE DES ACCOMMODEMENTS ET RETOUR À LA POSITION DE REPLI ?

À cette seconde approche (l’accommodation), les partisans de la rupture pourraient reprocher de reposer sur des analyses assez superficielles, et d’affirmer trop rapidement que la partie encore exigée par la loi civile reste conforme à la Loi de Dieu.

A. La partie restante dénaturée ?

Ne doit-on pas être plus radical et admettre que le tout (l’ensemble du droit matrimonial) a été corrompu par les réformes décrites ?

  1. Une ouverture du mariage à deux personnes du même sexe n’implique-t-elle pas de facto une redéfinition à la baisse du mariage (comme « reconnaissance sociale de l’amour »), qui dénature le mariage légal pour tous, qu’ils soient homo- ou hétérosexuels ?
  2. Si on assistait, demain, à la transformation d’un CDI en CDD : on pourrait dire, superficiellement, que rien n’empêche les chrétiens de le renouveler indéfiniment. Mais on pourrait soutenir, plus en profondeur, que l’idée d’un engagement à vie est dès le départ étrangère au contrat, qui est d’une autre nature. Les époux, ici, se prêtent momentanément, mais ne se donnent plus véritablement l’un à l’autre. On est passé de la perspective évangélique du don à la perspective économique du prêt. Un engagement à vie est, dès le départ, autre chose qu’une succession d’engagements temporaires.
  3. Si, demain, la société redéfinissait la famille comme une « communauté élective », ou une « association d’affinités », la filiation perdrait une partie de l’objectivité juridique qui la caractérise. En situation de famille recomposée, par exemple, le beau-père (le second conjoint de la mère) prendrait progressivement dans le droit la place qui est aujourd’hui celle du père juridique et biologique. En cas de contestation, ou de conflit, le père lésé pourrait toujours protester de ses droits et objecter que ce n’était pas là, au départ, leur idée du mariage. Mais en vain.

Dans tous ces cas (réels ou imaginaires), on pourrait objecter que la partie de l’engagement qui est encore possible dans le cadre du droit civil est en réalité d’une autre nature que l’engagement qui, dans le droit antérieur, embrassait le tout.

B. Théologie et politique

Toutefois, on pourrait craindre les conclusions de cette critique radicale, si elles étaient appliquées à la sphère politique sans autres nuances.

Dans le domaine politique, le chrétien ne peut pas raisonner en termes d’absolus ou d’idéals, comme il pourrait le faire, par exemple, en matière de discipline ecclésiastique[34]. Distinguer l’État de l’Église (ou l’Église de l’État), c’est admettre que la discipline de l’Église puisse être plus exigeante que celle de la société civile, ou à l’inverse la soumission aux autorités temporelles se décliner sur le mode du compromis/du relatif, dans une société qui, jusqu’à la Parousie, n’a pas d’autre vocation que de tenir unis croyants et incroyants dans une paix relative, propice à l’annonce de l’Évangile (et par là indirectement au salut du plus grand nombre)[35].

Un réformateur a dit qu’il n’y a pas de loi politique qui ne puisse être fécondée par la Parole de Dieu (sel de la terre). Et c’est bien la vocation de l’homme politique chrétien que de faire entendre cette voix, qu’il croit être conforme au bien commun. Mais, à ses yeux, cela ne fait pas pour autant de la Bible une sorte de charia, ou de loi coranique, qui viserait à soumettre l’ensemble de la société à la discipline ecclésiastique. Dans le temps présent, entre théologie et politique, il y a interférence féconde, mais pas confusion. Le rapport entre le théologique et le politique est conçu de manière différente dans les traditions chrétienne et musulmane[36]. Et ceci non pas par faiblesse, de la part du chrétien, comme s’il cédait aux reculades de la déchristianisation, mais par fidélité à ce qu’il croit être l’enseignement du Nouveau Testament sur la nature du temps présent et les rôles distincts que Dieu confie à l’Église et à l’État dans ce temps particulier, qui n’est pas à proprement parler le dernier sur le calendrier eschatologique, mais l’avant-dernier. Il est attentif à ne pas confondre le présent avec ce qui, dans l’eschatologie biblique, appartient à l’éon à venir (ou de confondre le « déjà » et le « pas encore » du royaume de Dieu).

Gardant ces distinctions à l’esprit, il ne surprendra pas les Églises que, dans le droit civil des sociétés contemporaines, le contrat du mariage ne soit pas écrit en noir et blanc, mais en demi-teintes, dans un langage toujours relatif et décalé par rapport à ce qu’elles croient être la Loi de Dieu ou le droit ecclésiastique.

Et ceci n’est pas nouveau ! Il ne faudrait pas commettre l’erreur dans nos Églises de « diaboliser » les réformes récentes du droit matrimonial, parce qu’elles portent sur des points sensibles, et d’idéaliser le droit antérieur, comme si celui-ci avait été en tous points conforme à la conception chrétienne. Pour s’en convaincre, il suffit de feuilleter les 500 pages de l’ouvrage de Jean Gaudemet, Le mariage en Occident, étude qui pourrait tout aussi bien s’intituler deux mille ans de conflits entre l’Église et l’État sur la juridiction du mariage[37].

C. Question connexe : le devoir de soumission aux autorités civiles, portée et limites ?

Quel est notre regard de chrétiens sur l’autorité que Dieu a confiée au prince temporel (et aux magistrats qui le représentent) dans la sphère sociale, et quelle est la soumission qui lui est due ?[38] Au travers de l’autorité du magistrat, n’est-ce pas une partie de l’autorité de Dieu qui est respectée ? Et jusqu’où va ce devoir de soumission ? À partir de quelle limite la résistance à l’autorité du souverain (devenu « tyran »), voire la désobéissance civile, devient pour le chrétien une obligation de conscience ?

La réponse classique, dans ce qui a été appelé la « monarchomachie » protestante[39], c’est que Dieu exige des chrétiens une soumission de principe au souverain temporel, tant que celui-ci ne lui impose pas un acte ou un comportement que la loi de Dieu condamne. Tant que la Loi de César n’exige pas la désobéissance à la Loi de Dieu, et en particulier – point très sensible en tradition protestante – tant qu’il ne s’immisce pas dans la liberté de culte, la soumission lui est due « comme au Seigneur ». Ce n’est que lorsque cette limite est franchie que s’applique la règle d’Actes 5.29 : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. »

Pour le protestant attaché à cette conception classique, le simple fait de devoir aujourd’hui faire une évaluation critique du droit du mariage, d’être affligé par ses appauvrissements, de déplorer ses ouvertures ou ses restrictions, ne dispense pas de l’obligation de s’y soumettre pour motif de conscience (Rm 13.5), c’est-à-dire pour honorer, dans les choses temporelles, l’autorité que Dieu a donnée au prince. Au travers de l’autorité du magistrat, c’est aussi une partie de l’autorité de Dieu qu’il respecte, même dans ces zones troubles.

Disant cela, il ne faut pas perdre de vue que cette doctrine politique n’a pas fait unanimité parmi les protestants. Réformes classiques et radicales, en particulier, n’ont pas parlé d’une même voix sur le sujet, loin s’en faut, ce qui peut expliquer le regard différent (plus ou moins critique et distant) que les familles protestantes représentées dans ce colloque peuvent porter sur la compétence de l’État en matière matrimoniale.

Mais j’ai acquis la conviction, après plusieurs années de recherches sur l’histoire de la discipline protestante du mariage, que la question du devoir de soumission aux autorités civiles y joue, en réalité, un rôle beaucoup plus important qu’il n’y paraît à première vue, et peut-être même un rôle décisif. C’est là, en tous les cas, une des clés théologiques du sujet.

VI. CONCLUSION

En conclusion, nous reformulons la question qui peut servir de point de départ aux débats de notre colloque et de nos prochains synodes sur les bouleversements contemporains du mariage :

Nous connaissons tous, dans nos pays respectifs, des décalages, plus ou moins importants, entre conceptions civiles et religieuses/bibliques du mariage, et sur des points sans doute différents.

Comment nos Églises appréhendent-elles ce décalage, au niveau de leurs pastorales et disciplines ecclésiastiques ? Les membres de nos Églises trouvent-ils normal d’user de toutes les libertés que peut leur donner le droit civil du mariage ? Ou cherchent-ils à se soumettre, au sein de l’Église, à une discipline plus exigeante, qui complète les engagements civils par des engagements moraux plus étendus ?

En matière de mariage, où passe la limite entre compromis (que le devoir de soumission aux autorités civiles autorise, voire impose) et compromission (qui serait une manière de trahir le Christ) ? Où passe la frontière qui justifierait que naisse à nouveau dans nos Églises une rupture avec le droit civil du mariage et l’apparition d’un nouveau « mariage au Désert » ?

Autres publications de l’auteur autour du thème du mariage et de la famille

À quoi sert le mariage ?, Aix-en-Provence, Kerygma , 1997, 40 p.

La célébration religieuse du mariage étendue au PACS et au concubinage ?, collection Étincelles no 1, Aix-en-Provence, 2002, 27 p. (aussi La Revue réformée 216, 2002:1, p. 1-22).

« La famille, produit culturel ou ordre créationnel fondateur ? », La Revue réformée 220 (2002:5), p. 27-52.

Divorce et remariage, collection Étincelles no 7, Aix-en-Provence, Kerygma, 2006, 45 p.

« La vocation chrétienne de la sexualité », dans Paul Wells, sous dir., Bible et sexualité, Excelsis/Kerygma, Cléon d’Andran/Aix-en-Provence, 2005, collection Terre Nouvelle, p. 97-118.


[1] Conférence donnée à Paris (Orsay-Ville) pour le congrès FEET (Fellowship of European Evangelical Theologians) – AFETE (Association francophone européenne de théologiens évangéliques), le 2 septembre 2014, en introduction d’un débat. Une édition en anglais de cette étude est programmée dans le European Journal of Theology, sous le titre « Christian Marriage and Civil Marriage, Shift or Break ? Historical and Ethical Approaches ».

[2] Cf. Michel Johner, Les protestants de France et la sécularisation du mariage à la veille de la Révolution française. Rabaut Saint-Étienne et l’édit de tolérance de 1787, thèse de doctorat en histoire moderne, sous la direction d’Hubert Bost, École pratique des hautes études, décembre 2013. Membres du jury : Patrick Cabanel (Université de Toulouse Le Mirail), Marianne Carbonnier-Burkard (Institut protestant de théologie, Paris), Yves Krumenacker (Université Lyon III Jean Moulin). La thèse, de 710 pages, peut être consultée à la bibliothèque de la Société d’histoire du protestantisme français à Paris (rue des Saint-Pères) ou à la bibliothèque de la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.

[3] Parlant de « sécularisation » du mariage, nous désignons le processus par lequel, dans l’histoire occidentale moderne (pour la France entre 1787 et 1805), la formation du mariage légal (la « compétence matrimoniale », comme disent les juristes) a été progressivement retirée à l’autorité ecclésiastique pour être confiée (ou restituée selon les points de vue) à l’autorité temporelle du prince (représenté par les magistrats) et la validité du mariage légal déconnectée de toute considération religieuse.

[4] Pour la période antérieure à 2001, cf. Alfred Dittgen, « Les mariages civils en Europe : histoires, contextes, chiffres », Droit et Société, no 36-37, 1997, p. 309-329 ; Daniel Borillo, « Pluralisme conjugal et reconnaissance juridique des couples homosexuels dans l’Union européenne », Revue de droit de McGill, 2001, 46, p. 875.

[5] En écho à la formule attribuée à Luther dans ses Propos de table, « le mariage ne regarde pas l’Église, il est extérieur à elle, c’est une affaire séculière, temporelle, qui est du ressort des autorités ». Martin Luther, Propos de table, Paris, Éditions d’Aujourd’hui, 1975, 2 volumes, p. 347. Pour une analyse plus étendue de ce propos, voir Émile Doumergue, « La pensée ecclésiastique et la pensée politique de Calvin », Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps, Lausanne, 1889-1927, tome V, p. 394, 458-459 ; Émile Stocquart, Le mariage des protestants de France, Bruxelles, 1903, p. 291 ; Pierre Bels, Le mariage des protestants nbsp;nbsp;français jusqu’en 1685, fondements doctrinaux et pratique juridique, Bibliothèque d’histoire du droit et droit romain, tome XII, Paris : Librairie générale du droit et de la jurisprudence (R. Pichon et R. Durand-Auzias), 1968, p. 89.

[6] Pour le tribunal du mariage de Strasbourg entièrement laïque : cf. François Wendel, Le mariage à Strasbourg à l’époque de la Réforme, 1520-1692, Publications de l’Université de Strasbourg, Faculté de droit et des sciences politiques, série A, n° 39, Strasbourg : Imprimerie Alsacienne, 1928, p. 50-51, 77, 91-93.

Pour le tribunal de Zurich de composition mixte : J. Adam, F. Wendel, « Le tribunal matrimonial de Zurich et le Consistoire de Genève », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, juillet-octobre 1933, nos 5-5, 13e année, p. 448-457 ; K. Kilchenmann, Die Organisation des zürcherischen Ehegerichts zur Zeit Zwinglis, Zurich, 1946 ; W. Köhler, Zürcher Ehegericht und Genfer Konsistorium, collection « Quellen und Abhandlungen zur schweizerischen Reformation Geschichte », Leipzig, Band I et II, 1932.

Pour le tribunal de Genève de majorité ecclésiastique : Jean Calvin, « Projet d’Ordonnance sur les mariages » (1545), dans Corpus Reformatorum, voluminis XXXVIII, pars prior, Brunsvigae, 1871, p. 33-44 ; Jean Calvin, « Ordonnances ecclésiastiques de l’Église de Genève » (textes de 1541 et de 1576), texte intégral reproduit dans H. Heyer, L’Église de Genève. Esquisse historique de son organisation, Genève, A. Julien, 1909, p. 261-313 ; O. Weber, « Compétence de l’Église et compétence de l’État d’après les Ordonnances ecclésiastiques de 1561 », dans Regards contemporains sur Jean Calvin. Actes du Colloque Calvin, Strasbourg 1964, Cahiers de la Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses n° 39, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 74-85 ; W. Köhler, Zürcher Ehegericht und Genfer Konsistorium, collection « Quellen und Abhandlungen zur schweizerischen Reformation Geschichte », Leipzig, Band I et II, 1932 et 1942 ; J. Adam, F. Wendel, « Le tribunal matrimonial de Zurich et le Consistoire de Genève », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, juillet-octobre 1933, nos 5-5, 13e année, p. 448-457 ; J.-H. Merle d’Aubigné, Histoire de la Réformation en Europe au temps de Calvin, Paris, Michel Lévy, 1876, volume VII, p. 77 ss.

[7] L’Église luthérienne, dans ses premières formes d’organisation, aurait été ouverte à une célébration civile du mariage, suivant les propositions de Érasme Sarcerius, Ein Buch vom heiligen Ehestande, und von Ehesachen mit allen Unbeständigkeiten, zu diesen Dingen gehörig, 1553, ouvrage qui serait, selon Le Bras, « une étude mi-juridique, mi-théologique favorable à la juridiction séculière » (cf. G. Le Bras, « La doctrine du mariage chez les théologiens et les canonistes depuis l’an mille », dans article « Mariage », Dictionnaire de théologie catholique, Paris, 1927, tome IX, colonne 2227). Mais l’Église luthérienne, après seulement quelques années d’existence, serait rapidement revenue à soumettre la validité du mariage à la bénédiction ecclésiastique : voir Rietschel-Graff, Lehrbuch der Liturgik, Goettingen, 1952, p. 703 ss ; Max Engammare, « Liturgies protestantes du mariage au xvie siècle : de l’engagement mutuel à la cléricalisation », Revue de théologie et de philosophie, no 122, 1990, p. 43-65.

[8] Cf. Moyse Amyraut, Considérations sur les droits par lesquels la nature a reigle les mariages, Saumur : Isaac Desbordes imprimeur et libraire, 1648, 10×18 cm, 429 pages.

[9] De son vrai nom : « Édit de ceux qui ne font pas profession de la religion catholique ». En son art. XVII, l’édit donne aux non-catholiques qui ne voudraient pas se marier devant le curé la possibilité de le faire devant le juge civil.

[10] On distingue quatre textes de lois signés par Joseph II sur les mariages entre 1781 et 1788. Les mariages sont célébrés par les ministres du culte (curés, pasteurs ou popes), puis enregistrés par les magistrats pour acquérir force de loi. La Patente autrichienne impose la séparation du contrat et du sacrement, mais pas l’antériorité de la déclaration civile (ce que fera en France le Code civil de 1805).

Pour une étude détaillée, voir Christine Lebeau, « La patente autrichienne de tolérance (1781) et l’édit prussien de religion (1788) : vers la constitution du Saint-Empire ? », dans Guy Saupin, Rémi Fabre et Marcel Launay (sous la direction de), La Tolérance. Colloque international de Nantes (mai 1998). Quatrième centenaire de l’édit de Nantes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes et Centre de recherche sur l’histoire du monde atlantique, 1999, p. 171-179.

[11] Les anciens mariages au Désert n’étant pas reconnus par le nouveau droit, il devient possible, en 1788, pour des protestants séparés, de se présenter devant le magistrat au bras d’un second conjoint. Mais en tels cas, diront les synodes, c’est la loi divine qui doit prévaloir. Par loyauté envers le prince, les Églises protestantes s’interdisent de bénir les unions qui ne sont pas conformes à la loi civile et enregistrables par le magistrat. Mais toutes les unions que le prince légalise ne sont pas automatiquement reconnues « bénissables » dans l’Église. Les Églises ne peuvent rien dire dans la définition du mariage légal, mais elles restent souveraines dans l’« impartition de la bénédiction nuptiale », sur laquelle le magistrat n’a pas droit de regard.

[12] Les synodes provinciaux de la période 1788-1789 imposent un subtil entrelacs des procédures civiles et religieuses du mariage qui, tout en rendant obligatoires les déclarations légales, garantit l’antériorité de la bénédiction nuptiale sur l’enregistrement légal de l’union.

[13] Synode provincial de Saintonge, Angoumois et Bordelais du 30 avril 1788, article V, voir Edmond Hugues, Les Synodes du Désert. Actes et règlements des synodes nationaux et provinciaux tenus au Désert de France de l’an 1715 à l’an 1793, publiés avec une introduction et des notes, Paris, Grassart, 1891 (seconde édition), volume III.

[14] Voir notamment Jérôme Madiaval et Laurent Émile (éditeurs), Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs au xviiie siècle, tome LXXI, volume II, Paris, Librairie Dupont, 1908.

[15] Pierre Fontez, Les diverses étapes de la laïcisation du mariage en France, Pont. Univ. Greg., Facultas iuris canonici, Perpignan, 1972, texte abrégé de la thèse de droit canonique soutenue à l’Université grégorienne de Rome, en 1972, Marseille, P. Fontez, 1972, p. 41.

[16] Cf. Gérard Mathon, Le mariage des chrétiens, tome II (du Concile de Trente à nos jours), Bibliothèque d’histoire du christianisme n° 34, Paris, Desclée, 1995, p. 134 ss ; Pierre Fontez, op. cit., p. 30.

[17] H. Conrad, « Die Grundlegung der modernen Zivilehe durch die französische Revolution », Zeitschrift der Savigny Stiftung für Rechts Geschichte, GA, 1950, p. 336-372.

