François G. DREYFUS – La Revue réformée http://larevuereformee.net Sat, 27 Aug 2011 16:04:20 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.10 Les sectes entre sociologie et politique http://larevuereformee.net/articlerr/n195/les-sectes-entre-sociologie-et-politique Sat, 27 Aug 2011 18:04:20 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=691 Continuer la lecture ]]> Les sectes entre sociologie et politique

François-Georges DREYFUS*

A la suite d’incidents, des divers suicides collectifs, notre société, depuis quelques années, a découvert la secte que d’aucuns traitent comme la bête immonde. Que le mot secte vienne de sequire ou de seccare , les dictionnaires, au temps où ni le politiquement ni le religieusement corrects n’avaient cours, se contentaient de préciser: « Réunion de personnes qui professent une même doctrine – ex. La secte d’Epicure  » et précisaient parfois: « Nom donné à ceux qui se sont détachés d’une communion principale: La secte des Quakers . » Après tout, ils ne croyaient pas si bien dire; il faudra attendre rapports parlementaires et analyses pseudo-théologiques ou sociologiques pour donner au mot un sens nouveau. Un historien de l’art n’écrira-t-il pas, vers 1930: « Le Talmud, de même que le Coran, défend à ses sectaires la reproduction de la figure humaine. »

Sans doute parlementaires et juristes français s’échinent-ils aujourd’hui à nous trouver d’autres définitions qui apparaissent, à la lecture, plus que curieuses, discutables.

Pour le Robert, comme pour Littré, « la secte est l’ensemble des personnes qui font profession d’une même doctrine » ou « qui suivent une opinion accusée d’hérésie ou d’erreur ». Il est vrai que le Dictionnaire des Religions définit la secte comme « un groupe de contestation de la doctrine et des structures de l’Eglise entraînant le plus souvent une dissidence. Dans un sens plus étendu, tout mouvement religieux minoritaire. »[1]

S’appuyant sur Max Weber et sur Troltsch, le rapport parlementaire, rédigé sous la responsabilité de M. Guyard et déposé en 1996 devant l’Assemblée nationale, définit « la secte par opposition à celle d’Eglise » et ajoute pour préciser sa position:

La secte… se situe en retrait par rapport à la société globale et tend à refuser tout lien avec elle, et même tout dialogue. Elle a une attitude identique à l’égard des autres religions, de sorte qu’en ce sens, l’oecuménisme pourrait servir de critère pour distinguer église et secte.

Le propos est absurde car si on suit les auteurs de ce rapport, le judaïsme comme l’islam sont des « sectes » puisqu’ils se placent en dehors de la communauté dite oecuménique et se considèrent à part des autres communautés religieuses, tandis que Moon, qui considère avoir une dogmatique syncrétiste issue du christianisme, serait une Eglise !

Il est vrai que les critères mis en avant[2] par la commission parlementaire, s’appuyant sur un rapport des Renseignements généraux, sont fort peu convaincants: après tout, si l’on suit les auteurs, les communautés religieuses reconnues par les articles organiques de 1801 (Eglises catholique, réformée et luthérienne) et l’ordonnance de 1831 (Communauté juive) devraient, si elles étaient fidèles, être considérées comme des sectes.

Elles proposent, en effet, des « vérités incontournables », un véritable « engagement », la « rupture avec les valeurs de la société » (condamnation de l’avortement et du concubinage), « appartenance loyale au groupe », le « langage mobilisateur et le néolangage » (ne parle-t-on pas chez les huguenots le « patois de Canaan »?), « l’esprit de corps ».

Que signifie, d’autre part, la « déstabilisation mentale »: quand tel théologien catholique conduit le fils du président du Consistoire israélite de Strasbourg au baptême, ne pratique-t-il pas une véritable « déstabilisation mentale »?

Nos braves parlementaires auraient mieux fait de se reporter à l’excellente étude du président Jacques Robert, « Liberté de religion, de pensée et de croyance »[3] . Il consacre sa contribution à essayer de définir ce que peut être une secte… et il n’y arrive pas: ce n’est pas « le petit nombre des adeptes », « l’excentricité des doctrines » car, comme il le souligne, Tertullien expliquait: Credo quia absurdum , ce que confirme un arrêt du 4 décembre 1912 de la Cour d’appel de Paris. Ce n’est pas davantage « la nouveauté », la Réforme « atteste la possibilité de confessions nouvelles, instantanément dressées », formule qui est du pur « patois de Canaan », ce d’autant, rappelle-t-il, que « la religion est un phénomène collectif: ce n’est pas nécessairement un phénomène de masse ».

Naturellement, « tout mouvement religieux, Eglise, association ou secte doit répondre de ses actes » et respecter l’ordre public. Dès lors, l’escroquerie, les pressions psychologiques abusives, l’embrigadement des enfants et les dérives sexuelles doivent être poursuivies; les textes existent, mais ils ne sont pas toujours appliqués.

Peut-on faire une sociologie des sectes?

Les Renseignements généraux s’y sont essayés, écartant à juste titre « les mouvements ésotériques ou se rattachant à l’anthroposophie » ainsi que « la majorité des groupes se réclamant du Nouvel Age ».

Si l’on en croit l’abbé Trouslard[4] , on doit considérer comme « sectes », au sens « actuel » du terme, les mouvements ayant un comportement totalitaire (sic) à caractère « pseudo-religieux ». L’abbé Trouslard, dans sa dérive, rejoint le rapport parlementaire, mais le professeur Robert a montré que ce critère était pour le moins discutable. Est une secte, la communauté qui cherche à manipuler les esprits par le moyen de « cours, stages ou séminaires », qui tend à détruire la personne, la famille, la société.

