Jean-Marc BERTHOUD – La Revue réformée http://larevuereformee.net Sun, 01 Sep 2019 13:48:02 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 MARTIN LUTHER ET ÉRASME DE ROTTERDAM – Le serf arbitre contre le libre arbitre http://larevuereformee.net/articlerr/n281/martin-luther-et-erasme-de-rotterdam-le-serf-arbitre-contre-le-libre-arbitre Sun, 01 Sep 2019 15:48:02 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1029 Continuer la lecture ]]> body { counter-reset: h3counter; }

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MARTIN LUTHER ET ÉRASME DE ROTTERDAM
Le serf arbitre contre le libre arbitre

Jean-Marc Berthoud1

Introduction

Dans les deux derniers siècles du Moyen Âge, la spéculation scotiste débridée à partir des universaux détachés de toute référence à la réalité, tant créationnelle que biblique, suscita une réaction critique virulente, celle du nominalisme occamien. Occam ne se contenta pas d’user de son célèbre « rasoir » logique pour retrancher tout concept inutile et extravagant, mais il attaqua la légitimité des universaux eux-mêmes, détruisant en passant les bases réalistes de la pensée naturelle et chrétienne. L’attribution habituelle de « traditionalisme conservateur » aux positions définies par les décrets du Concile de Trente et de « modernité révolutionnaire » à celles de la Réforme luthérienne, est tout simplement fausse. Bien des traits du nominalisme de la scolastique tardive, telle qu’elle était professée par Gabriel Biel, se retrouvent dans les positions du catholicisme romain de la Contre-Réforme, telles qu’elles furent définies par les décrets du Concile de Trente. Il nous faut constater que, si le Concile de Trente est bien plus « nominaliste » qu’on le croit habituellement, par contre la Réforme, nous le verrons, l’est en fait bien moins.

Luther a souvent été perçu, tant du côté protestant libéral que de celui du catholicisme romain, comme étant un théologien, certes biblique, mais dont la pensée fut orientée par des présupposés philosophiques essentiellement nominalistes. C’est donc lui qui se situerait, selon cette interprétation, à la source de l’individualisme, du subjectivisme et du rationalisme empirique moderne. Nous allons voir, à travers un aperçu malheureusement trop rapide du conflit qui l’opposa à Érasme sur un prétendu libre arbitre de l’homme dans l’accomplissement de son salut, que cette façon de voir est foncièrement erronée. Il est incontestable que Luther a été fortement marqué par le nominalisme mitigé et éclectique de Gabriel Biel, point de vue philosophique presque universellement accepté par le système scolaire et universitaire lors de ses années formatives. Il est également tout à fait évident que c’est à la fois contre le pélagianisme occamiste classique (l’homme doit et peut atteindre la justice par ses propres œuvres) et contre le semi-pélagianisme de Biel (l’homme a aussi besoin de la grâce de Dieu pour parvenir à la justice parfaite) que Luther engagea une lutte acharnée.

Le premier mouvement (si minime soit-il) de la volonté de l’homme vers le bien provenait, selon Biel, de son propre vouloir, de son libre arbitre inné. Cette première initiative de la volonté vers le bien n’avait donc pas besoin de la grâce de Dieu. Ce pélagianisme plaçait Luther devant le désespoir le plus absolu, car la question demeurait : comment un homme pécheur pouvait-il parvenir à plaire de manière parfaite à un Dieu entièrement juste ? Par contre, le semi-pélagianisme – également enseigné par la scolastique tardive – par son aplatissement, sa banalisation des exigences divines, suscitait une répugnance, un dégoût radical à la soif d’intégrité, de droiture et de sainteté qui animait la quête spirituelle de Martin Luther. C’est en découvrant la nature véritable de la justice du Christ, justice accomplie pour nous par son incarnation et, plus encore, par son obéissance humaine parfaite à toute la loi de Dieu, puis par l’imputation de cette justice active et passive parfaite du Christ au croyant perdu, que Luther fut délivré de ce dilemme terrible. Cette justice, à laquelle il nous était impossible de parvenir par nos propres forces, est le fruit de la seule grâce de Dieu (sola gratia). Elle était communiquée à celui qui croit (sola fide), par l’action souveraine du Saint-Esprit.

C’est ce combat qui se trouve au cœur de la lutte que Luther mena victorieusement contre le système hérétique romain, celui du nominalisme de la scolastique tardive. C’est ici que la logique décapante d’Occam – son célèbre rasoir – lui fut d’une aide inestimable. Ayant retrouvé le fondement de la foi à la fois dans les saintes exigences et dans les merveilleuses promesses de l’Écriture, Luther fit un bon usage de ce fameux rasoir pour se défaire des excroissances doctrinales que la tradition romaine, devenue de plus en plus indépendante de la Parole de Dieu, avait imposées faussement à l’Église de Jésus-Christ comme autant de dogmes intangibles. C’est ainsi que Luther sut aussi utiliser la critique biblique des humanistes pour se débarrasser des faux dogmes accumulés au cours des siècles par la tradition romaine ayant pris ses distances par rapport à une soumission véritable à la seule Parole écrite de Dieu (sola scriptura).

Mais si Érasme en resta lui-même à cette première phase critique de l’héritage nominaliste, attitude qui le conduisit progressivement d’abord au scepticisme, puis au rejet de toute certitude dogmatique autre que celle qui lui était imposée par l’autorité infaillible du magistère de l’Église de Rome, il n’en fut pas de même pour Luther. Une fois les faux dogmes romains écartés, lorsqu’il fut parvenu, au cours d’un combat intellectuel et spirituel prodigieux, à se défaire de l’héritage des erreurs de la tradition romaine, il manifesta une attitude épistémologique bien différente, celle d’un réalisme biblique des plus remarquables. Une fois le rasoir occamien utilisé pour démolir ces accrétions doctrinales romaines, Luther s’orienta vers un travail théologique hautement créatif : déduire, de l’ensemble des données bibliques, une dogmatique, une systématique fidèle au dépôt de la foi. Cette œuvre s’est avérée d’un réalisme épistémologique exceptionnel.

Une grande partie de l’incompréhension dont souffre l’œuvre de Luther – tant du côté protestant que de celui des catholiques romains – provient du fait que nombreux sont les chercheurs qui n’ont pas su discerner, puis distinguer, les deux phases (nominaliste d’abord, réaliste ensuite) de son œuvre. Ici les éditeurs et traducteurs britanniques du Traité du serf arbitre de Martin Luther, James Packer et O.R. Johnston, font ressortir, dans l’« Introduction historique et théologique » qu’ils consacrent à leur traduction anglaise de ce chef-d’œuvre chrétien, ces deux phases bien distinctes de son œuvre.

Le caractère systématique du Serf arbitre

Packer et Johnston écrivent :

Ce que nous trouvons dans Le serf arbitre n’est pas le Luther pamphlétaire ou le Luther prédicateur improvisé, mais le Dr Luther, un théologien systématique d’une qualité rare. Que Luther ait été un penseur systématique rigoureux n’a pas toujours été justement apprécié. […] Mais cela est un fait incontestable. Puis, sa polémique incessante contre les abus de la raison a souvent été interprétée comme une attaque contre l’idée même d’une cohérence rationnelle en théologie, tandis qu’elle est en fait uniquement dirigée contre l’idéal d’une autonomie rationnelle et autosuffisante en théologie : l’idéal des philosophes et des théologiens scolastiques est de connaître Dieu par le seul usage de leur raison naturelle2.

Luther s’attaquait à toute forme de spéculation « sophistique », telle qu’on la trouvait dans les abus de la scolastique nominaliste de son temps. Luther ne se dressait donc pas contre la raison elle-même, mais contre ce qu’il nomme « la théologie naturelle » de la scolastique.

Voilà la description que donne Luther de la spéculation scotiste et occamiste, mode de penser qui se détache à la fois de l’ordre de la création et, avant tout pour le théologien, du contenu de sens de l’Écriture elle-même. Car, pour Luther, poursuit Packer :

La théologie naturelle3 éloigne les hommes du Christ divin, et de l’Écriture, le berceau d’où l’on peut découvrir, avec la theologia crucis, la véritable doctrine de l’Évangile telle qu’elle est manifestée par le Christ. Car c’est uniquement au travers du Christ que Dieu veut être véritablement connu et qu’il accorde au pécheur une connaissance salutaire de Lui-même. Car celui qui veut connaître Dieu doit le chercher au moyen de l’Évangile que nous annonce la Bible.

Et Packer d’ajouter :

Car nous n’avons pas le droit de faire de notre compréhension rationnelle la condition de notre croyance, ni de modifier la Parole de Dieu, ni d’en réduire la portée (comme Luther accusera Érasme de le faire) afin de l’adapter à nos idées préconçues. Ceci n’est rien d’autre qu’une nouvelle tentative de la part de l’homme de se saisir de la place de Dieu. Cette démarche implique également le fait d’exclure la foi elle-même ; car la marque qui est le propre de la foi n’est autre que celle d’accepter la Parole de Dieu pour ce qu’elle est : une Parole provenant de Dieu même, Parole qui est divine, que l’homme dès à présent puisse la comprendre ou qu’il ne la comprenne pas.

Packer continue :

La part de l’homme est donc d’humilier son intelligence orgueilleuse, de renoncer à cette suffisance pécheresse qui l’incite à se dresser lui-même comme mesure de toutes choses, puis de confesser humblement le caractère aveugle de son cœur corrompu et, enfin, de recevoir avec reconnaissance la Parole illuminatrice de Dieu4.

Packer renchérit :

Luther n’était aucunement l’adversaire d’un modèle de cohérence systématique dans la formulation et l’organisation de la theologia crucis ; comment pouvait-il l’être ayant découvert qu’un tel modèle de pensée se trouvait être si clairement manifesté dans l’Écriture elle-même et, tout particulièrement, dans les grandes épîtres dogmatiques de Saint Paul ? […] L’étude soigneuse de ce débat montre que toute l’incohérence se trouvait du côté d’Érasme, et que c’était bien Luther qui voyait les choses d’une manière complète, opposant aux notions confuses d’Érasme un système de vérité biblique clair et bien structuré5.

Packer conclut par une question : quel genre de personnage rencontrons-nous en lisant Le serf arbitre ? Il répond :

Un guerrier chrétien au grand cœur ; un exégète des plus soigneux (il remporte à plate couture la bataille des textes) ; un théologien systématique d’une profondeur étonnante ; enfin, et surtout, un défenseur inflexible de la grâce d’un Dieu souverain6.

En fait, avec le Traité du serf arbitre de Martin Luther, nous nous trouvons devant le premier texte véritablement confessionnel de la Réforme du xvie siècle. Le cœur du programme tout entier de la Réforme s’y trouve admirablement résumé. Le nominalisme de Luther y a certes joué son rôle : celui de la destruction des idoles intellectuelles érigées par les sophistes spéculatifs de la pensée scolastique tardive. Car la tradition de l’Église romaine plaçait le système canonique des décrétales pontificales à la fois à côté, puis au-dessus, de l’Écriture sainte. Pour contrer cette manière de faire, Luther se manifestera comme un penseur d’un réalisme biblique absolument magnifique. Car les universaux qu’il défend sont avant tout ceux qui se discernent dans l’Écriture sainte elle-même. Avec le Traité du serf arbitre, Luther prouve qu’il n’est autre que le père véritable du réalisme spirituel de la tradition confessionnelle réformée. Packer prend un exemple :

Pour les réformateurs, la question cruciale n’était pas simplement : est-ce que Dieu justifie les croyants sans les œuvres de la loi ? Il s’agissait bien d’une question autrement plus vaste : les pécheurs sont-ils entièrement impuissants face à leur péché ? Et puis encore : Dieu doit-il être considéré comme opérant leur salut par une grâce invincible, inconditionnelle et libre, justifiant non seulement les pécheurs pour l’amour du Christ lorsqu’ils viennent à la foi, mais les relevant également de la mort du péché par son Esprit vivifiant afin de les amener à la foi ? Là se trouvait la question cruciale, à savoir : Dieu est-il l’auteur non seulement de la justification, mais aussi de la foi ? En dernière analyse, le christianisme est-il une religion d’entière dépendance vis-à-vis de Dieu, pour le salut et aussi pour toutes choses qui y sont nécessaires, ou s’agit-il d’une religion d’autodépendance à l’égard de soi-même et de l’effort personnel que nous les hommes pouvons fournir à notre propre salut ?7

La grâce de Dieu est souveraine tant pour le commencement de la vie nouvelle – une nouvelle création – que pour la persistance dans cette vie par le chrétien. Mais si, sans le Christ, le chrétien ne peut bel et bien rien faire, il lui est pourtant demandé d’ajouter à la foi – don entièrement gracieux de Dieu – les vertus chrétiennes pour l’acquisition desquelles il est lui appelé à faire tous ses efforts, car c’est en effet Dieu lui-même qui produit en l’homme sauvé le vouloir et le faire. Pour ce qui concerne le commencement de la vie chrétienne, le seul et unique effort est celui du Dieu recréateur qui donne tout au pécheur repentant par grâce et uniquement par grâce.

Packer, à la fin de son « Introduction » magistrale au Serf arbitre de Martin Luther, pose quelques questions qui sont aujourd’hui plus brûlantes que jamais. Écoutons-les :

À la lumière du serf arbitre, il nous faut nous demander si, entre l’époque de Luther et la nôtre [Packer écrivait en 1957], la chrétienté protestante n’aurait pas tout simplement perdu son droit d’aînesse ? Le protestantisme actuel ne serait-il pas en effet davantage érasmien que luthérien ? N’avons-nous pas tendance à la fois à minimiser et à passer par-dessus les différences doctrinales entre chrétiens afin de favoriser la paix entre les parties discordantes ? Sommes-nous innocents de cette indifférence doctrinale dont Luther accusait Érasme ? Croyons-nous encore réellement à l’importance de la doctrine ? Ou bien, comme Érasme, considérons-nous une apparence trompeuse d’unité comme étant plus importante que la vérité ? Sommes-nous devenus si accoutumés à entendre un type d’enseignement érasmien de la part de nos pasteurs, message qui repose sur la même synergie si superficielle que Luther s’efforça de réfuter ? Car cette synergie voit Dieu et l’homme se rapprochant l’un de l’autre quasiment comme s’ils se trouvaient être sur un plan égal ; chacun offrant ainsi sa propre contribution pour l’accomplissement du salut de l’homme ; chacun dépendant de la collaboration de l’autre pour atteindre ce but ; comme si l’homme existait pour la satisfaction de l’homme, pour la seule satisfaction d’accomplir son propre salut, oubliant que l’homme existe pour manifester la gloire de Dieu ?8

Et James Packer de conclure :

N’avons-nous pas un urgent besoin de l’enseignement que nous donne Luther ici, enseignement qui humilie l’homme, qui fortifie la foi et qui glorifie Dieu ? L’Église contemporaine n’est-elle pas devenue faible, faute d’un pareil enseignement ? Le Serf arbitre clarifie les enjeux. […] Ne devons-nous pas ainsi confesser avec Martin Luther que c’est à Lui qu’appartiennent toute majesté, toute domination, tout pouvoir et toute gloire ? Sûrement il n’y a pas de question adressée à l’Église chrétienne aujourd’hui plus capitale dans ses conséquences.

Sola fide. Sola gratia. Soli Deo gloria.

Avec le Traité du serf arbitre de Martin Luther sonne la trompette qui donnera pendant près de deux siècles un ton juste, orthodoxe, catholique et apostolique à la confession de la foi chrétienne. Un autre géant de la foi – après Martin Luther, après James Packer – a, lui aussi, très bien vu cela. Pierre Courthial a perçu le caractère confessionnel des xvie et xviie siècles, comme il avait aussi bien compris que les ive et ve siècles de l’ère chrétienne furent ceux des symboles de la foi. Courthial écrit :

Ni les premiers Conciles œcuméniques, dans leurs affirmations trinitaires et christiques, ni les Confessions de la Reformation, dans leurs affirmations sotériques et scripturales, n’ont inventé de nouvelles doctrines, en plus de ce que dit l’Écriture. Ils ont seulement préservé, en la précisant, la Fides catholica e Scriptura fluens (la Foi catholique découlant de l’Écriture) ; et cela contre les hérésies multiples sans cesse renaissantes qui la menaçaient ; et en attestant, Soli Deo Gloria (À Dieu seul la gloire !), que Dieu seul est le Seigneur-Sauveur et il n’en est pas d’autre que Lui9.

Que reprochait donc Luther à Érasme ?

Nous allons maintenant brièvement nous tourner vers la polémique biblique et théologique que Luther engagea à l’égard d’Érasme au sujet de sa Diatribe sur le libre arbitre.

Luther place d’emblée le débat sur l’affirmation de la nécessité de pouvoir parvenir à une connaissance certaine dans la pratique de la théologie. Il nous faut, dit-il, être certain de ce que nous croyons, c’est-à-dire la doctrine que nous pouvons déduire avec exactitude des Saintes Écritures. Il nous faut donc une foi confessante, autrement dit une foi manifestant les dogmes éternels et immuables de la vérité révélée de Dieu. Luther s’attaque donc d’abord au scepticisme nominaliste et empirique d’Érasme :

D’abord, tu me blâmes – comme tu l’as déjà fait dans d’autres livres – de mon assurance obstinée dans mes affirmations ; et dans ce livre-ci, tu dis que tu n’aimes pas les assertions théologiques absolues et que tu suivrais volontiers l’opinion des sceptiques, partout où cela est permis par l’autorité inviolable de l’Écriture sainte et les décrets de l’Église [la Bible et en plus la tradition ecclésiastique] – décrets auxquels tu te soumets volontiers, que tu les comprennes ou non. Telle est l’attitude où tu te complais10.

Luther comprend qu’Érasme cherche à défendre une telle position agnostique en théologie – aujourd’hui, nous pourrions parler d’« œcuménisme non doctrinal » – pour maintenir la paix ecclésiale et sociale. Mais de quelle paix s’agit-il et à quel prix s’obtient-elle ? Il répond à Érasme :

Car ce n’est pas se conduire en chrétien, que de craindre les affirmations : au contraire, un chrétien doit être heureux d’affirmer sa foi – ou alors, ce n’est pas un chrétien.

Il précise :

Et d’abord – afin de ne pas jouer sur les mots – que signifie cette expression : « une assertion théologique » ? Cela signifie : s’attacher fermement à sa conviction, l’affirmer, la confesser et la défendre jusqu’au bout avec persévérance.

Luther écarte alors l’exhortation d’Érasme à ne pas s’engager dans des discussions futiles. Il explique :

Tenons-nous éloignés, nous chrétiens, des sceptiques et des académiques ; mais rapprochons-nous des gens qui affirment leur croyance avec plus d’obstination encore que les stoïciens.

Et il ajoute :

Combien de fois l’apôtre Paul ne fait-il pas appel à cette « plérophorie », c’est-à-dire à cette affirmation ferme et assurée de la conscience. En Romains 10.10, il dit : « C’est en confessant de la bouche qu’on parvient au salut. » Et Christ dit de même : « Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon Père. » (Matthieu 10.32) Pierre nous ordonne de « rendre raison de l’espérance qui est en nous » (1 Pierre 3.15). Est-il besoin d’en dire davantage ?11

Puis Luther s’en prend directement à Érasme lui-même :

Quel chrétien supporterait que l’on méprise les affirmations théologiques ?

C’est-à-dire qu’on ait une foi non doctrinale, non confessante, qui s’opposerait aux confessions, aux symboles et aux dogmes de la foi.

Cela reviendrait, purement et simplement, à nier en bloc la religion et la piété ou à affirmer que la religion, la piété ou le dogme ne sont rien. Comment peux-tu donc affirmer : « Je n’aime pas les affirmations » ; et comment cette attitude peut-elle t’agréer mieux que l’attitude opposée ?12

En effet, pour Érasme la question de la capacité ou de l’incapacité de l’homme à se sauver (c’est-à-dire celle de son libre ou serf arbitre) se plaçait parmi les questions oiseuses, secondaires, que l’on pouvait s’accorder à ignorer, à mettre de côté. Mais pour Luther il s’agissait d’une question se rapportant à la vie ou à la mort éternelle ; pour lui il était absolument capital de savoir si la prescience de Dieu était contingente, c’est-à-dire dépendante d’événements futurs variables, ou si elle était absolue, nécessaire, immuable. Luther s’écrie alors :

Est-il impie, téméraire et superflu, comme tu le prétends, de savoir si la prescience de Dieu est contingente, si notre volonté peut agir en ce qui concerne notre salut éternel ou doit subir seulement l’action de la grâce ; si ce que nous faisons de bien ou de mal, nous le faisons (ou plutôt nous le souffrons) par pure nécessité ?13

Et Luther poursuit son travail de démolition des arguments trompeurs d’Érasme :

Mais toi, théologien et docteur des chrétiens, tu prétends leur montrer en quoi consiste la vie chrétienne, et tu ne te demandes même pas, malgré ton habituel scepticisme, ce qui peut être utile pour eux ; mais tu verses dans l’excès contraire et, contre ton penchant naturel, tu formules l’affirmation inouïe que cela n’est pas nécessaire.

Voilà l’aboutissement du christianisme non doctrinal d’Érasme. Luther développe sa démonstration implacable des conséquences funestes de ce scepticisme doctrinal et commence par décrire son pélagianisme :

La vie chrétienne, telle que tu la décris, implique entre autres choses ceci : nous devons tendre de toutes nos forces à la piété, recourir au remède de la pénitence et chercher à acquérir par tous les moyens la miséricorde de Dieu, sans laquelle la volonté et l’effort humains sont impuissants. En outre, personne ne doit désespérer du pardon, octroyé par un Dieu souverainement bon par nature.

Et Luther d’enchaîner :

De telles paroles, sans le Christ, sans l’Esprit [qui les rendent possibles par leur force souveraine] sont plus froides que la glace. Tu dis en effet : il y a en nous une puissance capable d’efforts, il y a la miséricorde de Dieu, il y a des moyens de solliciter cette miséricorde, il y a un Dieu très juste et très bon par nature, etc. Mais si quelqu’un ignore ce qu’est cette puissance, à quoi elle est soumise, de quel effort elle est ou n’est pas capable, quelle est son efficacité ? Que doit faire un tel homme ? Et que lui enseigneras-tu de faire ?14

En tout cela Luther se dresse contre le scepticisme de son adversaire. Érasme, qui dit qu’il est « impie, téméraire et superflu de chercher à savoir si une autre volonté agit dans les choses qui concernent le salut éternel »15, affirme cependant, selon son credo pélagien absolu, tout le contraire. Luther met en plein jour les contradictions d’Érasme :

La piété chrétienne consiste, selon toi, à s’efforcer vers le salut ; mais notre volonté est inefficace sans la miséricorde de Dieu. Tu ne définis d’ailleurs pas ce qu’il faut entendre par « agir » et par « subir », et nous ignorons ce que peut notre volonté, ce que peut la miséricorde de Dieu, alors que tu prétends justement nous enseigner ce qu’est cette volonté et ce qu’est cette miséricorde. Ainsi ta sagesse, qui t’a inspiré de rester neutre entre les deux partis et de louvoyer entre Charybde et Scylla, se retourne contre elle-même ; et, ballotté par les flots de la haute mer, tu affirmes ce que tu nies, tout en niant ce que tu affirmes16.

Luther affirme la doctrine chrétienne sur la prescience divine, vérité qu’il va démontrer à Érasme à partir de ses propres affirmations, à partir de la sagesse populaire et, enfin, par l’Écriture elle-même. Voici d’abord pour l’affirmation :

Il est avant tout nécessaire et salutaire pour le chrétien de savoir que la prescience de Dieu n’est pas contingente, mais qu’il prévoit, décide et fait tout en vertu de sa volonté immuable, éternelle et infaillible. Ce coup de foudre abat et réduit en poudre le libre arbitre ; c’est pourquoi ceux qui affirment le libre arbitre doivent nier ce coup de foudre, ou le dissimuler, ou l’écarter d’une manière quelconque17.

Luther continue son effort pour redresser la pensée d’Érasme :

Mais comment pourras-tu avoir une certitude quelconque, si tu ne sais pas que Dieu connaît, veut et fera certainement, infailliblement, immuablement et nécessairement ce qu’il promet ? Et nous ne devons pas seulement savoir que Dieu veut et fait nécessairement ce qu’il promet, mais nous devons encore nous en glorifier, comme le fait Paul dans Romains 3.4 : « Que Dieu soit reconnu pour vrai, et tout homme pour menteur. » Et encore : « ayant la pleine conviction que ce qu’il promet, il peut aussi l’accomplir » (Romains 4.21). Et ailleurs : « Le solide fondement de Dieu reste debout, avec ces paroles qui lui servent de sceau : Le Seigneur connaît ceux qui lui appartiennent » (2 Timothée 2.19). Et dans la lettre à Tite : « Ce que Dieu, qui ne ment point, a promis dès les plus anciens temps » (1.2). Et dans l’épître aux Hébreux : « Il faut que celui qui s’approche de Dieu croie que Dieu existe, et qu’il est le rémunérateur de ceux qui le cherchent » (11.6)18.

Luther montre alors à Érasme les conséquences de son scepticisme nominaliste pélagien incrédule.

C’est pourquoi la foi chrétienne s’éteint, les promesses de Dieu et l’Évangile tout entier s’écroulent, si nous enseignons et croyons qu’un chrétien n’a pas besoin de savoir que la prescience de Dieu est nécessaire, et que tout s’accomplit avec un caractère de nécessité. Pour le chrétien, en effet, la consolation suprême dans ses adversités, c’est de savoir que Dieu ne ment pas, mais qu’il fait tout ce qu’il a annoncé, et que rien ne peut s’opposer à sa volonté. Vois donc maintenant, mon cher Érasme, où nous conduit ta théologie si timide et si amie de la paix. Tu nous interdis de chercher à connaître la prescience de Dieu et la nécessité à laquelle sont soumis hommes et choses ; tu nous conseilles au contraire d’éviter et de mépriser cette recherche. En agissant ainsi, tu nous enseignes à ignorer Dieu – ce à quoi nous ne sommes que trop portés par nature – à mépriser la foi, à nous désintéresser des promesses de Dieu, à anéantir toutes les consolations de l’Esprit et toutes les certitudes de la conscience. Épicure lui-même n’en demanderait pas tant !19

Et Luther adopte un ton pastoral pour dépeindre à Érasme les conséquences terribles de ses positions si irréfléchies :

Mais non content de cela, tu qualifies d’impies et d’insensés ceux qui s’efforcent de connaître ces choses, et tu considères comme pieux et sages ceux qui les méprisent. Que peut-on conclure de tes paroles, sinon que les chrétiens sont des gens insensés et impies et que le christianisme est une chose vaine, sotte et impie, qui ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe ? Une fois de plus, tu prétends nous mettre en garde contre l’irréflexion ; et une fois de plus, tu tombes toi-même dans ce défaut, et tu nous enseignes l’irréflexion, l’impiété et la perdition. Ne sens-tu pas que, dans cette partie, ton livre est tellement impie, blasphématoire et sacrilège, qu’il est impossible de trouver son pareil ?20

Martin Luther termine ainsi en appelant Érasme au repentir et au retour à Dieu :

Encore une fois, je ne veux pas juger les sentiments de ton cœur ; et je ne pense pas que tu sois tombé dans l’impiété au point d’enseigner et de recommander de telles choses du fond du cœur. Mais j’ai voulu te montrer quelles monstruosités l’on peut être amené à proférer, quand on entreprend de défendre une mauvaise cause. […] Ainsi, tandis que nous croyons plaisanter et que nous ne traitons pas avec assez de respect les Saintes Écritures, nous tombons bientôt dans l’impiété et le blasphème : c’est ce qui t’est arrivé, Érasme. Puisse le Seigneur te pardonner et te faire miséricorde !21

La nature véritable du conflit entre Luther et Érasme

Jean Boisset, dans une étude sur Érasme et Luther22, cherche à montrer le contraste, voire l’opposition entre ces deux grandes figures religieuses et politiques de l’histoire du xvie siècle :

Mais il y a eu deux chemins. Les guides, sur ces itinéraires, furent Érasme et Martin Luther, tous deux témoins, l’un de l’inquiétude euphorique de l’érudition des choses humaines, l’autre de la tragique inquiétude de l’accomplissement par les hommes de la volonté de Dieu23.

Nous avons vu que Martin Luther représentait, par son Traité du serf arbitre, une première manifestation d’une foi confessante retrouvée, celle issue de ce combat inlassable des défenseurs de la foi contre l’erreur. C’est ainsi que les hérauts de la Réformation se manifestèrent comme les héritiers des Symboles des premiers siècles de l’histoire de l’Église. L’on pourrait dire qu’Érasme, dans sa Diatribe sur le libre arbitre, représente le « christianisme critique » des siècles modernes. Là où Luther soumet sa raison à l’autorité divine des Écritures saintes, Érasme, lui, cherche à soumettre les Écritures divines à l’autorité de la raison critique des hommes.

Luther fut un moine scrupuleux à l’extrême. Il est entré dans la vocation religieuse, contraint par un vœu impérieux, s’abandonnant avec passion – et jusqu’à l’épuisement – à la volonté d’obéissance parfaite à la discipline monastique, dans le but de trouver ainsi la paix avec Dieu, justement courroucé contre ses péchés. Par ailleurs, c’est pendant cette période monastique que Luther, contrairement à ce que beaucoup ont écrit, devint le philosophe accompli dont témoigne si éloquemment son Serf arbitre. Citons ici l’excellente description que nous donne Jean Boisset de cette période de la vie de Martin Luther :

Il est entré au couvent tout brûlant de trouver un apaisement au tourment intérieur qui le travaillait. Bouleversé par l’enseignement reçu, il ne sait que mesurer la souveraine sainteté de Dieu, et le poids de son propre péché. Il connaît l’angoisse terrible : « À ces moments-là, écrit-il, Dieu apparaît comme horriblement courroucé, et toute la création revêt un même caractère d’hostilité. » […] Luther connaissait, « au fond de lui-même, une angoisse crucifiante »24 ; et c’est pour apaiser cette angoisse qu’il est entré au couvent25.

Boisset cite ici Léon Chestov :

Quoi qu’en disent les protestants, il prit de toute évidence cette résolution fatale, parce qu’il croyait que seule la vie monastique était parfaite, et qu’en menant cette vie parfaite, dans l’enceinte du monastère, il pourrait plaire à Dieu, mériter le pardon et la vie éternelle26.

Pour Érasme, il en alla tout autrement. Suivons, ici encore, la description que nous donne Jean Boisset :

Mais si Luther a fait cette expérience décisive du péché, pendant son séjour au couvent [augustinien] d’Erfurt, et qui devait l’amener à celle, également décisive, de la grâce, Érasme, au couvent [lui aussi augustinien] de Steyn, en faisait une bien différente27.

Boisset explique ainsi cette différence :

Sans doute, à Steyn comme à Erfurt, on lisait la Bible, les Pères et les Mystiques. Seulement, alors que l’Augustin d’Erfurt s’abîmait dans la recherche de son salut, c’est-à-dire : visait la sainteté plus que la sagesse, Érasme, l’Augustin de Steyn, recherche la sagesse davantage que la sainteté28. […] Aussi n’est-on guère étonné de constater que, dans toute la correspondance écrite de Steyn, Érasme ne mentionne jamais le Christ, à tel point que J.B. Pineau a écrit : « Il n’est guère douteux que le Christ soit un étranger pour Érasme. »29

Il établit le contraste suivant :

Pour Érasme, le séjour au couvent de Steyn fut une période d’études de cinq années, où il diagnostiqua les misères du temps présent et la gloire des âges passés ; où il acquit une culture que les années à venir lui permettraient d’exploiter ; d’où il sortit intact dans ses convictions, et confirmé dans l’orientation de sa vie. Pour Luther, le séjour d’Erfurt marqua une lutte de trois années, où il diagnostiqua la misère éternelle de l’homme, où il vécut une expérience que les années à venir allaient étendre à l’Europe entière, d’où il sortit bouleversé, « tout autre », et prêt à « Gott Leiden », à « souffrir Dieu »30.

Pour Érasme, le retour aux sources était le renouveau des Lettres ; pour Luther, il s’agissait d’un moyen pour retrouver la Vérité salutaire de Dieu en Jésus-Christ dans les Saintes Écritures. Boisset le dit, une fois encore, avec justesse :

Pour Luther, on le voit bien, le « renouveau des lettres et des langues » n’est qu’un pédagogue, un précurseur de « la grande révélation de la Parole de Dieu » ; il est Jean-Baptiste qui « prépare la voie ». Il n’est pas cette révélation, il n’est pas cette voie. S’arrêter à ce renouveau, comme s’il était le point définitif [comme le fit Érasme], ce serait arrêter le mouvement, ne pas laisser épanouir la floraison31.

Partant d’une étude attentive de l’argumentation d’Érasme, Luther en démontre d’abord les insuffisances logiques et grammaticales, puis il se tourne vers l’examen des bases scripturaires que présente le grand humaniste pour défendre sa thèse du « libre arbitre » de l’homme dans l’obtention de son salut. Suivons ici de près l’analyse de Boisset qui, tout d’abord, se demande :

Que signifient, d’ailleurs, les passages bibliques invoqués par Érasme ? Ils signifient exactement le contraire de ce qu’il dit ! Érasme n’a pas compris le sens de l’Écriture32.

Et Boisset continue :

Érasme prend à contre-pied l’enseignement biblique. Ainsi, par exemple, les « si », les « si tu veux », de la Parole de Dieu qui sont invoqués en faveur du libre arbitre, sont, au contraire, les témoins de la servitude de la volonté de l’homme. Ils ne nous montrent pas, en effet, « ce que nous sommes capables de faire, mais ce que nous devons faire » (Serf arbitre, p. 156) ; ils jouent le même rôle que les commandements de la loi. Par eux, la conscience de l’homme, troublée, bouleversée, angoissée, est saisie par la promesse de la grâce, car « la parole de consolation et de grâce de l’Évangile est donnée à ceux qui sont tourmentés par la connaissance de leur péché, et souffrent l’angoisse dans leur conscience » (Serf arbitre, p. 158). « Ainsi, l’Écriture nous montre ce que nous ne pouvons pas faire par nous-mêmes, et ce que nous pouvons faire avec l’aide de Dieu » (Serf arbitre, p. 172)33.

Il y a bien d’autres réalités bibliques qui ont échappé à Érasme. Pour Luther,

Érasme n’a pas compris, non plus, ce que signifient le « salaire » et la « récompense » dans la Bible : il y a vu une reconnaissance, un dû, à l’adresse de la volonté bonne. Or, si la Bible « montre que le salaire est nécessaire », elle ne montre pas « que nous le méritons par notre dignité » (Serf arbitre, p. 177-178)34.

Luther précise sa pensée :

Ainsi donc, de même que la loi nous tient lieu d’instruction et d’avertissement quant à ce que nous devons faire – et à notre incapacité – de même les promesses de salaire nous tiennent lieu d’exhortation et de menace, afin que les hommes pieux soient réveillés, consolés et confortés, et ne se découragent pas, mais qu’ils persévèrent dans le bien, supportent la souffrance, et ne soient pas vaincus par le mal (Serf arbitre, p. 178).

Luther montre, pour terminer, l’incapacité d’Érasme à lire correctement le texte sacré :

La question n’est pas de savoir s’il est permis d’entendre ce passage de Paul dans un sens figuré, mais si le vrai sens du passage est figuré ou non, et si Paul (Romains 9.18) entendait vraiment parler par figure. On ne demande pas quel sens le lecteur a coutume d’entendre, mais dans quel sens Paul lui-même a entendu ces paroles (Serf arbitre, p. 191).

Boisset ajoute :

Il faut donc respecter le sens littéral du texte et exprimer ce qu’il dit, et non pas à ce qu’il veut ou ce qu’il peut vouloir dire.

Écoutons encore Luther, grammairien et exégète des plus réalistes : les mots signifient bien des réalités :

Tenons-nous au sens le plus sobre et le plus naturel du texte, tel que l’indiquent la grammaire et la coutume du langage, que Dieu a créé pour les hommes. Car si chacun avait le pouvoir de s’écarter du sens littéral pour imaginer les déductions et figures qui lui plaisent, l’Écriture ne serait plus qu’un roseau agité par le vent, ou quelque Vertumne35 (Serf arbitre, p. 189)36.

Voyons la suite de ce passage cité par Boisset :

En effet, on ne pourrait établir rien de certain à propos d’un article de foi, qui ne pût être renversé par cette interprétation figurée37. Il faut donc éviter comme la peste toute interprétation figurée à laquelle nous ne sommes pas obligés par l’Écriture elle-même. Voyez plutôt ce qui est arrivé à Origène, qui plus que tout autre a pratiqué cette interprétation tropologique [allégorique] de l’Écriture. Il a ainsi fourni des arguments au calomniateur Porphyre38, à tel point que Jérôme lui-même estime que l’on perd son temps à défendre Origène. Qu’est-il arrivé aux Ariens, lorsqu’avec leur interprétation figurée, ils ont fait de Christ un soi-disant Dieu ? (Serf arbitre, p. 130)

Et Luther ajoute cette remarque plus générale :

J’ai observé que toutes les hérésies et toutes les erreurs dans l’interprétation de l’Écriture ne viennent pas de la simplicité des termes (ainsi qu’on le répète un peu partout), mais du fait qu’on néglige cette simplicité et qu’on ajoute des interprétations figurées sorties du cerveau de leurs auteurs.

Luther explique la manière dont Érasme, dans son interprétation des textes bibliques, abuse grossièrement des règles les plus élémentaires de la grammaire :

Voici ce que j’ai dit : Ces mots « étends ta main », pris simplement dans leur sens littéral et sans interprétation figurée, signifient seulement que Dieu exige de nous que nous étendions la main ; ils indiquent ce que nous devons faire, conformément à la nature des termes impératifs, selon la grammaire et l’usage de la langue. La diatribe au contraire fait violence au texte en lui imposant son interprétation figurée. « Étends la main » signifie pour elle : « Tu peux étendre la main par tes propres forces. » – « Faites-vous un cœur nouveau » signifie : « Vous pouvez vous faire un cœur nouveau. » – « Croyez en Christ » signifie : « Vous pouvez croire en Christ. » Pour elle, il n’y a pas de différence entre l’impératif et l’indicatif ; et s’il en était autrement, l’Écriture paraîtrait ridicule et vaine (Serf arbitre, p. 131).

Et Luther conclut avec ces paroles d’une actualité sans doute encore plus grande aujourd’hui qu’à son époque :

Et ces interprétations que nul grammairien ne tolérerait, nous n’aurions pas le droit, aux yeux des théologiens, de les appeler forcées et arbitraires, parce qu’elles sont dues à de savants docteurs, révérés depuis tant de siècles ! Mais il est facile pour la diatribe de voir là des expressions figurées ; car elle se soucie peu de ce qui est certain ou incertain. Bien plus, elle vise à montrer que tout est incertain, puisqu’elle conseille de laisser de côté le dogme du libre arbitre, plutôt que de chercher à le pénétrer. C’est pourquoi il lui a suffi d’écarter d’une façon ou d’une autre les textes qui la gênaient.

Luther clôt cette partie de son traité par une exhortation que nous faisons pleinement nôtre :

Mais nous, qui tenons ce dogme pour une chose sérieuse et qui cherchons la vérité et la certitude afin d’affermir les consciences, nous devons agir tout autrement (Serf arbitre, p. 131).


  1. Jean-Marc Berthoud est l’auteur de plusieurs livres, éditeur à l’Âge d’Homme et directeur de la librairie La Proue à Lausanne. Ce texte est un extrait d’une étude plus longue sur Luther qui devrait paraître dans le deuxième tome de son ouvrage Histoire alliancielle de l’Église dans le monde.↩

  2. Martin Luther, The Bondage of the Will, translated by J.I. Packer and O.R. Johnston, James Clarke, Cambridge, 1973 [1957], p. 45-46. Nous traduisons. ↩

  3. En s’en prenant ainsi à la « théologie naturelle », Packer [et avant lui Luther] s’attaque aux spéculations d’une raison humaine prétendument autonome, spéculations qui rejettent à la fois l’ordre créationnel et la révélation biblique. Il ne s’agit donc pas ici de l’attaque « moderne » et « libérale » qui est dirigée contre la révélation générale de Dieu au travers de sa Création et de sa Providence, révélation adressée à tous les hommes sans exception, les rendant tous inexcusables devant Lui. Cependant, Luther en distinguant les régimes de la « grâce » et de la « nature » – la grâce totalement dépendante des enseignements de la Bible, la nature laissée à la libre volonté de l’homme – ouvrait la porte à l’autonomie de la science et à la sécularisation du monde moderne. ↩

  4. Packer et Johnston, op. cit., p. 46-47. ↩

  5. Ibid., p. 47.↩

  6. Ibid.↩

  7. Ibid., p. 58-59.↩

  8. Ibid., p. 59-60.↩

  9. Pierre Courthial, Le jour des petits recommencements, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996, p. 176-177.↩

  10. Martin Luther, Du serf arbitre, Œuvres, tome V, Labor et Fides, Genève, 1958, p. 23.↩

  11. Ibid., p. 23-24.↩

  12. Ibid., p. 24.↩

  13. Ibid., p. 30. ↩

  14. Ibid., p. 30-31.↩

  15. Ibid., p. 31.↩

  16. Ibid. p. 31.↩

  17. Ibid., p. 34.↩

  18. Ibid., p. 37. ↩

  19. Ibid., p. 37-38.↩

  20. Ibid., p. 38.↩

  21. Ibid.. p. 38.↩

  22. Jean Boisset, Érasme et Luther. Libre ou serf arbitre ?, PUF, Paris, 1962.↩

  23. Ibid., p. 6.↩

  24. Érasme de Rotterdam, Essai sur le libre arbitre, « Introduction », par Pierre Mesnard, PUF, Paris, 1946 / Éditions Robert Chaix, Alger, 1945, p. 38. ↩

  25. Jean Boisset, op. cit., p. 12.↩

  26. Léon Chestov, Luther et l’Église, PUF, Paris, 1957, p. 81. ↩

  27. Jean Boisset, op. cit., p. 14-15.↩

  28. Ibid., p. 15.↩

  29. Jean Boisset, op. cit., p. 15-16, citant J.B. Pineau, Érasme, sa pensée religieuse, PUF, Paris, 1925, p. 23. ↩

  30. Ibid., p. 17.↩

  31. Ibid., p. 17-18.↩

  32. Ibid., p. 65.↩

  33. Jean Boisset, op. cit., p. 65-66.↩

  34. Ibid., p. 66.↩

  35. Vertumne : dieu qui présidait au changement de l’année. Ce nom s’applique à un homme inconstant dans ses idées. ↩

  36. Jean Boisset, op. cit., p. 67. ↩

  37. À la place d’« interprétation figurée », il nous faudrait dire aujourd’hui « lecture critique ». ↩

  38. Porphyre (234-305), philosophe grec (disciple de Plotin), qui s’attaqua de manière véhémente à l’apôtre Paul et aux chrétiens. ↩

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Les réveils au XIXe siècle en suisse romande et l’œuvre de César Malan http://larevuereformee.net/articlerr/n271/les-reveils-au-xixe-siecle-en-suisse-romande-et-loeuvre-de-cesar-malan Sun, 30 Aug 2015 17:44:54 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=918 Continuer la lecture ]]> *LES RÉVEILS AU XIXe SIÈCLE EN SUISSE ROMANDE
ET L’ŒUVRE DE CÉSAR MALAN[1]

Jean-Marc BERTHOUD* 

César Malan[2] est l’aîné des hérauts du Réveil de Genève, de trois ans plus âgé que Louis Gaussen, il est né en 1790. D’une famille d’origine du refuge huguenot, Malan reçut l’éducation classique et morale et la piété déiste de son temps. Il ne lut les Evangiles, avec toute l’attention spirituelle et intellectuelle qu’ils exigent, que quelques années après être devenu pasteur. Selon son propre témoignage, la Bible fut longtemps pour lui un livre fermé. Essayant de la lire, une fois, en voyage, « il en trouva le style ancien et le langage vulgaire »[3]. Malan fut consacré au saint ministère en octobre 1810 à l’âge de vingt-trois ans. Une année auparavant, en 1809, il avait été nommé régent de la cinquième classe au Collège Calvin, poste qu’il occupa jusqu’à son licenciement pour ses convictions religieuses évangéliques et réformées, en 1818.

 

Voyons comment Malan décrit ses convictions chrétiennes d’alors :

J’étais alors tout à fait ignorant de l’Evangile de la grâce, et, quoique je fusse un jeune homme honnête et même rigide dans mes habitudes, jamais je n’avais eu même la pensée d’une autre voie de salut que celle des œuvres et des mérites de l’homme.

Ecoutons encore César Malan évoquant la religion de sa jeunesse :

J’avais bien eu, dans mon enfance, et par l’instruction de ma mère, la croyance à la divinité éternelle du Sauveur, et même je me rappelle qu’à l’âge de quatorze ans, je soutins, contre mes camarades de Collège et dans la classe, que Jésus est Dieu. Mais cette croyance demeura comme morte dans mon esprit, et pendant mes quatre années de théologie, jamais je n’entendis, de la bouche de mes professeurs, un seul mot qui put la ranimer. Avec cela, je me croyais très religieux, et j’étais considéré comme tel. Mes mœurs étaient irréprochables et mes discours ordinairement sérieux.

Quelle était alors la spiritualité de ce jeune pasteur et professeur du Collège Calvin ? Ecoutons-le encore :

Quand je n’étais chrétien que comme on l’est dans le monde, écrit-il, j’étais grand admirateur de la sagesse des païens ; et comme j’avais été conduit, dès ma première enfance, dans la même morale que l’étaient autrefois les personnes bien élevées d’Athènes ou de Rome, je rapportais aussi, comme les maîtres de ces écoles-là, toutes mes facultés et mes forces à la dignité de l’homme et à sa gloire. Alors la vertu, telle que l’imaginent et la vantent les sages du siècle, était mon idole, et la plus haute destination d’un homme me paraissait atteinte lorsqu’on pouvait dire de lui : il est le premier, il est le plus sage, il est le plus vertueux de son peuple […].

Ecrivant de l’époque où il était régent du Collège, et régent aux convictions essentiellement stoïciennes, Malan s’écrie :

Quel homme craignant Dieu, continue-t-il, ne frémirait à la vue de ces vastes manufactures d’éducation terrestre, de ces ateliers de raison et de vertu où l’intelligence n’est rendue capable que d’elle-même, où le cœur n’est tourné que vers la Création ! […] C’était cependant de la sorte que je conduisais mon école. L’émulation, c’est-à-dire l’orgueil dans toute sa puissance, en était le mobile. La honte et le châtiment pour les lâches, les éloges et les récompenses pour les plus ardents […][4].

Quelle était alors la nature de l’enseignement théologique dispensé à la veille du Réveil dans l’Académie fondée par Jean Calvin et par Théodore de Bèze en 1559 ? Une éminente figure du Réveil genevois, Ami Bost, nous éclaire ici :

On n’ouvrait pas la Bible dans nos auditoires, déclare-t-il. Sinon pour traduire, de l’hébreu, des psaumes. Pas de cours de dogmatique non plus à cette époque ! L’Académie baigne dans une religion naturelle sans révélation, une manière de déisme. Ou bien, par le rejet de la divinité de Jésus-Christ, dans l’arianisme. Ou encore, dressant le libre arbitre de l’homme contre la grâce souveraine de Dieu, ou passant au crible de la raison et du bon sens toute l’Ecriture, dans le pélagianisme ou le socinianisme[5].

C’est par une telle citation que Gabriel Mützenberg résume le témoignage d’Ami Bost. Ce dernier ajoutait :

 

On ne nous entretenait que des dogmes de la religion naturelle. Le Nouveau Testament n’était pas au nombre des livres exigibles pour achever nos études pour le saint ministère[6].

Comment le Réveil spirituel, doctrinal et biblique des étudiants en théologie, qui éclata à Genève avec les cours que donna Robert Haldane sur l’épître de Paul aux Romains pendant l’hiver 1816-1817, fut-il préparé ?

Nous pouvons constater trois voies par lesquelles le Saint-Esprit préparait le cœur de certains des étudiants à recevoir la Parole de Dieu prêchée par son serviteur, laïque et baptiste, Robert Haldane, dans la citadelle de la Réforme calviniste, Eglise devenue, maintenant, l’égout rassembleur de toutes les hérésies. Ces trois voies furent celles (a) de César Malan, (b) d’Ami Bost et (c) la venue de Wilcox, Haldane et Drummond.

1. César Malan

Dans les premières années de son ministère, Malan fut confronté par l’Evangile suite à une prédication parfaitement non biblique qu’il prononça dans une Eglise du canton de Vaud où il avait été appelé à prêcher. Voici comment Malan décrit les reproches qui lui furent adressés par le pasteur de cette Eglise vaudoise, ministre dont le nom nous est inconnu :

Au sortir de l’église, raconte Malan, le pasteur vint à moi d’un air triste et sévère, et ne me dit d’abord que ces mots : « Monsieur, il m’a paru que vous ne savez pas que, pour convertir autrui, il faut d’abord être converti soi-même. Votre sermon n’est pas chrétien, et j’espère que mes paroissiens ne l’auront pas compris ! »Paroles salutaires ! Ce furent elles, et tout ce que ce fidèle serviteur de Christ y joignit ensuite, qui me firent comprendre ce qu’est, en effet, un chrétien[7].

C’est vers les années 1813-1814 que Malan commença, petit à petit, à comprendre l’enseignement biblique sur la grâce, le péché et la souveraineté de Dieu. Ce n’est cependant qu’en 1816 qu’il en vint à saisir pleinement la doctrine biblique et réformée du salut par la grâce seule, ceci au moyen de la foi seule. Voici comment Gédéon Sabliet évoque la conversion à l’Evangile du jeune pasteur.

En 1816, Dieu fit, au jeune prédicateur, l’immense grâce de ne plus prêcher « un Dieu et un Sauveur inconnus ». Cette date fut, selon ses propres termes, « l’année de la délivrance ». Au début de cette année, il se lia avec deux étrangers pieux, de Sack, de Berlin, et Wendt, pasteur luthérien, à Genève.

Un soir, écrit-il, la lecture du cinquième chapitre des Romains, que faisait Ch. de Sack dans sa chambre, à la Grand-Rue, produisit sur moi une impression très vive, en particulier le verset 10 : « Car si, lorsque nous étions ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son Fils, à plus forte raison, étant déjà réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie. » 

Malan décrit un autre moment, tout à fait décisif, dans son cheminement vers une pleine foi en Jésus-Christ et en son œuvre de salut pour le pécheur, à la fois repentant et croyant, œuvre accomplie par l’action souveraine du Saint-Esprit :

Un jour que je lisais l’Evangile à mon pupitre, dans la classe, pendant que les écoliers faisaient un devoir – c’était l’après-midi – je lus le deuxième chapitre des Ephésiens, et quand j’arrivai à cette parole : « Vous êtes sauvés par grâce, par la foi ; cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu ! », le livre me sembla lumineux, et je fus si vivement ému que je dus sortir dans la cour du Collège, où je marchai en m’écriant : « Je suis sauvé ! Je suis sauvé ! »

Voyons maintenant comment Sabliet décrit le changement radical produit en Malan par cette si forte découverte de la grâce de l’Evangile :

Le changement opéré entraîna, chez Malan, une rupture totale avec le passé. L’absolutisme dont il marqua désormais ses paroles et ses rapports avec autrui, il se l’imposa à lui-même dès le départ : dès les premiers pas où sa piété l’engage, il manifeste une décision sans compromis.

Sabliet précise :

Aussitôt qu’il eut reçu, de la Parole de Dieu, les impressions décrites plus haut, non seulement il n’hésita pas à détruire tous ses manuscrits, mais il mit au feu une collection d’auteurs classiques qu’il avait laborieusement formée, et qui avait été, jusque-là, son plus précieux trésor. Sans doute, le retrouvera-t-on plus tard mettant ces mêmes classiques entre les mains de ses fils ; mais il n’en reprit jamais, pour lui-même, la lecture[8].

Sabliet tire la conclusion suivante de cette attitude de rupture avec le passé :

La Parole de Dieu n’était pour lui nulle part ailleurs que dans l’Écriture ; le service de Dieu était essentiellement la prédication de cette Parole ; à cela seul, il consacra sa vie tout entière[9].

Cet aspect absolu qu’eut sa conversion fut utilisé par Dieu pour appeler Malan à une action décisive, celle de prêcher son fameux sermon : « L’homme ne peut être justifié que par la foi », les 15 décembre 1816 et 19 janvier 1817 dans des paroisses de la campagne genevoise. C’est ce même sermon qu’il prêcha, en mars 1817, dans le temple de la Madeleine à Genève à l’occasion des fêtes de Pâques, qui fut l’occasion directe du conflit ouvert qui se déclencha entre la Compagnie des pasteurs et les étudiants de la Faculté de théologie. Ces derniers se réunissaient alors trois fois par semaine aux pieds du prédicateur laïque écossais Robert Haldane. Au travers de ses études bibliques, ils entendirent, la plupart pour la première fois, le message véritable de la foi chrétienne à travers l’exposition détaillée qu’il donnait de l’épître de Paul aux Romains. Malan, en tant que pasteur en fonction, s’il n’a pas pu se joindre au groupe d’étudiants de la faculté, profita cependant, à titre personnel, de l’enseignement de Haldane, instruction biblique qui a su merveilleusement affermir ses nouvelles convictions si largement tributaires de l’héritage confessionnel de la Réforme.

Cependant, nous pouvons constater un certain déséquilibre, tant dans le comportement de César Malan, rompant si radicalement avec son propre passé comme avec tout l’héritage de la culture humaine, qu’avec son insistance par trop unilatérale en faveur de l’unique prédication de la justification et de tout ce qui s’y rapportait. On voit également, dans l’enseignement de Haldane et de son disciple, un certain déni de la révélation générale que nous donne l’ordre établi par Dieu sur la création et de celle que nous pouvons tirer de l’ordre providentiel de Dieu agissant à travers l’histoire. Cette attitude théologique et spirituelle plutôt restrictive se trouve plus proche d’un certain dualisme puritain – mettant si largement l’accent sur la sotériologie – que de l’héritage de la Réforme du XVIe siècle, celui d’hommes comme Guillaume Farel, Pierre Viret, Jean Calvin et Théodore de Bèze et de ceux qui les suivirent dans ce qu’on appelle la scolastique réformée du XVIIe  siècle ; cet héritage n’hésitait pas, en effet, à affirmer tout haut les droits souverains de Dieu, à la fois Créateur, Sustenteur et Rédempteur sur toutes choses, sur l’univers tout entier et sur toute l’histoire du monde, et non seulement sur le salut personnel et ecclésial de l’homme.

2. Ami Bost

Le 10 mars 1814, Louis Gaussen et Ami Bost furent consacrés ensemble au saint ministère. Ami Bost était issu d’un milieu pauvre et les ancêtres de sa famille (comme celle de César Malan) étaient des réfugiés huguenots. Son aïeul avait eu la vie sauve – étant évacué de son village natal où sévissait la persécution suscitée par le  « roi très chrétien » – dissimulé sous le tas de fumier que transportait un char. Sa famille animée d’une grande piété était rattachée à la communauté morave de Genève. Cette communauté avait été fondée par le comte Zinzendorf lui-même au milieu du XVIIe siècle. C’est ainsi que la piété morave avait essaimé jusqu’au cœur de la cité de Calvin. Ecoutons le témoignage qu’Ami Bost rend aux moraves dans les premières pages de ses Mémoires pouvant servir à l’histoire du Réveil religieux :

Le réveil religieux de Genève se rattache incontestablement, comme on le verra, à de petites réunions qui se tenaient chez mon père, et auxquelles je prenais part depuis l’âge de douze ans, comme le firent quelques jeunes gens qui ont formé le noyau du réveil, MM. Guers, Empeytaz, Gonthier, Pyt, Lhuilier, Porchat[10].

C’est en 1741 que Zinzendorf avait planté les débuts de cette communauté de frères. Voici comment de Goltz décrit l’histoire de cette petite assemblée genevoise des Frères moraves :

Après le départ de Zinzendorf, la communauté qui s’était formée d’après ses principes compta bientôt de 600 à 700 membres. Le noyau s’en conserva pendant tout le cours du siècle. Non seulement on y retrouve, encore en 1800, les idées spéciales aux moraves, comme l’adoration et le culte exclusif du Seigneur Jésus, « le repos joyeux dans les mérites des plaies de Jésus » ainsi que l’union tendre et cordiale des Frères entre eux. […] Néanmoins le nombre des fidèles finit par diminuer peu à peu ; à l’époque de la révolution, soit par suite de la mort des anciens membres, soit par l’influence que l’esprit du temps exerçait sur les jeunes gens, ils se virent réduits à un très-petit nombre ; jamais cependant leurs assemblées ne furent entièrement interrompues[11].

C’est dans le cadre de cette petite communauté de Frères moraves que naquirent les premières lueurs du Réveil. Suivons encore ici de Goltz :

Ce fut chez quelques étudiants qui étaient en relation de famille ou de société avec les restes de la communauté morave, que nous voyons apparaître tout d’abord, à travers beaucoup de luttes intérieures et un grand travail de conscience, les premières aspirations vers une vérité qui fût supérieure à la froide et maigre doctrine de leurs professeurs. C’est ainsi que, déjà en 1810, sous la direction du chantre Bost [le père d’Ami Bost], membre de la communauté morave, se forma la Société des Amis. Son fils Ami, qu’il avait envoyé passer quelques années à Neuwied, et Henri-Louis Empeytaz (1796-1853), tous les deux, à cette époque, étudiants en théologie, en furent, dès l’origine, les membres les plus fervents[12].