[18] Dufour écrit : « Sans contester le rôle de la Révolution française dans l’avènement du mariage civil obligatoire, nous ne pensons pas qu’il faille attribuer à la France, comme l’a fait naguère H. Conrad, la paternité exclusive du processus de sécularisation du mariage du Siècle des lumières. Nous sommes au contraire convaincus, comme l’a démontré R. Derathé à propos des sources de la pensée politique de J.-J. Rousseau, de l’origine allemande des principaux thèmes du xviiie siècle en matière de droit naturel », Alfred Dufour, Le mariage dans l’école allemande de droit naturel moderne au xviiies siècle, Bibliothèque d’histoire du droit et du droit romain, tome XVIII, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1972, p. 6. Cf. Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, 1789-1795-1802, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, 306 p.

[19] Dans une histoire de France marquée par de longs et douloureux conflits, et dans une société où le déséquilibre démographique des confessions est considérable, le protestantisme français, dit-il, a été « contraint à une alliance objective avec le mariage civil ». Sans être une idole, le mariage civil a été une conquête. Jean Carbonnier, « La vertu du mariage civil », Couples d’aujourd’hui, réflexion protestante, Paris, Les Bergers et les Mages, 1983, p. 37, 42, 45 et 46. Cf. Jean Carbonnier, « L’évolution contemporaine des mœurs », Fac Réflexion, no 16, avril 1990, p. 5-17 ; Jean Carbonnier, « L’amour sans la loi. Réflexions de psychologie sociale sur le droit de la filiation, en marge de l’histoire du protestantisme français », Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français, 125 (1979), p. 45-75 ; Jean Carbonnier, « Terre et ciel dans le droit français du mariage », dans Georges Ripert (sous dir.), Le droit privé français au milieu du xxe siècle : Études offertes à Georges Ripert, Mélange, tome I, Paris, R. Pichon et R. Durand-Auzias 1950, p. 325-345.

[20] Augustin, avec raison, fit remarquer que s’il ne s’agissait que d’assurer une continuité à l’espèce, le mariage ne serait pas nécessaire. « Vous vous trompez entièrement, dit-il, si vous pensez que le mariage fut institué afin de compenser la disparition des morts par la succession de ceux qui naissent. Le mariage fut institué afin que, grâce à la chasteté des femmes, les fils soient connus de leurs pères, et les pères de leurs fils. Certes, les hommes auraient pu naître de rapports de hasard, avec n’importe quelle femme, mais il n’y aurait pas eu alors de lien de parenté entre pères et fils », Augustin, « De bono conjug. » XXIV, 32, Œuvres, vol. 2, p. 94-95, cité par Eric Fuchs, Le désir et la tendresse, Genève, Labor et Fides, 1999 (première édition), p. 114. Le mariage favorise peut-être la survie de l’espèce, mais il est surtout le lieu d’une alliance qui va permettre à pères et fils, ou pères et filles de se reconnaître mutuellement comme tels, et de vivre dans l’ordre de cette filiation.

[21] Cf. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1948. Dans cette vaste fresque comparative, Lévi-Strauss s’essaie à réunir sous un schème explicatif unique (l’alliance) la mosaïque hétéroclite des comportements matrimoniaux observés dans les sociétés humaines. Selon Françoise Héritier, libérale dans ses conclusions, il y a six combinaisons possibles de systèmes de filiation, dont quatre ont été réalisées par les sociétés humaines : unilinéaire (patri- ou matrilinéaire), bilinéaire, cognatique (la nôtre). Mais tout système idéel de filiation représente un montage particulier de combinaisons possibles, et échappe à une nécessité perçue comme naturelle. Cf. http://www.humanite.fr/tribunes/francoise-heritier-rien-de-ce-qui-nous-parait-natu-513170.

[22] Les actuels contrats de mariage devant notaire ne décident que du choix du régime matrimonial des futurs époux, dans la gestion de leurs patrimoines, mais n’ont pas la capacité de créer l’union.

[23] Une grande partie des thèses de doctorat qui s’écrivent aujourd’hui sur le droit du mariage concernent cette question, qui est aussi une question de droit international : en cas de mariage « mixte », ou d’immigration, quel est le droit matrimonial qui s’applique au règlement des conflits ou à l’ouverture des droits sociaux ? Entre nations, quelles sont les limites de la reconnaissance mutuelle des mariages ?

[24] Cf. les préventions de l’épître de Jacques (chapitre 5) contre les serments.

[25] Ou de l’annulation/dissolution du mariage dans les périodes où le divorce légal n’existe pas.

[26] L’affirmation selon laquelle, dans l’expérience de la justification par la foi seule, le croyant se reconnaît simultanément (et non pas successivement) être pécheur et justifié, tout en manifestant son repentir (il est « pénitent »).

[27] Même lorsque la juridiction du mariage était confiée à l’Église catholique, il y avait des conflits permanents entre les juristes régaliens et le clergé catholique sur le mariage, notamment du temps des « édits de pacification » (1561-1597) et du Concile de Trente (1563).

[28] Sur le consentement parental, l’autorité parentale, les droits de la femme, le divorce, l’adultère, l’écart d’âge, les fiançailles, l’âge du mariage, et ainsi de suite.

[29] Cette procédure expéditive a été instituée aux Pays-Bas en 2001, mais, n’étant pas reconnue à l’étranger, elle a été abandonnée en 2009 ; cf. http://nl.wikipedia.org/wiki/Flitsscheiding.

[30] C’est sur ce point précis que la doctrine protestante classique du mariage (qui soumettait la validité du mariage au consentement parental) a été condamnée par le Concile de Trente de 1563 (Décret Tametsi).

[31] La prohibition de l’inceste dans le Pentateuque : voir Dt 27.20-23 et Lv 18.6-18.

[32] Vivre séparés n’équivaut pas à un divorce, même s’il peut y conduire.

[33] Strictement parlant, un divorce n’est pas une annulation/dissolution de mariage. Pour l’état civil, les divorcés ne redeviennent pas célibataires.

[34] Même en matière de discipline ecclésiastique, cette intention ne peut s’appliquer que de manière graduelle, car, selon l’enseignement du Nouveau Testament, le « temps de l’Église » n’est pas à proprement parler le dernier sur le calendrier eschatologique. Il n’y aurait pas de discipline ecclésiastique, dans les Églises visibles, si le monde n’avait plus d’emprise sur elles.

[35] C’est ainsi que nous paraphrasons l’exhortation de 1 Tm 2.1-4 « à faire des requêtes […] pour les rois et tous ceux qui occupent une position supérieure, afin que nous puissions mener une vie paisible, tranquille, en toute piété et dignité. Cela est bon et agréable devant Dieu, notre Sauveur, qui veut que tous les hommes soient sauvés. »

[36] Sur ce point, il existe manifestement aujourd’hui une diversité de convictions parmi les musulmans qui appellerait des nuances. De même, le discours de l’Église chrétienne, dans l’histoire, n’a pas toujours été identique.

[37] Jean Gaudemet, Le mariage en Occident. Les mœurs et le droit, Paris, Le Cerf, 1987.

[38] Cf. Rm 13.1-7 ; 1 Tm 2.1-4.

[39] Sont appelés « monarchomaques » (littéralement « qui combattent contre le souverain ») les théologiens protestants qui, au lendemain de la Saint-Barthélemy (1572), à la suite de François Hotman (1573), Théodore de Bèze (Du droit des magistrats, 1574) et Nicolas Barbaud (1574), protestent contre la tyrannie religieuse et définissent la limite au-delà de laquelle il serait légitime pour un peuple de s’opposer activement à un gouvernement indigne. Tous soutiennent qu’il est des cas où l’on doit destituer le souverain. On leur doit d’avoir largement contribué à promouvoir l’idée que le pouvoir ne doit pas être absolu, mais responsable devant les représentants du peuple (reprise ultérieurement dans l’idée puritaine d’un fondement conventionnel du pouvoir politique), et d’avoir développé une réflexion protestante sur le droit/devoir de résistance. Cf. Émile Doumergue, « La pensée ecclésiastique et la pensée politique de Calvin », Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps, Lausanne, 1889-1927, tome V ; Monique Cottret, Tuer le tyran. Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 2009, chapitre III ; Isabelle Bouvignies, « Monarchomachie : tyrannicide ou droit de résistance ? », dans Nicolas Pique (éditeur), Tolérance et Réforme, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 71-98.

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Alliance et spiritualité http://larevuereformee.net/articlerr/n257/alliance-et-spiritualite Fri, 28 Oct 2011 16:41:42 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=771 Continuer la lecture ]]> Alliance et spiritualité

Michel JOHNER*

L’alliance est un concept qui est très fréquemment cité dans la tradition réformée à laquelle nous appartenons, trop peut-être, comme s’il était un « passe-partout » théologique trop simplificateur. Toutefois, sur la question de la spiritualité, je n’hésite pas à renouveler ce choix, car il y a peu de notions, dans l’enseignement de la Bible, qui soit plus riche et plus appropriée pour recadrer le sujet.

Pour faire court, je parlerai ici de la spiritualité chrétienne, sans autres précisions. Mais il est entendu qu’il existe dans le christianisme une grande diversité de conceptions de la spiritualité, dont je ne pourrai faire état. Sous ce terme, je parlerai essentiellement de la conception de la spiritualité qui s’est développée dans le protestantisme calviniste.

I. Spiritualité et sanctification, deux idées en tension ?

Dans le langage d’aujourd’hui, la spiritualité désigne une réalité positive, ce qu’il peut y avoir de meilleur en l’homme et qui le distingue de l’animal : que ce soit son ouverture au divin (sa conscience de Dieu) ou seulement son altruisme, sa capacité à se décentrer de lui-même et à se mobiliser sur des causes plus larges que ses intérêts personnels immédiats. Parler de spiritualité, c’est parler de capacité d’ouverture, de respect de la différence, de la conscience de la transcendance et des formes de comportements particulières que cette conscience inspire.

Dans le même mouvement, ce mot désigne aussi, chez l’homme, une position d’humilité sur son propre potentiel et une ouverture proportionnelle à se laisser surprendre, envahir, voire gouverner par ce qui lui est extérieur. En ce sens, la spiritualité s’oppose à l’orgueil ou à l’égocentrisme. C’est la capacité que peuvent avoir les hommes à prendre de la distance ou de l’altitude par rapport à la satisfaction de leurs besoins immédiats, pour s’attacher au respect de valeurs qui les englobent, certes, mais les dépassent aussi très largement, pouvant même aller jusqu’à induire des comportements sacrificiels.

Ceci dit, la spiritualité, dans le vocabulaire contemporain, désigne aussi une ouverture pluridirectionnelle. Elle désigne un champ de découvertes a priori libres et infinies, sur lesquelles la théologie chrétienne ne manquera pas de porter un regard critique. Il existe aujourd’hui une grande diversité de spiritualités, religieuses ou non, chrétiennes ou non, en harmonie ou en rupture avec la volonté de Dieu exprimée dans sa Parole. Le regain d’intérêt contemporain pour la spiritualité, dans la postmodernité, et, notamment, le succès des spiritualités sans transcendances, ne saurait être interprété comme un retour au christianisme.

La spiritualité, à elle seule, n’est pas garante de grand-chose. Elle peut partir dans toutes les directions. Elle peut s’exprimer dans un engagement de type idéologique ou politique, dans un travail humanitaire, dans un combat écologique, dans des engagements parfois éperdus qui ne revendiquent pas nécessairement d’inspiration chrétienne. Et c’est sans doute la raison pour laquelle la spiritualité est à la mode : elle n’exclut rien du champ des possibles.

Le mot sanctification, qui appartient au vocabulaire de l’Eglise, désigne quant à lui une réalité plus directive et ressentie comme contraignante : l’idée d’une soumission, d’une purification. La sanctification, c’est la soumission objective à la Loi de Dieu. C’est le repentir et la rupture avec le péché que la grâce induit. C’est le respect croissant de ce que Dieu ordonne, que l’Esprit Saint inspire et développe dans la vie des croyants. La sanctification désigne le mouvement de retour du fils prodigue à la maison paternelle qu’il n’aurait jamais dû quitter, et sa réconciliation concrète avec le quotidien qu’il haïssait auparavant. Le premier concept, la spiritualité, semble élargir le champ des possibles, le second, la sanctification, semble le rétrécir.

Toutefois, spiritualité et sanctification, dans la vision biblique de la communion avec Dieu, se rejoignent et s’appellent mutuellement. Quel cadre la notion biblique de l’alliance donne-t-elle au développement de la spiritualité ? Et quelle place revient à la sanctification dans cette nouvelle perspective ? C’est ce que je vais essayer de développer.

II. Une relation établie par une Parole

La première caractéristique du lien d’alliance dont il est question dans la Bible est d’être une relation établie par une parole, une Parole fondatrice que Dieu lui-même adresse aux hommes dans l’histoire et dont il se porte garant à la manière d’un serment (Hé 6.17-18). Dans la vision judéo-chrétienne de la spiritualité, il y a toujours antériorité de la Parole de Dieu sur toute parole humaine.

Moïse, au livre du Deutéronome, l’exprime dans une formule devenue célèbre : « Les choses cachées sont à l’Eternel notre Dieu, les choses révélées sont à nous et à nos fils, à perpétuité, afin que nous mettions en pratique toutes les paroles de cette Loi. » (29.29) Ainsi est fondée la spiritualité des hommes de la tradition biblique : les choses secrètes, les choses inconnues par définition n’appartiennent pas à l’homme, mais à Dieu. Les hommes n’ont pas à les rechercher. En se révélant à eux, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob leur a donné de connaître ce qui leur est nécessaire. Il a défini le cadre et les conditions de la relation qu’il veut avoir avec eux. Il serait donc bien suspect, de leur part, de ne pas vouloir s’en contenter, ou de chercher en dehors de ce cadre (par exemple, dans une recherche ésotérique ou mystique) ce qui ne peut leur être donné qu’en lui et qui leur a déjà été donné en lui. La face de Dieu ne peut pas, et même ne doit pas, être recherchée en dehors de cette Révélation.

Cette alliance, précise un théologien néerlandais (Klaas Schilder), a ceci de particulier qu’elle est unilatérale dans son fondement, et bilatérale dans son accomplissement (positif ou négatif). Cela ne veut pas dire que la parole de l’homme ne joue pas un rôle important dans le développement de cette relation, mais qu’elle n’est essentiellement que réponse aux Paroles de Dieu, et réponse, de surcroît, toujours relative, partielle, fragile, perfectible dans un chemin progressif de sanctification (voilà le mot !) qui ne sera jamais totalement achevé ou parcouru dans le temps présent.

Dans cette perspective, la communion avec Dieu ne se développe pas de façon totalement imprévisible, mais en réponse aux Paroles que Dieu a posées dans l’histoire, sous forme de promesses et d’avertissements. Et au fil de l’histoire de la Révélation – puisque cette Révélation s’est faite de façon progressive – les paroles successives de Dieu forment le corpus d’une Alliance, qui constitue en quelque sorte le « cadre juridique » dans lequel et par lequel les expériences spirituelles des hommes peuvent être reconnues en harmonie ou en rupture avec le projet de Dieu pour leur vie, comme aussi rattachées ou détachées du projet communautaire.

Les expressions de la spiritualité chrétienne sont diverses : la prière (qui en est un des lieux privilégiés), la confession de foi, l’éthique ou la morale qui en désignent les implications comportementales, comme aussi le témoignage et l’engagement de l’Eglise, dans le monde et la cité des hommes, qu’ils soient en paroles ou en action… Mais ces différentes expressions de la spiritualité chrétienne sont autant de réponses à la Parole divine à laquelle elles font écho. Elles sont inspirées par une commune reconnaissance envers cette Parole.

Du reste, l’alliance est un type de lien qui reconnaît également aux parties engagées deux personnalités distinctes et irréductibles, et qui, par là, s’oppose à l’idée de fusion ou d’indistinction. Aucune forme de confusion ou de fusion mystique, ou de « co-naturalité », ne trouve sa place dans ce rapport.

En bref, la communion avec Dieu est avant tout fidélité, elle est essentiellement, pour le croyant, réponse à une Parole, qui toujours précède sa propre réponse, et n’est pas conditionnée par cette dernière.

III. Un juste rapport entre l’autorité et la liberté

Parce qu’elle est ainsi structurée, l’alliance devient aussi, dans la pédagogie divine envers les hommes, le lieu dans lequel s’apprend et se construit un juste rapport entre l’autorité et la liberté, entre la dépendance et l’indépendance. Ceux qui se targuent de ne dépendre en rien d’autrui supportent mal en l’alliance le rappel de l’Altérité dont ils dépendent, et celle de l’initiative divine à laquelle ils sont redevables. Mais cette dépendance n’aliène l’homme qu’au regard de ceux que la dépendance d’autrui contrarie, ceux pour qui la liberté équivaut à la quête d’une autonomie absolue. Dans le cadre de l’alliance, la liberté s’éprouve essentiellement comme une réponse à une parole qui la précède et la fait naître. Et dans la foi, il appartient à chacun, notamment au travers de son baptême, d’habiter cette dépendance originaire qui devrait empêcher la liberté de se vouloir pure et vertigineuse affirmation de soi, dans l’indifférence et l’oubli des racines qui l’ont portée[1].

IV. Redonner sa juste place de l’expérience subjective

Enfin, parce qu’elle est ainsi structurée, l’alliance est aussi propre à donner (ou redonner) sa juste place à l’expérience subjective dans la spiritualité, sa juste place aux sentiments et au vécu émotionnel, qui ne sont pas à proprement parler fondateurs, mais qualifiés, encore une fois, par la Parole divine qui les précède et les encadre.

V. La spiritualité et la doctrine

Maintenant, cet attachement de la spiritualité chrétienne à la Parole n’est pas uniquement une donnée structurelle, susceptible de se lier indifféremment à divers contenus. La Parole divine à laquelle la spiritualité chrétienne fait écho a aussi un contenu déterminé et relativement précis, sans lequel elle ne pourrait pas être elle-même. En particulier – et ce n’est pas un détail secondaire – la Parole fondatrice de l’alliance est une promesse de grâce et de salut, qui a reçu son plein accomplissement historique au travers de la médiation de Jésus-Christ (sa vie, sa mort et sa résurrection) et de l’œuvre de l’Esprit Saint (tous les fruits de la Pentecôte dans la vie des croyants). C’est donc une spiritualité de la reconnaissance dont il s’agit, pour une grâce promise par Dieu le Père, puis accomplie par Dieu le Fils, et rendue fructueuse par Dieu le Saint-Esprit. C’est une spiritualité « trinitaire ». Elle n’est pas en premier lieu une morale du devoir ou un appel à la prestation, mais un appel à la reconnaissance (au double sens de reconnaître et de remercier) pour un cadeau gratuit, totalement immérité et généreusement donné.

Cette précision n’est pas sans importance dans le monde actuel où se développent des quêtes spirituelles qui s’appuient sur des expériences personnelles du divin de plus en plus relatives et au contenu doctrinal le plus souvent indéfinissable. C’est une « spiritualité » qui veut court-circuiter les débats doctrinaux les plus essentiels et qui prône une relativisation générale de leur pertinence. La communion est ici située dans un dépassement de tous les particularismes doctrinaux et dans la recherche d’une communion située au-delà, en un point focal vers lequel toute doctrine tendrait de façon imparfaite, relative (et culturellement marquée), sans qu’aucune d’entre elles ne puisse prétendre lui correspondre vraiment.