Le moins que l’on puisse dire est que cela n’est pas très simple. En effet, si l’on tente une typologie des sectes, on s’aperçoit tout de suite, à suivre le classement des Renseignements généraux, qu’on a mélangé toutes les communautés religieuses ou philosophiques sans tenir compte d’un certain nombre de réalités. On peut discuter à perte de vue sur le New Age, mais quand on sait le nombre d’ouvrages que des théologiens universitaires catholiques ou protestants, lui ont consacrés en termes très sympathiques, on peut difficilement admettre comme « sectaire » cette communauté religieuse qui se fonde sur ce que l’on pourrait appeler « l’astrologie historique ». En effet, le New Age estime qu’après l’ère chrétienne du Poisson, on passe à l’ère « post chrétienne » du Verseau, se fondant sur une nouvelle prise de conscience des rapports entre société et spiritualité à la mesure de la civilisation du XXIe siècle qu’il décrit – souvent à juste titre – comme totalement différente des civilisations antérieures. Le rapport parlementaire conclut toutefois que

le Nouvel Age est dangereux, parce qu’il peut prédisposer ses adeptes à s’engager dans des voies plus périlleuses de type apocalyptique, par exemple. L’approche de l’an 2000 pourrait correspondre à une multiplication considérable des groupes apocalyptiques ou millénaristes, à partir de messages mal compris (car fondamentalement optimistes) des new agers . En outre, de gros bataillons d’adeptes, déçus des rangs évangéliques (témoins de Jéhovah, adventistes) ou syncrétiques, pourraient nourrir ce mouvement.

On pourrait faire des constatations analogues à propos de l’anthroposophie issue de l’enseignement de Rudolf Steiner, lui-même profondément marqué par la pensée de Goethe.

A côté des communautés qui relèvent du courant Nouvel Age et de l’anthroposophie dont le caractère « sectaire » reste à démontrer, le rapport distinguait les groupes orientalistes mélangeant allégrement toute une série de communautés de type oriental, dont il aurait été judicieux de voir quels pouvaient être leurs liens avec le taoïsme, le bouddhisme ou le confucianisme, religions incontestables depuis des siècles. En tout cas, que l’on soit d’accord ou non avec la Soka Gakaï , il ne faudrait pas oublier que c’est une communauté religieuse d’origine bouddhiste, diffusant les doctrines d’un moine japonais du XIIIe siècle dont la théologie – comme c’est d’ailleurs le cas des diverses formes de religiosité japonaise, à commencer par le Shinto – est « nationaliste et intolérante ».

Il y a les communautés de guérisseurs qui préconisent des thérapies à caractère spirituel que l’on a analysées un peu trop rapidement (combien de maladies n’ont-elles pas un caractère psycho somatique?) et dont on se contente de dire qu’elles recrutent « un nombre non négligeable de professionnels de la santé », ce qui devrait quand même faire réfléchir.

Il y a aussi les communautés plus ou moins gnostiques, ce qui n’a rien d’étonnant quand on sait la place que la gnose tient dans les préoccupations de certains intellectuels contemporains.

Beaucoup plus dangereuses, les communautés de caractère satanique ou druidique, à fondement initiatique ou occultiste. Ces groupes inspirent, dit le rapport,

des craintes qui ne doivent pas être prises à la légère, car, à l’instar de leurs coreligionnaires des Etats-Unis et des pays scandinaves, les lucifériens français sont susceptibles de délaisser leurs activités folkloriques actuelles pour des actions criminelles: profanation de cimetières, trafic de drogue, crimes de sang.

Peut-on mettre sur le même pied les groupes néo païens? Mais le rapport s’attaque aussi très directement à des mouvements chrétiens traditionalistes comme Tradition Famille Propriété, ou Avenir de la culture, à cause de leurs campagnes contre le Minitel rose, la pornographie, l’avortement, les préservatifs. Que le veuillent ou non les rédacteurs du rapport, ce n’est pas parce que les Eglises chrétiennes ont abdiqué que l’on doit condamner ceux qui sont restés fidèles envers et contre tout à la Parole de Dieu. A la limite, on s’étonne de ne pas trouver dans cette liste les communautés juives très strictes comme les loubavitch!

Sur tous ces points, l’ouvrage collectif, Pour en finir avec les sectes (Dervy), aligne clairement combien il faut se méfier du rapport parlementaire rédigé par des personnalités peu compétentes sur les sectes[5] , même si, à certains égards, lorsqu’il s’agit des communautés issues de la gnose, des sciences occultes ou de l’hypnose, il est plus crédible.

En fait, le rapport ne s’est guère interrogé sur deux points essentiels: qui fréquente les sectes et pourquoi fréquente-t-on une secte plutôt qu’une communauté religieuse traditionnelle?

* * *

Qui fréquente une secte? Toutes les enquêtes sont unanimes: il n’y a pas de « profil déterminé ». Les membres de ces communautés sont, au départ, des Français comme les autres; le rapport de la commission parlementaire est très clair:

Il serait faux de présenter le développement des sectes comme se réduisant exclusivement à la manipulation de personnalités fragiles par des groupes coercitifs et par l’application de techniques psychologiques éprouvées.

Bien plus, on constate, si on regarde de près, que les membres de ces groupes appartiennent à des milieux relativement aisés ou même très aisés, de surcroît à des milieux intellectuellement développés, que l’on attire par un discours quasi scientifique, faisant appel au perfectionnement individuel: il suffit, dans la plupart des villes universitaires, de lire les affiches de la Nouvelle Acropole proposant des conférences au titre souvent alléchant, ou des séminaires sur des thèmes intéressants.