C’est, en partie, des rencontres de cette Société des Amis, très tôt – cela dès le 13 décembre 1810 – combattue par la Compagnie des pasteurs, que les premières étincelles du Réveil s’allumèrent. De Goltz décrit la nature de ce tout petit recommencement :

Tout ce qui nous est parvenu de cette Société des Amis tend à faire voir, qu’en dépit de l’obscurité où ces jeunes chrétiens se trouvaient encore quant à plusieurs points de la doctrine du salut, une vie nouvelle se remuait cependant en eux ; ils avaient déjà cette faim et cette soif de la justice, qui possèdent la promesse d’être rassasiées ; ils ressentaient de saintes aspirations, et un noble et généreux besoin de se vouer à quelque œuvre céleste. – C’est ainsi qu’en 1812, à l’occasion d’un sermon de Moulinié, quelques-uns d’entre eux se sentirent poussés « à secourir les pauvres et les affligés par tous les moyens que le Seigneur mettrait à leur disposition »[13].

Le passage à Genève, de juillet à septembre 1813, de la fameuse mystique Madame de Krüdener (1764-1824), disciple de Madame Guyon et amie et conseillère du tsar Alexandre, eut pour effet de stimuler l’aspiration de certains étudiants en théologie à une vie spirituelle plus réelle. Il se constitua chez elle des rencontres d’édification spirituelle présidées par Henri-Louis Empeytaz, ce qui lui valut d’être convoqué devant le Consistoire. C’est ainsi que la Compagnie des pasteurs le priva, le 3 juin 1814, du droit d’exercer un quelconque ministère pastoral au sein de l’Eglise de Genève. Le 13 août 1814, il quitta Genève pour rejoindre Madame de Krüderer, à Bâle, qu’il seconda pendant près de deux ans dans ses labeurs missionnaires. Comme le l’écrit fort bien de Goltz : le champ était labouré, le semeur ne pouvait tarder à apparaître.

3. La venue à Genève de trois Britanniques : Wilcox, Haldane et Drummond

Dieu envoya dans cette Genève, où quelques étudiants en théologie cherchaient, comme à tâtons, la lumière divine qu’ils attendaient, trois envoyés de Dieu britanniques, tous les trois laïques et tous pénétrés, à des degrés divers, des doctrines de la Réforme. Rappelons que la Genève moderne et libérale de ce début du XIXe siècle avait depuis longtemps abandonné une telle nourriture spirituelle. Gabriel Mützenberg décrit bien la venue de ces trois apôtres : Richard Wilcox, Robert Haldane et Henry Drummond dans la cité de Calvin :

Ceux qui feront pénétrer dans l’âme de ces étudiants tout l’Evangile, ce ne sont donc pas leurs professeurs, les spécialistes, de savants théologiens. Même pas des Genevois. Ce seront des étrangers, des laïques, comme au XVIe siècle. Non pas des Français toutefois. Ni de la même envergure. Le Réveil n’est pas la Réforme. Mais ces Britanniques, un homme d’affaires [Richard Wilcox], un ancien officier de marine [Robert Haldane], un rentier dans la trentaine [Henry Drummond] joueront, dans la destinée spirituelle de ces jeunes en recherche, un rôle décisif[14].

Au début de 1816, un négociant anglais, Richard Wilcox, s’installa dans la maison bâtie sur les ruines de l’ancien couvent de Rive où Farel avait, en 1534, pour la première fois, prêché l’Evangile. C’est là même qu’Empeytaz réunissait les membres de la Société des Amis. Wilcox était un méthodiste calviniste, disciple de John Whitefield. Dès l’été 1816, Wilcox rassembla chez lui des membres de cette Société des Amis, dont les étudiants en théologie Gonthier, Pyt, Guers, Bost et Rochat. Voici comment de Goltz décrit les réunions de ces jeunes étudiants :

Dans ses entretiens, Wilcox se contentait d’appuyer surtout « sur l’éternel amour et la compassion du Père, et sur la certitude et l’immuable fermeté du salut accompli par le Fils ». Il mettait moins de soin à faire l’application individuelle de ces vérités, en montrant que la grâce de Dieu s’exerce envers les plus grands pécheurs dès que ceux-ci ont recours à lui par Jésus-Christ. Aussi les Amis, bien qu’ils retirassent un profit réel de ses conversations, ne furent pas encore conduits par là à la paix parfaite du cœur, ni à une clarté absolue dans les convictions[15].

Vers le milieu de 1816, Ami Bost quitta Genève pour exercer un ministère pastoral dans le canton de Berne et, pour fêter son départ, ils organisèrent une petite cérémonie d’adieu qu’ils appelaient, selon leur coutume, le repas des douze. A cette occasion, ces étudiants, qui avaient commencé à se réunir pour prier ensemble, supplièrent Dieu de leur envoyer bientôt un guide spirituel qui puisse les instruire dans toutes les voies du salut de Dieu. Dieu allait sous peu répondre à leurs prières, cela bien au-delà de tout ce qu’ils auraient pu imaginer, penser et espérer. Il leur envoya l’un des plus profonds connaisseurs de la Bible de cette époque, en la personne d’un Ecossais, membre de la noblesse de son pays et ancien officier de marine, Robert Haldane. Il s’agissait d’un véritable apôtre de Dieu, animé d’un zèle indomptable en vue du rétablissement de la foi chrétienne sur le continent européen. Mais, avant sa venue, un violent orage se déchaîna sur la communauté réformée de Genève. La crise précède souvent la venue de la lumière.

Henri-Louis Empeytaz, alors en Allemagne, y fit publier une petite brochure qui, lors de son arrivée à Genève, fut jugée comme incendiaire par la Compagnie des pasteurs. Elle y fit l’effet d’une bombe lorsqu’elle y fut largement distribuée au mois de novembre 1816. Intitulée Considérations sur la divinité de Jésus-Christ, elle examinait près de deux cents sermons prononcés par des pasteurs genevois. Elle ne découvrit nulle part, dans ces prédications, la moindre confession claire de la divinité de Jésus-Christ. Plus encore, elle y montrait que là où la Compagnie des pasteurs s’était prononcée sur cette question, elle l’avait uniquement fait pour condamner cette doctrine absolument centrale à la foi chrétienne. A l’exception de Pyt et de Guers, tous les étudiants en théologie, sous la présidence de leur doyen, Jean-Henri Merle d’Aubigné, se réunirent dans la salle du Consistoire pour protester contre l’odieuse attaque lancée par leur ancien condisciple, Empeytaz, diffamant l’honneur des autorités de l’Eglise réformée de la République de Genève.

C’est dans ce climat d’unité du corps des étudiants avec leurs professeurs et les pasteurs de la cité de Genève, tous dressés comme un seul homme contre l’Evangile de Jésus-Christ, que Robert Haldane arriva à Genève au milieu du mois de novembre 1816. De passage à Paris, on lui avait donné deux adresses susceptibles de lui fournir des ouvertures pour l’Evangile : les pasteurs Moulinié et Galland. Il rencontra le premier sans y trouver l’ouverture qu’il cherchait. Il dût aller chercher le second à Berne et, avec lui, le courant de l’Evangile passa admirablement bien. Voici comment Haldane décrit ses rapports avec le jeune pasteur Galland :

Il n’était ni arien, ni socinien, mais malgré son ignorance de l’Evangile, était disposé à s’enquérir des grandes vérités qu’il révèle. Je demeurais à Berne environ huit jours et j’eus avec ce jeune homme des entretiens qui duraient de dix heures du matin à dix heures du soir[16].

Galland se tourna vers le Christ et connut le salut de Dieu. Haldane revint à Genève après avoir rendu visite à Empeytaz à Bâle. Après un entretien aussi peu concluant que le premier avec le pasteur Moulinié, il s’apprêtait à quitter définitivement Genève pour Montauban. M. Moulinié – un mystique attaché à la théosophie et à la franc-maçonnerie, mais peu hostile à la Bible – avait offert de montrer à M. et à Mme Haldane l’une des beautés touristiques de Genève. Il en fut empêché par une soudaine indisposition et envoya à sa place un étudiant en théologie nommé James. Gabriel Mützenberg décrit les conséquences de ce contretemps providentiel :

Celui-ci [l’étudiant James], anglophone, dès l’abord conquis, l’amène à l’un de ses condisciples de la Faculté de théologie, Charles Rieu, qui bientôt mourra pasteur de l’Eglise française de Frédéricia, au Danemark, emporté par une épidémie. Dès lors, le contact est établi. Guers va le voir le 19 janvier, Pyt deux ou trois jours plus tard, d’autres ensuite. Le 6 février, nouveau « professeur de dogmatique » devant une vingtaine d’étudiants, il commence l’explication de l’épître aux Romains[17].

Haldane fit une profonde impression sur ces étudiants, car sa conversation revenait, constamment et avec une éloquence entièrement fondée sur les Ecritures, sur la doctrine du salut. De Goltz décrit ainsi l’adhésion des étudiants aux enseignements donnés par cet exégète qui leur était envoyé du ciel :

Ce furent d’abord huit étudiants qui prirent part à ces réunions ; mais ce que ceux-ci en racontèrent éveilla, chez leurs amis, un désir si vif d’y participer aussi que l’on pressa Haldane de recommencer son cours. Il le fit, et dès lors il continua à parler régulièrement devant vingt ou trente étudiants, c’est-à-dire devant presque tout l’auditoire de théologie. Il ouvrait à leurs yeux ravis les vastes horizons des grandes vérités évangéliques, et leur faisait part des pensées profondes et des riches expériences de sa piété[18].

Robert Haldane comprenait le français, mais ne l’ayant pas pratiqué pendant de nombreuses années, il avait de la peine à s’exprimer dans cette langue. Ce fut Frédéric Monod, futur pasteur du Réveil en France, qui lui servit d’interprète. Laissons-lui ici la parole :

Lorsque cet homme béni, que j’appelle, après Dieu, avec un cœur plein d’amour et de reconnaissance, mon père spirituel, parce qu’il m’a engendré en Christ par l’Evangile ; lors, dis-je, que cet homme béni vint à Genève, toutes les circonstances semblaient opposées à sa mission de foi et d’amour. Le champ religieux dans lequel il entrait était couvert d’épines et de chardons. […] Quant à nous, jeunes étudiants […], nous étions pour la plupart légers, remplis de pensées mondaines et plongés dans les jouissances terrestres. Quoique étudiants en théologie, la vraie théologie était une des choses que nous connaissions le moins. La sainte Parole de Dieu était pour nous terra ignota ; l’unitarianisme, avec toute sa glaciale influence et tous ses accessoires mortels pour l’âme, était la seule doctrine qui nous fût enseignée par nos professeurs[19].

C’est Frédéric Monod qui nous conduira, ici encore, au sein de ces rencontres si mémorables et si bénies :

Ce qui me frappa beaucoup et nous frappa tous, ce fut sa manière solennelle de procéder. Il était évident qu’il s’occupait sérieusement de nos âmes, et des âmes de ceux qui pourraient être placés sous nos soins pastoraux. De tels sentiments nous paraissaient à tous bien nouveaux. Ensuite la débonnaireté, la patience à toute épreuve avec laquelle il prêtait l’oreille à nos sophismes, à nos ignorantes objections, aux essais que nous faisions de l’embarrasser par des difficultés de notre invention et ses réponses à tout et à nous tous. Mais ce qui m’étonna et me fit réfléchir plus que toute autre chose, ce fut sa connaissance pratique de l’Ecriture, sa foi implicite à la divine autorité de cette parole, dont nos professeurs étaient presque aussi ignorants que nous, et qu’ils citaient bien moins pour en référer à la source unique et infaillible de la vérité religieuse que pour relever leurs propres enseignements. Nous n’avions jamais rien vu de semblable.

Puis les souvenirs de Frédéric Monod se font plus sensibles, plus concrets :

Maintenant encore, après un si grand nombre d’années, je me représente cet homme de haute taille, plein de dignité, environné d’étudiants, sa Bible anglaise à la main, maniant la seule arme de la Parole qui est l’épée de l’Esprit, réfutant chaque objection, écartant chaque difficulté, répondant promptement à toutes les questions par des citations variées, au moyen desquelles il abordait et éclaircissait convenablement ces objections, ces difficultés et ces questions, et concluait bientôt d’une manière pleinement satisfaisante. Il ne perdait jamais son temps à argumenter contre nos prétendus raisonnements ; il montrait immédiatement la Bible avec son doigt, ajoutant ces simples paroles : Regarde ici, comment lis-tu ? Cela est écrit ici avec le doigt de Dieu. Il était, dans le sens parfait de ce mot, une concordance vivante.

Et Frédéric Monod conclut sur une note plus personnelle encore :

Les premières réunions nous préparèrent à écouter, avec une plus grande confiance, les enseignements plus didactiques qu’il commença bientôt, en nous expliquant l’épître aux Romains, que plusieurs d’entre nous n’avaient probablement jamais lue, et qu’aucun ne connaissait. En suivant régulièrement cette épître, il eut l’occasion de nous mettre sous les yeux un corps complet de théologie et de morale chrétienne. Cet enseignement, par la bénédiction de Dieu qui s’y fit puissamment sentir, atteignit la conscience et le cœur de plusieurs de ses auditeurs qui, comme moi, font remonter à ce vénérable et fidèle serviteur de Dieu leur première connaissance de la voie du salut et de l’Evangile de vérité… Et j’envisage comme l’un des plus grands privilèges de ma vie, maintenant avancée, d’avoir été son interprète presque durant tout le temps qu’il expliqua cette épître, étant presque le seul qui connût assez bien l’anglais pour être honoré de cet emploi. Le nom de R. Haldane est inséparablement lié à l’aurore du réveil de l’Evangile en Suisse et en France[20].

En 1845, Jean-Henri Merle d’Aubigné s’exprimait ainsi devant un auditoire à Edimbourg en Ecosse :

Lorsque M. Monod et moi-même étions étudiants à l’Université de Genève, nous avions un professeur de théologie qui limitait l’enseignement de ses cours à l’immortalité de l’âme, l’existence de Dieu et d’autres questions semblables. A la place de la Bible, il nous citait Sénèque et Platon. Saint Sénèque et saint Platon étaient les deux saints qu’il offrait à notre admiration. Mais le Seigneur envoya l’un de ses serviteurs à Genève ; et je me souviens bien de la visite de Robert Haldane. J’en ai d’abord entendu parler comme d’un gentilhomme anglais ou écossais qui parlait beaucoup de la Bible, ce qui semblait très étrange, tant à moi qu’à mes collègues, pour lesquels c’était un livre fermé. J’ai plus tard rencontré M. Haldane dans une maison où, avec quelques amis, nous l’avons entendu lire un chapitre de l’épître aux Romains sur la corruption naturelle de l’homme – doctrine dont je n’avais jamais jusqu’alors entendu parler. En fait, j’étais fort étonné d’apprendre que, par sa nature même, l’homme était corrompu. Je me souviens avoir dit à M. Haldane : « Maintenant, je vois bien cette doctrine dans la Bible. » « Oui, nous répondit cet excellent homme, mais la vois-tu dans ton cœur ? » C’était une question toute simple, mais elle toucha ma conscience. C’était l’épée de l’Esprit ; et dès ce moment je vis que mon cœur était corrompu, et connus à partir de la Parole de Dieu que je ne pouvais être sauvé que par la seule grâce de Dieu ; ainsi si Genève donna quelque chose à l’Ecosse lors de la Réformation – si elle donna la lumière à John Knox – Genève reçoit quelque chose de l’Ecosse en retour par les travaux bénis de Robert Haldane[21].

De Goltz apprécie ainsi les labeurs de cet admirable docteur de la Parole de Dieu :

Un seul fait suffira pour nous montrer jusqu’à quel point la visite de Haldane fut le commencement d’une ère nouvelle dans Genève : c’est ce fait que des hommes comme Gaussen, Malan, Merle d’Aubigné, Frédéric Monod, Emile Guers, Henry Pyt, Charles Rieu, et d’autres dont les noms sont moins connus, ont vu tous, dans leurs rapports avec Haldane, et chacun d’eux à un degré différent, le commencement d’une vie nouvelle pour leur âme[22].

Il précise la relation des pasteurs consacrés, Louis Gaussen et César Malan, avec Haldane :

Les séances d’étude biblique durèrent pendant tout l’hiver, et jusqu’aux grandes vacances de l’été. Les étudiants étaient les seuls qui y prissent part. Gaussen et Malan, déjà consacrés, se contentaient de rendre à Haldane des visites particulières, et là ils reçurent de lui, dans de longs entretiens, les mêmes impressions qui avaient été produites chez les étudiants dans leurs séances régulières. Bien qu’ils fussent déjà auparavant arrivés à des convictions orthodoxes, c’est de cette époque que l’un et l’autre datent leur conversion définitive[23].

Voici enfin l’impression que fit Haldane sur César Malan :

Cet homme grave et profondément versé dans la connaissance de la sainte Bible, vint séjourner quelques mois à Genève. […] Je le vis chez un ami, et je lui rendis visite le premier ; car c’était un homme retiré, très modeste, et qui ne cherchait ni à se faire connaître, ni à se faire écouter. Vous ne pouvez vous former une idée trop belle de la merveilleuse douceur, de la prudence réservée qui accompagnaient toutes les paroles, toutes les actions de ce vieillard [il avait, en 1816, 52 ans]. Son visage était paisible et serein. Il y avait dans son regard une charité si profonde qu’il était impossible devant lui de juger, de condamner personne. Jamais il n’a permis que je le fisse. J’étais jeune et animé du premier zèle, presque toujours imprudent et amer [Malan subissait alors de très dures persécutions de la part des autorités ecclésiastiques et politiques de la République genevoise] ; je parlais avec vivacité de certaines personnes opposées à l’Evangile. « Laissez les personnes, mon ami, me disait mon père en la foi, elles sont sous le jugement de Dieu, et nullement sous le vôtre ; parlez-moi seulement de leurs erreurs afin de les éviter, et pour vous et pour d’autres. » ‒ Que de fois je l’ai vu pleurer à la vue de l’inimitié qui se déclarait déjà contre la Parole de Dieu ! Il me disait, comme m’avait dit le révérend Mason de New York : « Ah ! S’il fallait donner mon sang pour ramener ceux qui s’élèvent contre l’Evangile, je le verserais. » « Mais, ajoutait-il, ce n’est pas le sang de l’homme qu’il faut, c’est celui de Dieu, versé sur la croix » […] Pour l’ordinaire, le sage Haldane attendait que je lui fisse une question ; et je n’allais chez lui que pour écouter ses réponses ! Souvent il me la faisait répéter, afin de s’assurer qu’il m’avait bien compris. « Que pensez-vous là-dessus ? » me disait-il. Alors il me demandait de l’appuyer sur l’Ecriture. C’est ainsi qu’il me convainquait d’ignorance ou de faiblesse ; et quand il me voyait arrêté par mon défaut de connaissance de la Bible, il commençait à m’établir la vérité en question, par des passages si clairs, si formels, qu’il était impossible que je ne me rendisse pas à l’évidence. Si l’un de ces passages ne me paraissait pas concluant, ou que je lui donnasse un faux sens, il en produisait aussitôt quatre ou cinq autres, qui appuyaient ou expliquaient le premier, et mettaient le vrai sens hors de doute. Dans toute cette discussion, il ne disait que quelques mots. C’était son index qui parlait ; car à mesure que sa Bible, usée, à la lettre, à force d’avoir été lue et relue, s’ouvrait ici où là, son doigt se posait sur le passage, et pendant que je lisais, lui me fixait, comme s’il eût voulu démêler l’impression que l’épée de l’Esprit faisait sur mon âme[24].

C’est dans le contexte de ces cours donnés trois fois par semaine par Robert Haldane, quasiment à l’ensemble des étudiants de l’auditoire de théologie, que César Malan prêcha son célèbre sermon sur la justification par la foi, « L’homme ne peut être sauvé que par Jésus-Christ » (1817). Ce sermon, comme nous l’avons vu, fut d’abord prêché en décembre 1816 et en janvier 1817 dans des Eglises à la campagne. C’est au début du mois de mars 1817 que Malan le prêcha dans le temple de la Madeleine devant une église bondée pour les fêtes de Pâques. C’est à la suite de cette prédication que, le 3 mai 1817, la Compagnie des pasteurs promulgua le règlement que nous avons déjà cité, interdisant la claire prédication de l’Evangile dans toutes les chaires de l’Eglise réformée de Genève. Voici le rapport que le principal acteur de cet événement capital, César Malan, en fit lui-même :

Je prêchai, raconte Malan, dans un grand temple [le temple de la Madeleine], qui était cependant trop petit pour l’auditoire qui s’y pressait. C’était vers le soir, et l’obscurité du lieu ajoutait à la solennité de l’appel que, pour la première fois, j’adressai à la conscience des incrédules et des Pharisiens. On m’écouta d’abord dans le plus profond silence, mais ce calme était celui de la surprise et du déplaisir. Des signes de mécontentement se montrèrent ici et là à mesure que je manifestais la fausseté de la justice de l’homme et que j’exaltais celle de Dieu, par la seule foi en Jésus. On en vint jusqu’à murmurer ; on s’agitait ; et, lorsque, montrant de la main la muraille qui était à droite de la chaire, je dis avec fermeté : « Si, dans ce moment, la main mystérieuse qui jadis, à Babylone, au milieu de la licence d’un festin impie, écrivait en silence sur la muraille l’arrêt de mort d’un roi vicieux ; si cette main s’avançait et qu’elle traçât sur cette paroi l’histoire de votre vie depuis que vous avez juré de la rendre pure ; si ces lignes véridiques révélaient ici ce que vous avez fait et pensé loin des regards des hommes et dans le secret de votre cœur, dites !… quel est celui de vous qui osât même y porter les yeux ?… Cette supposition seule ne vous fait-elle pas frémir ? »… En ce moment-là, plusieurs des auditeurs regardèrent comme à la dérobée vers la muraille, d’autres levèrent les épaules. L’impatience éclata tout à fait lorsque, quelques moments après, m’adressant au pécheur qui prétendait mériter le salut par ses vertus, je m’écriai : « Cherche donc encore, pécheur qui t’éloignes de Christ !… Cherche autour de toi, cherche en toi-même… Fouille et refouille tout ton être !… Qu’y trouves-tu ? Dis ! Qu’as-tu qui puisse être offert à Dieu… » A ces appels, répondit un mouvement de dépit dans l’assemblée. Quand le prédicateur descendit de la chaire, il traversa la foule de ses concitoyens « comme un soldat qui est passé par les baguettes, ou comme un malfaiteur portant une torche d’infamie »[25].

Malan rentra chez lui couvert de mépris et accablé. De Goltz évoque l’effet de cette prédication sur la foule réunie dans le temple de la Madeleine et sur la famille même de César Malan :

Haldane décrit en ces mots la sensation produite par ce discours : « Elle fut semblable à un coup de tonnerre. Je n’oublierai pas de longtemps la surprise, la douleur, l’irritation et l’indignation qui paraissaient sur la physionomie de quelques-uns de ceux qui étaient présents. » – Haldane fut du reste le seul qui alla attendre le prédicateur dans sa maison ; il lui serra la main en s’écriant : « Dieu soit loué ! L’Evangile est de nouveau annoncé dans Genève ! » Partout ailleurs, et même parmi les parents du jeune prédicateur [et même auprès de son épouse], ce discours souleva la plus vive indignation[26].

Le lendemain, le pasteur Chenevière, le plus farouche des adversaires ecclésiastiques à la prédication maintenant renouvelée de l’Evangile de Jésus-Christ, alla trouver Malan pour lui dire de la part de la Compagnie

[…] de changer sa doctrine, vu le danger qu’il y avait à prêcher que les bonnes œuvres ne sont pas nécessaires à l’acquisition du salut[27].

Mais Malan lui déclara que telle était sa foi et qu’il ne voyait pas de raison de la changer. Dès lors, la plupart des chaires du canton lui furent fermées. C’est alors, dans un vain effort d’éteindre le feu de l’Evangile à nouveau allumé dans la ville de Genève, que la Compagnie édicta son funeste règlement du 3 mai 1817 obligeant tous les étudiants en théologie à renier la foi qu’il venait de redécouvrir. Plusieurs cédèrent pour pouvoir passer leurs examens. Emile Guers refusa et fut jeté dans la dissidence, comme Pyt d’ailleurs. Jean-Henri Merle d’Aubigné quitta la Faculté pour terminer ses études de théologie à Berlin. Malan, plus tard, perdit même son emploi séculier comme régent au Collège Calvin et fut conduit à fonder la chapelle du Témoignage, où il prêcha fidèlement jusqu’à la veille de sa mort en 1864. Haldane quitta Genève pour Montauban en juin 1817, mais son œuvre était accomplie. Le fruit de la prédication de l’Evangile allait se répandre à travers tout le monde francophone et bien au-delà par de nombreuses vocations missionnaires.

4. Henry Drummond

Deux jours après le départ de Haldane et de son épouse pour Montauban, un riche aristocrate écossais, Henry Drummond, prit sa relève et fut grandement utilisé par Dieu pour consolider l’œuvre commencée en lui apportant son appui matériel et spirituel. Parmi les bienfaits qu’il apporta à ces nouveaux croyants fut la réédition en 1817 de la fameuse Bible de David Martin, publiée cent dix ans plus tôt à Amsterdam. En mars 1819, Ami Bost, de retour d’un ministère d’évangéliste de plus de deux ans à Moutier-Grandval, publia une attaque vigoureuse à l’égard du caractère hérétique des enseignements si largement admis dans l’Eglise de Genève. C’est aussi à ce moment que les pasteurs Cellérier et Gaussen rééditaient la Confession helvétique postérieure de 1566, rédigée par Heinrich Bullinger. C’est en 1823 que César Malan fut officiellement déchu du ministère ecclésiastique par décision du Conseil d’Etat, et la chapelle du Témoignage qu’il présidait, et où dorénavant il célébrerait les sacrements du baptême, de la cène, fut rattachée à l’Eglise presbytérienne d’Ecosse.

C’est à l’occasion de son expulsion de l’Eglise fondée par Guillaume Farel, Pierre Viret et Jean Calvin, que Malan exposa en ces termes les fondements de sa foi et les raisons de sa résistance à l’Eglise et à l’Etat de la République de Genève :

Nous savons, Très-Honorés Seigneurs, en qui nous avons cru, et nous sentons que la foi qui est en nous nous est plus chère que la vie, et qu’elle ne cessera de se montrer dans le monde que lorsque nous cesserons d’y être nous-mêmes. Nous savons que cette foi, notre unique et solide bonheur, n’est ni de l’ignorance, ni de la superstition, ni de l’ambition, ni de l’avarice. La Parole de Dieu qui l’a produite en nous est assez lumineuse, pour que les yeux les moins ouverts puissent en discerner l’éclat, et y lire les éternelles vérités que l’Esprit Saint y a renfermées et qu’il n’a mises qu’en elle. Ce n’est pas sur des hypothèses, sur de vagues systèmes, sur des aperçus douteux, comme on l’avance, que cette foi repose : c’est sur la démonstration de la puissance de l’Esprit de Dieu répandue dans toutes les saintes Ecritures ; c’est sur ces déclarations évidentes, sur ces promesses positives, sur le serment de l’Eternel, qui l’a juré et qui ne s’en repentira pas ; c’est sur cette doctrine de salut que nous connaissons, que nous sommes prêts à développer et à défendre à la face du peuple et de nos adversaires, au premier ordre que vos Seigneuries nous en donneront. ‒ Notre foi ne se compose pas non plus des illusions d’un cœur échauffé, ni des chimères de l’imagination. Non, ce n’est pas une illusion que de sentir qu’on est réconcilié avec Dieu, et qu’on a son amour répandu dans le cœur, que de pouvoir, avec certitude et confiance, l’appeler son Père, son Rédempteur, son Consolateur ; que d’être en communion avec Lui par des prières qu’il exauce, par une paix que rien ne saurait décrire ; que de se dire avec assurance, au milieu des combats et des faiblesses de la foi, et de l’orage de la vie, que l’œuvre de notre salut est ferme, parce que Celui qui nous a sauvés est plus puissant que tous, et que personne ne nous ravira de sa main, parce qu’il est l’Eternel[28].

Le Consistoire demanda à Malan, présent devant lui, de manifester par une simple affirmation son acceptation et sa soumission aux articles relatifs à la discipline ecclésiastique. Malan demanda de prendre cet engagement en ajoutant les mots « Selon le Seigneur ». Ceci fut compris comme un refus et le Consistoire décréta à nouveau que, le 14 août 1823, Malan serait suspendu comme ministre de l’Eglise réformée de Genève. Sabliet décrit ainsi cette rupture ecclésiale finale de César Malan d’avec l’Eglise réformée de Genève :

Lorsque le Modérateur eut fini de parler, Malan se leva, salua l’Assemblée et quitta, sans dire un seul mot, cette salle où il ne devait jamais rentrer. […] La rupture allait être sans appel. Pourtant, des hommes, lui vint un témoignage inoubliable.

« Comme je me retirais et que j’étais vers la porte, un pasteur quitta sa place et vint à moi devant toute l’assemblée : c’était le digne Gaussen. Il me saisit la main et me regarda longuement avec amour et attendrissement en présence de tous. Que le Seigneur se souvienne de ce frère au jour de sa détresse ! »

Et Sabliet ajoute :

Cette prière devait, huit ans après, être exaucée quand Gaussen traversa des circonstances analogues[29].

En effet, ce fut en 1831 que Louis Gaussen provoqua une confrontation décisive avec les autorités de la République de Genève et de la Compagnie des pasteurs en fondant, avec Jean-Henri Merle d’Aubigné, une faculté de théologie indépendante et fidèle aux Confessions de foi de la Réforme à l’intérieur même de l’Eglise réformée de Genève. Mais cela est une histoire qu’on laisse pour le chapitre suivant.

En 1821, au cœur de tous ces difficiles combats avec la Compagnie des pasteurs de l’Eglise réformée de Genève, César Malan entreprit un voyage à travers la Suisse qui le mena dans la ville de Constance, au sud de l’Allemagne, une ville qui connut les souffrances, la fidélité et la mort de Jean Hus et de Jérôme de Prague, qui y furent brûlés vifs comme martyrs pour leur foi en Jésus-Christ seul. C’est alors qu’il composa ce cantique qu’il chantait volontiers lors des moments où, lui aussi, était appelé à souffrir de par la fausse Eglise pour sa foi en Jésus-Christ.

Chant de Jean Hus dans sa prison

Ils ont souffert de rudes épreuves,
Eux dont le monde n’était pas digne.

Ô ! Fils de Dieu ! Pour ton glorieux nom,
Je suis lié dans un sombre donjon !
Tes ennemis pleins de vengeance,
Me font languir dans la souffrance !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

Qu’avais-je fait qui dût les irriter
Et de leurs lois la rigueur exciter ?
Ah ! Ton amour est le seul crime
Qu’ils aient cherché dans leur victime !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

Je confessais, selon ta vérité,
Que sur la croix ton sang m’a racheté.
Ils m’ont maudit, et dans leur rage,
Ils ont nié ton témoignage !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

Je leur disais, ô Dieu ! Qu’en ton cher Fils
A tout pécheur le salut est acquis.
Ils m’ont rendu, dans leur colère,
Et les mépris et la misère,
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

Ainsi pour Toi, moi pauvre et frêle humain.
Je m’affaiblis par la soif et la faim !
Et par son poids ma dure chaîne
De mes douleurs accroît la peine !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?

De leur fureur, ô Dieu ! J’attends l’effort !
De ton enfant ils préparent la mort !
Oui ! D’un bûcher l’ardente flamme
Doit à mon corps ôter mon âme !
Mais, ô Jésus ! Mon Sauveur et mon Roi !
Est-ce souffrir que de souffrir pour Toi ?[30]


* Jean-Marc Berthoud est auteur et habite à Lausanne, où il anime la Librairie La Proue.

[1] Cette année est le 150e anniversaire de la mort de César Malan.

[2] Sur le Réveil de Genève, voyez les ouvrages suivants : G. Mützenberg, A l’écoute du Réveil, Saint-Légier, Emmaüs, 1989 ; H. de Goltz, Genève religieuse au dix-neuvième siècle, Genève, Henri Georg, 1862 ; Léon Maury, Le Réveil religieux dans l’Eglise réformée à Genève et France 1810-1850, 2 volumes, Chauvin, 1892 ; Alice Wemyss, Histoire de Réveil 1790-1849, Paris, Les Bergers et les Mages, 1897 ; Ami Bost, Mémoires pouvant servir à l’histoire du Réveil religieux des Eglises protestantes de la Suisse et de la France, trois volumes, Paris, Meyrueis, 1854 ; Emile Guers, Le premier Réveil et la première Eglise indépendante à Genève 1810-1826, Genève, Béroud, 1871 ; Notice historique sur l’Eglise évangélique libre de Genève, Genève, Béroud, 1875 ; Ch. Rivier, Le Réveil religieux à Genève au commencement du XIXe siècle, Lausanne, La Concorde, 1914. Voyez aussi : Jean-Pierre Gaberel, Histoire de l’Eglise de Genève depuis le commencement de la Réformation jusqu’à nos jours, trois volumes, Genève, Cherbuliez, 1855.

[3] Gédéon Sabliet, César Malan (1787-1864) : un gagneur d’âmes, Nouvelle Soc. d’édit. de Toulouse, 1936, 31 et les deux citations suivantes. 

[4] G. Mützenberg, op. cit., 87.

[5] Ibid., 61-62.

[6] Sabliet, op. cit., 31, citant Ami Bost, Défense de ceux des fidèles à Genève, 5.

[7] Ibid., 36. 

[8] Ibid., 40. 

[9] Ibid.

[10] Ami Bost, op. cit., VII.

[11] De Goltz, 119-120.

[12] Ibid., 125.

[13] Ibid., 127, citant Emile Guers, Vie de Pyt, 9.

[14] Mützenberg, op. cit., 68.

[15] De Goltz, op. cit., 136.

[16] Alexander Haldane, The Lives of Robert and James Haldane, Edinburgh, Banner of Truth, 1990 [1852], 417. Edition française : Alexander Haldane, Robert et James Haldane, leurs travaux évangéliques en Ecosse, en France et à Genève, deux volumes, Lausanne, Georges Bridel, 1859. Voyez sur la Bible les deux volumes de Robert Haldane : De l’évidence et de l’autorité de la divine Révélation ou vue du Témoignage de la Loi et des Prophètes en faveur du Messie, Montauban, Ph. Crosihles, 1817-1818.

[17] Mützenberg, op. cit., 70-71.

[18] De Goltz, op. cit., 143-144.

[19] A. Haldane, Robert et James Haldane, op. cit., II, 22, cité par de Goltz, op. cit., 144.

[20] A. Haldane, Robert et James Haldane, op. cit., II, 24ss, cité par de Goltz, op. cit., 144-145.

[21] A. Haldane, The Lives of Robert and James Haldane, op. cit., 431.

[22] De Goltz, op. cit., 147.

[23] Ibid.

[24] C. Malan, Conventicule de Rolle, 62ss, cité par de Goltz, op. cit., 148-149.

[25] Sabliet, op. cit., 42-43.

[26] De Goltz, op. cit., 151.

[27] Sabliet, op. cit., 43.

[28] C. Malan, Témoignage rendu à l’Evangile, Genève, 1823, 26, cité par de Goltz, op. cit., 195-196.

[29] Sabliet, op. cit., 58.

[30] Cité par C. Malan (fils), La vie et les travaux de César Malan, Genève, Cherbuliez, 1869, 238-240.

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Trois réflexions sur la doctrine de l’image de Dieu http://larevuereformee.net/articlerr/n266/trois-reflexions-sur-la-doctrine-de-limage-de-dieu Sun, 16 Feb 2014 15:45:17 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=851 Continuer la lecture ]]> Trois réflexions sur la doctrine de l’image de Dieu[1]

Père Edouard COTHENET
Paul WELLS
Jean-Marc BERTHOUD

I. De l’image à la ressemblance

La question des droits de l’homme est l’une des plus importantes de nos jours. Les progrès incessants de la technique ne risquent-ils pas de se retourner contre l’homme ? Comme il convient que les comités d’éthique se montrent vigilants.

Comment fonder la dignité de l’homme ? Le chapitre premier de la Genèse se distingue par sa vision universelle. L’humanité est en cause, dans sa dualité mâle et femelle, l’homme et la femme étant l’un et l’autre créés à l’image et à la ressemblance de Dieu. Y a-t-il une différence réelle entre les deux termes çèlèm (image) et demûth (ressemblance) ? Les hébraïsants en discutent. Les traducteurs grecs utilisent eikôn et homoiôsis, le second semblant indiquer un niveau de ressemblance plus achevé. Nous y reviendrons.

Dans un monde peuplé d’images divines, l’interdit des représentations caractérise le judaïsme. Or en présentant l’homme comme image de Dieu, la Genèse inculque le respect auquel tout homme a droit en lui-même, quelle que soit sa naissance. Une particularité du texte mérite l’attention, à savoir la délibération de Dieu en lui-même : « Faisons l’homme à notre image (…). » Ce pluriel a bien embarrassé l’exégèse rabbinique, alors que les Pères de l’Eglise l’ont interprété dans une perspective trinitaire. Ne pouvons-nous dire que si Dieu se parle à lui-même pour créer l’homme, c’est que celui-ci est par nature un être de liberté et de dialogue, capable ainsi de répondre à son Créateur ?

Dans une ville, la statue du roi signifie qu’il exerce l’autorité, même s’il est physiquement absent. Au couple originel Dieu accorde une délégation pour dominer tous les animaux, qu’ils vivent dans les eaux, dans l’air ou sur terre. Ce pouvoir doit être exercé dans un esprit de douceur, comme le note P. Beauchamp. La consommation de la viande ne sera autorisée qu’après le déluge, comme remède à la dureté des temps.

Dans les chapitres 3 à 9 de la Genèse, nous assistons à une dégradation constante de l’humanité. Suite au meurtre d’Abel, Caïn banni de la présence de Dieu n’en reçoit pas moins une marque de protection (Genèse 4.15s.). Lamech est animé d’un esprit de vengeance terrible (Genèse 4.23). La corruption de toute chair entraîne le déluge. La prolifération du mal signifie-t-elle que l’homme a perdu sa dignité d’image ? Pourtant, quand Noé sort de l’arche, Dieu lui donne le code fondamental pour toute vie en société : « Qui verse le sang de l’homme verra son sang versé. Car, à l’image de Dieu, Dieu a fait l’homme. » (Genèse 9.6) De cette alliance pour toute l’humanité, l’arc-en-ciel est le signe (Genèse 9.12-17). Quelle que soit sa situation, l’homme reste créé à l’image de Dieu. Le psalmiste s’exclame: « Qu’est donc l’homme pour que tu penses à lui (…) Tu en as fait presque un dieu. » (Psaume 8.5s.)

Sur la dignité de l’homme, le Nouveau Testament apporte une lumière décisive en présentant le Christ, nouvel Adam, comme « l’Image du Dieu invisible, le Premier-né de toute créature » (Colossiens 1.15). Le texte s’inspire de ce qui est dit de la Sagesse dans l’Ancien Testament : «Elle est reflet de la lumière éternelle, miroir sans tache de l’activité de Dieu et image de sa bonté. » (Sagesse 7.26) Dans l’hymne au Christ de l’épître aux Colossiens, « premier-né de toute créature » correspond  à « premier d’entre les morts » (au verset 18). Création et re-création se répondent. Le Christ est médiateur, d’une part, parce qu’il reflète la bonté du Père et, d’autre part, parce qu’il a partagé la condition humaine, marquée par la mort, mais appelée à l’immortalité. La révélation du Père, le Fils l’a faite par toute sa vie et son enseignement. Comme le dit S. Jean : « Personne n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique qui est dans le sein du Père nous l’a dévoilé. » (Jean 1.18) De façon paradoxale, le voile s’est déchiré à l’heure de l’élévation en croix : « Père, glorifie ton Fils afin que ton Fils te glorifie et qu’il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. » (Jean 17.1ss)

Par le baptême, sacrement de la foi, l’homme revêt le Christ, en lequel sont dépassées les vieilles oppositions liées à la race, à la condition sociale, au sexe même (Galates 3.28). L’homme nouveau transcende ces clivages, sans que disparaissent les différences de la nature ni la variété des dons. Unité ne signifie pas uniformité. Conformé par son baptême au Christ, le chrétien est invité, comme Paul lui-même, à regarder vers l’avenir : « Oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, je m’élance vers le but, en vue du prix attaché à l’appel d’en haut que Dieu nous adresse en Jésus Christ. » (Philippiens 3.13-14) Le terme sera atteint « quand le Christ transfigurera notre corps humilié pour le rendre semblable (summorphon) à son corps de gloire. » (Philippiens 3.21) Le merveilleux échange sera alors accompli : parce que le Christ a pris la condition (morphè) d’esclave (Philippiens 2.7), il communiquera aux croyants la condition (morphè) de gloire.

Dans l’anthropologie des Pères grecs, et à leur suite dans celle de l’orthodoxie, la réflexion sur l’homme à l’image de Dieu est fondamentale. Toutefois les différences ne manquent pas : est-ce l’homme concret, corps et âme, qui est concerné, ou seulement son âme? Donnons la parole aux deux thèses en présence.

Dans sa lutte contre le spiritualisme désincarné des gnostiques, Irénée enseigne que c’est l’homme, dans sa condition de chair animée, qui a été créé à l’image du Verbe de Dieu fait chair. Attentif au déroulement de l’histoire, l’évêque de Lyon présente le péché d’Adam comme celui d’un enfant. Au terme du « rythme » fixé par la Providence, « le Verbe de Dieu se fit chair (…) Il fit apparaître l’image dans toute sa vérité en devenant Lui-même cela même qu’était son image (comprenons Adam) (…) et il rétablit la ressemblance de façon stable. » (Adv. Haer, V, 16, 2) Cette ressemblance est pleinement acquise quand, par la résurrection, l’homme participe à l’immortalité divine. De plus, aux antipodes de l’élitisme gnostique, Irénée développe une vision universaliste, car « le Christ a récapitulé en lui-même la longue histoire des hommes et nous procure le salut en raccourci ». (Adv. Haer, III, 18, 1)

L’enseignement d’Origène a pour horizon philosophique le moyen-platonisme, représenté par Plotin. Condamnant toute forme d’anthropomorphisme, le maître d’Alexandrie considère que c’est par son âme que l’homme peut être dit à l’image de Dieu. Citons un passage caractéristique du traité Sur les Principes : « L’homme a reçu, lors de la création première, la dignité de l’image, mais la perfection de la ressemblance lui a été réservée pour la consommation ; il fallait assurément qu’il se l’appropriât lui-même par le zèle de ses efforts personnels en imitant Dieu. » (III, 6, 1) Cette insistance sur la liberté caractérise les Pères grecs, orientés autrement que le sera S. Augustin dans sa lutte contre Pélage. La grâce n’est pas exclue, cependant la marche vers la ressemblance plénière avec Dieu, dans la vision céleste, n’est possible que dans un climat de liberté.

On ne saurait ramener la mystique chrétienne aux spéculations du néo-platonisme sur l’invisibilité de Dieu. La foi au Verbe incarné – Lui qui récapitule  toute l’humanité selon Irénée – inclut la solidarité avec nos frères les hommes, spécialement les pauvres, comme l’écrit S. Jean : «N’aimons donc pas seulement en paroles, mais en acte et dans la vérité. » (1 Jean 3.18) « Celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas. » (1 Jean 4.20)

Cette conception dynamique du salut permet de conclure que l’homme n’est pas prisonnier de son passé. Tant qu’il vit, tous les retournements sont possibles. La Parole de vie peut encore atteindre le cœur de pierre et le transformer en cœur de chair, comme le montre l’exemple du bon larron, le premier saint introduit au paradis avec le Christ.

Edouard Cothenet
professeur honoraire de l’Institut Catholique de Paris

II. Etre ou ne pas être l’image de Dieu ?

Nous sommes membres d’une humanité qui est capable du meilleur comme du pire. Comment comprendre cette danse à deux temps ?

« Dieu a créé l’homme à son image et l’homme la lui a bien rendue. » Cette plaisanterie simpliste montre toute la difficulté que présente l’affirmation que l’homme (au sens générique) est image de Dieu.

Les débats théologiques à ce sujet, anciens ou récents, semblent échouer sur les récifs de mille qualifications et distinctions, y compris dans leurs tentatives les plus rigoureuses.

De l’essence à la fonction

« L’essence de la nature humaine est d’être créée à l’image de Dieu », dit une ancienne définition. Mais pouvons-nous aller plus loin et préciser ce qu’est cette essence ? Projet hasardeux !

En théologie chrétienne, toutes tendances confondues, on est passé d’une définition de l’homme s’appuyant sur une certaine ontologie à une approche simplement fonctionnelle de l’image. Nous en serions arrivés, maintenant, paraît-il, plus loin, à savoir à une déconstruction de la notion même d’humanité.

La Bible ne propose, nulle part, une définition de l’image de Dieu. Ce fait même peut nous conduire à faire preuve de réserve face aux définitions trop massives, qui ont été acceptées dans le passé comme des évidences dans des systèmes théologiques carrés.

        

Le sens de l’image

Dès son premier chapitre, l’Ecriture dit que l’homme est créé à l’image de Dieu. Cette affirmation, replacée dans son contexte historique et culturel, est assez étonnante.

Quel en est le sens ? Il s’agit évidemment d’un usage métaphorique, car l’homme n’est pas semblable à une reproduction de Dieu de taille inférieure, comme celle de César sur la monnaie romaine.

Une interprétation possible serait que l’homme est le reflet de Dieu ou une représentation substantielle de ses qualités. Mais cela ne permettrait pas, de prime abord, d’expliquer comment la corporalité de l’homme peut être qualifiée de ressemblance de Dieu. Une autre interprétation propose que l’image n’est pas un duplicata, mais une correspondance de la réalité divine sur le plan du créé. Une troisième version – il y en a d’autres – serait de dire que l’image est une représentation visible d’une réalité invisible. Dans le Moyen-Orient ancien, les statues étaient des représentations de la puissance du suzerain. Ainsi, comme image de Dieu, l’homme serait investi d’une fonction de représentation dans la création en accomplissant ses fonctions (prophète, prêtre et roi). Ici, l’accent est mis sur la vocation que l’homme a reçue. L’image de Dieu embrasse tout ce qui est humain et se manifeste dans la vocation de l’être humain.

Image et vocation

S’il fallait choisir, cette dernière interprétation correspond bien au milieu culturel de la Genèse. C’est, précisément, parce que l’homme lui-même est la « statue cultuelle » de Dieu dans la création qu’il lui est interdit, par les Dix Commandements, de se « faire des images taillées ».

La personne qui trahit cette vocation d’image de Dieu devient, de ce fait, idole elle-même (son propre dieu et maître) ; elle suit le programme d’une anti-vocation.  Il est, ainsi, possible de comprendre comment, dans les manifestations d’une inhumanité extrême, l’image devient une anti-image. Les comportements, les désirs naturels et les pensées normales d’un être humain sont pervertis. L’homme devient esclave de ses idoles. Qui peut dire jusqu’où il lui est possible d’aller dans l’anti-vocation dès lors que la démarche est amorcée ?

Si l’idée selon laquelle l’image est liée à la vocation de l’homme s’écarte des interprétations traditionnelles – qui définissent l’image comme quelque chose en l’homme – , les possibilités ouvertes à l’être humain ((dans le contexte de la notion de la vocation)) vont du plus noble au plus inhumain.

Conformité à Dieu 

L’image de Dieu inclut également, à l’origine, la notion d’une conformité à Dieu. Cette conformité ne serait pas naturelle ou surnaturelle, mais de nature éthique. Nous pouvons discerner ce que cette image a perdu et ce qui est restauré en Christ : la justice, la sainteté et la vérité (selon Colossiens 3.10, Ephésiens 4.24).

Dès que ces caractères éthiques sont endommagés, l’injustice, la pollution et l’erreur  apparaissent dans les différents domaines de l’existence. Plus l’image est endommagée – corrompue, diraient les anciens théologiens – plus l’homme est attiré vers la dépravation.

 Dire que l’homme est créé à l’image de Dieu signifie qu’il est créé, à la fois, dans la sainteté, la justice et la vérité, et dans une situation ouverte où la déformation de l’image est possible. L’image de Dieu peut être conçue comme ayant trois aspects : formel (l’aspect spirituel de l’humain), matériel (les facultés humaines : la sainteté originelle dans la justice, la connaissance et l’amour) et, en conséquence, de communion avec Dieu et avec le prochain.

Image perdue ?

L’image est actuellement polluée par la rébellion de l’homme, son désir de s’éloigner de Dieu, jusqu’à l’effacementau sens matériel, les facultés humaines étant asservies au péché. En ce qui concerne sa vocation, l’homme se détourne aussi du service de Dieu dont il est le représentant dans la création. Calvin précise : « Bien que nous confessions que l’image de Dieu n’a point été entièrement anéantie et effacée, elle est tellement corrompue qu’il n’en reste qu’une affreuse déformation[2]. »

L’homme demeure, par sa nature spirituelle, une personne à l’image de Dieu. L’avantage de cette position est qu’elle permet d’affirmer que l’homme reste toujours un homme à l’image de Dieu dans son humanitas, avec la dignité que cela implique – dans le respect de la vie humaine, par exemple –  et ce même après la chute. Son désavantage est que la distinction entre le formel et le matériel, entre la nature et la personne est difficile à faire, compte tenu de leurs contenus.

Image et Trinité

Si les approches traditionnelles de l’image de Dieu présentent des avantages, elles ont aussi l’inconvénient de ne pas relever assez le fait que l’humain se définit par rapport à Dieu dans une relation de communion.

En Dieu lui-même, nous trouvons déjà la notion de relation et de communion. Créée à l’image de Dieu, l’humanité existe en relation avec Dieu, le Dieu trinitaire. La Trinité divine est une expression d’une relation dans l’altérité. Etre à l’image de Dieu pourrait donc être conçu comme une dynamique personnelle puisque les êtres humains sont appelés à représenter Dieu dans la création. Cette représentation devrait être perçue aussi bien dans les relations humaines que dans la relation avec la réalité impersonnelle. L’image inclut donc une action écologique de préservation et de gestion de la création. L’anti-écologique se retourne contre l’homme qui dégrade son image par sa façon de se comporter.

La détérioration de l’image concerne ainsi le rapport qui existe entre la personne et Dieu, entre les personnes et aussi entre la personne et le monde. La restauration de l’image est accomplie par Christ qui est la véritable image de Dieu (Hébreux 1.3). L’homme redevient alors à l’image de Dieu vis-à-vis du Créateur, des autres et du monde.

Il existe, dans le message biblique, toute une dynamique de restauration, centrée sur Christ et animée par lui vis-à-vis de nous-mêmes, des autres et du monde. Le rétablissement de l’image est global, même s’il n’est pas encore total en ce monde, avant le retour de Christ et avant la nouvelle création. Une eschatologie chrétienne comporte un centre christologique et une réalité anthropologique marquée par l’espérance.

Ce qui est dégradé attend le renouveau

L’image humaine de Dieu existe donc en relation : ou dégradée par le péché ou en Christ ; dans les deux cas – à cause du péché et grâce à Christ –, elle se manifeste dans les relations avec toutes les créatures, humaines ou non. Dans le Nouveau Testament, l’image se rapporte, de façon primordiale, à l’humanité nouvelle en Christ. En elle, il y a des hommes et des femmes recréés par l’Esprit à l’image de l’Image, dans une dynamique de progrès et d’espérance. Les structures fondamentales de la création participent ainsi au renouveau des choses anciennes et annoncent le royaume à venir.

Paul Wells
doyen adjoint et professeur de théologie systématique
à la Faculté Jean Calvin, Aix-en-Provence

III. L’homme image et ressemblance de Dieu

Dieu créa l’homme à son image et à sa ressemblance (Genèse 1.26-28). Comment devons-nous comprendre cette vérité ?

1. Distance analogique entre Dieu et l’homme, son image et sa ressemblance

L’homme, étant image et ressemblance de Dieu, est donc distinct de Dieu. Il n’est pas Dieu ! Cela ferme la porte, de manière abrupte et définitive, à toute assimilation de l’homme à Dieu. Le culte de l’Homme, qui est la religion universelle de notre civilisation, est non seulement l’impiété absolue, mais une absurdité.

Image et ressemblance impliquent une distance, donc tout langage direct, univoque pour parler de Dieu est exclu. Il en est de même pour toute mystique de type fusionnelle et illuministe, elle aussi univoque, mais ici sur le plan de l’émotion et du sentiment.

Cependant, l’image et la ressemblance affirment que cette distance n’est pas absolue, ce qui exclut également tout langage équivoque, incapable de parler de Dieu. L’homme peut donc dire quelque chose sur Dieu, mais cela sera dans le langage de l’analogie, langage révélé qui est celui de l’image et de la ressemblance. Il en est de même pour notre expérience de Dieu ; elle n’est jamais fusionnelle.

C’est cette image et ressemblance de l’homme avec Dieu qui lui permet de communiquer (comme le font aussi les anges) avec Dieu, de recevoir ses révélations verbales et symboliques et d’avoir une relation personnelle avec lui, de le prier, de l’adorer, de le servir et même de le rejeter. Ceci n’est pas le cas pour les autres bonnes créatures de Dieu, bien qu’elles manifestent comme l’homme, dans leur être même, la gloire de leur Créateur.

Mais il nous faut dire davantage encore. L’image et la ressemblance impliquent une capacité de création chez l’homme qui, tout en demeurant celle d’une créature, est cependant, d’une certaine façon, analogue à celle de Dieu. Cette capacité lui permet de créer des familles et toutes sortes de communautés et de produire des œuvres d’invention et d’innovation, de construction, d’art et de technique propre à ce mandat qui lui a été confié par Dieu dès sa création. Cela doit se faire d’une manière qui est bénéfique aux créatures, dans le cadre de l’ordre des premiers principes de la création ainsi que dans une soumission aux limites qui sont imposées à l’homme par la loi divine. Tout cela rend manifeste le fait que l’homme, image et ressemblance de Dieu, est une créature véritablement merveilleuse (Psaume 139.14).

2. Création directe par Dieu de l’homme, son image et sa ressemblance

C’est ce Dieu tout autre (transcendant) et présent partout (immanent) qui créa lui-même directement, de manière spécifique et distincte, l’homme de la poussière du sol, lui insufflant le souffle de vie, faisant ainsi de lui un être vivant (Genèse 2.7). Cet acte créateur direct de l’homme par Dieu, à l’image et à la ressemblance divine, tel qu’en témoigne notre texte (et l’Ecriture tout entière), ferme la porte de manière décisive à toute idée que l’homme aurait pu être issu, de manière graduelle et progressive (ou de manière soudaine et abrupte), d’une forme inférieure de vie : être hominien imaginaire, grand singe, animal. Il en va de même pour l’idée étrange que l’homme, image et ressemblance de Dieu, puisse être le produit direct des lois de la nature, de la matière elle-même : cela, ou par un processus purement naturel, ou par une évolution prétendument dirigée par Dieu. L’affirmation de cet acte distinct et ponctuel de Dieu – accompli au commencement de la création – pour créer l’homme d’une nature stable, se reproduisant comme tous les êtres vivants selon son espèce, ferme aussi la porte, de manière décisive et définitive, à toute idée affirmant l’apparition de l’homme sur la terre comme conséquence d’un quelconque processus évolutif d’origine naturelle ou surnaturelle.

3. L’homme, image et ressemblance de Dieu, résume les ordres de la création

L’homme résume en lui-même tous les ordres de la création terrestre. En son être, il rassemble tout à la fois la matière, la vie végétale (par laquelle notre corps assimile la matière), la vie animale et la vie spirituelle. Il est donc un être à la fois matériel et spirituel, corps et âme, unité qui, sans les effets du premier péché, n’aurait jamais été dissoute. Seul, l’homme peut donc être – cela de manière complète – image et ressemblance de Dieu. C’est donc l’homme tout entier qui est image et ressemblance de Dieu. Cependant l’Ecriture affirme que, malgré les effets de la chute, la création elle-même, dans son ensemble et dans chacun de ses éléments, matériels, végétaux, animaux et spirituels, crie, chaque créature de la manière qui lui est propre : « Gloire, gloire, gloire à l’Eternel! »

4. L’homme tout entier, image et ressemblance de Dieu

Une telle constatation conduit à affirmer que l’image et la ressemblance de l’homme à Dieu ne réside pas uniquement dans son âme, dans sa raison, dans sa conscience, dans sa mémoire, dans ses sentiments, dans sa liberté d’action et, encore moins, dans son corps – chaque élément de son être étant pris à part – mais dans son être tout entier : corps et âme indissolublement unis en une personne corporelle et spirituelle vivante. C’est la réalité de cette union qui fonde à la fois la possibilité même de l’incarnation du Christ, et la nécessaire résurrection de notre corps au dernier jour. La Bible ne considère pas (comme le font les gnostiques) la nature matérielle et corporelle de l’homme comme étant, en elle-même, antispirituelle.

5. La Bible utilise les qualités de l’homme, image et ressemblance, pour parler de Dieu

Il en résulte la merveilleuse liberté que se donne la Bible d’utiliser tous les aspects de l’être de l’homme – image et ressemblance de Dieu – pour parler de son Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit, un seul Dieu. C’est ainsi que la Bible parle de la main de Dieu, de ses yeux, de ses oreilles, de son pied, de son doigt, de son cœur, de ses entrailles. Elle va même jusqu’à pousser l’analogie qu’implique l’image, employant le même terme hébreu – yada – pour parler, à la fois, et de la connaissance charnelle que les époux ont l’un de l’autre et de la connaissance que les hommes et les femmes ont de Dieu lui-même ! Plus encore, la Bible, tout en maintenant constamment la distance nécessaire entre le Créateur et les créatures, parle du caractère de Dieu en termes pleinement humains : de sa sagesse et de son amour, de sa justice et de son caractère paternel et filial, de sa douceur maternelle et de sa tendresse, de sa jalousie, de son dégoût, de sa colère et de sa fureur. Toutes les qualités de l’homme, tant physiques que morales et spirituelles, sont aptes à parler de manière analogique – et non de manière univoque et équivalente, vu la distance qui sépare le Créateur de ses créatures – du Dieu unique, Père, Fils et Saint-Esprit. La raison en est simple : l’homme tout entier est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.