Certes, le Saint-Esprit peut souffler de façon imprévue et surprenante, en référence à la parole de Jean 3.8 (« Tu en entends le bruit, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va »). Mais cela ne veut pas dire que l’Esprit Saint puisse pour autant dire n’importe quoi. Le même apôtre ajoute – cette précision est très importante pour notre sujet – que le Saint- Esprit n’aura d’autre vocation que de rappeler aux disciples du Christ les paroles que le Maître leur a dites de la part de Dieu : « Quand l’Esprit sera venu, il vous conduira dans toute la Vérité, et ses paroles ne viendront pas de lui-même, mais il parlera de tout ce qu’il aura entendu (…) et me glorifiera, puisqu’il prendra de ce qui est à moi et vous l’annoncera (…). Le Saint-Esprit que le Père enverra (…), c’est Lui qui vous rappellera tout ce que je vous ai dit. » (Jean 14.26 et 16.5-15)

Le lien qui est posé ici entre la parole de l’Esprit et la parole du Christ est insécable et constitue le fondement de toute discipline spirituelle dans l’Eglise, notamment pour le discernement des dons et des inspirations, et l’identification des dérapages éventuels. L’Esprit Saint n’a d’autre vocation ou mission que de féconder en nos cœurs les semences que le Christ y a déposées.

VI. De la spiritualité individuelle à la spiritualité collective

C’est aussi cette structure alliancielle qui fonde l’existence et permet le développement, au sein du peuple de Dieu, d’une spiritualité communautaire. Parce qu’elle est une, la Parole de Dieu donnée dans l’histoire devient aussi parole commune, soudant les fils d’Abraham et l’ensemble des croyants en une famille, dont la spiritualité est commune réponse à la Parole reçue.

Au point de rencontre entre spiritualité individuelle et spiritualité collective se pose également la question du rôle dévolu aux institutions dans l’épanouissement de la spiritualité. Dans la postmodernité, la spiritualité s’est largement affranchie de toutes relations conscientes avec les institutions. On assiste aujourd’hui à une formidable prise de liberté de la spiritualité par rapport aux institutions. Pour reprendre les termes de Jean Delumeau, nous ne sommes pas encore, aujourd’hui, à la fin des temps, nous touchons sans doute à la fin d’un temps, celui de la spiritualité qui s’épanouit dans le cadre des institutions, que celles-ci soient familiales, ecclésiales ou civiles. La foi est en train de déserter les lieux traditionnels. L’institution ecclésiale est perçue aujourd’hui comme trop distante par rapport aux intérêts et au vécu immédiats des individus. « Elle n’apparaît plus comme le lieu naturel de la transmission de la foi, mais comme étant extérieure à l’expérience qui y conduit. Son organisation légale, disciplinaire ou doctrinale est jugée menaçante ou stérilisante pour la foi personnelle », écrit Christian Ducoq[2], ce qui incite nombre de chrétiens, même militants, à des formes de désertion silencieuse vis-à-vis de toute institution ecclésiale, portés par le rêve d’une Eglise qui serait tout événement, toute spontanéité, simple communion, lieu de fraternité transparente[3].

 

Et le protestantisme contemporain, dans son aile non évangélique, a certainement contribué à cette dévalorisation de l’institution ecclésiale, en s’éloignant progressivement des références normatives sur lesquelles reposaient la stabilité et l’identité de la foi commune : la relation à l’Ecriture Sainte, à la confession de foi, à la loi morale, à la liturgie. Il est aujourd’hui comme entraîné sur un fleuve qui a quitté ses berges, dans un univers flottant, agité, changeant, dont tout le monde sent bien le mouvement, mais dont personne ne connaît précisément la destination[4].

VII. Spiritualité et institutions

Quelle peut donc être, dans le plan de Dieu, la vocation positive de l’institution ecclésiale ? Il est de donner à l’événement une dimension collective, comme aussi d’inscrire l’événement dans la durée, lui donner une forme de pérennité historique. Comme l’écrit Ducoq : « Il n’y a pas de réalités collectives permanentes qui ne soient instituées. Le caractère informel de certains événements est incapable d’affronter la durée.[5] » L’institution ecclésiale n’a d’autre fin que de permettre aux croyants d’affronter ensemble la longueur du temps. Elle assure la visibilité de la recherche de Dieu (on pourrait dire aujourd’hui la « traçabilité » de la foi de l’Eglise) au fils du temps.

Concrètement, comment se matérialise l’institution ? Elle n’est pas un simple état de fait, ou ce que les juristes appellent la « possession d’état », ou la simple nature des événements. Ce n’est pas la simple fréquence de leurs répétitions qui finirait par créer des « habitudes collectives ». L’institution, c’est plus précisément la façon dont la communauté s’organise et se structure, c’est la discipline (liturgie et éthique) qu’elle adopte. En particulier, c’est la structure d’autorité dont elle se dote, la façon dont elle organise en son sein l’exercice de l’autorité. Et en deçà de cette organisation et plus fondamentalement, on peut dire que l’institution est essentiellement une parole – on y revient encore une fois – la parole officielle de l’Eglise, la parole par laquelle, et autour de laquelle, la communauté se rassemble et s’édifie.

L’Ecriture Sainte, bien sûr, joue ce rôle de parole instituante. mais aussi, à un second degré, son Credo (la profession de foi de l’Eglise), sa Discipline (au sens de règlement ecclésiastique), comme aussi sa Liturgie. L’institution, pourrait-on dire, c’est l’ensemble des paroles qui sont reconnues par la communauté comme l’expression officielle de son identité et de son espérance. Ce sont les paroles qui, en son sein, définissent la normalité, qui sont l’expression de son projet et qui précisent la direction dans laquelle le groupe entend se construire. Ce sont les repères, les référentiels sur lesquels la communauté veut se bâtir, et qui constituent comme un cadre juridique par lequel les comportements individuels vont pouvoir être rattachés (ou au contraire détachés) du projet communautaire.

Nous avons dit expression officielle de son identité… Il y a là aussi une caractéristique importante du lien d’alliance. Une alliance, dans l’optique biblique, est toujours un engagement qui est contracté de façon publique, qui prend à témoin les tiers, l’ensemble de la communauté, voire même, chaque fois que cela est possible, l’ensemble de la société civile. C’est l’inverse d’un lien secret, clandestin ou seulement privé.

Or, l’engagement public renforce la vérité de l’engagement privé, non seulement en lui donnant un caractère irréfutable devant témoins, mais aussi en l’identifiant socialement : l’engagement public (pensons, par exemple, au baptême) « désingularise » l’événement spirituel qui se produit en le rattachant à un standard connu et reconnu, ce qui permet aux autres membres de la communauté, à la fois de l’identifier et de s’y identifier.

Un lien d’alliance est un engagement qui est conforme à une institution que la communauté a préalablement identifiée et reconnue officiellement être en adéquation avec son projet, ce qui ne pourrait pas se faire si l’événement de l’Esprit était perpétuellement dans la discontinuité.

Sans institution, si légère soit-elle, il n’y aurait plus de « vivre ensemble » dans la spiritualité, ni de construction dans la durée. Il n’y aurait pas de « traçabilité » possible dans l’inspiration de l’Esprit.

Il ne fait pas de doute que l’institutionnalisation est une étape redoutablement délicate dans le développement d’une œuvre ou d’une communauté, si l’on veut qu’elle serve réellement de tuteur au développement de la spiritualité du groupe et non de frein. Mais que la difficulté de la démarche ne nous fasse pas oublier les promesses positives qui s’y attachent. Pour la spiritualité chrétienne, l’institutionnalisation répond à une nécessité d’incarnation dans l’espace et dans le temps. Si elle s’y refuse, la communauté ne peut que se disloquer à plus ou moins long terme et l’événement spirituel rester éphémère.

BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE 
sur le rapport entre la spiritualité et l’institution

M. BERGMANN, « L’institution en théologie protestante », dans Y. CONGAR (éditeur), Vocabulaire œcuménique, Paris, 1970, 338-395.
M. BERGMANN, « L’institution », Verbum Caro, n° 80, 1966, 42-65.
COLLECTIF, « L’institutionnalisme. Rapport de la 4e conférence mondiale de Foi et Constitution », Montréal, 1963, Verbum Caro, volume XVII, n° 67, 1963, 313-352.
C. DUQUOC, « Amour et institution », Lumière et Vie, n° 82, 1967, 33-62.
C. DUCOQ, Je crois en l’Eglise, précarité institutionnelle et règne de Dieu, Paris, Cerf, 1999.
M. JOHNER, « La théologie de l’institution », dans « L’Eglise : l’événement et l’institution », La Revue réformée, n° 210, 2000/5, nov. 2000, tome LI, 42-47.
J.-L. LEUBA, L’institution et l’événement, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1950, 1-141.


* M. Johner est professeur d’éthique à la Faculté Jean-Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] Paroles inspirées de celles de Catherine Chalier, « L’appel », dans Nom, prénom (Paris : Autrement, 1994), 18-33.

[2] C. Ducoq, Je crois en l’Eglise, précarité institutionnelle et règne de Dieu (Paris, Cerf, 1999), 99.

[3] Les paroles de ce paragraphe sont partiellement empruntées à Ducoq, ibid., 111.

[4] Paroles inspirées de celles de J. Delumeau, dans Carrières, Delumeau, Ecco, Gould, Entretiens sur la fin des temps (Paris, Fayard, 1998), 307.

[5] Ducoq, op.cit., 160.

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Spiritualité et liturgie http://larevuereformee.net/articlerr/n257/spiritualite-et-liturgie Fri, 28 Oct 2011 16:41:42 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=772 Continuer la lecture ]]> Spiritualité et liturgie

Michel JOHNER*

Dans la communauté chrétienne, parmi les paroles qui ont une fonction proprement instituante (comme l’Ecriture sainte, le Credo et la Discipline)[1] figure également la Liturgie.

Les paroles par lesquelles s’exprime la prière publique de l’Eglise, que ce soit dans le domaine du repentir, de la louange, de l’adoration ou de l’intercession, participent elles aussi à la définition de l’identité chrétienne. C’est aussi dans la prière qu’ils adressent à Dieu (en réponse à ses promesses) que les croyants se reconnaissent mutuellement membres d’une même famille, ce qu’ils ne pourraient faire si la réponse chrétienne à la Parole de Dieu était perpétuellement dans la discontinuité.

Abordant ce sujet, je suis parfaitement conscient que la référence à la liturgie est quelque chose qui peut laisser indifférents la plupart d’entre nous, qui appartenons à des Eglises évangéliques peu attachées à la liturgie, voire même hostiles à son principe.

Mais toute communauté ne pratique-t-elle pas une liturgie, qu’elle en soit consciente ou inconsciente, tout comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir ? La liturgie, c’est l’ensemble des gestes et des paroles qui expriment publiquement la prière d’une communauté. Elle peut être mise par écrit, ou être seulement de tradition orale, laisser plus ou moins de place à la liberté d’expression, mais elle n’en reste pas moins une expression codifiée.

Même les communautés les plus hostiles à l’idée de liturgie ont toutes, en réalité, dans l’expression de la prière, des codes de langage qui leur sont propres : un vocabulaire, une phraséologie, des thématiques préférentielles, ce qui permet, souvent, dans des réunions de prières interdénominationnelles, après quelques phrases seulement, d’identifier la communauté d’origine de celui qui prie, tant sa manière d’exprimer la foi est typée. C’est une manière de s’exprimer qui porte une signature, qui porte la marque d’une identité confessionnelle. Même s’il n’en a pas conscience, celui qui prie est façonné par une culture ecclésiastique.

Plus profondément devrait aussi être mise en questions l’idée, fort répandue dans nos Eglises, selon laquelle l’inspiration de l’Esprit s’exprimerait essentiellement dans la spontanéité. Mais lorsque la prière commune fait l’objet, par la liturgie, d’un travail préparatoire, d’un encadrement pastoral et pédagogique, lorsqu’elle reçoit l’aide de tuteurs propres à la canaliser, l’équilibrer et l’élever à la richesse à laquelle elle est appelée selon l’enseignement biblique, son inspiration est-elle diminuée d’autant ?

Dans une vision complète de la régénération qui est l’héritage des croyants en Jésus-Christ, il n’y a pas de dichotomie possible, dans l’expression de leur prière, entre leurs facultés intellectuelles et leurs facultés spirituelles. Comme si les premières restaient engluées dans leur humanité pécheresse et reconnues définitivement invalides, et les secondes seules habilitées à franchir le seuil introduisant dans ce qui serait la spiritualité authentique, affranchie de toute servitude humaine et terrestre. C’est pourquoi la préparation de la prière doit être regardée comme un lieu d’inspiration aussi important, pour un pasteur (ou l’équipe en charge de la conduite du culte), que la présidence proprement dite de l’événement.

En outre, quelles peuvent être les motivations positives de l’attachement à une discipline liturgique ? Quel enrichissement la liturgie peut-elle apporter à la spiritualité ?

Parmi ses motivations figure tout d’abord l’aspiration à développer une spiritualité collective. La discipline liturgique favorise la recherche d’une spiritualité « décentrée », si je puis dire, construite à partir d’une parole extérieure à soi, attachée de façon plus évidente à l’altérité de la Parole. C’est un attachement qui traduit la volonté de circonscrire l’emprise de la subjectivité dans l’expression de la prière, et de juguler notre propension naturelle à l’individualisme et à l’égocentrisme.

Dans la tradition liturgique, le culte recherché est davantage que la simple juxtaposition ou addition des prières individuelles, telles qu’elles peuvent s’exprimer à domicile. Prier ensemble, c’est davantage que prier les uns à côté des autres. La liturgie invite ceux qui prient à mettre de côté leurs particularismes, à faire taire momentanément leur voix personnelle, pour se retrouver dans une parole commune qui devient la prière de tous, celle du corps des croyants.

Par la prière qu’elle met dans sa bouche, la discipline liturgique ramène l’expérience personnelle de celui qui prie à celle de l’Eglise universelle. Elle « désingularise » en quelque sorte son vécu ou son ressenti en le rattachant à celui de l’Eglise universelle. Elle rend palpable la communion des saints, une communion qui s’entend dans deux directions différentes : dans l’espace et dans le temps.

Tout d’abord, dans l’espace. En se soumettant à une discipline liturgique, le chrétien inscrit son vécu personnel dans un tissu communautaire qui le dépasse largement, tant il est vrai que l’œuvre de la grâce a pour effet de désenclaver leurs expériences individuelles, en tissant entre elles et celles des autres croyants toutes sortes de liens. Elle fait des croyants les membres d’un corps, les membres d’une famille. Et c’est une des vocations de la liturgie, précisément, que de rendre visible ce lien familial.

Mais aussi, dans le temps. Le croyant, dans sa lecture de la Bible, est largement tributaire de la façon dont les chrétiens qui l’ont précédé ont lu cette Parole. L’interprétation de la Bible ne se réinvente pas entièrement à chaque génération, elle ne s’écrit pas sur une page blanche. De même, l’expression de la prière chrétienne ne se réinvente pas chaque matin. Le croyant est largement tributaire et redevable, jusque dans l’expression de sa foi, des formes et des mots dans lesquels ses prédécesseurs se sont exprimés. Qu’il en ait conscience ou non, il est héritier dans sa prière d’une « culture religieuse ».

Par la liturgie, la prière du chrétien, pourrait-on dire, est appelée à entrer dans un grand fleuve, dont le courant la précède et la porte. Le croyant joint sa voix à un cantique solennel, entonné depuis des temps immémoriaux, non seulement par tous les croyants qui l’ont précédé, mais aussi, par d’innombrables créatures célestes qui chantent les louanges de Dieu de toute éternité (cf. Esaïe 6:3). Un instant, le croyant a pu se croire seul, dans son expérience de Dieu (dans une expérience forte de la conversion ou de la nouvelle naissance) mais, par la liturgie, la prière lui rappelle qu’il est le membre d’un corps, qui transcende même la séparation des vivants et des morts, comme aussi celle des créatures terrestres et célestes.

C’est une des ambitions positives d’une discipline liturgique – vous jugerez de sa pertinence – que de réveiller en permanence, dans l’expression de la prière, la conscience de l’héritage et de la transmission. Et c’est sans doute une des raisons qui expliquent le manque d’intérêt qu’elle suscite, aujourd’hui, dans une nouvelle génération qui a largement perdu le sens des filiations, de l’héritage, de la transmission, et qui vit souvent, jusque dans les choses spirituelles, dans des illusions de génération spontanée.

Par la liturgie, la spiritualité cherche aussi à s’imposer une pédagogie, qui veut être un signe d’ouverture et d’humilité riche en promesses. En particulier, elle cherche à enrichir sa prière de toutes celles que l’on trouve dans la Bible, de prier la Bible, toute la Bible. Par la liturgie, le croyant veut faire sienne la prière de l’Eglise de l’Ancien et du Nouveau Testament dans toute sa richesse et diversité : s’approprier ses espérances, partager ses crises, confesser sa foi… (cf. l’importance du chant des Psaumes dans la tradition huguenote du Désert).

L’attachement à la liturgie est aussi une discipline qui se veut réaliste quant à l’humanité des membres de l’Eglise et aux faiblesses qui peuvent rester les leurs au-delà de la justification par la foi et du baptême (dans le sens du simul peccator de Luther). Prenant distance envers toute idée de perfectionnisme, angélisme ou triomphalisme dans l’expression de la spiritualité, la prière de l’Eglise est préparée, ici, dans la conscience que la communauté est faite d’hommes et de femmes qui, par rapport à leur vocation, resteront toujours capables d’oublis, d’ingratitudes, de contentements de soi et de manquements actifs ou passifs de toutes sortes. Tout cela veut être jugulé par l’adoption volontaire d’une discipline liturgique qui serve d’aiguillon (selon le mot de Calvin) pour les empêcher de s’assoupir.

Dans le même sens, une autre des vocations de la liturgie est de jouer, dans le développement de la spiritualité, le rôle de « tuteur de la mémoire ». C’est la vocation, notamment, d’un « calendrier liturgique », que d’organiser le temps de telle sorte que la communauté s’oblige à faire mémoire, et à refaire mémoire perpétuellement, de ce qu’elle considère comme étant fondamental dans la Parole de Dieu. Un calendrier liturgique est une sorte de checklist spirituelle faite pour limiter l’oubli.

Enfin, une culture liturgique est aussi faite pour favoriser une transmission, une éducation dans la spiritualité et, notamment, une transmission transgénérationnelle. Pour les enfants, dans l’Eglise et dans la famille chrétienne, la liturgie veut aussi être une pédagogie de la prière. Au sein de l’alliance, l’enfant apprend la prière comme il apprend sa langue maternelle : par osmose et par imitation. Dans un premier temps, il n’invente pas les mots de la prière. Il utilise d’abord les mots qui lui ont été appris pour, ensuite, seulement, y apporter sa touche personnelle.

Voilà quelques propositions, susceptibles, je l’espère, de remettre en valeur le principe d’une discipline liturgique et l’apport qui peut être le sien à l’épanouissement de la spiritualité. Les « nouvelles spiritualités », aujourd’hui, dans l’Eglise, font peu de place à la liturgie. Puisse cet exposé servir de point de départ à des débats fructueux en différents milieux !

    


* M. Johner est professeur d’éthique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] Cf. article précédent, « Alliance et spiritualité ».

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Église visible et invisible: l’architecture ecclésiologique de Calvin http://larevuereformee.net/articlerr/n255/eglise-visible-et-invisible-l%e2%80%99architecture-ecclesiologique-de-calvin Wed, 07 Sep 2011 18:28:53 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=759 Continuer la lecture ]]> Église visible et invisible :
L’architecture ecclésiologique de Calvin

Michel JOHNER*

Résumé

Calvin, à la suite de Luther, et contre le catholicisme romain de son temps, plaide tout d’abord en faveur de l’invisibilité de l’Eglise, dont les limites ne sauraient être confondues avec celles d’une institution ecclésiale temporelle, quelle qu’elle soit. L’Eglise est d’abord et essentiellement « corps mystique du Christ », et à ce titre objet de foi.