Le perfectionnement individuel sur lequel ces communautés mettent l’accent insiste généralement sur trois points: l’exemple personnel , le prosélytisme , le tout fondé sur une ascèse certaine (abstention de tabac, d’alcool, de viande, appel à la prière régulière, invitation à réduire son temps de sommeil). A bien des égards, certaines sectes utilisent tout simplement les règles des ordres religieux du Moyen Age, à commencer par la règle de saint Benoît: beaucoup de ces communautés savent combiner ces règles plus que millénaires avec notre temps, d’autres, au contraire, conduisent, note le rapport,

à la rupture avec les relations antérieures, au travail, au bénéfice partiel ou exclusif de la secte, voué à la vie en commun. Une telle attitude de repli sur soi ou sur un groupe restreint est en contradiction avec tout un engagement extérieur à la secte.

Sans doute! Mais, à la limite, les monastères des religieux d’aujourd’hui, les couvents de religieuses cloîtrées, se vouant à la prière et au travail manuel, seraient, tout comme certaines communautés piétistes, si l’on prenait le rapport à la lettre, des groupements sectaires!

Sociologiquement, on peut constater que deux groupes d’àge sont particulièrement sensibles au mouvement sectaire :

  • les jeunes adultes de 25 à 35-40 ans pour le Nouvel Age, les groupes orientalistes ou gnostiques, sans doute parce que le message des Eglises ne les satisfait pas;
  • les personnes entre 50 et 60 ans pour les « groupes de prière ou de guérison ».
  • Quant aux « adeptes », ils appartiennent, quoi qu’en dise le rapport, à deux groupes sociaux bien distincts:

  • les milieux modestes constituent le plus important groupe social des témoins de Jéhovah;
  • les autres communautés recrutent essentiellement dans les classes moyennes et même aisées, souvent – nous l’avons dit – dans des milieux intellectuels.
  • Ce sont d’ailleurs les scientifiques qui constituent un des groupes intellectuels les plus attirés par les nouvelles communautés: d’abord, ils sont intéressés par des « mouvements » qui proposent une « explication globale » des problèmes sociaux, scientifiques et humains; ensuite, note le rapport, parce qu’ils s’estiment moins manipulables que le citoyen ordinaire. Selon le rapport, « la vulnérabilité des élites réside précisément dans la certitude de ne pas être manipulables » Mais après tout, si des intellectuels sont attirés par ces groupes, si des hommes et des femmes ayant relativement réussi dans la vie veulent s’intégrer à une secte, on ne voit pas au nom de quoi – tant que l’organisation ne commet ni crimes ni délits – on pourrait les en empêcher.

Si, de surcroît, ces hommes et ces femmes connaissent des difficultés individuelles, ont des problèmes familiaux, on conçoit assez bien qu’ils se tournent vers des communautés qui montrent, par leur prosélytisme, qu’elles s’intéressent à eux. Nous sommes ici, sans doute, au noeud du problème.

Depuis près de soixante ans, les Eglises traditionnelles en Europe, dans toute l’Europe, se sont à peu près désintéressées des classes moyennes et aisées[6] . Certaines remarques judicieuses devraient intéresser très particulièrement les responsables des Eglises dont les ministres ont rejeté avec mépris col romain et complet gris pour faire plus peuple…

« L’aspect « jeune cadre dynamique » des scientologues conviendra… au « démarchage » dans les cités universitaires, les clubs de gymnastique ou les cafés à la mode… Qui ne sait reconnaître les jeunes évangélistes aux cheveux coupés ras, à l’éternel blazer bleu marine et à la cravate club discrète? Comment ne pas noter le caractère bon chic bon genre mais un peu désuet des témoins de Jéhovah? Tout ceci fait l’objet de choix délibérés. »

Les responsables ecclésiastiques, catholiques ou protestants, pourraient y réfléchir et inviter – s’ils souhaitent réellement contrebalancer l’influence des nouvelles communautés – leurs ministres à renoncer au débraillé et au refus du prosélytisme. Il ne suffit pas d’accuser la mentalité contemporaine, « la recherche du confort matériel », « l’athéisme pratique qui se développe partout en Europe », comme l’écrivent les évêques du Synode Est-Ouest en 1991; il faut aller au-devant de ceux qui sont en recherche et sont très vraisemblablement moins athées que ne le croient les évêques.

En tout cas, « les associations concernent directement ou indirectement environ un demi million de Français », c’est-à-dire presque autant que les protestants ou les juifs. Elles recrutent et continuent de recruter sur « l’initiative d’agents » qui font du prosélytisme en s’appuyant sur des thèmes très différents, parmi lesquels ont citera :

  • les questiosn éthiques que l’on découvre assez nombreuses dans l’Eglise de scientologie, qui contrôlerait une « commission des citoyens pour les droits de l’homme » par le Mouvement pour la paix en Europe ;
  • les questions culturelles , où l’on constate une forte présence de tous ces groupes dans des directions très diverses avec aussi bien des propositions de conférence ou des cours de rattrapage, et même des séminaires pour le perfectionnement des cadres d’entreprise;
  • les questions naturistes , qui vont de l’écologie à la médecine naturelle, la psychologie à la parapsychologie en passant par la méditation transcendantale.

Ces divers problèmes sont annoncés, soit par des affiches, des petites annonces ou tout simplement le démarchage à domicile. Mais n’hésitons pas à le souligner, les membres de ces communautés sont consentants: seul se pose le problème des enfants pour qui, trop souvent, les parents ou leurs enseignants laissent faire.