6. L’homme être social, image et ressemblance analogique du Dieu Trinitaire

Nous venons de le dire, le Dieu unique que révèle la Bible est constitué de trois Personnes distinctes, toutes trois également divines : Père, Fils et Saint-Esprit, une seule essence, un seul Dieu. L’image et la ressemblance de Dieu en l’homme doivent donc, elles aussi, d’une certaine manière, refléter ce caractère trinitaire du seul vrai Dieu. C’est pour cette raison aussi a) que Dieu parle de lui-même au pluriel lorsqu’il crée l’homme : Faisons l’homme à notre image selon notre ressemblance ; et b) qu’il parle également de l’homme, créé par lui le sixième jour de la création, d’abord au singulier, puis au pluriel : Dieu créa l’homme à son image ; puis, un peu plus loin : homme et femme il les créa. La nature de Dieu étant communautaire (la Sainte Trinité), il en est pareil pour l’homme dont la famille elle-même tire son origine de la famille céleste (Ephésiens 3.15). Ce caractère un et multiple de la Sainte Trinité se reflète, en effet, dans toute la réalité créée par lui : toujours une et multiple. L’homme est donc créé, non pas atome individuel, mais doté d’une nature communautaire : homme et femme, parents et enfants ; famille resserrée et famille étendue ; clan, tribu, nation et humanité tout entière. Il en est de même pour l’homme régénéré qui ne peut être conçu hors de l’Eglise, séparé du corps de Jésus-Christ, en dehors de la communauté des croyants. L’idée d’un homme isolé, atome humain solitaire, détenteur de droits individuels inaliénables est donc une pure absurdité qui nie le caractère nécessairement social de l’homme, image et ressemblance du Dieu trinitaire. Tous ceux qui sont issus d’Adam, image et ressemblance de Dieu, sont, chacun pour son propre compte, cela dès sa conception jusqu’à sa mort, image et ressemblance du Dieu trinitaire.

7. Une image de Dieu immuable et une ressemblance dépendante de ce que l’homme adore

Enfin, la Bible nous enseigne que l’homme est fait tout à la fois à l’image et à la ressemblance de Dieu. Ces deux mots ne sont-ils qu’une répétition littéraire selon les normes stylistiques de la Bible ? Ou contiennent-ils l’expression de deux aspects, distincts en pensée mais unis dans leur réalité, de la nature humaine ?

L’image divine qu’est l’homme exprime sa nature d’être spécifiquement humain : ce qui est immuable en l’homme. Ainsi, même l’homme le plus déchu, le plus mentalement aliéné et le plus débile, le plus déformé physiquement, même l’homme criminel le plus pervers, le plus odieux, demeure toujours et immuablement homme : image de Dieu. La nature, l’essence humaine, son espèce, pour tout dire sa forme substantielle, demeure inchangeable. La loi de Dieu nous enseigne que, si le criminel doit certainement être puni, ce châtiment, juste et nécessaire, ne lui ôte aucunement sa dignité comme créature à l’image de Dieu. C’est la dignité terrestre suprême de cette image divine qu’est l’homme qui justifie, d’une part, l’application de la peine capitale sur ceux qui la détruisent en commettant un meurtre et, d’autre part, qui interdit toute forme d’homicide volontaire par avortement ou par euthanasie.

La ressemblance de l’homme à Dieu porte-t-elle également ce caractère immuable ? Sur ce point la Bible est d’une clarté toute particulière : l’homme moralement (et non ontologiquement) muable est à la ressemblance de celui (ou de la chose, de la créature, de l’idée) qu’il adore. Ainsi, au commencement, l’homme était sans péché, entièrement bon, créé dans une entière communion avec Dieu, étant sa parfaite image et ressemblance. Avec la chute, si l’homme perdu est maintenant spirituellement mort, séparé de Dieu et inéluctablement voué à la mort physique, cette déchéance spirituelle et morale ne change pas sa nature, l’image, mais transforme sa ressemblance originelle avec Dieu en dissemblance. Car, nous dit la Bible, lorsque les hommes en viennent à adorer les créatures, ils en viennent aussi, inévitablement, à ressembler aux idoles qu’ils adorent : animal de toute espèce, astres des cieux, objets fabriqués de la main des hommes ; aujourd’hui, cette merveilleuse créature qu’est l’homme se livre lui-même au néant, vide auquel nos contemporains se sont pour la plupart abandonnés, devenant ainsi, quant à leur ressemblance, des hommes creux, des hommes sans qualités, des hommes de néant. Paul nous explique, en Romains 1.21-23,  le chemin qui conduit à l’effacement de la ressemblance de l’homme à Dieu. Et le palmiste est plus explicite encore sur les effets d’une pareille idolâtrie sur la ressemblance de l’homme à Dieu en Psaume 115.4-8.

Il n’en va pas de même pour celui qui met sa confiance dans le Dieu vivant et vrai, en Jésus-Christ qui, dans son humanité assumée, est l’unique parfaite image de Dieu. S’il adore Dieu de tout son cœur, de toute sa pensée, de toute son âme et de toute sa force, il en viendra, justifié devant Dieu par l’œuvre du Christ à la croix et renouvelé dans son être même par l’action recréatrice du Saint-Esprit en lui (petit à petit et de plus en plus), par l’action en lui de la grâce souveraine et de la miséricorde du Dieu bienveillant et fidèle, à ressembler à cette image parfaite de Dieu. Jésus-Christ, en tant que second Adam, est et nous révèle en son humanité glorifiée ce qu’est l’image parfaite de Dieu en l’homme ; il nous appelle, par le renouvellement de notre personne, à ne plus porter l’image de l’homme terrestre mais celle de l’homme céleste en Jésus-Christ (1 Corinthiens 15.49 ; Romains 8.29). Car cette image parfaite de Dieu, Jésus-Christ lui-même, est communiquée à tous ceux qui mettent leur entière confiance en Dieu. Un miracle aussi inouï – notre participation de la nature divine (2 Pierre 1.4) – s’accomplit par l’imputation à l’homme perdu de la nature humaine de notre Dieu et Seigneur, Jésus-Christ, Dieu le Fils, égal au Père, engendré par lui de toute éternité et maintenant, les temps étant accomplis, conçu Fils de l’homme par l’action du Saint-Esprit dans le sein de la vierge Marie. C’est en ce sens que nous devons comprendre les paroles réconfortantes de l’apôtre Paul :

 

Nous tous, qui le visage dévoilé, reflétons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par le Seigneur, l’Esprit. (2 Corinthiens 3.18)


[1] Les deux premiers textes de ce dossier ont été présentés à la demande du journal Réforme pour représenter une position catholique romaine et protestante sur ce sujet. Ce dossier n’a pas vu le jour et La Revue réformée le publie, en ajoutant le texte de Jean-Marc Berthoud. Nous remercions le père E. Cothenet d’avoir accepté notre proposition de reprendre son texte dans nos pages.

[2] J. Calvin, Institution chrétienne, I, xv, 4, cf. II, ii, 17, Kerygma/Excelsis, 2009, 139.

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(1511-1571)
Un géant oublié de la réforme.

Apologétique, éthique et
économie selon la Bible

Jean-Marc BERTHOUD

 


 

Sommaire

 


 

Préface

Il est courant qu’un auteur contemporain parle de son siècle en mettant à profit une profonde connaissance des siècles précédents. Le livre qu’on va lire est quelque chose de plus rare : l’auteur, qui ne s’offusque pas d’être quelquefois appelé « plus calviniste que Calvin », nous parle de Pierre Viret comme un homme du XVIe siècle qui s’éclaire de la connaissance des siècles suivants, et singulièrement du XXIe où il se trouve égaré.

Ce petit livre a toutes les apparences d’une Introduction à Pierre Viret ; et c’est bien ce qu’il est par le nombre et l’étendue des textes transcrits. Mais il faut être averti : certaines pages ont le caractère d’un pamphlet très actuel ; par exemple, l’assimilation de la TVA avec la gabelle rappelle le procédé de Voltaire qui s’amusait à récrire quelques passages des évangiles en y remplaçant péagers par fermiers généraux. L’auteur, contemporain moral de Viret, prend à son égard des libertés qu’on se permet normalement entre contemporains. Nous sommes donc en présence d’une œuvre résolument personnelle, qui demande au lecteur un examen personnel ; et la première chose que devrait faire un lecteur curieux, c’est d’aller chercher dans l’œuvre même de Viret le contexte des fragments cités.

C’est aussi un ouvrage d’érudition ; il n’y a qu’un coup d’œil à jeter sur l’abondance des notes pour s’en convaincre. Ces notes auxquelles, dans une première lecture, on peut n’accorder qu’une attention superficielle, nous offrent un aperçu impressionnant des développements auxquels donne lieu l’étude de la vie et de l’œuvre du réformateur vaudois.

On est frappé du nombre des références anglaises ; il faut dire qu’une première version de notre livre a été publiée sous le titre de Pierre Viret. A Forgotten Giant of the Reformation, aux Editions Zurich Publishing, en Floride[1]. De son temps, Pierre Viret avait été traduit en anglais ; et aujourd’hui, c’est peut-être dans le monde anglo-saxon, et particulièrement en Amérique, que se dessine le plus nettement le mouvement qui tend à lui rendre sa juste place.

Daniel Bovet

Président de l’Association Pierre Viret


I. APERÇU DE LA VIE DE PIERRE VIRET[2]

Pierre Viret est né en 1511 à Orbe, ancienne cité romaine et burgonde située au pied du Jura, englobée aujourd’hui dans ce qui est le canton de Vaud. Son père était drapier et ses parents tous deux de pieux catholiques romains. Lorsqu’il eut terminé sa scolarité dispensée dans son bourg natal, ses parents l’envoyèrent, en 1527 à l’âge de 16 ans, poursuivre ses études à Paris et parfaire son éducation, ceci en vue de la prêtrise. A Paris, il suivit la discipline académique très stricte du Collège Montaigu, institution fréquentée par certains étudiants par la suite devenus célèbres : notamment Jean Calvin (1509-1564), le réformateur de Genève, et Ignace de Loyola (1491-1556), fondateur de l’ordre des jésuites. Pendant ses années parisiennes, Viret n’a pas seulement reçu une excellente formation intellectuelle et acquis les débuts de ce savoir encyclopédique qui caractérise tous ses écrits, mais il a également fait d’énormes progrès dans la connaissance des langues anciennes, ce qui fera de lui non seulement un latiniste de premier ordre, mais aussi un pasteur tout à fait à l’aise en hébreu et en grec. Cependant, ce qui fut pour lui d’une importance capitale, ceci dans le contexte de la discipline rigoureuse du Collège Montaigu éclairée par les feux qui consumaient les premiers martyrs français de la Réforme, est qu’alors Viret ouvrit les yeux sur les erreurs fatales de cette religion romaine dans laquelle il avait été élevé. C’est ainsi qu’il se rendit compte du besoin d’un Sauveur personnel, d’un Rédempteur capable de le délivrer de la condamnation qu’un Dieu saint prononce si justement sur le pécheur. Après un combat intérieur douloureux et difficile, il parvint à une foi salvatrice en son Sauveur, l’unique Médiateur entre Dieu et les hommes, le Seigneur Jésus-Christ, Dieu le Fils fait homme.

A cette époque, à travers tout le royaume de France et plus particulièrement à Paris, l’Evangile – la bonne nouvelle du salut par la seule grâce de Dieu donnée au pécheur repentant en Jésus-Christ, vérité nouvellement remise en lumière par Martin Luther – était prêché avec puissance, ceci dans un terrible climat de persécution pour tous ceux qui osaient remettre en question les doctrines erronées, figées en coutumes sociales par un ordre religieux et politique à tendance totalitaire. Voici comment Viret évoque les combats qui furent les siens avant de trouver la paix dans la vérité de l’Evangile, le pardon de ses péchés, découlant de la justice accomplie par le Fils de Dieu dans l’obéissance parfaite de son incarnation et dans sa mort et sa résurrection, pour nous pécheurs, sur la croix du calvaire :

Il est difficile à trouver [le salut] car il le faut chercher loin de toutes créatures, et toutefois par les créatures. Et pour ce, d’autant que la chose semble être plus difficile et que je vois plusieurs pauvres consciences fort troublées et presque désespérées, ne sachant de quel côté se tourner, d’autant est la chose plus digne de pitié et de compassion. Et pour tant [pour autant] que moi-même ai été assez longtemps malade en ce même lit et que j’ai expérimenté combien cette maladie est dangereuse et quelle douleur et tourment elle apporte à l’homme qui craint Dieu et qui a peur de l’offenser et de faillir, d’autant je suis plus ému d’aider et secourir à ceux qui sont encore détenus en icelle[3].

Il précise :

Combien que je ne sache pas beaucoup et n’aie guère vu, toutefois je ne peux nier que le Seigneur, qui par sa grâce et miséricorde m’a retiré de ces troubles et angoisses et des ténèbres à la connaissance de vérité, ne m’ait aussi fait expérimenter beaucoup de choses desquelles je puis servir à mes pauvres frères [catholiques romains]. Lesquels je ne puis mépriser sans leur faire injure et montrer que j’ai mis en oubli la condition en laquelle j’ai été et que je suis ingrat envers la bonté de Dieu, qui tantôt de ma jeunesse, étant encore aux écoles, m’a retiré de ce labyrinthe d’erreur avant que j’aie été plongé plus profond en cette Babylone de l’Antéchrist et reçu la marque de la Bête [dans l’Eglise de Rome]. Toutefois, nonobstant qu’il n’a pas plu à Dieu que ce caractère et signe ait été imprimé en mon front – auquel néanmoins je me préparais, cuidant [croyant] que ce fut la droite voie de salut, si le Seigneur n’eût eu pitié de moi, qui m’a appelé à une meilleure vocation – si [aussi] ne puis-je pas pourtant nier que je n’aie été assez profond en cette Babylone, aussi bien que les autres […] Parquoi [c’est pourquoi] depuis que le Seigneur m’en a mis hors, je ne puis encore oublier ceux qui y sont détenus[4].

C’est la persécution parisienne des « évangéliques » ou « luthériens », comme on les nommait alors, qui conduisit Viret à chercher son refuge dans le retour au pays natal, à Orbe au pied du Jura. Et c’est là aussi qu’il fut confronté par l’appel à sa vocation. En effet, au printemps de 1531, Guillaume Farel, tout à la fois intrépide prédicateur de l’Evangile et agent politique très efficace des autorités nouvellement réformées de la République de Berne, appela Viret avec force (comme il le fit quelques années plus tard pour Jean Calvin) à sortir de la tranquillité de son refuge urbigène pour s’engager dans la bataille pour la réforme de l’Eglise et la réimplantation dans sa patrie du Règne de Dieu. Viret n’écrivait-il pas plus tard, dans la Préface qu’il adressa en 1560 au Conseil de la ville de Payerne, ces paroles mémorables :

Il m’a semblé que j’étais encore obligé à vous davantage qu’à plusieurs autres […] à cause du pays et de la nation. […] Si je dois souhaiter que Dieu soit glorifié entre les hommes, où dois-je désirer qu’il le soit plus et plus tôt qu’au pays de ma naissance ? […] De qui dois-je avoir plus de soin sinon de ceux de mon pays même ? Je n’ai pas voulu laisser mon pays ni ma nation pour m’en aller ailleurs, sans lui avoir premièrement présenté les dons et les grâces qui m’ont été commises du Seigneur[5].

C’est donc à l’âge de 20 ans, en 1531, que Viret devint le pasteur d’une petite congrégation « évangélique » à Orbe. C’est là qu’il eut la grande joie de voir ses parents venir au salut sous l’effet de la prédication de l’Evangile par leur fils. Il est intéressant de remarquer que la théologie et la spiritualité de Pierre Viret étaient déjà solidement formées avant même que Jean Calvin ne paraisse sur la scène de la Réforme. Les années suivantes le virent assumer, en plus de son travail pastoral à Orbe, un ministère itinérant toujours plus important, à travers toute la Suisse romande. C’est ainsi qu’il en vint à prêcher l’Evangile dans la petite ville abbatiale de Payerne, à quelque quarante kilomètres au nord de Lausanne. Là, un moine en fureur s’opposant violemment à sa prédication le poursuivit, l’épée à la main, alors qu’il traversait un champ, et lui transperça le corps ! En 1534, Viret était à nouveau aux côtés de Farel, travaillant avec lui à l’implantation de l’Evangile dans la Cité de Genève. Là aussi, la haine meurtrière du fanatisme catholique romain se dressa sur son chemin. Cette fois, sous la forme d’une soupe empoisonnée par une servante soudoyée qui, si elle ne parvint pas à le tuer, laissa toutefois son estomac dans un piteux état pour le restant de ses jours[6].

Voici comment Viret parle de ces attaques meurtrières, d’abord lors de la Dispute de Lausanne en 1536 puis, plus tard en 1544, dans la Préface de ses Disputations chrétiennes :

Nous aimerions beaucoup mieux [il s’adressait à ses adversaires romains lors de la Dispute de Lausanne se tenant à l’intérieur de la Cathédrale] que vous parlassiez publiquement à nous et nous dissiez tout ce que vous voudriez, que dire mal de nous par derrière et ce que vous n’oseriez et ne pourriez maintenir, que de nous attendre sur les champs pour nous tuer, de quoi nous en portons le témoignage sur notre dos, ou de nous faire empoisonner comme l’avons expérimenté[7].

Quand à moi vous savez quel témoignage et quel enseignement de mon ministère je porte encore en mon corps et combien Dieu m’a assisté en ce grand danger de mort duquel il m’a retiré, du glaive de ceux qui pour lors étaient mes ennemis et puis, par la grâce de Dieu, sont devenus amis et domestiques en la maison de Dieu avec nous[8].

En 1536, le Canton de Vaud fut envahi par l’armée bernoise, cherchant à défendre la Cité de Genève contre les menaces des ducs de Savoie[9]. Cette invasion était d’abord animée par la politique constante de la République de Berne cherchant à renforcer ses positions stratégiques à l’ouest, face à la Savoie et à la France. Mais, entre les mains miséricordieuses de Dieu, ces ambitions temporelles eurent pour effet d’ouvrir la région lémanique tout entière à la prédication de l’Evangile. Peu après la fameuse Dispute de Lausanne qui eut lieu cette même année[10] – débat public au cours duquel Viret (avec Farel) intervint souvent avec autant d’énergie que de compétence – le jeune pasteur, âgé alors de 25 ans, devint après quelques péripéties, le principal ministre de l’Eglise du Pays de Vaud. Mis à part une courte période (1541-1542), pendant laquelle les autorités bernoises le prêtèrent à Genève où il seconda très efficacement Calvin lors de son retour d’exil, Viret fut pendant quelque vingt-trois ans (de 1536 à 1559) le ministre principal de l’Eglise réformée du Pays de Vaud. C’est au sein de cette Eglise qu’il exerça le ministère de la Parole de Dieu sous l’autorité souvent pesante du pouvoir politique et ecclésiastique de Leurs Excellences de Berne.

Pierre Viret a conçu très tôt une haute conception de l’autorité et de la dignité de l’Eglise et de ses ministres, ce qui l’amena à exiger, avec une douce mais inébranlable persistance, la liberté pour l’Eglise d’exercer la discipline ecclésiastique indépendamment des ambitions erastiennes démesurées des autorités bernoises[11]. Le gouvernement de Berne se considérait comme l’héritier de la domination indivise de la république romaine[12] et n’était en aucun cas prêt à tolérer une quelconque réelle indépendance spirituelle de la part de l’Eglise vaudoise. Dans ses écrits polémiques, Viret déclarera, à plusieurs reprises, que le pape en robe courte (l’Etat absolu bernois) était devenu un ennemi bien plus dangereux pour l’Eglise fidèle que ne l’avait jamais été le vieux pape de Rome avec sa robe longue. Il pressentait bien ici la montée de l’Etat tout-puissant moderne, véritable Providence sur terre. Le conflit entre Berne et les pasteurs vaudois était inévitable et tira en longueur, tant les autorités bernoises furent longtemps réticentes à se séparer du premier pasteur si estimé de la ville de Lausanne. Mais les pasteurs de l’Eglise vaudoise sous la direction patiente, ferme et inébranlable de Viret n’étaient pas d’humeur à céder aux exigences, à leurs yeux abusives, de Leurs Excellences de Berne. Voici comment les pasteurs de la Classe de Lausanne, présidée par Pierre Viret, écrivirent aux autorités bernoises le 22 juin 1558, exigeant l’institution d’une véritable discipline ecclésiastique sous l’autorité de l’assemblée des anciens :

Satan est entré aux troupeaux de deçà, et a tellement besogné qu’il y a déjà par trop grands discords entre les ministres touchant les fondements de la religion Chrétienne, c’est à savoir touchant le péché Originel, le franc arbitre, la prédestination, et la descente de Christ aux enfers, et autres points peut-être qui se trouveront de sorte que nonobstant tous mandements et défenses, les uns ne cessent de blâmer les autres, et détracter en grand scandale en bandant le peuple semblablement les Magistrats et officiers en sectes et partialités.

Après avoir précisé à quel point il était impossible de lutter contre de tels désordres sans l’exercice d’une sainte discipline dans l’Eglise, les pasteurs précisèrent leurs griefs :

Nous estimons cette correction être grandement nécessaire à l’Eglise, pour ce qu’elle a été ordonnée de Jésus Christ, Matthieu 18, et depuis pratiquée continuellement non seulement par les Apôtres, et du temps que les Princes étaient infidèles, comme nous voyons I Corinthiens 5 – II Corinthiens 10 – II Thessaloniciens 3 – I Timothée 1 et 6 – II Jean. Mais aussi beaucoup plus depuis sous les Princes Chrétiens, par toute l’ancienne Eglise sans aucune contradiction d’icelle.

Pour les pasteurs, cette discipline d’Eglise était une question sacrée. Il en allait de l’honneur de Dieu, car il était impie pour eux de donner les sacrements, des choses saintes, à ceux que la Bible appelait des « pourceaux » et des « chiens ». Le projet des pasteurs continuait :

Car de fait puisqu’il est défendu de bailler [donner] les choses saintes aux chiens et aux pourceaux, comment pourra être pratiqué cela, s’il n’y a une discipline pour les connaître et les séparer d’entre les enfants de Dieu. […] telle correction [ajoutaient-ils], n’appartient ni au Magistrat Civil, ni aux ministres de la parole, ni au peuple à part soi, ains [mais] à l’assemblée des anciens légitimement ordonnés par l’Eglise.

Ce projet de discipline ecclésiastique fut envoyé à Berne le 22 juin 1558. Le jour suivant, la Classe des pasteurs recevait une missive des autorités bernoises réitérant leur interdiction de prêcher sur la prédestination. Les pasteurs répondirent sur le vif, le 23 juin 1558, défendant hardiment la liberté de leur vocation divine :

[…] nous sommes envoyés pour prêcher la parole de Dieu, et non point les mandements des hommes […] Et pourtant [pour tous ces motifs], très redoutés Seigneurs, ayant à répondre à Dieu, de ce qui concerne notre ministère, nous vous déclarons de notre part de bonne heure, et devant [avant] que pouvoir être repris de rébellion, qu’il ne faut point que vous espérez que nous puissions approuver ni publier vos dits mandements touchant la prédestination […] aussi sommes-nous tous prêts d’endurer tout ce qu’il plaira à Dieu nous envoyer, plutôt que de consentir à chose quelconque en laquelle nous puissions connaître que la liberté chrétienne nous soit ôtée, ou aucunement diminuée […][13].

L’impasse entre les pasteurs vaudois et les autorités de Berne était complète. Le conflit atteignit son point culminant en février 1559 lorsque ces Messieurs de Berne, comme ils se faisaient appeler, exigèrent des pasteurs récalcitrants du canton de Vaud, soit qu’ils se soumettent totalement à leur autorité absolue, soit qu’ils donnent leur démission immédiate en acceptant pour peine l’exil. Pour Viret, qui avait écrit ces paroles si émouvantes que nous avons déjà citées : « Si je dois désirer que Dieu soit glorifié entre les hommes, où dois-je désirer qu’il le soit plus et plus tôt qu’au pays de ma naissance ? », ce choix fut déchirant. Mais Viret et la plupart de ses collègues aimaient le Royaume de Dieu davantage encore que la paix des hommes et leur patrie terrestre. Tous les professeurs de l’Académie et plus d’une trentaine de pasteurs ainsi que la plupart des étudiants choisirent la fidélité et l’exil, et ceci précisément à un moment providentiel de l’histoire de l’Eglise en nos régions, moment où Dieu ouvrait toutes grandes les portes à l’expansion de son Royaume dans le Royaume de France voisine[14].

Voici comment Viret s’exprime dans la Préface de son Instruction chrétienne de 1564, lettre adressée à l’Eglise de Nîmes, au sujet des divers exils qu’il dut subir par fidélité envers Dieu :

En quoi le Seigneur m’a encore mieux fait connaître par expérience que ce n’est pas aux ministres de choisir les lieux, ni d’aller ou courir là où bon leur semblera, mais là où il lui plaira les envoyer. Car c’est lui qui est le Seigneur de la moisson. Parquoi [en conséquence de quoi] c’est aussi à lui seul d’y envoyer les ouvriers tels qu’il lui plaît de les choisir et au temps qu’il a ordonné à cela. Car de ma part je ne faisais pas mon compte [je ne comptais pas] de jamais sortir du pays de ma nativité pour aller ailleurs prêcher l’Evangile, tant à cause de l’insuffisance que reconnais en moi que de la débilité [faiblesse] de mon corps, à laquelle j’ai déjà dès longtemps été sujet.

Mais le Seigneur auquel je sers en avait autrement disposé, comme il me l’a fait bien connaître depuis, par les moyens par lesquels il m’a comme arraché par les cheveux d’entre les peuples entre lesquels j’avais presque passé tout le principal du cours de ma vie, et d’entre les meilleurs et plus grands et plus anciens amis que j’eusse au monde, et notamment en la ville de Genève, laquelle je ne puis nommer qu’en grand honneur et révérence, et sans me ressentir toujours du fruit de la joie et consolation que j’ai dès longtemps reçu de cette Eglise . […]

Il termine :

Voilà le moyen par lequel le Seigneur m’a tiré de l’Eglise en laquelle j’avais bien occasion de m’aimer [de me plaire], comme s’il m’avait empoigné par la main pour me mener, comme tout tremblant de faiblesse et à demi mort, et me rendre jusqu’à vous, qui êtes les premiers du Languedoc entre lesquels j’ai fait résidence après mon départ de Genève. [Il se rendait dans le Midi pour s’y faire soigner.] Et à la vérité, depuis que je suis arrivé vers vous [c’est-à-dire à Nîmes], Dieu m’a encore mieux fait connaître par expérience, par beaucoup de moyens et de témoignages, que c’était lui qui m’avait conduit et adressé en mon voyage et qui m’avait là préparé mon logis. Car j’ai été reçu de vous comme un ange qui vous eût été envoyé de Dieu. […] Ce néanmoins vous ne l’avez pas fait pour rien que vous en vissiez digne en ma personne. Car il semblait, à me voir, que je n’étais qu’une anatomie sèche [un squelette] couverte de peau, qui avait là porté mes os pour y être enseveli, de sorte que ceux-là mêmes qui n’étaient pas de notre religion, ains [mais] y étaient fort contraires, avaient pitié de me voir jusques à dire : « Qu’est venu faire ce pauvre homme en ce pays ? N’y est-il venu que pour y mourir ? » Et même j’ai entendu que, quand je montai la première fois en chaire, plusieurs, me voyant, craignaient que je ne défaillisse en icelle avant que je puisse parachever mon sermon[15].

Entre 1559 et 1561, Viret exerça un ministère fort apprécié à Genève, aux côtés de son grand ami Calvin[16], mais sa santé fragile le força à rechercher le climat plus doux du sud de la France. L’état de sa santé s’étant amélioré, il put reprendre son ministère et fut l’instrument d’un remarquable renouveau spirituel, tout d’abord à Nîmes et à Montpellier, puis dans la deuxième ville du Royaume, à Lyon, où il exerça un ministère hautement béni pendant les premières années des guerres civiles. Il présida plusieurs Synodes nationaux qui rassemblaient les Eglises réformées de France[17]. Il termina sa vie, une vie très mouvementée et fructueuse, en tant que Pasteur principal et Surintendant académique de l’Eglise réformée du Royaume de Navarre[18]. Voici comment son biographe, Henri Vuilleumier, évoque la fin de son ministère :

Le seul souvenir qui s’en soit conservé, c’est que l’existence tranquille et studieuse qu’il menait dans cette terre hospitalière [du Béarn] fut violemment troublée pendant l’été de 1569.

Il y eut cette année-là dans la basse Navarre une révolte des catholiques, fomentée par la cour de France. Une armée française envahit le pays, s’empara de la capitale [Pau] et d’autres places importantes, répandit partout la terreur en massacrant les hérétiques et leurs prédicants. Jeanne d’Albret s’était retirée à La Rochelle, une des places fortes des huguenots de France. L’académie [que venait de fonder Viret] fut chassée d’Orthez. Viret et quelques autres ministres furent arrêtés et gardés comme otages au château de Pau. Au bout de peu de mois, cependant, un des chefs les plus redoutables des huguenots [Montmorency] vint reconquérir le pays au nom de la reine. Les ministres captifs furent rendus à la liberté. Et ce fut Viret qui se vit appelé à occuper la chaire lorsque, à la fin d’août, fut célébré dans le temple de Pau un service solennel d’actions de grâces. Il avait pris pour texte le Psaume 124, qui se termine par cette strophe :

Notre âme s’est échappée comme l’oiseau du filet des oiseleurs ;
Le filet s’est rompu, et nous nous sommes échappés.
Notre secours est dans le nom de l’Eternel,
Qui a fait les cieux et la terre.

A partir de ce moment le réformateur disparaît pour nous de la scène de l’histoire[19].

Il mourut dans le Béarn en mars ou en avril de 1571 à l’âge de 60 ans. Nous ne savons rien de sa fin, ni du lieu de sa sépulture. La Reine de Navarre, Jeanne d’Albret, écrivit ces paroles émouvantes au sujet de sa mort :

Entre les grandes pertes que j’ai faites, durant et depuis les dernières Guerres, je mets au premier lieu la perte de Monsieur Viret que Dieu a retiré à soi[20].

Et le grand ami de Viret, le Magistrat bernois N. Zurkinden, exprimait en ces termes à Théodore de Bèze sa vive douleur en apprenant la nouvelle de son départ de cette vallée de larmes :

J’ai appris, à n’en pouvoir plus douter, la mort, dirai-je, ou le glorieux passage à l’immortalité de ce pieux Viret, que j’aimais de toutes les tendresses de mon âme et j’ai pleuré, non sur ce frère affranchi désormais des misères d’ici-bas, mais sur l’Eglise privée d’un tel serviteur. Je m’affligerais sans mesure, si je ne savais qu’il vit là-haut, dans la société des esprits bienheureux, où j’espère bientôt rejoindre l’exilé d’autrefois recueilli dans la patrie éternelle. Je conserve [précieusement] les lettres où il me parle de sa proscription. La mort le protège maintenant contre toute injure et ses restes sont trop éloignés pour que la fureur des hommes aille jamais les profaner, aux pieds des Pyrénées[21].


II. La place de Pierre Viret dans la Réforme[22]

Pierre Viret, l’ami intime de Jean Calvin, de Guillaume Farel et de Théodore de Bèze[23], celui qu’on a appelé l’ange de la Réforme, n’était en aucun cas le personnage mineur ou insignifiant que la plupart des histoires de cette époque pourraient nous laisser croire. Tout d’abord, c’est lui qui a fondé en 1537 à Lausanne – avec l’aide des autorités bernoises – la première Académie réformée, où il consacra une partie importante de son temps à l’enseignement de la théologie aux étudiants qui y affluaient de tous les coins de l’Europe[24]. Cette Académie lausannoise (et non celle de Genève, comme on le croit souvent à tort, institution qui ne fut fondée qu’en 1559) a été le modèle de toutes les futures Académies réformées. Au moment de l’expulsion de Viret, de nombreux étudiants y étaient inscrits[25]. Le directeur principal en fut, dans les années cinquante du XVIe siècle, et ceci durant plusieurs années, le célèbre érudit, spécialiste du grec et poète Théodore de Bèze[26]. Parmi les étudiants fréquentant l’Académie, on y relève les noms de personnages aussi célèbres que les auteurs du Catéchisme de Heidelberg, Ursinus et Olevianus, ainsi que celui du réformateur belge Guy de Brès, auquel nous devons la Confession des Pays-Bas. Ces textes symboliques sont encore en usage dans de nombreuses Eglises réformées. La présence d’étudiants de cette trempe à Lausanne témoigne de la qualité de l’enseignement qui y était dispensé. En 1559, tous les membres du personnel de l’Académie donnèrent leur démission et constituèrent la base de départ du corps enseignant de l’Académie de Genève qui venait alors d’être fondée par Jean Calvin et Théodore de Bèze. Ce dernier était parti plus tôt de Lausanne, suite à sa démission à l’amiable en septembre 1558.

Mais Pierre Viret, ce chrétien si doux et si aimable, animé d’une profonde ardeur spirituelle, fut aussi l’un des plus grands prédicateurs de la Réforme. De Calvin, Théodore de Bèze a écrit : « Nul n’a enseigné avec plus d’autorité », de Farel : « Nul n’a tonné plus fort que lui », mais de Viret, il a dit : « Nul n’a plus de charme quand il parle[27] ». Verheiden écrivait de lui :

Il avait une parole si douce qu’il tenait son auditoire continuellement éveillé et attentif. Son style avait tant de force et une harmonie si caressante à l’oreille et à l’esprit, que les moins religieux parmi ses auditeurs, les plus impatients pour d’autres, l’écoutaient sans peine et avec complaisance. On eut dit, à les voir comme suspendus à ses lèvres, qu’ils auraient voulu le discours plus long[28].

Melchior Adam a fait la remarque suivante sur sa façon de prêcher :

A Lyon prêchant en plein air, il amena à la foi en Jésus-Christ des milliers d’hommes. Par la force de son éloquence divine, il arrêtait ceux qui passaient par là sans dessein de l’entendre et les contraignait à l’écouter jusqu’au bout[29].

Mais ce n’est pas tout ; en plus de son immense talent de prédicateur, Viret fut aussi un grand et prolifique écrivain. Il composa plus de quarante ouvrages, certains avoisinant les mille pages[30]. Un certain nombre de ses livres ont été traduits en langue anglaise au XVIe siècle[31]. D’autres en hollandais, en allemand et en italien. Bien que peu de ses ouvrages aient été réédités par la suite, ils ont eu cependant une influence marquante sur la pensée réformée, en tout cas jusqu’à l’époque du dernier grand dogmaticien véritablement réformé de l’école de Genève, Bénédict Pictet, dans les premières années du XVIIIe siècle[32]. Viret a écrit un petit nombre de traités en latin, mais ses ouvrages furent pour la plupart rédigés en français, dans une langue familière et compréhensible, souvent sous la forme populaire de dialogues entre des personnages clairement différenciés et sympathiques, de façon à atteindre un public n’ayant reçu qu’une éducation scolaire très réduite[33]. Mais si le style est agréable, la matière est profonde, la connaissance de la Bible sans faille et l’érudition immense. Tout y est d’une sûreté remarquable. Sa théologie porte la marque d’une solidité, d’une précision et d’un équilibre rare. La façon dont sont construits ses dialogues – affirmation, objections, réfutations – et la synthèse doctrinale claire, toujours biblique, bien équilibrée et énoncée avec autorité, rappellent, sous une forme populaire mais débarrassée de tout jargon philosophique, la méthode scolastique de la discussion formelle apprise aux pieds de son maître de philosophie et de théologie du Collège Montaigu, le nominaliste écossais Jean Mair (John Major).

Dans sa Préface à l’édition de 1544 des Disputations chrétiennes, Jean Calvin décrit le style des premiers ouvrages de Viret et sa façon de traiter de la théologie. Il évoque d’abord les deux dangers qui guettent celui qui veut user de facéties[34] pour faire connaître la vérité :

Car un homme qui veut user de facéties, se doit donner garde de deux vices. L’un est, qu’il n’y ait rien de contraint, ou tiré de trop loin ; comme il y en a aucuns [certains], qui ont des froides risées, lesquelles il semble avis qu’on leur ait arraché du gosier par force. L’autre est, de ne point décliner à une jaserie [babil] dissolue, laquelle en Latin se nomme Scurrilité, en notre langage, Plaisanterie. Ainsi de tenir le moyen, c’est, de savoir bien à propos, et avec grâce, et par mesure parler joyeusement, pour recréer [divertir] tellement qu’il n’y ait rien d’inepte, ou jeté à la volée, ou débordé, ce n’est pas une vertu commune ou vulgaire [populaire].

Calvin en vient ensuite au livre de son ami :

Je dis ceci à propos des dialogues présents ; desquels on peut tellement recueillir instruction bonne et solide, que cependant on aura occasion de rire. Car la matière en soi est joyeuse ; et est déduite [amenée] avec telle grâce, qu’il ne se peut faire qu’on ne prenne grand plaisir à la lecture. Notre frère et compagnon en l’œuvre du Seigneur Jésus, Pierre Viret, qui en est l’auteur, a de nature la vertu [le don] que j’ai dit être requise en un homme qui s’en veut mêler [qui voudrait s’en occuper].

Puis Calvin cherche à cerner le dessein de l’auteur et les moyens dont il use pour l’atteindre :

Il est bien vrai, que comme en toutes autres choses, il s’est appliqué à meilleure étude et d’autre importance [poids] ; aussi en ces dialogues sa principale intention n’est pas de délecter et réjouir les oreilles. Et de fait, ce serait un labeur trop maigre, et une peine mal employée à un homme de tel esprit et savoir. D’avantage [de plus], outre les dons qu’il a de Dieu, il est appelé à une vocation plus haute. Mais d’autant que le sujet qu’il a entrepris de traiter, portait qu’il enseignât comme en s’ébattant et par forme de risée [moquerie], il a prétendu [aspirer] à la doctrine, comme à son droit but, mêlant cependant avec icelle [celle-ci] les facéties, comme un accessoire.

Il exprime alors son appréciation du talent et de la personne de l’artiste :

Voire [vraiment] en sorte que ce livre est témoin suffisant, qu’il a une dextérité singulière à ce faire, autant qu’il s’y veut mettre ; c’est-à-dire, autant qu’il convient, et que métier [besoin] est. Je sais que c’est une chose dangereuse et qu’on ne doit pas faire à la volée [à la légère], que d’approuver un livre. Mais je ne crains pas d’avoir aucun [quelque] reproche entre gens de bon esprit et sain jugement, d’avoir recommandé la lecture de ce livre, comme un livre auquel le temps sera bien employé. Je n’aurais que faire d’en rendre témoignage, ni d’en parler entre [parmi] ceux qui connaîtraient l’homme. Car cette seule connaissance suffirait, pour les assurer qu’ils ne pourraient faillir [se tromper] de s’y mettre. Mais pour ce qu’il pourrait être, qu’aucuns [certains] par faute d’avertissement, ne tiendraient compte [prendre en considération] d’éprouver que c’est, j’ai bien voulu testifier [témoigner] en partie ce qui en est, pour donner courage à ceux qui s’en voudront fier à moi [me faire confiance], et les inciter à voir, jusques à ce qu’ils en puissent juger d’eux-mêmes. […] Combien qu’il n’est jà métier [nécessaire] de déduire [raconter] au long tout le profit qui s’en pourra recueillir, et le plaisir qu’on y prendra. Seulement je puis certifier, que tous ceux qui auront la patience de continuer la lecture, ne se repentiront point de s’être si bien adressés.

Calvin explique que si, pour parler directement et simplement des mystères de Dieu,

[…] en montrant la simple et pure vérité, selon qu’elle nous est révélée de Dieu par sa sainte parole […] il est certain qu’incontinent [aussitôt] que nous avons ouvert la bouche pour parler de Dieu, nulle facétie ne doit entrer en nos propos ; mais devons en tout ce que nous disons, démontrer quelle révérence nous portons à sa Majesté, ne prononçant un seul mot qu’en crainte et humilité.

Il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de mettre en lumière les superstitions ridicules inventées par les hommes sous le nom de christianisme :

Mais en déchiffrant les superstitions [pensées fausses et chimériques] et folies dont le pauvre monde a été embrouillé par ci-devant [jusqu’ici], il ne se peut faire qu’en parlant de matières si ridicules on ne s’en rie à pleine bouche. Bien est vrai, qu’il y a bien aussi occasion de pleurer et gémir ; d’autant que ce n’est pas jeu, que la gloire de Dieu ait été ainsi obscurcie, et sa vérité éternelle, laquelle nous doit être en singulière recommandation, ait été ainsi abolie par mensonges infinis ; que tant de pauvres âmes aient été menées de Satan en ruine et damnation. Mais l’un n’empêche pas l’autre, qu’en ayant tristesse telle que nous devons, de réduire en mémoire [se rappeler] comme Dieu a été ainsi blasphémé, ayant aussi pitié et compassion de la calamité où le monde a été si long temps, et est encore à présent ; néanmoins en racontant des rêveries si sottes, et des badinages tant ineptes, nous usions de moqueries telles qu’ils les méritent.

Calvin conclut en montrant combien son ami et compagnon Pierre Viret se place ici dans la compagnie des prophètes bibliques :

Quand nous ferions ainsi, ce sera à l’exemple des Prophètes ; lesquels en traitant la simple vérité de Dieu, parlent avec une majesté, qui doit faire trembler tout le monde ; mais en blâmant les rêveries des idolâtres, ne font nulle difficulté d’user de risées, pour montrer combien elles sont ridicules. Combien que c’est [bien que ce soit] autre chose des Prophètes, que de nous. Car d’autant que nous ne parlons pas au Nom de Dieu comme eux, afin que tout ce que nous prononçons soit reçu comme révélation venant du ciel ; il nous est bien licite d’user d’un style plus bas.

Puis il termine par un avertissement au sujet des disciples d’Epicure et de Lucien, les matérialistes et les athées de son temps, si universellement omniprésents aujourd’hui :

Mais j’ai allégué [avancé] cette comparaison seulement, pour montrer que ce n’est pas donner occasion aux Lucianiques et Epicuriens et autres contempteurs de Dieu, de vilipender la religion Chrétienne, ou l’avoir en mépris, quand on se moque des corruptions d’icelle[35].

Le critique littéraire protestant A. Sayous écrivait au XIXe siècle au sujet de Pierre Viret écrivain :

Viret, non plus que les autres réformateurs, n’est artiste ; il a son but tout à fait en dehors de la littérature et ne vise qu’à la force et à la clarté [Quel art ne faut-il pas pour atteindre de telles vertus d’écriture !] pour gagner ou conserver à sa foi, par l’enseignement, des disciples et des défenseurs. La véhémence et le sarcasme sont ses plus ordinaires beautés et lui tiennent lieu des grâces tranquilles du bien dire. Celles-là appartiennent aux écrivains qui composent de loisir, et elles auraient médiocrement servi le réformateur et l’apôtre[36].

Sayous ajoute, constatant les négligences de style de l’écrivain,

A côté des négligences et des défauts nécessaires d’une composition hâtive et comme improvisée, on ne saurait méconnaître dans les œuvres de Viret la touche d’un écrivain habile et original. Souvent son allure est sans grâce et sans fermeté, le tissu de sa phrase est lâche et distendu, comme sa pensée est développée et allongée à l’excès. Calvin trouvait sa façon d’écrire trop prolixe. Lui-même en convient : « Je suis orateur assez lourd », dit-il quelque part. Et il ajoute : « Je ne parle pas le langage attique, ni fort orné, ni rhétorique, ains [mais] m’advient souvent que je retombe en mon patois. » […] Professeur populaire, Viret devait s’accommoder aux habitudes de ses auditeurs, et il en avertit lui-même les lecteurs qui pourraient s’étonner de son rude langage. « Connaissant la portée du pays auquel je suis, j’ai quelquefois usé expressément d’aucuns [certains] mots qui ne seraient pas reçus de ceux qui s’étudient à la pureté de la langue française ; mais je fais cela pour condescendre à la rudesse et capacité des plus ignorants, qui entendent mieux ces mots, pris de leur langage, que des autres plus exquis[37]. »

Sayous poursuit son analyse, sympathique mais marquée par l’esthétisme du goût de son époque, sur le travail de notre écrivain :

Voilà assurément des éléments fâcheux de mauvaise diction ; néanmoins Viret les surmonte assez souvent et avec assez de bonheur, surtout dans ses œuvres satyriques, pour qu’on doive compter notre auteur parmi les meilleurs écrivains protestants de son époque ; digne élève de Calvin, pour la contexture logique de la phrase, il est parfaitement clair, on en suit aisément son idée à travers les développements, même les plus excessifs de la période. […] Dans ses dialogues comiques, Viret découpe plus vivement le discours, et il atteint quelquefois au relief vigoureux de Montaigne. Sa pensée est toujours d’une grande netteté. […] Sous le rapport de l’exposition logique des idées, Viret est au moins l’égal des maîtres qu’il a précédés ; car Amyot et Montaigne ne sont pas ses aînés par leurs œuvres. […][38]

Et Sayous de conclure :

Comme écrivain, Viret réalise toutes les conditions de sa mission particulière, et la preuve, c’est que ses livres, recherchés et lus avec une grande avidité, surtout en France, ont été si populaires, qu’aujourd’hui on ne les retrouve plus. Fatigués et usés par les empressements de la foule, ils ont succombé faute de repos, tandis que cent autres auteurs du même temps reposent encore aujourd’hui intacts et presque frais dans leurs parchemins rarement ouverts.

Pierre Viret est donc, sans contredit, une des plus intéressantes figures de la Réformation ; missionnaire, pasteur, écrivain, il a honoré le calvinisme autant qu’il l’a servi[39].

Pierre Viret était indubitablement (avec Martin Luther) l’un des meilleurs vulgarisateurs de la foi chrétienne au XVIe siècle. Mais son souci profond de répondre aux besoins spirituels des gens du peuple ne l’amena jamais (comme cela se passe malheureusement trop souvent de nos jours) à rabaisser le niveau de son enseignement théologique. Il est impossible, dans le cadre de cette courte étude, de faire vraiment justice aux remarquables accomplissements de ce chrétien extraordinaire. Si son bon ami, Jean Calvin, était le dogmaticien par excellence et le prince des exégètes, nous devons par contre considérer Pierre Viret comme le meilleur éthicien et l’apologète le plus pénétrant du XVIe siècle. Sa monumentale Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile et en la vraie philosophie et théologie, tant naturelle que supernaturelle des chrétiens[40] est sans aucun doute son œuvre théologique la plus importante. Elle soutient aisément la comparaison, dans son propre domaine, avec l’Institution de Calvin. Pierre Courthial (1914-2009), doyen émérite de la Faculté théologique réformée d’Aix-en-Provence et sans conteste l’une des plus éminentes figures de la théologie réformée contemporaine, compare l’Institution de Calvin et l’Instruction chrétienne de Viret à la Théologie systématique de Rousas John Rushdoony en ces termes :

La Théologie systématique de R. J. Rushdoony, qui compte XIX chapitres, s’inscrit moins dans la ligne (disons : académique) des dogmatiques réformées classiques (du XVIIe au XXe siècle) que dans celle de l’Institution chrétienne de Jean Calvin ou de l’Instruction chrétienne de Pierre Viret (au XVIe siècle). Autrement dit, elle prend à bras-le-corps, dans un langage accessible aux hommes contemporains, les questions telles qu’elles se posent ou sont posées maintenant, aussi bien lorsqu’il s’agit de la création et de la Providence (ch. III), de la sainte Trinité divine (ch. IV, V et VI), de l’Alliance (ch. VII), du péché (ch. VIII), du salut (ch. IX, X et XI), de l’Eglise (ch. XII), de l’eschatologie (ch. XIII), de la prière (ch. XIX), ou lorsqu’il s’agit de la Terre (ch. XV), du Travail (ch. XVI), du Temps (ch. XVII) et de l’Autorité (ch. XVIII).

L’ouvrage magistral de R.J. Rushdoony vise en effet – répétons-le – à la Reformation, à la Reconstruction chrétienne, non seulement dans l’Eglise, mais en tous domaines, à laquelle le Seigneur de l’Alliance appelle tous les siens aujourd’hui : d’où, l’approche actuelle, concrète et temporelle de cette théologie, quel que soit le « point » dont elle traite. Car la vraie, la bonne théologie, pour R.J. Rushdoony comme pour les meilleurs théologiens réformés contemporains, n’est rien d’autre et rien de moins que l’application actuelle de la Parole de Dieu aux hommes de ce temps ; certes en nous laissant aider, guider par nos frères et nos Pères en la Foi, et en tenant compte, avec attention, de l’histoire progressive de l’Eglise et de la théologie pour autant qu’elles ont été fidèles à la Sainte Ecriture – Parole de Dieu. La Théologie systématique de R.J. Rushdoony, comme l’Institution chrétienne de Calvin, se réfère, pour y trouver le meilleur, aux Pères de l’Eglise ancienne, aux grands Docteurs du Moyen Age et aux Réformateurs, comme aux Réformateurs fidèles (il y en a eu et il y en a encore) des temps dits modernes[41].

Il en était de même, au XVIe siècle, pour les réformateurs Jean Calvin et Pierre Viret, pour leurs confrères Heinrich Bullinger et Théodore de Bèze, ainsi que pour Martin Bucer, Pietro Martire Vermigli et Girolamo Zanchi, pour n’évoquer ici que les plus éminents. Tous ces docteurs réformés partageaient l’ampleur catholique de la vision de la foi chrétienne qu’évoque ici Pierre Courthial en parlant de Rousas J. Rushdoony, de Pierre Viret et de Jean Calvin.


III. Pierre Viret, éthicien

Les premières 248 pages du premier volume de l’Instruction chrétienne de Viret (grand in folio, petits caractères) comprennent divers exposés de la foi et une longue série de réflexions sur l’importance des Conciles de l’Eglise ainsi que sur les dangers qu’ils ont pu parfois représenter pour l’intégrité de la Foi chrétienne. La manière agréablement simple et directe d’enseigner de Viret montre clairement que son œuvre a été écrite à une époque antérieure aux complications épistémologiques amenées par les philosophies subjectives du rationalisme cartésien et de l’idéalisme kantien si répandu ultérieurement[42].

Les pages 249 à 674 de l’Instruction chrétienne constituent un traité complet consacré à l’application détaillée des Dix Commandements à chacun des divers aspects de la réalité humaine. C’est le meilleur exposé de la Loi de Dieu qu’il m’ait été donné de lire ; et le seul ouvrage qui, à ma connaissance, puisse soutenir la comparaison avec le chef-d’œuvre de Rousas J. Rushdoony, Institutes of Biblical Law[43]. Dans l’Instruction chrétienne de Viret, nous trouvons une application détaillée de toute la Parole normative de Dieu (tota Scriptura) aux problèmes pratiques de la vie chrétienne de tous les jours, ceci pour chaque aspect de la vie personnelle et sociale. Une telle exposition est accompagnée, d’une façon remarquable, par un sens de l’équilibre théologique et par une compréhension de la relation délicate entre la dogmatique et l’éthique, tout en maintenant constamment à l’esprit le but de favoriser la proclamation de l’Evangile, de faire avancer le Royaume de Dieu et de ramener tout honneur et toute gloire au Seigneur Jésus-Christ. Dans sa Préface, Viret expose d’emblée son objectif central avec la plus grande clarté :

Pource [pour cette raison] que j’ai proposé de déclarer [expliquer] la Loi de Dieu, qui doit être tenue pour la règle de toutes les autres, par lesquelles les hommes doivent être conduits et gouvernés, je ferai avant qu’entrer en l’exposition d’icelle, quelques discours des grandes difficultés qui se sont trouvées de tout temps à bien gouverner les hommes, et [à] les contenir dedans les limites de raison, de droiture et de justice, et des causes semblablement de ces difficultés[44].

Et un peu plus loin il précise :

Or combien que ceux-ci [les législateurs païens de l’Antiquité] n’aient pas failli [ne se sont pas trompés] en ce qu’ils ont jugé que toute la science, la prudence et la sagesse qui était aux hommes, devait être rapportée à Dieu, comme don d’icelui ; et qu’il était requis pour rendre les hommes obéissants aux lois, que Dieu en fut estimé l’Auteur et le Législateur[45].

Il entreprend ensuite de définir plus précisément cet objectif, montrant à quel point il était nécessaire que Dieu révèle aux hommes le contenu de cette loi, comme la création elle-même, d’origine céleste :

Pour cette cause, il a voulu bailler [donner] loi lui-même qui servit de règle à tous les hommes de la terre, pour régler l’esprit, l’entendement, la volonté et les affections, tant de ceux qui doivent gouverner les autres, que de ceux qui doivent être gouvernés par iceux. Et a fait ceci, à fin que tous ensemble se reconnussent un seul Dieu pour leur souverain Prince et Seigneur, et qu’eux se reconnussent ses serviteurs et ministres ; lesquels il faudra une fois tous venir à compte devant le trône de la majesté d’icelui.

Puis vient cette affirmation centrale à toute l’éthique chrétienne de Pierre Viret :

Or il a compris [renfermé] en cette Loi toute la doctrine morale, nécessaire aux hommes pour bien vivre. Ce qu’il a fait trop mieux [bien mieux], sans comparaison, que tous les philosophes en tous leurs livres, tant des éthiques, que des politiques et économiques[46], et que tous les législateurs qui ont jamais été, et qui sont et seront, en toutes leurs lois et ordonnances ; en sorte que tous ensemble n’ont jamais rien mis de bon en avant, qui ne soit compris en icelle ; et qui ne soit mauvais, s’il n’y est compris.

Et il ajoute,

Donc, soit que nous veuillions bien être instruits, pour nous savoir conduire en gouverner nous-mêmes en nos personnes propres en notre particulier, selon droit, raison et justice, ou au gouvernement de nos maisons et familles, ou au gouvernement du bien public ; cette Loi nous pourra servir de vraie éthique, économique et politique chrétiennes, si elle est bien entendue ; et ceci trop mieux que celles d’Aristote, Platon, Xénophon, Cicéron, et des autres semblables ; qui ont grandement travaillé à former les mœurs des hommes, tant pour le gouvernement particulier d’un chacun, que pour le domestique et public[47].

Et Viret conclut sa Préface avec ces mots :

Car il ne nous faut point espérer que jamais Roi, Prince, ni peuple puissent avoir prospérité qui dure, sinon en tant que Dieu régnera en tous et sur tous, et qu’ils seront gouvernés par lui[48] ; comme il appert [paraît] clairement par les promesses et menaces qu’il a ajoutées à sa Loi. Car comme lui seul peut nous donner Loi parfaite, selon laquelle il nous convient gouverner ; il peut semblablement bailler [donner] les Princes, les Magistrats, et les Pasteurs et ministres idoines [aptes], pour la mettre en exécution ; et les peut former comme instruments propres à son service, et bailler vertu [donner force] à leurs offices et ministères, pour ranger à son obéissance ceux qu’ils auront en charge. Car comme il baille sa Loi pour nous donner à connaître ce qui nous défaut [manque], et de quoi nous avons besoin, il baille aussi par Jésus-Christ son Fils, le saint Esprit, qui renouvelle les cœurs, et baille les dons et grâces nécessaires pour l’accomplir[49].

Une telle vision de l’autorité souveraine et de la sagesse suprême de la Loi de Dieu a poussé Pierre Viret à examiner les devoirs particuliers des hommes à l’intérieur des limites de leurs vocations spécifiques. C’est à cette tâche déontologique particulière qu’il s’est attaché dans son traité magistral intitulé Métamorphose chrétienne, faite par dialogues[50]. Voici les titres des chapitres de la section intitulée L’homme :

  1. L’homme naturel.
  2. L’homme difformé [déformé].
  3. La transformation des âmes.
  4. Le vrai Homme, ou, l’homme transformé.

La seconde partie a pour sujet L’Ecole des Bêtes et se compose des sections :

  1. Les Economiques, ou, le bon ménage.
  2. Les Politiques, ou la République.
  3. L’art militaire.
  4. Les Arts.
  5. Les Ethiques, ou les Morales.
  6. La Religion.
  7. Les Langages.
  8. La Prophétie ou la Théologie[51].

Imaginez l’intérêt qu’a pu susciter un tel ouvrage à l’époque !

Enfin, parmi ses nombreux écrits apologétiques (dont bon nombre sont consacrés à la polémique dirigée contre les erreurs de l’Eglise romaine), nous nous devons de commenter son examen satirique de la politique de l’époque vue sous l’éclairage de la loi de Dieu, et le développement de ce que nous devons appeler la théologie de l’histoire, un ouvrage double intitulé Le monde à l’empire et Le monde démoniacle[52]. Une paraphrase possible de ce titre, avec son jeu de mots sur « empire » – « empire » : du substantif, royaume et « empire » : du verbe, empirer – serait : La corruption des empires du monde et le monde démonisé. Cet ouvrage est un puissant témoignage à l’extraordinaire vision prophétique accordée à ceux qui, comme Viret, se préoccupent de voir et de comprendre chaque aspect de la réalité à la lumière de la Parole-Loi de Dieu. Ces trois ouvrages comportent une vaste synthèse théologique sur l’histoire de la société et de l’Eglise. La Métamorphose chrétienne représente le passage du paganisme au christianisme. Le monde à l’empire celui du déclin du christianisme et sa corruption « mondaine » en l’impérialisme pontifical de l’Eglise de Rome. Le monde démoniacle décrit la vision – d’une lucidité rare – qu’avait Viret de l’avenir des Eglises issues de la Réforme : leur transformation en habitacles de démons. Viret voyait venir la Modernité, c’est-à-dire un monde d’où Dieu était exclu.

Sur la pensée politique de Viret, l’étude pionnière de Robert D. Linder nous présente une analyse d’une grande valeur de cet aspect de sa pensée[53]. Il décrit d’abord ce que représentait pour Viret la loi divine, la Parole de Dieu, constituée en règle normative, tant dans le domaine individuel que pour la vie politique et ecclésiastique ainsi que, bien sûr, pour celui de la théologie. Linder définit la pensée de Viret en ces termes :

Les Ecritures contenaient aussi des déclarations concernant l’Etat, et dans la mesure où elles se rapportaient au gouvernement séculier, elles représentaient la volonté de Dieu pour cette institution. Donc, l’Etat séculier était vu par Viret comme étant une création de facto, venant directement de Dieu lui-même mais gouvernée en harmonie avec les règles et les préceptes contenus dans les Ecritures Saintes[54].