Mais, dans un second temps, et sous l’influence de Bucer, Calvin, en lutte contre le protestantisme radical et spiritualiste, saura équilibrer son propos en revenant sur la visibilité institutionnelle de l’Eglise et donner à celle-ci un fondement théologique précis et solide.

Au fil des éditions successives de son Institution chrétienne (IV), Calvin, de 1536 à 1559, développe un véritable traité d’ecclésiologie, remarquable d’équilibre et de précision, intitulé « Des moyens extérieurs, ou aides, dont Dieu se sert pour nous conduire à Jésus-Christ son Fils et pour nous garder en lui », qui reste, jusqu’à aujourd’hui, pour les Eglises réformées, une référence incontournable.

INTRODUCTION

En l’année anniversaire, nombreuses ont été les études publiées sur la théologie de Jean Calvin, mais relativement rares, curieusement, les références à son ecclésiologie[1] ; c’est à se demander si cette ecclésiologie mérite qu’on s’y intéresse ou représente une contribution réelle au développement de la théologie protestante. Le lecteur appréciera.

Pour d’autres doctrines, les données sont dispersées dans les différents écrits du réformateur. Mais l’ecclésiologie de Calvin, à l’exception de certains développements sur les sacrements, se trouve pour l’essentiel dans l’Institution de la religion chrétienne[2]. Dans sa dernière édition, en particulier, elle apparaît comme une doctrine élaborée et complète. Ganoczy ira jusqu’à dire d’elle : « une des synthèses les moins inachevées de toute la théologie du réformateur[3]. »

De plus, particularité très stimulante pour l’étude, le lecteur peut observer, sur le sujet, l’évolution et le développement de la pensée de Calvin au fil des éditions successives de l’Institution, partant de la première édition (la bâloise, de 1536, en latin) à la dernière  (la genevoise, de 1559, en français, et rééditée une dernière fois par Calvin lui-même en 1562) portant comme sous-titre « Nouvellement mise en quatre livres, et distinguée par chapitres, en ordre et méthode bien propre, augmentée aussi de tel accroissement qu’on la peut presque estimer un livre nouveau[4]. » Ces éditions successives brossent un tableau vivant de l’évolution de la pensée ecclésiologique de Calvin entre l’âge de 27 et de 53 ans, deux ans avant sa mort.

Pour cette étude comparative des éditions successives de l’Institution, je suis très redevable au chapitre II de la seconde partie de la thèse de A. Ganoczy (intitulé « La doctrine ecclésiologique de Calvin »), qui m’a servi de portail et a largement inspiré l’étude que je présente aujourd’hui[5]. Les notes critiques de l’édition scientifique de J.-D. Benoit fournissent également de précieuses indications sur les dates des modifications successives du texte[6]. Enfin, le texte des différentes éditions de l’Institution est accessible dans les œuvres complètes de Calvin[7].

Afin d’éviter la dispersion, j’ai volontairement laissé de côté les développements qui concernent le pédobaptisme de Calvin et sa théologie de la sainte cène, lesquels ont fait l’objet d’études spécialisées et ne modifient pas l’architecture ecclésiologique générale que nous allons présenter.

I. LE VISIBLE ET L’INVISIBLE, PERSPECTIVE GÉNÉRALE

A. UNE DISTINCTION FONDAMENTALE

L’ecclésiologie de Calvin est tout entière construite autour d’une distinction, fondamentale pour lui (comme aussi pour Zwingli), entre ce qu’il appelle l’« Eglise visible » et l’« Eglise invisible »[8].

Dès l’édition latine de 1543, Calvin écrit :

« L’Ecriture sainte parle de l’Eglise de deux manières. En utilisant ce terme, elle évoque, parfois, l’Eglise telle qu’elle est en Vérité, et qui ne comprend que ceux qui, par la grâce de l’adoption, sont enfants de Dieu et, par la sanctification de son Esprit, sont de vrais membres de Jésus-Christ. Dans ce cas, elle envisage non seulement les saints qui habitent sur la terre, mais aussi tous les élus depuis le commencement du monde.

Souvent aussi, l’Ecriture évoque, par le nom d’Eglise, la multitude de personnes disséminées partout dans le monde, qui fait profession d’honorer Dieu et Jésus-Christ, qui atteste de sa foi par le baptême, témoigne de son unité en matière de doctrine et d’amour, et adhère à la Parole de Dieu, dont elle veut garder la prédication selon le commandement de Jésus-Christ. 

Dans cette Eglise se trouvent, mêlés aux autres membres, des hypocrites qui n’ont rien de Jésus-Christ, sauf le nom et l’apparence : les uns sont ambitieux, les autres avares, d’autres sont médisants, certains mènent une vie dissolue. Ils sont tolérés pour un temps, ou parce qu’on n’a pas de preuve pour les condamner, ou parce que la discipline n’est pas toujours ce qu’elle devrait être.

Mais de même qu’il nous faut croire l’Eglise qui est invisible, pour nous, et connue de Dieu seul, de même, il nous est ordonné d’avoir en honneur cette Eglise visible, et de nous maintenir dans sa communion.[9]. »

L’interprétation de ces lignes a inspiré bien des débats parmi les spécialistes de Calvin[10], mais il est indubitable que, de son point de vue, tout ce que la Bible enseigne sur l’Eglise n’est pas réductible à une proposition simple. L’Ecriture en parle de deux manières, que la théologie doit savoir distinguer et respecter.

Mais distinguer ne signifie pas séparer, et encore moins opposer. L’erreur, dans l’interprétation de ces paroles de Calvin, serait d’opposer les deux Eglises, comme s’il y avait, d’un côté, une Eglise essentielle et invisible et, de l’autre, une réalité accessoire et apparente, accidentelle et temporelle, qui serait, elle, vouée à disparaître et n’aurait pas de statut divin dans l’ecclésiologie.

A. Lecerf rend compte de cette articulation en disant:

« L’Eglise invisible, pour Calvin, est l’Eglise ‹idéale›, telle que Dieu l’a contemplée dans le pacte d’élection avec le Christ (MJ: l’Eglise dans sa perfection eschatologique)[11]. Mais l’Eglise doit, pour se constituer dans sa plénitude, apparaître comme un institut de salut et d’éducation à la sainteté, avoir une manifestation visible dans l’histoire (…). Et l’Eglise visible (dont le cercle déborde en ce sens de celui de l’Eglise invisible) est le cercle de l’alliance de grâce. Il comprend tous les professants et leurs enfants, quelle que soit la qualité de leur profession de foi, sincère, superficielle, conventionnelle, ou même simulée[12]. »

Puis Lecerf de préciser : « Dans la théologie de Calvin, (…) la doctrine de l’Eglise invisible, qui se rattache elle-même à la doctrine de l’élection au salut, assure ses droits à la personne du croyant. La doctrine de l’Eglise visible, quant à elle, confère à la société religieuse ses titres de pérennité et se rattache (…) à la doctrine de l’alliance de grâce (…). Chez Calvin, l’Eglise invisible et l’Eglise visible ne sont ni confondues ni séparées, elles sont logiquement distinguées et organiquement unies[13]. »

B. LES FAUSSES REPRÉSENTATIONS DE CE RAPPORT

Calvin, parlant de l’Eglise, utilise également d’autres couples d’expressions qu’il ne faut pas confondre les uns avec les autres.

1. Vraie et fausse Eglise ?

Notamment, ce que Calvin dit de l’Eglise visible et invisible ne doit pas être confondu avec ce qu’il dit de la vraie et de la fausse Eglise[14]. Car ce qu’il appelle vraie et fausse Eglises sont toutes deux visibles, aussi concrètes l’une que l’autre.

Lorsqu’une Eglise devient « fausse » (entendez: lorsqu’une institution religieuse perd les marques de l’ecclésialité), elle n’en devient pas invisible pour autant! Si tel était le cas, et si toutes les fausses Eglises mouraient ou devenaient invisibles, nous n’aurions plus aucun problème ecclésiologique à résoudre, et notre étude serait terminée ! Positivement, de même, l’Eglise réputée « vraie » ne glisse pas dans l’invisibilité. Fort heureusement, elle ne s’affranchit pas de diverses formes d’incarnation.

Confondre les deux couples d’expression, comme cela se produit parfois dans le spiritualisme évangélique, revient en pratique à ramener l’Eglise véritable à l’Eglise invisible, qui serait la seule essentielle. Comme le dit A. Birmelé : « Une identification des deux questions conduirait à comprendre l’Eglise invisible, communauté des croyants, comme étant la vraie Eglise et par conséquent la visible comme étant la fausse. Pareille conclusion serait fatale, car elle n’entraînerait qu’une compréhension négative de l’Eglise visible[15]. »

2. Eglise locale et Eglise universelle ?

Parlant d’Eglise visible et invisible, Calvin ne parle pas non plus d’Eglise locale et d’Eglise universelle, puisque, à ses yeux, visibilité et invisibilité sont deux traits qui traversent à la fois l’Eglise universelle et l’Eglise locale ! Le rapport du visible et de l’invisible, de son point de vue, n’équivaut pas au rapport d’un fragment avec un tout, puisque le fragment lui-même (en l’occurrence l’Eglise locale) est porteur de cette ambivalence. En outre, l’universalité de l’Eglise ne s’affranchit pas non plus de diverses formes de visibilité.

3. Une relation dialectique ?

De nombreux spécialistes de Calvin, surtout dans la mouvance du barthisme d’après-guerre, ont parlé à ce propos de « rapports dialectiques ».

J. Courvoisier, par exemple, leur fait écho en écrivant : « Chez Calvin, il y a deux voies d’approche pour traiter la question de l’Eglise. Ces deux voies correspondent à ce qu’il appelle l’Eglise visible et l’Eglise invisible. Dans leur dépendance réciproque, elles illustrent ce que l’on peut appeler le principe dialectique de l’ecclésiologie du réformateur, (…) l’aspect visible nous renvoyant à la réalité invisible et la réalité invisible nous obligeant à considérer l’indispensable réalité visible, de telle sorte que l’on ne peut comprendre ce qu’est l’Eglise sans ce mouvement. La doctrine de l’Eglise n’a rien de statique[16]. »

Cet appel à la dialectique est certainement utile sur ce thème, pour éviter les interprétations sélectives ou les harmonisations forcées des textes de Calvin. Mais elle a pour défaut majeur, de mon point de vue, de conclure trop vite à la contradiction et au paradoxe, là où Calvin ne perçoit que de la cohérence, des relations harmonieuses et fécondes.

Dans l’esprit de la dialectique, les deux affirmations initiales sont posées a priori comme contradictoires, et la vérité divine située dans le dépassement des deux termes du paradoxe, qui tous deux conduisent à cette vérité, sans jamais lui correspondre. Alors que, chez Calvin, les deux propositions (en l’occurrence Eglises visible et invisible) désignent deux aspects complémentaires de l’Eglise, qui, droitement posés, ne sont pas contradictoires, pas plus qu’ils n’ont à être dépassés ici-bas. Tous deux reçoivent un statut théologique positif. Tous deux ont un rôle essentiel à jouer dans l’histoire du salut et font partie de la pensée de Dieu pour l’Eglise.

Pour Calvin, ce rapport du visible et de l’invisible est aussi un mystère (au sens théologique du terme) qui ne se laisse pas rationaliser. Il demande à être cru, et doit être respecté dans les limites et avec les équilibres que la Révélation elle-même lui donne.

C. LA JUSTE REPRÉSENTATION DE CE RAPPORT

La question de l’articulation du visible et de l’invisible en ecclésiologie n’a cessé d’être débattue dans la tradition protestante du XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui, soit pour atténuer la distinction entre les deux (P. Althaus, K. Barth)[17], soit, au contraire, pour renforcer leur opposition (E. Brunner, P. Tillich)[18].

Comment est conçue, chez Calvin lui-même, l’articulation du visible et de l’invisible ? Il n’est pas facile de trouver les mots justes pour le dire. Je risquerai pour ma part une image qui aura elle aussi ses limites: celle d’un fruit ou, plus précisément, du rapport entre le noyau du fruit et sa peau extérieure.

 

Dans l’ordre des causes et des effets, c’est le noyau qui est premier, c’est lui qui est la source, le génome ou le principe vital grâce auquel l’ensemble de ce fruit singulier se développe. Telle est, pour Calvin, la notion d’Eglise invisible (ou du « corps mystique du Christ ») sans laquelle la doctrine de l’Eglise, à ses yeux, serait littéralement « décapitée » ou « énucléée ».

Mais ce noyau, dans le rapport que les hommes peuvent avoir avec lui, n’est pas perceptible de façon immédiate. Il est dissimulé à l’intérieur d’un fruit. Il est donc invisible a priori. Dans leur expérience existentielle, les hommes ne peuvent accéder à lui qu’en mordant résolument dans la peau et la chair du fruit, elles bien visibles, qu’en franchissant progressivement, dans la foi, toute la distance qui semble séparer la peau du noyau, en s’appropriant de façon personnelle toute la matière qui les « sépare ». Cet emballage visible, c’est, pour Calvin, la doctrine de l’alliance de grâce, établie par la promesse de salut que Dieu, dans l’histoire, a adressée à Abraham et transmise après lui à ses enfants, sous la forme d’un serment, avant même qu’ils en aient conscience[19].

D. UNE DOUBLE PERSPECTIVE APOLOGÉTIQUE

Une autre précision importante pour comprendre ce qui va suivre : c’est la double perspective apologétique dans laquelle s’est développée historiquement l’ecclésiologie de Calvin.

Il s’agit, tout d’abord, pour Calvin, de se démarquer de l’ecclésiologie catholique – son « aile droite » ecclésiologique, si je puis dire – qui tendait à confondre l’Eglise ou le corps du Christ avec une institution ecclésiastique temporelle, en l’occurrence l’institution romaine catholique[20]. Et Calvin, dans ce premier combat, rejoint totalement Luther dans la proclamation de l’invisibilité de l’Eglise.

Mais il s’agit aussi pour Calvin, en second lieu, de se démarquer, à l’extrême opposé, des idées ecclésiologiques du protestantisme radical (anabaptiste ou autre) – son « aile gauche » ecclésiologique, si je puis dire –  qui, par spiritualisme ou mysticisme, tendait à vider l’institution ecclésiastique et les ministères institués de leur nécessité ou statut théologique positif, ceux dont l’ecclésiologie courait le risque, aux yeux de Calvin, de disparaître dans l’invisibilité[21]. Et c’est sur ce second front apologétique, et sous l’influence de son séjour à Strasbourg et de Bucer, que Calvin va développer sa pensée sur la visibilité de l’Eglise.

Dans quelle mesure les catholiques et les anabaptistes de l’époque se seraient-ils reconnus dans les idées que Calvin leur prêtait ? La question mérite d’être posée. Le ton de son discours surprend par sa violence et son absence de nuances. Les réactions de Calvin sont tellement vives qu’on peut se demander parfois s’il ne tombe pas dans la caricature, et si ses aversions, largement partagées avec Bucer, ne sont pas motivées par des raisons extérieures à la théologie et l’exégèse. Mais telle était, en tous les cas, l’image qu’il voulait donner de ces deux « périls » ecclésiologiques. Ce sont là deux visions de l’Eglise que Calvin entend renvoyer dos à dos, et qui se trouvent, à ses yeux, à égale distance de ce qu’il pense être l’enseignement de l’Ecriture.

E. UNE CONSTRUCTION AUTOUR DE TROIS AXES DIRECTEURS

Dans cette double perspective apologétique, comment se construit la pensée de Calvin sur l’Eglise au fil des éditions successives de l’Institution chrétienne ? Essentiellement autour de trois axes directeurs, que nous évoquerons successivement, et qui, de mon point de vue, ne sauraient être comprimés ou confondus sans tordre la pensée du réformateur.

  1. L’ecclésiologie de Calvin a tout d’abord une clé de voûte, qui se situe, avec les précisions posées plus haut, dans l’invisibilité (et dirigée donc contre le catholicisme) : la christologie (le corps mystique du Christ et l’absolue efficacité de la médiation du Christ) et la doctrine de l’élection.
  2. Elle a ensuite (cette fois dans la visibilité, et dirigée contre l’anabaptisme) une colonne vertébrale, qui est le ministère public de la Parole et des sacrements, et donne corps à ce que Calvin appelle la maternité de l’Eglise visible.
  3. Et, enfin, toujours dans la visibilité, un fondement, ou une pierre angulaire (et toujours dirigée contre l’anabaptisme) qui est la doctrine de l’alliance de grâce, laquelle, du point de vue de la condition humaine, fonde et encadre le tout, comme l’emballage dans et par lequel Dieu choisit de mettre les hommes en relation avec la grâce qu’il veut leur faire.

II. LA CLÉ DE VOÛTE : L’INVISIBILITÉ DE L’ÉGLISE, OPPOSÉE AU CATHOLICISME ROMAIN

La première édition latine de l’Institution de 1536 n’aborde, dans son introduction (l’« Epître au Roi ») et dans un court chapitre, que la seule doctrine du corps mystique du Christ. Ce texte servira de base à toute l’évolution ultérieure de la doctrine de Calvin sur l’Eglise. On le retrouvera dans toutes les éditions de l’Institution, textuellement ou substantiellement. Comme le dit A. Ganoczy, « beaucoup d’éléments nouveaux y seront ajoutés, mais rien d’important n’y sera retranché »[22].

A 27 ans, Calvin, dans ce texte fondateur, soutient que l’essentiel de l’Eglise est situé dans la transcendance et dans l’invisible. Il le dit par réaction contre l’immanentisme et l’abus de puissance attribués à la papauté. Son propos est d’abattre toute prétention humaine à la souveraineté sur l’Eglise et d’affirmer sur l’Eglise la seule Seigneurie de Dieu et du Christ.