Quant à la puissance financière de ces communautés, qui est incontestable, elle doit nous rappeler un certains nombre de réalités:

  • depuis deux siècles, les Eglises protestantes américaines – séparées de l’Etat – vivent très bien: si l’on en croit les statistiques fédérales, les émoluments d’un pasteur varient entre 35 000 et 80 000 dollars par an (soit entre 200 000 et 400 000 francs français); il paraît difficile de reprocher à ces communautés, qui sont souvent nées aux Etats-Unis, de vivre comme elles le font outre-Atlantique en utilisant les mêmes procédés: elles ne sont pas marquées par le triple sceau bien français du socialisme, du ruralisme, du catholicisme, et n’ont pas de complexe à gagner de l’argent;
  • on a l’air d’oublier que, de 1802 à 1950, les Eglises chrétiennes ont reconstitué (ou constitué dans le cas des protestants) un patrimoine considérable que l’on gaspille aujourd’hui: il suffit de penser aux innombrables bien immobiliers plus ou moins bradés depuis une trentaine d’années; au reste, les communautés catholiques demeurées traditionnelles semblent disposer aujourd’hui de moyens considérables (cf. leurs acquisitions immobilières, Gaussan dans l’Aude, le Barroux dans le Vaucluse);
  • après tout, les communautés juives de France (avec environ 600 000 âmes) semblent disposer, toutes choses égales d’ailleurs, d’infiniment plus de moyens que la Fédération protestante de France (1 million d’âmes), de même l’Eglise catholique (environ 40 à 45 millions d’âmes), étant bien entendu qu’il ne s’agit que des nombres théoriques, les fidèles et donateurs réels devant être respectivement de l’ordre de 100 000, 150 000 pour les unes et 5 millions pour l’autre.

En définitive, il est bien difficile de cerner vraiment ce que l’on appelle aujourd’hui le phénomène « secte » et, par conséquent, de lui appliquer un régime particulier, d’autant que l’on compte environ 1150 associations que les Renseignements généraux considèrent, à tort ou à raison, comme des « sectes ». C’est pourquoi le rapport ne propose pas de législation nouvelle, mais demande une application efficace et « rigoureuse » des dispositifs existants: on regrettera simplement la rédaction de certaines propositions telles celles concernant les pratiques de déstabilisation mentale (assez largement en contradiction avec les constatations du rapport), plus encore celles suggérées pour « battre en brèche les exigences financières exorbitantes de certaines sectes ». Mais, surtout, rappelons que ce que le rapport considère comme secte – telle l’Eglise dite de scientologie – est considéré comme Eglise – avec tout ce que cela implique là-bas de privilèges fiscaux – par les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. Comme le rappelle très justement le professeur JoÎl-Benoît d’Onorio,

la France est devenue un pays « catholaïque » en raison d’une très longue tradition consacrée par une série de textes qui vont des lois organiques de 1802 aux accords du début des années 20 entre la République et le Saint-Siège; cela est vrai pour les autres cultes anciennement reconnus (protestant et israélite).

Il en tire l’idée d’un régime juridique spécifique pour les mouvements religieux, thème repris par Philippe Gast, car cela permettrait d’élaborer « des critères permettant de distinguer les mouvements religieux et les mauvaises sectes des bonnes « . Mais la commission parlementaire n’a pas jugé souhaitable de donner suite. Elle estime qu’une « législation spécifique au phénomène dit des sectes… risquerait de porter atteinte à cette liberté fondamentale » qu’est la liberté de conscience. « L’arsenal dont nous disposons, dira le député Vivien, est tout à fait suffisant, il suffit de l’appliquer. »

En réalité, ce n’est pas l’Etat qu’il convient d’interpeller sur les sectes, mais les anciens cultes reconnus qui, pour la plupart, ont abdiqué et n’ont pas su répondre aux interrogations des hommes de notre temps qui, lorsqu’ils ne rejoignent pas une « secte », se contentent des devins et astrologues.


* F.-G. Dreyfus est professeur à l’Université de Paris-Sorbonne et professeur associé de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

[1 ] On rappellera, avec J. Baubérot, qu’au début du siècle, l’Armée du Salut était considérée comme une secte anti sociale qui manipulait les esprits et exploitait les porte-monnaie.

[2 ] Pages 24 et 25 du rapport parlementaire.

[3 ] J. Robert, « Liberté de religion, de pensée et de croyance » dans Droits et libertés fondamentaux (Paris: Dalloz, 1995).

[4 ] Christus, janvier 1997.

[5 ] On notera que les auteurs ont découvert un précurseur de la sociologie de la religion, le dénommé Tite Live, auteur des Sectes religieuses en Grèce et à Rome , p. 45.

[6 ] Cf . nos remarques dans F.-G. Dreyfus, « La crise du protestantisme français », dans Foi et Vie , avril 1996.

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Le protestant et l’Église – Une relation ambiguë http://larevuereformee.net/articlerr/n210/le-protestant-et-leglise-une-relation-ambigue Thu, 18 Aug 2011 11:39:09 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=530 Continuer la lecture ]]> Le protestant et l’Église
Une relation ambiguë

François G. DREYFUS*

Je me demande pourquoi cette réflexion sur le protestant et l’Eglise. En effet, le président de l’ERF, le pasteur Bertrand, vient de déclarer, dans Le Figaro du 24 février dernier, que le problème de l’Eglise n’était, pour le protestant, qu’une question secondaire. Dans ces conditions, ne devrais-je pas renoncer à faire cette communication puisqu’une des plus hautes autorités du protestantisme français déclarait simplement qu’elle ne présentait aucun intérêt?

Ce n’est pas simplement par esprit de contradiction que je vais présenter cette communication. Elle me permettra peut-être de me poser en contradicteur du président de l’ERF, surtout elle m’amènera à essayer de vous dire ce qui est ma profonde conviction qu’une Eglise visible, organisée, structurée et fidèle est indispensable pour l’évangélisation, la rechristianisation. Seule, elle peut être le support d’un vrai prosélytisme.