Et Linder d’ajouter :

Les plans de Dieu pour les hommes comprenaient une existence paisible et rangée, et l’Etat était le moyen par lequel ce genre de vie pouvait être assuré. Les dirigeants de l’Etat séculier devaient légiférer en harmonie avec la Bible et remplir le rôle qui leur était assigné tel qu’il était représenté dans les Ecritures. Viret devait amener les autorités civiles à reconnaître que toute justice et toute loi émanaient de la souveraine volonté de Dieu, et que les magistrats étaient les distributeurs de la justice provenant de la loi de Dieu. Si elles n’obéissaient pas à cette vocation, ces autorités séculières étaient considérées comme de « méchants tyrans » et étaient passibles du jugement du Dieu Tout-puissant[55].

Car, aux yeux de Viret, écrit Linder :

L’Etat séculier était une création immédiate de Dieu et c’est pour cela que Dieu lui-même lui avait directement délégué une certaine autorité. Cependant, selon Viret, les Saintes Ecritures non seulement décrivaient et confirmaient l’autorité temporelle, mais elles en définissaient la nature et en limitaient également les droits[56].

C’était son sentiment, que toute loi affectant la morale publique et touchant aux valeurs spirituelles devrait tirer sa source directement de la loi morale de Dieu. Cependant, il pensait également que ces lois absolues et éternelles divines devaient être adaptées à l’époque où vivaient les gens et au tempérament national du pays où les lois devaient être appliquées[57].

Linder continue :

Viret a montré que les lois civiles peuvent être autant bonnes que mauvaises. Il croyait que les hommes détenaient une certaine liberté dans le choix des codes légaux qui devaient régir leur vie. Cependant, il pensait que dans un Etat véritablement chrétien « les bonnes lois » reposeraient toujours sur les Dix Commandements de Dieu tels qu’on les trouve dans l’Ecriture Sainte. Selon lui, à moins que les lois humaines ne soient constituées sur le fondement de la loi morale de Dieu, les hommes ne pouvaient s’attendre à ce qu’elles soient justes et équitables. Ainsi, toutes « bonnes lois » viennent de Dieu Lui-même, car elles sont tirées de la Parole de Dieu qui est Son testament écrit pour l’humanité. […]

Viret mettait surtout l’accent sur le gouvernement soumis à la loi civile, et particulièrement la loi civile tirée, de la manière la plus précise possible, selon le contexte politique, de la loi morale de Dieu[58].

Et Linder ajoute :

La notion de Viret selon laquelle le prince était soumis à la loi est extrêmement intéressante et très différente de la théorie absolutiste qui plaçait le roi au-dessus de la loi, théorie dont Jean Bodin se fit l’avocat dans son De Republica rédigé à la fin du seizième siècle. Le concept du dirigeant séculier toujours nécessairement soumis à la Loi était l’un des thèmes récurrents dans la pensée politique médiévale de l’Europe occidentale et n’était d’aucune manière une idée nouvelle[59].

Viret exprime sa pensée politique ainsi :

Car les Princes et les Magistrats doivent être sujets aux lois, et modérer leur gouvernement selon icelles [celles-ci]. Car ils sont, non pas maîtres des lois, mais Ministres d’icelles, comme ils sont Ministres de Dieu, duquel toutes bonnes lois procèdent. Et pourtant [pour cette raison] les Magistrats sont à bon droit tenus pour lois vives et parlantes, quand ils sont tels qu’ils doivent être ; comme aussi les lois sont comme Magistrats muets, lesquels parlent par les vrais Magistrats[60].

Et Linder de commenter :

Viret insiste sur le fait que le vrai chrétien doit, en toute circonstance, soumettre le Code Justinien et toute la Loi Romaine à l’autorité de la Parole de Dieu[61]

Les schémas de la pensée de Viret l’ont amené à préconiser ce qu’on appellerait aujourd’hui « la législation de la morale ». Par exemple, il était pour l’adoption de statuts civils contre l’adultère, le blasphème et l’idolâtrie, et il était partisan de la réglementation de certaines activités économiques le dimanche. De plus, il établissait un lien entre la vraie chrétienté et le maintien et l’application de lois telles que celles contrôlant la corruption et l’achat de charges publiques, de lois contre l’usure, contre l’exploitation des pauvres par les riches, et de lois fixant des limites aux prix et à l’achat de terrains[62].

L’on voit bien de tout cela que la profonde amitié de Viret pour Jean Calvin (son aîné de deux ans seulement) ne l’empêchait absolument pas d’exprimer à l’occasion des vues théologiques divergentes, tout en continuant, bien sûr, de partager avec lui les mêmes convictions réformées quant aux points de doctrine fondamentaux. La Réforme nous montre là, de manière frappante, que l’unité doctrinale de base n’exclut pas une certaine diversité théologique. C’est le conformisme mécanique d’une époque largement efféminée[63] qui ne parvient pas à supporter les désaccords dans l’Eglise sur des questions secondaires. Ainsi la position de Viret sur la question de l’application dans le détail de la loi mosaïque – tant « la loi morale » (les Dix commandements), que « la loi judiciaire » (l’application casuiste du Décalogue par la Torah) – à la situation actuelle de la société était, dans une certaine mesure, différente de celle de Calvin. Voici comment Linder définit cette différence :

Viret, contrairement à Calvin, était prêt à étendre ouvertement l’autorité de la Bible sur l’Etat[64].

Il faut sur ce point noter en passant l’influence de l’enseignement de Thomas d’Aquin[65] (sans doute à travers les écrits de Philippe Melanchthon, collaborateur de Luther) sur la théologie politique et légale de Jean Calvin. Il est clair que la triple distinction réformée classique entre la loi morale, la loi judiciaire et la loi cérémonielle a, pour le meilleur et pour le pire, une origine scolastique. Si la distinction entre la loi morale et la loi judiciaire d’un côté, et la loi cérémonielle de l’autre, est clairement attestée dans le Nouveau Testament et a été acceptée universellement à travers l’histoire de l’Eglise, la distinction (et même trop souvent l’opposition) entre une loi morale (une éthique individualiste ?) et une loi judiciaire (une éthique sociale ?) ne se trouve ni dans la Bible[66], ni dans les écrits d’Augustin, ni dans l’enseignement des Pères de l’Eglise, ni, surtout, dans la réalité de la vie inévitablement communautaire des hommes ! Cela se comprend fort bien car une telle opposition est contraire à l’unité de la nature humaine, car l’homme est, en même temps et de façon indissoluble, un être individuel et un être social.

Sur ce point, la position de Viret, sans être explicitement théonomique (ce terme n’existait pas à l’époque), était parfois plus profondément et systématiquement biblique que celle de son ami Calvin. En particulier, il avait un sens plus ferme de l’ordre de nature (l’ordre créationnel) que son ami et collègue genevois. Disons-le en passant, le terme « théonomique » veut simplement dire : l’autorité de la loi (nomos) de Dieu (Theos)[67]. Aucun chrétien ne saurait s’opposer à l’autorité de la Loi de Dieu. La manière dont cette expression est comprise peut varier grandement. Pour notre part, nous prenons au sérieux toute l’Ecriture Sainte (tota Scriptura) et lisons le Décalogue à la lumière non seulement de l’ordre créationnel immuable et de l’enseignement casuistique de la Torah, mais aussi à travers les enseignements de la Sagesse et des Prophètes et, surtout, à travers l’enseignement de Jésus-Christ et des écrits apostoliques. Voyez, parmi bien d’autres textes : Psaume 119.1-176 ; Matthieu 5.17-20 et 21-48 ; 2 Timothée 3.14-17 ; Hébreux 4.12-13 et 5.11-6.3.

Calvin, dans son application de la Loi de Dieu au corps politique, s’est montré parfois assez ambigu ; il a d’une part souvent hésité, en particulier dans son Institution, entre l’affirmation de l’existence d’un ordre créationnel, d’une loi naturelle[68], d’une loi des nations, inspirée toutefois, il faut le dire, en partie par des principes bibliques mais, d’autre part, il cherchait aussi à s’appuyer sur des sources – le droit romain, le Code Justinien, etc., – indépendantes de la Bible. Il faut ajouter que Calvin, dans ses commentaires et ses sermons, a défendu la notion d’une relation plus étroite et précise entre les lois morales, judiciaires et politiques de la Torah et leur application normative aux lois pénales et civiles des nations[69]. Mais il faut relativiser ce débat, car l’accord entre Calvin et Viret sur la plupart de ces questions était bien plus profond que ne l’étaient leurs différences, certes significatives, mais somme toute assez modestes.

Il est révélateur ici de comparer l’exégèse de Viret et celle de Calvin sur certains textes bibliques précis. Dans ses Sermons sur le Deutéronome[70] par exemple, nous constatons que Calvin, sans ignorer les implications pratiques détaillées de la Loi mosaïque, n’accorde souvent pas autant d’importance à leur signification immédiate et à leur application aux problèmes politiques, économiques et sociaux de son temps que ne le fait Viret. Prenons quelques instants pour examiner ces attitudes différentes. Le contraste ressort bien lorsqu’on analyse les commentaires des deux hommes sur certains passages bibliques, tel celui-ci :

  • Tu n’auras pas dans ton sac deux sortes de poids, un gros et un petit.
  • Tu n’auras pas dans ta maison deux sortes d’épha, un grand et un petit.
  • Tu auras un poids exact et juste, tu auras un épha exact et juste, afin que tes jours se prolongent dans le territoire que l’Eternel, ton Dieu, te donne. Car quiconque agit ainsi, quiconque commet une fraude, est en horreur à l’Eternel, ton Dieu. (Deutéronome 25.13-16)

Voyons d’abord les commentaires de Calvin sur ce passage dans son ouvrage : Sermons sur le Deutéronome.

Il y a deux choses esquelles [parmi lesquelles] nous offensons nos prochains surtout. Car les uns adonnés à fraudes et malices, pour tromper et circonvenir ; et les autres y procèdent par outrages et injures. Or quant est [pour ce qui est] de malice cachée, la pire qu’on puisse choisir, c’est quand les poids sont falsifiés et les mesures ; car [la monnaie] c’est un moyen pour faire trafiquer [commercer] les hommes entr’eux sans débat et sans noise [sans discussions ni torts]. Si nous n’avions argent pour pouvoir acheter, quelle confusion y aurait-il ? Or les marchandises se distribuent aussi par poids et par mesure souvent. Ainsi donc quand il y aura fausseté ou en l’argent, ou au poids, ou en la mesure, voilà le lien de communication rompu entre les hommes ; qu’il faudra qu’ils soient comme chiens et chats, qu’il n’y ait plus de moyen de les approcher. Et ainsi il ne se faut point ébahir [s’étonner] si notre Seigneur met pour une grande détestation, que les poids et les mesures soient falsifiés, s’il montre que cela est le pire larcin et le plus détestable qu’on puisse faire. Quand un larron propose en son cœur de faire quelque butin, il s’adresse à un homme ; il est vrai que de l’un il ira à l’autre. Mais encore nous savons qu’un larron ne se peut pas tellement déborder [étendre], qu’il pille tout le monde ensemble. Or celui qui a faux poids et fausse mesure, il n’a point égard à qui il veut dérober ; mais il fait tort à tous en général ; et c’est pour pervertir l’ordre commun, tellement qu’il n’y aura plus quasi d’humanité. Que seront les lois ? que fera la justice, quand il n’y aura plus de droiture et de loyauté en ce qui doit aider les hommes à se maintenir en leur état ? Nous avons donc ici une loi bien nécessaire quand il est parlé des poids et des mesures[71].

Calvin entreprend ensuite d’appliquer cette loi à ce qu’il appelle la doctrine générale. Il entend par là l’application du principe d’intégrité qui se trouve derrière cette loi spécifique à divers aspects de la vie chrétienne. Il parle de loyauté dans les transactions commerciales ; de prix justes et équitables, de compassion pour les pauvres, de l’hypocrisie qu’il y a à prétendre être un chrétien tout en négligeant ses devoirs pratiques envers son prochain ; de la corruption innée chez l’homme, et de la nécessité d’être loyal et intègre dans les relations humaines.

Mais craignons ce qui nous est ici remontré [enseigné], et qu’un chacun chemine loyaument [de manière loyale] avec ses prochains ; que ceux qui trafiquent en marchandise, avisent d’avoir juste balance, juste mesure, d’avoir aussi marchandise loyale, et de ne rien falsifier en façon que ce soit ; et que d’un côté et d’autre on use de telle fidélité qu’on connaisse qu’il y a une loi qui domine en nos cœurs ; encore que nous n’eussions point les menaces et les punitions qui sont ordonnées, qu’il nous suffise que Dieu nous a déclaré sa volonté. Que cela donc vaille, et ait vigueur envers nous, afin de nous conduire et ranger [soumettre]. Et au reste, quand il est dit : Que tous ceux qui en font ainsi, sont abomination à Dieu, c’est afin que les hommes ne se trompent point en sophisterie ni subtilité, comme nous cherchons toujours des échappatoires ; ceux qui veulent circonvenir leurs prochains par astuce, auront toujours quelque couleur pour farder leur cas[72].

Et il conclut ses remarques sur ce passage par ces mots :

Et ainsi, qu’on ne s’abuse plus en toutes les excuses frivoles, desquelles beaucoup tâchent de se couvrir ; mais plutôt qu’ils sachent : Voici notre Dieu qui parle, nous aurons beau déguiser les matières, car il ne souffrira point d’être moqué, c’est à lui que nous avons à répondre ; et ainsi cheminons en telle sorte que notre cœur nous rende bon témoignage, que nous puissions protester [confesser], non point seulement de bouche, mais là dedans, que nous avons fidèlement conversé avec nos prochains ; qu’il n’y ait nulle malice en nous, et que nous n’avons point cherché notre profit au dommage d’autrui. Voilà (dis-je) ce que nous avons à retenir de ce passage[73].

Pierre Viret a une approche, par certains côtés, assez différente. Il ne consacre pas moins de cinquante-cinq grandes pages folio en petits caractères de l’édition originale que nous avons utilisée pour élaborer un exposé détaillé du huitième commandement[74]. Sur le passage que nous étudions, son commentaire occupe six grandes pages (581 à 586). Au lieu de tirer des leçons de morale générale à partir de la loi spécifique, comme Calvin tend à le faire, Viret se donne une peine immense à étudier en détail cette loi biblique l’appliquant à toutes sortes de transactions commerciales. Ce que Viret développe ici est une véritable casuistique légale (dans le sens tout à fait positif de ce mot), une véritable déontologie professionnelle, se rapportant aux applications spécifiques des diverses lois bibliques. Il le fait de telle manière – bien que ses remarques soient soigneusement adaptées aux conditions de son époque et à la culture de son temps – qu’elles n’en demeurent pas moins presque directement applicables aux réalités du monde contemporain. Ses commentaires ne constituent d’aucune façon une distorsion anachronique de la signification du statut particulier de la loi mosaïque en question.

Examinons, tout d’abord, la façon dont il subdivise son texte et les titres qu’il donne à ces divisions :

  • Des larcins commis en la quantité, et aux poids et mesures des choses vendues ou délivrées ; et combien cette manière de larcin est jugée détestable ès [par les] saintes Ecritures.
  • De l’invention et de l’usage de la monnaie, et des faux-monnayeurs ; et de la grandeur de ce crime, et du larcin commis par tel moyen.
  • Des larrons et faussaires de la Parole de Dieu, et des larcins qu’ils font des hommes et de leurs biens par ce moyen.
  • De ceux qui rognent les monnaies, et qui usent de celles qu’ils savent n’être pas de mise légitime ; et principalement ceux qui ont charge des deniers publics.
  • Des corruptions par les dons ; et des marchands qui vendent, et achètent justice et les pauvres.
  • Des larcins commis ès venditions [ventes] de victuailles ; et des dangers qui sont ès corruptions d’icelles [celles-ci].
  • Du regard [l’attention] que les Magistrats doivent avoir sur les vivres, et du grand mépris des serments faits pour raison d’iceux.
  • De la faute qui est ès Magistrats et officiers en cet endroit, par laquelle ils se rendent coupables des larcins et méchancetés qui se commettent en ces choses.
  • Du danger qui est ès médecins et apothicaires [pharmaciens], en telles matières ; et de la loi que Dieu a donnée des poids et mesures ; et des menaces d’icelui contre ceux qui les falsifient[75].

Au sujet de la falsification des poids et des mesures, Viret écrit dans sa manière dialoguée habituelle :

Timothée : Parlons maintenant de la quantité.

Daniel : Le larcin [le vol] se fait en icelle, quand les mesures et les poids sont faux. Car combien que [bien que] la substance et la matière y est telle qu’elle doit, et de telle qualité qui y est requise ; toutefois elle est diminuée. Parquoi [à cause de quoi] il n’y en a pas tant qu’il y en doit avoir. Dont il s’ensuit que ce qui s’en faut [y manque], est dérobé à celui qui reçoit la chose. Cette espèce de larcin est fort condamnée, et par plusieurs fois ès saintes Ecritures.

Timothée : Elle est aussi fort fréquente et commune, pource [pour ce fait] qu’il est plus aisé de dérober les hommes par ce moyen, qu’au changement de la substance et des matières, ou en la corruption d’icelles ; en tant qu’il est plus facile de s’apercevoir de la faute qui peut être en tel changement, et cette corruption, que de celle qui est ès poids et mesures. Car quand nous achetons ou vendons, il nous faut fier pour la plupart aux poids et mesures des marchands, auxquels nous avons affaire. Car nous n’en pouvons pas toujours porter avec nous.

Daniel : D’autant est l’iniquité plus grande de ceux qui les falsifient, en tant qu’ils trompent plus méchamment ceux qui se fient à eux. En quoi ils sont comme larrons et brigands publics. […] Et si cette fausseté déplaît grandement à Dieu, il y a bien encore pis quand on diminue les poids et les mesures, et qu’on augmente les prix, comme le Seigneur s’en plaint par son prophète Amos[76].

Viret cite ici Amos 8.4-6 et les textes classiques de l’Ancien Testament applicables, encore aujourd’hui, à cette question : Deutéronome 25.13-16 ; Lévitique 19.35-36 ; Proverbes 11.1 ; 20.10.

Viret applique, de manière très appropriée, ce statut de falsificateurs des poids et des mesures aux faux-monnayeurs, car dans les temps anciens, l’inégalité du poids des pièces de monnaie en rendait la pesée nécessaire si l’on voulait pouvoir en déterminer la valeur exacte. Ecoutons le dialogue suivant d’une actualité incomparable entre Timothée et Daniel :

Timothée : Quelle sorte de gens te semblent faillir [commettre une faute] le plus en ces choses, et être les plus nuisibles par icelles ?

Daniel : Le nombre en est si grand, que je suis fort empêché [j’ai bien de la peine] à répondre à ta demande. Ce néanmoins je t’en baillerai [donnerai] quelques espèces et exemples. Premièrement, les faux-monnayeurs sont fort dangereux et dommageables. Car la monnaie et la manière de monnayer l’or, l’argent et les autres métaux, a été trouvée des hommes, pour trafiquer [commercer] plus facilement ensemble, et pour avoir moyen plus aisé de communiquer les uns avec les autres, les biens que Dieu leur a donnés. Car le train des marchandises [les échanges d’affaires] n’est autre chose, sinon un échange fait entre les hommes, par lequel les uns communiquent aux autres ce qu’ils ont d’une chacune part, prenant une chose pour récompense d’une autre, selon la valeur de laquelle les choses sont changées. Or pour autant qu’il est fort malaisé de porter loin les choses desquelles on pourrait faire échange, la monnaie se met au lieu [à la place] d’icelles, selon le prix qu’elle vaut ; laquelle est beaucoup plus aisée à porter, et plus propre à tout trafic et marchandise, qu’autre chose quelconque.

Parquoi [raison pour laquelle], puisque Dieu a donné aux hommes ce moyen, pour se soulager plus aisément les uns les autres, ceux qui le pervertissent, et confondent cet ordre, font une grande plaie au bien public, et à toute la société humaine. Dont [ce pour quoi] ils sont dignes de griève punition ; et ce d’autant plus, qu’ils mettent plus grande confusion entre les hommes. Car ils ne peuvent vivre sans trafiquer [commercer] les uns avec les autres. Partant [par conséquent] celui qui leur ôte ce moyen, est comme un brigand public, pour couper la gorge à toute la communauté des hommes ; car il ôte par le moyen qu’il tient, la foi [bonne foi] et la loyauté, sans laquelle la société humaine ne peut être entretenue ni conservée. Car la foi et la loyauté étant ôtée, il n’y a plus rien de certain. Et par ainsi les hommes sont en un grand trouble et en un désordre nonpareil[77].

De nos jours, la fabrication de fausse monnaie est devenue la spécialité des banques centrales qui pillent sans vergogne la communauté par leur création d’argent comme sorti du chapeau d’un magicien, car une telle création ex nihilo de moyens d’échanges, émissions de crédit qui ne reposent sur rien, mènera inévitablement à l’inflation. Cette monnaie virtuelle, ces papiers, ces chèques ou cet argent électronique, ne sont – depuis les accords de Bretton Woods de 1944 et, plus encore, depuis le détachement par le président américain Richard Nixon en 1973 du dollar (la monnaie d’échange mondiale) de tout rapport avec l’or – plus du tout cautionnés par des réserves monétaires en dur et sont donc, en fin de compte, totalement irrachetables. Le résultat d’une telle création monétaire parfaitement arbitraire est, bien sûr, l’expansion incontrôlée de toutes sortes de dettes – publiques et privées – la destruction de la productivité de la société par la concentration d’un tel capital dans les transactions de spéculation, ceci aux dépens des investissements industriels et commerciaux producteurs de véritables richesses. On développe ainsi le cycle moderne de prospérité-faillite (boom/bust), d’inflation et de restriction monétaire ainsi que l’expansion à grande échelle d’une spéculation totalement improductive, comme autant de moyens de gouvernement tyranniques, occultes et irresponsables[78].

Pierre Viret aurait eu beaucoup à redire du point de vue biblique sur la situation monétaire qui est la nôtre actuellement[79]. Il était tout à fait conscient de l’existence de problèmes similaires à son époque. C’est d’une plume acérée qu’il décrit le crime de l’Etat, la contrefaçon des moyens d’échange, dans le pétillant dialogue que voici :

Timothée : Il me semble qu’on pourrait adjoindre [ajouter] à bon droit, aux faux-monnayeurs, tous ceux qui rognent les monnaies, et diminuent le poids d’icelles, et qui les emploient les sachant être fausses et de mauvais poids, et non pas par ignorance, comme il advient souventes fois. Car combien qu’ils [quoi qu’ils] usent d’autre manière de faire que ceux qu’on appelle « Faux-monnayeurs », toutefois puisque leur fait tend presque à telle fin [le même but] que celui des autres, tout revient à un en substance [dans le fond] ; nonobstant que [bien que] les moyens soit aucunement [en quelque façon] divers.

Daniel : Tu touches un point duquel ceux qui ont le maniement des deniers publics, sont souventes fois fort entachés entre [souillés avec] les autres. Quand ils les reçoivent, ils n’ont garde de se mécompter [tromper], et de recevoir à leur su, monnaie et autre chose non légitime, et qui ne soit de bonne mise ; mais quand ce vient à débourser, et payer les salaires de ceux qui ont servi et à l’Eglise et au bien public, ou à distribuer quelque chose aux pauvres, Dieu sait en quelle loyauté et fidélité ils besognent.

Timothée : J’en ai connu qui eussent (comme je pense) fait grande conscience [eut scrupuleusement soin] de jamais faire un paiement entier à ceux qui avaient à faire à eux, et principalement aux pauvres, sans leur dérober toujours quelque portion, ou du salaire qui leur était dû, ou de l’aumône qui leur était ordonnée ; et ceci par monnaie ou du tout [entièrement] fausse, ou de mauvais poids, et de mauvaise mise ; et si [aussi] ne faut pas encore que les pauvres gens s’en plaignent, nonobstant [malgré le fait] qu’on les dérobe et pille manifestement.

Daniel : Ceux-ci ne sont pas seulement larrons, et faux-monnayeurs, mais voleurs et brigands publics, pire que ceux qui détroussent les hommes par les bois. Car que leur pourraient-ils pis faire, s’ils ne leur ôtaient la vie ?

Timothée : Si est-ce toutefois qu’ils ne reçoivent pas ce qui leur est dû de ceux qui leur en font paiement, sans le bien compter, peser, et éprouver, ni en la sorte qu’ils le baillent [donnent] aux autres, qui n’ont pas la hardiesse de résister à leur tyrannie et rapacité.

Daniel : Tiens-toi pour assuré de cela[80].

Mais Viret n’hésite pas à appliquer ce commandement très pratique aux questions spirituelles également. Laissez-moi vous citer un dernier passage de ses dialogues sur le Huitième Commandement :

Timothée : Si ceux-ci [les faux-monnayeurs] sont dangereux, et punis si grièvement [sévèrement], que pourrons-nous dire de ceux qui falsifient la Parole de Dieu, qui est la vraie marque et la vraie monnaie spirituelle de son peuple, pour la conservation de l’Eglise et pour la vie spirituelle ?

Daniel : Il est facile à en juger. Jérémie appelle « Larrons de la Parole de Dieu », les faux prophètes, pource [pour cette raison] qu’ils la dérobent au peuple d’icelui, la falsifiant comme faussaires, et lui proposant leurs songes et inventions au lieu [à la place] d’icelle. Partant [par conséquent] il dit en la personne du Seigneur : « Pour cette cause, voici, j’en veux aux prophètes, dit le Seigneur, qui dérobent mes paroles un chacun de son prochain. Voici j’en ai contre les prophètes, qui adoucissent leurs langues, et disent : « Il dit. » Voici j’en veux à ceux qui prophétisent faux songes, et les récitent, et font errer mon peuple par leurs mensonges, et par leurs barbouilleries [gribouillages, saletés] ; là où je ne les avais pas mandés [fait connaître], et ne leur avait point commandé ; lesquels n’ont en rien profité à ce peuple-ci, dit le Seigneur. » (Jérémie 23 : 30-32) Nous pouvons appeler ceux-ci à bon droit non seulement larrons en toutes sortes, mais aussi meurtriers d’âmes. Car pour le premier, ils sont larrons d’hommes, en tant qu’ils attirent et dérobent leur cœur par leur fausse doctrine, et les dérobent à Dieu par ce moyen et meurtrissent aussi leurs âmes, en tant qu’ils font cause qu’ils sont privés de la vie éternelle, et qu’ils leur dérobent l’héritage éternel, et aussi leurs biens temporels qui sont la principale cause de ce qu’ils font.

Timothée : Il y a toutefois beaucoup de tels larrons et faussaires sur la terre.

Daniel : Pour le moins tout le royaume de l’Antéchrist romain en est bien fourni, en sorte qu’il n’a nuls autres prophètes que tels larrons et faussaires, qui ont totalement renversé et falsifié la doctrine du Seigneur, et perverti les Sacrements ordonnés par icelui.

Timothée : Je te le confesse. Mais plut à Dieu qu’il n’y eût point aussi entre ceux-mêmes qui se glorifient de la pureté de l’Evangile. Car il ne suffit pas de le proposer [déclarer], sans y mêler fausse doctrine ; mais il est aussi requis de le proposer entièrement, sans en rien cacher pour crainte des hommes, et pour leur complaire.

Daniel : Il serait bien à désirer qu’il n’en fût du tout point ; mais n’entrons plus avant en ce propos pour le présent, ains [mais] poursuivons notre matière recommencée[81].

Que dirait Pierre Viret aujourd’hui s’il pouvait contempler les dévastations produites dans l’Eglise de Dieu par l’esprit des Lumières, dans sa triple progéniture « chrétienne » : du faux témoignage du modernisme catholique romain, de la critique protestante libérale de la Bible et de l’illuminisme piétiste non doctrinal qui prévaut dans bien des milieux évangéliques !

Nous avons vu que Calvin passe souvent rapidement de considérations pratiques éthiques et sociales découlant directement du texte biblique à des considérations qui sont, à ses yeux, de nature plus essentielle : les implications morales, doctrinales et spirituelles de la Parole de Dieu. La comparaison des excellents commentaires des Réformateurs tels Calvin et Bullinger[82] à ceux de Viret fait ressortir très clairement la qualité et la grande précision de la pensée éthique de ce dernier.

Pierre Viret, sans minimiser l’aspect doctrinal et moral du texte biblique, accorde une beaucoup plus grande attention que Calvin et Bullinger au sens littéral immédiat des lois spécifiques et à leur application particulière et détaillée aux problèmes économiques, sociaux et politiques ainsi qu’à la culture de son temps. Ceci pourrait expliquer partiellement la fascination qu’exerçaient ses prédications sur ceux-là mêmes qui étaient étrangers à la foi, et la puissance et l’efficacité de sa proclamation de l’Evangile. Mais, malgré ces orientations différentes et complémentaires, nous ne trouvons pas la moindre trace de tensions personnelles ni théologiques dans l’amitié unissant ces deux grands chefs chrétiens, Viret et Calvin, en leur vocation commune de faire avancer le Royaume de Dieu. En ceci, ils ont beaucoup à nous apprendre, à nous chrétiens de ce temps de confusion, qui avons trop souvent tendance à nous laisser troubler par l’esprit sectaire qui caractérisait si funestement l’Eglise de Corinthe. Nous lirons avec profit le témoignage de Calvin sur cette question, dans la dédicace de son commentaire de l’épître à Tite, lettre qu’il adressa le 29 novembre 1549 à ses bons amis Pierre Viret et Guillaume Farel :

Mais pour retourner à vous, d’autant qu’en comparaison de vous la condition de ma charge ressemble à celle que saint Paul avait commise à Tite ; il m’a semblé que cette convenance me conviait à vous choisir sur tous autres, pour vous dédier ce mien labeur. Cependant il servira pour le moins à ceux qui sont de notre temps, et par aventure [peut-être] à ceux aussi qui viendront après nous, de quelque témoignage de notre amitié et conjonction [union] sainte. Je ne pense point qu’il y ait jamais eu une couple d’amis, qui ait vécu ensemble en si grande amitié en la conversation commune [le cours ordinaire] de ce monde, que nous avons fait en notre ministère.

J’ai fait ici [à Genève] office de Pasteur avec vous deux. Tant s’en faut qu’il y eût aucune apparence d’envie, qu’il me semblait que vous et moi n’étions qu’un. Nous avons été puis après séparés de lieux. Car quant à vous, Maître Guillaume, l’Eglise de Neuchâtel, laquelle vous avez délivrée de la tyrannie de la Papauté, et conquestée [conquise] à Christ, vous a appelé ; et quant à vous, Maître Pierre, l’Église de Lausanne vous tient à semblable condition.

Mais cependant chacun de nous garde si bien la place qui lui est commise, que par notre union les enfants de Dieu s’assemblent au troupeau de Jésus-Christ, voire même sont unis en son corps, et au contraire, les ennemis d’icelui crèvent de dépit ; je dis non seulement ceux du dehors, qui nous font la guerre apertement [ouvertement], mais aussi les autres de plus près, et domestiques, qui nous tourmentent au dedans. Car je compte aussi ceci entre les autres biens de notre amitié et conjonction, que ces vilains mâtins [ces vulgaires chiens], les morsures desquels ne peuvent nous atteindre pour la rompre et déchirer, ne gagnent non plus à aboyer tant qu’ils peuvent à l’encontre [contre elle].

Et certes il ne nous faut pas beaucoup soucier de leur impudence, vu que nous nous pouvons vraiment glorifier devant Dieu, et avons montré par évidents témoignages et à bonnes enseignes [preuves] devant les hommes, que nous n’avons point entre nous autre intelligence ou amitié, que celle laquelle ayant été consacrée au nom de Christ, a été jusques à présent profitable à son Eglise, et ne tend à autre fin, sinon que tous avec nous soient un en lui.

Or je vous recommande à Dieu, mes frères bien-aimés et entiers amis. Le Seigneur Jésus veuille toujours bénir vos labeurs.

De Genève, ce 29e jour de novembre, 1549[83].


IV. Pierre Viret, apologète

Viret est l’éthicien et l’apologète majeur de la Réforme calviniste par son attachement à l’autorité et la pertinence de tous les aspects de la Révélation écrite de Dieu et par son immense talent à mettre en rapport les enseignements de la Bible avec les réalités de la Création, de l’Histoire et de la vie de tous les jours. Sa position n’est pas seulement fondamentalement présuppositionnaliste, dans le sens où la Parole écrite de Dieu est pour lui le présupposé fondamental de toute pensée fructueuse ; mais elle est aussi pleinement évidentialiste, car il a une compréhension admirable du fait que la signification de tous les aspects de la réalité lui est donnée par Dieu et trouve son point de référence fondamental dans l’enseignement normatif des Ecritures. Ceci l’amène à utiliser chaque aspect de la réalité matérielle et culturelle comme tremplin potentiel – car son sens est en Dieu – pour attirer l’attention de ses contemporains sur les grandes vérités de la Révélation de Dieu.

Pour Viret, la zoologie, par exemple, ne se limite pas (comme aujourd’hui dans notre monde dominé par la perspective mathématique) aux études anatomiques quantitatives expérimentales. Bien plus, les créatures de Dieu nous donnent des leçons de comportement (les exemples en abondent dans l’Ecriture et dans les fables et la poésie populaires) à caractère social, moral et spirituel. Car, la façon de raisonner de Viret est profondément biblique et créationnelle ; il n’a été, ni intellectuellement ni moralement, émasculé par ce que l’on peut appeler la chirurgie épistémologique des temps modernes, tradition philosophique intellectuellement et spirituellement stérilisante, qui va de Scot à Occam, d’Agricola à Pierre de la Ramée, de Descartes à Vico, puis à Leibniz, à Hume, à Kant, à Hegel et à tout l’idéalisme subjectif d’une pensée philosophique inspirée au XIXe siècle par les universités allemandes et dont l’influence est maintenant répandue à travers le monde entier par une instruction scolaire étatique, universellement obligatoire.

Un tel appauvrissement mental provient de l’acceptation commune, par le monde moderne d’abord puis par une Eglise traînant à sa suite, de la domination de toute notre culture par un modèle purement mathématique de l’univers – la cosmologie « scientifique », méthode valable uniquement dans sa sphère propre limitée au mesurable – comme étant normatif de tous les autres aspects de la réalité foisonnante de la création divine[84]. L’acceptation universelle de ce paradigme culturel mena inévitablement au développement de l’idéalisme philosophique, et à son subjectivisme pur de tout contact avec le monde sensible réel. Car, dans cette perspective idéaliste et subjective, la pensée commence, non avec la contemplation du monde extérieur objectif, mais par le « moi » du philosophe qui détermine lui-même, par un regard intérieur subjectif divinisé – vous serez comme des dieux, Genèse 3.4-5 – l’ordre même des choses. Voilà la conséquence intellectuelle inéluctable de l’acceptation de l’intronisation d’une description purement quantitative du cosmos comme norme unique de ce qui est réel. Car tout ce qui n’entre pas dans le cadre du modèle mathématique est alors rigoureusement exclu de la pensée reçue par le grand nombre, par le consensus culturellement totalitaire.

C’est ainsi que la plupart des activités intellectuelles humaines normales – la théologie, la métaphysique, l’éthique, l’esthétique, les perceptions sensorielles ordinaires, l’histoire, la littérature, la pensée politique respectant les hiérarchies sociales naturelles, les émotions et les sentiments, etc. – sont privées de toute véritable signification. Dans un tel univers intellectuel, le sens n’est plus déterminé, ni par Dieu, ni par sa Parole écrite et ni par les multiples formes substantielles permanentes – l’ordre de nature – que cette Parole créatrice et organisatrice divine a, dès le commencement, suscitées et maintenues. Toute pensée culturellement « correcte » sera désormais déterminée par un modèle épistémologique appauvri, réduit à la misère de ses prétentions purement « scientifiques ».

L’analyse que fait Pierre Viret des leçons morales à tirer de l’observation des animaux et de leur comparaison avec le comportement humain est fermement ancrée dans les analogies que l’Ecriture nous présente entre les réalités manifestées par l’ordre de la création et leur signification pour l’existence morale et spirituelle des hommes[85]. Pour ne prendre qu’un exemple, considérons la manière dont le Seigneur Jésus-Christ lui-même utilise les phénomènes les plus simples de la nature pour en tirer les plus sublimes vérités morales et spirituelles. Cela se voit autant dans les paraboles contenues dans les évangiles synoptiques que dans les images si éloquentes de l’évangile de Jean. Mais cette constatation vaut également pour la totalité de l’Ecriture. Elle témoigne ainsi de la signification morale et spirituelle, en Dieu d’abord, de tout ce qui existe, de tout ce qui se passe dans l’univers tout entier. Car le sens premier de toutes choses se trouve d’abord dans le Créateur lui-même – Etre suprêmement moral et spirituel ! – avant de se manifester dans ses créatures[86]. C’est de par la vérité et la bonté qui sont en lui qu’il a dès le commencement, avec une immense générosité, déversé sa plénitude sur ses créatures en les appelant du néant à l’être, afin qu’elles détiennent toutes en lui leur sens entier : en lui nous avons la vie, le mouvement et l’être (Actes 17.28), lui qui donne à tous la vie, le souffle et toutes choses (Actes 17.25). Malheureusement, la vision moderne de l’univers, vision unilatéralement et exclusivement déterminée par le modèle d’une activité scientifique quantitative, est devenue parfaitement aveugle aux richesses, à la diversité de sens – à la seule exception de celui des mathématiques – présent dans tous les aspects si foisonnants de l’univers créé par Dieu. Dieu conduira cependant sûrement cette bonne création, malgré le désordre suscité en elle par le péché des hommes, à sa bonne fin : la louange de la gloire du Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit[87].

Pour atteindre son but, Pierre Viret ne se limite pas, comme le font souvent les tenants d’une apologétique présuppositionnelle van tilienne, à raisonner déductivement à partir des textes bibliques uniquement. Ce n’est pas qu’il croie qu’il existerait un terrain philosophique imaginaire commun à la pensée chrétienne et à la pensée païenne. Alister McGrath, pour prendre un exemple récent, est tombé dans ce genre d’erreur avec son interprétation en partie rationaliste de l’apologétique réformée, lorsqu’il oppose Jean Calvin à Cornelius Van Til (qu’il compare à son grand adversaire, Karl Barth ![88]) dans sa récente (et à certains égards brillante) étude de l’apologétique chrétienne[89]. Il me semble que le principal point faible de McGrath et de ses émules est de manquer d’une vision véritablement biblique des conséquences de la chute et de ses effets sur toutes les facultés humaines. Ceci l’a conduit (comme cela avait mené son mentor, C.S. Lewis) à trop mettre l’accent sur des arguments purement logiques dans l’apologétique chrétienne, et à sous-estimer fâcheusement les questions de mise en pratique détaillée de l’Ecriture, du rôle déterminant du Saint-Esprit, de la grâce souveraine et irrésistible de Dieu, de la nécessité de la prière, de la nécessaire démolition préalable des présupposés-idoles de l’interlocuteur ainsi que d’une relation étroite de foi et d’obéissance avec Dieu pour un travail apologétique évangélique efficace. Tant pour Calvin que pour Van Til (et bien sûr pour Viret et tous les grands hommes de la Réforme), la raison humaine est, sans conteste, un cadeau de Dieu fait à l’homme pour lui donner les moyens de parvenir à la connaissance du Dieu qui, dans son rayonnement économique externe, se révèle à l’homme. Dieu le fait d’une manière conceptuelle appropriée aux facultés dont il a doté la nature humaine, mais ceci de façon analogique et donc jamais de manière univoque, c’est-à-dire, complète. Une telle révélation, certaine et normative, appela et mit Adam, homme innocent, en mesure d’exercer le mandat originel de la création qui était de soumettre toutes choses à l’ordre substantiel déterminé pour eux, dès le commencement, par leur Créateur et plus tard révélé infailliblement par lui dans les Saintes Ecritures.

Mais notre faculté de raisonnement – ce grand cadeau de Dieu – exprimée dans la parole dite et dans la parole écrite des hommes, se trouve à présent dans un bien triste état de confusion. Car, dès après la chute, les systèmes de pensée maintenant autonomes des hommes, fondés comme ils le sont sur de fausses présuppositions, ont fonctionné indépendamment de la Révélation écrite de Dieu et de l’équilibre établi par lui d’un ordre créé stable. Ils ne peuvent donc plus être utilisés comme instruments de communication vraiment fiables entre l’homme et Dieu, entre l’homme et son prochain, entre l’homme et la création. Il s’ensuit que, contrairement aux prétentions de la tradition apologétique explicitement rationnelle des Lewis et des McGrath, une raison défaillante ne peut, en aucun cas, constituer un terrain commun solide pour un dialogue fructueux entre chrétiens et non-chrétiens. Cependant, pour Cornelius Van Til et pour Jean Calvin (et plus encore pour Pierre Viret), il existe bel et bien un terrain qui soit commun entre le chrétien et le non-chrétien. Mais ce terrain commun ne se fonde pas sur l’emploi désordonné de nos facultés rationnelles mais bien plutôt sur la stabilité des structures de la réalité créée (tant humaine que cosmique) et sur l’ordre que révèle l’histoire humaine dirigée par l’alliance providentielle divine. Ceci se base sur ce que Ghisbertus Voetius (1588-1676) – le grand adversaire hollandais du romanisme, de l’arminianisme et du cartésianisme – appelait, à la suite de Thomas d’Aquin, les formes substantielles, celles de l’ordre immuable de la création divine[90] ; elles sont nommées par les langues données par Dieu à l’humanité, et sont donc nécessairement communes à l’expérience de tous les hommes[91].

Pour ne prendre qu’un exemple : il ne peut y avoir de terrain d’entente scientifique entre les chrétiens créationnistes et les non-chrétiens (et chrétiens !) évolutionnistes dans le domaine des hypothèses scientifiques. Mais les choses créées et tout ce qui se passe dans l’univers – comme les changements micro-cosmiques observables dans le cadre de l’équilibre macrocosmique que sont les espèces – peuvent être considérées et observées par tous les scientifiques, qu’ils soient chrétiens ou non, grâce aux perceptions sensorielles données par Dieu et qui sont communes à tous les hommes. Certains reconnaîtront les formes substantielles de l’ordre créé par Dieu, d’autres, complètement aveuglés par leurs œillères intellectuelles, ne pourront voir l’équilibre de ces formes substantielles créées. Mais essayer de convaincre un évolutionniste en utilisant des arguments uniquement rationnels sans avoir préalablement obtenu le renouveau de son intelligence, c’est-à-dire sans modifier ses présupposés, revient à vouloir se soulever soi-même en tirant sur ses bretelles ! Par exemple, aucun scientifique ne pourra nier le fait universellement constaté que l’on n’a jamais observé le moindre cas de passage d’un individu d’une espèce ou d’un genre spécifique, dans une autre espèce ou dans un autre genre. Mais cela n’entamera pas les présupposés évolutionnistes de notre interlocuteur, « pré-jugés » qui, eux, ont un caractère à proprement parler religieux : le culte du changement absolu.

Viret, tout en gardant constamment sa pensée sur le terrain de la présupposition fondamentale de l’autorité conceptuelle absolue de la Bible, n’hésite cependant pas à se servir de la réalité créée et culturelle qu’il partage avec ses contemporains pour exposer les vérités divines. Il est donc, en même temps, prépositionnel et évidentiel dans son apologétique. Nous devons, bien sûr, reconnaître qu’après la révolution scientifique et son inévitable conséquence, l’absolutisation de la vision scientifique du monde, la destruction par la tradition moderne philosophique – subjectiviste (Descartes), idéaliste (Kant), dialectique (Hegel), phénoménologique (Husserl) et purement existentialiste (Heidegger) – des processus de pensée normaux, le discours social rationnel est devenu beaucoup plus difficile qu’il ne l’était au XVIe siècle. Ceci a été fort bien compris par des apologètes réformés tels Cornelius Van Til, Herman Dooyeweerd, Francis Schaeffer, Rousas John Rushdoony, Greg Bahnsen et Pierre Courthial. D’un autre côté, Alister McGrath et d’autres apologètes de diverses traditions réformées et évangéliques semblent ignorer, ou ne pas reconnaître, les difficultés posées aujourd’hui pour la pratique de la pensée chrétienne par l’état maladif de nos processus modernes de raisonnement[92].

Pierre Viret a donc l’immense avantage sur nous d’avoir vécu avant l’instauration du climat épistémologique post-rationaliste, post-idéaliste, post-dialectique et post-moderne que nous connaissons, où les obstacles philosophiques à la compréhension du sens donné par Dieu à la réalité sont infiniment plus grands qu’ils ne l’étaient au milieu du XVIe siècle. Il lui était donc plus aisé qu’à nous de se servir des réalités de son temps pour amener ses auditeurs et ses lecteurs à comprendre que l’Ecriture, en fin de compte, contient les réponses divines à toutes les questions que l’homme pourrait se poser. Car si la connaissance de toute réalité ne se trouve évidemment pas contenue dans l’Ecriture seule mais est propre aux faits donnés par Dieu dans l’ordre de la création et dans l’histoire humaine, leur sens ne peut cependant être discerné de manière véritable qu’à travers la réflexion, fondée sur la révélation biblique, d’un apologète et historien chrétien tel Pierre Viret. Permettez-moi d’insister : je parle d’abord de « connaissance » humaine et non du sens véritable de cette connaissance, car celle-ci provient, en fin de compte, de la seule révélation écrite de Dieu, illuminant toutes choses par sa clarté divine.

La terminologie dont use parfois Viret peut donner l’impression au lecteur que sa position a un caractère essentiellement rationnel. C’est que, pour lui, la raison humaine et la Bible ne constituent pas deux pôles opposés, en guerre l’un avec l’autre. Non, pour lui, comme pour Van Til, la Parole de Dieu constitue le fondement même d’une raison humaine fonctionnant correctement. En parlant d’hommes qui réagissent avec violence aux enseignements bénéfiques de l’Evangile, Viret compare ces hypocrites, superstitieux, infidèles et idolâtres (comme il les appelle) à des animaux souffrant de plaies diverses :

[…] quand les chevaux et mulets ont quelques ulcères et plaies, ils ne se laissent pas volontiers panser, ains [mais au contraire] regimbent et mordent ceux qui sont auprès et qui les veulent guérir, à cause que ce sont bêtes qui ne connaissaient pas le bien qu’on leur veut faire et qu’on leur fait. Ainsi en est-il des hypocrites et des superstitieux et idolâtres et de tous les infidèles. Car ce sont bêtes farouches qui n’ont pas tel usage de raison que ceux qui sont bien instruits en la parole de Dieu. Parquoi [raison pour laquelle] si nous supportons bien les bêtes et ne laissons [négligeons] pas de les panser et procurer leur bien, nonobstant qu’elles [bien qu’elles] ne le savent connaître et qu’elles n’en savent gré, ains rendent le mal pour le bien, n’avons-nous pas beaucoup plus juste raison de faire le semblable [de même] envers les hommes ? Car tant farouches et bestiaux qu’ils puissent être, si [cependant] sont-ils hommes créés à l’image de Dieu comme nous. Parquoi quels qu’ils puissent être, nous leurs sommes toujours plus tenus par le commandement de Dieu qu’aux bêtes brutes et devons beaucoup plus faire pour eux. Donc si les fidèles désirent de gagner les infidèles, il faut qu’ils se tiennent pour assurés qu’ils ne les gagneront pas en se moquant d’eux et en les piquant et outrageant, et en leur voulant arracher par force leur religion des mains et leurs idoles et dieux étranges [étrangers à la vraie religion]. Ils ne gagneront autre chose par tels moyens, sinon qu’ils les feront dépiter et endurcir davantage et les rendront toujours plus farouches et plus sauvages[93].

Pour Pierre Viret, refuser la révélation divine, rejeter Dieu, conduit au durcissement et à la désintégration des facultés rationnelles. Donc, pour lui, le fait d’être bien enseigné dans la Parole de Dieu et de la recevoir de tout cœur ne représente rien de moins que la garantie d’un bon usage de ce don précieux de Dieu que sont nos facultés rationnelles. Ce que nous appelons apologétique, dans notre jargon moderne, était pour Viret et pour tous les réformateurs, fondamental à la prédication claire et efficace de l’Evangile. Ce n’était rien d’autre que mettre à l’œuvre une raison restaurée dans ses fonctions créationnelles normales. Car un tel usage sanctifié de nos facultés rationnelles n’implique rien de moins que la volonté de travailler à rendre toutes les pensées dévoyées des hommes captives à l’obéissance à Christ afin de les amener à se soumettre à sa Parole souveraine et absolue, en bref à les rétablir dans leur fonctionnement originel normal.

De quelle façon Viret procède-t-il donc ? Prenons un exemple tiré de sa merveilleuse Métamorphose chrétienne[94]. Afin d’éveiller l’intérêt du commun des mortels, il commencera par des proverbes et des dictons populaires, en montrant à la fois leur vérité et leurs limites ; il s’intéressera aussi au sens profond des aspects les plus élémentaires de la vie de tous les jours. Lorsqu’il aura affaire à des humanistes, il citera les auteurs antiques qu’ils connaissent bien et dont les observations pratiques et les réflexions s’accordent, du moins en partie, avec les enseignements de l’Ecriture (cela, de par cette réalité créée et providentielle commune à tous les hommes). Il peut alors montrer à ses lecteurs que la Parole de Dieu approfondit et complète leur compréhension sur ces questions débattues par les sages de l’Antiquité.

Dans une longue réflexion sur la misère humaine, par exemple, Viret commence par toute une série d’observations très précises de nature anatomique et physiologique, relatives à la misérable condition dans laquelle naissent les humains par rapport aux autres espèces animales, se mettant ainsi à la portée des scientifiques de son temps. Puis, il cite les remarques de philosophes, d’historiens et de poètes de l’antiquité sur ce sujet (Platon, Pline l’Ancien et Ovide), attirant ainsi l’intérêt des lettrés de la Renaissance. Et ce n’est qu’après cette soigneuse préparation que Viret poursuit et expose le sens véritable de la misère humaine en présentant la pensée de celui qu’il appelle le plus grand de tous les philosophes, Job. C’est tout à fait étonnant de voir Viret parler ici, non du caractère inspiré du Livre de Job, mais de Job comme du Prince des philosophes. En fait, Viret a une telle confiance en la Vérité de l’Ecriture appliquée à tout aspect de la réalité et il est si pleinement rempli de la sagesse de Dieu, qu’il n’hésite pas à se servir de n’importe quel aspect de l’activité humaine, intellectuelle ou culturelle, pour aller à la rencontre, de façon concrète et pratique, des intérêts de ses contemporains. Mais son point de départ est toujours parfaitement biblique et créationnel. Il ne se place jamais sur le terrain imaginaire d’une possible entente intellectuelle partagée, et donc en dialogue, avec les adversaires de la Foi chrétienne. Il travaille ainsi à ramener toute pensée humaine, égarée et déformée [il dit difformée], à l’obéissance au Christ. Voyez comment Viret parle de la révélation générale de Dieu dans sa création. Ce dialogue se passe à l’intérieur d’un jardin clos, entouré d’un mur ; c’est Jérôme, son érudit philosophe, qui parle, puis Théophraste, le théologien, lui répond :

Jérôme : En cela pouvons-nous évidemment connaître l’ingratitude et méconnaissance de l’homme, et l’affection que ceux ont de Dieu, qui ne se peuvent souvenir de lui, s’ils n’ont des images, pour le leur remémorer [rappeler]. Car si tels personnages aimaient autant Dieu, qu’un ivrogne aime le vin, et qu’ils eussent si bien mis leur cœur en lui, qu’un paillard [débauché] le met en sa paillarde [concubine], ou la paillarde en son paillard, ils ne chercheraient point d’images, pour le leur représenter. Car la douceur que le cœur chrétien trouve en lui, et la nécessité que l’homme en a, à toutes heures et minutes, lui doivent assez donner d’occasion de l’avoir perpétuellement en sa mémoire.

Mais, puisqu’il est question des images, lesquelles pourrais-tu choisir plus belles, et mieux pourtraites [représentées] au vif, que celles que Dieu lui-même a peintes et pourtraites de sa main ?

Car tout ce monde-ci, qu’est-ce autre chose, qu’un temple de Dieu auquel il se représente et manifeste à nous ? Toutes ses créatures, que sont-elles autre chose, que vives images d’icelui ? Qu’est-ce tout le pourpris [enceinte, habitation] de ce monde visible, qu’une boutique, en laquelle Dieu ce souverain ouvrier, a déployé ses œuvres pour nous donner à connaître par son ouvrage, quel ouvrier il est, et en quelle admiration et révérence nous le devons avoir ?

Et pour voir l’expérience de ceci, ne sortons pas hors de ce jardin, pour en aller querre [quérir, chercher] les témoignages plus loin ; mais considérons seulement combien de sortes d’images de sa puissance, sagesse et bonté Dieu nous a mises ici devant les yeux. Car autant en avons-nous vu, que nous avons vu de plantes, d’herbes, et de feuilles et de fleurs, voire plus vives, et plus vraies, que toutes les images, que les prêtres ont par leurs temples. Car en celles des prêtres, il n’y a ni vie, ni odeur, ni profit, ni utilité aucune, ni chose quelle qu’elle soit, qui nous puisse rien représenter de Dieu, ni de ses dons et grâces.

Car les idoles ne nous représentent que l’œuvre de l’homme, qui les a forgées, non pas l’œuvre de Dieu, lequel les a maudites. Mais les créatures de Dieu, et ses œuvres, nous représentent leur Créateur, et l’ouvrier d’icelles [de celles-ci]. Par quoi il est tout évident, que la moindre herbe qui est en tout ce jardin, est plus digne d’être appelée image de Dieu, que toutes les images faites par les hommes, depuis le commencement du monde. Car si l’homme n’est du tout abruti [n’a entièrement perdu la raison, été rendu stupide], et dépourvu de sens et d’entendement, il trouvera trop plus [beaucoup plus] de beauté, d’utilité et de profit, en une seule feuille d’herbe, qu’en tous ces marmousets [petites figures grotesques]. Car il y a en eux utilité aucune, ni chose de laquelle l’homme se puisse servir. Il n’y a pareillement aucune beauté naturelle, sinon fard et mensonge. Car il y a autant de différence entre les images que Dieu nous a pourtraites, et celles qui sont peintes de la main de l’homme, qu’entre une face naturelle, et une masque, ou un vrai visage, et un faux. Or juge lequel tu aimerais mieux des deux ? Semblablement [de même] considère, si un simple laboureur ne trouvera pas de plus belles et vives images de Dieu dans son jardin, en son verger, en son champ, en sa vigne et en sa maison qu’en tous les temples des idoles. N’est-ce pas ainsi, Théophraste ?

Théophraste : Nul ne peut contredire à tes raisons. Mais si en la moindre créature que Dieu a créée, nous trouvons l’image de Dieu peinte tant vivement, considérons quelle image de Dieu nous trouverons en l’homme, lequel Dieu a créé et formé proprement à son image et semblant (Genèse 1 et 2) ; laquelle chose nous pourrons facilement connaître, si nous y voulons aviser diligemment [considérer avec soin]. Et la déduction [énumération détaillée] de la matière, laquelle nous avons à traiter, nous servira grandement à cela.

Et pourtant [pour toutes ces raisons], venons à la considération de l’homme, selon l’arrêt auquel nous sommes demeurés [restés] ; et par icelle, nous apprendrons, si nous ne sommes de bien lourd entendement, la science la plus haute, la plus exquise et la plus nécessaire, que l’homme pourrait apprendre, c’est à savoir, de connaître Dieu, et la providence et bonté d’icelui, et de se connaître soi-même, et quel il doit être, tant envers Dieu, qu’envers son prochain. Donc pour entrer en matière, et pour mieux venir à la connaissance de nous-mêmes, commençons par la fragilité et misère de l’homme[95].

Vous imaginez combien une telle procédure apologétique serait utile de nos jours, à la fois par son attachement à toute parole sortie de la bouche du Dieu vivant, par le prodigieux intérêt intellectuel qu’elle montre pour toute la réalité créée et providentielle de Dieu et, enfin et surtout, par l’ardent amour chrétien qui y est manifesté à l’égard de toutes catégories d’hommes. Comme le faisait l’apôtre Paul, Viret, avant de se tourner vers la connaissance de Dieu et de l’homme (comme le fait la tradition augustinienne dont nous découvrons une illustration magnifique dans les premières pages de l’Institution chrétienne de son ami Jean Calvin), il cherche à se faire tout à tous et s’intéresse ainsi à tous les aspects de la création ainsi qu’à la vie de ses contemporains, afin de les attirer, par une contemplation de la nature et de la culture, à une connaissance plus haute et ainsi d’en gagner au moins quelques-uns à l’Evangile de Jésus-Christ. L’appropriation des divers aspects de cette méthode apologétique serait un correctif bienvenu à la fois au pragmatisme simpliste d’une défense purement rationnelle de la foi chrétienne si courante dans le monde évangélique, ainsi qu’à cet esprit d’abstraction théologique et philosophique que l’on retrouve chez bien des apologètes « présuppositionnalistes » (même les meilleurs !) réformés actuels.