A. LE CORPS MYSTIQUE DU CHRIST

Répondant aux adversaires qui accusent le parti luthérien de détruire la structure de l’Eglise et l’unité du corps ecclésial, Calvin déclare :

« L’Eglise du Christ a vescu et vivera tant que le Christ regnera à la dextre de son Père : de la main duquel elle est soutenue, de la garde duquel elle est armee, de la vertu duquel elle est fortifiee.› Elle existe et subsiste grâce à la royauté céleste de son Fondateur et Chef, qui transcende infiniment tout ce qui est temporel ou lié à l’espace. »

Et Calvin enchaîne : « Les adversaires des évangéliques (MJ: protestants) sont bien loin de la verite, quand ils ne recognoissent point l’Eglise, si elle ne se voit présentement à l’oeil, et la veulent enclorre (MJ: enfermer) en certaines limites, auxquelles elle n’est nullement comprinse (MJ: enfermée). Oui, ils ont tort, parce qu’ils ont oublié que l’Eglise participe à la transcendance de son Roi glorieux et éternel. C’est pour cela qu’ils requierent tousiours une forme d’Eglise visible et apparente. Voire même, dans leur aveuglement, ils constituent icelle forme au siège de l’Eglise romaine et en l’estat de leurs Prelats (MJ : ils confondent sa forme avec celle de). Nous, au contraire, affirmons que l’Eglise peut consister sans apparence visible (MJ : c’est nous qui soulignons). Elle n’est donc pas là où sont les cadres inventés par les hommes. Elle n’est liée ni à un lieu géographique, ni  à une tradition temporelle, mais seulement aux éléments qui lui viennent d’en haut: à la prédication de la Parole de Dieu et à l’administration des sacrements bien institués[23]. »

Et à l’accusation de briser l’unité ecclésiale et de déchirer l’Eglise, Calvin répond : « Si le peuple de Dieu est un, c’est que son conducteur et prince est le Christ unique. (…) Si elle est une, c’est qu’elle est le corps du Christ qui ne peut pas avoir deux ou trois corps. (…) Ce n’est pas le chef visible, ou la tête visible, qui tient le corps assemblé[24]. »

De plus, rien ne saurait mettre en échec la souveraineté du Christ. Calvin, commentant le livre des Rois (1 Rois 19.18) : « Il y a sept mille hommes qui n’ont pas fléchi les genoux devant Baal. Quand on verrait la désolation la plus horrible, et qu’il n’y aurait plus de résidus de l’Eglise, sachons que la mort de Christ demeure fructueuse, et que Dieu garde miraculeusement son Eglise comme en cachette. Jézabel ne peut arriver à anéantir le troupeau du Seigneur[25]. »

B. LA DOCTRINE DE L’ÉLECTION

Dans ce texte fondateur de 1536, Calvin, pour donner à son ecclésiologie des formes de solidité supplémentaires, fait aussi largement référence à la doctrine de l’élection. De l’inamissibilité de la grâce justificatrice, Calvin déduit l’indestructibilité de l’Eglise. Et sur l’inamissibilité individuelle de la grâce, il fonde l’indéfectibilité collective de l’Eglise : « Ceux qu’il avait lui-même élus selon sa prédestination éternelle (…), les siens, Dieu les a conservés au milieu de ces erreurs et ténèbres qui ont défiguré le vrai visage de l’Eglise, bien qu’ils fussent epars et cachez. Il a apprins de les garder et en la confusion de Babylone, et en la flambe de la fournaise ardente[26]. » Et de l’Eglise invisible, il dit : « Il faut laisser à Dieu seul le privilège de connaître son Eglise, dont le fondement est son élection éternelle[27]. »

Du reste, la place importante que Calvin donne à la doctrine de l’élection dans ce développement sur les fondements de l’Eglise, de notre point de vue, n’est pas sans ambiguïtés théologiques, quand on sait que Calvin n’a pas confondu l’alliance de grâce (fondement de l’appartenance à l’Eglise visible et signifié du baptême) et l’élection au salut (l’héritage des seuls croyants), ni pensé que tous les membres de l’Eglise visible auraient en commun, au départ, une commune assurance de l’élection (au sens sotériologique du terme).

Toutefois, il est utile de faire remarquer que la référence à l’élection, ici, s’entend essentiellement de l’Eglise invisible. Le lecteur à qui la distinction du visible et de l’invisible n’est pas familière doit y être particulièrement attentif: si la doctrine de l’élection éternelle change le regard de Calvin sur l’Eglise visible, ce n’est que de façon indirecte. Non pas dans le sens où tous les membres de l’Eglise visible seraient individuellement élus, mais dans le sens où l’Eglise visible serait comme la « pépinière » de l’élection, ou le cadre privilégié choisi par Dieu pour que naissent à la foi, dans l’histoire, les élus de Dieu.

Pour prendre une autre image, celle d’un navire ou d’un paquebot en lutte avec la tempête : c’est, pourrait-on dire, la certitude de la présence dans la navire d’élus de Dieu (à l’identité et au nombre inconnus) qui fonde chez Calvin la certitude de l’indestructibilité du navire et l’assurance de son arrivée à bon port. Ce n’est qu’en vertu du mariage qui, dans le Conseil de Dieu, unit les Eglises visible et invisible, que l’Eglise visible va, par ricochet, bénéficier des prérogatives de l’élection.

C. CONVICTIONS COROLLAIRES

1. Dieu seul connaît les siens

L’invisibilité de l’Eglise se traduit également, chez Calvin, par plusieurs considérations pratiques, qui vont devenir des classiques dans l’argumentaire protestant. Notamment, parlant du salut et de l’élection, l’affirmation que Dieu seul connaît les siens : « Dieu seul a le privilège de connaître ceux qui sont les siens, comme j’ai rappelé que Paul l’a dit (2Tm 2.19). En fait, afin que les hommes ne soient pas trop péremptoires, Dieu a établi clairement et nous avertit, quotidiennement, par l’expérience, que ses jugements secrets dépassent notre compréhension. En effet, d’une part, les personnes qui semblaient totalement perdues et qu’on tenait pour des cas désespérés sont ramenées sur le droit chemin ; d’autre part, celles qui semblaient fermes trébuchent. C’est pourquoi, selon la prédestination de Dieu, cachée et secrète, comme le dit Augustin, il y a beaucoup de brebis hors de l’Eglise et beaucoup de loups dedans (Homélies sur l’Evangile de Jean, 45.12)[28]. » Et de l’Eglise invisible, Calvin dit : « Il faut laisser à Dieu seul le privilège de connaître son Eglise, dont le fondement est son élection éternelle[29]. »

De son point de vue, les jugements des hommes ne porteront jamais que sur l’apparence des choses. Et du cœur de l’homme, de la vérité profonde et intime de chacun, Dieu seul est et demeure le juge.

Ici est aussi marquée, pour Calvin, la limite de la discipline ecclésiale, qui, de son point de vue, ne peut appréhender la vérité profonde des personnes, ou avoir prise sur elle, mais uniquement évaluer la cohérence externe et apparente de leur comportement avec la profession de foi chrétienne. D’où aussi l’exercice, dans l’Eglise, d’un jugement de charité qui concerne non seulement les sanctions disciplinaires (les excommunications temporaires), mais aussi les situations les plus favorables: lorsque la foi est confessée, le jugement par lequel le confesseur est admis dans la communion de l’Eglise est aussi un jugement de charité, par lequel il est crédité d’intentions authentiques, malgré les nombreuses imperfections et contradictions qui demeurent en lui[30].

2. La mixité de l’Eglise visible: la cohabitation des croyants et des incroyants

Une autre facette de l’invisibilité de l’Eglise, sera, pour Calvin, à la suite de Zwingli et d’une importante tradition patristique[31], la mixité irréductible des croyants et des incrédules au sein du peuple de l’Eglise visible. C’est la conviction que l’Eglise visible, jusqu’à la fin des temps, restera ici-bas un corps mixte, dans lequel cohabiteront des croyants et des incroyants, à l’image, dans l’Evangile, de la parabole du bon grain et de l’ivraie.

Dans l’édition latine de l’Institution de 1539, nous trouvons une longue diatribe contre les anabaptistes, censément « destructeurs de toute autorité». Calvin y oppose la référence à plusieurs paraboles évangéliques: la parole du filet, du champ, comme aussi l’exemple peu glorieux de l’Eglise de Corinthe. Nous citons ici sa traduction française de 1541 – édition reconnue par les historiens de la langue française comme étant la première tentative d’exprimer la théologie chrétienne en français – dans la récente édition critique d’O. Millet :

« Les anabaptistes faillent aussi de leur part (MJ: sont fautifs) en tant qu’ils oultrepassent la mesure. Car là où nostre Seigneur requiert qu’ilz usent de clemence, la laissant derrière (MJ: laissant de côté cette clémence ) ilz s’adonnent du tout à rigueur et severité. Car en estimant qu’il n’y a nulle Eglise sinon où ilz voyent une parfaicte pureté et saincteté de vie, soubz umbre (MJ : sous prétexte ) de haÿr les vices, ils se départent (MJ : se séparent) de l’Eglise de Dieu, pensans se retirer de la compaignie des meschans. Ilz alleguent que l’Eglise de Jesus Christ est saincte.

Mais il fault qu’ilz escoutent ce que luymesme (MJ: Jésus-Christ) en dit : qu’elle est meslée de bons et de mauvais. Car la parabole est vraye, où il l’accomparage à un retz (MJ: où Jésus compare l’Eglise à un filet) lequel attire toute manière de poyssons, (MJ : toutes sortes de poissons) qui ne sont point choysiz jusques à ce qu’ilz viennent à rive (MJ : pas sélectionnés avant d’arriver au port ) – Matthieu 13.47ss –. Qu’ils escoutent ce qu’il en dit en une autre parabole:  c’est qu’elle (MJ: l’Eglise de Dieu ) est semblable à un champ, lequel, après avoir été semé de bon froment, est aussi gasté d’yvraye, de laquelle la bonne moysson ne peut être purgée, jusqu’à ce qu’elle soit amenée à la grange (Matthieu 13 : 24-41 et 36-43) .

Puis que le Seigneur prononce (MJ : affirme) que son Eglise sera subjecte à ceste misere, jusques au jour du Jugement, d’estre tousjours chargée de mauvais hommes. C’est en vain qu’ilz la cherchent du tout pure et nette[32]. »

3. La place de l’eschatologie dans l’ecclésiologie

Distinguer l’Eglise invisible de l’Eglise visible, c’est aussi pour Calvin, dans le même élan, faire une place essentielle à l’eschatologie dans l’ecclésiologie. L’Eglise de Jésus-Christ, de son point de vue, n’atteindra pas sa perfection et sa pureté avant la fin des temps. Les fruits de l’élection éternelle de Dieu ne seront visibles de façon totale, ne seront palpables aux doigts des hommes, qu’à la fin du temps présent (qui est le « temps de l’Eglise » précisément). Et c’est une perfection qui s’entend non seulement de la constitution de l’Eglise (c’est-à-dire du rassemblement de tous les élus, du point de vue quantitatif) mais également de leur totale et parfaite sanctification (du point de vue qualitatif).

A. Birmelé l’explicite en disant : « L’être (…) de l’Eglise, pour le réformateur, englobe une dimension eschatologique. Cette communion n’est pas seulement une réalité présente, mais (…) renvoie à un accomplissement plus grand et plus parfait à la fin des temps (1 Corinthiens 9.3). Les communautés chrétiennes sont comprises comme préfigurant la Jérusalem céleste[33]. »

Dans la parabole du bon grain et de l’ivraie, qui est le texte de référence préférentiel sur le sujet, ce n’est effectivement qu’à la fin des temps que la séparation est faite, par le Maître de la moisson, entre le bon grain et l’ivraie. Et Jésus, dans ce récit biblique, de mettre en garde ses interlocuteurs contre la tentation d’anticiper cette séparation eschatologique, qui aurait pour effet, dit-il, et cette remarque est très importante, « d’arracher le bon grain avec l’ivraie » (Matthieu 13.24-30), c’est-à-dire de prendre l’un pour l’autre, de faire des erreurs sur les personnes en se fiant trop aux apparences. Tous « ceux qui disent Seigneur, Seigneur », n’entreront pas nécessairement dans le Royaume des cieux (Matthieu 7.21) et, à l’inverse, il est possible que certaines prostituées ou des publicains, n’ayant pour eux, dans le temps présent, aucune respectabilité ecclésiale, devancent les « bons croyants  » dans le Royaume du Seigneur (Matthieu 21.31). Telle était la vision de Calvin.

 4. La communion des vivants et des morts

L’Eglise de Jésus-Christ est encore qualifiée d’invisible, par le réformateur, pour dire qu’elle réunit l’ensemble des croyants, non seulement du présent et du futur, mais également du passé. L’Eglise parfaite, c’est la communion de tous les élus de Dieu, au nombre desquels sont aussi compris « ceux qui sont déjà morts »[34]. « L’Eglise que nous confessons (MJ : l’Eglise dont il est question dans le Credo) n’est pas un sous-ensemble de l’Eglise visible, mais elle la dépasse, et inclut les élus de Dieu au nombre desquels sont compris ceux qui sont trépassés[35]. »

Dès l’édition de 1541, dans le second chapitre de l’Institution consacré à l’explication du Symbole des Apôtres, Calvin précise ce qu’il pense de l’Eglise invisible en disant : « C’est le nombre total des élus, qu’ils soient anges ou hommes, (…) qu’ils soient décédés ou qu’ils vivent encore, (…) habitant telle ou telle partie de la terre ou dispersés parmi tous les peuples[36]. » Le corps du Christ englobe les croyants de tous les temps et de tous les lieux. Jusqu’à aujourd’hui, l’Eglise n’a été perçue, dans sa totalité, par l’œil d’aucun homme.

5. L’Eglise, article du credo

En corollaire, et pour récapituler le tout, l’idée d’Eglise invisible est étroitement associée, chez Calvin, à la conviction que l’Eglise ne peut être perçue pour ce qu’elle est vraiment que dans la foi. Il est convaincu que l’Eglise est à juste titre un article du Credo  : je crois l’Eglise. L’Eglise est une donnée de la foi, qui se distingue d’une simple réalité vécue, et qui dépasse très largement les limites de la perception empirique ou celles de l’expérience pragmatique, la foi étant, en toutes choses, « assurance des choses que l’on espère et démonstration de celles que l’on ne voit pas » (selon la définition d’Hébreux 11).

Luther, déjà, dans sa préface de l’Apocalypse de 1530, répète qu’on ne peut voir l’Eglise. « Même si l’on s’arme de toutes les lunettes, il faut y croire ! » disait-il. De même, pour Calvin, « il faut croire l’Eglise, car on croit ce qu’on ne peut voir. Il est évident que l’Eglise n’est pas une chose charnelle, soumise à nos sens, circonscrite en un espace déterminé ou fixée en un siège quelconque. »

En particulier dans l’édition de 1539 (la seconde édition latine, la strasbourgeoise) : au « corps mystique du Christ », constituant la clé de voûte invisible de l’Eglise, «répond le seul acte qui puisse pénétrer dans le monde de ce qui ne se voit pas: c’est la foi[37]. »

Aussi devons-nous croire l’Eglise. Elle ne peut être contemplée des yeux de condition terrestre qu’avec des précisions que Calvin apporte dans son exposition du Symbole des apôtres, en faisant une distinction subtile entre « credere ecclesiam » (je crois l’Eglise) et « credere in ecclesiam » (je crois en l’Eglise). La première formule convient mieux à Calvin que la seconde. Car, dit-il, Dieu seul est cause de notre salut. L’Eglise ne l’est pas, elle en est seulement le moyen privilégié. Et l’expression « croire en », selon lui, est propre à désigner notre attitude envers celui qui est la cause du salut et en qui doit reposer notre pleine confiance[38]. Pour Calvin, « l’Eglise peut être objet de notre foi, mais non pas le sujet en qui et grâce à qui nous croyons[39]. » C’est une précision qu’il conviendra de ne pas oublier lorsque nous parlerons plus loin de la maternité de l’Eglise visible.

 III. UNE COLONNE VERTÉBRALE: LA VISIBILITÉ DE L’ÉGLISE  OPPOSÉE À L’ANABAPTISME 

A. PERSPECTIVE GÉNÉRALE

C’est arrivé à ce point, toujours dans la même édition de 1539 (traduite en 1541), que Calvin en vient à parler pour la première fois de l’aspect visible de l’Eglise. Trois ans seulement après avoir écrit son texte fondateur sur l’Eglise invisible, il cherche à décrire le mystère de l’Eglise dans son application concrète et pratique, « tel qu’il tombe sous notre connaissance sensible ». Comme le dit le titre général du quatrième tome de l’Institution, il s’agira dès lors de parler « des moyens extérieurs, ou aides, dont Dieu se sert pour nous convier à Jésus-Christ, son Fils, et nous retenir en lui ».

Calvin propose alors une version revue et corrigée de son exposition du Symbole des apôtres, dans laquelle il utilise pour la première fois l’expression « Eglise visible » en un sens positif. Une grande distance a été prise avec la tonalité négative de l’« Epître au Roi » sur le même sujet. Avant 1539, Calvin n’a parlé que de l’aspect invisible de l’Eglise. Après cette date, et sans renier ses idées antérieures, il en accentue l’aspect visible.

Pourquoi cette évolution ? Les historiens font remarquer que l’édition de 1539 est contemporaine du séjour de Calvin à Strasbourg. Elle est marquée par l’influence de Bucer, et une confrontation directe de Calvin avec les courants radicaux et anabaptistes avec lesquels Bucer se débattait[40].

Dans cette perspective ecclésiologique, comme le dit A. Lecerf, « nous sommes très loin d’une pensée entachée de platonisme, d’après laquelle l’âme de l’Eglise (en l’occurrence l’Eglise invisible) pourrait subsister indépendamment de toute institution visible[41]. » A ceux pour qui le corps de l’Eglise importe si peu qu’il pourrait disparaître, dans certaines circonstances, sans grand dommage, Calvin oppose que l’ecclésiologie répond aussi à une exigence d’incarnation. F. Wendel l’explicite en disant : « De même que Dieu, pour Calvin, a eu recours au moyen de l’incarnation de son Fils pour rétablir avec l’humanité déchue le contact rompu, de même il lui faut faire usage de nos moyens terrestres pour procéder à la sanctification des hommes à qui il a fait don de la foi[42]. » Il y aurait un processus de dissolution inexorablement impliqué dans l’ecclésiologie protestante, si elle n’englobait pas une solide doctrine de l’incarnation[43]. Pour J. Courvoisier, cette référence à la doctrine de l’incarnation est une des marques les plus visibles de l’influence de l’ecclésiologie de Bucer sur celle de Calvin[44].

Cet équilibrage se renforce encore dans les éditions ultérieures de l’Institution. Et l’édition de 1543 marque un deuxième pas vers la visibilité: l’explication du Symbole des apôtres est enrichie de plusieurs développements concrets. Le ministère institué, en particulier, est considéré comme mode de gouvernement de l’Eglise voulu par son fondateur[45].

Calvin, dès lors, consacrera presque toute son attention à l’institution ecclésiale et aux instruments qui doivent servir à son édification. La notion d’Eglise invisible est toujours présente et essentielle dans sa pensée, mais le réformateur de la seconde période est surtout préoccupé de parler de l’Eglise visible : comment construire, comment organiser, structurer, comment discipliner l’institution ecclésiale, de façon à ce que celle-ci se rapproche le plus possible de l’Eglise idéale, sans pour autant tomber dans les erreurs affichées par l’Eglise romaine, ou à l’inverse celles de certains groupes spiritualistes et perfectionnistes du protestantisme radical.

Dans la prédication de Luther, le thème de l’Eglise visible est passé progressivement au second plan[46]. Alors que chez les réformateurs qui lui ont succédé, ceux de la seconde génération (comme Zwingli, Bucer, Calvin), qui ont été les constructeurs et organisateurs du corps ecclésiastique nouveau issu de la Réforme, l’idée d’Eglise invisible occupe une place de plus en plus restreinte, elle passe progressivement au second plan[47].

B. LES MARQUES DE L’ÉGLISE VISIBLE

Surgit alors la question pratique, dite des «marques» de la vraie Eglise. Qu’est-ce qu’une vraie Eglise ? Qu’est-ce qu’une fausse Eglise ? Quelles sont les marques qui permettent de distinguer, ici-bas, la première de la deuxième ?

On appelle « marques » les critères par lesquels sont distinguées, parmi toutes les institutions ecclésiales existantes, celles qui doivent être reconnues comme authentiques Eglises chrétiennes. Ou a contrario : quels sont les critères minimaux en dessous desquels on ne peut plus considérer être en présence d’une légitime Eglise.

1. L’importance pratique de la théorie des marques

La nécessité de cette définition s’impose à Calvin, en 1539, par ses expériences pastorales à Strasbourg, où de plus en plus de communautés particulières, fort diverses, se disent authentiques Eglises (groupes luthériens et réformés, mais aussi cénacles anabaptistes).

Pour Calvin, la théorie des marques de l’Eglise visible entend répondre à deux questions très concrètes:

a. Quelle est la limite en deçà de laquelle la séparation d’avec une communauté religieuse serait un péché ou une infidélité, un séparatisme coupable et présomptueux, un schisme que le Dieu de l’Evangile condamne ? Quelle est la limite en deçà de laquelle les hommes doivent faire confiance à leur communauté ecclésiale et à ses ministres, malgré leurs défauts, et se soumettre à leur autorité pastorale ?