De surcroît, au risque de vous choquer, je ne vous cacherai pas que je ne suis pour rien dans le titre tel qu’il est énoncé: je n’aime pas le mot « protestant »; au reste, il ne veut rien dire sauf, peut-être, pour ceux qui se glorifient d’être « protestants athées ». Se dire protestant, c’est confondre des communautés profondément différentes: les réformés ne sont ni des luthériens, ni des anabaptistes, et vice versa, ni des baptistes, ni des méthodistes, ni des pentecôtistes. Bien sûr, ce que je viens de dire n’a pas de sens non plus pour ceux qui, pasteurs ou laïcs, pratiquent un « protestantisme mou » récusant la seigneurie du Christ, l’existence d’un Dieu trinitaire, les confessions de foi apostoliques, faisant leurs les positions développées depuis le XIX » siècle par David Strauss en Allemagne, Emest Renan en France, reprises régulièrement depuis une trentaine d’années par des théologiens (même catholiques), popularisées par de nombreuses séries télévisées, en particulier sur la chaîne ARTE.

Il suffit de voir comment a été accueilli le recueil Baptême, Eucharistie, Ministère (BEM) par les différentes dénominations dites protestantes pour comprendre que parler du « protestant et de l’Eglise » n’est pas simple.

Je dois dire que c’est en me promenant, il y a quelques années, dans une avenue de San Diego (Californie), où se trouvaient, sur 500 mètres, une Eglise luthérienne, une méthodiste, trois baptistes, une presbytérienne et une épisco-palienne, que j’ai compris ce que Bossuet voulait dire en parlant des Variations des Eglises protestantes…

Jusqu’à quel point peut-on parler d’ailleurs d’Eglise dans le cas du protestantisme?

Pour les luthériens, « l’Eglise est rassemblée de tous les croyants auprès desquels l’Evangile est prêché purement, et les saints sacrements administrés conformément à l’Evangile », dira l’article 7 de la Confession d’Augsbourg; et Luther avait affirmé dès 1522: « L’Eglise ce n’est pas du bois et de la pierre, c’est rassemblée des croyants. » Calvin dit sensiblement la même chose.

L’Eglise, d’autre part, est creatura verbi divini; elle est création du Verbe divin, de la Parole de Dieu et elle repose sur la foi. Par l’Evangile, le Saint-Esprit appelle, assemble, éclaire, sanctifie toute la chrétienté et la communion (koino-nia ou koinôia) des saints.

D’ailleurs, la célébration de la sainte cène est aussi communion avec le même terme grec. L’Eglise se réalise dans le culte et cela nous conduit à la notion d’Eglise-institution, ce qui entraîne une double problématique que souligne bien André Birmelé, la problématique Eglise visible. Eglise invisible, et celle qui oppose vraie et fausse Eglise.

Qu’est-ce donc qu’une Eglise?

Théologiquement, on pourrait dire: là où vous êtes rassemblés, là est l’Eglise, mais c’est la vision théologique.

Sociologiquement, l’Eglise se constitue autour de ses fidèles puisqu’elle rassemble tous les croyants. Mais, pour reprendre une formulation de « Foi et Constitution » dans Baptême, Eucharistie, Ministère: « Afin d’accomplir sa mission l’Eglise a besoin de personnes qui soient responsables publiquement et de façon continue pour mettre en évidence sa dépendance fondamentale par rapport à Jésus-Christ. »

Coexistent aujourd’hui plusieurs systèmes de structuration ecclésiale:

  • le système congrégationaliste, où la congrégation jouit d’une très grande liberté;
  • le système presbytérien-synodal où la liberté de la congrégation ou paroisse est freinée par les structures synodales;
  • le système vertical, hiérarchique, qui est celui de l’Eglise romaine.

Nous pourrons nous interroger sur révolution de ces divers systèmes dans les Eglises issues de la Réforme.

L’Eglise, si l’on s’en tient aux anciennes confessions de foi, est tout à la fois une, sainte, catholique (ou universelle) et apostolique.

A ces propositions, on peut alors en ajouter une complémentaire: l’Eglise n’est pas seulement une donnée spirituelle et invisible, c’est une structure, parfois très éloignée, parfois très proche de celle de l’Eglise romaine. Notons, au passage, que si les luthériens parlent d’église pour leur édifice cultuel, les réformés utilisent généralement le terme de temple. C’est plus que significatif. Mais le grand problème est, alors, celui du ministère. En effet, comme le dit nettement brutalement le BEM (§8): « Afin d’accomplir sa mission, l’Eglise a besoin de personnes, c’est-à-dire en définitive d’une structure organisée. »

Dès lors, le lien Eglise-ministère devient essentiel. A la lecture des premiers textes de Luther, chacun peut prêcher, distribuer les sacrements, « tout baptisé est prêtre », mais très vite est institué un ministère chargé de la Parole et des sacrements. Et on admet l’évêque (cf. Confession d’Augsbourg). Calvin, lui, distinguera quatre ministères: docteur, pasteur, ancien et diacre; pasteur et ancien se voyant « confiés en commun la gestion de la communauté ecclésiale au niveau paroissial et au niveau synodal, l’ensemble étant placé, à Genève, sous la haute autorité de la Compagnie des pasteurs sans une quelconque intervention de laïcs: la Compagnie jouant, en quelque sorte, le rôle d’un évêque.

Au reste, le problème du ministère, pendant longtemps, n’a guère préoccupé les théologiens protestants. Cela ne tient guère de place dans les recherches d’un Bultmann ou d’un Barth. Pourtant, dans le cadre du Conseil œcuménique, « Foi et Constitution » a consacré de nombreux travaux au problème des ministères que résume le petit livre publié par cette commission il y a près de vingt ans: Baptême, Eucharistie, Ministère (BEM). La simple liste des chapitres de ce texte est significative:

1. La vocation du peuple de Dieu tout entier.

1. L’Eglise et le ministère ordonné qui souligne que « l’autorité du ministre ordonné est enracinée en Jésus-Christ » et le texte précise: « Parce que Jésus est venu comme celui qui sert (Mt 10:45; Le 22:27), être mis à part pour le service ordonné signifie être consacré pour le service. » Les ministres peuvent être « appelés prêtres parce qu’ils accomplissent un service sacerdotal particulier ». A cet égard, le BEM pose (§17) le problème du ministère des femmes, car « là où le Christ est présent, les barrières sont brisées… En Christ, il n’y a ni homme, ni femme », ce que rejettent (à juste titre) l’Eglise romaine et les Eglises orthodoxes. La plupart des Eglises issues de la Réforme pensent le contraire. Pourtant, ce n’est pas parce que depuis un demi-siècle que les femmes se sont émancipées (jusqu’à devenir premier ministre) que la femme puisse être « consacrée au saint ministère ». C’est d’ailleurs ce que rappelle le BEM (p. 59). Bien évidemment, « ce n’est pas révolution de la société qui doit décider de l’ecclésiologie ». Naturellement, dans les Ecritures, la femme tient grande place. Il est même extraordinaire, faisait remarquer au séminaire, ces jours derniers, une auditrice, « que tant de femmes soient citées ». A titre personnel, on nous permettra de penser que les Eglises issues de la Réforme, qui ne cessent de mettre en avant la Sola Scriptura, sont incapables de trouver une référence biblique pour justifier cette formulation. Mais il est vrai que cela pose le problème de la diversité des ministères, ce que résume le BEM de la manière suivante:

3. Les formes du ministère ordonné

  • Evêques, presbyties, diacres.
  • Principes directeurs pour l’exercice du ministère ordonné dans l’Eglise, paragraphe dans lequel on reprend une recommandation de la première conférence mondiale de « Foi et Constitution » à Lausanne en 1927′.
  • Fonctions des évêques, des presbytres et des diacres
  • Variété des charismes. Malheureusement, en France, cette variété des ministères pose problème: nous n’avons que le pasteur; peut-être peut-on dire que le président d’un conseil régional de l’ERF est, au fond, un évêque, mais cela serait discuté. En revanche, luthériens et anglicans intègrent ce ministère épiscopal qui peut paraître indispensable dans le monde d’aujourd’hui.

4. La succession dans la tradition apostolique

  • La tradition apostolique dans l’Eglise.
    Dans le Credo, l’Eglise confesse qu’elle est apostolique. L’Eglise vit dans la continuité avec les apôtres et leur proclamation. (…) L’Esprit garde l’Eglise dans la tradition apostolique… (…) La tradition apostolique dans l’Eglise implique la continuité dans la permanence des caractéristiques de l’Eglise des apôtres: témoignage de la foi apostolique, proclamation et interprétation renouvelée de l’Evangile, célébration du baptême et de l’eucharistie, transmission des responsabilités ministérielles, communion dans la prière, l’amour, la joie et la souffrance, service auprès de ceux qui sont dans la maladie et le besoin, unité des Eglises locales et partage des biens que le Seigneur a donnés à chacun. (§34)
  • La succession du ministère apostolique.
    La première manifestation de la succession apostolique se trouve dans la tradition apostolique de l’Eglise tout entière. (…) Dans l’Eglise, le ministère ordonné a une tâche particulière de préservation et d’actualisation de la foi apostolique. La transmission régulière du ministère ordonné est ainsi une expression puissante de la continuité de l’Eglise à travers l’histoire; elle souligne également la vocation du ministre ordonné comme gardien de la foi. (§35)
    En raison des circonstances historiques particulières de l’Eglise en croissance dans les premiers siècles, la succession des évêques devint un des modes, avec la transmission de l’Evangile et la vie de la communauté, selon lequel la tradition apostolique de l’Eglise fut exprimée. (§36)

5. L’ordination (et non consécration, comme disent les réformés).

6. Vers la reconnaissance mutuelle des ministères ordonnés.

Cette déclaration sur les ministères, pour fondamentale qu’elle soit, n’a pas fait l’unanimité, c’est le moins qu’on puisse dire. Cela souligne fort bien combien sont grandes les distorsions entre les communautés issues de la Réforme sur ce qui concerne la notion même d’Eglise: et on pourrait même se demander, au risque de vous scandaliser, si une communauté qui refuse d’intégrer dans sa vie, son organisation, sa discipline ces recommandations peut s’appeler Eglise!

Quand on regarde comment réagissent les fidèles des diverses dénominations qui constituent la Fédération protestante de France, on peut s’interroger sur la vision « protestante » de l’Eglise. A notre connaissance, aucune étude sérieuse n’a été faite sur la façon dont le simple fidèle considère l’Eglise et son ministère. Mais grâce à Gilbert Vincent2, nous avons une idée assez complète du comportement religieux des conseillers presbytéraux.

En utilisant les critères de J.-P. Willaime dans Profession pasteur3, les conseillers presbytéraux se répartissent comme suit:


Tendances en %
   
 
PROVINCE
PARIS
 
EELF4
ERF
ERF
Evangélique
17
17,5
20,3
Orthodoxe
18,5
6,5
28,7
Barthisme
1
0,5
1
Libéraux et théologie politique
16,5
15
22

On notera au passage que les laïcs sont moins touchés par le libéralisme que leurs pasteurs, au moins dans l’ERF et l’ECAAL6.


Tendances en %        
 
ERF
ERAL
ECAAL
EELF
EREF
Evangélique
9
20
9
13
65
Orthodoxe
7
4
21
48
60
Barthisme
46
33
9
13
10
Libéralisme et théologie politique
39
11
31
16
0

(Source: J.-P. Willaime, op. cit., p. 159. Rappelons que les totaux dépassent 100 en raison de doubles réponses données par chacun des pasteurs.)