V. Pierre Viret, économiste

Dans cet exposé trop bref de la vie et de l’œuvre de l’un des grands personnages de l’histoire de l’Eglise (pourtant souvent méconnu de ceux qui se considèrent à juste titre comme les héritiers de la Réforme), je voudrais vous montrer encore à quel point le grand respect qui habite Pierre Viret pour la Loi de Dieu l’a doté d’une lucidité et d’un discernement extraordinaires dans le domaine de l’analyse économique. Dans un livre consacré à l’étude de la rédaction de l’histoire dans la dernière partie du XVIe siècle, l’homme de lettres français Claude-Gilbert Dubois se penche avec soin sur la vision biblique qu’avait Viret du rôle de l’économie dans le processus historique[96]. Ce faisant, il met en lumière le remarquable discernement économique dont faisait preuve notre réformateur vaudois. L’analyse de Dubois se concentre sur l’étude d’un chef-d’œuvre de l’apologétique de Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle[97]. D’après lui, ce livre pourrait bien être pris comme l’ébauche d’un traité moderne d’économie, un ouvrage en avance de deux cents ans sur son temps. Bien qu’il soit en désaccord avec le conservatisme théocentrique de Viret, Dubois ne cache cependant pas son admiration pour la perception qu’a notre auteur des courants économiques de son époque. Car Viret a vu, dans le capitalisme monopoliste anarchique qui se développait sous son regard indigné, une opposition grandissante à la Loi de Dieu ainsi que le développement d’une société profondément antichrétienne. Dans l’attachement progressif de beaucoup de ses contemporains aux richesses matérielles (une fascination coupée de tout sens d’intendance et de responsabilité envers Dieu dans l’usage des ses propres biens), il a vu une forme d’idolâtrie particulièrement vile, où la rapidité de croissance de l’opulence – une forme extrême de libéralisme déchaîné – était directement proportionnée à la perte de moralité, de sentiment religieux et, en conséquence, de tout sens de responsabilité sociale. Voici comment Dubois exprime les préoccupations de Viret :

Derrière les lois écrites, qui sont censées gouverner les sociétés, ces lois naturelles, perverties, occultes, finissent par avoir droit de cité et imposer comme règles de morale les règles perverties d’une nature chaotique[98].

Viret menait une incessante polémique contre les hérésies de l’Eglise de Rome et les abus sociaux qu’elles engendraient. Mais ici sa polémique n’est pas seulement dirigée contre l’accumulation improductive de richesses par l’Eglise catholique, mais également contre ces évangéliques inconsistants (les calvinistes) de l’époque qui voyaient dans le processus de la réformation une libération des contraintes historiques (morales et légales) d’une société en partie christianisée. Ceux-ci refusaient de se soumettre à toute espèce de discipline sociale et économique découlant de la Loi de Dieu. C’était cet antinomisme sans Dieu, qu’il constatait souvent chez ceux qu’il appelait les chrétiens difformés (plutôt que reformés), qu’il combattait avec une ironie acerbe. Il voyait ce comportement antisocial se manifester chez les nouveaux riches, qui avaient bien vite fait d’oublier leurs origines modestes et se glorifiaient de façon arrogante de leur nouvelle prospérité, richesse souvent acquise au détriment des classes les plus défavorisées, celles que le nouvel ordre économique, fondé largement sur la spéculation monopoliste, avait appauvries. Dubois écrit ceci :

L’indignation morale débouche sur une critique perspicace de la concentration capitaliste et de la domination de classe. Application immédiate aux communautés religieuses : l’attaque contre les richesses de l’Eglise, complice du système, se fait plus précise ; c’est aux richesses du clergé qu’il en veut. L’indignation [de Viret] a une base théologique – ils ont trahi la pauvreté des premiers apôtres, mais elle est aussi d’ordre social – ils créent la misère et l’asservissement autour d’eux. Ce que reproche à l’Eglise cet économiste féru de théologie, c’est de « geler » ses richesses au lieu de les verser dans un circuit économique où les pauvres seraient compris : ce système égoïste va à l’encontre des impératifs religieux fixés à l’Eglise[99].

Ecoutons Viret lui-même :

Nous nous plaignons de ce que du temps que l’Eglise était pauvre, chétive, persécutée, pillée et fourragée [ravagée] par les tyrans, par les infidèles et par ses ennemis [du temps de l’Empire romain], et qu’elle était gouvernée par de pauvres pêcheurs, elle nourrissait les pauvres, et ne souffrait que personne eût indigence en elle ; et maintenant qu’elle est tant riche, qu’elle surmonte les trésors et la gloire des Rois et Empereurs mondains, et est gouvernée par ces grands prélats, et grands dieux terriens, elle n’a plus nul soin des pauvres membres de Jésus-Christ, son époux, sous le titre duquel elle a amassé ces grandes richesses, mais au contraire les pille, mange et dévore[100].

Et Dubois pose la question :

Quelle est la véritable nature de cette dégradation que Viret croit percevoir dans l’histoire ? Ses origines profondes sont d’ordre théologique, et liées au péché ; ses manifestations sont du domaine moral – perversion de la nature – ; mais elle prend la forme moderne d’un scandale économique. Une mauvaise économie, une mauvaise répartition des richesses, des circuits à sens unique – le sens de la concentration -, voilà les signes de la corruption qui règne dans le monde d’aujourd’hui[101].

Viret répond :

Le plus grand mal qui y puisse être, c’est quand la bourse publique est pauvre, et que les particuliers sont riches. C’est un signe tout évident qu’il y a très mauvais régime et très mauvaise police [gestion] en la chose publique, et qu’elle est gouvernée par larrons et brigands qui en font leur proie[102].

Pour Pierre Viret, une telle recherche de richesses stériles ne représente pas moins qu’un pacte inique conclu avec le Prince de ce monde déchu. Ce n’est rien de moins que de l’idolâtrie, le culte de la créature et l’oubli du Créateur. Une telle concentration et une telle accumulation égoïste de biens sont contraires aux doctrines bibliques de productivité, d’intendance, de charité et de sacrifice personnel. C’est en soi un indice clair de la décadence d’une société et laisse présager de futurs désastres sociaux accompagnés de jugements divins. Car les mécanismes économiques qui ont pour résultat une telle concentration de richesses aux mains d’une oligarchie financière préparent en fait le chemin qui mène à ces catastrophes d’ordre social et politique qui détruiront inévitablement une classe dirigeante amorale et irresponsable[103].

En effet, pour Viret, ce cercle vicieux d’injustice économique doit nécessairement engendrer la révolution. L’oppression économique trouve son origine directe dans le désir désordonné d’accumulation de richesses mais, à la longue, elle doit forcément amener des troubles sociaux. Et un tel sentiment de frustration sociale, lorsqu’on en prend conscience, finit par la révolte. Viret a cependant perçu avec une grande lucidité le caractère dramatique de ce processus négatif (et c’est là que l’historien moderne Claude-Gilbert Dubois prend un autre chemin), puisque, dans sa vision chrétienne du monde, la sédition et la révolution ne sont aucunement des forces constructives. Viret a très bien vu que cette nouvelle oligarchie se servait généreusement de sa domination monopoliste de l’appareil de l’Etat pour tirer à soi les biens de la nation entière, ceci en perturbant la circulation naturelle des richesses en les détournant des canaux habituels de production et d’échange. Pour Viret, cette suffocation du flux économique de la production industrielle et des échanges commerciaux, par une oligarchie parasitaire, devait être combattue si l’on voulait rétablir une distribution naturelle et équitable des richesses, et rendre à la société une véritable santé économique.

Viret n’était cependant d’aucune manière un adversaire de la fonction économique du marché comme régulateur des échanges et distributeur des biens. Il se serait fortement opposé à toute espèce de planification socialiste de l’économie ou d’une quelconque redistribution par l’Etat des richesses de la nation. Il aurait seulement demandé que le marché soit lui-même légalement et judiciairement assujetti aux exigences économiques et financières de la Loi de Dieu et que les « voleurs et bandits » de son époque – tels ceux qui règnent aujourd’hui sans retenue sur nos systèmes bancaires et dans les gouvernements de nos nations – soient traînés devant les tribunaux pour y rendre strictement compte de leurs rapines, de leurs crimes économiques. Indiquons ici en passant une étude économique et morale contemporaine qui, de bien des manières, ressemble fort à l’analyse que faisait Viret des malheurs économiques de son temps. Il s’agit d’un petit livre de Maurice Allais, physicien de renommée mondiale et prix Nobel en économie, ouvrage trop vite tombé dans l’oubli, intitulé : La crise mondiale d’aujourd’hui : pour de profondes réformes des institutions financières et monétaires[104]. De bien des manières, la pensée éthique de Viret sur les questions sociales, économiques et politiques ressemble aussi à celle d’un Alexandre Soljenitsyne[105]. Il en est de même pour ce qui concerne les affinités de la pensée de Pierre Viret avec celles du grand philosophe et moraliste catholique belge Marcel De Corte[106].

Malgré son opposition ouverte, tant au conservatisme social et politique de Viret qu’à son pessimisme chrétien quant aux bénéfices de l’action révolutionnaire, Dubois, en conclusion de son analyse du diagnostic de Viret sur les maux économiques de son temps (et du nôtre !), s’exclame :

Il est magnifique pourtant que, partant de données théologiques fort vagues, et de sentiments diffus inspirés par un complexe de frustration sociale, plus encore que d’une réflexion objective sur la théorie des quatre âges, Viret, avec tant de justesse, de précision et de perspicacité, se fasse pour nous un témoin engagé – de là son intérêt supplémentaire – des nouveaux mécanismes économiques qui régissent la société du XVIe siècle[107].

Mais les vagues propositions théologiques de Viret ne sont pas aussi stériles que Dubois l’imagine. Nous voyons là la merveilleuse sagesse pratique et intellectuelle que donne une méditation de longue date de la Loi de Dieu, en particulier, ici, en ce qui concerne les implications économiques de la Torah. Et si Viret voit si bien, d’une part, les jugements de Dieu à l’égard d’un monde rebelle et ingrat, jugement opéré par les ravages produits lors de la mise en pratique des principes du mal, d’un autre côté, il nous démontre de façon encore plus claire les bénédictions qui découlent de l’obéissance fidèle aux commandements de Dieu. Parlant des bénédictions et des jugements qui se réalisent si concrètement sous son regard attentif, il écrit :

Si nous considérons la grâce que Dieu nous a faite par la Révélation de son Saint Evangile, et la restauration de toutes les bonnes lettres et disciplines, nous le pouvons à bon droit appeler l’âge d’or, et dire que nous sommes les plus heureux qui onc [jamais] furent depuis le temps des Apôtres. Mais au contraire, si nous opposons notre malice et ingratitude à la bonté de Dieu, et à la grâce qu’il nous présente, nous le pouvons bien appeler pis que l’âge de fer, et nous juger les plus malheureux hommes, qui onc furent sous la chape du ciel[108].

En considérant la pensée éthique de Pierre Viret, nous avons pris pour exemple l’application qu’il fait de la Loi de Dieu à des questions économiques courantes tant à son époque qu’à la nôtre et, plus particulièrement, par rapport à la question de la responsabilité monétaire des institutions financières. Pour conclure ce chapitre, nous prendrons un autre exemple tiré de sa pensée économique : celui de la voracité financière de l’Etat et sa volonté de taxer tous les aspects de l’activité humaine. Nous voulons donc maintenant considérer ce que Viret a à nous dire sur l’invention et le développement de cette taxe universelle de l’Etat sur toute transaction commerciale, la taxe sur la valeur ajoutée, mieux connue chez nous sous le sigle de TVA.

Nous allons maintenant brièvement considérer les réflexions de Viret sur le caractère prédateur de l’Etat moderne et, en particulier, son désir de faire de toute activité industrielle et commerciale la source de ses richesses irresponsables. Son analyse, qui allie un cadre strictement biblique (il s’agit de son « présuppositionnalisme ») à une compréhension profonde du fonctionnement de la société de son époque et du développement historique ayant amené les nations de l’Europe dans la situation qui était la leur au milieu du XVIe siècle (son « évidentialisme »), est sous-tendue par deux prémisses constamment présentes à son esprit :

  • toute réalité doit être comprise à la lumière d’une perspective biblique conséquente ;
  • toute la réalité (même déchue) est naturellement structurée, comme création divine et manifestation des desseins providentiels du Créateur, par les principes théologiques et philosophiques qui se trouvent dans la Bible.

C’est cette position, à la fois théonomique (dans le sens large de l’expression) et naturelle (c’est-à-dire selon l’ordre immuable établi par Dieu lors de la création), qui permettent à Viret d’analyser les structures économiques et la dynamique sociologique de la société avec une telle habilité et un tel succès. C’est ainsi qu’il maintient ensemble une analyse qui est à la fois théologique, spirituelle, morale, philosophique, sociologique, économique, littéraire et historique dans le cadre d’une pensée étonnamment unifiée et diverse. Il refuse toute espèce de dualisme gnostique, toute espèce d’opposition binaire – opposition aujourd’hui si courante, tant dans la pensée chrétienne que profane – entre création et rédemption, entre théologie et histoire, entre nature et culture, entre morale et économie, entre la grâce et la loi, entre la foi et les œuvres et ainsi de suite. Là où nous pensons souvent en termes d’oppositions binaires, sa pensée fonctionne à la fois sur le plan de l’antithèse (le bien contre le mal, la vérité contre l’erreur) et de manière complémentaire (tous les aspects de la réalité créée et de l’action providentielle de Dieu dans l’histoire sont liés les uns aux autres dans des rapports qui ont un caractère réciproque). C’est cet équilibre dans sa pensée entre l’unité et la diversité qui donne à ses écrits, ceci après plus de quatre siècles, une actualité si revigorante.

Pierre Viret a mis le doigt sur un instrument capital par lequel l’Etat exploite ses citoyens : la « gabelle » ou l’application universelle à tous les biens échangés d’une taxe sur la valeur ajoutée. La « gabelle », instituée en 1341 par le roi de France Philippe VI de Valois (1328-1350), était, à l’origine, uniquement appliquée au commerce du sel. Dans une analyse historique à la fois brillante et pleine d’humour, Viret démontre que cette taxe sur la vente du sel fut petit à petit étendue à presque toutes les marchandises échangées dans le royaume. Elle peut donc être considérée comme l’ancêtre de ce qu’on appelle de nos jours la TVA. Car la taxe à la valeur ajoutée est un instrument flexible et particulièrement efficace entre les mains de l’Etat moderne pour mieux plumer l’ensemble de ses citoyens.

Par « tyrannie », Viret comprend la tendance des monarchies modernes, d’abord le Saint Empire romain germanique des Hohenstaufen, puis celles de France, d’Angleterre et d’Espagne, vers l’absolutisme. En cela, elles imitaient la centralisation bureaucratique absolue de l’Empire romain. Ce modèle politique et économique fut rétabli en Occident par les pratiques de l’Eglise romaine qui, en tant que papauté impériale, gouverna effectivement, pendant quelque trois siècles, la chrétienté occidentale tout entière. Cette période s’étend, grosso modo, des pontificats de Grégoire VII (1021-1085) à celui de Boniface VIII (1234-1303). La tendance absolutiste qui, depuis le XIIe siècle, traverse toute l’histoire de l’Europe occidentale, aboutira à la constitution de l’Etat national révolutionnaire des temps modernes. Il culminera dans nos tyrannies totalitaires actuelles, Etats providentiels tout-puissants et omniprésents, au caractère à la fois social-démocratique et oligarchique.

Mais Viret, dans la critique qu’il adresse aux abus fiscaux des Etats absolutistes et voraces du début de l’ère moderne, n’a, à aucun moment, mis en doute l’ordonnance divine du gouvernement institutionnel (Romains 13. 1-7), autorité publique instituée par Dieu pour le bien des hommes. Cette autorité est limitée, dans l’exercice de ses prérogatives, par les normes souveraines de la Loi biblique ainsi que par les institutions existantes et la législation et la jurisprudence en vigueur, certes imparfaites, mais protectrices des libertés humaines. Il ne refusait pas non plus à l’Etat le droit de lever des impôts et des taxes légitimes. Sous le titre, « Les taxes dues aux Princes et la modération nécessaire à leur imposition », Viret donne la parole à Jérôme – l’historien, le sociologue, l’économiste et le théologien de ses Dialogues – dans son échange avec Tobie :

Jérôme : Il est bien raison [d’excellentes raisons] que les rois et les princes aient des tributs et des revenus, pour fournir aux charges qu’il leur convient porter pour l’entretènement [le maintien] de leurs sujets, et pour administrer justice à un chacun. Car Dieu l’a ainsi ordonné.

Puis, Jérôme décrit la justification biblique pour les impositions de l’Etat :

Et pour ce [pour cette cause] il commande expressément par S. Paul, qu’on leur paie leurs cens et tributs en bonne conscience, sans les défrauder [tromper] en rien. (Romains 13) Et pour nous en donner exemple, Jésus-Christ lui-même a voulu payer le tribut à César, et a commandé qu’on lui payât.

Il avertit ensuite ses lecteurs sur le danger d’abus de la part des Magistrats :

Mais il faut aussi qu’ils avisent toujours qu’il n’y ait du trop outre [au-delà de toute] mesure. Car s’ils ne se contentent pas de raison [ne se satisfont pas de ce qui est raisonnable], je ne sais pas qu’ils pourront alléguer [avancer], sinon leur seule volonté, et qu’ils ont faute [manque] d’argent, et qu’ils en veulent avoir et amasser. Et afin qu’ils ne soient point obligés à le rendre, ils ne le veulent pas emprunter, mais le se veulent faire donner, bon gré maugré [mal gré, qu’ils le veuillent ou pas] ceux desquels ils le veulent avoir. Car puisqu’ils ont les biens d’iceux [de ceux-ci] en leur puissance, il faut, s’ils en veulent jouir et en être les maîtres, qu’ils en passent par là où il plaît à ceux qui sont plus forts qu’eux, et qui les leur peuvent retenir et les arrançonner [rançonner] à leur plaisir. […] Mais soit ce qu’ils trouvent à emprunter ou non, ce moyen de gabeler [taxer] et sujets et étrangers leur semble le plus expédient et le plus profitable pour eux[109].

Ainsi, pour Viret, le droit que détient le Magistrat d’imposer ses sujets ne justifie aucunement l’imposition arbitraire abusive des citoyens par les pouvoirs publics. Auparavant Jérôme, en réponse à une question qu’il avait lui-même adressée à Tobie, personnage qui représente la position de bon sens d’un laïc catholique romain attiré par l’Evangile, affirme :

Jérôme : Mais sais-tu qui [quelle] est la principale cause de la tyrannie et des extorsions des princes sur leurs sujets ?

Tobie : Je pense que ce sont les péchés des uns et des autres.

Jérôme ajoute une réponse plus complète :

Jérôme : Si nous regardons à Dieu, il ne faut point douter que les péchés n’en soient la vraie et la première et la principale cause. Mais si nous regardons aux hommes, ce sont les flatteurs et pillards et larrons qui sont autour des princes, lesquels [les courtisans] leur font à entendre [font comprendre], que tout ce qui leur plaît leur est loisible, et que les corps et les biens de leurs sujets sont à eux, pour en disposer à leur plaisir comme d’un bétail. Ils en parlent comme s’il n’y avait point de devoir des princes envers leurs sujets, et comme s’ils n’avaient point de serment à les bien gouverner, et leur faire droit comme bons princes et bons pasteurs [bergers][110].

La description éloquente que donne Jérôme des effets pervers de la flatterie des gens de cour suscite une réponse très vive de Tobie dans une section qui porte comme titre : « Si tout ce qui plaît aux princes leur est licite. Tailles et gabelles[111] de jour en jour augmentées. » Suivons sa réplique énergique, mais fort raisonnable :

Tobie : Il est tout [entièrement] certain que s’il est loisible [permis] aux uns, il est aussi loisible aux autres. Mais cela est premièrement à disputer [examiner], s’il est loisible ni aux uns ni aux autres ; je ne dis pas seulement selon la Loi de Dieu, mais même selon les lois humaines. Car je ne pense pas qu’il y ait point de loi humaine, digne d’être appelée Loi, qui exempte les princes de toutes lois, et qui leur permette de faire tout ce qui leur plaît, et d’imposer à leurs sujets toutes les charges qui leur voudront imposer pour leur plaisir. Car quand leurs sujets seraient esclaves, si faut-il encore [encore faudrait-il] qu’il y ait quelque loi entre le seigneur et le serf, et qu’équité modère toutes lois[112].

Ceci conduit Viret à développer une soigneuse analyse historique et économique des « gabelles » et des « tailles » imposées de plus en plus systématiquement par l’administration monarchique française sur la vente de toutes sortes de bien. Ici, l’indignation de Tobie reflète clairement celle de Viret lui-même :

Car depuis que la tyrannie a commencé, elle ne va jamais en diminuant, mais toujours croissant d’avantage. Et pourtant [pour cette raison] il y a des princes et des seigneurs, qui ne regardent [considèrent] plus à leurs tributs et revenus ordinaires, pour compasser [régler] le train et leurs états et leurs desseins et entreprises selon iceux [ceux-ci] ; mais se proposent [présentent] seulement devant les yeux, le train qu’ils ont délibéré de tenir, et les affaires auxquelles ils prétendent, sans considérer si leur état et leur bien le portent [le supportent] ou non, et si leur revenu y pourra fournir [satisfaire]. Mais après qu’ils se sont fait accroire [se faire croire faussement] qu’ils sont grands princes, ou pour le moins ils ont bonne envie de le devenir, et se veulent comparer et faire égaux aux autres qui sont trop plus [beaucoup plus] grands que eux, et se faire plus gros et plus grands qu’ils ne sont et qu’ils ne pourront jamais être, ayant tout cela mis en leur tête ; ils avisent puis après [immédiatement après] comment ils pourront augmenter leurs tributs et revenus, pour parvenir à cette grandeur à laquelle ils prétendent, et pour fournir à la dépense laquelle elle requiert[113].

Jérôme commente :

Jérôme : Et par ainsi [en conséquence] ils font tout à rebours [à l’envers] de ce qu’ils devraient faire. Car au lieu de compasser [bien régler] leur train et leurs desseins à la mesure de leurs tributs et revenus ordinaires ; par le contraire ils veulent faire monter leurs tributs et revenus, à l’équipolent [l’équivalent] du train qu’ils veulent mener, et des affaires qu’ils veulent entreprendre. Et depuis qu’ils en sont là, ils entreprennent souventefois beaucoup de choses, trop plus grandes et plus difficiles que leur puissance ne peut porter. Parquoi [raison pour laquelle] puisque les tributs et les revenus ordinaires ne peuvent monter et atteindre si haut, il est bien force [obligé] de les hausser, pour les faire monter jusques à la hautesse à laquelle il faut qu’ils fournissent, et à laquelle on le prétend de parvenir. Mais le pauvre peuple sait bien puis après aux dépens de qui cela se fait[114].

Suit une minutieuse et rocambolesque énumération par Tobie – un tour de force magistral de satire économique et sociale – de tous les biens qui faisaient l’objet de l’attention des percepteurs du Roi.

Tobie : Car il y a plusieurs lieux esquels [endroits où] les pauvres sujets ne peuvent pas posséder de biens seulement à trois sols vaillant [de la valeur de trois sous], ni vendre seulement une denrée de deux liards qu’il ne faille qu’ils en payent quelque tribut. Et ceux qui ont trouvé ces inventions, se montrent si bons ménagers [administrateurs], qu’ils n’oublient rien. Car pour le premier [d’abord], s’il est question du bétail, il n’y aura rien d’omis, depuis les plus hautes pièces jusqu’aux moyennes, et puis aux moindres de toutes, voire jusques à un petit poussin. Et puis il y a un autre marché à part de leurs cuirs et peaux, et laines, et plumes ; et puis des matières qui sont requises pour les accoutrer [habiller]. Il est aussi question de fruits qu’on peut en tirer, comme toutes sortes de laitages, lait, beurre, fromages de toutes sortes, et autres telles choses, voire jusques à un œuf. Parquoi [raison pour laquelle] on pourrait bien dire d’aucuns [de certains], qu’ils trouveraient à tondre sur un œuf. Et puis pour ce que les bêtes ne peuvent pas vivre sans manger, il faut aussi qu’il y ait tribut sur leurs mangeailles, soit-ce foin, paille, avoine, ou autre telle chose. Leurs lits et litières n’en sont pas aussi quittes. Après les animaux de la terre, on vient aux aquatiques, et selon la quantité et qualité et nature des poissons, les taux sont faits. Et quand aux fruits de la terre, il n’est pas seulement question des blés et des légumes de toutes sortes et espèces, ains [mais au contraire] on y va par le menu jusques aux poires, et aux pommes, et aux prunes, et aux cerises, et jusques aux choux, et aux raves, et aux reffors [raiforts, grosses raves], et aux pourrées [poireaux]. Bref il n’y a pas un poireau ou un oignon qu’on puisse acheter, qui ne soit mis en compte. Et puis il y a le bois, tant pour échauffer et brûler que pour édifier [construire], selon les espèces et qualités ; et puis le chanvre apprêté et non apprêté. Et sans sortir de la terre, on va aux métaux, qui sont pris des entrailles d’icelle, et par toutes leurs espèces, entre lesquels les ferramens [ferrements, instruments et armatures en fer] n’y sont pas mis en arrière [laissés pour compte]. Je laisse les épiceries, les toiles de toutes sortes. Pour avoir plutôt fait, il ne faut dire que tout. Car à peine y a il rien tant menu [si petit] de quoi on se sache aviser [considérer], qui soit exempt de tribut. Mais surtout, on n’y mange pas salé, qu’on ne sache pour combien[115].

Viret discernait très clairement les conséquences du caractère irréaliste des ambitions personnelles, économiques et politiques de la monarchie française. Il en résulterait une instabilité sociale, une haine persistante de la populace appauvrie contre les classes dominantes et, enfin, la révolution. Il désapprouvait, bien sûr, de telles réactions violentes mais percevait parfaitement leur caractère inéluctable. Le mal produirait son effet, car l’on ne saurait arrêter Dieu dans la manifestation de ses jugements. Ces débordements d’ambition démesurée connaîtraient, en temps voulu, leur chute. Mais dans le déroulement de ces événements, la nation serait elle-même irrémédiablement endommagée. C’est Théophraste, le porte-parole théologique de Viret, qui, ici, en répondant à Eustache, le défenseur de la hiérarchie romaine corrompue, exprime le mieux sa pensée :

Théophraste : Quand il le voudrait dire, je lui opposerais saint Bernard, qui déjà de son temps leur a rendu ce témoignage [sur l’hypocrisie du clergé] qui s’ensuit : « Tous sont amis, dit-il, et tous ennemis ; tous chers et familiers, et tous adversaires ; tous domestiques [intimes], et nuls pacifiques ; tous prochains, et tous quièrent [recherchent] ce qui est pour eux-mêmes. Ils sont de Christ, et servent à l’Antéchrist. Ils marchent, honorés des biens du Seigneur, eux qui ne portent point d’honneur au Seigneur. De là, c’est à savoir [que c’est] de ces biens, [que] procède cet ornement de putain [provient cet accoutrement de putain], lequel tu vois tous les jours. L’habit de bateleur [jongleur de foire] ; la pompe [la magnificence] et l’apprêt [l’arrangement] royal. De là procède l’or qui est aux brides, aux selles et aux éperons. De là procèdent les tables somptueuses, délicates et bien fournies, et de viandes, et de tasses et de gobelets. De là viennent les gourmandises et ivrogneries. De là ont-ils les harpes et épinettes, rebecs, luths, clairons et trompettes. De là ont-ils les pressoirs auxquels le vin redonde [abonde], et les celliers et les greniers pleins, découlant et versant de cestui en celui, et de l’un en l’autre. De là ont-ils les tonneaux de vins délicats. De là ont-ils les gibecières pleines et farcies. Pour ces choses ils veulent être et sont prélats des Eglises, Diacres, Archidiacres, Evêques, Archevêques. » Et derechef [de nouveau], au sermon qu’il [saint Bernard] fit au Synode des Pasteurs, ne leur dit-il pas en face : « Vous ne faites pas du patrimoine de la croix de Christ des livres aux Eglises, mais en paissez des putains en vos lits. Vous engraissez les chiens. Vous en ornez les chevaux avec belles brides, leur dorant les poitrines et les têtes ? »[116]

Théophraste, tournant son attention vers les Princes, les Empereurs et les Rois, s’écrie :

Théophraste : Car il n’avait nul soin ni du peuple, ni de la République, ni des lois, ni de la police [du gouvernement], ni de la justice, ni du salut du royaume. Tout son étude n’était sinon à recevoir des deniers, à tirer argent, et trouver manière d’en avoir, pour le dépendre [dépenser] en ses plaisirs et délices. Et quelle différence y a-il aujourd’hui entre lui et nos Pasteurs, et presque tous les princes d’Europe, tant temporels que spirituels ? Que sont-ils guère autre chose, que receveurs et trésoriers, qui ne cessent de toujours imposer tailles nouvelles sur le pauvre peuple, qui est déjà mangé jusques aux os ? De quoi se soucient-ils sinon de toujours recouvrer [acquérir de nouveau] et recevoir, sans jamais dire il suffit, et puis de dépendre [dépenser] en toutes vanités tant leur bien privé que le public ?[117]

Le moyen pour parvenir à un tel but ? Accroître constamment l’imposition universelle de l’Etat sur tous les biens vendus. Le bon sens de Tobie exprime fort bien la plainte d’un peuple constamment écrasé par les extorsions fiscales de ses dirigeants. Il trouve sa consolation dans la certitude qu’un Dieu juste et fidèle exercera immanquablement sa vengeance terrible sur des chefs aussi égoïstes qu’iniques.

Tobie : Au reste je te confesse bien qu’il faut toujours porter honneur et révérence aux princes, et qu’il leur faut obéir en toutes choses qui ne toucheront qu’au corps et aux biens, et qu’on pourra faire sans contrevenir à son salut et à la gloire de Dieu, quand mêmes ils seraient tyrans, et qu’ils assouleraient [soûleraient] leurs sujets par grandes extorsions et violences. Mais il ne s’ensuit pas cependant, qu’ils ne s’acquittent très mal de leur office, et qu’ils n’offensent Dieu grièvement, et que finalement il ne fasse griève [sévère] et horrible vengeance contre eux, s’ils traitent leurs sujets non pas comme bons princes, mais comme cruels tyrans ; car comme j’ai allégué [avancé, cité] de Job, ils doivent considérer que leurs sujets sont hommes comme eux, et qu’ils ont tous un même Seigneur, lequel ne veut pas que les gros mangent les petits, et que les rois et les princes soient entre [parmi, au milieu de] leurs sujets, comme des lions et des loups entre des brebis, ou comme les grosses baleines et les gros poissons sont en la mer entre les plus petits, lesquels ils mangent et dévorent[118].

C’est ainsi que croissait le pouvoir de la monarchie absolue, ainsi que s’enrichissaient ses dirigeants sangsues, tant visibles que cachés. On se trouve ici face à une critique sociale et politique digne de la tradition satirique du Roman de Renart, des Rutebeuf[119] – Eustache Deschamps[120] – Antonio de Guevara[121] – Noël du Fail[122] – Agrippa d’Aubigné[123] – Molière – Jeremias Gotthelf [124] – Louis-Ferdinand Céline – Georges Bernanos – Alexandre Soljenitsyne – Philippe Muray et Eugenio Corti !

Nous ne citerons qu’un texte qui nous montre la parenté d’esprit et de style et de pensée entre Molière et Pierre Viret. Dans son Misanthrope[125], Molière, par l’intermédiaire d’Alceste – personnage qui tient dans cette tragi-comédie le rôle du fou du Roi – s’adressant à son ami bien raisonnable, Philinte, s’écrie :

Non, vous avez beau faire et beau me raisonner,
Rien de ce que je dis ne peut me détourner :
Trop de perversité règne au siècle où nous sommes,
Et je veux me tirer du commerce des hommes.
Quoi ! contre ma partie on voit tout à la fois
L’honneur, la probité, la pudeur, et les lois :
On publie en tout lieu l’équité de ma cause ;
Sur la foi de mon droit mon âme se repose ;
Cependant je me vois trompé par le succès ;
J’ai pour moi la justice, et je perds mon procès !
Un traître, dont on sait la scandaleuse histoire,
Est sorti triomphant d’une fausseté noire,
Toute la bonne foi cède à la trahison !
Il trouve en m’égorgeant, moyen d’avoir raison !
Le poids de sa grimace, où brille l’artifice,
Renverse le bon droit, et tourne la justice !
Il fait par un arrêt couronner son forfait !
Et non content encor du tort que l’on me fait,
Il court parmi le monde un livre abominable,
Et de qui la lecture est même condamnable,
Un livre à mériter la dernière rigueur,
Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur ! […]
Et les hommes, morbleu ! sont faits de cette sorte !
C’est à ces actions que la gloire les porte !
Voilà la bonne foi, le zèle vertueux,
La justice et l’honneur que l’on trouve chez eux !
Allons, c’est trop souffrir les chagrins qu’on nous forge :
Tirons-nous de ce bois, et de ce coupe-gorge.
Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups,
Traîtres, vous ne m’aurez de la vie avec vous[126].


VI. Pierre Viret, philosophe chrétien

J’aimerais conclure cette évocation de la vie et des œuvres de Pierre Viret en citant quelques extraits du dernier livre publié par lui : L’interim fait par dialogues[127], ceci afin d’illustrer dans quel esprit il a mené sa défense de la foi chrétienne, défense qui, pour lui, était inséparable de la proclamation claire et complète de l’Evangile, et surtout du fait de le vivre. Pour Viret, l’évangélisation (pour utiliser un mot qui n’existait pas au XVIe siècle) ne pouvait être dissociée de l’apologétique. Le véritable rétablissement de la Foi chrétienne était ce qu’il appelait une re-formation, non pas dans le sens d’une simple réforme des structures déformées de l’Eglise, de l’Etat et de la Société, mais plutôt celui d’un retour de ces institutions à leur forme véritable, à leurs traits originels, tels qu’ils sont décrits dans les Ecritures infaillibles de Dieu, la Bible. Car le véritable motif, la forme substantielle, tant de l’Eglise que de la vie chrétienne ne peut se trouver que dans le modèle biblique et évangélique. Voyons comment Viret s’exprime :

Car puisque Jésus Christ, le Fils de Dieu, a été envoyé du Père pour accomplir parfaitement toutes les ombres de la loi et tout ce qui a été figuré et écrit de lui en icelle, et par tous les prophètes, et semblablement pour restaurer et reformer l’Eglise et la mettre au vrai état auquel il a voulu qu’elle demeurât jusques à la fin de la consommation du monde, je ne doute point qu’il ne lui ait donné la vraie forme de religion qu’il a voulu qu’elle retint immuablement à toujours, et qu’il l’ait mise [établie] en la plus grande perfection qu’elle ait pu jamais avoir en cette vie[128].

Nous pourrions alors demander : où trouver, d’après Viret, le modèle originel, forme première à laquelle nous devons retourner si nous voulons œuvrer au rétablissement des desseins de Dieu pour sa création ? Sa réponse est on ne peut plus claire : la défaillance de la raison déchue des hommes les incite à rechercher une parole certaine :

A cause de quoi on n’en peut faire bon jugement, sinon par l’expresse parole de Dieu. Parquoi [raison pour laquelle] il faut toujours revenir aux Ecritures pour avoir vraie résolution de ce différend, car elles nous rendent certain témoignage de la volonté de Dieu et de tout ce qu’il approuve pour bon et réprouve pour mauvais.

Il ajoute :

Tous ceux qui en apparence sont tenus pour être de l’Eglise n’en sont pas toujours à la vérité. Et d’autre part, il advient souvent que beaucoup de grands vices règnent en la plus grande troupe. Parquoi [à cause de quoi] si on veut juger de la pureté et de la plus grande excellence et perfection de l’Eglise par la vie et par les œuvres de la plus grande part de ceux qui en sont quant à l’apparence de dehors, on y trouvera le plus souvent une merveilleuse [prodigieuse] confusion. Et si on regarde aux plus saints et aux plus parfaits mêmes qui y puissent être, on trouvera encore souventefois [bien des fois] de fort grandes imperfections et des fautes fort notables, et même fort scandaleuses en eux, comme on en peut juger par les fautes des saints personnages desquels l’Ecriture fait mention. Et pourtant [pour cette raison] nous serons toujours contraints de revenir à la pureté de la doctrine et au témoignage que les lettres divines en rendent[129].

Et il conclut :

Mais puisqu’il faut juger de la doctrine et des écrits des docteurs anciens par les Ecritures saintes, et les examiner à la règle d’icelles [de celles-ci], comme eux-mêmes le témoignent [l’affirment], il est facile à voir qu’il n’y a point de juge plus compétent, ni auquel on se puisse pleinement et sûrement résoudre [assurer, tirer d’embarras], que la pure parole de Dieu comme elle est contenue ès lettres divines. Nous devons entendre le semblable [comprendre la même chose] de tous les anciens conciles et canons, et de toutes les constitutions et traditions humaines, vu qu’il y a même raison [argument]. Et puisqu’ainsi est, je conclus toujours, comme auparavant, que nous ne pouvons trouver forme ni patron [exemple] de vraie reformation de l’Église plus propre ni plus certain que celui qui nous est proposé en l’Eglise la plus pure et la plus ancienne, de laquelle la forme et l’image nous est proposée [présentée] par les livres tant des Évangélistes que des apôtres[130].

Nous demandons alors de quelle façon Viret pense-t-il pouvoir obtenir le rétablissement de la forme originale de l’Eglise ? [131] Quelle est sa position quant à l’attitude très répandue au XVIe siècle selon laquelle le choix de la religion pratiquée dépendait surtout des convictions du Prince régnant ? Viret écrit ceci sur l’absurdité de la contrainte de l’Etat en matière de religion :

Car la foi et la religion ne peuvent être forcées, ains faut qu’elles procèdent d’un cœur franc [libre] et entier [intègre], lequel les hommes ne peuvent pas donner, mais le seul Dieu. Car c’est lui seul qui illumine les cœurs et les entendements de ceux qu’il lui plaît par son saint Esprit, sans lequel nul ne peut avoir vraie connaissance de la vraie religion ni la suivre comme il appartient [convient]. Car si on veut contraindre un homme à suivre une religion de laquelle il n’a point la connaissance ou à laquelle il n’a point son cœur et son affection, c’est temps perdu. On le pourra bien contraindre à faire bonne mine par apparence extérieure et à faire semblant au dehors d’avouer [admettre] et d’approuver la religion laquelle néanmoins il désavouera et réprouvera en son cœur. Parquoi [raison pour laquelle] on pourra par ce moyen facilement faire des hypocrites et des marranes[132], mais non pas de bons chrétiens.

Il poursuit en élargissant le débat :

Et pourtant [pour cette raison] je ne condamne pas seulement ceux qui veulent contraindre les fidèles par force à suivre la fausse religion [romaine], laquelle ils ont renoncée, mais aussi ceux-là qui veulent contraindre ceux qui s’appellent Catholiques, voir même les Juifs et les Turcs, et tous qui suivent fausse religion, à faire profession de la vraie en laquelle il ne sont pas instruits. Car il les faut premièrement gagner par la doctrine [instruction, connaissance]. A cette cause [pour cette raison] il vaut mieux remettre un chacun en la main de Dieu, et que cependant [en attendant] ceux qui le craignent prient pour les pauvres aveugles et ignorants et qu’ils fassent tous les devoirs qu’il leur sera possible à les gagner par tous les moyens, lesquels Dieu a ordonnés à cela et lesquels il leur mettra en main[133].

Viret précise sa pensée :

Car comme nous l’avons déjà dit, on ne fait pas les bons Chrétiens à l’épée et par feux et fagots, et par force et violence. Donc un tel support [aide] était trop meilleur qu’une cruelle boucherie qui eût seulement été en diffame [discrédit] à la religion chrétienne. Et pourtant [pour cette raison] les princes chrétiens faisaient beaucoup pour lors [pour ce temps-là] quand ils pourvoyaient à ce que les fidèles fussent point empêchés [entravés] ni molestés par les infidèles. Les Chrétiens pareillement se tenaient tout coi [tranquille], tâchant en toutes manières de gagner à la religion chrétienne tant les Juifs que les païens par bons exemples tant de bonne doctrine que de bonne vie[134].

Voilà, explique Viret, comment on peut gagner des hommes par l’enseignement à la foi chrétienne. Et il nous explique de façon plus détaillée la manière de procéder avec les gens qui sont enfoncés dans les séductions des erreurs et des hérésies :

Il faut donc mettre différence entre les erreurs et les abus qui commencent et ceux qui ont déjà été reçus de longtemps, et qui sont déjà tellement invétérés qu’ils sont convertis en coutume et sont tenus pour religion. Car comme ils ne sont pas d’un jour ni d’un an, ainsi ils ne peuvent pas être arrachés et abolis en une heure et en un moment, ains [mais au contraire] faut que cela se fasse avec le temps, et par les plus doux moyens qu’on pourra trouver, et principalement par le moyen de la doctrine [l’enseignement]. Car si un homme est persuadé que l’opinion et la religion qu’il suit est bonne, et la tient pour vraie et certaine, on ne la lui arrachera pas du cœur et d’entre les mains si on ne lui fait premièrement connaître son erreur, et s’il n’est persuadé d’autre persuasion contraire à la sienne première. Laquelle chose ne se peut faire que par la doctrine prise de la pure parole de Dieu. […] Parquoi [raison pour laquelle] si on ne leur ôte premièrement cette opinion de la tête par la pure prédication de l’Evangile, on ne profitera [progressera] pas beaucoup avec eux par force et par violence, ains [mais au contraire] on les rendra plutôt plus opiniâtres et obstinés en leurs erreurs et en leur fausse religion, comme on le voit par expérience[135].

Pour Viret, toute véritable certitude est impossible pour ceux qui sont dans l’erreur :

Car ceux qui sont en hérésie et suivent fausse religion ne peuvent jamais avoir certaine [indubitable] assurance d’icelle. Car ils n’en ont point d’autre fondement qu’en opinion qui n’est jamais certaine. Mais les vrais fidèles ne sont point fondés sur leur opinion, ni d’autres hommes quelconques, mais sur la pure et expresse parole de Dieu sur laquelle ils sont fondés, non pas par opinion, mais par certaine foi, laquelle est autant différente à opinion que certaine science. […]

Quand donc il est question de pourvoir [répondre] aux erreurs des hérésies, il faut premièrement bien aviser [considérer] si ce qu’on appelle erreur et hérésie l’est ou non. Car on se trompe souvent en ce point, comme nous l’expérimentons bien aujourd’hui en ces différents esquels [dans lesquels] nous sommes touchant la religion. Et puis s’il se trouve qu’il y ait erreur ou hérésie, il faut travailler à en retirer par bonnes raisons et bonnes remontrances [enseignements] et admonitions [exhortations] prises de la parole de Dieu ceux qui en sont infectés, et garder envers eux tous les degrés [étapes] qui doivent être observés en la discipline et ès censures [corrections] ecclésiastiques jusques au dernier. Et si après toutes ces choses il en est encore requis que le magistrat y mette la main, il ne faut pas aussi qu’il vienne du premier coup à l’extrême rigueur, mais qu’il use premièrement de tous les moyens les plus convenables qu’il pourra trouver pour plutôt gagner les errants que les perdre du tout [entièrement][136].

Viret indique quelle doit toujours être l’attitude des croyants :

Car les vrais fidèles ont toujours mieux aimé gagner et vaincre leurs ennemis, et combattre contre eux par bonne doctrine, par foi, par charité et par constance et patience et par prières et oraisons, et par toutes bonnes œuvres, que par feux et par glaives, et que par force et violence.

Et pourtant les hérétiques ont ordinairement toujours plus persécuté les vrais fidèles que les vrais fidèles ne les ont persécutés. Car quand les hérétiques se sont vus et sentis les plus forts, ils ont fait tous leurs efforts d’abattre du tout [entièrement] les fidèles et les ont fait persécuter cruellement. Les Juifs et les païens en ont fait tout autant.

Nous voyons encore aujourd’hui le semblable en ceux qui maintiennent leurs anciennes superstitions et idolâtries et leur fausse religion [romaine]. Car de quelles cruautés ont-ils usé contre les fidèles quand ils l’ont pu faire ? Et combien est ordinairement leur cruauté insatiable et difficile à saouler de sang humain ? Mais quand les vrais fidèles ont eu l’avantage de leur côté, ils ont toujours usé de plus grande modération et douceur envers leurs ennemis et s’en sont bien trouvés quand ils se sont pu contenir sans telle modestie. Car finalement la vérité a toujours obtenu victoire[137].

Il est certainement devenu évident pour le lecteur que Pierre Viret peut, sans hésitation, être considéré comme l’une des grandes figures (bien que des plus ignorées) non seulement de l’histoire de la Réforme, mais également de celle de l’Eglise chrétienne tout entière. Je terminerai par un extrait du dernier texte à être publié par lui et que nous venons abondamment de citer, L’interim fait par dialogues. Ecoutons la fin de ce plaisant dialogue :

David : Combien que [bien que] l’autorité et puissance des magistrats aient grande vertu à contenir [force pour maintenir] les hommes en leur rang, toutefois si elle est aidée par les admonitions [exhortations] et remontrances [reproches] des ministres de la parole de Dieu envers le peuple, les magistrats en seront beaucoup soulagés ; comme par le contraire [au contraire] si au lieu d’exhorter à paix et à concorde ils sont des trompettes de sédition et de guerre, ils leur donneront de grands empêchements [entraves, gênes]. Et pour ce il est bien de besoin [bien nécessaire] et fort convenable à leur office [charge] qu’ils aident en cela tant qu’ils pourront aux bons magistrats. Et s’ils sont mauvais encore rompront-ils beaucoup de mauvaises entreprises et empêcheront beaucoup de tumultes et troubles par leurs admonitions.

Au reste, si bon devoir que tous puissent faire et si bon ordre qu’on puisse mettre au monde, il ne faut point que les enfants de Dieu se promettent jamais telle paix en icelui qu’il n’y ait toujours angoisse pour eux, comme Jésus Christ les en a admonestés [Jean 16.33]. Car comme ils ne peuvent avoir double paradis, à savoir un en ce monde et un autre en l’autre, ainsi ils ne peuvent avoir double paix. Car s’ils ont paix avec Dieu, ils ne la peuvent avoir avec le diable son adversaire, et avec le monde duquel il est appelé Prince par Jésus Christ et par saint Paul, comme nous l’avons déjà ouï [entendu].

Et pourtant [à cause de cela] il faut que les enfants de Dieu tiennent toujours pour tout résolu [certain] ce que saint Paul a dit, à savoir qu’il faut entrer au Royaume de Dieu par beaucoup de tribulations, et que tous ceux qui veulent vivre en la crainte de Dieu, en Jésus Christ, souffriront persécution [Actes 14.22 ; 2 Timothée 3.12]. Et pour ce il faut qu’ils aient toujours recours au remède lequel Jésus Christ leur propose [déclare] quand il dit « Possédez vos âmes par votre patience » [Luc 21.19], et celui pareillement qui nous est proposé par Esaïe quand il dit : « En silence et espérance sera votre force. » [Esaïe 30.15]. Cela vaut autant comme s’il disait : « Tenez-vous tant coi [tranquille] et paisible et mettez votre fiance et espérance en Dieu, et il sera votre force et votre bouclier et défense, qui combattra pour vous et vous tiendra en sa sauvegarde. »

Tite : Puis donc ainsi est, c’est le meilleur qu’en usant des moyens que Dieu nous donne, en nous recommandant à lui, nous nous remettions totalement entre ses mains, et que nous nous gardions bien d’avoir guerre avec lui en voulant avoir paix avec le diable et le monde, et que nous perdions le vrai paradis céleste pour en avoir un terrestre en cette vie mortelle.

David : Nous devons bien aviser [considérer] à cela. Car nous ne gagnerons pas au change. Et au surplus, ce [temps] pendant qu’il plaira à Dieu que nous vivions en ce monde, il nous faut travailler à bien pratiquer la doctrine qui nous est proposée par saint Paul, quand il dit : « Bénissez ceux qui vous persécutent ; bénissez-les, dis-je, et ne les maudissez point. Réjouissez-vous avec ceux qui s’éjouissent et pleurez avec ceux qui pleurent, ayant un même sentiment entre vous, n’affectant [avoir en affection] point choses hautes, mais vous accommodant aux basses. Ne soyez point sages en vous-mêmes. Ne rendez à personne mal pour mal. Procurez choses honnêtes devant tous les hommes. S’il se peut faire en tant qu’en vous est, ayez paix avec tous les hommes. Ne vous vengez point vous-mêmes, mes bien-aimés, mais donnez lieu à l’ire, car il est écrit « A moi la vengeance ; je le rendrai, dit le Seigneur ». Si donc ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif donne-lui à boire, car en ce faisant, tu lui assembleras charbons de feu sur sa tête. Ne sois pas surmonté par le mal, mais surmonte le mal par le bien ». [Romains 12.14-21] Ainsi faisant, nous serons, tels que Jésus Christ veut que ses disciples soient quand il dit : « Ainsi reluise votre lumière devant les hommes afin qu’ils voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est aux cieux. » [Matthieu 5.16] C’est cela aussi à quoi saint Paul nous exhorte, disant : « Faites tout sans murmures ni questions, afin que soyez sans reproches et simples, enfants, dis-je, de Dieu, irrépréhensibles au milieu de la nation tortue [tordue, corrompue] et perverse, entre [parmi] lesquels luisez comme flambeaux au monde, qui portent au devant la parole de vie. » [Philippiens 2.14-16]

Tite : Ce bon Dieu nous veuille faire la grâce, et à tous ceux qui se glorifient du nom de Chrétien, de bien mettre en effet cette sainte doctrine[138].


Conclusion : Pierre Viret, un penseur biblique et créationnel

Comment conclure cette brève évocation de la vie, la pensée et l’action de Pierre Viret en tant que Réformateur dans le monde francophone du XVIe siècle ? Comment caractériser son bon sens toujours, à la fois, hautement spirituel et très terre à terre ? Comment lui fut-il possible de développer une analyse, à la fois si précise et si complète des problèmes spirituels, intellectuels, économiques et politiques de son époque, une analyse si exacte que ses écrits éclairent, aujourd’hui encore, avec la plus grande précision, les difficultés et les impasses dont souffre notre propre époque ? J’offrirai une réponse provisoire avec les suggestions suivantes :

  1. Viret considérait constamment tous les aspects de la réalité du point de vue de Dieu, telle qu’elle était révélée dans sa Parole écrite.
  2. Cette attitude, à la fois théonomique et présuppositionnelle, lui venait de sa perspective entièrement biblique, point de vue qui témoignait de son esprit éminemment catholique : il prenait en considération tous les aspects de la Parole de Dieu tout entière.
  3. En ceci, la pensée théologique de Viret différait profondément de celle du dualisme à tendance gnostique qui marque une grande partie de la pensée de l’Eglise chrétienne aujourd’hui. D’un côté, pour l’Eglise, une pensée théologique biblique – infidèle ou fidèle – peu importe ; de l’autre, pour la réalité créée, la pensée autonome de la science. La conséquence de ce dualisme, fruit de la révolution scientifique et philosophique du début du XVIIe siècle, fut, et le Rationalisme intellectuel, et l’Irrationalisme sentimental. Comme le disait le poète anglo-saxon Thomas S. Eliot, déjà avant la Première Guerre mondiale : « Ce n’est rien d’autre que la dissociation radicale entre l’intelligence et la sensibilité qui nous menace. » Cette révolution culturelle, qui tire son origine des spéculations logiques et mathématiques des philosophes nominalistes de la fin du Moyen Age[139], fut imposée à toute notre civilisation, d’un côté par le subjectivisme de Descartes et, de l’autre, par l’exclusion de la cause finale (Dieu) et de la cause formelle (le sens biblique et créationnel de la réalité) de la méthodologie même des sciences nouvelles et des techniques qui en découlent. Ce n’est rien d’autre que la prétention à l’objectivité de la science mathématique et expérimentale de Galilée[140]. Par ailleurs, le règne aujourd’hui universellement établi de la logique binaire nominaliste de Pierre de la Ramée (Petrus Ramus, philosophe français, 1515-1572[141]) eut pour effet inéluctable de mettre le Rationalisme à l’ordre du jour[142]. Cette tendance rationaliste fut introduite dans la tradition puritaine par des disciples de Pierre de la Ramée, enthousiasmés par la découverte de cette logique simplificatrice binaire, ceci en opposition à la logique plus complexe d’Aristote, alors encore en vigueur dans toutes les Universités d’Europe. Cette logique aristotélicienne, qui avait largement prévalu jusqu’alors dans la pensée orthodoxe et catholique de l’Eglise chrétienne (cela même chez les Réformés), est la logique qui est celle du sens commun que l’on retrouve autant dans l’ordre créé que dans la Bible elle-même. Parmi ces innovateurs (Descartes, Bacon et Galilée ne firent que suivre les traces du nominalisme ramiste, et plus loin dans le passé, la révolution occamiste du XIVe siècle), nous retrouvons des théologiens de tradition calviniste et puritaine[143] de l’envergure des Andrew Melville[144] (Ecosse), William Ames[145] (les Pays-Bas et la Nouvelle-Angleterre), William Perkins[146] (Angleterre) et Johann Heinrich Alsted[147] (Allemagne). L’introduction d’une telle logique simplifiée dans les Académies réformées fut vigoureusement contestée par Théodore de Bèze à Genève, par Heinrich Bullinger à Zurich et, plus tard, par Ghisbertus Voetius[148] aux Pays-Bas. Elle fut ignorée en Angleterre par John Owen – le plus éminent des Puritains – ainsi que par le grand théologien genevois François Turrettini et son successeur, Bénédict Pictet, le dernier théologien réformé, aux convictions confessionnelles, de la Genève du XVIIIe siècle. Dans cette lignée anti-ramiste se situent aussi, pendant la première moitié du XXe siècle, le théologien néerlandais Herman Bavinck et son compatriote le philosophe Herman Dooyeweerd, ainsi que les théologiens français Auguste Lecerf, Pierre Marcel et Pierre Courthial. Cette simplification théologique et philosophique, nominaliste et ramusienne, était évidemment totalement étrangère à la pensée, tout à la fois limpide et cohérente, de Pierre Viret.
  4. Viret avait compris que l’ordre diversifié et complexe que révèle la lecture des Saintes Ecritures est du même ordre que celui que l’on peut découvrir à la fois dans l’univers créé par l’Auteur des Ecritures et dans la direction providentielle que manifeste l’alliance divine agissant dans l’histoire de l’Eglise et du monde. Cette préoccupation que l’on découvre constamment chez Viret de vouloir tenir ensemble, d’une manière soigneusement équilibrée, la totalité de la Révélation scripturaire ainsi que tous les aspects si divers de l’ordre créé, donne à son langage théologique un équilibre et une modération d’une saveur presque patristique[149].
  5. Il n’opposa donc pas, mais bien plutôt distingua, la nature et la grâce, la révélation générale et spéciale. Car, dans la pensée de Viret, tant la création que la rédemption étaient issues du même Dieu Unique, Père, Fils et Saint-Esprit. Une telle théologie l’amena à considérer tous les aspects de la réalité, même aujourd’hui déformée par le péché, comme autant de témoignages de la bonté de l’ordre créé ; pour Viret, cet ordre maintenant « difformé », pouvait non seulement être illuminé par la révélation surnaturelle divine, mais finalement restauré, « reformé » en Jésus-Christ, par la grâce souveraine, toute-puissante et bienveillante du Dieu Créateur, Sustenteur et Rédempteur, Père, Fils et Saint-Esprit.
  6. Ainsi, pour parler à ses contemporains de Dieu et de ses décrets justes et pleins de miséricorde, Viret ne se limitait pas simplement à une exposition fidèle des Ecritures (pour lui ces écrits divins constituaient une norme absolue), mais il cherchait, dans sa prédication et dans ses écrits, à utiliser tous les aspects de la réalité, tant créée que providentielle. Il considérait, en conséquence, chaque aspect de l’activité culturelle des hommes comme constituant un tremplin à partir duquel la prédication de l’Evangile pouvait toucher le cœur et l’intelligence de ses auditeurs. Il faisait ainsi feu de tout bois. Il utilisait les proverbes populaires, la philosophie, la poésie, les annales historiques, l’analyse économique et la description des détails de l’anatomie humaine et animale. Rien ne se trouvait donc étranger à sa pensée chrétienne. Il a vécu avant l’élimination par la science moderne des causes finales et formelles de la pensée de notre culture. Pour Viret, toute chose avait son sens et sa fin en Dieu et était ordonnée et soutenue par lui, ceci même après la chute. Pour Viret, toutes choses pouvaient être amenées à parler de Dieu, pour autant qu’elles aient été perçues, selon leur nature propre, à la lumière de la Parole inspirée et infaillible de Dieu. C’est ainsi que, fondée sur son présuppositionnalisme biblique, il pouvait faire un usage évidentialiste de chaque fait présent dans l’ordre créé pour parler de Dieu et de l’ordonnance immuable donnée par le Créateur à tous les aspects de la création.
  7. Ainsi, pour reprendre un vocabulaire qui lui était étranger, Viret était dans sa pensée apologétique et dans sa prédication de l’Evangile à la fois pleinement « présuppositionnaliste » et entièrement « évidentialiste ». Il chercha ainsi à amener toutes les pensées désordonnées et déformées des hommes captives à l’obéissance de Jésus-Christ[150]. Une telle catholicité – la totalité de l’Ecriture éclairant la totalité de la réalité créée et providentielle – était certainement la source du succès immense que connurent ses prédications. Il pouvait ainsi atteindre toutes les préoccupations de ses contemporains dans le langage familier de dialogues qu’ils pouvaient aisément saisir.
  8. Pour ne prendre qu’un exemple, la pensée économique de Viret était à la fois théologique et morale, historique et sociologique, structurelle et humaine. Il pouvait de cette façon percevoir et exprimer la mécanique des réalités économiques et, en même temps, rapporter ces réalités structurelles aux responsabilités immédiates et à long terme (ceci tant en bien qu’en mal) des agents économiques humains. Ces agents humains du processus économique étaient présentés comme agissant en tant qu’instruments moralement responsables, capables de produire un bon ou un mauvais fruit, ou travailler à la corruption ou au développement productif de l’ordre social. Viret aurait considéré, autant la « main invisible » d’Adam Smith que les « lois de fer de la science économique » de Karl Marx comme des réalités purement imaginaires, car ces deux conceptions ignoraient l’impact proprement économique des actions morales (ou immorales) des agents humains moralement responsables, car créés à l’image de Dieu. La vie économique pour Viret était placée sous la souveraine autorité de Dieu qui avait, dès le commencement, fait alliance avec sa création, donc aussi avec le monde économique des hommes.
  9. Pour terminer, il nous faut reconnaître que cette réflexion pleinement catholique (tota Scriptura), inspirée théologiquement de part en part et appliquée par Pierre Viret à tous les domaines de la pensée humaine, provient non seulement de ses préoccupations bibliques, mais aussi du fait que sa pensée était ouverte à tous les aspects de l’ordre créé et providentiel. En ceci, sa pensée se trouvait en opposition complète au dualisme de ce rationalisme binaire qui s’est graduellement emparé de l’intelligence occidentale depuis la révolution occamiste du XIVe siècle pour s’épanouir pleinement avec la naissance de la science moderne au début du XVIIe siècle. La victoire totale de cette pensée simplificatrice, anticréationnelle et antibiblique – pensée par-dessus tout mortellement hostile à toute transcendance véritable – a été le malheur de notre civilisation, pire encore, elle est la source principale de la destruction de toute compréhension véritable de l’ordre créé. Elle conduisit également, dans cette culture que l’on pourrait appeler, avec quelque ironie, la « civilisation moderne », à cette difficulté extrême qu’éprouve l’Eglise de Dieu à élaborer une théologie véritablement biblique – rédemptrice et créationnelle – cela dans toute la magnificence de la foi pleinement orthodoxe, apostolique et catholique.
  10. Il est, à mon humble avis, grand temps que l’Eglise de Dieu (et, par son enseignement, nos nations elles-mêmes) en revienne à entendre ce que Pierre Viret peut nous dire, aujourd’hui encore, sur les desseins immuables, bienveillants, miséricordieux et justes du Dieu trois fois Saint concernant la condition présente si navrante des hommes et du monde que nous continuons à détruire.