La critique du sectarisme et du séparatisme est aussi appuyée chez Calvin, dès l’édition latine de 1559, par l’application à l’Eglise visible du titre d’« Epouse du Christ » (en référence à Ephésiens 5.27 et 1.23). L’unité ecclésiale, de son point de vue, doit aussi être sauvegardée par respect de l’indissolubilité du mariage entre l’Epoux et l’Epouse (qui est l’Eglise visible), dont il s’ensuit, dit Calvin, que «quiconque renonce à elle renonce à Dieu et à Jésus-Christ»[48]. Et il ajoute : « Il n’y a pas de crime plus détestable que de rompre le saint mariage que le Fils unique de Dieu a bien daigné contracter avec nous[49]. »

b. A l’inverse: quelle est la limite au-delà de laquelle cette même séparation deviendrait une permission, voire une obligation, limite au-delà de laquelle rester serait une compromission, une forme de complicité que la même Parole de Dieu réprouve ? « Sortez de Babylone, mon peuple, de peur qu’en participant à ses péchés, vous ne participiez à ses plaies » (Apocalypse 18.4) est une référence récurrente à  ce propos sous la plume des réformateurs.

Telles sont les deux implications pratiques de la définition des marques de l’Eglise visible, même si Calvin n’a parlé essentiellement que de la première. Dans son contexte, il était avant tout préoccupé de lutter contre le séparatisme et l’esprit sectaire dont étaient frappés les milieux protestants. C’était là son principal souci et combat, « le fait de trouver beaucoup de vices dans une Eglise n’autorise personne à la délaisser tant que le ministère de la parole et des sacrements s’y exercent droitement[50]. »

Rarement Calvin aborde la permission, voire l’obligation de « séparation ». On pourrait même hésiter à utiliser le mot « séparation », car Calvin, par exemple, a qualifié l’Eglise catholique romaine de « fausse » par défaut de marques, mais il n’a pas voulu pour autant se séparer d’elle, et a même hésité à lui retirer le titre d’« Eglise ». La qualification de « fausse Eglise », de son point de vue, n’empêche pas la survivance en son sein de « reliques d’Eglise », en quantité et qualité suffisantes (grâce à l’indéfectibilité de Dieu aux promesses données) pour interdire tout anabaptisme. De son point de vue, l’Eglise catholique romaine est agonisante, mais pas morte[51].

2. Les marques distinctes des notes

Même s’il arrive à des théologiens protestants de croiser les deux expressions, il est essentiel de distinguer, dans la tradition réformée, ce qui est appelé les « marques de l’Eglise visible » et ce qui est appelé les « notes de l’Eglise invisible ».

Dans la grande tradition de l’Eglise ancienne (Symbole du Concile de Nicée-Constantinople), sont appelées « notes de l’Eglise » : l’unité, la sainteté, l’apostolicité et la catholicité (au sens d’universalité). Mais il faut tout de suite relever que ces quatre attributs sont nommés dans le Credo de l’Eglise, et ne sont jamais que partiellement perceptibles dans le temps présent. Il arrive même que ces notes deviennent imperceptibles (cf. l’unité de l’Eglise en situations de divisions). La doctrine des notes de l’Eglise concerne en premier lieu l’Eglise invisible.

3. La doctrine des deux marques

Dans la temporalité présente, quelles sont donc concrètement les marques de la véritable Eglise ? A quels signes reconnaît-on une authentique Eglise dans sa réalité collective et historique  ?

Dans la tradition chrétienne, de nombreuses propositions ont été faites à ce sujet, au nombre de 4, de 6, de 12, de 15, voire de 100[52]. Mais la plupart d’entre elles (comme les miracles, les visions, l’ancienneté, le nombre, etc.) n’ont pas été jugées recevables par les théologiens protestants, qui leur reprochaient d’être des marques par trop « équivoques », pouvant accompagner autant la vérité que l’erreur, autant la vraie Eglise que la fausse.

Les marques que Calvin a retenues comme non équivoques (ou plus précisément comme les moins équivoques possibles) sont au nombre de deux, selon la formule devenue classique, la droite prédication de la Parole et la fidèle administration des sacrements[53], appelées aussi les «  moyens de la grâce » dans la tradition réformée : « Partout où nous voyons la Parole de Dieu être purement prêchée et écoutée, les sacrements être administrés selon l’institution du Christ, là il ne faut douter nullement qu’il n’y ait Eglise[54]. » Il n’y en a pas d’autres. C’est par elles qu’un rassemblement religieux peut se prévaloir de la promesse de Matthieu « là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (18.20). Comme le dit F. Wendel : « A quoi reconnaîtra-t-on qu’une Eglise a Jésus-Christ pour Chef et qu’elle est à son service ? Ce ne pourra être à la qualité individuelle de ses membres, qui ne pourrait donner lieu qu’à un jugement subjectif (italiques MJ), et puisque en son sein sont tolérés des réprouvés, et que les chrétiens de surcroît restent pécheurs pendant toute leur vie terrestre, (…) mais à la présence des moyens de grâce institués par le Christ, et qui constituent l’Eglise[55]. » Du point de vue de Calvin, c’est la présence ou l’absence de ces marques qui fera toute la différence. « Ceux qui désertent la communion extérieure de l’Eglise tant que la Parole de Dieu y est prêchée, et que les sacrements y sont administrés, ne peuvent avoir aucune excuse, même s’ils prennent prétexte de l’indignité du pasteur[56]. »

Beaucoup de protestants évangéliques, aujourd’hui, répondraient spontanément à la question des marques de l’Eglise visible en parlant de la « conversion », de la « nouvelle naissance » ou du « baptême dans le Saint-Esprit » des membres qui la composent. Calvin, lui, n’aurait pas adhéré à cette vision, trop étroite à ses yeux. Mais s’il s’était placé dans cette optique, il aurait immédiatement demandé à ses interlocuteurs à quels signes concrets se reconnaissent, dans l’histoire, la « conversion », la « nouvelle naissance », etc., question qui renvoie à la distinction des marques équivoques et des marques univoques. Or, tout ce qui appartient à l’expérience subjective des croyants, de son point de vue, trouve spontanément place dans la première catégorie. Ce n’est que par leur relation objective avec la Parole que ces expériences subjectives sont qualifiées spirituellement et deviennent marques d’appartenance ou d’authenticité. En ces matières, Calvin refuserait toute idée d’automatisme  ou d’immédiateté.

4. La discipline ecclésiastique comme tierce marque ?

Certains réformateurs, comme Bucer, auraient voulu ajouter l’idée d’une tierce marque : l’exercice de la discipline ecclésiastique. Mais ni Zwingli ni Calvin ne les ont suivis dans cette proposition.

Calvin croit bien évidemment à la nécessité de la discipline ecclésiastique, sans laquelle le ministère de la Parole et des sacrements, à ses yeux, ne saurait porter son fruit et avoir son rayonnement. Fort de cette conviction, Calvin fera même de l’adoption d’une discipline ecclésiastique une des conditions de son retour à Genève, en 1541[57], et luttera toute sa vie pour l’établissement d’un Consistoire (l’autorité en charge de cette discipline) indépendant de l’Etat. Mais il ne veut pas donner à cette discipline le titre de «marque», pour ne pas donner de caution au « perfectionnisme ecclésial » qu’il reprocherait au protestantisme radical : « Lorsque le fruit ne correspond pas à la doctrine, incontinent, ils jugent qu’il y a nulle Eglise[58]. » Par le refus de la tierce marque, Calvin entend congédier définitivement l’idée que l’on puisse reconnaître l’Eglise à la piété de ses membres, et rappeler que l’Eglise restera toujours imparfaite tant qu’elle existera sur la terre. « Il faut prendre garde en de telles observances qu’elles ne soient estimées à salut pour lier les consciences », dit-il[59].

5. Les limites de la doctrine des marques

Comme le fait remarquer A. Ganoczy : « Si par son origine le ministère est divin, par son état il est humain, et susceptible de fluctuations quant à la fidélité et la pureté. Tous les ministères ne sont pas purs[60]. » C’est pourquoi Calvin éprouve le besoin d’ajouter deux qualificatifs : « le pur ministère de la parole» et «la droite manière d’administrer les sacrements ». « Ce n’est que s’ils sont purs, qu’ils sont constitutifs d’une véritable autorité ecclésiastique, dont il n’est permis ni de repousser les admonestations, ni de rejeter les conseils, et a fortiori de se détacher, et par là de rompre l’unité de l’Eglise[61]. »

Mais qu’est-ce que la pure prédication ? Qui la définira ? Et sur la base de quels critères ? Lorsqu’il y a conflit et séparation entre deux groupes protestants à cause de divergences de doctrines, ce sont généralement deux conceptions de la pureté de la prédication qui s’opposent, soit que les uns s’attachent à une doctrine que les autres rejettent (cf. millénium, baptême des enfants, respect du sabbat, règle vestimentaire, etc.), soit que les uns considèrent comme majeures (et donc impératives) des convictions doctrinales que les autres considèrent comme mineures (et donc secondaires). Le cas échéant, la seule référence à la pureté de la prédication suffira-t-elle pour réunir les deux groupes ? Encore faudra-t-il trouver à la pureté une définition commune aux deux groupes, ce qui peut se révéler impossible.

Dans l’édition de 1539, Calvin précise que le ministère doit être considéré comme légitime « même si des erreurs légères s’y mêlent, erreurs qui ne détruisent pas la doctrine principale et capitale de la religion, erreurs qui n’abolissent pas ce qui, dans les sacrements, vient de l’institution du Christ. Cependant, si les erreurs sont d’une telle gravité qu’elles équivalent à des mensonges, qu’elles renversent la somme de doctrines nécessaires au salut et détruisent l’usage droit des sacrements, elles provoquent la ruine de l’Eglise, elles lui portent des blessures mortelle[62]. » Et c’est pour clarifier cette question que Calvin propose son fameux développement sur la distinction de ce que seraient, dans l’enseignement de la Bible, les points essentiels et les points secondaires[63]. Cette page est particulièrement intéressante sous la plume de celui à qui l’on prête généralement beaucoup d’intransigeance en matière de doctrine !

Toutefois, la question reste redoutablement difficile. Même lorsque cette distinction est reconnue légitime (ce qui n’est pas toujours le cas avec des groupes qui affichent la prétention ou l’ambition d’être fidèles à la Bible jusqu’au bout), la localisation de cette frontière peut encore prêter à de nombreuses controverses.

De même en ce qui concerne la droite administration des sacrements : y a-t-il eu sujet plus controversé et générateur de schismes, dans l’histoire des Eglises protestantes, que la doctrine et la discipline des sacrements (baptême et sainte cène) ?[64]

De mon point de vue, la doctrine des deux marques est sans doute la meilleure qui ait été proposée jusqu’à ce jour, en théologie, pour distinguer la vraie Eglise de la fausse. Elle n’a jamais été dépassée. Ceci dit, elle n’est pas non plus la panacée, il est important d’en prendre conscience. Et l’interprétation des deux qualificatifs peut se révéler redoutablement difficile dans la gestion d’un conflit ou d’un schisme. Du reste, il est intéressant d’observer que les deux qualificatifs (pur et droit), dans les textes œcuméniques des siècles suivants, tendent à disparaître de la définition des marques.

C. DES MARQUES À LA MATERNITÉ DE L’ÉGLISE VISIBLE

1. L’Eglise-mère

Dans le prolongement de son discours sur les marques, Calvin introduit dans son ecclésiologie une notion qui semble conférer au corps ecclésial une forme de personnalité mystique : celle d’une mère. Dans l’édition de 1539, les grandes nouveautés sont les pages que Calvin ajoute sur la maternité de l’Eglise visible. Le premier chapitre du quatrième tome de l’Institution porte pour titre : « De la vraie Eglise, avec laquelle nous devons garder l’union, parce qu’elle est la mère de tous les fidèles ». Et le paragraphe 4 est intitulé : « L’Eglise visible est la mère de tous les croyants » (c’est nous qui soulignons).

Dans son développement, Calvin cite de façon approbatrice l’axiome de Cyprien et d’Augustin[65] : « Hors le giron[66] de cette Eglise, on ne peut espérer la rémission des péchés ni salut aucun (…). C’est une chose pernicieuse et mortelle de se distraire ou séparer de l’Eglise. » Puis il précise : « Il n’y a nulle entrée en la vie permanente, sinon que nous soyons conçus au ventre de cette mère, qu’elle nous enfante, qu’elle nous allaite de ses mamelles[67], finalement qu’elle nous tienne et garde sous sa conduite et gouvernement, jusqu’à ce qu’étant dépouillés de cette chair mortelle, nous soyons semblables aux anges (Matthieu 22.30)[68]. » Peu avant, il affirme : « Il n’est pas licite de séparer ces deux choses que Dieu a conjointes (Marc 10.9) : c’est que l’Eglise soit mère de tous ceux desquels il est père[69]. » Et commentant l’épître aux Galates, il ajoute encore : « Quiconque refuse d’être enfant de l’Eglise, c’est en vain qu’il désire avoir Dieu pour père, car ce n’est sinon par le ministère de l’Eglise que Dieu engendre des enfants et les nourrit[70]. »

Positivement, Calvin défend ici la conviction que l’Eglise visible n’est pas seulement le résultat de l’action de la Parole ou son fruit – idée chère aux protestants – mais qu’elle est aussi un organe ou un instrument par lequel les hommes entrent et sont maintenus dans la communion avec Dieu[71]. Dieu, par l’institution ecclésiale, tient compte de notre infirmité et propension à la paresse, et nous pourvoit de moyens générateurs et éducatifs ayant pour but d’épanouir la vie de foi jusqu’à la fin de notre parcours terrestre (et pas uniquement à ses débuts). Les plus matures, les plus avancés dans l’Eglise, restent dépendants de ces béquilles. Telle était sa vision.

Par rapport au catholicisme romain, quelle aurait été, sur le sujet, les réserves de Calvin? Dans sa théologie, la « paternité de Dieu », pourrait-on dire, prime sur la « maternité de l’Eglise ». Comme le dit Ganoczy : « L’Eglise, dans cette perspective, incorpore, purifie, sanctifie ses enfants, qui ne sont les siens que parce qu’ils sont en premier lieu ceux du Père[72]. »

2. L’Eglise-mère et l’Eglise-épouse

Ce thème de l’Eglise-mère, dans le discours de Calvin, est également étayé par celui de l’Eglise-épouse. Si l’Eglise visible remplit sa fonction maternelle, c’est aussi « en vertu du mariage sacré et spirituel qui l’unit au Christ[73]. »

Les « épousailles » entre le Christ et l’Eglise visible fondent aussi le rôle dévolu à l’Eglise dans l’accession des hommes au Christ. Les deux sont tellement associés qu’on ne peut accéder à l’un sans rencontrer l’autre, qu’on ne peut s’attacher à l’un sans s’attacher à l’autre. Le Christ et son Eglise ne forment-ils pas en cela « une seule chair » ? demande F.-J. Leenhardt[74].

D. DE LA MATERNITÉ DE L’ÉGLISE AUX MINISTÈRES INSTITUÉS

1. Généralités

Enfin, dernière étape dans la reconstruction calvinienne de l’Eglise visible : de la maternité de l’Eglise visible, le réformateur débouche sur la doctrine des ministères institués. Dans sa dernière édition, le quatrième tome de l’Institution prend la forme d’un traité du ministère de l’Eglise. Comme le dit A. Ganoczy : «  Le testament ecclésiologique du réformateur nous est parvenu comme une ecclésiologie ministérielle[75]. »

L’influence maternelle et éducative de l’Eglise visible, pour Calvin, n’est pas une réalité abstraite : elle nous atteint concrètement par le ministère des pasteurs ordonnés. C’est par leur prédication, en particulier, que les membres de l’Eglise « croissent petit à petit sous la nourriture de l’Eglise ».

La nécessité des ministères institués se renforce encore d’un degré supplémentaire, pour Calvin, lorsqu’il évoque la question des sacrements, que nous ne faisons qu’effleurer dans cette étude. Comme le dit A. Ganoczy : « Le réformateur a hésité longtemps sur la nécessité quasi absolue du baptême des enfants. (…) Ceci confère une nouvelle importance aux ministres. Ceux-ci apparaissent non seulement comme serviteurs de la Parole, mais aussi comme administrateurs d’un sacrement indispensable pour entrer concrètement dans la mouvance de la justification et de la sanctification[76]. »

Alors que, pour Luther, l’ordre ministériel était affaire de temps et de circonstances (et donc susceptible de variations), Bucer et Calvin, quant à eux, le font dériver de la volonté éternelle de Dieu pour l’Eglise. De leur point de vue, « le ministère n’appartient pas au bien-être (bene esse) de l’Eglise, mais à l’être tout court », précise J. Courvoisier[77].

L’ordre ministériel n’a pas été cité par Calvin dans la théorie des marques. Mais il joue pratiquement un rôle similaire. L’Eglise demeure ou disparaît, selon que le ministère pastoral s’y exerce ou en est absent. « Le ministère, lequel Jésus-Christ a tellement ordonné en son Eglise que, iceluy abbatu, l’édification de l’Eglise périst[78]. »

Cette conception du ministère est aussi exprimée dans la Confession de foi de La Rochelle (1559), que l’on doit en grande partie à l’inspiration de Calvin. Il est tout à fait significatif, sur ce point, que le statut du ministère pastoral (article 25 intitulé « Le ministère de la prédication et des sacrements ») soit traité au chapitre V de la Confession (intitulé « La nature de l’Eglise ») et non au chapitre VI (intitulé « Son organisation »). Et l’article 25 d’affirmer péremptoirement  : « L’Eglise ne peut se maintenir que s’il y a des pasteurs qui ont la charge d’enseigner[79]. » N’assiste-t-on pas ici à une forme de « sacralisation » (ou de «cléricalisation», diraient les critiques) du ministère pastoral, qui restera une des particularités du calvinisme français dans les siècles ultérieurs ?

L’idée positive qui s’exprime, ici, est la conviction que le ministère de la Parole et des sacrements ne peut s’épanouir en dehors du respect d’une certaine discipline ministérielle:  la façon dont les ministres sont reconnus, formés, investis de leur charge, puis soumis à une discipline spécifique. C’est la conviction que l’Eglise ne remplit son rôle que s’il y a des personnes particulières, qui, dans le ministère de la Parole et des sacrements, tiennent une autorité et une responsabilité publique. Si l’Eglise était la cour du roi Pétaud (une «  pétaudière » où tout le monde faisait tout et personne n’était responsable de rien), alors, selon Calvin, l’enseignement de l’Evangile n’aurait plus de visibilité, comme cela se produisait, de son point de vue, dans les groupes anabaptistes.