Que demandent ces conseillers? A Paris, on souhaite que la prédication insiste sur cinq thèmes essentiels (thèmes qui, dans l’enquête de G. Vincent, ont recueilli 25% au moins de choix):

La puissance de l’Esprit saint 40%
La nécessité de prendre des responsabilités dans le monde 34%
Les atteintes aux droits de l’homme dans le monde 31%
La réconciliation

29%

L’évangélisation 26%

Et on notera qu’engagement socio-politique et menaces écologiques ne recueillent respectivement que 1,5 et 2,5% des choix…

En province, les choix sont un peu différents:


 
EREI
EELF
ERF
Paix dans le monde
10
43
34
Puissance du Saint-Esprit
40
31
27
Atteintes aux droits de l’homme
13
21
30
Réconciliation
12
25
26

A la limite, on pourrait presque dire que les conseillers ont des préoccupations plus religieuses, plus scripturaires que nombre de leurs pasteurs!

Mais on peut souligner aussi combien est grand le décalage entre l’EREl et les autres communautés protestantes. Les réformés évangéliques sont les seuls à insister sur la conversion individuelle, la puissance du Saint-Esprit et la nécessité de l’évangélisation:


 
EREI
EELF
ERF
La conversion individuelle 54 11 16
La puissance du Saint-Esprit 40 31 27
Le salut par la foi seule 36 10 14
L’évangélisation 25 20 16

Au passage, on se demandera pourquoi le président J.-A. de Clermont a hautement proclamé en janvier 2000: « Je n’irai pas à Rome pour l’année jubilaire. » En disant cela, il ne représentait officiellement que ceux qui se dénomment les « protestants athées », une minorité de membres de l’ERF, un tiers de l’EREl, laissant choir en quelque sorte les luthériens et 50% des réformés, soit tout simplement plus de la moitié des fidèles de la Fédération protestante de France (FPF).

Doit-on en conclure que la vision ecclésiale du président de la FPF est peut-être moins théologique que sociologique? Il rejoint ainsi ceux qui, à force de se dire modernes, se veulent tout simplement « dans le vent ».

+ + +

Ce que le « protestant » entend par Eglise est donc assez différent selon la dénomination à laquelle il appartient; l’on s’aperçoit tout de même que l’on attend de l’Eglise des préoccupations plus séculières que théologiques:

  • paix dans le monde;
  • atteinte aux droits de l’homme;
  • nécessité de prendre des responsabilités dans le monde.

Seulement, quelle place, alors, a l’Eglise dans la préoccupation de ses fidèles? Pensons à cette remarque du professeur Marguerat, « La Bible, une pomme de discorde », dans La grâce et le désordre ». Son exégèse de Marc 4:30-32 est extra-ordinairement judicieuse:

A partir du moment, explique-t-il, où, avec J. Moltmann, on utilise la Bible pour transformer la société sur le plan temporel au lieu de régénérer l’individu, la communauté chrétienne perd une grande partie de son sel, car d’autres, bien mieux formés, sont engagés dans cette voie. Si être chrétien implique d’abord de transformer la société, à quoi bon être chrétien?

Il rejoint d’ailleurs ce qu’écrivait il y a plus de vingt ans le théologien américain Dean McKelley dans Why Conser-vatives Churches Are Growing’.

La crise présente est la conséquence de la complaisance qu’ont les grandes dénominations pour les idéaux modernes… Dans le but (illusoire) de séduire les hommes aujourd’hui, elles se sont engagées dans les entreprises servant ces idéaux: planning familial, aide sociale, appui aux luttes des femmes, action en faveur de l’égalité raciale, etc. Sur tous ces terrains, elles ont rencontré la concurrence de mouvements profanes plus efficaces qui les ont marginalisées. Or, les Eglises traditionnelles, en continuant imperturbablement à répéter leurs messages de salut, répondaient en fait à la véritable demande sociale dirigée vers le groupe religieux, qui est de dire le sens de la vie9.

Dans les années 90, 39% des pasteurs de l’ERF, 31% de ceux de l’ECAAL se réclament du libéralisme ou des théologies de la sécularisation. Pour ces pasteurs, l’essentiel de la prédication doit porter sur « la libération des pauvres et des opprimés », « l’espérance d’une société plus juste » récusant le caractère pécheur des hommes ou la nécessité de la conversion, défendant des positions très libérales sur le plan sexuel.

Leur libéralisme théologique a sans doute largement accéléré la sécularisation du protestantisme français réformé et du luthéranisme alsacien depuis une trentaine d’années. En 1965, il y avait en France 470 000 réformés et 300 000 luthériens: il n’y a plus aujourd’hui que 350 000 réformés et moins de 250 000 luthériens, parmi lesquels 20 à 30% de « néoprotestants » si l’on en croit Elizabeth Hausser dans Fraternité évangélique, auxquels s’ajoutent les 200 000 membres des petites Eglises, membres ou non de la FPF. Le scoutisme unioniste a banni l’évangélisation et, dans nos Eglises, le mot « prosélytisme » est proscrit, car « l’idéologie douée » chère à la classe politique française les a largement pénétrées. Pensons d’ailleurs à l’article de Réforme de février dernier consacré au « Protestantisme libéral ». Au reste, Réforme exprime fort bien le poids du protestantisme libéral dans la majorité des Eglises membres de la Fédération protestante de France.

Plus question de mettre en avant sur la place publique ce qui fait notre particularisme, dont nous nous contentons de débattre strictement entre nous. Dès lors, bien évidemment, la notion d’Eglise n’a guère de sens pour ses fidèles.