C’est ainsi que Simon Goulart, successeur de Théodore de Bèze comme Modérateur de la Compagnie des Pasteurs de l’Eglise de Genève, traduisit en français les vers latins que son collègue avait consacrés au souvenir de son vieil ami et compagnon d’armes, Pierre Viret.

Le trépied d’élite
Calvin fut admiré de l’Eglise française,
Pour son savoir exquis tout autre surpassant.
Elle admira Farel sa forte voix haussant,
Dessus tout autre voix qui la tance et l’apaise.
Ravie elle est liée à la diserte bouche
De l’éloquent Viret. France, si le savoir,
Le zèle, le parler de ces témoins te touche,
Et te rejoint à Dieu, tu peux salut avoir ;
Sinon, de ta ruine approche jà le terme,
Etant de ces trois-ci le témoignage ferme.
* *
Pierre Viret

Voyant ce corps battu de langueur, de poison,
De plaies, de travaux, de veilles, d’abstinence,
La vertu[151] du Seigneur j’adore en grand silence,
Et sous ses hauts secrets je range ma raison.
Lisant les beaux écrits que dans cette prison,
Viret, tu as dressés, témoins de ta science,
De ton vif jugement, et de ta conscience,
Vraiment je vois que Dieu habite en sa maison.
Je connais que mon Christ a soin de son Eglise,
Quand en ce feu mi-mort si grand flamme il attise,
De tant d’hommes les cœurs échauffant, éclairant.
Si le fol, rejetant les sacrés-saints oracles,
Nous demande aujourd’hui quelques nouveaux miracles,
Viret lui en fournit et vivant, et mourant[152].


Annexes

Brève note sur la théonomie et les trois aspects de la Loi

Il existe évidemment divers types de pensée « théonomique ». J’écrivais récemment à un ami pasteur réformé confessant ce qui suit :

Pour ce qui concerne ma lecture du Décalogue, je me base sur les principes suivants dans mes prédications détaillées consacrées aux Dix Commandements.

  1. Les Dix Paroles données à Moïse par Jésus-Christ au Mont Sinaï peuvent être considérées comme constituant les premiers principes de toute pensée éthique, tout comme les premiers chapitres de la Genèse contiennent les premiers principes de la métaphysique, de l’ontologie et de l’épistémologie.
  2. Ces principes éthiques existaient bien avant leur première formulation explicite au Mont Sinaï et sont l’expression de ce qui se trouve au cœur du caractère juste et saint de Dieu et, par conséquent, de la loi naturelle (créationnelle), exprimant l’ordre de la création.
  3. Ils doivent toujours être compris en fonction de l’application casuistique détaillée du Décalogue contenue dans la Torah.
  4. Ils doivent être lus à la lumière de la littérature sapientiale biblique.
  5. Leur compréhension est rendue plus explicite par l’enseignement des Prophètes.
  6. Ils doivent être compris à la lumière de l’enseignement de Jésus-Christ (leur Auteur) tel que nous le trouvons dans les évangiles.
  7. Enfin, il faut soigneusement considérer l’enseignement des Apôtres pour avoir une compréhension correcte du Décalogue.

Cette manière de procéder conduit à une compréhension très précise des exigences de la Loi de Dieu et nous donne une grande clarté quant à leur application présente ainsi qu’à leur application en tous lieux et de tout temps.

En conclusion, les Dix paroles ou Décalogue doivent être lues : a) dans la lumière précise de l’application casuistique des lois bibliques ; b) comme devant être appliquées aux cas particuliers avec sagesse ; c) comme devant être comprises à la lumière plus complète des enseignements de la Nouvelle Alliance ; d) en harmonie avec l’ordre naturel, l’ordre créationnel.

A un professeur de théologie aux convictions réformées confessantes j’écrivais aussi récemment au sujet de la distinction thomiste et calviniste classique entre loi morale, loi cérémonielle et loi judiciaire ce qui suit :

Mes questions demeurent :

  1. Quelle justification véritablement biblique trouvons-nous pour la triple distinction Thomiste-Calviniste entre les lois morales, cérémonielles et judiciaires ?
  2. Si la distinction entre la loi morale/judiciaire et la loi cérémonielle est parfaitement bien attestée dans le Nouveau Testament, où trouvons-nous dans la Bible – en dehors de Deutéronome 6.1, texte qui ne prouve rien – la triple distinction défendue par Thomas d’Aquin et Jean Calvin ?
  3. Comment distinguer la loi morale de la loi judiciaire ? Prenez le neuvième commandement que j’étudie présentement et sur lequel je prêche régulièrement. Est-ce une loi judiciaire ou morale ? Il a certainement la forme d’une loi judiciaire, traitant comme il le fait du faux témoignage devant un tribunal. Mais ses applications morales n’en sont pas moins, elles aussi, évidentes. Comme cela est très courant dans le Décalogue, les Dix Paroles semblent en général commencer par formuler l’interdiction du crime le plus radical – cas éminemment juridique -, répréhension qui couvre sous son autorité toute infraction semblable placée sous cette interdiction.
  4. Je ferai ici un pas supplémentaire : les Dix Commandements (à l’exception sans doute du dixième qui traite des motivations de celui qui commet l’infraction) ne sont-ils pas tous des ordres simultanément judiciaires, moraux et théologiques. Le sixième commandement, par exemple, n’ordonne pas simplement : « Tu ne tueras pas », interdiction essentiellement morale, mais prend une forme proprement judiciaire en décrétant : « Tu ne commettras pas de meurtre. »
  5. La distinction entre « loi morale » et « loi judiciaire » substitue un homme imaginaire à l’homme réel, car il s’agirait, en ce cas, d’un homme qui ne serait pas à la fois individu et « animal politique », c’est-à-dire un être personnel et social. Tout notre comportement moral (je ne parle pas ici de nos motivations qui relèvent de notre cœur pécheur, un véritable abîme) se rapporte inévitablement à autrui : ou à Dieu ou à notre prochain. Il a donc un caractère social.
  6. La bonne problématique n’est donc pas d’opposer le moral au judiciaire (selon un mode de penser binaire), mais de se demander : quelles étaient les lois bibliques – à la fois nécessairement morales et judicaires – qui s’appliquaient spécifiquement à l’Israël de l’Ancien Testament et quelles sont celles qui ont une valeur universelle, relevant de ce qu’on appelle l’« équité générale » ou « loi naturelle ». Formulé autrement, on peut se poser la question : existe-t-il des lois morales/judiciaires dans la Torah, spécifiques à l’Israël biblique ? Voici la question qui me semble ici être la seule pertinente. Nous devons constater que même le quatrième commandement, relatif au Sabbat, n’est pas retenu comme tel dans la Nouvelle Alliance. La célébration du dernier jour de l’ancienne création – le samedi – passe avec la Nouvelle Alliance, à celle du premier jour de la nouvelle – le dimanche, dans un sens, comme l’indique Hilaire de Poitiers, le huitième jour de la semaine divine. Quelles sont alors les lois morales/judiciaires de la Torah qui perdurent pour la vie de l’individu, de la société et de l’Eglise ? Les lois spécifiques exclusives à l’Israël biblique se situent, en effet, sur le même plan que ses lois cérémonielles. L’abrogation de ces diverses lois, maintenant caduques, provient de l’accomplissement définitif – la clôture de l’alliance historique de Dieu avec la nation d’Israël – de ce qui concerne spécifiquement la participation de cette nation à la venue du salut dans le monde au moyen de l’Incarnation du Seigneur Jésus-Christ. Nous ne pouvons pas, par ailleurs, correctement comprendre le sens exact des Dix Paroles données au Sinaï sans les placer dans le contexte complet de leur explication biblique. Cette exégèse normative inspirée se trouve dans l’application casuistique du Décalogue contenue dans le Pentateuque. Il faut également lire les Dix Paroles du Sinaï – comme je le démontre dans les sept règles herméneutiques formulées ci-dessus – à la lumière de toute l’Ecriture ainsi que dans l’éclairage de l’ordre créationnel (ou naturel) dont nous trouvons les principes dans les premiers chapitres de la Genèse. Ajoutons, enfin, que la loi biblique est, par bien des côtés, plus proche du caractère jurisprudentiel inductif du droit coutumier que de celui élaboré par un mode de pensée scotiste-rationaliste déductif – celui du droit moderne – qui ne fait qu’élaborer logiquement les codes de lois à partir de principes juridiques premiers établis a priori et souvent de manière subjective parfaitement arbitraire.
  7. Finalement, toutes ces lois, qu’elles soient valables présentement ou non, font intégralement partie de la Parole de Dieu, Parole portant le sceau d’une inspiration divine infaillible et sont, en conséquence, remplies d’un sens venant de Dieu lui-même. Quel est donc leur sens ? Plus je les étudie, plus j’en viens à me rendre compte de leur sagesse, non seulement sur les plans moraux, sociaux et judiciaires, mais également sur les plans spirituels et cosmologiques. Il ne semble pas, par ailleurs, que la formulation précise que l’on trouve au sujet de ces trois ordres de la loi dans l’enseignement de Thomas d’Aquin et de Jean Calvin – ceci malgré la grande attention qu’ils portent au détail de la Loi de Dieu – ne rende compte des données bibliques. Par ailleurs elles n’ont guère encouragé les théologiens calvinistes et thomistes à approfondir le sens exact des divers aspects de la Loi divine. Cependant des hommes de Dieu, tels Jean Chrysostome, Thomas d’Aquin, Pierre Viret, Jean Calvin, Heinrich Bullinger, Lancelot Andrewes, Thomas Watson, Bénédict Pictet, Friedrich-Julius Stahl, Cornelius Van Til, Rousas John Rushdoony, Greg Bahnsen, Gary North et Pierre Courthial, ainsi que bien d’autres figures de second plan, nous ont rendu un immense service en sondant le sens de tous les aspects de la Loi de Dieu, qu’elle soit morale, judiciaire ou cérémonielle.

Pour conclure, disons ceci. L’on peut, dans une certaine mesure, justifier sur le plan de la théologie systématique la triple distinction que l’on trouve chez Thomas d’Aquin, Jean Calvin et dans la Confession de Westminster, entre la Loi morale (valable en tout temps et en tous lieux), la Loi judiciaire (étroitement unie à la loi morale mais, dans sa formulation, sujette à certaines variations de lieux et de temps) et la loi cérémonielle d’Israël (abrogée, car ayant parfaitement atteint son but dans l’œuvre de Jésus-Christ). Il n’est cependant pas possible d’identifier de manière absolument stricte ces deux premières catégories de lois aux données bibliques : loi morale, au Décalogue ; loi judiciaire aux lois casuistiques de la Torah. C’est ici que nous devons distinguer, mais non opposer, théologie biblique et théologie systématique.

Lausanne, novembre 2010


Bibliographie sommaire des œuvres de Pierre Viret

par ordre alphabétique des titres

Admonition et consolation aux fidèles qui délibèrent de sortir d’entre les papistes pour éviter idolâtrie ; contre les tentations qui leur peuvent advenir et les dangers auxquels ils peuvent tomber en leur issue, Genève, 1547, 110 p.

Bref sommaire de la doctrine chrétienne, Genève, 1561, 42 p. Diverses éditions.

De la communication de fidèles qui connaissent la vérité de l’Evangile, aux cérémonies des papistes et principalement à leurs baptêmes, mariages, messes, funérailles et obsèques pour les trépassés, Genève, 1547, 204 p.

De la providence divine, touchant tous les états du monde et tous les biens et tous les maux qu’y peuvent advenir, et adviennent ordinairement par la volonté et le juste jugement de Dieu, Lyon, 1564, 803 p. Troisième tome de l’Instruction chrétienne en la Loi et l’Evangile.

De la source et de la différence et convenance de la vieille et nouvelle idolâtrie ; et des vraies et fausses images et reliques et du seul vrai Médiateur, Genève, 1551, 245 p.

De l’autorité et perfection de la doctrine des saintes Ecritures et du ministère d’icelles et des vrais et faux pasteurs et de leurs disciples et des marques pour connaître et discerner tant les uns que les autres, Lyon, 1564, 299 p. Premier tome d’une trilogie sur l’Eglise.

De la vertu et usage du ministère de la parole de Dieu et des sacrements dépendant d’icelle, Genève, 1548, 758 p.

De la vraie et fausse religion ; touchant les vœux et les serments licites et illicites ; et notamment touchant les vœux de perpétuelle continence et les vœux d’anathème et exécration et des sacrifices faits à Moloch, Genève, 1560, 864 p.

De l’état, de la conférence, de l’autorité, puissance, prescription et succession tant de la vraie que de la fausse Eglise depuis le commencement du monde ; et des ministres d’icelles et de leurs vocations et degrés, Lyon, 1565, 927 p. Troisième tome d’une trilogie sur l’Eglise.

De l’institution des heures canoniques et des temps déterminés aux prières des chrétiens, sans lieu, 1564, 91 p.

Des actes des apôtres de Jésus-Christ et des apostats de l’Eglise et des successeurs tant des uns que des autres, Genève, 1559, 971 p. Ouvrage majeur sur l’histoire de l’Eglise.

Des clefs de l’Eglise et de l’administration de la Parole de Dieu et des sacrements ; selon l’usage de l’Eglise romaine ; et de la transsubstantiation et de la vérité du corps de Jésus-Christ et de la vraie communion d’icelui, Genève, 1564, 380 p. Deuxième tome d’une trilogie sur l’Eglise.

Des principaux points qui sont aujourd’hui en différend touchant la sainte Cène de Jésus-Christ, Lyon, 1565, 319 p.

Dialogue du combat des hommes contre leur propre salut et contre le devoir et le besoin qu’ils ont de s’en enquérir par la Parole de Dieu, Genève, 1561, 552 p.

Dialogue du désordre qui est à présent au monde et des causes d’icelui et du moyen d’y remédier, Genève, 1545, 1010 p.

Disputations chrétiennes en matière de devis divisées par dialogues. Avec une épître de Jean Calvin, Genève, 1544, 3 volumes, 999 p.

Du devoir et du besoin qu’ont les hommes à s’enquérir de la volonté de Dieu par sa Parole et de l’attente et finale résolution du vrai concile, Genève, 1551, 218 p.

Du vrai ministère de la vraie Eglise de Jésus-Christ et des vrais sacrements d’icelle et des faux sacrements de l’Eglise de l’Antéchrist et des additions ajoutées par les hommes au sacrement du baptême, Genève, 1560, 514 p.

Du vrai usage de la croix de Jésus-Christ et de l’abus et de l’idolâtrie commise autour d’icelle et de l’autorité de la parole de Dieu et des traditions humaines, Genève, 1560, 254 p.

Du vrai usage de la salutation faite par l’ange à la Vierge Marie et de la source des chapelets et de la manière de prier par compte et de l’abus qui y est et de la vraie manière par laquelle la vierge Marie peut être honorée ou déshonorée, Genève, 1561, 174 p, Lausanne, L’Age, 176 p, 2008.

Epître consolatoire envoyée aux fidèles qui souffrent persécution pour le nom de Jésus et vérité évangélique, Genève, 1541, 30 p.

Epître envoyée aux fidèles conversants entre les chrétiens papistiques pour leur remonstrer comment ils se doivent garder d’être souillés et pollus par leurs superstitions et idolâtries et de déshonorer Jésus-Christ par icelles, Genève, 1543, 138 p.

Epîtres aux fidèles pour les instruire et les admonester et exhorter touchant leur office et pour les consoler en leurs tribulations, Genève, 1559, 319 p.

Exposition de l’oraison de notre Seigneur Jésus-Christ, Genève, 1558.

Exposition familière de l’oraison de notre Seigneur Jésus-Christ et des choses dignes de considérer sur icelle, Genève, 1548, 615 p.

Exposition familière des principaux points du Catéchisme et de la doctrine chrétienne, Genève, 1561, 429 p.

Exposition familière sur les dix Commandements de la Loi, Genève, 1544.

Exposition familière sur le symbole des apôtres contenant les articles de la foi et un sommaire de la religion chrétienne, Genève, 1544.

Exposition familière sur le symbole des apôtres contenant les articles de la foi et un sommaire de la religion chrétienne, Genève, 1560, 543 p.

Familière et ample instruction en la doctrine chrétienne et principalement touchant la divine providence et prédestination, Genève, 1559, 960 p.

Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile et en la vraie philosophie et théologie tant naturelle que surnaturelle des chrétiens, Vol. I, Brefs et divers sommaires et catéchismes de la doctrine chrétienne ; et instruction contre les empêchements que les hommes donnent à leur propre salut ; adjoint une ample explication de la loi, Genève, 1564, 674 p.

Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile et en la vraie philosophie et théologie tant naturelle que surnaturelle des chrétiens, Vol. II, Exposition de la doctrine de la foi chrétienne touchant la vraie connaissance et le vrai service de Dieu, Genève, 1564, 903 p.

La nécromance papale, Genève, 1553, 197 p.

La physique papale, Genève, 1552, 464 p.

Le manuel, ou instruction des curés et vicaires de l’Eglise romaine, Lyon 1564, 216 p.

Le monde à l’empire et le monde démoniacle, fait par dialogues, Genève, 1561, 373 p.

Le requiescant in pace de purgatoire, Genève, 1552, 150 p.

Les cautèles, canon et cérémonies de la messe, Lyon, 1564, 198 p.

L’intérim fait par dialogues, Lyon, 1565, 461 pages. Berne, Peter Lang, 1985, 365 p.

L’office des morts, Genève, 1552, 417 p.

Métamorphose chrétienne, faite par dialogues, Genève, 1561, 558 pages.

Quatre sermons français sur Esaïe 65, Lausanne, 1961, 108 .

Remontrances aux fidèles qui conversent entre les papistes et principalement ceux qui sont en cour touchant les moyens qu’ils doivent tenir en leur vocation à l’exemple des anciens serviteurs de Dieu sans contrevenir à leur devoir ni envers Dieu, ni envers leur prochain et sans se mettre témérairement en danger et donner par leur témérité et par leur coulpe occasion à leurs adversaires de les mal traiter, Genève, 1559, 350 p.

Réponse aux questions proposées par Jean Ropitel, Genève, 1565, 191 p.

Sommaire des principaux points de la foi et religion chrétienne et des abus et erreurs contraires à iceux, Genève, 1561, 63 p.

Traités divers pour l’instruction des fidèles qui résident et conversent ès lieux et pays esquels il ne leur est permis de vivre en la pureté et liberté de l’Evangile, Genève, 1559, 856 p.


Biographie de l’auteur

Jean-Marc Berthoud est né en 1939 en Afrique du Sud de parents missionnaires et il vit à Lausanne, en Suisse. Il est marié à Rose-Marie Berthoud-Monot, père de cinq enfants et grand-père de six petits-enfants.

Il a travaillé comme professeur, jardinier (cinq ans), porteur de valises à la gare de Lausanne (dix ans) et manutentionnaire à la poste centrale de Lausanne (vingt-trois ans). Il possède les titres universitaires de Bachelor of Arts et Bachelor of Arts with Honours en histoire et littérature anglaise de l’Université de Witwatersrand à Johannesburg en République sud-africaine. De 1960 à 1964, il a poursuivi des recherches en histoire coloniale – sur le premier génocide moderne (cinq millions de morts) dans le bassin du Congo entre 1880 et 1914 – à la Sorbonne et à l’Université de Londres.

Il est le rédacteur de la revue Résister et Construire et des dossiers Documentation chrétienne ; président de l’Association vaudoise de parents chrétiens et de l’Association Création, Bible et Science ; membre du comité organisateur des Rencontres Bible et Monde ; directeur d’une collection de livres, Messages, pour les Editions L’Age d’Homme à Lausanne, où il dirige une librairie chrétienne, La Proue.

Il est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs livres édités par L’Age d’Homme, entre autres :

Une religion sans Dieu. Les droits de l’homme contre l’Evangile

Calvin et la France. Genève et le déploiement de la Réforme au XVIe siècle ; Des Actes de l’Eglise. Le christianisme en Suisse romande

Apologie pour la Loi de Dieu

L’école et la famille contre l’utopie

L’Alliance de Dieu

Création, Bible et Science. Les fondements de la métaphysique, l’œuvre créatrice divine et l’ordre cosmique

Le règne terrestre de Dieu. Du Gouvernement de Notre Seigneur Jésus-Christ : Politique, Nations, Histoire et Foi chrétienne

Plusieurs autres ouvrages sont en préparation, dont :

L’alliance de Dieu à travers la Bible. Théologie biblique

Commentaire sur Ezéchiel. Volume I, Chapitres 1 à 24

Commentaire biblique et pratique sur les Dix Commandements

Il a aussi édité une série d’articles sur le phénomène révolutionnaire,

Révolution et christianisme. Une appréciation chrétienne de la Révolution française

et un recueil d’études consacrées à Jean Calvin :

L’Actualité de Jean Calvin 1509-2009.

En collaboration avec d’autres, il travaille actuellement à la première réédition depuis le XVIe siècle des Œuvres du grand Réformateur suisse romand, Pierre Viret.


Remerciements

Cet ouvrage n’aurait pu voir le jour sans le concours de nombreuses personnes. Je désire ici remercier :

– La vaillante équipe de dactylographes bénévoles qui, réunie d’abord à la Librairie La Proue, a permis la réédition des deux premiers volumes de l’Instruction chrétienne en la Loi et l’Evangile de Pierre Viret : Pierre Benoit, Marie-Madeleine Berthoud, Micaël Berthoud, Rose-Marie Berthoud, Thierry Comte, Marie-Paule Fortin, Eric Keller, Silvana Lippuner, Denis Ramelet ainsi que plusieurs personnes ayant demandé à rester anonymes.

– Blaise Jacot, Samuel Troilo, Slobodan Despot et Sébastien Rial qui ont assuré la mise en pages des deux premiers volumes de l’Instruction chrétienne.

– Daniel Bovet, président de l’Association Pierre Viret, le comité et les membres de cette association pour leur appui indéfectible à ce travail de réédition des Œuvres de Pierre Viret, ainsi que tous les généreux donateurs qu’ils ont su susciter.

– Dominique Troilo, pour son aide de grand connaisseur de l’œuvre de Pierre Viret.

– Ruxandra Vulcan, pour l’encouragement par ses travaux sur les dialogues de Pierre Viret.

– Vladimir Dimitrijévic et les Editions L’Age d’Homme qui ont, avec une vision éditoriale exemplaire, assumé la charge d’une telle réédition.

– Arthur-Louis Hofer, le maître d’œuvre savant et infatigable de cette réédition.

– Tom Ertl, qui a mis sur pied l’organisation sœur, l’Association Pierre Viret aux Etats-Unis et tous ses collaborateurs, qui ont rendu possible la publication de la première mouture anglaise de notre petit travail.

– Les organisations et les publications à Lausanne, en Angleterre, en Espagne et aux Etats-Unis qui ont accueilli mes divers travaux sur Pierre Viret depuis maintenant près de vingt ans.

– Les lecteurs et correcteurs de ce présent ouvrage, Rose-Marie Berthoud, Jean-Philippe Fenand, Valérie Berthoud. Les erreurs qui peuvent subsister sont évidemment les miennes !

– Enfin, je rends un hommage particulier à mon épouse, Rose-Marie, qui est pour moi un encouragement constant, bienveillant, vigilant et fidèle, aide que Dieu m’a donnée pour l’accomplissement de tous mes travaux.

Jean-Marc Berthoud

Lausanne, le 15 décembre 2010


Table des matières

Préface

I. Aperçu de la vie de Pierre Viret

II. La place de Pierre Viret dans la Réforme

III. Pierre Viret éthicien

IV. Pierre Viret apologète

V. Pierre Viret économiste

VI. Pierre Viret philosophe chrétien

Conclusion Pierre Viret : un penseur biblique et créationnel

Annexe Brève note sur la théonomie et les trois aspects de la Loi

Appendice Bibliographie sommaire des œuvres de Pierre Viret

Biographie de l’auteur

Remerciements

Table des matières


Notes

[1] Ce livre est le développement de l’ouvrage de Jean-Marc Berthoud Pierre Viret. A Forgotten Giant of the Reformation. The Apologetics, Ethics and Economics of the Bible, publié en 2010 par Zurich Publishing, à Tallahassee en Floride. Une partie de ce texte fut présentée sous forme d’exposé à la Conférence de Westminster à Londres, en décembre 1995, et a été d’abord publiée sous le titre, « Pierre Viret : The Apologetics and Ethics of the Reformation », dans les actes de cette conférence, Adorning the Doctrine, Mirfield, 1996, 28-57.

[2] Un projet est en cours qui prévoit une nouvelle édition de l’œuvre de Pierre Viret, ceci pour la première fois depuis le XVIe siècle. Les premiers deux volumes de son Instruction Chrétienne en la Loi et l’Evangile sont sortis de presse aux Editions de L’Age d’Homme en 2004 et 2009.

Aucune biographie vraiment nouvelle de Pierre Viret n’est disponible. La plus récente est en néerlandais : D. Nauta, Pierre Viret (1511-1571). Medestander van Calvijn. In leven en werk geschetst, Kampen, Uitgeverij de Groot Goudriaan, 1988, 123 p. Voyez les ouvrages suivants : A. Ruchat, Histoire de la Réformation de la Suisse, 7 volumes, Nyon, Giral-Prélaz, 1838 ; J.-H. Merle d’Aubigné, Histoire de la Réformation en Europe au temps de Calvin, 7 volumes, Paris, Calmann Lévy, 1877 ; C. Chenevière, Farel, Froment, Viret, Réformateurs religieux au XVIe siècle, Genève, Ch. Gruaz, 1835, 324 p. ; J. Cart, Pierre Viret le Réformateur vaudois. Biographie populaire, Lausanne, Meyer, 1864, 325 p. ; P. Godet, Pierre Viret, Payot, Lausanne, 1892, 159 p. ; J. Barnaud, Pierre Viret, sa vie et son œuvre, Saint-Amans, G. Carayol, 1911, 703 p. ; H. Vuilleumier, Notre Pierre Viret, Lausanne, Librairie Payot, 1912, 264 p. ; J.-M. Berthoud, Pierre Viret. A Forgotten Giant of the Reformation. The Apologetics, Ethics, and Economics of the Bible, Tallahassee, Zurich Publishing, 2010, 98 p. ; « Pierre Viret et le refus de l’Eglise de plier devant la puissance de l’Etat », in Des actes de l’Eglise, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993, 45-58 ; « Pierre Viret : The Apologetics and Ethics of the Reformation », dans les actes de la Westminster Conférence 1995, Adorning the Doctrine, Mirfield, 1996, 28-57 ; « L’apologétique de Pierre Viret », Résister et Construire, N° 37-38 1996-1997 ; « Pierre Viret and the Sovereignty of the Word of God Over Every Aspect of Reality », dans Andrew Sandlin (Editeur), A Comprehensive Faith. An International Festschrift for Rousas John Rushdoony, San José, Friends of Chalcedon, 1996, 93-106 ; « Pierre Viret and a Reasonable Economy », Christianity and Society, Taunton, Winter 2009.

[3] P. Godet, Pierre Viret, 20-21, citant Pierre Viret, Disputations chrétiennes, 1544, 7 et 9.

[4] C. Schnetzler, H. Vuilleumier et A. Schroeder, Pierre Viret d’après lui-même, Lausanne, G. Bridel, 1911, 6-7, citant la Préface des Disputations chrétiennes, 1544, 9ss.

[5] H. Vuilleumier, Notre Pierre Viret, Lausanne, Payot, 1912, 262, citant la dédicace de l’ouvrage de Pierre Viret, Du vrai ministère de la vraie Eglise de Jésus-Christ, 1560.

[6] Il est à remarquer que l’esprit charitable qui animait Viret l’a amené, bien des années plus tard en France, à mettre sa propre vie en danger pour sauver d’une mort certaine un traître, prêtre catholique romain, qu’une foule de protestants enragés s’apprêtaient à lyncher.

[7] Pierre Viret d’après lui-même, 7-8.

[8] Ibid., 8, citant la Préface des Disputations chrétiennes, 1544.

[9] C. Gilliard, La Conquête du Pays de Vaud par les Bernois, Lausanne, Editions de La Concorde, 1935, 298 p.

[10] Pierre Viret, avec Guillaume Farel, joua un grand rôle dans la Dispute de Lausanne, où le jeune Jean Calvin – de deux ans plus âgé que lui et dont c’était la première apparition publique en tant que Réformateur – prit une place en retrait, sauf quand il s’est agi de défendre les Réformateurs de l’accusation d’ignorer les Pères. Ce fut d’ailleurs un des moments décisifs de cette Dispute. Voyez à ce sujet : A. Piaget, Les Actes de la Dispute de Lausanne, 1536, Neuchâtel, Secrétariat de l’Université, 1928, 552 p., et l’étude de G. Bavaud, La Dispute de Lausanne, 1536. Une étape dans l’évolution doctrinale des Réformateurs romands, Fribourg, Editions Universitaires, 1956, 214 p.

[11] Erastianisme : doctrine théologique et politique qui place l’Eglise résolument au-dessous de l’autorité de l’Etat. Voyez au sujet de ce conflit : M.W. Bruening, Calvinism’s First Battleground. Conflict and Reform in the Pays de Vaud, 1528-1559, Dordrecht, Springer, 2005, 286 p. Sur l’histoire religieuse et politique de cette période dans le Pays de Vaud l’ouvrage indispensable demeure le premier volume de l’étude classique monumentale de H. Vuilleumier, Histoire de l’Eglise réformée du Pays de Vaud sous le régime bernois, Lausanne, Editions La Concorde, 4 volumes, 1927-1933. Volume I, L’âge de la Réforme, 784 grandes pages. Pour une étude plus récente, voyez : M. Campiche, La Réforme en Pays de Vaud, 1528-1619, Lausanne, Editions de l’Aire, 1985, 344 p. Voyez également : C. Archinard, Histoire de l’Eglise du canton de Vaud depuis son origine jusqu’aux temps actuels, Lausanne, Lucien Vincent, 1881, 376 p. ; J.I. Good, History of the Swiss Reformed Church Since the Reformation, Philadelphia, Publication of the Sunday School Board of the Reformed Church in the United States, 1913, 504 p., et, récemment, B. Gordon, The Swiss Reformation, Manchester, Manchester University Press, 2002, 368 p.

[12] G. de Reynold, Le génie de Berne et l’âme de Fribourg, Lausanne, Payot, 1934, 174 p.

[13] M. Bruening, Calvinism’s First Battleground, 245-248.

[14] Voyez à ce sujet : J.-M. Berthoud, Calvin et la France. Genève et le déploiement de la Réforme au XVIe siècle, Lausanne, L’Age d’Homme, 1999, 123 p. Pour une évocation théâtrale, fidèle aux faits de l’histoire, de ce conflit voyez, R. Barilier, Viret banni. Drame historique en trois actes et sept tableaux, Lausanne, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, 1970, 180 p.

[15] P. Viret, Préface, Instruction chrétienne en la Loi et l’Evangile, Lyon, 1564, lettre adressée à l’Eglise de Nîmes et signée par Pierre Viret à Lyon, le 7 décembre 1563. Cité dans Pierre Viret d’après lui-même, 19-21.

[16] Voyez quelques-uns des sermons qu’il y prononça à la cathédrale Saint-Pierre en remplacement de Jean Calvin, malade : Quatre sermons français sur Esaïe 65, Lausanne, Payot, 1961, 110 p.

[17] Sur certaines des discussions ecclésiastiques auxquelles Pierre Viret fut mêlé lors de ces synodes, voyez P. Denis et J. Rott, Jean Morély (ca. 1524-ca. 1594) et l’utopie d’une démocratie dans l’Eglise, Genève, Droz, 1993, 406 p.

[18] P. Chareyre, La construction d’un Etat protestant, le Béarn au XVIe siècle, Pau, CEPB, 2010.

[19] H. Vuilleumier, Notre Pierre Viret, 258-259.

[20] J. Barnaud, Pierre Viret, sa vie et son œuvre, 647.

[21] Ibid.

[22] Sur la théologie de Viret, la seule étude d’importance disponible est celle d’un théologien catholique romain : G. Bavaud, Le Réformateur Pierre Viret. Sa théologie, Genève, Labor et Fides, 1986, 361 p. Les nombreux articles de cet auteur consacrés à Pierre Viret devraient être rassemblés en un volume. Particulièrement intéressante est l’étude de R.D. Linder consacrée à la pensée politique de Viret : R.D. Linder, The Political Ideas of Pierre Viret, Genève, Droz, 1964, 217 p. Voyez également la dissertation d’O. Favre : La discipline ecclésiastique dans la théologie du Réformateur Pierre Viret, Aix-en-Provence, Faculté libre de théologie réformée, 1993, 142 p., ainsi que celle de M. Berthoud : « Le Monde à l’Empire » de Pierre Viret : une conception de l’histoire au XVIe siècle, Lausanne, Université de Lausanne, 1996, 92 p. ; D.-A. Troilo, Pierre Viret et l’anabaptisme : un Réformé face aux dissidents protestants, Lausanne, Association Pierre Viret, 2007, 293 p. Sur la pensée de Viret concernant l’économie et l’histoire, voyez le chapitre très éclairant (443-465) consacré au thème : « Le ‹Monde à l’Empire› de Pierre Viret », dans l’ouvrage de C.-G. Dubois : La conception de l’histoire en France au XVIe siècle (1560-1610), Paris, Nizet, 1977. Sur le style de Viret, voyez le chapitre consacré à « Pierre Viret » dans le premier volume d’A. Sayous, Etudes littéraires sur les écrivains français de la Réformation, Paris, Cherbulliez, 2 volumes, Volume I, 181-241. Voyez aussi sur les premiers dialogues de Viret : R. Vulcan, Savoir et rhétorique dans les dialogues français entre 1515 et 1550, Hambourg, LIT Verlag, 1996. Voyez aussi le numéro de la Revue de Théologie et de Philosophie (N° III, 1961) largement consacré au 450e anniversaire de la naissance de Pierre Viret ainsi que celui du Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français (N°144, octobre-décembre 1998) consacré, lui, tout entier à Pierre Viret.

[23] H. Meylan, « Une amitié au XVIe siècle : Farel, Viret, Calvin », dans Silhouettes du XVIe siècle, Lausanne, Editions de l’Eglise Nationale Vaudoise, 1943, 27-50.

[24] K. Crousaz, L’Académie de Lausanne entre Humanisme et Réforme (ca. 1537-1560), thèse de doctorat, Université de Lausanne, 2010, 550 p. Cet ouvrage, qui renouvelle toute la question, devrait paraître en 2011. Voyez aussi : H. Meylan, La Haute Ecole de Lausanne, 1537-1937, Lausanne, F. Rouge, 1937, 122 p. ; L. Junod et H. Meylan, L’Académie de Lausanne au XVIe siècle, Lausanne, Librairie de l’Université, 1947, 149 p. Pour l’Académie de Genève : C. Borgeaud, Histoire de l’Université de Genève. Tome I, L’Académie de Calvin 1559-1798, Genève, Georg, 1900, 664 grandes pages.

L’académie fondée par Pierre Viret, plus tard transformée en faculté de théologie, ferma ses portes en automne 2010 faute d’étudiants, pour être remplacée par un Institut de sciences des religions sans contenu spécifiquement chrétien et dont la tâche n’est plus celle de former des pasteurs.

[25] K. Crousaz, citant une lettre de Théodore de Bèze à Guillaume Farel, datant d’avril 1558, donne le chiffre de 700 étudiants dont 110 boursiers. K. Crousaz, L’Académie, 291.

[26] Sur Théodore de Bèze voyez la belle biographie d’A. Dufour, Théodore de Bèze, poète et théologien, Genève, Droz, 2006.

[27] H. Vuilleumier, Notre Pierre Viret, 142.

[28] J. Barnaud, Pierre Viret, sa vie et son œuvre, 539-540.

[29] M. Adam, Imagines et elogia praestantium aliquot theologorum, 119. Cité par J. Barnaud, Pierre Viret. Sa vie et son œuvre, 540.

[30] Une très petite partie de l’œuvre immense de Pierre Viret a été rééditée au XXe siècle. C. Schnetzler, H. Vuilleumier et A. Schroeder, Pierre Viret par lui-même, Lausanne, Georges Bridel, 1911, 342 p., anthologie ; J. Barnaud (éditeur), Quelques lettres inédites de Pierre Viret, Saint-Amans, G. Carayol, 1911, 156 p. ; Pierre Viret, Quatre sermons français sur Esaïe 65, Lausanne, Payot, 1961, 108 pages ; Deux dialogues. L’Alcumie du Purgatoire ; l’homme naturel, Lausanne, Bibliothèque romande, 1971, 200 p., extraits ; L’interim fait par dialogues, Berne, Peter Lang, 1985, 365 p. ; La cosmographie infernale, Paris, Editions de la Différence, 1991, 96 p., extraits.

[31] A Very Familiar and Fruitful Exposition of the XII Articles of the Christian Faith, 1548 ; The First Part of the Christian Instruction and General Sum of the Doctrine Contained in the Holy Scriptures, 1565 ; A Christian Instruction Containing the Law and the Gospel, 1573 ; Christian Disputations, 1579 ; A Faithful and Familiar Exposition upon the Prayer of our Lord Jesus-Christ, 1582 ; An Epistle to the Faithful, Necessary for all the Children of God, Especially in these Dangerous Days, 1582 ; The World Possessed with Devils, 1583 ; The School of Beasts, 1585.

[32] Il est intéressant de remarquer que les copies que j’utilise, tant de la Théologie morale de B. Pictet que du commentaire de Viret sur les Dix Commandements (dans le Tome I de l’édition de 1564 de son Instruction chrétienne en la Loi et l’Evangile) ont toutes deux appartenu au théologien et prédicateur calviniste genevois du XIXe siècle, C. Malan. M. Bruening projette de publier la correspondance française et latine de Pierre Viret (plus de 900 pages) pour marquer les cinq cents ans de la naissance du Réformateur. D. Troilo travaille à dresser une généalogie organique détaillée de tous les ouvrages de Pierre Viret, également à paraître en 2011.

[33] Voyez en appendice la liste des ouvrages de Pierre Viret classés par ordre alphabétique de titres : Bibliographie de l’œuvre de Pierre Viret.

[34] Voyez le poème satyrique et burlesque, Satyres chrétiennes de la cuisine papale, datant de 1559 et composé dans l’esprit de Rabelais et de Villon. Cet ouvrage anonyme a été attribué à Pierre Viret lors de sa réédition à Genève en 1857, puis aujourd’hui à Théodore de Bèze, mais fut sans doute une œuvre commune : T. de Bèze [et P. Viret ?], Satyres chrestiennes de la cuisine papale, Genève, Droz, 2005, 222 p.

[35] P. Viret, Disputations chrétiennes en matière de devis divisées par dialogues avec une épître de Jean Calvin, Genève, 1544, 3 volumes, 999 p., J. Calvin : « Aux lecteurs », texte reproduit dans : M. Berthoud, Le monde à l’empire de Pierre Viret : une conception de l’histoire au XVIe siècle, Annexe, 70-72.

[36] A. Sayous, Etudes littéraires sur les écrivains français de la Réformation, 2 volumes, Paris, Cherbuliez, 1854, Volume I, 240.

[37] Ibid., 237 et 238, citant Pierre Viret, Disputations chrétiennes, 34.

[38] Ibid., 238-239.

[39] Ibid., 240-241.

[40] Volume I, 674 pages; Volume II, 903 pages, Genève, 1564. Une partie d’un troisième volume projeté par Viret fut publiée à part sous le titre : De la providence divine, Lyon, 1565, 803 p.

[41] P. Courthial, « Rousas Rushdoony et sa théologie systématique », Résister et Construire, N° 36-37, Lausanne, 1996, disponible sur le site : http://www.calvinisme.ch/ en cherchant : « Résister et Construire ». Courthial commente : Rousas John Rushdoony, Systematic Theology, Vallecito, Ross House Books, 1994, 2 volumes.

Nous aimerions rajouter ici les remarques suivantes, tirées de l’introduction et de la conclusion de notre contribution consacrée à Pierre Viret dans le Festschrift sorti en 1996 à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de R.J. Rushdoony :

La vocation spécifique de Rousas J. Rushdoony et la place particulière qu’il occupe dans l’histoire de l’Eglise sont caractérisées par une vie entière de travail acharné consacrée à la tâche de rappeler le peuple de Dieu à une compréhension renouvelée de la signification, pour tous les domaines de la vie, de la révélation écrite, la Bible, et à exhorter l’Eglise à obéir à la totalité du conseil de Dieu, tant Loi qu’Evangile, Evangile que Loi. Cet appel persistant à la repentance et à la foi, à l’intelligence spirituelle et à l’obéissance engagée, a provoqué, comme on s’en doute, une grande opposition et un torrent de calomnies, ceci tant au sein des Églises qu’en dehors d’elles. Ceci est particulièrement vrai, malheureusement, de la part de plusieurs mouvements qui se nomment « réformés confessants » et qui adhèrent ouvertement aux mêmes valeurs théologiques que celles défendues par le Dr. Rushdoony. Un des aspects de cette opposition théologique et ecclésiastique à son enseignement et à son influence, a été exprimé dans le reproche qu’on lui fait d’être « original » ; d’enseigner des choses que l’Eglise n’a pas enseignées par le passé ; de fomenter la nouveauté par son insistance à affirmer que l’homme doit vivre selon la Parole de Dieu telle qu’elle s’exprime dans chaque mot de l’Ecriture. Une telle accusation ne peut être traitée à la légère ; en effet, dans l’Eglise de Dieu, le concept de nouveauté a toujours été très proche de celui d’hérésie, puisque notre vocation n’est autre que d’enseigner uniquement ce qui a toujours été enseigné, de tout temps, dans toutes les Eglises fidèles, ceci dans le but de maintenir la sainteté, l’unité, la catholicité et l’apostolicité de l’Eglise. Venant de divers milieux, certaines voix se sont élevées pour dire : « L’Eglise n’a jamais connu une telle détermination fanatique à chercher l’application de la Parole révélée de Dieu à tous les aspects de la réalité, à chaque détail de la vie des hommes. » J’essaierai, dans cette brève étude consacrée à cerner la contribution à l’avancement du Royaume de Dieu d’un réformateur suisse romand peu connu, Pierre Viret, de réfuter de telles accusations et de démontrer qu’elles sont infondées.

Et notre étude se terminait par ces mots :

Cette brève évocation de la vie et des travaux étonnants de Pierre Viret, ce fidèle serviteur du Dieu Tout-Puissant, qui sa vie durant a peiné pour amener toute les pensées de ses contemporains captives à l’obéissance de Jésus-Christ et de sa Parole, montre clairement que R.J. Rushdoony est absolument dans cette tradition biblique qui a donné au monde l’héritage le plus vigoureux et le plus fructueux de l’Eglise du Dieu vivant.

J.-M. Berthoud, « Pierre Viret and the Sovereignty of the Word of God over Every Aspect of Reality », A. Sandlin (Editor), A Comprehensive Faith. An International Festschrift for Rousas John Rushdoony, San José, Friends of Chalcedon, 1996, 93, 105.

[42] La racine de ce subjectivisme cartésien et de l’idéalisme kantien est à rechercher au XIVe siècle dans l’héritage philosophico-théologique de Duns Scot et de Guillaume d’Occam. Voyez les ouvrages essentiels d’A. de Muralt, dont : L’Enjeu de la philosophie médiévale. Etudes thomistes, scotistes, occamiennes et grégoriennes, Leiden, Brill, 1991, 448 p., ainsi que les articles fondamentaux écrits dans les années 1920 par l’historien polonais K. Michalski, recueillis dans : La philosophie au XIVe siècle. Six études, Frankfurt, Minerva, 1969 ; G. Leff, William of Ockham. The Metamorphosis of Scholastic Discourse, Manchester, Manchester University Press, 1975, 666 p. Voyez aussi les sections appropriées des Histoires générales classiques de la philosophie : E. Gilson, La philosophie au Moyen Age. Des origines patristiques à la fin du XIVe siècle, Paris, Payot, 1962 [1922] ; F. Copleston, A History of Philosophy, New York, Doubleday Image Books, 1963, 6 volumes ; E. Bréhier, Histoire de la philosophie, 2 volumes, Paris, Félix Alcan, 1928-1932 ; La philosophe au Moyen Age, Paris, A. Michel, 1937 ; B. Tatakis, La philosophie byzantine, Paris, Presses Universitaires de France, 1959 ; N. Kretzmann, A. Kenny, J. Pinborg, The Cambridge History of Later Medieval Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 [1982] ; L.M. De Rijk, La philosophie au Moyen Age, Leiden, Brill, 1985. Sur la philosophie de la fin du Moyen Age, voyez plus particulièrement les travaux suivants : P. Vignaux, Philosophie au Moyen Age, Paris, Vrin, 2004 [1938], 336 p. ; G. de Lagarde, Naissance de l’esprit laïque au déclin du Moyen Age, Tome V, Ockham : bases de départ, Presses Universitaires de France, 1946, 238 p. ; K. Michalski, La philosophie au XIVe siècle. Six études, Frankfurt, Minerva, 1969, 413 p. ; J.A. Weisheipl, The Development of Physical Theory in the Middle Ages, New York, Sheed and Ward, 1959, 92 p. ; A. de Muralt, L’unité de la philosophie politique. De Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain, Paris, Vrin, 2002, 198 p. ; W.J. Courtenay, Ockham and Ockhamism. Studies in the Dissemination and Impact of his Thought, Brill, 2008, 420 p. ; J.F. Genest, Prédétermination et liberté créée à Oxford au XIVe siècle. Buckingham contre Bradwardine, Paris, Vrin, 1992, 327 p. ; A. Kenny, Wyclif, Oxford, Oxford University Press, 1985, 115 p. ; I. Christopher Levy (Editor), A Companion to John Wyclif, Leiden, Brill, 2006 ; H. Oberman, The Harvest of Medieval Theology. Gabriel Biel and Late Medieval Nominalism, Cambridge, Harvard University Press, 1963.

[43] R.J. Rushdoony, The Institutes of Biblical Law, Nutley, Presbyterian and Reformed, 1973, 890 p. ; Law and Society, Vallecito, Ross House Books, 1982, 752 p. ; The Intent of the Law, Vallecito, Ross House Books, 1982, 237 p. A ces ouvrages de Viret et de Rushdoony, à ces monuments de pensée éthique biblique, j’ajouterai les ouvrages suivants : du théologien britannique anglican, L. Andrewes, An Exposition of the Ten Commandments, London, Richard Cotes, 1642, 855 p. ; du théologien réformé genevois B. Pictet, La morale chrétienne ou l’art de bien vivre, Genève, La Compagnie des Libraires, 1610, Première Partie, 472 p. ; Deuxième Partie, 572 p. Voyez aussi les ouvrages suivants du grand juriste et théologien prussien F.J. Stahl, juif converti au luthéranisme et adversaire intraitable de son collègue à l’Université de Berlin, G.W.F. Hegel : Histoire de la philosophie du droit, traduction A. Chauffard, Paris, E. Thorin, 1880, 540 p. Il s’agit du premier volume de la Philosophie de la Loi de F.J. Stahl, Die Philosophie des Rechts, Heidelberg, Mohr, 1830-1837, 2 volumes. Plusieurs fascicules de ce chef-d’œuvre ont récemment été traduits de l’allemand en anglais par R. Alvarado : F.J. Stahl, The Philosophy of Law. The Doctrine of Law and State on the Basis of the Christian World View : Book II « Principles of Law », 2007, 140 p. ; Book III « Private Law », 2007, 213 p. ; Book IV « The Doctrine of State and the Principles of State Law », 2009, 472 p., ouvrages publiés par Aalten, Pays-Bas, WordBridge Publishing. Vous trouverez une semblable vision des implications de la loi de Dieu pour tous les aspects de la réalité, dans un excellent ouvrage qui vient de paraître : D. Arnold, Vivre l’éthique de Dieu. L’amour et la justice au quotidien, Saint-Légier, Editions Emmaüs, 2010, 387 p. Dans une perspective semblable, voyez, P. Courthial Le jour des petits recommencements. Essai sur l’actualité de la Parole (Evangile-Loi) de Dieu, Lausanne, L’Age d’Homme, 1996, 276 p. ; De Bible en Bible. Le texte sacré de l’Alliance entre Dieu et le genre humain et sa vision du monde et de la vie, Lausanne/Aix-en-Provence, L’Age d’Homme/ Kerygma, 2003, 208 p. ; La foi en pratique, Aix-en-Provence, Kerygma, 1986, 46 p. ; Fondements pour l’avenir, Aix-en-Provence, Kerygma, 1981, 202 p. Voyez également : J.-M. Berthoud, Apologie pour la Loi de Dieu, Lausanne, L’Age d’Homme, 1996, 206 p.

[44] P. Viret, Instruction chrestienne en la doctrine de la Loy et de l’Evangile, J. Gérard, Genève, 1564, 249. Nous citons d’après la nouvelle édition de cette œuvre magistrale, P. Viret, Instruction chrétienne, Tome deuxième, Exposition sur les Dix Commandements de la Loi donnée de Dieu par Moïse, Lausanne, L’Age d’Homme, 2009, 27 [1564, 249].

[45] Pierre Viret, Instruction chrétienne, Tome deuxième, 39 [1564, 254].

[46] La référence concerne ici manifestement Aristote.

[47] P. Viret, Instruction chrétienne, Tome deuxième, 41 [1564, 255].

[48] Cette affirmation par Viret du rapport causal entre le respect du Décalogue et la prospérité des peuples fut amplement confirmée par l’immense enquête sociologique menée par F. Le Play au XIXe siècle à travers toute l’Europe. Voyez en particulier : F. Le Play, Les Ouvriers européens, six volumes, Tours, 1855-1878 ; L’organisation du travail selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue, Alfred Mame, Tours, 1870 ; La réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, trois volumes, Tours, Alfred Mame, 1874. Voyez aussi : M. Z Brooke, Le Play. Engineer and Social Scientist, London, Longman, 1970 ; R. Gubert et L. Tomasi, Le catholicisme social de Pierre Guillaume Frédéric Le Play, Milan, Franco Angelli, 1994.

[49] Pierre Viret, Instruction chrétienne, Tome deuxième, op. cit., pp. 42-43 [1564, pp. 255-256].

Agrippa d’Aubigné faisait écho aux sentiments de Pierre Viret sur le gouvernement des bons Rois dans ces vers splendides :

Le bon Roi, dieu secondaire ou image de Dieu

Voici quels dons du ciel, quels trésors, quels moyens, Requéraient en leurs Rois les plus sages païens, Voici quel est le Roi de qui le règne dure ; Qui établit sur soi pour reine la nature, Qui craint Dieu, qui émeut pour l’affligé son cœur, Entrepreneur prudent, hardi exécuteur, Craintif en prospérant, dan le péril sans crainte, Au conseil sans chaleur, la parole sans feinte, Imprenable au flatteur, gardant l’ami ancien, Chiche de l’or public, très libéral du sien, Père de ses sujets, ami du misérable, Terrible à ses haineux, mais à nul méprisable, Familier, non commun, aux domestiques doux, Effroyable aux méchants, équitable envers tous ; Faisant que l’humble espère et que l’orgueilleux tremble, Portant au front l’amour et la peur tout ensemble Pour se voir des plus hauts et plus subtils esprits Sans haine redouté, bien aimé sans mépris ; Qu’il ait le cœur dompté, que sa main blanche et pure Soit nette de l’autrui, sa langue de l’injure ; Son esprit à bien faire emploie ses plaisirs, Qu’il arrête son œil de semer des désirs ; Debteur aux vertueux, persécuteur du vice, Juste dans sa pitié, clément en sa justice. Par ce chemin l’on peut, régnant en ce bas lieu, Etre dieu secondaire, ou image de Dieu.

(Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, Livre II, Princes, vers 499-524)

[50] P. Viret, Métamorphose chrétienne, faite par dialogues, Genève, 1561, 558 p.

[51] Ibid., page de titre et 174.

[52] P. Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par Dialogues, Genève, 1561, 373 p. Voyez la dissertation de M. Berthoud, La théologie de l’histoire chez Pierre Viret, Lausanne, Faculté des lettres, Université de Lausanne, 1997.

[53] R.D. Linder, The Political Ideas of Pierre Viret, Genève, Droz, 1964, 217 p.

[54] R.D. Linder, The Political Ideas, 55. Nous traduisons de l’anglais.

[55] Ibid., 56.

[56] Ibid., 57.

[57] Ibid., note à la p. 59.

[58] Ibid., 58-59.

[59] Ibid., 59-60.

[60] P. Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 87.

[61] R.D. Linder, The Political Ideas of Pierre Viret, 61.

[62] Ibid., 60-61.

[63] L.J. Podles, The Church Impotent. The Feminisation of Christianity, Dallas, Spence Publishing, 1999, 290 p.

[64] R.D. Linder, The Political Ideas, 63.

[65] Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, Cerf, 1984, Vol. II, « La loi ancienne », Questions 98-105, 627-715). On trouve le passage correspondant chez Jean Calvin dans L’Institution chrétienne, Genève, Labor et Fides, 1958, IV, xx, 447-481, « Du gouvernement civil ». Sur ces questions voyez J.-M. Berthoud, Une religion sans Dieu. Les droits de l’homme contre l’Evangile, Lausanne, L’Age d’Homme, 1993, 92 p., et Une apologie pour la Loi de Dieu, Lausanne, L’Age d’Homme, 1996. Cette question de la signification du Traité de la Loi de Thomas d’Aquin (Somme théologique, Ia IIae, Questions 90-108 : « La loi » ; « La loi ancienne » ; « La loi nouvelle », Paris, Editions de la Revue des Jeunes, Desclée, quatre volumes) est examinée de manière approfondie et détaillée dans notre étude : « Thomas d’Aquin et la Politique », dans J.-M. Berthoud, Le règne terrestre de Dieu. Du gouvernement de notre Seigneur Jésus-Christ : politique, nations, histoire et foi chrétienne, Lausanne, L’Age d’Homme, 2010, 434-474. Nous démontrons à quel point Thomas d’Aquin a, parmi bien d’autres préoccupations, le souci constant d’amener toutes les pensées révoltées des hommes captives à l’obéissance à Jésus-Christ, à la soumission à ses lois. Il cherche aussi, dans une certaine mesure, à distinguer les lois judiciaires israélites qui ont une application universelle de celles qui ne sont qu’applicables à la nation d’Israël, en tant que porteur de l’espérance messianique. La position défendue par M. Bucer, le réformateur strasbourgeois, est, dans une certaine mesure, plus proche de celle de Viret que ne l’est celle de Calvin. Voyez tout spécialement sa dernière œuvre, une étude sur le Royaume de Dieu, Martin Bucer, Du Royaume de Jésus-Christ, Paris, Presses Universitaires de France, 1954 [1558], 304 p.

[66] Thomas d’Aquin y trouve un fondement biblique en Deutéronome 6.1 : Voici le commandement, les prescriptions et les ordonnances que l’Eternel, votre Dieu, a commandé de vous enseigner, afin que vous les mettiez en pratique dans le pays dans lequel vous allez passer pour en prendre possession. C’est une base un peu légère pour fonder une doctrine si importante. L’utilisation par Jean Calvin et par Thomas d’Aquin d’expressions telles « loi judiciaire » ou « loi politique » n’était pas très heureuse, car il aurait fallu parler plus spécifiquement de lois relatives à la vie de la cité hébraïque.

[67] Voyez la Brève note sur la théonomie et les trois aspects de la Loi à la fin de cette section.

[68] Il s’agirait ici peut-être d’une certaine influence platonisante (J. Boisset, Sagesse et sainteté dans la pensée de Jean Calvin, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, 455 p.) et scotiste (F. Wendel, Calvin. Sources et évolution de sa pensée religieuse, Paris, Presses Universitaires de France, 1950, 292 p.) sur la pensée de Jean Calvin. Viret semble avoir eu un sens des universaux et de l’ordre créationnel plus ferme que ne l’avait Calvin. Il s’agirait ici d’une hypothèse qui pourrait susciter un sujet de recherche intéressant. Il est certain que Calvin avait une intelligence plus ouverte au monde moderne que Viret, décidément encore tourné – en particulier en ce qui concerne l’ordre naturel – vers des modes de pensée antiques et médiévaux.