Il en découle aussi, pour Calvin, une idée d’obligation au profil particulier: Dieu pourrait très bien, quant à lui, se passer des ministères, mais les hommes, quant à eux, ne peuvent pas se passer des médiations que Dieu a lui-même choisies pour se communiquer à eux ! Les évacuer, sous prétexte de la liberté de l’Esprit Saint, ce serait vouloir être plus sage que le Christ lui-même, et mépriser les médiations qu’il a lui-même instituées[80]. On ne peut  rejeter un ambassadeur sans offenser le Souverain qui l’a envoyé auprès de nous. Comment les membres de l’Eglise pourraient-ils rejeter les béquilles que Dieu lui-même a ordonnées pour les soutenir dans leur « imbécillité » (MJ : faiblesse), « rudesse » ou « bassesse » ? Tous ceux qui méprisent cet ordre veulent être plus sages que le Christ[81]. Dieu « ha en telle recommendation l’authorité d’icelle que, quand elle est violée, il dit que la sienne propre l’est[82]. »

Ce choix de Dieu, pour Calvin, est un mystère qui appelle notre reconnaissance et notre respect indépendamment de la compréhension que l’on peut en avoir. Mais ceci n’empêche pas Calvin, dans une belle page de l’Institution, de sonder quelques-unes des raisons qui, selon lui, inspirent ce choix divin : 1) Par ce choix, Dieu entend nous déclarer l’amour et la considération qu’il a pour nous, quand il choisit parmi les hommes ceux dont il veut faire ses ambassadeurs. 2) Dieu l’ordonne comme bon et utile exercice d’humilité « quand il nous accoutume à obéir à sa Parole encore qu’elle nous soit prêchée par des hommes semblables à nous, voire même quelquefois inférieurs en dignité ». S’il nous parlait lui-même du ciel, « ce ne serait point surprenant,  si tout le monde recevait incontinent son dire avec crainte et révérence ». Mais ce serait dans la peur et la crainte. 3) Il l’ordonne pour pourvoir à notre infirmité « aimant mieux parler à nous de façon humaine par ses messagers, afin de nous allécher doucement, que de donner de sa majesté pour nous effaroucher ». 4) Il l’ordonne pour éprouver l’obéissance de notre foi, quand nous entendons les ministres qu’il nous envoie comme si lui-même parlait. 5) Il l’ordonne pour entretenir la charité fraternelle entre les hommes, aucun d’entre eux n’ayant en lui-même tout ce qu’il lui faut[83].

2. Critique du refus anabaptiste des ministères institués

Calvin ne défend jamais aussi violemment la nécessité des ministères institués que lorsqu’il se trouve en face des anabaptistes[84]. Il en parle alors sans nuances ni ménagements: 

« Il y a eu de nostre temps de grans combats touchant l’efficace du ministere. Les uns, voulans amplifier la dignité d’iceluy, ont excedé mesure (MJ : les catholiques romains). Les autres, voulant protester contre la tendance de transporter à l’homme mortel ce qui est propre au Saint-Esprit, ont pratiquement détruit tout ministère (MJ : les anabaptistes). (…) Qu’est-ce qu’ils veulent ces ‹fantastiques›, ces gens exhaltés qui méconnaissent la ‹façon ordinaire› dont Dieu a voulu enseigner ses élus? Plusieurs sont induits ou par orgueil et présomption, ou par desdain, ou par envie à se persuader qu’ils profiteront assez en lisant en leur privé, ou méditant; dont ils mésprisent les assemblées publiques, et pensent que la prédication soit superflue. Ces sectaires rompent ainsi le lien sacré de l’unité. Leur crime porte en lui son châtiment. Ils reçoyvent le salaire de tel divorce, lorsqu’ils s’ensorcellent d’erreurs et resveries qui les menent à confusion[85]. »

IV. UNE PIERRE ANGULAIRE : L’ALLIANCE COMME FONDEMENT HISTORIQUE DE L’ÉGLISE

Enfin, quel est, du point de vue de la condition humaine, l’élément initial de l’appartenance à l’Eglise visible ? En particulier, quelle est la réalité signifiée par le baptême, marque d’appartenance à la communauté ecclésiale ?

Si c’était la seule écoute attentive de la prédication délivrée par les ministères ordonnés, Calvin n’aurait pas lieu de défendre avec autant d’acharnement le baptême des enfants. Pour lui, l’écoute attentive de la prédication, si elle accomplit la vocation adressée à l’Eglise visible, n’en est certainement pas le fondement historique.

Tout ce qui a été évoqué dans cette étude n’a pas d’existence, ou de statut, pour Calvin, en dehors d’un cadre juridique et historique préalable qu’il appelle l’«  alliance de grâce », constituée matériellement par la promesse de grâce que Dieu, dans l’histoire, a adressée à Abraham et à ses fils après lui, constituant un peuple auquel il s’est lié par un serment.

C’est une promesse donnée dans l’histoire qui, pour Calvin, précède, encadre, et conditionne la prédication de la Parole, l’administration du baptême et l’exercice de la discipline, puis la profession de foi personnelle et toutes les expériences subjectives de la foi.

Une précision essentielle toutefois : pour clarifier ce point, il convient de ne pas confondre ce que Calvin peut dire de façon générale de l’élection au salut et ce qu’il peut dire de l’alliance de grâce.

Certes, les deux sont corrélatives dans sa pensée, puisque l’alliance de grâce est la modalité historique que Dieu a choisie pour que l’élection des siens se manifeste dans l’histoire. Cependant, l’alliance de grâce et l’élection restent distinctes, dans la perspective qui est la sienne, non seulement du point de vue quantitatif (« il y a beaucoup d’appelés mais peu d’élus », dit Jésus en conclusion de la parabole des noces), mais aussi du point de vue qualitatif, puisque l’élection débouche, par nature, sur un don inamissible, infrangible, incorruptible…, autant de qualités qui sont absentes de la constitution de l’alliance de grâce, qui va, elle, au contraire, par les clauses pénales qu’elle renferme, jusqu’à prévoir la possibilité de sa rupture et les peines encourues par ceux qui la trahiraient. 

 CONCLUSION: REPRISE CRITIQUE 

Pour conclure, vous me permettrez quelques remarques plus personnelles, susceptibles, je l’espère, d’ouvrir notre débat et de stimuler la réflexion de notre carrefour.

Si Calvin était encore de ce monde, et projetait la publication d’une «énième» édition du quatrième tome de l’Institution, qu’est-ce qu’il faudrait souhaiter qu’il y maintienne, qu’il y ajoute ou qu’il en retranche ?

A. REMARQUES POSITIVES

  1.  J’apprécie tout particulièrement, pour ma part, dans l’ecclésiologie de Calvin, le fait qu’elle propose un cadre interprétatif ouvert, dans lequel la diversité des données bibliques sur l’Eglise trouve une place naturelle, sans contrainte ni violence. Il n’y a pas ici d’impératifs dogmatiques qui fassent violence à l’exégèse biblique. Des passages comme Hébreux 10.29, Jean 15.1-8 et nombre des « paraboles du Royaume » trouvent ici une place naturelle dans l’ecclésiologie, sans faire de l’ombre à la doctrine de l’élection.
  2. Calvin, par ailleurs, ose une réponse aux questions les plus complexes, qui sont au cœur de l’ecclésiologie: comment l’invisible de l’Eglise entre-t-il dans le visible ? Quelles sont les modalités de son incarnation ? Comment, dans l’inspiration du Saint-Esprit, l’événement s’articule-t-il avec l’institution ? Il est un des rares théologiens protestants à avoir risqué une réponse.
  3. C’est aussi une ecclésiologie qui s’appuie sur une vision très réaliste de l’humanité de l’Eglise, que ce soit l’humanité des membres qui la composent (vision opposée à l’angélisme et au perfectionnisme), comme aussi l’humanité des structures qui la gouvernent (opposée à l’idéalisation ou sacralisation institutionnelle, du moins théoriquement). C’est une ecclésiologie qui ne présuppose pas acquise la sanctification ou la perfection de ses membres, mais plutôt leur propension à la paresse, à l’assoupissement spirituel, leurs « bassesses » et « rudesses », la fragilité de leurs serments, leur vulnérabilité aux tentations. De même, elle ne dissimule pas la corruptibilité de ses ministres.
  4. Mais ce réalisme n’enferme pas pour autant les membres de l’Eglise dans le désespoir. Car, bien que reconnus radicalement pécheurs, ceux-ci sont mis en relation par l’ecclésiologie avec les promesses divines les plus glorieuses, et mobilisés par elles dans un processus de sanctification dynamique et idéalement infini, et qui, de surcroît, s’inspire tout entier d’une éthique de la grâce et de la reconnaissance envers les bénéfices de la seule médiation du Christ.
  5. L’ecclésiologie de Calvin a pour vertu de rendre compte de la tension perpétuelle que connaît le membre d’Eglise, ici-bas, entre la vocation que Dieu lui a adressée, et sa pleine fidélité personnelle à cette vocation, qui, elle, est toujours devant lui, et demeure perfectible. C’est une conception ecclésiologique qui s’accorde naturellement avec le simul peccator et justus et penitens de Luther.

B. INTERROGATIONS CRITIQUES

1. La théologie calvinienne des ministères institués: un retour au ministère de droit divin?

Calvin, tout comme Luther avant lui, réagit dans un premier temps, parfois violemment, contre l’ecclésiologie catholique. En insistant sur l’invisibilité de l’Eglise, il s’oppose à toute identification trop hâtive entre l’Eglise du Christ, le corps du Christ et une institution ecclésiale, quelle qu’elle soit.

Mais lorsqu’il achève l’élaboration de son ecclésiologie, en reconnaissant aux institutions visibles un statut théologique positif, Calvin ne va-t-il pas jusqu’à redonner aux ministères institués ce qui ressemble à un « statut de droit divin » ? Calvin n’a-t-il pas cautionné, en fin de parcours, à 53 ans, une idée des ministères analogue à celle qu’il avait critiquée à ses débuts, quand il avait 27 ans ? En fin de parcours, garde-t-il la conscience de la corruptibilité des institutions ecclésiales (et des ministères ecclésiastiques) qu’il avait affichée dans ses premiers écrits ? La violence avec laquelle il a pu s’opposer aux protestations anabaptistes sur le sujet ne pose-t-elle pas des questions, pour le moins ?

2. La confusion de l’Eglise et de l’Etat

Une réalité qui, de mon point de vue, altère considérablement la lisibilité de l’ecclésiologie de Calvin, pour un lecteur du XXIe siècle occidental, c’est l’absence de distinction qui subsiste, chez Calvin, comme chez la plupart des théologiens protestants du XVIe au XVIIIe siècles (!), entre la sphère de l’Eglise et la sphère de l’Etat, entre l’appartenance à l’Eglise et la citoyenneté politique.

La conception calvinienne du rapport entre l’Eglise et l’Etat est un sujet complexe, qui mériterait à lui seul plusieurs conférences. Calvin a combattu toute sa vie pour établir la liberté de l’Eglise par rapport à l’Etat et lutté contre toute ingérence « césaro-papiste » en matière de discipline ecclésiastique. Mais a-t-il défendu avec le même enthousiasme la liberté de l’Etat par rapport à l’Eglise ?[86]

De plus, pour Calvin, l’Eglise visible est une réalité théologico-politique qui reste assez ambiguë, et Calvin ne dédaigne pas les appuis que peut apporter à l’Eglise la contrainte politique. Par exemple, lorsqu’il parle de l’Eglise visible en disant « la multitude de ceux qui professent », l’expression ne doit pas être entendue dans le sens qui lui est donné aujourd’hui dans les « Eglises de professants ». Cette expression désigne, dans sa bouche, l’ensemble des citoyens de la ville de Genève, attachés par la loi et le serment civique à la confession de foi protestante, comme par automatisme légal. Comme le précise son commentaire: tous les citoyens et tous les nourrissons font partie de cette « multitude qui professe », même un certain nombre d’adultes incroyants et hypocrites qui n’ont de chrétiens que l’apparence ![87]

Dans la vision « théologico-politique » idéale de Calvin, il n’existe pas non plus à Genève (la « Cité-Eglise ») un espace civil (ou espace de tolérance civile) plus large que l’espace ecclésial, dans lequel pourrait paisiblement vivre un non-confessant. Le pacte de citoyenneté, de son point de vue, implique la confession de la foi chrétienne, et plus précisément encore la confession protestante. Est significative, sur ce point, la manière dont Calvin et Farel ont demandé et obtenu des autorités politiques de la ville que tous les citoyens soient contraints, sous peine de bannissement, de se présenter à la cathédrale de Genève, le dimanche 29 juillet 1537, pour jurer individuellement et solennellement la confession de foi, sous la conduite des surveillants de quartier[88].

Dans cette situation, la confession de foi n’est-elle pas comme « prise en otage » par l’obligation ou le besoin d’établir ses droits civiques ? Lorsque cette confession devient obligatoire, voire implicite ou automatique, garde-t-elle le minimum de liberté et d’individualité/spiritualité qu’implique la doctrine paulinienne du salut par la foi seule ?[89]

En raison de cette absence de distinction entre les sphères de l’Eglise et de l’Etat, il est aussi possible – et certains théologiens «libéraux» n’y manquent pas – de lire dans l’Institution de Calvin l’apologie d’une ecclésiologie de multitude, de voir en lui le défenseur d’un protestantisme sociologique, renforcé encore, en plusieurs pays protestants, par l’idée d’Eglise nationale, à laquelle Calvin a largement adhéré. Trouve-t-on, dans l’Institution chrétienne, le modèle de ce que de nombreux calvinistes aujourd’hui appellent une «Eglise de confessants» (notamment dans le calvinisme hollandais ou américain) ? Encore faut-il, dans la lecture des textes de Calvin, dénouer l’étreinte de l’Eglise et de l’Etat pour que l’« ecclésiologie confessante » apparaisse telle que ces calvinistes la conçoivent aujourd’hui.

3. Une théologie de la mission entravée ?

Enfin, et pour terminer, une question qui s’emboîte naturellement sur la précédente: l’ecclésiologie de Calvin a-t-elle été inspiratrice (ou régénératrice) d’une authentique pensée missionnaire ? A-t-elle su mettre en mouvement un véritable élan de mission et d’évangélisation en dehors des pays « christianisés » et des cercles ecclésiastiques déjà constitués ?

Je ne doute pas que les fondements d’une théologie de la mission soient présents chez Calvin, en nombre plus important qu’on ne l’admet généralement[90]. Calvin apporte aussi une aide inlassable, dans toute l’Europe, aux Eglises protestantes, à tous ceux qui professent la foi, parfois de façon héroïque (comme son aide aux « Eglises de France sous la Croix »). Il fait en sorte que partout des Eglises protestantes puissent se dresser, les plus nombreuses possibles, et que, par elles, le ministère de la Parole puisse bénéficier au plus grand nombre. L’impression de ses nombreux écrits et leur diffusion dans toute l’Europe par des réseaux clandestins fait aussi partie de cette stratégie d’expansion. La célèbre épopée des « quatorze calvinistes chez les Topinambours  » est aussi une illustration symbolique de cette ouverture[91].

Mais l’attachement de Calvin à l’idée d’Eglises nationales, établies sous l’autorité des princes (Cujus regio, illius religio), idée qu’il partage avec la plupart des théologiens de son siècle, n’a-t-elle pas empêché ou entravé chez lui le développement d’une pensée missionnaire authentiquement « évangélique » ? Avant que ne soit abandonnée l’idée qu’il appartient au prince de choisir la religion de ses sujets, l’idée de mission pouvait-elle retrouver la signification que l’Ecriture lui donne ?

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* M. Johner est professeur d’éthique à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

[1] A signaler parmi les publications récentes sur l’ecclésiologie de Calvin: Christopher L. Elwood, « La théologie ecclésiale de Calvin et le salut de l’être humain », et Eva-Maria Faber, « Une interdépendance comme don et comme mission. A propos de la conception calvinienne de l’Eglise », dans Martin Ernst Hirzel et Martin Salimann (sous la direction de), Calvin et le calvinisme. Cinq siècles d’influence sur l’Eglise et la société, Genève, Labor & Fides, 2008, 143-164 et 191-222, ainsi que Robert Kingdom, « Calvin et la discipline ecclésiastique », Bulletin de la Société d’histoire du protestantisme français, t.155, 2009, 117-128.

[2] Pour le texte de l’Institution chrétienne, nous recommandons l’édition scientifique Institution de la religion chrétienne, édition critique avec introduction, notes et variantes, publiée par Jean-Daniel Benoit, Paris, Vrin, 1957-1963, comme aussi, pour une première lecture, la nouvelle édition en français moderne mise en français moderne par Marie de Védrines et Paul Wells, Aix-en-Provence/Charols, Kerygma/Excelsis, 2009, 1516 p. Pour le texte de 1541 (première édition en français), nous recommandons l’édition remarquable d’Olivier Millet: Institution de la religion chrétienne (1541), Genève, Droz, 2008.

[3] A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, collection Unam Sanctam, n° 48, Paris, Le Cerf, 1964, 183.

[4] Nous répertorions les diverses éditions de l’Institution de la manière suivante: 1536  Première édition latine (Calvin a 27 ans). 1539  Seconde édition latine, strasbourgeoise. De retour à Genève, Calvin publie en 1541 une  traduction française de l’édition latine de 1539, traduite par lui-même, premier ouvrage de théologie en  langue française. 1543  Troisième édition latine, traduite et éditée en français en 1545. 1545  Quatrième édition latine. 1550  Cinquième édition latine, traduite en 1551. 1553  Sixième édition latine, traduite en 1553. 1554  Septième édition latine, traduite en 1554. 1559  Huitième et dernière édition latine, traduite en 1560, et rééditée en 1562, deux ans avant sa mort (Calvin a 53 ans).

[5] A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 183-222.

[6] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, édition critique avec introduction, notes et variantes, publiée par Jean-Daniel Benoit, Paris, Vrin, 1957-1963.

[7] J. Calvin, Opera quae Supersunt Omnia, Corpus Reformatorum XXIX, Brunsvigae, Schwetschke et Filium, 1863-1865, volumes I, II et III.

[8] Sur ce point, Calvin suit la position de Zwingli, qui est aussi celle de la Confession d’Augsbourg (VII-VIII) du 15 juin 1530, et inspirera lui-même la Confession de foi de Westminster (XV, 1-2) de 1649.

[9] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,i,7, 954-955. Le même texte dans l’édition française de 1545, cité par A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 203-204 : « La saincte Ecriture parle de l’Eglise en deux sortes. Car aucunes fois [MJ : jamais. N.B. Par la mention de mes initiales (MJ), je signalerai dans cette étude les propositions de traductions ou de paraphrases qui sont les miennes.] en nommant l’Eglise, elle entent seulement celle qui est devant Dieu [Latin de 1543 : quae revera est coram Deo. Français de 1560 : l’Eglise qui est telle à la vérité.], en laquelle ne sont comprins sinon ceux qui [MJ : uniquement ceux qui], par la grâce d’adoption, sont enfans de Dieu, et par la sanctification de son esprit, sont vrays membres de Iesus Christ.

 Souvent (saepe) par le nom d’Eglise elle signifie toute la multitude des hommes, laquelle estant esparse en diverses régions du monde, fait une mesme profession d’honorer Dieu et Iesus Christ [MJ : tous ceux qui professent la foi chrétienne, dispersés dans le monde] a le baptesme pour tesmoignage de sa foy [MJ: Tous ceux qui], en participant à la Cène, protestent d’avoir unité en doctrine et en charité : et consentante [MJ : consentent] à la Parole de Dieu, de laquelle elle [MJ: ils] veut [MJ : veulent] garder la prédication, suyvant le commandement de Iesus Christ. En ceste Eglise, il y a plusieurs hypocrites meslez avec les bons, qui n’ont rien de Iesus Christ hors que le titre et l’apparence : (…) lesquels sont tolerez pour un temps (…) des hypocrites qui n’ont rien de JC, sauf le nom et l’apparence : les uns sont ambitieux, les autres avares, d’autres sont médisants, certains mènent une vie dissolue. Ils sont tolérés pour un temps, ou parce qu’on a pas de preuve pour les condamner, ou parce que la discipline n’est pas toujours ce qu’elle devrait être. Pourtant comme il nous est nécessaire de croire l’Eglise invisible à nous, et cognue à un seul Dieu: aussi il nous est commandé d’avoir ceste Eglise visible en honneur (latin de 1543: quae respectu hominum Ecclesiae dicitur) et de nous maintenir en la communion d’icelle. »

[10] Détails sur ce débat : cf. A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 203-204.