En réalité, règne aujourd’hui ce que l’on nous permettra d’appeler une « théologie douée »: le refus de deux grandes Eglises (l’ERF comme la luthérienne, en particulier celle d’Alsace) d’imposer un minimum théologique de base tend à la formation d’un syncrétisme plus ou moins teinté de christianisme, qui s’affirme particulièrement par ses prétentions socio-économiques que récusent une bonne partie des fidèles de nos Eglises. A lire les publications de ces Eglises, les priorités de nos communautés10, ce sont l’accueil des étrangers et l’aide au tiers monde. A ce niveau, il y a un énorme décalage entre ce que disent les Eglises et ce qu’attendent les fidèles. Réfléchissons à la déclaration – généreuse d’apparence, démagogique, en réalité – de toutes les communautés chrétiennes en faveur de la suppression des dettes des pays en voie de développement, alors qu’une simple suspension, sous condition, serait plus judicieuse. Sur l’accueil des étrangers, 47% des fidèles disent, selon le sondage de 1995, que « cela fait partie de nos traditions », mais 47% estiment qu’il faut « limiter le nombre des étrangers » ! Quant à l’aide au tiers monde, cela ne vient qu’au septième rang des préoccupations des « proches du protestantisme ». En revanche, 42% pensent qu’il faut « retrouver le sens des valeurs morales » et 77% sont convaincus que « l’institution familiale est une valeur fondamentale ».

Certes, tout cela souligne combien il est délicat de parler des rapports du « protestant » et de l’Eglise. En vérité, l’Eglise est une réalité effective, presque charnelle, pour le luthérien ou – en admettant qu’il appartienne à une communauté « protestante » – pour l’anglican. Cela paraît moins évident pour les Eglises issues de la théologie calvinienne, même si révolution récente de l’Eglise réformée de France tend vers une catholicisation des institutions ecclésiales (place des présidents de région et du président national de l’ERF). Pour le chrétien réformé, il apparaît que la seule Eglise réelle, c’est la communauté paroissiale, ce que les Anglo-Saxons appellent la congrégation. Trop souvent, l’Eglise, c’est, tout au plus, une fédération de paroisses, cette tentation de certains réformés d’aujourd’hui que Calvin n’eut pas approuvée. Pensons au rôle dirigeant et très directif de la Compagnie des pasteurs de Genève et leur contrôle tatillon de la vie des paroisses et… des paroissiens. Ce sont cette ecclésiologie et cette théologie qui inspirent les néocalvinistes, en particulier aux Pays-Bas, et que l’on retrouve chez Auguste Lecerf et ses disciples. Mais c’est la conception néolibérale qui explique sans doute, aux Etats-Unis, l’existence de dix-sept dénominations calviniennes (presbytériennes et réformées), de onze méthodistes et de vingt-trois baptistes ».

Cette vision de l’Eglise conduit parfois à de véritables caricatures d’Eglise: c’est le cas lorsque l’on ramène le rôle de l’Eglise au simple établissement d’une société de paix et de justice sociale. Pour les théologiens de ces communautés, il ne faut pas « perpétuer l’impérialisme et le colonialisme chrétiens », telle la formule résumant la « Déclaration de Québec de chrétiens pour le socialisme »12.

Cette vision de la mission de l’Eglise a été défendue par le COE de 1965 à 1989, sous l’influence des tendances christo-marxistes des autorités ecclésiastiques d’alors, à l’Est comme à l’Ouest, qui, durant cette période, contrôlent en fait le Comité central du Conseil ».

Au reste, on retrouve cette tendance dans Eglise et pouvoirs, le « manifeste encyclique » de la Fédération protestante de France en 197l14, qui nous offrait comme modèle de société… la RDA.

Les dérives, et en particulier la dérive congrégationaliste, aboutit très vite – comme le remarque l’inspecteur ecclésiastique Michel Viot – à une balkanisation et à une dilution rapide de l’identité ecclésiale que, trop souvent, le « protestant » moyen ne veut pas comprendre. L’Eglise est une institution, mais elle n’a de sens que si elle répond à cette remarque d’André Birmelé:

L’Eglise visible n’est crédible que lorsqu’elle vit et enseigne en tant que communion ce qu’elle a découvert dans la Parole de Dieu et ce pour quoi elle a été libérée par le Christ… L’Esprit saint sanctifie les croyants, l’Eglise et le monde, la mission de l’Eglise est d’annoncer au monde sa sanctification15.

C’est ce que disait il y a cinquante-cinq ans, à la veille de sa mort, Simone Weil:

L’Eglise n’est parfaitement une que sous un rapport: en tant que conservatrice des sacrements. Ce qui est parfait, ce n’est pas l’Eglise, c’est le corps et le sang du Christ sur les autels16.


* P.G. Dreyfus est professeur émérite à la Sorbonne et professeur associé à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

1.. Cf. rapport de la Commission V des Actes (Paris, 1928), 531.

2. Les cadres laïcs du protestantisme. Centre de sociologie du protestantisme.

3. J.-P. Wllaime, Profession pasteur (Genève: Labor & Fides, 1986).

4. EELF: Eglise évangélique luthérienne de France.

5. ERF: Eglise réformée de France.

6. ECAAL: Eglise de la Confession d’Augsbourg d’Alsace et de Lorraine.

7. EREI: Eglise réformée évangélique indépendante.

8. Marguerat, La grâce et le désordre, entretiens sur la modernité et le protestantisme, ouvrage collectif dirigé par P.O. Monteil (Genève: Labor & Fides, décembre 1998). Cf. notre recension de cet ouvrage dans « Protestantisme et modernité ». Positions luthériennes, décembre 1998).

9. D. McKelley, Why Conservatives Churches Are Growing (New York, 1972).

10. Cf. Réforme du 2 mars 2000, « L’Eglise doit être militante ».

11. Cf. Yearbook ofAmerican and Canadian Churches, et R. Niebuhr, Thé Social Sources of Denominationalism (Cleveland, 1968).

12. Cité dans Au-delà des confessions (Paris: Le Cerf, 1977).

13. Cf. F. G. Dreyfus, « Conseil œcuménique des Eglises: la foi manipulée », dans Politique internationale (janvier 1986).

14. Cf. î. Bauberot, Le pouvoir de contester (Genève: Labor & Fides, 1983).

15. Fraternité évangélique, janvier 2000.

16. S. Weil, Lettre à un religieux.

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