[69] Nous devons ici mettre de côté l’Institution de Calvin, et examiner ses sermons et ses enseignements exégétiques, en particulier ses Sermons sur le Deutéronome et son Harmonie du Pentateuque. Voyez deux thèses récentes sur ce sujet : J. Hesselink, Calvin’s Concept of the Law, Allison Park, Pickwick Publications, 1992, et R.R. Sundquist, The Third Use of the Law in the Thought of John Calvin, UMI Dissertation Services, 1992, 335 p. Voyez également : G.H. Haas, The Concept of Equity in Calvin’s Ethics, Carlisle, Paternoster Press, 1997 ; P.S. Ross, From the Finger of God. The Biblical and Theological Basis for the Threefold Division of the Law, Fearn, Christian Focus Publications, 2011, 424 p. Ce que nous avons pu lire de ce dernier ouvrage ne nous semble pas particulièrement convaincant en ce qui concerne la légitimité biblique et créationnelle d’une séparation stricte entre la loi « morale » et la loi « judiciaire ».

[70] Réimprimé récemment par The Banner of Truth, Edinburgh, dans une traduction anglaise du XVIe siècle.

[71] J. Calvin, Sermon CXLIV du vendredi 14 février 1556, Deutéronome 25.13-19, Opera Omnia, Vol. XXVIII, 236.

[72] J. Calvin, Sermon CXLIV du vendredi 14 février 1556, Deutéronome 25.13-19, Opera Omnia, Vol. XXVIII, 237. Dans le troisième tome de son Harmony of the Pentateuch, Edinburgh, Calvin Translation Society, 1854, les commentaires exégétiques de Calvin sur le huitième commandement occupent 69 pages (110-179). Le passage en question est traité en parallèle avec Lévitique 19.35-36. Nous retrouvons les mêmes caractéristiques tant dans son Commentaire que dans ses Sermons. Voici un extrait de son Commentaire sur ce passage du Lévitique :

Vous ne commettrez pas d’injustice, ni dans les jugements, ni dans les mesures de dimension, ni dans les poids, ni dans les mesures de capacité. Vous aurez des balances justes, des poids justes, un épha juste et un hîn juste. Je suis l’Eternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Egypte. (Lévitique 19.35-36)

Si vous prenez le mot jugement dans son sens strict, nous avons ici une loi particulière ordonnant aux juges de rendre fidèlement justice à tous et de ne pas corrompre les causes justes par faveur ou par mauvais vouloir. Mais comme le mot mishpat utilisé ici a souvent comme sens la droiture, il n’est pas inapproprié de comprendre que toute iniquité contraire à l’intégrité soit ainsi ici condamnée. Il procède ensuite à des cas particuliers, dont il parle ailleurs, où il énumère les vols les plus dommageables tels ceux qui impliquent la violation la plus flagrante de la justice publique. Car la corruption qui tend à subvertir les jugements, ou qui en amoindrit la droiture, rend nul tout contrat et ne laisse plus rien en sécurité ; tandis que la tromperie relative aux poids et aux mesures détruit et balaie toute forme légitime de commerce, ne laissant plus rien en sûreté. Maintenant, si les lois relatives à l’achat et à la vente sont corrompues, il en résulte, d’une certaine manière, que la société humaine elle-même en est dissoute. En conséquence, celui qui triche en ce qui concerne les poids et les mesures ne diffère guère de celui qui émet de la fausse monnaie. Celui qui falsifie les mesures établies pour le vin, le blé ou quelque autre marchandise, qu’il soit acheteur ou vendeur, doit être tenu pour criminel. Les lois romaines le condamnaient à une amende représentant le double de la somme et par un décret d’Hadrien il était banni sur une île. Ce n’est donc pas sans raison que Salomon réitère cette loi afin de la fixer plus profondément dans le cœur de tous (Proverbes 20.10 et 23). Bien que ce péché pestilentiel ne doive aucunement être supporté, mais sévèrement puni, cependant, même si les peines légales ne lui sont pas appliquées, Dieu convoque lui-même les consciences des hommes devant Son tribunal, cela tant par des promesses que par des menaces. Un poids juste (dit-il) et une juste mesure prolongent la vie des hommes ; mais celui qui trompe son prochain de cette manière lui est en abomination. La longueur de vie, sans doute, n’a ici qu’un rapport figuratif avec des poids et des mesures justes ; mais parce que les avares, dans leur poursuite d’un gain malhonnête, sont trop attachés à cette vie éphémère, Dieu leur renouvelle la vie s’ils se gardent de fraude et de tout acte crapuleux. En conclusion, nous reconnaissons que, non seulement par rapport à ces questions, mais dans toutes nos affaires, toutes tricheries qui fraudent notre prochain sont condamnées. Car, après avoir affirmé qu’il a en abomination « tous ceux qui font de telles choses », il ajoute immédiatement comme explication : « tous ceux qui agissent injustement ». Nous voyons qu’il se dresse Lui-même contre tout mal et contre tout gain illicite.

Jean Calvin, Commentaries of the Four Last Books of Moses Arranged in the Form of a Harmony, Calvin Translation Society, Edinburgh, 1854, Vol. 3, 119-121. (Notre traduction de l’anglais.)

Dans son commentaire du livre de Michée (The Minor Prophets, Vol. 3, Jonah, Micah and Nahum, Edinburgh, Banner of Truth, 1986, 349 − notre traduction de l’anglais), Calvin commente le verset 11 du chapitre 6 de la manière suivante :

Dieu déclare donc ici qu’il diffère considérablement des juges terrestres, qui penchent parfois d’un côté et parfois de l’autre, qui sont changeants et qui dévient souvent de la voie droite ; mais, au contraire, il dit ici : « Serais-je sans reproche avec des balances fausses et avec des poids trompeurs dans le sac ? » C’est-à-dire : « Débarrassez-vous de toutes illusions au moyen desquelles vous avez l’habitude de vous tromper vous-mêmes ; car je ne change ni ma nature, ni mon dessein ; mais selon l’enseignement véridique de ma Loi, je punirai le méchant sans respect de personne : partout où se trouveront méchanceté et iniquité, là le châtiment sera infligé. »

[73] Ibid.

[74] P. Viret, Instruction chrétienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile, Tome II, 592-666 [1564, Vol. I, 566-611].

[75] P. Viret, Instruction chrétienne, Tome II, 613-627 [1564, 581-585].

[76] Ibid., Tome II, 619 [1564, 581].

[77] Ibid., 620 [1564, 581-582].

[78] C’est le grand poète américain E. Pound qui fut l’un des premiers au XXe siècle à mettre le doigt sur l’ensemble de ces problèmes. Au XIXe siècle, les poètes Goethe (Faust) et Byron (Don Juan), et chez nous J. Olivier, parlèrent très clairement de ces questions dans leurs poèmes. Le pamphlétaire social anglais du début du XIXe siècle W. Cobbett ainsi que le romancier et homme d’Etat britannique Disraeli, agent des Rothschild, expliquèrent fort bien le phénomène, le dernier dans son roman Coningsby. Voyez d’E. Pound : Le Travail et l’Usure, Lausanne, L’Age d’Homme, 1968. De l’asile psychiatrique pour fous violents, où la justice américaine l’avait confiné pour avoir exprimé pendant la Seconde Guerre Mondiale, publiquement sur les ondes de la radio italienne, ses vues peu orthodoxes sur les agissements de la finance internationale, Pound est parvenu à susciter l’étude pionnière d’un jeune homme, E. Mullins, The Secrets of the Federal Reserve, Carson City, Bridger House Publishers, 2009 [1952], 202 p., travail qui est à la base de presque toutes les études qui ont suivi sur cette question. Voyez aussi G.E. Griffin, The Creature from Jekyll Island. A Second Look at the Federal Reserve, Appleton, American Opinion, 1995, 608 p. ; F. Lips, Gold Wars. The Battle Against Sound Money as Seen From a Swiss Perspective, New York, FAME, 2001, 280 p. Sur cette problématique de la manipulation des monnaies comme moyen de gouvernement, voyez encore : G. Knupfer, The Struggle for World Power. Revolution and Counter-Revolution, London, Plain-Speaker Publishing Company, 1971 ; J. Delacroix, Le complot mondial mythe ou réalité ?, F-35430 Châteauneuf, LIESI, 2004 [1952 pour l’édition complète originale en espagnol, J. Landowsky, Sinfonía en rojo mayor, Madrid, Editorial Ersa, 1950, 589 p.] ; P. de Villemarest, A l’ombre de Wall Street. Complicité et financements soviéto-nazis, Paris, Godefroy de Bouillon, 1996. Voyez également notre travail : J.-M. Berthoud, « L’étalon or suisse et le nouvel ordre des siècles », Le règne terrestre de Dieu, 305-317.

[79] Voir le commentaire de R.J. Rushdoony sur le Huitième Commandement dans son ouvrage Institutes of Biblical Law, Nutley, Presbyterian and Reformed, 1973, 448-541, et les commentaires de Gary North sur Lévitique 19.35-36 dans son ouvrage, Commentary on Leviticus, Tyler, ICE, 1994. Tous deux, dans leurs commentaires, traitent de ces questions économiques et financières à la lumière de la Bible.

[80] P. Viret, Instruction chrétienne, Tome II, 622-623 [1564, 583].

[81] Ibid., 621-622, [1564, 582-583].

[82] Il est intéressant de noter que le grand réformateur zurichois H. Bullinger (Decades, Cambridge, Cambridge University Press, 1850, cinq volumes, Volume III, 34-35 − notre traduction de l’anglais), n’hésite pas à commenter ces mêmes passages dans un sermon sur le Huitième Commandement. Voici ce qu’il écrit, s’adressant à ceux qui trichent sur les mesures :

Ton manque d’honnêteté cause préjudice à l’autre, lorsque, en achetant et en vendant, tu utilises de faux poids et de fausses mesures. Je veux parler d’échanges injustes et trompeurs, des échanges d’argent à la banque. En cette question, nous citerons les commandements et les sentences seuls du Seigneur notre Dieu qui, dans le Lévitique, nous donne pour loi : « Vous ne commettrez pas d’injustice, ni dans les jugements, ni dans les mesures de dimension, ni dans les poids, ni dans les mesures de capacité. Vous aurez des balances justes, des poids justes, un épha juste (unité de mesure pour les contenances de denrées sèches, de 7 litres) et un hîn juste (unité de mesure pour les liquides d’environ 3,5 litres). Je suis l’Eternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Egypte. » Au Deutéronome, nous lisons : « Tu n’auras pas dans ton sac deux sortes de poids, un gros et un petit. [C’est-à-dire le gros lorsque tu reçois ou achètes, et le petit lorsque tu donnes ou vends.] Tu n’auras pas dans ta maison deux sortes d’épha, un grand et un petit. Tu auras un poids exact et juste, tu auras un épha exact et juste, afin que tes jours se prolongent dans le territoire que l’Eternel, ton Dieu, te donne. Car quiconque agit ainsi, quiconque commet une fraude, est en horreur à l’Eternel, ton Dieu. » Il convient ici de rappeler la sentence de Salomon dans les Proverbes, où il dit : « Deux sortes de poids, deux sortes de mesures, sont l’une et l’autre en horreur à l’Eternel. » (Proverbes 20.10) Et peut-on imaginer malheur plus grand et plus terrible que d’être en abomination aux yeux de Dieu ? Au sixième chapitre de Michée aussi, le Seigneur menace de diverses et douloureuses punitions ceux qui utilisent les poids et les mesures de manière injuste. Pourquoi donc ne fuyons-nous pas loin de ces maux et de ces injustices, choisissant plutôt d’être heureux que malheureux ; et pourquoi n’écoutons-nous pas le Seigneur qui dit : « On versera dans votre sein une bonne mesure, serrée, secouée et qui déborde; car on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez » ? Soyons donc fermement convaincus que les richesses acquises par la ruse et le vol ne prospéreront pas longtemps et qu’elles ne nous feront aucun bien.

[83] Commentaires de Jean Calvin sur le Nouveau Testament, Tome quatrième, Paris, Librairie Ch. Meyrueis, 1855 [1549]. Epître à Tite, 313.

[84] Voyez notre étude : « L’idole de notre temps », dans J.-M. Berthoud, L’école et la famille contre l’utopie. Les annales d’un combat, Lausanne, L’Age d’Homme, 1997, 214-226. Voyez le petit ouvrage très éclairant de R. Guardini, Les sens et la connaissance de Dieu, Paris, Cerf, 1954, 133 p. Très utiles aussi sont les écrits de C. De Koninck : Ralph McInerny (Editeur), The Writings of Charles de Koninck, Volumes I et II (un troisième volume est attendu), Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2008. Voyez également l’œuvre fondamentale du philosophe calviniste néerlandais, H. Dooyeweerd, A New Critique of Theoretical Thought, Philadelphia, Presbyterian and Reformed, 1965.

[85] Ce que nous décrivons ici n’a rien à voir avec l’allégorisme tel qu’on le découvre dans l’exégèse d’un Origène, par exemple, ou, dans une moindre mesure, dans celle d’un Augustin d’Hippone.

[86] Nous trouvons des ressemblances remarquables entre cette vision biblique du sens des réalités créées chez P. Viret (1511-1571) – qui termina sa vie dans le Béarn – et celle du poète protestant de la fin du XVIe siècle Guillaume de Salluste Du Bartas (1544-1590), originaire de cette même région de France. Car les deux poèmes de Du Bartas – ses épopées bibliques la Semaine (1581) et la Deuxième semaine (1584) – évoquent, ceci pour la dernière fois dans notre civilisation, comme dans un ultime chant de cygne, l’ancienne vision biblique, perçue alors comme « scientifique », qu’affectionnait tant Viret, de la signification temporelle et spirituelle du monde créé par Dieu comme témoignage de sa gloire (Psaume 19). (Voyez ici l’ouvrage magistral d’A.-M. Schmidt, La poésie scientifique en France au seizième siècle, Albin Michel, Paris, 1938, 378 pages.) Pour bien comprendre la portée véritable de la pensée de Pierre Viret sur la création de Dieu, il nous faut lire les poèmes magnifiques de Guillaume de Salluste Du Bartas : La semaine, Nizet, Paris, 2 volumes, 1981 [1581] ; La seconde semaine, Nizet, Paris, 1991-1992 [1584] ; Les suites de la seconde semaine, Nizet, Paris, 1994. Lors de leur publication, ces poèmes bibliques connurent un succès immense à travers toute l’Europe, tant chez les catholiques romains que chez les protestants. Puis, à partir de 1632, ils disparurent subitement et définitivement de l’horizon culturel de l’Europe moderne. Car, avec le triomphe incontesté des nouvelles sciences pour lesquelles la Bible n’avait plus aucune signification pour déchiffrer le sens de l’univers matériel, il n’y avait plus de place pour cette vision biblique et créationnelle de la signification spirituelle et morale de la nature. Ceci explique en partie la perte d’intérêt, dès cette époque, tant pour l’œuvre de Pierre Viret que pour celle de Du Bartas. Les Semaines ne connurent plus de réédition jusqu’au XXe siècle, en Amérique d’abord (Urban Tigner Holmes et al., The Works of Guillaume De Salluste Du Bartas, Three Volumes, The University of Carolina Press, Chapel Hill, 1935-1938) puis en France à partir de 1981 avec les rééditions remarquables d’Y. Bellenger citées ci-dessus. Voici ce qu’elle écrit au sujet de l’histoire étrange de la réception de cette œuvre magnifique :

Bornons-nous donc à dire que pendant un demi-siècle, les éditions de La Sepmaine se succédèrent à une cadence exceptionnelle, et l’on peut conjecturer que leur nombre dépassa la cinquantaine. Il faut en outre souligner que ce succès ne se limita pas à la France ni même aux pays de langue française, et que le poème de Du Bartas fut traduit en anglais, en italien, en hollandais, ainsi qu’en danois, en espagnol, en suédois, en polonais, en allemand, et – honneur suprême ! – en latin. Non seulement il fut imité par les plus illustres [Agrippa d’Aubigné en France, Le Tasse en Italie, Milton en Angleterre et Vondel au Pays-Bas] mais il suscita des commentaires d’un intérêt extrême. (Y. Bellenger, La Sepmaine, pp. xxv-xxvi.)

Pour ce qui en est des éditions commentées, citons en particulier celle de S. Goulart (1543-1628), Première Sepmaine ou création du monde de Guilllaume De Salluste, Seigneur Du Bartas, Paris, Jamet Metayer, 1603, commentée par S.G.S. Simon Goulart, théologien, pasteur, historien et poète était le collègue et successeur de Théodore de Bèze à Genève.

[87] Sur ces questions fondamentales, si souvent ignorées dans nos discussions exclusivement théologiques sur le christianisme et ses rapports avec l’état du monde moderne, monde du capitalisme dépourvu de limites morales, des sciences mathématiques dénuées de tout sens autre que quantitatif, d’un modèle épistémologique purement binaire, moniste et mécaniste, voyez (entre autres ouvrages d’importance) les études suivantes : J.A. Weisheipl, The Development of Physical Theory in the Middle Ages, New York, Sheed and Ward, 1959 ; Nature and Motion in the Middle Ages, Washington, Catholic University of America Press, 1985 ; A. Maier, On the Threshold of Exact Science. Selected Writngs of Anneliese Maier on Late Medieval Natural Philosophy, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1982 ; E.A. Burtt, The Metaphysical Foundations of Modern Physical Science, New York, Basic Books, 1955 [1932] ; A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1988 ; H. Butterfield, The Origins of Modern Science, London, G. Bell, 1957 [1949] ; W.C. Placher, The Domestication of Transcendance. How Modern Thinking about God Went Wrong, Louisville, Westminster John Knox Press, 1996 ; A. Funkenstein, Theology and the Scientific Imagination from the Middle Ages to the Seventeenth Century, Princeton, Princeton University Press, 1986 ; B. Appleyard, Understanding the Present. Science and the Soul of Modern Man, London, Picador, 1992 ; T. Sorell, Scientism. Philosophy and the Infatuation with Science, London, Routledge, 1991 ; D.C. Lindberg and R.L. Numbers (Editors), God and Nature, Historical Essays on the Encounter between Chrisianity and Science, Berkeley, University of California Press, 1986 ; D.D. Lindberg and R.S. Westman, Reappraisals of the Scientific Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; R.H. Popkin and A. Vanderjagt, Scepticism and Irreligion in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, Leiden, E.J. Brill, 1993 ; R.H. Popkin, The History of Scepticism from Erasmus to Spinoza, Berkeley, University of California Press, 1979 ; T. Sorell (Editor), The Rise of Modern Philosophy. The Tension Between the New and Traditional Philosophies from Machiavelli to Leibniz, Oxford, Clarendon Press, 1993 ; T. Verbeek, Descartes and the Dutch, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1992.

Voyez aussi nos publications sur ces questions dans Résister et Construire (CP 468, CH-1001 Lausanne et www.calvinisme.ch) et dans les dossiers de l’Association Création, Bible et Science (CP 4, CH-1001 Lausanne, Suisse). Voyez aussi les recueils de nos divers travaux : J.-M. Berthoud, L’école et la famille contre l’utopie, 1997 ; Création, Bible et science. Les fondements de la métaphysique, l’œuvre créatrice divine et l’ordre cosmique, 2008 ; Le règne terrestre de Dieu. Du gouvernement de notre Seigneur Jésus-Christ : politique, nations, histoire et foi chrétienne, 2010. Tous sont publiés par les Editions L’Age d’Homme à Lausanne.

[88] C. Van Til, Christianity and Barthianism, Philadelphia, Presbyterian and Reformed, 1974. Il faut faire remarquer ici que tant K. Barth que son disciple écossais T. Torrance ont (de différentes manières) capitulé devant les prétentions de la cosmologie scientifique moderne et contemporaine à la normativité épistémologique.

[89] A. McGrath, Jeter des ponts, Québec, La Clairière, 1999.

[90] G. Voetius se place ici dans le sillage de la tradition d’une épistémologie ontologique (et non égocentrique comme celle d’Occam et de Descartes) aristotélicienne et thomiste. Il se trouve être le digne successeur d’un J. Wyclif dont la pensée est caractérisée ainsi par le traducteur de son ouvrage classique, De la vérité de la Sainte Ecriture :

« Wyclif considère que l’Ecriture parle elle-même le langage du réalisme métaphysique. Car quand ce grand philosophe qu’était Moïse a décrit la création des animaux de la terre comme ayant été formés selon leurs genres et leurs espèces, il ne parle pas simplement en des termes qui correspondent aux conceptions humaines, comme le font les nominalistes, mais évoque des natures universelles communiquées aux êtres particuliers. » I.C. Levy, « Introduction », dans J. Wyclif, On the Truth of Holy Scripture, Kalamazoo, TEAMS, Western Michigan University Press, 2001, 15.

Une traduction du latin d’extraits des Disputations à la fois théologiques et philosophiques de G. Voetius, toujours d’une remarquable actualité, serait fort souhaitable. Voyez l’ouvrage fondamental de J.A. Van Ruler, The Crisis of Causality. Voetius and Descartes on God, Nature and Change, Leiden, E.J. Brill, 1995. Voyez également nos études suivantes : J.-M. Berthoud, « Les différentes formes de causalité et la pensée de la Bible », L’école et la famille contre l’utopie, 227-255) ; « Les divers ordres de la connaissance et la Bible : méthodes scientifiques et exégèse biblique », Création, Bible et Science, 309-321. Les deux penseurs les plus féconds sur ces questions relatives au langage sont J.-G. Hamann et E. Rosenstock-Huessy. Voyez, à leur sujet, les ouvrages suivants, sur Hamann : J.R. Betz, After Enlightenment. Hamann as Post-Secular Visionary, Chichester, Wiley-Blackwell, 2009 et J. Blum, La vie et l’œuvre de J.-G. Hamann. Le « Mage du Nord » 1730-1788, Paris, Félix Alcan, 1912 ; et, sur Rosenstock-Huessy : G.A. Morgan, Speech and Society. The Christian Linguistic Social Philosophy of Eugen Rosenstock-Huessy, Gainesville, University of Florida Press, 1987, et D. Bryant and H.R. Huessy (Editors), Eugen Rosenstock-Huessy. Studies in His Life and Thought, Lewiston, Edwin Mellen Press, 1986. Dans une résistance semblable au subjectivisme et à l’idéalisme de la philosophie moderne, voyez les écrits du philosophe réaliste écossais, T. Reid : William Hamilton (Editeur), The Works of Thomas Reid, Deux volumes, Bristol, Thoemmes Press, 1994 [1863]. Voyez aussi : E. Griffin-Collart, La philosophie écossaise du sens commun. Thomas Reid et Dugald Stewart, Bruxelles, Palais des Académies, 1980. Enfin, les écrits de R.J. Rushdoony ouvrent une brèche en faveur d’une vision chrétienne dans le consensus moderne, fermé sur lui-même, de la pensée philosophique : R.J. Rushdoony, Intellectual Schizophenia. Culture, Crisis and Education, Philadelphia, Presbyterian and Reformed, 1961 ; The One and the Many. Studies in the Philosophy of Order and Ultimacy, Nutley, Craig Press, 1971 ; The Word of Flux. Modern Man and the Problem of Knowledge, Fairfax, Thoburn Press, 1975 ; The Death of Meaning, Vallecito, Ross House Books, 2002.

[91] C. Van Til, Common Grace and the Gospel, Nutley, Presbyterian and Reformed, 1974.

[92] La tradition thomiste de pensée philosophique est plus ouverte à cette perspective que ne l’est l’apologétique du « bon sens » de la tradition de Lewis et McGrath et même le présuppositionnalisme calviniste de F. Schaeffer, de C. Van Til et de G. Bahnsen. Voyez sur cette question, parmi ses nombreuses études, R. Verneaux, Epistémologie générale ou critique de la connaissance, Paris, Beauchesne, 1959, et Les sources cartésiennes et kantiennes de l’idéalisme français, Paris, Beauchesne, 1936 ; L. Blanchet, Les antécédents historiques du « Je pense, donc je suis », Paris, Félix Alcan, 1920 ; E. Gilson, Etudes sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, Paris, Vrin, 1984 [1930].

[93] P. Viret, L’intérim fait par dialogues, Berne, Peter Lang, 1985, 250-251 [1565, 396-397].

[94] P. Viret, Métamorphose chrétienne, faite par dialogues, Genève, 1561, 558 p.

[95] P. Viret, Métamorphose chrétienne, 2-4.

[96] C.-G. Dubois, La conception de l’histoire en France au XVIe siècle (1560-1610), Paris, Nizet, 1977, 668 p.

[97] Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, Genève, 1561, 373 p.

[98] Claude-Gilbert Dubois, La conception de l’histoire en France au XVIe siècle (1560-1610), p. 449.

[99] Ibid., 453.

[100] Ibid., citant Pierre Viret, Le monde à l’empire, 1580, 150.

[101] Ibid., 453.

[102] Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 156. Pour une analyse du développement historique du phénomène décrit par Viret, étude couvrant les quatre siècles derniers, voir : George Knupfer, The Struggle for World Power, Londres, 1971. Pour un rapport actuel sur le contrôle financier de la politique américaine, voyez G. Edward Griffin, The Creature from Jekyll Island, Appleton, American Opinion, 1994. Voyez aussi l’excellente revue (malgré une certaine tendance millénariste), Idol Money Review, éditée par Wilfred J. Hahn (P.O. Box 300, Smithville, Ontario, Canada L0R 2AO) pour un exemple d’application du type d’analyse financière biblique de Viret à la scène économique actuelle.

[103] Viret prévoyait de loin le cataclysme social et politique qui serait l’aboutissement des désordres de son temps, la Révolution française.

[104] M. Allais, La crise mondiale d’aujourd’hui : pour de profondes réformes des institutions financières et monétaires, Paris, Clément Juglar, 1999.

[105] Il est étonnant qu’il n’existe aucun recueil des principaux écrits de Soljenitsyne sur ces questions politiques et sociales, ni en français, ni en anglais. Voici deux textes de cet auteur qui montrent la similitude de ses préoccupations avec celles de Pierre Viret. Le premier s’appelle « Epuisement de la culture ? ». Le second est « Une prière » :

Tout ce qui emplit aujourd’hui les ondes de son vacarme pitoyable et stérile, et de ses grimaces, toutes ces enflures qui envahissent nos écrans de télévision – tout cela passera, s’évanouira, se perdra dans l’histoire en poussière oubliée. Que le peuple subsiste ou bien qu’il périsse, cela dépendra de ceux qui vont devoir traverser cette sombre époque en contribuant, par leur propre travail ou par une aide matérielle apportée au travail d’autrui, à sauver de la destruction, à relever, à consolider et à développer notre vie intérieure, celle de l’intelligence et celle de l’âme. Cette vie qui est la culture.

Qu’il m’est aisé de vivre avec Toi, Seigneur ! Qu’il m’est léger de croire en Toi ! Quand mon esprit faiblit ou se perd dans l’incompréhensible, quand les plus intelligents ne voient pas au-delà du soir qui tombe et ignorent ce qu’il leur faudra faire demain, Tu m’envoies d’en haut la claire certitude que Tu es et que Tu agiras en sorte que toutes les voies du bien ne soient pas fermées. Au sommet de la gloire terrestre, je me retrouve sur ce chemin que je n’aurais jamais pu découvrir seul, cet étonnant chemin qui, par-delà le désespoir, m’a conduit là d’où j’ai pu transmettre à l’humanité le reflet de Ta lumière. Et tant qu’il me faudra la refléter, Tu m’en donneras le pouvoir. Et tout ce dont je n’aurai pas le temps, c’est que Tu l’auras confié à d’autres.

Voyez les ouvrages politiques suivants du grand écrivain russe presque tous épuisés : Les droits de l’écrivain suivi du Discours de Stockholm, Paris, Seuil, 1968 ; Collectif, Des voix sous les décombres, Seuil, 1975 ; Lettre aux dirigeants de l’Union soviétique, Seuil, 1974 ; Le déclin du courage. Discours de Harvard, Seuil, 1978 ; Message d’exil, Seuil, 1979 ; L’erreur de l’Occident, Paris, Grasset, 1980 ; Comment réaménager notre Russie, Paris, Fayard, 1990 ; Le problème russe à la fin du XXe siècle, Fayard, 1994 ; Une minute par jour, Fayard, 1995 ; La Russie sous l’avalanche, Fayard, 1998. Sur la pensée de Soljenitsyne voyez : E. Balzamo, Soljenitsyne aux origines de la Russie contemporaine, Paris, Editions de Paris, 2002 ; R. Bodéüs, Soljenitsyne, Québec, Editions du Beffroi, 1991 ; J.R. Dunlop, R. Haugh, A. Klimoff, Aleksandr Solzhenitsyn. Critical Essays and Documentary Materials, New York, Collier Books, 1973 ; J.R. Dunlop, R. Haugh and M. Nicholson, Solzhenitsyn in Exile, Critical Essays and Documentary Materials, Stanford, Hoover Institution, 1985 ; J.F. Pontuso, Aleksandr Solzhenitsyn’s Political Thought, Lanham, Lexington Books, 2004 ; D.J. Mahoney, Aleksandr Solzhenitsyn. En finir avec l’idéologie, Paris, Fayard, 2008. Voyez également l’étude biographique, historique et littéraire magistrale de L. Saraskina, Soljenitsyne, Paris, Fayard, 2010, ainsi que V. Hallereau, Soljenitsyne, un destin, Paris, L’œuvre, 2010, et G. Nivat, Le phénomène Soljenitsyne, Paris, Fayard, 2009.

[106] Parmi bien d’autres chefs-d’œuvre voyez, tout particulièrement, les deux recueils de cours de M. De Corte, Economie et morale et Principes d’un humanisme économique, Université de Liège, 1958 et 1965. L’édition en livre de ces fascicules, toujours d’une grande actualité, serait fort souhaitable. Voyez sur M. De Corte : D. Castellano, L’aristotelismo critstiano di Marcel De Corte, Firenze, Pucci Cipriani – Editore, 1975.

[107] C.-G. Dubois, La conception de l’histoire en France au XVIe siècle (1560-1610), 459.

[108] P. Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 271. Cité par C.-G. Dubois, 461.

[109] Pierre Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 283.

[110] Ibid., 277.

[111] Tailles et gabelles, taxes sur la vente de tous biens.

[112] Pierre Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 279.

[113] Ibid., 280.

[114] Ibid., 280-281.

[115] Ibid., 281-282.

[116] Ibid., 272-273, citant saint Bernard, Sermon 33 du Cantique des cantiques. Voyez les Œuvres mystiques de saint Bernard, Préface et traduction d’A. Béguin, Paris, Seuil, 1953, Sermon trente-troisième, 409-410. Le paragraphe que cite Viret commence ainsi :

Vinrent des temps affranchis, par la miséricorde divine, de cette double malice [la persécution et les hérésies], mais souillés encore par le négoce qui se trame la nuit. Malheur à cette génération contaminée par le levain des Pharisiens, c’est-à-dire l’hypocrisie – si toutefois il faut encore l’appeler hypocrisie lorsqu’elle est si répandue qu’elle ne parvient plus à se cacher, et si impudente qu’elle ne s’en soucie même pas. Cette maladie infectieuse gagne aujourd’hui tout le corps de l’Eglise et laisse d’autant moins d’espoir qu’elle se propage plus loin. Plus elle pénètre à l’intérieur, et plus son action est nocive. […] Tous sont ses amis et ses ennemis, etc. (409).

[117] P. Viret, Le monde à l’empire et le monde démoniacle fait par dialogues, 1580, 274.

[118] Ibid., 275-276.

[119] A. Serper, Rutebeuf poète satirique, Paris, Klincksieck, 1969 ; J. Dufournet, L’univers de Rutebeuf, Orléans, Paradigme, 2005.

[120] S. Bliggenstorfer, Eustache Deschapmps. Aspects poétiques et satiriques, Tübingen und Basel, A. Francke Verlag, 2005.

[121] A. de Guevara, Le réveille-matin des courtisans ou moyens légitimes pour parvenir à la faveur et pour s’y maintenir, Paris, Honoré Champion, 1999 ; Le mépris de la cour, imité de l’Espagnol de Guevarre, par Molière, 1621, Kessinger, 2010. A. Redondo, Antonio de Guevara (1480?-1545) et l’Espagne de son temps de la carrière officielle aux œuvres politico-morales, Genève, Droz, 1976.

[122] E. Philipot, La vie et l’œuvre littéraire de Noël du Fail, gentilhomme breton, Paris, Honoré Champion, 1914. ; M.-C. Bichard-Thomine, Noël du Fail. Conteur, Paris, Honoré Champion, 2001.

[123] E. Forsyth, La justice de Dieu. « Les Tragiques » d’Agrippa d’Aubigné et la Réforme protestante en France au XVIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2005 ; A. Garnier, Agrippa d’Aubigné et le parti protestant. Contribution à l’histoire de la Réforme en France, Paris, Fischbacher, 1928, 3 volumes.

[124] J.-D. Demagny, Les idées politiques de Jeremias Gotthelf et de Gottfried Keller et leur évolution, Centre National de Recherche Scientifique, 1952 ; G. Muret, Jérémie Gotthelf. Sa vie et ses œuvres, Paris, Félix Alcan, 1913.

[125] Cette pièce a le caractère d’une moralité (au sens du théâtre du Moyen Age) et ne doit pas d’abord être lue à la manière moderne, c’est-à-dire de manière simplement psychologique. Les diverses figures représentées sont bien vivantes, fonctionnent parfaitement selon le rôle que leur auteur leur assigne, mais elles sont d’abord des types sociaux. L’exactitude historique des critiques de Molière face à la société de cour de Louis XIV est abondamment confirmée par le chroniqueur, Saint Simon, ou par les écrits du grand ingénieur militaire du Roi, Vauban, sur l’état de la France à la fin du XVIIe siècle. Il faut voir le personnage d’Alceste dans le rôle du Fou du Roi. Le Roi étant ici l’opinion des gens de cour. Parce qu’il a l’apparence d’une folie extravagante, Alceste peut dire la vérité, ce que les gens normaux ne peuvent faire sans se détruire socialement, tant le consensus des mœurs courtisanes et casuistes travaillaient en faveur de Faux-Semblant (Tartuffe), à la fois courtisan et jésuite. Il était impossible pour Molière de faire passer dans le public parisien de son époque ce qu’il devait faire dire à Alceste comme venant de la part d’un être « normal ». Il fallait que les absurdités et les excès du personnage fassent rire afin que ce qu’il disait ait la moindre chance d’être même prononcé. Le pendant moral et théologique du Misanthrope, du Tartuffe, des Femmes savantes et du Don Juan de Molière est Blaise Pascal des Provinciales et des parties satyriques de Pensées dirigées contre les libertins athées. Mais à trop rire d’Alceste et à ne pas voir en lui une figure sociale presque tragique, l’on se déjuge soi-même. Molière résume un aspect de cet esprit de cour qui est monnaie courante dans notre culture où l’on cherche à plaire à tout le monde, esprit qui à force de supporter n’importe quelles mœurs n’admet plus guère la moindre critique des mœurs, avec ces mots qu’Alceste adresse à Célimène : « Conserver tout le monde est votre grande étude. » L’appréciation de Molière sur le personnage d’Alceste semble être bien exprimée par ces paroles d’Eliante à son égard :

Dans ses façons d’agir, il est fort singulier,

Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier : [un grand cas]

Et la sincérité dont son âme se pique,

A quelque chose, en soi, de noble et d’héroïque :

C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui,

Et je la voudrais voir partout comme chez lui.

[126] Molière, Le Misanthrope, Acte V, Scène 1.

[127] P. Viret, L’Interim fait par dialogues, Berne, Peter Lang, 1985 (1565).

[128] Ibid., 45.

[129] Ibid., 50.

[130] Ibid., 65.

[131] Pour Viret, il s’agit ni de réformer l’Eglise, ni d’instituer une Réforme ou une Réformation de la société, mais de reformer (re-former), de faire retrouver sa forme première à l’Eglise et aux rapports humains.

[132] Marranes, des Juifs espagnols et portugais convertis de force au catholicisme romain dès la fin du XVe siècle.

[133] L’Interim fait par dialogues, 135.

[134] Ibid., 137.

[135] Ibid., 246.

[136] Ibid., 247.

[137] Ibid., 248.

[138] Ibid., 285-286.

[139] Sur les origines médiévales, et principalement occamiennes, de cette mentalité rationaliste ramusienne, voyez les ouvrages d’A. Funkenstein, de P. Vignaux, d’E. Gilson, d’A. Kenny et de J.A. Weisheipl cités précédemment.

[140] La méthodologie mathématico-expérimentale de la science galiléenne extirpa les causes finales et formelles des quatre causes aristotéliciennes, forme de pensée qui permet une vue complète de tous les aspects de la réalité. Elle garda pour la nouvelle science mathématique et expérimentale – cela avec des effets scientifiques et technologiques prodigieux, mais privés de toute retenue – les seules causes matérielles et efficientes. Le monde absurde construit par cette exclusion des causes finales et formelles – monde d’où Dieu est exclu, notre monde présent – est en conséquence dépourvu à la fois de toute finalité et de tout sens. Sur la fausse identification baconienne de la science constructiviste moderne avec une vision biblique du mandat créationnel, voyez l’ouvrage décisif de C. Wybrow, The Bible, Baconianism, and Mastery over Nature. The Old Testament and its Modern Misreading, Bern, Peter Lang, 1991. Sur le caractère foncièrement antichrétien de la pensée de F. Bacon et de R. Descartes, voyez : L. Lampert, Nietzsche and Modern Times. A Study of Bacon, Descartes, and Nietzsche, New Haven, Yale University Press, 1993.

J.A. Weisheipl écrit excellemment :

« L’originalité de Galilée, cependant, ne se trouve pas dans ses ‘preuves’ du système copernicien. Elles ne reposent pas non plus dans certaines lois de la mécanique, malgré l’importance de ces découvertes. On ne la trouve pas non plus dans son ‘renversement d’Aristote’ au moyen du télescope ou de la chute des poids. Elle se trouve dans son insistance que le livre de nature est écrit uniquement en langage mathématique. […] Galilée ne considéra jamais sa description mathématique de la nature comme consistant seulement dans le fait de rendre compte des faits connus, ‘sauvant ainsi les apparences’ ; pour lui il s’agissait de la seule vraie démonstration du fonctionnement de la nature. […] Pour lui des expressions telles celles de ‘forme substantielle’, de ‘gravitation’, de ‘qualités sensibles’, de ‘nature’, de ’cause finale’ et d’autres expressions semblables n’étaient que des mots creux qui n’expliquaient rien du tout. […] Pour cette raison il s’opposait à l’approche aristotélicienne de la science naturelle. Seules des démonstrations géométriques pouvaient expliquer les opérations véritables de la nature. Tout ce qui ne pouvait être recueilli dans la pensée mathématique abstraite, telles les qualités secondaires sensibles, les essences et les causes, étaient des réalités purement subjectives ou n’existaient tout simplement pas du tout pour Galilée. »

J.A. Weisheipl, The Development of Physical Theory in the Middle Ages, 83-84.

[141] Sur P. de la Ramée, voyez les ouvrages suivants : C. Waddington, Ramus (Pierre de la Ramée) sa vie, ses écrits et ses opinions, Paris, Ch. Meyrueis, 1855 ; P.P. Graves, Peter Ramus and the Educational Reformation of the Sixteenth Century, New York, Macmillan, 1912 ; W.J. Ong, Ramus. Method, and the Decay of Dialogue. From the Art of Discourse to the Art of Reason, Cambridge, Harvard University Press, 1958 ; N. Bruyère, Méthode et dialectique dans l’œuvre de La Ramée. Renaissance et âge classique, Paris, Vrin, 1984 ; R. Hooykaas, Humanisme, science et Réforme. Pierre de la Ramée (1515-1572), Leiden, E.J. Brill, 1958 ; Kees Meerhoff, Rhétorique et poétique au XVIe siècle en France. Du Bellay, Ramus et les autres, Leiden, E.J. Brill, 1986 ; K. Meerhoff et J.-C. Moisan (Editeurs), Autour de Ramus. Le combat, Paris, Honoré Champion, 2005 ; K. Meerhoff et J.-C Moisan (Editeurs), Autour de Ramus. Texte, théorie, commentaire, Québec, Nuit Blanche, 1997 ; Collectif, Ramus et l’Université, Paris, Editions Rue d’Ulm, 2004 ; M. Feingold, J.S. Freedman and W. Reuther, The Influence of Petrus Ramus, Basel, Schwabe, 2001 ; J.V. Skalnik, Ramus and Reform. University and Church at the End of the Renaissance, Kirksville, Truman State University Press, 2002. Sur l’idéologie anti-aristotélicienne de la « méthode unique » à la fin du XVIe siècle, voyez : N. Ward Gilbert, Renaissance Concepts of Method, New York, Columbia University Press, 1963 ; P. Desan, Naissance de la Méthode (Machiavel, La Ramée, Bodin, Montaigne, Descartes), Paris, Nizet, 1987 ; A. Robinet, Aux sources de l’esprit cartésien. L’axe La Ramée-Descartes. De la Dialectique de 1555 aux Régulae, Paris, Vrin, 1996.

[142] La logique binaire est la logique des ordinateurs. Il s’agit du choix entre 0 et 1 ; ou bien ceci… ou bien cela. Ceci est la logique propre aux antithèses véritables : ou le bien, ou le mal ; ou la vérité, ou l’erreur. Cette pensée binaire, lorsqu’elle devient dominante, constitue un appauvrissement considérable des capacités de réflexion des hommes. Tant la réalité créée que la Bible (et aussi Aristote) connaissent une autre logique que l’on pourrait appeler « une logique complémentaire », une logique qui affirme, à la fois, ceci… et cela. L’Unité et la Trinité de Dieu, l’humanité et la divinité de Jésus-Christ, l’homme et la femme, le ciel et la terre, le corps et l’âme, la matière et l’esprit, l’Ancien Testament et le Nouveau, etc. Une pensée exacte doit faire un usage approprié de différents systèmes logiques, selon ce que requièrent les circonstances. Sur ces questions voyez les ouvrages très utiles du philosophe américano-suédois C. Ryn et, tout particulièrement, son livre le plus récent, A Common Human Ground : Universality and Particuliarity in a Multicultural World, Columbia, University of Missouri Press, 2003. Voyez également dans une perspective semblable le livre d’O. Delacrétaz, Le goût du bien commun, Lausanne, Cahiers de la Renaissance Vaudoise, 2005, 168 p.

[143] Pour une critique équilibrée de certaines tendances rationalistes dans la pensée puritaine voyez : R. Bronkema, The Essence of Puritanism, Goes, Oosterbaan & Lecointre, 1929.

[144] T. McCrie, Life of Andrew Melville, Edinburgh, Blackwood, 1899.

[145] K.L. Sprunger, The Learned Doctor William Ames. Dutch Background of English and American Puritanism, Urbana, University of Illinois Press, 1972 ; M. Nethenus, H. Visscher and K. Reuter, William Ames, Cambridge, Harvard Divinity School Library, 1965.

[146] D.K. McKim, Ramism in William Perkins’ Theology, Berne, Peter Lang, 1987.

[147] H. Hotson, Johann Heinrich Alsted 1588-1638 : Between Renaissance, Reformation and Universal Reform, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; Paradise Postponed : Johan Heinrich Alsted and the Birth of Calvinist Millenarianism, Dordrecht, Kluwer Academic Publishers, 2000.

[148] J.A. Van Ruler, The Crisis of Causality. Voetius and Descartes on God, Nature and Change, Leiden, E.J. Brill, 1995.

[149] Sur la théologie de Viret, voyez : G. Bavaud, Le réformateur Pierre Viret, Genève, Labor et Fides, 1986.

[150] Il est intéressant de noter que Pierre Viret partageait cette préoccupation avec Thomas d’Aquin. Un des versets de la Bible qui revient le plus souvent sous la plume de Thomas n’est autre que 2 Corinthiens 10.4-5 : « Nous renversons les raisonnements et toute hauteur qui s’élève contre la connaissance de Dieu, et nous amenons toute pensée captive à l’obéissance au Christ. »

[151] La puissance.

[152] T. de Bèze, Les vrais portraits des hommes illustres, Genève, Slatkine, 1986 [1581], 126-128.

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et la prédication de Calvin

Jean-Marc BERTHOUD*

Il n’existait aucune formation théologique officielle de type universitaire à Genève avant la fondation de l’Académie en 1559. Mais – fait largement ignoré par certains historiens de cette période – une Académie réformée avait été établie à Lausanne par « leurs Excellences de Berne » dès 1537. Cette Académie de Lausanne, la première université d’inspiration calviniste au monde, avait d’abord été placée sous la direction de Pierre Viret. A partir de 1549, Théodore de Bèze y joua un rôle important comme professeur de grec. L’éminente qualité de l’enseignement qui y était dispensé est attestée par le fait que le Réformateur flamand Guy de Brès (1540-1567), auteur de la Confessio Belgica de 1561, ainsi que les auteurs du célèbre Catéchisme de Heidelberg (1563), Olevianus (1536-1587) et Ursinus (1534-1583), y reçurent une partie de leur formation théologique[1].
 

L’enseignement donné à l’Académie de Lausanne était en grande partie dans la ligne de celui que donnait Calvin à Genève, en particulier en ce qui concerne les questions controversées de la prédestination et de la discipline ecclésiastique. Cet alignement de Lausanne sur Genève sur ces questions attisa le conflit latent entre l’Eglise de Lausanne, placée sous la direction de Pierre Viret qui était le pasteur principal de la Classe de Lausanne, et les autorités de Berne qui s’opposèrent obstinément à ce que l’Eglise assume seule la responsabilité de sa propre discipline. Ce différend proprement ecclésiastique était accompagné de différences théologiques importantes, car Berne refusait également la doctrine calviniste de la prédestination. Les autorités bernoises poussèrent leur opposition si loin qu’à un certain moment elles en vinrent même à interdire l’usage de l’Institution de la Religion chrétienne de Calvin comme manuel de théologie à l’Académie. Cet interminable conflit sur la discipline ecclésiastique (1541-1559) culmina dans la crise de Noël 1558. Au début de l’année suivante, Viret fut banni. Le corps enseignant de l’Académie démissionna en bloc ainsi que la plupart des pasteurs de la Classe de Lausanne[2]. Avec presque tous leurs étudiants (près de mille en 1558), ils s’exilèrent à Genève, rendant ainsi possible la fondation de l’Académie de Genève en 1559 sous la direction de Théodore de Bèze qui, sentant la futilité de poursuivre davantage la lutte, avait paisiblement quitté Lausanne une année avant ses collègues. L’Académie de Genève fut dans une large mesure un décalque du modèle lausannois[3].
 

I. La formation des pasteurs

Le programme académique établi par Calvin pour la nouvelle Académie de Genève – en ceci très proche de celui inauguré une vingtaine d’années plus tôt par son ami Viret à Lausanne – comportait les deux grands domaines dans lesquels Dieu manifeste sa révélation: d’abord par sa création, puis par sa Parole écrite. Voici comment Stanford Reid définit les principes qui ont gouverné la fondation de l’Académie de Genève:
Calvin croyait qu’il fallait enseigner les sciences physiques tout simplement parce qu’elles constituaient ce vêtement au travers duquel Dieu se manifestait partout et continuellement à tous les hommes. Mettant l’accent sur l’idée même de création, il affirmait que l’homme devait étudier et approfondir ses connaissances de la nature afin de comprendre celui qui l’avait faite. Ce point de vue se trouvait en conflit, tant avec celui de la scolastique, qui enseignait que le monde physique n’était qu’un stage inférieur dans la grande chaîne de l’être qui s’étend vers le haut pour finalement atteindre le moteur immobile, Dieu, qu’avec celui de la Renaissance, dont le point de vue était le plus souvent celui du panthéisme. Pour Calvin, l’étude de la nature était une responsabilité donnée par Dieu à l’homme qui devait être assumée à la lumière de la Parole de Dieu[4].

Le point de vue de Viret et de Calvin était ici par avance en totale opposition au dualisme kantien qui allait plus tard, à la suite de la coupure platonicienne entre les sens et la science si caractéristique de la pensée scientifique moderne, infecter l’ensemble de la culture occidentale. Pire encore, la soumission docile de la théologie chrétienne à cette idéologie scientifique, née au XVIIe siècle et devenue culturellement dominante dès le XVIIIe, allait, à quelques rares exceptions près, totalement dénaturer ce qui passe aujourd’hui pour de l’enseignement théologique dans les universités[5].

Calvin était, en plus, entièrement en faveur de l’utilisation à l’Académie de Genève de ces outils linguistiques si fortement développés par les humanistes de la Renaissance. Stanford Reid ajoute:
Cependant, si l’humanisme de Calvin était évident dans l’organisation du programme d’études de l’Académie, par contre nous devons nous souvenir qu’il n’était aucunement un humaniste dans son explication de l’origine et de la cause de l’incapacité de l’homme. (…) Pour Calvin, si ces arts et ces sciences devaient être appréciés et utilisés, cependant, à moins de les voir à la lumière du Christ, elles n’étaient que fumées. Car on ne pouvait alors ni les comprendre, ni les interpréter correctement vu que le but véritable de ces disciplines était de rendre gloire à Dieu. Comme il le disait lui-même, « avec toute son habileté, l’homme est aussi borné quand il s’agit de comprendre les mystères de Dieu, qu’un âne l’est pour saisir des harmonies musicales » (Commentaire sur 1 Corinthiens 1: 20). Pour lui, ce n’était aucunement de la vertu ou du génie des humanistes que provenaient de telles capacités, mais de la seule grâce de Dieu. De même pour Calvin, ces arts et ces sciences découverts par l’homme ne devaient pas être utilisés pour la glorification et la louange du génie de l’homme, mais pour la gloire de Dieu[6].

Comme l’indique Stanford Reid, la conséquence pour Calvin de cette façon de voir fut que si les arts libéraux et les sciences ne devaient en aucun cas être écartés du cursus théologique, ils devaient cependant être utilisés sous le contrôle strict et sous l’autorité de la Parole de Dieu – et non pas avec cet esprit de prétendue neutralité qui allait caractériser l’épistémologie des rationalistes arminiens du siècle suivant – afin d’amener les hommes à la connaissance de leur Créateur. Car pour Calvin, l’homme pécheur était incapable d’atteindre une telle connaissance sans l’aide de la grâce de Dieu. Stanford Reid continue :

Une vraie connaissance de Dieu ne pouvait, cependant, se trouver dans la nature et dans ce que pouvaient découvrir les arts libéraux et les sciences, à moins que l’homme, ses yeux ayant été ouverts par le Saint-Esprit, ne voient Dieu tel qu’il se révèle à lui dans les Ecritures. En conséquence, la compréhension des Ecritures constituait le but ultime de la vie de l’homme[7].

C’est pourquoi l’étude de la Bible, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, était considérée comme le couronnement et la règle des programmes universitaires. Comme le dit Stanford Reid :

Ainsi, c’était uniquement dans les Ecritures qu’on pouvait trouver cette vraie sagesse et cette vraie connaissance qui permettraient de donner son interprétation véritable, non seulement à l’univers dans son ensemble, mais à la pensée des philosophes païens elle-même.

Jean-François Gilmont, rejoignant ici les résultats de nombreuses études récentes[8], fait ces remarques intéressantes au sujet de l’orientation théologique de l’exégèse de Calvin :

Les pratiques théologiques de Calvin me semblent pour l’essentiel enracinées dans le Moyen Age. La scolastique, qui est vraiment une théologie et une philosophie du livre, est basée sur un enseignement à partir d’un texte que l’on glose. Dans la majorité de ses écrits, Calvin glose, soit l’Ecriture pour la mettre en valeur, soit un adversaire pour le dénoncer. Par ailleurs, la scolastique invente une nouvelle façon de lire, la consultation rapide à la recherche de citations faisant autorité. De même Calvin nourrit sa réflexion théologique de lectures, allant tantôt aux originaux, tantôt à des chaînes de citations.

Mais Calvin se sépare des scolastiques en adoptant l’approche de l’Ecriture prônée par les humanistes. Il veut relire le texte sacré dans son sens littéral, en retrouvant la signification voulue par l’auteur[9].
Gilmont ajoute ces observations pertinentes :

Il me semble que les biographes du Réformateur n’insistent pas assez sur ce travail incessant d’exégèse qu’il mène de front sur plusieurs livres bibliques. Le système d’enseignement établi à Genève l’oblige à lire et à enseigner sans cesse la Bible. Lorsqu’il affirme puiser son enseignement dans l’Ecriture, il ne ment pas. Je crois que peu de théologiens de cette époque peuvent se vanter d’un travail exégétique aussi continu[10].

Et Stanford Reid conclut son analyse remarquable des principes épistémologiques et pédagogiques de Calvin avec ces mots :

La description de cette position nous présente le postulat fondamental qui sous-tend toute l’entreprise de Calvin pour fonder une université. Tenant que l’homme ne pouvait pas, à cause de son péché, parvenir à une vraie connaissance de Dieu, et, par conséquent, de cet univers créé par Dieu dans lequel l’homme vit, Calvin insistait sur le fait que le seul espoir de l’homme se trouvait dans la régénération divine au moyen de laquelle il pourrait comprendre le sens de la révélation que Dieu donne de Lui-même dans les Ecritures. Tant que Dieu n’aurait pas touché le coeur de l’homme, même une connaissance intellectuelle des Ecritures lui serait sans profit véritable. Mais une fois que Dieu agissait en lui, et que l’homme venait à la foi, il pouvait alors tout voir sub specie æternatis.
Et il ajoute cette remarque très intéressante :

Ceci semble être la raison de l’insistance de Calvin – à la différence de ce qui se passait à Lausanne (réd.) – pour que les étudiants entrant à l’université aient l’obligation de signer la Confession de foi. Car, pour Calvin, quelle utilité pouvait-il donc y avoir à enseigner des incroyants qui, en conséquence de leur incrédulité, ne parviendraient jamais à une vraie connaissance? En fin de compte, la connaissance véritable n’était-elle pas aussi un don de Dieu?[11]

Cependant, avant la fondation de l’Académie en 1559, de nombreux pasteurs qui apportèrent la Foi réformée aux quatre coins de l’Europe s’étaient rendus à Genève, et non à l’Académie de Lausanne, pour leurs études où ils ne purent guère, avant 1559, profiter d’une véritable formation universitaire. Ils se formèrent cependant, en tant que théologiens et pasteurs, aux pieds du plus grand prédicateur et enseignant du XVIe siècle. Car, ainsi que nous la décrit Parker, la charge de prédication et d’enseignement de Calvin à Genève était écrasante. Il constituait ainsi à lui seul quasiment une Académie théologique! Parker décrit son travail en ces termes :

A partir d’octobre 1549, il lui fut ordonné de prêcher à Genève tous les jours de la semaine. Dès ce moment, Calvin prêcha normalement tous les jours une semaine sur deux et deux fois les dimanches. Son habitude était d’expliquer l’Ancien Testament en semaine et le Nouveau le dimanche, bien qu’il prêchait parfois sur les Psaumes le dimanche après-midi[12].

La prédication en semaine se faisait tôt le matin, avant d’aller au travail. Tous étaient censés y assister. L’après-midi était consacrée à des cours théologiques, le plus souvent sous la forme d’une exposition en latin et dans un style plus formel des divers livres de la Bible. Ces cours étaient adressés à un public plus restreint d’étudiants. Bon nombre des commentaires bibliques de Calvin proviennent de la notation mot à mot de ses cours prononcés assez lentement, presque sous une forme dictée, par plusieurs étudiants exerçant la fonction de scribes. Les différentes versions notées étaient immédiatement collationnées et rédigées au propre. Le lendemain matin, souvent après la prédication, Calvin se faisait lire le cours du jour précédent et le corrigeait depuis son lit où ses nombreuses maladies chroniques l’obligeaient de se tenir. Ce genre de prédication et d’enseignement systématique de la Bible connut un immense succès. Il est par exemple rapporté qu’en 1561 plus de mille personnes suivaient chaque jour les cours de Calvin qui étaient, rappelons-le, donnés en latin. Dans ses dernières années, il lui fallait assez souvent être porté sur une chaise au lieu où se donnaient les prédications et les cours, tant sa santé était devenue débile[13].
 

Calvin enseignait et prêchait sans notes, expliquant la Bible directement à partir du texte hébreu ou grec dont il donnait sur place sa propre traduction. Mais ceci n’impliquait aucunement l’absence de préparation. Il déclara une fois à ce sujet :

Si j’avais l’audace de monter en chaire sans consulter un livre en me disant de manière frivole: « Eh bien, quand je prêcherai Dieu me donnera ce que je dois dire », venant ici sans lecture et sans réflexion sur ce que je dois déclarer, et sans considérer avec soin comment il me faut appliquer la Sainte Ecriture à l’édification du peuple, alors je ne serais qu’un homme prétentieux et plein d’arrogance[14].

Pour Calvin, le prédicateur devait d’abord appliquer le texte à sa propre vie. Avec ce langage incisif qu’il savait utiliser parfois avec tant de force, il affirme de manière abrupte :

Il vaudrait mieux au prédicateur de se casser la nuque en montant les marches de la chaire, si en premier il ne se donne la peine de suivre Dieu. (…) Je parle à l’assemblée de telle manière à ce que mon enseignement s’adresse d’abord à moi-même[15].
 