[11] Par la mention de mes initiales (MJ), je signalerai dans cette étude les propositions de traductions ou de paraphrases qui sont les miennes.

[12]  A. Lecerf, « La doctrine de l’Eglise dans Calvin », Etudes calvinistes, Aix-en-Provence, Kerygma, 1999 (édition originale Delachaux et Niestlé Neuchâtel 1949, 61-62 (c’est nous qui remodelons la phrase).

[13] Ibid., 56.

[14] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,ii, 974-985. Cette notion de vraie et de fausse Eglise est aussi présente dans la Confession de foi de La Rochelle de 1559, articles 27 et 28.

[15] A. Birmelé, «Eglise», Encyclopédie du protestantisme, Paris et Genève, PUF et Labor et Fides, 2006, 422.

[16] J. Courvoisier, «La dialectique dans l’ecclésiologie de Calvin», dans Regards contemporains sur Jean Calvin. Actes du Colloque Calvin, Strasbourg 1964, Cahiers de la Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 39, 1965, 86 (c’est nous qui soulignons).

[17] Suivant les indications données par A. Birmelé (p. 421) : cf. P. Althaus, Die christliche Wahrheit, 1947-1948, Gütersloh, Mohn, 19698, 510ss, et K. Barth, Dogmatique, II/2*, 1942, Genève, Labor & Fides, 1958.

[18] Suivant A. Birmelé, ad. loc. : cf. E. Brunner, Le malentendu de l’Eglise, Neuchâtel, Meisseiller, 1956 (édition originale 1951), et P. Tillich, Théologie systématique, IV : La vie de l’Esprit, 1963, Genève, Labor & Fides (édition originale 1991).

[19]19 Quel est donc le fondement de l’ecclésiologie ? La question, du point de vue de Calvin, peut être abordée sous deux angles distincts. Elle peut être posée, tout d’abord, du point de vue de l’éternité et de l’invisibilité (c’est là sans doute le choix le plus judicieux dans une approche proprement théologique de la question, et c’est le choix le plus habituel de Calvin), et il convient de parler en premier lieu de l’Eglise invisible, de poser comme fondement la christologie et la doctrine de l’élection éternelle.              Mais la question peut aussi, en second lieu, être posée du point de vue de la temporalité et de l’expérience existentielle que les hommes sont appelés à en faire, et le discours ecclésiologique commencera légitimement par l’Eglise visible: parlant en premier lieu de l’Alliance, du ministère de la Parole, pour évoquer, en second lieu, la foi personnelle en cette parole, et finir, enfin, par la doctrine de l’élection éternelle et la christologie, qui en deviendront, pour les croyants, le couronnement positif.            Toutefois, ces deux chemins de pensée ne sont pas contradictoires dans l’appréhension de l’objet commun qui les relie. Certes, « on reconnaît un arbre à son fruit » (c’est grâce à ses fruits que les hommes parviennent à identifier tel ou tel arbre, de façon rétrospective), mais cela ne permet pas pour autant de renverser l’ordre des causes et des effets, et d’en déduire que l’existence de cet arbre particulier serait objectivement postérieure à l’apparition de son fruit.

[20] La critique de l’ecclésiologie catholique romaine occupe une place considérable dans l’Institution, puisque, sur les vingt chapitres que comporte l’ouvrage dans sa version finale, une douzaine sont consacrés exclusivement à la critique du catholicisme (et de la « cruelle tyrannie de la papauté ») et plusieurs autres de façon indirecte.

[21] La tentation inverse (confondre l’Eglise invisible avec sa propre organisation ecclésiastique) s’est aussi rencontrée dans certains mouvements du protestantisme radical, qui affichaient l’ambition de pouvoir établir, sur la terre, dans la temporalité présente, l’Eglise, dans sa pureté et perfection eschatologique. Mais, de façon générale, le protestantisme radical a davantage été induit par la tentation inverse : un spiritualisme et un individualisme qui relativise l’importance de l’institution ecclésiastique, au nom de l’inspiration personnelle et du sacerdoce universel des croyants.

[22] A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 190.

[23] Texte de l’Institution de 1536, traduit du latin et cité par A. Ganoczy, ibid., 184-185, référence à Opera Omnia, 3, 26ss.

[24] Texte de l’Institution de 1536, in A. Ganoczy, ibid., 186 (dans cette citation, les paroles de Calvin et les commentaires de Ganoczy sont entremêlés).

[25] Cité par J. Courvoisier, «La dialectique dans l’ecclésiologie de Calvin», 92, en référence à Institution, IV,i,2.

[26] Texte de l’Institution de 1536, in A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 185, référence à Opera Omnia, 3, 26ss (dans cette citation, les paroles de Calvin et les paraphrases de Ganoczy sont entremêlées).

[27] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,i, 947.

[28] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,i, 955.

[29] Ibid., IV,i, 947.

[30] Ainsi que le précise A. Lecerf : « L’Eglise parfaite est invisible, dans le sens où Dieu seul connaît avec une certitude infaillible ceux qui sont siens, ceux qui sont les membres du corps du Christ (au sens le plus absolu du terme). L’Eglise est visible par la profession que font les hommes qui se disent chrétiens de suivre la parole de Dieu et de pratiquer les sacrements selon l’institution du Christ. » « Mais comme nous ne pouvons juger de cette profession que par un jugement faillible de charité nous ne savons pas avec certitude si une Eglise visible locale quelconque coïncide dans sa totalité avec ‹l’Eglise qui est telle en vérité. » « La doctrine de l’Eglise dans Calvin  », 70.

[31] Dans l’Eglise des premiers siècles, il a été beaucoup débattu de la présence des hypocrites dans l’Eglise. Et la position de l’orthodoxie, sur ce sujet, a été définie en réaction contre le donatisme, en particulier par Augustin.

[32] Première traduction française de 1541 par Calvin, Institution de la religion chrétienne (1541), édition critique par Olivier Millet, 668.

[33] A. Birmelé, « Eglise », 419.

[34] Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,i,2, 946.

[35] A. Birmelé, «Eglise», 421, en référence à Institution, IV,i,2.

[36] Cité par A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 185, en référence à l’Institution texte de 1541, chap. II.

[37] Ibid., 191.

[38] Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,i,2, 946-947.

[39] Selon l’analyse de A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 193.

[40] J. Courvoisier, La notion d’Eglise chez Bucer dans son développement historique, thèse présentée à la Faculté autonome de théologie protestante de l’Université de Genève, pour obtenir le grade de licencié en théologie, thèse n° 292, Paris, Je sers, 1933.

[41] A. Lecerf, « La doctrine de l’Eglise dans Calvin », 62.

[42] F. Wendel, Calvin, sources et évolution de sa pensée religieuse, Paris, PUF, 1950, 222.

[43] W. Niesel, de même, écrit « Pour Calvin, l’Eglise est une image (Abbild) de l’Incarnation  », « Wesen und Gestalt der Kirche nach Calvin  », Evangelische Theologie, 3, 1936, 187.

[44] J. Courvoisier, La notion d’Eglise chez Bucer dans son développement historique, 65-68.

[45] Selon A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 202.

[46] Sur l’antijuridisme spiritualiste de Luther, voir H. Liermann, « Der unjuristische Luther », dans Luther Jahrbuch, 1957, 69-85, et P. Bels, Le mariage des protestants français jusqu’en 1685, fondements doctrinaux et pratique juridique, Bibliothèque d’histoire du droit et droit romain, t. XII, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence (R. Pichon et R. Durand-Auzias), 1968.                Page 45 : « Luther réclame la liberté des âmes contre une Eglise organisée, qui prétend faire passer par ses rouages les voies du Salut. La justification par la foi de Luther rencontre et étaye (…) une ecclésiologie hostile à toute organisation humaine de l’Eglise (c’est nous qui soulignons). Tout ce qui se situe en dehors des rapports entre la conscience individuelle et Dieu, et demande une réglementation humaine, réclame de la vigilance, et doit être désacralisé. »            Page 91 : « Luther a toujours nié qu’une organisation ecclésiastique puisse être de droit divin. »

[47] Voir A. Birmelé, « Eglise », 416-430.

[48] Pour la réunion des textes de Calvin sur le sujet, cf. A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 196-197.

[49] Dernière édition latine de 1559, tome IV,i,10, traduite et citée par A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 217.

[50] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,i,12, 958.

[51] L’attitude de Calvin envers l’Eglise catholique romaine est assez complexe, au croisement de sa définition exclusive de la fausse Eglise et de ses idées inclusives sur les vestiges ou «reliques» d’Eglise. Pour lui, les vestiges d’Eglise survivant dans l’Eglise catholique romaine sont suffisants pour conserver à celle-ci le titre d’Eglise. « Bien sûr, le pape est l’Antéchrist. Cependant, nous ne nions point que les Eglises sur lesquelles il domine par sa tyrannie ne demeurent Eglises, (…) mais quasi mises à la mort. » (Institution IV,ii,12, source indiquée Opera Omnia, 4, 925-926.)              A. Ganocyz commente en disant : « Les anabaptistes disaient que sous Rome l’Eglise était morte. Calvin dit qu’elle est seulement ‹quasi mise à la mort›. Nuance importante, qui reflète la conviction calvinienne de l’indéfectibilité de l’Eglise en tant qu’institution divine. Il n’y a que son état de santé (…) qui soit exposé à de graves fluctuations, jusqu’à l’agonie inclusivement. Mais le décès ne peut jamais se produire. » Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 220-221.              Tout est dans ce « quasi », qui fonde la portée et les limites de ce que A. Lecerf appelle l’« œcuménisme de Calvin » : « Il est œcuménique théoriquement, en reconnaissant que le domaine de l’Eglise s’étend aussi loin que les limites des peuples qui font profession d’être chrétiens (mêmes catholiques) (…). Mais il ne conçoit d’intercommunion qu’entre les Eglises qui s’accordent sur le fondement de la foi, et il considère comme un devoir, pour une Eglise fidèle, de rompre la communion avec toute Eglise qui ferait porter sa dissidence sur ces poins-là. » (A. Lecerf, « La doctrine de l’Eglise dans Calvin », 65.)                En conséquence, comme l’écrit J. Courvoisier : « Pour Calvin, on ne se sépare pas, on réforme. (…) Calvin (tout comme Bucer ou Luther) aurait aimé la convocation d’un concile, comme il l’écrit en 1560, un concile libre et universel, où le pape serait admis à siéger, voire à le présider, pourvu qu’il se soumette aux décisions de l’assemblée. » (J. Courvoisier, « La dialectique dans l’ecclésiologie de Calvin », 100.)

[52] Cf. R. Voetzel, Vraie et fausse Eglise selon les théologiens protestants français au XVIIe siècle, Paris et Strasbourg, 1935, 97-98.

[53] Tout comme Luther et Melanchthon, dans la Confession d’Augsbourg (art. VII et VIII), Calvin admet deux critères. La Confession de foi de Westminster, XXV, 1-2, suivra à son tour Calvin sur ce point.

[54] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,i,9, 256.

[55] F. Wendel, Calvin, sources et évolution de sa pensée religieuse, 225-226.

[56] Cité et traduit par A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 207, référence Opera Omnia, I, 550.

[57] J. Calvin, « Ordonnances ecclésiastiques de l’Eglise de Genève » (textes de 1541 et de 1576), texte intégral reproduit dans H. Heyer, L’Eglise de Genève. Esquisse historique de son organisation, Genève, A. Julien, 1909, 261-313.

[58] Cité par J. Courvoisier, «La dialectique dans l’ecclésiologie de Calvin», 88, référence Institution, IV,i,13.

[59] Ibid., ad loc., sans indication de source.

[60] Cité par A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 199.

[61] Ibid., 197.

[62] Traduit de l’édition de 1539 par A. Ganoczy, ibid., 200, référence à  Institution, IV,i,12, dans Opera Omnia, I, 552-553.

[63] Calvin distingue, dans le corps de la doctrine chrétienne, entre les points fondamentaux et ceux d’importance secondaire. Et ce n’est que lorsque les premiers sont méconnus que le « vrai état de l’Eglise » est comme interrompu. Cf. Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,ii, 974, et surtout IV,i,12, 958.

[64] Du point de vue de l’historien, la doctrine et la discipline des sacrements n’est-elle pas une véritable pomme de discorde dans le protestantisme, comme en témoigne, par exemple, le titre choisi pour un ouvrage récent d’André Gounel : La cène, sacrement de la division ?, Paris, Les Bergers et les Mages, 1996, 222 p.

[65] Sur l’influence de Cyprien (IIIe siècle) et d’Augustin, dont Calvin a commenté les travaux, lire Institution, IV,i,2 et IV,i,4.               Sur la maternité de l’Eglise, quelle serait la différence de Calvin, par rapport à la pensée catholique ? De son point de vue, l’Eglise exerce bel et bien une certaine médiation entre Dieu et les hommes, mais cette médiation se localise dans la Parole – on revient toujours à ce thème – que l’Eglise a reçu mission de prêcher. Si l’Eglise est médiatrice de la grâce, dans cette perspective, ce n’est que de façon indirecte, par l’intermédiaire de la Parole qu’elle est appelée à prêcher. Seule cette Parole est «moyen de la grâce» au sens strict du terme. En tradition catholique, par ailleurs, est souvent déduite de l’adage « hors de l’Eglise point de salut » une idée d’exclusivité sur laquelle Calvin serait critique, comme aussi, implicitement, une idée d’adéquation ou d’automatisme dans l’accession à la grâce, par simple soumission institutionnelle.

[66] Le « giron  », en vieux français, est « l’espace qui s’étend de la ceinture aux genoux d’une personne assise » (Littré).

[67] Augustin déjà comparait les deux mamelles de l’Eglise aux deux Testaments dont les chrétiens sont abreuvés (Traité sur l’épître de St Jean, III,1).

[68] Institution de la religion chrétienne, Aix-en-Provence, Kerygma/Farel, 1978, IV,i,4, 14.

[69] Ibid., IV,i,4, 11 (c’est nous qui soulignons).

[70] Cité par L. Schümmer, « Le ministère pastoral dans l’Institution chrétienne de Calvin », La Revue réformée, 45, 1994/5, 9-48, sans références.

[71] Selon H. Strohl, «La notion d’Eglise chez les réformateurs», Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 1936, nos 3-5, 216.

[72] A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 221.

Sur ce point, nous signalons toutefois l’analyse différente de L. Schümmer, qui inscrit en partie la théologie des ministères ecclésiastiques de Calvin dans la continuité de la paternité de Dieu : cf. L’Ecclésiologie de Calvin à la lumière de l’Ecclesia Mater, Berne, Peter Lang, 1981, 77-89, 203-205 (thèses 5-8, 28, 33-35).

[73] Cité par L. Schümmer, « Le ministère pastoral dans l’Institution chrétienne de Calvin », 12, avec comme référence Institution, IV,xii,24 et I,viii,18.

[74] F.-J. Leenhardt, « L’Eglise épouse et mère », L’Eglise, questions aux protestants et aux catholiques, Genève, Labor & Fides, 1978, 163-185.

[75] A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 221.

[76] A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 218.

[77] J. Courvoisier, «  La dialectique dans l’ecclésiologie de Calvin », 90.

[78] A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 198, avec pour référence Opera Omnia, I, 544.

[79] Confession de La Rochelle, Aix-en-Provence/Krimpen Aan Den Ijssel, Kerygma/Fondation d’entraide chrétienne réformée, 1988, 48.

[80] Mais, comme dit J.-J.von Allmen : « Il serait faux d’en déduire que, puisque ce qui prime pour le salut c’est le témoignage intérieur de l’Esprit Saint, le moyen externe, le ministère, s’en trouve comme vidé de sa nécessité. Il n’y a pas à choisir entre les deux, car Dieu a choisi les deux. » Le saint ministère selon la conviction et la volonté des réformés du XVIe siècle, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1968, 22.

[81] J. Courvoisier, « La dialectique dans l’ecclésiologie de Calvin », 90.

[82] Edition de 1539 traduite et citée par A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 199, avec la référence à Opera Omnia, I, 544.

[83] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,iii,1, 986-987.

[84] La protestation anabaptiste sur les ministères: dès 1527 (date de la Confession de Schleitheim) les anabaptistes reprochent à Luther, à Bucer, à Zwingli puis à Calvin d’être restés attachés à une ecclésiologie à leurs yeux trop  papiste, comme aussi leur « mésalliance » avec l’Etat.              Cette revendication ecclésiologique vise tout particulièrement le baptêmes des enfants, mais aussi la doctrine des ministères. Les anabaptistes ont relativisé, au nom d’une certaine idée du sacerdoce universel des croyants, la légitimité de ministères particuliers dans l’Eglise, et plus directement le fait qu’ils puissent être rémunérés.

[85] Edition de 1559, texte traduit par A. Ganoczy, Calvin théologien de l’Eglise et du ministère, 215 (les paroles de Calvin et celles de Ganoczy sont entremêlées). Sont données comme références : Institution, IV,i,5 et 6, citée de Opera Omnia, 4, 571-574.

[86] Sur la question de la «théocratie» présumée de Calvin, cf. E. Chenevière, La pensée politique de Calvin, Genève/Paris, Labor et Fides/Je sers, 1937, 383 pages; E. Choisy, « L’Etat chrétien calviniste », Foi et Vie, 16 octobre 1909 ; E. Choisy, L’Etat chrétien calviniste à Genève au temps de Théodore de Bèze, Genève, 1902 ; E. Choisy, La théocratie à Genève du temps de Calvin, Genève, Ch. Eggimann, 1897 ; D. Müller, Jean Calvin, puissance de la loi et limite du pouvoir, Paris, Michalon, 2001, collection Le Bien Commun ; A. Roget, L’Eglise et l’Etat à Genève du vivant de Calvin, 1867.

[87] J. Calvin, Institution de la religion chrétienne, 2009, IV,i,7, 954.

[88] Il est intéressant de rappeler que Farel et Calvin n’ont pas voulu se satisfaire de l’adoption officielle de la confession de foi par la ville de Genève, ni de sa proclamation par les autorités politiques de la ville (les membres du  Petit et du Grand Conseil), et ont exigé de celles-ci qu’elles soumettent l’ensemble des habitants de Genève à l’obligation de venir jurer fidélité à la confession de foi à la cathédrale, quartier par quartier, famille par famille, sous peine de bannissement. La chose fut faite le dimanche 29 juillet 1537, non sans soulever de violentes oppositions, qui aboutirent, en dernière instance, en 1538, au bannissement, non des Genevois réfractaires, mais de Calvin et de Farel eux-mêmes. Sur cette page mouvementée de l’histoire, lire le récit très détaillé et instructif de J.-H. Merle d’Aubigné, Histoire de la Réformation en Europe au temps de Calvin, Paris, Michel Lévy, 1875, VI, 355-455.

[89] Dans l’histoire de France, nous pourrions poser des questions analogues concernant le baptême des enfants dans les Eglises réformées, et sa « prise en otage », jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, par les contraintes de l’état civil. Lorsque le baptême des enfants est reconnu et imposé par l’Etat comme seul moyen pour accéder à l’état civil, faire reconnaître la légitimité de la filiation et assurer les droits à l’héritage, reste-t-il encore propre à «distinguer les enfants des fidèles de ceux des infidèles», comme le disait le Catéchisme de Heidelberg ?

[90] Cf. A. Buckler, Jean Calvin et la mission de l’Eglise, Strasbourg, Olivetan, 2008, 248 p.

[91] O. Reverdin, Quatorze calvinistes chez les Topinambours. Histoire d’une mission genevoise au Brésil (1556-1558), Genève, Droz, 1957.

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