II. Quelle était la nature de la prédication de Calvin?

i) D’abord il s’agissait de la prédication suivie du texte biblique. Son seul intérêt était de découvrir le sens exact de ce texte, seule norme de la vie de l’Eglise[16]. Le prédicateur était par-dessus tout le serviteur de la Parole de Dieu. Mais il ne s’agissait pas d’un élément particulier de cette Parole que l’on pouvait appeler l’Evangile, mais de la Parole de Dieu tout entière, tant Ancien que Nouveau Testament.

ii) Deuxièmement, la prédication de Calvin utilisait tous les outils linguistiques et littéraires légitimes développés par le renouveau de la rhétorique antique suscité par les humanistes de la Renaissance, les Valla, Erasme, Lefèvre, Budé, Etienne, etc., en vue d’extraire du texte classique son sens véritable. Mais ici son attitude s’avère être fort différente de celle développée un siècle plus tard par les exégètes de l’Académie de Saumur, précurseurs de la critique rationaliste moderne. Car Calvin soumettait ces outils littéraires et linguistiques à la vérité, c’est-à-dire au contenu confessionnel, doctrinal et dogmatique de la Bible. Il ne se faisait aucunement l’avocat du mythe d’une méthode d’exégèse de la Bible à prétention neutre, qui serait purement rationnelle et qui, en fin de compte, se voudrait soi-disant uniquement scientifique. C’est par une telle attitude, qui n’est autre que la soumission béate au mythe scientiste moderne (le véritable ancêtre des Lumières), que le neutralisme arminien et rationaliste pénétra dans l’enseignement théologique donné à l’Académie de Saumur au XVIIe siècle. C’est par cette voie que l’autorité souveraine de la Parole de Dieu dans l’Eglise et son influence sur toute la culture furent détruites[17]. Pour Calvin, la raison du prédicateur devait constamment être tenue en bride par la Parole de Dieu, la seule norme véritable de ce qui est rationnel.

iii) Troisièmement, la prédication de Calvin avait un caractère rigoureusement antithétique. S’il existait une vérité qu’on pouvait découvrir avec l’aide de Dieu et au moyen de l’usage sanctifié du don divin qu’est la raison de l’homme, cette vérité alors impliquait nécessairement que tout ce qui lui était contraire devait être faux. La vraie doctrine était ainsi systématiquement opposée à l’hérésie et entre les deux existait une guerre sans répit. Ecoutons comment Calvin définit la double tâche de tout prédicateur, de tout pasteur fidèle:
Toutes les fois que l’on voit se multiplier et croître une secte méchante et pernicieuse, le devoir de ceux que Dieu a établis pour l’édification de son Eglise est de s’y opposer et de la repousser de toute leur énergie avant qu’elle ne croisse en force et vienne à contaminer d’autres, devenant ainsi la source d’une corruption générale. En fait, pour que l’Eglise soit véritablement pourvue de pasteurs, il ne suffit pas qu’ils travaillent à distribuer la bonne pâture de la chair de Jésus-Christ si, en même temps, il ne font pas le guet contre loups et voleurs, afin d’avertir contre eux et de les chasser lorsqu’ils s’approchent par trop du troupeau. Car, puisqu’ils corrompent la sainte Parole de Dieu, ces loups sont comme un poison, assassinant les pauvres âmes sous prétexte de les faire paître et de les mener dans de bons pâturages. En plus, dans la mesure où Satan ne cesse de comploter par tous moyens à la dissolution de cette sainte unité que nous avons en Jésus-Christ par sa Parole, il est de la dernière nécessité pour la préservation de l’Eglise que cette même Parole serve et soit utilisée comme glaive et comme bouclier afin de résister à de telles machinations[18].

iv) Enfin, Calvin dans sa prédication, appliquait la Parole de Dieu à chaque aspect de la vie humaine et de l’ordre créationnel. Une telle application de la doctrine biblique à tous les aspects de la réalité avait pour effet d’appeler tous ceux qui se plaçaient sous l’autorité d’un tel enseignement à une repentance à la fois morale, doctrinale et intellectuelle. Une telle repentance intellectuelle devait amener ceux qui la vivaient à la conversion de leur volonté et de leurs actes afin qu’ils parviennent, à la fin, à amener toutes leurs pensées captives à l’obéissance au Christ. Stanford Reid caractérise toute la tradition de prédication réformée inspirée par l’exemple de Calvin en ces termes:
Le contenu de leur message était un thème en trois points :
1. L’homme pécheur est sans force ni espoir pour répondre aux exigences de Dieu et pour être accepté par lui. En langage théologique cela signifie la corruption totale de l’homme.
2. L’accent était mis sur la grâce souveraine de Dieu qui est à la fois à l’origine et le fondement de l’oeuvre rédemptrice du Christ, qui a payé de façon suffisante (et pour Calvin de manière efficace) pour le péché des hommes. (Commentaires de Calvin sur Ephésiens 1: 4 et sur Romains 8: 23-30.)
3. Enfin, la justification par la foi seule, offerte librement par l’Evangile à tous ceux qui croient. Comme chez Luther, la justification est la pierre d’angle de la prédication et le fondement même de l’appel adressé aux hommes et aux femmes de son époque[19].

Mais une telle manière de prêcher, suivant de très près le texte de la Bible, ne restait pas dans le domaine abstrait d’une prédication dogmatique. Elle était appliquée avec soin et précision à tous les aspects de la vie chrétienne, tant personnelle que sociale. Suivons encore ici l’analyse de Stanford Reid :

Le prédicateur ne se contentera pas de prêcher l’Evangile et de laisser les chrétiens, au début de leur nouvelle vie, à eux-mêmes. Car ces chrétiens savaient fort bien qu’ils vivaient dans le monde et que, par conséquent, ils devaient y vivre en chrétiens. Cela signifiait qu’ils devaient connaître toutes les implications et les conséquences de leur foi, c’est-à-dire qu’ils devaient être alimentés par une parfaite connaissance de la Bible. La prédication n’était pas seulement un moyen pour atteindre l’incroyant et lui offrir le salut en Christ, mais également l’instrument pour former et éduquer les croyants afin de les rendre capables de vivre selon les exigences de la Parole de Dieu dans la société. Les prédicateurs appelaient ceux-ci à prendre une part active à la vie de la société afin de l’influencer et de la changer, en la façonnant selon la volonté de leur Seigneur et Roi. Cela pouvait aller jusqu’à l’action politique et sociale. A cette fin, les prédicateurs se montraient très pratiques dans l’application des Ecritures à la situation de leur époque (…) trouvant à leurs textes des applications très directes, ce qui ne les rendait pas toujours populaires auprès de leurs auditeurs. Mais personne ne pouvait se tromper sur ce qu’ils voulaient dire! Les prédicateurs exerçaient ainsi une puissante influence sur leurs auditeurs tant en matière de vie spirituelle que de conduite chrétienne pratique.
En même temps, leurs sermons étaient pleins d’arguments polémiques. Afin d’empêcher le troupeau de s’égarer, ils l’avertissaient constamment, comme le feraient de bons pasteurs, et dénonçaient sans relâche les erreurs. (…) Ils purent ainsi mettre leurs ouailles en garde contre ce qu’ils considéraient comme les enseignements erronés de leur époque.

Stanford Reid ajoute enfin qu’une telle prédication, qui ne pouvait être qu’impopulaire, devait, pour son efficacité, dépendre tout particulièrement de l’action du Saint-Esprit :

Les prédicateurs réformés plaçaient constamment l’accent sur le fait qu’ils étaient totalement dépendants du Saint-Esprit. Selon Calvin, on ne peut comprendre la vérité de Dieu, que si celui-ci ouvre les yeux et les oreilles des auditeurs, pour voir et pour entendre. (…) De même la prédication ne peut être efficace qu’à condition de se trouver en conjonction avec l’opération effective de l’Esprit saint. Celui-ci ouvre les coeurs des auditeurs et les rend capables par la foi d’apprécier ce qui est enseigné par l’Ecriture[20].

Une telle prédication suivie de l’Ecriture, appliquée comme elle l’était à tous les domaines que pouvait traiter le texte biblique objet de l’enseignement, conjointe à l’action du Saint-Esprit, faisait tout naturellement de tout sujet abordé un merveilleux tremplin pour proclamer puissamment l’Evangile.

Susan Schreiner, dans son étude pleine de vues si nouvelles sur la pensée de Calvin relative à la nature et à l’ordre naturel, fait clairement ressortir les implications d’une telle prédication pour la vie de tout chrétien:
L’imitation du Christ n’est pas simplement une affaire individuelle qui maintiendrait le croyant dans son isolement, mais, par une vie de service en faveur du prochain, elle vise à l’ordonnance sociale du monde, étant un moyen voulu par Dieu et destiné à rétablir la justice et à soulager les pauvres. Les exhortations que contiennent les sermons de Calvin et qui incitent le chrétien à l’exercice de la charité et à oeuvrer à l’application de la justice, qui donnent l’explication du Sermon sur la montagne, ou même les articles des Ordonnances ecclésiastiques, ne sont que divers exemples de la préoccupation du Réformateur pour les dimensions sociales d’une vie sanctifiée. Une telle vie personnelle sanctifiée ne peut, à terme, qu’aboutir à la restauration de la société[21].

Elle ajoutait :

Jusqu’à ce que parvienne le temps où Dieu lui-même manifestera directement son règne, les chrétiens sont appelés à être au service du monde. Dans la pensée du Réformateur, nous trouvons une véritable libération d’énergie. Chez Calvin, les doctrines de la prédestination, la certitude du salut, le combat spirituel et la sanctification ne faisaient que diriger les chrétiens vers le dehors, vers le monde. L’attention des élus est ainsi tournée vers la création en vue du bien de leur voisin, de l’édification de l’Eglise et de la restauration de la société. Des concepts tels ceux de gestion, de service, de charité, d’équité et de justice jouèrent un grand rôle dans l’éthique de Calvin et démontrent toute la valeur qu’il attribuait à une vie active et ordonnée, c’est-à-dire à l’activité sanctifiée d’une vie véritablement chrétienne[22].

Ceci n’est aucunement une interprétation particulière de la pensée de Calvin. Stanford Reid, pour sa part, confirme très largement l’analyse de Susan Schreiner lorsqu’il écrit :

La communion ecclésiastique et la bonne entente fraternelle n’étaient aucunement, aux yeux de Calvin, le but ultime de la Réforme. Le christianisme n’avait pour lui aucun sens s’il n’était pas appliqué à la vie quotidienne. (…) Citons ici l’historien anglais, de conviction catholique romaine, Lord Acton qui, à la fin du XIXe siècle, écrivait: « Le but de Calvin était tout autant la réforme de la société que celle de la doctrine. Il ne souhaitait pas une orthodoxie séparée de la vertu. Il voulait que la foi de la communauté chrétienne se manifeste dans le comportement moral de ses membres. »[23] Ainsi les Réformateurs voulaient que leur doctrine ne soit pas une vague philosophie à laquelle on exprimerait un assentiment mental, mais une foi exerçant son contrôle sur toutes les activités du chrétien. Elle devait dominer autant les aspects politiques, sociaux, économiques et artistiques de l’activité humaine, que les autres sphères de sa vie. La réforme de l’Eglise devait ainsi avoir pour finalité la renaissance de la société, et ceci pour la seule gloire de Dieu[24].

Susan Schreiner est plus explicite encore que Stanford Reid :

Ceux qui se consacrent à l’étude de la théologie de Calvin ne doivent jamais perdre de vue la portée précise de l’argument qu’il adressa à Sadolet et par lequel il lui déclarait que la préoccupation première du chrétien n’est pas d’abord le salut de son âme individuelle mais la gloire de Dieu. Sans minimiser l’importance du péché, de la justification par la foi, ou de la certitude du salut dans la pensée de Calvin, nous devons nous souvenir qu’il savait pertinemment que la gloire de Dieu s’étendait bien au-delà du seul individu et englobait en réalité tous les aspects de la création. Dieu a créé le monde comme le théâtre de sa gloire et bien que l’être humain se trouve placé par lui à la tête de cette création, il n’en constitue jamais en lui-même le tout. Depuis le mouvement ordonné des étoiles jusqu’à la stabilité toute relative des gouvernements, la nature même de Dieu et sa gloire sont manifestées dans chacun des éléments dont est constituée la création. L’idée que le monde serait devenu un domaine ténébreux foncièrement opposé à l’Eglise impliquait pour Calvin l’idée que Dieu aurait abandonné la finalité même de sa création comme miroir ou théâtre dans lequel il manifestait sa gloire. Refuser sa participation à ce règne terrestre ou négliger la contemplation de la nature démontrait une incompréhension totale de l’engagement pris par Dieu envers l’ordre créé par lui, envers le but qu’il assigne à la création et à l’égard de la manière dont il gouverne en tout temps l’univers. En fin de compte, limiter la vision de Calvin aux doctrines de la dépravation totale de la nature humaine, de la justification par la foi et de la condamnation du monde, de la nature mauvaise, n’est rien d’autre que lui imposer une mentalité qui lui était entièrement étrangère et à laquelle, dans ses écrits, il offrit une résistance constante. Dans la pensée de Calvin, la race humaine appartient à l’ordre de la création, ordre qui révèle la puissance, la sagesse et la gloire de Dieu. Il n’est, en conséquence, guère étonnant que pour Calvin, la création tout entière joue un rôle capital dans notre compréhension du caractère et des desseins de Dieu[25].

Et Susan Schreiner ajoute :

Pour Calvin, la restauration graduelle de l’ordre historique ne parviendra à son achèvement que dans la vie future, lorsque Dieu sera tout et en tous. En attendant ce jour, la restauration intérieure de l’âme du chrétien a des conséquences pour le monde qui l’environne. (…) La conséquence en est claire: après avoir soumis leur connaissance et leur volonté au Christ, les élus sont encouragés à se détourner d’eux-mêmes et à se tourner vers l’extérieur afin de se consacrer ensemble à l’édification de l’Eglise et au bien du prochain. Il était pour Calvin évident qu’une telle activité du chrétien, dirigée comme elle devait l’être vers le monde extérieur, ordonnée ainsi par lui à l’accomplissement du bien, ne pouvait que contribuer à la sanctification ou à la restauration de l’ordre perturbé du monde. Au lieu d’isoler l’Eglise en la séparant d’un monde qui ne serait pour elle qu’une source de menaces, Calvin voyait dans l’Eglise une institution dont la fidélité permettrait tant le renouvellement du cosmos que celui de la société[26].

Ainsi l’Eglise n’est pas indifférente à la pleine manifestation de la gloire de Dieu dans sa création. Pierre Marcel, dont nous saluons ici la mémoire, porte l’analyse de la pensée de Calvin un pas plus loin lorsqu’il montre le rôle que joue l’Eglise fidèle dans la manifestation des desseins rédempteurs de Dieu pour l’ordre créationnel tout entier:
Eglise et monde sont étroitement liés et interdépendants, car c’est à partir de l’Eglise que l’univers sera « rétabli ». Selon la prophétie de l’apôtre Paul (Rm 8:18-23), il apparaît « combien grande sera l’excellence de la gloire à laquelle doivent être élevés les enfants de Dieu, vu que toutes les créatures seront renouvelées pour servir à l’amplification et à l’anoblissement de cette gloire ». Quelle espérance et quelle attente! (…) Nous croyons que le Christ accomplira lui-même toutes ces choses par sa toute-puissance lors de son retour et de la résurrection dernière. C’est notre ferme foi. Mais n’est-il question que d’attendre ?[27]

Citant le commentaire de Calvin sur Hébreux 2:5 concernant l’idée biblique du monde à venir, Marcel montre que dans l’Eglise, et plus particulièrement dans la prédication fidèle de l’Evangile, ce processus de recréation est déjà à l’oeuvre :

On voit bien maintenant qu’il n’appelle pas Monde à venir, seulement l’état des choses tel que nous l’attendons après la résurrection, mais tel qu’il a commencé dès le commencement du règne de Christ, et aura son accomplissement en la dernière rédemption[28].

Marcel commente :

Ainsi les cieux et la terre doivent être restaurés par la doctrine du salut. L’espérance n’est dès lors plus une attente, mais certitude actuelle et participation! L’Eglise est au centre des nouveaux Cieux « plantés », de la nouvelle terre « fondée »; elle et tous ses docteurs, prédicateurs, évangélistes et fidèles… Il y a donc de très bonnes raisons d’affirmer que les prédicateurs fidèles renouvellent le monde comme si Dieu, par leurs mains, reformait les cieux et la terre. C’est pourquoi il est dit (Es 51:16) que « les cieux ont été plantés et la terre fondée » quand le Seigneur établit son Eglise par sa Parole. C’est ce qu’il accomplit par le ministère de ses serviteurs, qu’il guide par son Esprit et qu’il protège contre leurs ennemis cachés et toutes sortes de dangers, afin qu’ils puissent s’acquitter avec efficacité de ce qui leur a été prescrit. (Commentaire de Calvin sur Es 51:16) Telle est la source de toute bénédiction, aujourd’hui, pour le monde entier[29].

Un prédicateur tel que Calvin pouvait, en effet, par sa proclamation fidèle de la Parole de Dieu, faire se lever une génération d’hommes de Dieu capables, par la force que donne le Seigneur, de ramener une grande partie de l’Europe de leur temps, à l’obéissance au Christ. Douglas Kelly dans l’introduction à sa traduction des Sermons de Calvin sur 2 Samuel, nous encourage aujourd’hui à apprendre ces mêmes leçons du grand prédicateur du XVIe siècle :

Une lecture attentive de Calvin sur 2 Samuel peut bien allumer dans le coeur du prédicateur le feu d’une passion pour communiquer la vérité de la grâce triomphante du Dieu, fidèle à son Alliance, envers des hommes et des femmes pécheurs. Il les appelle ainsi à lui pour en faire des instruments de la transformation spirituelle, tant de leur propre génération, que des générations qui les suivront. Peut-être que ces sermons pourront avant tout communiquer à leurs lecteurs un esprit confiant et serein, apte à affermir les coeurs et à faire avancer les pieds de ceux qui sentent, avec la plus grande acuité, leur propre faiblesse, et la fragilité de l’Eglise face aux maux si dramatiques de leur temps.
A tous ceux qui sont tentés de se retirer du combat et d’abandonner la lutte contre ces forces effrayantes que le Nouveau Testament identifie avec « le monde, la chair et le diable », que ces sermons de Calvin sur II Samuel puisse apporter par leurs fortes paroles un baume et de la sagesse[30].

Est-il alors étonnant que Stanford se demande: « Quel fut donc l’effet d’une telle prédication? » et qu’il réponde:
En scrutant l’histoire des Eglises réformées du XVIe siècle, nous ne pouvons qu’être vivement impressionnés par sa grande efficacité[31].
 

III. La souveraineté de Dieu et la prédication souveraine de l’Evangile

On entend souvent l’affirmation selon laquelle il y aurait incompatibilité entre les doctrines enseignées par Calvin et la prédication efficace de l’Evangile. L’histoire des combats et des victoires de Calvin à Genève dément, de la manière la plus catégorique, de telles affirmations entièrement infondées. Mais j’aimerais ici montrer qu’en réalité c’est cette théologie si critiquée de Calvin qui fut, elle, la véritable source de la prédication si puissante et si efficace de la Réformation calvinienne. Pour ce faire, je m’appuierai sur les travaux d’un grand spécialiste des études calvinistes (bien que n’adhérant pas lui-même à l’enseignement de Calvin), le savant éditeur de L’Institution de la religion chrétienne, Jean-Daniel Benoît[32]. Son ouvrage si émouvant, Calvin, directeur d’âmes [33], fondé essentiellement sur les lettres françaises de Calvin éditées par Jules Bonnet au milieu du XIXe siècle[34], est sans conteste la meilleure étude consacrée à l’activité proprement pastorale de Calvin.

D’abord, comme nous l’avons vu, le salut individuel n’est pas le but final de la prédication de l’Evangile. Elle sert un but plus élevé: la manifestation de la gloire de Dieu. Benoît perçoit ceci très clairement :

La grande préoccupation du fidèle en sa religion, ne sera pas son salut, si légitime que soit cette préoccupation; le salut de l’homme n’est pas une fin en soi, il est une conséquence et n’a d’autre but que la gloire de Dieu. Faire du salut la fin de la religion, ce serait encore, pour Calvin, mettre l’homme au centre et faire de Dieu un simple moyen en vue d’une fin personnelle[35].

C’est dans le zèle pour promouvoir la gloire de Dieu que se trouve la motivation essentielle de l’homme qui, mort en Christ, est parvenu à la vie de la résurrection. Benoît ajoute que pour Calvin :

Ainsi chercher avant tout l’honneur et la gloire de Dieu, c’est ne plus vivre pour soi-même, c’est ne plus s’appartenir à soi-même[36].

La conséquence est claire :

Si nous sommes à Dieu et au Christ qui nous a rachetés, notre vie tout entière doit être une vie d’obéissance[37].
La vie d’obéissance n’est possible que si le croyant est chaque jour à nouveau greffé en la mort et en la résurrection de Jésus-Christ. C’est, en conséquence, la réalité de la corruption totale de l’homme qui rend cette identification complète avec le Christ si essentielle pour le salut. Or, des doctrines telles que celles de la corruption totale de l’homme ou de l’omnipotence et de la souveraineté absolue de Dieu devraient logiquement tendre au fatalisme, comme elles le font d’ailleurs dans l’islam. Benoît pose ainsi la question:
Pourquoi le calvinisme a-t-il été, au contraire, une école d’énergie et s’est-il manifesté dans l’histoire comme un dynamisme puissant?

Il répond :

C’est qu’à côté de ce principe de la souveraineté absolue de Dieu, Calvin a posé l’affirmation antithétique de la responsabilité de l’homme. Dieu est souverain absolu, cause première et suprême de tout ce qui arrive, et cependant l’homme doit prévoir et se prémunir, l’homme doit prier, l’homme doit agir, comme si l’avenir dépendait de sa seule volonté, comme si son action était susceptible de modeler le monde et l’histoire. Personne n’a affirmé plus fortement que Calvin la souveraineté absolue de Dieu, personne n’a affirmé plus résolument la responsabilité de l’homme[38].

Ainsi pour Calvin, par lui-même l’homme ne peut rien, mais Dieu renouvelle la volonté de l’homme et sa capacité d’action. Ainsi, en Christ, il peut mener à bout de grands desseins pour la gloire de Dieu. Mais c’est uniquement lorsque ces deux doctrines apparemment antithétiques sont simultanément et fortement affirmées que nous pouvons nous attendre à ce que les chrétiens puissent parvenir à accomplir ces oeuvres préparées pour eux d’avance par Dieu, avant même la création du monde. D’amener ainsi des hommes et des femmes à entrer dans le Royaume de Dieu n’est rien d’autre que participer à l’oeuvre par laquelle Dieu recrée toutes choses en Jésus-Christ.

Mais ici se pose une autre question: quelles sont donc ces actions que les hommes doivent entreprendre, avec toute l’énergie dont ils disposent, ainsi qu’avec la plus grande sagesse? Comment peut-on reconnaître ce qui doit être fait (ou ne doit pas être fait) ici et maintenant? Benoît montre que Calvin enseigne que c’est la providence de Dieu elle-même qui dirige les pas du chrétien, lui ouvrant ou lui fermant, comme il convient, les portes qui se trouvent placées devant lui. Il écrit :

Si la Bible nous indique le devoir, et de plus en plus clairement dans la mesure où nous obéissons, les circonstances aussi peuvent être à leur manière une manifestation de la volonté divine; elles peuvent, non pas tant nous révéler notre devoir, que nous inciter à accomplir à tel moment de temps, le devoir précis, le devoir justement exigé par les conjonctures où nous sommes, les facilités qui s’offrent, les possibilités qui nous sont données ou refusées[39].

Et Benoît cite le commentaire de Calvin sur les paroles de l’apôtre Paul, « L’huis [la porte] m’a été ouvert par le Seigneur. »

Cette similitude emporte que l’occasion s’est présentée d’annoncer l’Evangile. Car tout ainsi [autant] que nous pouvons entrer quand l’huis est ouvert, aussi les serviteurs du Seigneur font des avancements quand le moyen leur est offert. L’huis est fermé quand il n’apparaît nulle espérance de profiter. Or, tout ainsi [autant]que quand l’huis est fermé il vaut mieux chercher une autre adresse, qu’en passant outre nous tourmenter pour néant et nous travailler sans propos, aussi quand quelque moyen d’édifier apparaît estimons que l’huis nous est ouvert pour y introduire le Christ, et ne refusons point de nous employer en ce que nous pouvons servir, quand nous voyons que Dieu nous y invite si libéralement. (…) L’ouverture de l’huis est un témoignage évident que Dieu appelle[40].

Maintenant cette doctrine des portes ouvertes ou fermées par Dieu rend très exactement compte de la stratégie missionnaire adoptée par Calvin. Benoît l’explique ainsi :

Cette conception de la porte ouverte permet de comprendre que, malgré l’ordre donné à l’Eglise d’annoncer l’Evangile à toutes les nations, Calvin se soit désintéressé de la question missionnaire. Il s’est consacré tout entier à l’Europe, parce que l’Europe, comme Jérusalem aux apôtres, donnait alors « assez d’affaire à tous ». C’est là qu’il voyait, de par les circonstances mêmes, son poste de bataille, c’est là que la porte lui paraissait ouverte. Et de fait, au XVIe siècle, ne semble-t-il pas que pour l’Eglise réformée naissante, en butte dès ses premiers pas à d’implacables adversaires et aux prises avec d’inextricables difficultés, les portes fussent fermées sur le monde païen? Ne refusons pas, aurait dit Calvin « de nous employer en ce que nous pouvons servir », sans anticiper sur les desseins de Dieu de regarder au-delà de la tâche présente. (…) Il y a des devoirs que les circonstances facilitent et, par là, rendent impérieux, il y a des occasions qu’il faut savoir saisir sous peine d’être infidèle aux injonctions divines[41].
 

Le chrétien doit être attentif aux circonstances, capable de prendre des décisions rapides et, si nécessaire, de changer la direction de son action. Il doit être actif et souple dans la main de son Seigneur et efficace dans sa gestion des affaires de son Maître, car c’est la providence divine qui ouvre ou ferme les portes de l’action du chrétien. Ainsi, comme l’indique Benoît,

Il faut relever ici le caractère éminemment actif et social de la piété calviniste; cette piété est orientée non pas vers la quiétude mystique et la jouissance de Dieu mais vers le témoignage; elle ne replie pas le fidèle sur lui-même et sur ses états de conscience et ne le laisse pas s’enchanter d’une foi ensevelie au fond de l’âme; elle l’arrache au contraire à lui-même pour le jeter dans la mêlée[42].

Le but, nous l’avons vu, n’est pas simplement le salut personnel du croyant, mais la gloire de Dieu et les progrès de son Royaume. Pour Calvin, écrit Benoît:

La grande chose, c’est la gloire de Dieu et l’avancement du règne de Jésus-Christ; par là Calvin détache nos regards de nous-mêmes, et du point de l’espace que nous occupons, et de l’instant fugitif que nous vivons, pour évoquer devant nous les horizons les plus reculés du monde et les perspectives lointaines de l’histoire. Or, l’avancement du règne de Jésus-Christ exige avant tout le témoignage chrétien et la confession de la vérité. Non pas que Dieu ne puisse faire annoncer autrement son Evangile. De fait « il n’a nul besoin que nous lui soyons témoins ni avocats pour maintenir sa cause. Mais c’est autant d’honneur qu’il nous fait, nous employant à une chose si précieuse et digne. »[43]Ainsi Dieu se sert des hommes, des ministres d’abord, mais aussi de chaque chrétien « comme un ouvrier s’aide de son instrument. » (…)

Par là s’explique le caractère non seulement social, mais plus précisément missionnaire de la piété calviniste. (…) Il a insufflé à ses disciples un esprit de conquête, et s’il n’a pas créé la mission proprement dite, il a du moins forgé la piété de ces hommes qui, quand les temps seraient accomplis et les portes ouvertes, se lanceraient à corps perdu à la conquête du monde pour Jésus-Christ. Ne donnait-il pas ce mot d’ordre aux fidèles du Poitou: « Que chacun s’efforce d’attirer et gagner à Jésus-Christ ceux qu’il pourra. »[44]

Benoît note le caractère paradoxal de cet aspect conquérant de la piété calviniste:

D’aucuns estiment qu’avec les prémisses de la théologie de Calvin la seule attitude logique eût été une attitude fataliste: attendre passivement que Dieu nous meuve. Ils oublient que la conclusion de Calvin, toute aussi logique que celle dans laquelle ils prétendent l’enfermer, est celle-ci: Nous ne sommes point nôtres. Nous sommes, corps et âme, à son service. Ce sentiment d’appartenance totale, voilà l’aiguillon qui nous fait « prendre le frein aux dents » quand il s’agit de la cause de Dieu et de son règne.

On dit: Dieu fait tout; l’homme n’a qu’à laisser faire Dieu. C’est l’attitude des bras croisés et des mains jointes, dans l’expectative de la manifestation divine. Calvin tire de cette affirmation première une tout autre conséquence: Dieu fait tout. Mais comment? Par le moyen des hommes le plus souvent; les hommes sont ses instruments. Offrons-nous donc à Dieu, comme des instruments entre ses mains, pour voir, pour essayer, pour tenter s’il voudra se servir de nous et faire son oeuvre par nous. Dieu fait tout. Et dans la logique calvinienne cette affirmation devient un principe fécond d’activité, en même temps qu’il maintient l’homme dans l’humilité, car, ce que cet homme fait, ce n’est pas lui qui le fait, c’est Dieu qui le fait par lui. Ecrivant au Sénat de Genève, Calvin expose qu’il prolongera quelque peu son voyage, car « d’être venu si loin pour m’en retourner sans rien faire, c’eut été une chose trop ridicule ». Et il ajoute ce mot significatif, où se rejoignent et s’harmonisent l’activité humaine et la souveraineté divine: « J’ai bien voulu devant mon retour tenter si Dieu voudra faire quelque chose. »[45]

Et Benoît de conclure:

Précisément parce qu’il ignore s’il n’est pas dans les desseins de Dieu de se servir de lui, l’homme doit agir et mettre en oeuvre toutes ses possibilités. abandonnant à Dieu le résultat de son action. Cette logique d’activité et de vie, la vraie logique du calvinisme, vaut bien la logique d’inaction et de passivité à laquelle on a parfois voulu l’acculer[46].
 

Conclusion

Pour une évaluation correcte de l’oeuvre de Calvin, nous ne devons pas oublier que, malgré ses labeurs immenses, tant dans la prédication et l’enseignement que par ses publications sans nombre, peut-être la partie la plus fondamentale de son oeuvre en vue de faire avancer et croître le Royaume de Dieu se situe dans le domaine peu chiffrable de ses continuels contacts, tant sur le plan personnel, que par le moyen de sa prodigieuse correspondance. Il restait disponible pour tous ceux qui cherchaient à entrer en contact avec lui tant personnellement que par lettre. On a calculé qu’il devait chaque jour écrire en moyenne une dizaine de lettres importantes. Cette correspondance étendit son influence à travers l’Europe entière. Si ces lettres étaient aujourd’hui toutes disponibles, leur collection aurait une étendue comparable à celle de ses sermons et de ses commentaires. Pendant bien des années, il avait l’habitude d’écrire ses lettres à la main par respect pour ses correspondants.

Le travail récent de Jean-François Gilmont consacré à Jean Calvin et le livre imprimé nous permet d’entrevoir un Calvin bien différent du tyran austère et implacable de la légende noire de la vision officielle. Ecoutons Gilmont:

Toutes les activités de Calvin sont sous-tendues par la conscience qu’il a de sa mission. Qu’il prêche, qu’il commente l’Ecriture, qu’il intervienne dans la politique, Calvin est au service de la vérité. Lorsqu’il est en chaire, c’est la Parole divine qui s’exprime par sa bouche. (…) Cette conviction entraîne une double conséquence. La première est la moins évidente: c’est l’humilité du Réformateur qui ne tire pas son autorité de lui-même mais d’un Autre. (…) Tout le travail d’explication de la Bible qui représente une de ses principales occupations est aussi fondé sur une conscience aristocratique de sa mission. La masse du peuple chrétien n’est pas capable de comprendre seul l’Ecriture. Il faut le lui expliquer. De là l’importance du sermon et de la traduction de la Bible. Car celui qui est bien exercé dans l’Ecriture peut, en connaissance de cause, relire les originaux hébreu et grec et les interpréter de façon correcte. C’est l’office d’enseigner que remplit inlassablement le Réformateur. Il lui vient d’un don de Dieu, don qu’il fait fructifier par un travail incessant de recherche et d’étude[47].

Gilmont, à partir de l’étude méticuleuse du détail des faits quotidiens de la vie de Calvin donne une appréciation, pour le moins inhabituelle, de son caractère:

A plusieurs reprises, il se reproche son indolence et son inertie. Cela semble à peine croyable lorsqu’on constate l’importance du travail accompli. Mais il manifeste par là l’impatience et le caractère excessif de son tempérament extrêmement sensible. (…) Sa sensibilité très vive exige d’ailleurs le soutien de ses proches. Comme Réformateur en général, comme auteur en particulier, Calvin n’est jamais un homme seul, même si sa personnalité domine largement son milieu. Très sûr de la qualité de ses écrits, Calvin n’hésite cependant pas à les soumettre à son entourage avant de les publier. Il privilégie les collaborateurs les plus intimes comme Farel, Viret et Bèze. (…)
Les détails que j’ai rassemblés sur sa sensibilité révèlent un homme fragile dont les réactions physiques sont fortes. (…) La hâte et l’impatience constituent la toile de fond de toute son activité. Quoi qu’il en dise parfois, Calvin ne prend jamais le temps de faire quelque chose « à loisir ». Ce qu’il publie ce sont plutôt des « embryons à peine conçus dans l’utérus ». Le mot est de lui. La qualité de ses écrits et le rayonnement de son oeuvre n’en sont que plus remarquables[48].

Pour ce qui concerne la qualité du rapport qu’il avait avec ceux qu’il fréquentait, l’appréciation suivante d’un homme qui fut un temps son secrétaire particulier, puis plus tard son collègue dans le ministère, permet de dissiper les légendes qui circulent toujours sur le caractère épouvantable du Réformateur. Nicolas de Gallars, pasteur de l’Eglise de Paris et plus tard de l’Eglise très influente de Londres, écrivait les lignes qui suivent au sujet de son ami et collègue Jean Calvin:

Aucune parole ne peut décrire la fidélité et la prudence avec lesquelles il donnait conseil, la bonté avec laquelle il recevait tous ceux qui venaient à lui, la clarté et la rapidité avec laquelle il répondait à tous ceux qui cherchaient son avis sur les questions les plus importantes et son habilité extrême à démêler les difficultés et les problèmes qu’on lui présentait. Et il m’est également impossible d’exprimer toute la douceur avec laquelle il savait consoler les affligés et relever ceux qui étaient tombés et ceux qui se trouvaient prostrés par la douleur[49].

Mais telle n’était pas l’appréciation de Calvin sur sa propre vie devant Dieu. A la « Vénérable compagnie des pasteurs » venue à son chevet lui faire ses derniers hommages, Calvin mourant disait:

J’ai eu bien des infirmités que vous avez dû supporter et, en plus, tout ce que j’ai fait n’était d’aucune valeur. Les impies se saisiront de ces paroles mais je les répète : tout ce que j’ai fait n’a rien valu et que je ne suis qu’une créature misérable. Mais je peux certainement dire ceci: que mes vices m’ont toujours déplu et que la racine de la crainte de Dieu a toujours été dans mon coeur; et vous pouvez ajouter que la disposition était bonne; et je vous prie que le mal me soit pardonné et que, s’il y a eu quelque bien, vous y conformiez vos vies et en fassiez un exemple[50].

Nous terminerons cette étude par la lecture de deux des innombrables prières par lesquelles il terminait toujours ses prédications. Ecoutons ensemble comment il s’adressait au Dieu vivant, au tout-puissant et miséricordieux Seigneur qu’il avait cherché, dès sa jeunesse, à servir de tout son coeur, de toute son âme, de toute sa pensée et de toute sa force. Voici les prières qu’il adressait à Dieu à la fin de ses prédications sur le chapitre 13 du deuxième livre de Samuel, le lundi 7 et le mardi 8 septembre 1562, quelque vingt mois avant que le Seigneur Jésus-Christ reprenne dans la patrie céleste Jean Calvin, son serviteur fidèle qui, au travers de tant de luttes, avait combattu le bon combat de la foi et qui, pour finir, en était sorti dans la victoire:

Or nous nous prosternons devant la majesté de notre bon Dieu en reconnaissance des fautes innombrables dont nous sommes coupables, le priant qu’il nous les fasse tellement sentir que ce soit pour nous attendre à patience et que nous apprenions de jour en jour de nous dépouiller de toutes corruptions, de nos cupidités charnelles et vanités de ce monde, afin d’être revêtus de sa justice et reformés à sa volonté, et cependant montrer tellement les fruits de notre repentance que ce soit pour nous ramener au bon chemin duquel nous avons été détournés et, quant et quant [en même temps], y attirer les autres. Que non seulement il nous fasse cette grâce, mais à tous les peuples de la terre.
Le lendemain à la fin de sa prédication, Calvin priait à Dieu à nouveau en ces termes:

Or nous nous prosternons devant la majesté de notre bon Dieu en reconnaissance des fautes innombrables dont nous sommes coupables, le priant qu’il nous les fasse tellement sentir que ce soit pour le réclamer toujours et avoir notre refuge à la grâce de son Esprit, afin que nous soyons conduits et gouvernés en telle sorte que le diable ne trouve nulle entrée en nous et que nous bataillions vaillamment contre toutes tentations et que ce soit pour glorifier ce bon Dieu en nous assujettissant à lui et en lui attribuant la louange qu’il mérite. Que non seulement il nous fasse cette grâce, mais à tous les peuples et nations de la terre. 


[* J.-M. Berthoud habite Lausanne. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages : ]Des actes de l’Eglise. Le christianisme en Suisse romande (1993); Une religion sans Dieu. Les droits de l’homme contre l’Evangile (1993); Apologie pour la Loi de Dieu (1996); L’école et la famille contre l’utopie (1997): tous publics, aux éditions de l’Age d’Homme à Lausanne. Ce texte fait partie d’un ouvrage qui sera prochainement publié aux mêmes éditions sous le titre: Calvin et la France.
[1] Henri Meylan, La Haute Ecole de Lausanne. 1537-1937 (Lausanne: Rouge, 1937); D’Erasme à Théodore de Bèze. Problèmes de l’Eglise et de l’Ecole chez les réformés; Henri Vuilleumier, Histoire de l’Eglise Réformée du Pays de Vaud, Tome I, « L’âge de la Réforme » (Lausanne, 1927).
[2] Voyez : Jean-Marc Berthoud, « Pierre Viret et le refus de l’Eglise de plier devant la puissance de l’Etat » in Des Actes de l’Eglise (Lausanne: L’Age d’Homme, 1993), 45-58.
[3]W. Stanford Reid, « Calvin and the Founding of the Academy of Geneva »,Westminster Theological Journal (Philadelphie, 1955), 18.
[ ]4 Ibid., p. 15.
[ ]5 Voyez les deux chapitres de notre ouvrage, Jean-Marc Berthoud, L’école et la famille contre l’utopie (Lausanne: L’Age d’Homme, 1997): « L’idole de notre temps » et « Les différentes formes de causalité et la pensée de la Bible ».
[ ]6 W. Stanford Reid, « Calvin and the Founding of the Academy of Geneva », op. cit., 18.
[7] Ibid., 19.
[8] Voyez les ouvrages collectifs suivants: Richard A. Muller et John L. Thompson, Eds., Biblical Interpretation in the Era of the Reformation (Grand Rapids: Eerdmans, 1996) et David C. Steinmetz, Ed., The Bible in the Sixteenth Century (Durham: Duke University Press, 1990) ainsi que les études suivantes: David Steinmetz, Calvin in Context (Oxford: Oxford University Press, 1995); Susan Schreiner, Where Shall Wisdom be Found. Calvin’s Exegesis from Medieval and Modern Perspectives (Chicago: University of Chicago Press, 1994); Eugène F. Rogers, Thomas Aquines and Karl Barth, Sacred Doctrine and the Natural Knowledge of God (Notre Dame: University of Notre Dame Press, 1995); William C. Placher, The Domestication of Transcendance. How Modern Thinking about God Went Wrong (Louisville: Westminster John Knox Press, 1996). Voyez également Jean-Marc Berthoud, « Lire l’Ecriture avec saint Augustin », « Thomas d’Aquin et Jean Calvin » à paraître dans Résister et Construire.
[9] Ici Calvin rejoint, dans une large mesure, les procédés exégétiques d’interprétation littérale du texte biblique d’un Thomas d’Aquin. Voyez de Florent Gaboriau, L’Ecriture seule (Paris: Fac Editions, 1997); Thomas F. Torrance, « Scientific Hermeneutics according to St. Thomas Aquinas », Journal of Theological Studies (Oxford, 1962), 259-289.
[10] Jean-François Gilmont, Jean Calvin et le livre imprimé, op. cit., 367 et 369.
[11]W. Stanford Reid, ibid., 20.
[12] T.L.H. Parker, John Calvin, (Berkhamstead: Lion Publishing, 1977), 108. Sur la prédication de Calvin voyez, T.L.H. Parker: The Oracles of God: An Introduction to the Preaching of John Calvin (Londres: Lutterworth, 1947) ainsi que son ouvrage plus récent: T.L.H. Parker Calvin’s Preaching (Edimbourg: T. & T. Clark, 1992).
[13] T.L.H. Parker, Calvin’s New Testament Commentaries (Londres:S.C.M. Press, 1971) et Calvin’s Old Testament Commentaries (Edimbourg:T. & T. Clark, 1986); David L. Puckett, John Calvin’s Exegesis of the Old Testament (Louisville: Columbia Theological Seminary, 1995).
[14] T.L.H. Parker, John Calvin, op. cit., 110.
[15]Ibid. 113-114.
[16] John Murray, Calvin on Scripture and Divine Sovereignty (Grand Rapids: Baker, 1960).
[17]Voyez à ce sujet les études fondamentales suivantes qui démontrent les liens étroits entre l’affaissement de l’autorité culturelle de la pensée biblique que fut l’arminianisme et l’idéologie scientiste des Lumières: Henning Graf Reventlow, The Authority of the Bible and the Rise of the Modern World, (Londres:S.C.M. Press, 1984); François Laplanche, L’Ecriture, le sacré et l’histoire. Erudits et politiques protestants devant la Bible en France au XVIe siècle (Amsterdam:APA- Holland University Press, 1986); La Bible en France entre mythe et critique XVIe-XIXe siècle (Paris: Albin Michel, 1994); Dominique Tassot, La Bible au risque de la science: de Galilée au Père Lagrange (Paris: F.-X. de Guibert, 1997); Hans W. Frei, The Eclipse of Biblical Narrative. A Study in Eighteenth and Nineteenth Century Hermeneutics (New Haven: Yale University Press, 1974). Sur le développement ultérieur de l’athéisme moderne, qui fut le fruit de ce rejet critique de l’autorité de la Bible, voyez: Frédéric Rouvillois, L’invention du progrès, aux origines de la pensée totalitaire (Paris: Kimé, 1996); Jean-Marie Paul, Dieu est mort en Allemagne. Des Lumières à Nietzsche (Paris: Payot, 1994); Augusto Del Noce, L’irréligion occidental (Paris: Fac Editions, 1995); Vincent P. Miceli, The Gods of Atheism (N.Y.: Roman Catholic Books, Harrison, 1971); Michael J. Buckley, At the Origins of Modern Atheism (New Haven: Yale University Press, 1987).
[18]Jean Calvin, « Against the Fantastic and Furious Sect of the Libertines Who Are Called Spirituals » (1545), in John Calvin, Treatises against the Anabaptists and against the Libertines (Grand Rapids: Baker, 1982), 188-189.
[19] W. Stanford Reid, « La prédication réformée au XVIe siècle », in Aaron R. Kayayan (éditeur) La Proclamation de l’Evangile (Palos Heights, Illinois: Perspectives Réformées, 1981), 106.
[20]Ibid., 107.

[21] Susan E. Schreiner, The Theater of His Glory. Nature and Natural Order in the Thought of John Calvin (Durham: The Labyrinth Press, 1991), 110.
[22] Susan E. Schreiner, op. cit., 111.

[23] Voyez de Lord Acton les trois volumes de ses Selected Writings (Indianapolis: Liberty Classics, 1985). Les implications sociales et économiques des enseignements de la Bible pour la pensée de Calvin sont étudiées en détail dans l’ouvrage d’André Bieler, La pensée économique et sociale de Calvin (Genève: Georg, 1961). Nous retrouvons exactement les mêmes préoccupations dans l’oeuvre de l’ami et étroit collaborateur de Calvin, Pierre Viret, dont l’oeuvre majeure, Instruction chrestienne en la doctrine de la Loi et de l’Evangile (Genève: Jean Rivery, 1564), contient une application détaillée des enseignements de la Loi de Dieu à tous les aspects de la réalité de son temps. Voyez également sur cet auteur: Robert Dean Linder, The Political Ideas of Pierre Viret (Genève: Droz, 1964), ainsi que l’étude de Claude-Gilbert Dubois, La conception de l’histoire au XVIe siècle 1560-1610 (Paris: Nizet, 1977).
[24]W. Stanford Reid, « Calvin’s Interpretation of the Reformation »,The Evangelical Quarterly, 29 (1957), 18.
[25] Susan E. Schreiner: The Theater of His Glory, op. cit., 119-120.
[26] Ibid., 114.
[27] Pierre Marcel, « Calvin et Copernic. La légende ou les faits? La science et l’astronomie chez Calvin », La Revue réformée, No 121, Tome XXXI (1980), 103-104. Voyez également sur ce thème, mais dans une tout autre perspective, Richard Stauffer, Dieu, la création et la providence dans la prédication de Calvin (Berne: Peter Lang, 1978).
[28]Jean Calvin, Commentaires du Nouveau Testament (Meyrueis: Paris, 1855, Tome IV), 379a. Commentaire sur Hébreux 2:5.
[29] Marcel, op. cit., 104-105.
[30] Douglas Kelly, Introduction dans John Calvin, Sermons on 2 Samuel (Edimbourg: Banner of Truth, 1992, vol. I), p. xiv.
[31] W. Stanford Reid, La prédication réformée au XVIe siècle, op cit, 106-107.
[32] Jean-Daniel Benoît, L’Institution de la Religion chrestienne, édition française de 1560 comprenant en notes toutes les variantes des éditions précédentes (Paris: Vrin, 5 vol., 1957-1963).
[33] Jean-Daniel Benoît, Calvin directeur d’âmes. Contribution à l’histoire de la piété réformée (Strasbourg: Oberlin, 1947). Voyez aussi: Ronald S. Wallace, Calvin’s Doctrine of the Christian Life (Tyler: Geneva Press, 1982).
[34] Jules Bonnet, Lettres de Jean Calvin. Lettres françaises (Meyrueis, Paris: 1854, 2 vol.).
[35] Jean-Daniel Benoît, Calvin directeur d’âmes, op. cit., 72.
[36] Ibid., 73.
[37] Ibid., 74.
[38] Ibid., 83.
[39]Ibid., 92.
[40]Ibid., 92.
[41] Ibid., 93.
[42]Ibid., 99-100.
[43] Jules Bonnet, op. cit., vol. II, 255.
[44] Jean-Daniel Benoît, op. cit., 100-101 citant Jules Bonnet, op. cit., vol. I, 434.
[45] Jean-Daniel Benoît, op. cit., 101, citant Jules Bonnet, op. cit., vol. I, 83.
[46] Jean-Daniel Benoît, op. cit., 101-102.
[47] Jean-François Gilmont, Jean Calvin et le livre imprimé (Genève: Droz, 1997), 362-363.
[48] Ibid., 368-369.
[49] Ronald S. Wallace, Calvin, Geneva and the Reformation, op. cit., 181.
[50]T.L.H. Parker, John Calvin, op. cit., 183.

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Faut-il avoir peur de la critique textuelle ? (2) http://larevuereformee.net/articlerr/n216/faut-il-avoir-peur-de-la-critique-textuelle-2 Wed, 17 Aug 2011 12:42:42 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=455 Continuer la lecture ]]> Faut-il avoir peur de la critique textuelle ? (2)

Jean-Marc BERTHOUD*

La critique textuelle est une question qui est bien trop souvent passée sous silence dans les milieux évangéliques et réformés confessants. D’une manière générale, la critique textuelle – ce que le jargon exégétique allemand appelle la «basse critique» pour la distinguer de la prétendue «haute critique» qui œuvre, depuis belle lurette, à la déconstruction du texte de la Bible – est assez bien reçue dans les milieux qui restent attachés à l’inspiration, à l’infaillibilité et à l’autorité de la Bible.

En gros, la haute critique avec sa recherche de sources, ses hypothèses sur la datation des livres bibliques, sur les diverses théologies des évangélistes, de Paul, de Jean, de Pierre, ses spéculations sur la forme des textes, etc., est encore considérée avec une assez grande méfiance. Ce n’est pas le cas pour la basse critique (ou la critique textuelle), dont les présupposés ont été adoptés pour l’établissement du texte grec à la base de la plupart de nos traductions de la Bible. Ainsi, bien des passages de nos Bibles figurent entre crochets carrés, et les notes qui accompagnent ces crochets sont truffées d’indications selon lesquelles tel ou tel passage ne se trouverait pas dans «les plus anciens manuscrits», ou encore qu’il ne figurerait pas dans «les meilleurs manuscrits»1. Le lecteur qui, frappé par de telles indications, voudrait en savoir davantage, reste sur sa faim. Pourquoi, peut-il se demander, un manuscrit «ancien» en majuscules grecques (IVe siècle) serait-il nécessairement «meilleur» qu’un manuscrit «nouveau» écrit en minuscules (IXe siècle). Une Bible des Témoins de Jéhovah du début de XXe siècle serait-elle nécessairement «meilleure» qu’une Bible à la Colombe de la fin de ce siècle? Le critère du temps serait-il absolu? Sur la base de quels critères de telles remarques sont-elles faites?

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La première méthode d’établissement du texte du Nouveau Testament a, dans sa phase moderne, pris un essor à partir de la publication du Nouveau Testament grec par Erasme en 1516 à Bâle et, presque simultanément en Espagne, par une équipe de biblistes sous la direction du Cardinal Ximenes. Les deux textes, établis à partir de manuscrits grecs du Nouveau Testament, provenaient de ce que nous appelons aujourd’hui la tradition «Byzantine». La seconde, qu’on appelle couramment «éclectique», a pris son envol principal à partir de la découverte par Tischendorf, en 1859, d’un texte très ancien du Nouveau Testament dans un monastère orthodoxe au pied du Mont Sinaï. Cette découverte fut confortée par la mise en lumière, à la même époque, d’un manuscrit de type semblable – le Vaticanus – lui aussi issu de la tradition «alexandrine» des manuscrits du Nouveau Testament. Cette dernière tient depuis lors le haut du pavé dans les milieux académiques; tandis que la première y est aujourd’hui presque totalement méconnue, même dans les milieux réformés et évangéliques qui se veulent fidèles à l’inspiration et à l’autorité de la Bible:

«On peut même dire que la critique textuelle moderne du Nouveau Testament est fondée sur une conviction fondamentale que le vrai texte du Nouveau Testament ne se trouve en tout cas pas dans la majorité des manuscrits. […] Ce rejet du texte traditionnel, c’est-à-dire du texte préservé et transmis par les Eglises, n’est pas le sujet de discussions orales ni de débats écrits, c’est un fait accompli. […] Une investigation critique des raisons pour un tel rejet du texte byzantin rencontre rapidement la difficulté que ce rejet est accepté au XXe siècle comme un fait mais n’est aucunement défendu, n’étant pas une proposition susceptible d’être discutée.»2

Signalons d’abord, très brièvement, quelques erreurs de fait dans la position soutenue par les partisans de la critique textuelle3.

– Il est faux d’affirmer que l’on commence aujourd’hui «depuis peu» à s’intéresser aux citations bibliques chez les Pères ainsi qu’aux lectionnaires (recueils de textes liturgiques tirés du Nouveau Testament). Il n’est que de constater les recherches impressionnantes dans ce domaine du plus grand adversaire au XIXe siècle de la nouvelle critique textuelle du Nouveau Testament, John William Burgon (1813-1888). Burgon – à l’encontre de ses collègues éclectiques, les Tischendorf, Westcott et Hort et leurs nombreux disciples qui se rabattaient essentiellement sur les textes de base de la tradition Alexandrine, (le Sinaïticus et le Vaticanus) – faisait un usage systématique de tous les documents à sa disposition, ce qui incluait les citations bibliques des Pères ainsi que les lectionnaires. C’est sa connaissance exemplaire de ce dernier domaine qui lui a permis de donner une explication au fait que le texte de la femme prise en flagrant délit d’adultère (Jean 7: 53-8:11) ne figure pas dans certains manuscrits anciens de l’évangile de Jean. Comme Burgon l’a admirablement démontré dans son étude «Pericope de adultera»4, la raison essentielle de l’absence de ce passage dans certains manuscrits se trouve dans le fait qu’il provenait de lectionnaires liturgiques (choix de textes bibliques destinés à êtres lus pendant le culte) et non du texte suivi de l’évangile de Jean. Précisons-le, les problèmes auxquels nous nous adressons ici ne concernent en fait que certains manuscrits défectueux du Nouveau Testament qui, par contraste avec la Tanak juive (l’Ancien Testament des chrétiens) dont le texte fut remarquablement préservé par la tradition massorétique, connaissent un nombre impressionnant de variantes.

Ceci nous amène à un deuxième point. Il est erroné de faire une opposition dialectique entre le camp «scientifique» – celui des partisans de la méthode éclectique – au camp des «fondamentalistes», les adhérents dogmatiques du texte reçu, ecclésiastique ou traditionnel du Nouveau Testament. Mais la difficulté est que cette opposition scientifique-fondamentaliste est tout simplement fausse. En réalité, il a existé (et il existe toujours) deux écoles de critique textuelle du Nouveau Testament, toutes deux ayant des prétentions strictement «scientifiques», mais dont les principes méthodologiques sont fondamentalement différents.

La suite de nos remarques sera essentiellement consacrée à une brève tentative de combler ce silence sur la méthodologie.

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i) Ceux qui sont pour la «nouvelle critique textuelle» nous parlent, d’abord, de la tradition scientifique de l’étude du Nouveau Testament, accusée de pratiquer une espèce de «terrorisme intellectuel» par sa prétention à aboutir à des conclusions intellectuellement contraignantes. Il s’agit ici de la méthode dite éclectique. Car nous avons affaire à un assemblage de divers textes établis en théorie sans a priori doctrinal et provenant d’une variété de manuscrits mis sur pied d’égalité et dont la lecture correcte serait choisie par les critiques selon certaines règles dans le dessein de tenter de reconstituer le texte original (considéré comme perdu) du Nouveau Testament. Les grandes figures de cette tradition qui, sur le plan textuel met le Nouveau Testament sur le même plan que n’importe quel autre livre humain, sont Lachmann, Tischendorf, Tregelles, Wescott, Hort, Nestle, Aland, Metzger, etc.

Pour cette tradition, il ne saurait, en aucun cas, être question d’affirmer que le Saint-Esprit aurait pu objectivement œuvrer dans l’histoire en vue de la préservation du texte du Nouveau Testament et le protéger ainsi des défaillances humaines des copistes et de la malveillance des ennemis de la foi. Cette méthode, aujourd’hui partout dominante, se rapporte manifestement à la tradition de l’esprit des Lumières du XVIIIe siècle, celle d’une modernité aux tendances résolument naturalistes, réductionnistes et scientistes.

ii) L’autre tradition, affublée du titre de «fondamentalisme rationaliste», a elle aussi des prétentions à être parfaitement scientifique. Seulement, elle affirme, sur la base des enseignements de la Bible, que le texte du Nouveau Testament, par son inspiration divine et son infaillibilité, possède un caractère qui lui est propre. Ce fait nécessite, pour son étude, l’utilisation d’une méthode appropriée au statut épistémologique exceptionnel de ce livre dont Dieu serait à la fois l’Auteur et le Conservateur. Sur ce point, on ne saurait mieux faire que citer les remarques éclairantes d’un des principaux protagonistes de cette méthode scientifique fondée sur des présupposés bibliques, Edward F. Hills. C’est un spécialiste de l’étude textuelle du Nouveau Testament formé au Wesminster Theological Seminary sous John Murray, Edward J. Young et Cornelius Van Til et, par la suite, aux Universités de Yale et de Harvard. Voici ce qu’il écrit:

«Ainsi il y a deux méthodes de critique textuelle du Nouveau Testament, une méthode chrétienne conséquente et une méthode naturaliste. Ces deux méthodes traitent des mêmes matériaux, des mêmes manuscrits grecs et des mêmes traductions de citations bibliques, mais ils interprètent ces matériaux différemment. Les méthodes chrétiennes conséquentes interprètent les matériaux de la critique textuelle du Nouveau Testament en fonction des doctrines de l’inspiration divine et de la préservation providentielle des Ecritures. La méthode naturaliste interprète ces mêmes matériaux en fonction de sa propre doctrine selon laquelle le Nouveau Testament n’est rien d’autre qu’un livre humain.»

Et Hills ajoute,

«Il est triste de constater que les savants modernes qui ont des convictions bibliques n’ont manifesté que peu d’intérêt pour l’idée d’une critique textuelle du Nouveau Testament systématiquement chrétienne. Pour plus d’un siècle, la plupart se sont contentés de suivre dans ce domaine les méthodes naturalistes de Tischendorf, Tregelles, et de Westcott et Hort [avec comme conséquence que] les principes et les méthodes de la critique textuelle naturaliste du Nouveau Testament se sont répandus dans tous les domaines de la pensée chrétienne produisant à la longue une véritable famine spirituelle.»5

Les travaux de Hills ne sont que l’aboutissement au XXe siècle d’une tradition plus ancienne d’étude des textes manuscrits du Nouveau Testament à la fois rigoureusement scientifique et méthodologiquement fondée sur des présupposés chrétiens. Cette tradition était dite ecclésiastique, car elle avait comme base les textes reçus comme faisant autorité dans l’Eglise grecque d’Orient. Ce fut la tradition utilisée par le Cardinal Ximenes de l’école espagnole, par Erasme de Rotterdam, par Robert Estienne, par Théodore de Bèze, par les Elzevirs hollandais (qui ont fixé le Textus receptus), de John Owen6 et de David Martin. Disons, en passant, que la Bible de David Martin7, récemment rééditée au Texas, est un des rares textes de la Bible française, aujourd’hui disponible en librairie, qui nous donne une traduction en fonction du texte Ecclésiastique (ou Byzantin) du Nouveau Testament. Cette anomalie n’existe ni pour l’anglais (la version King James), ni pour l’allemand (la Bible de Luther), ni même pour l’espagnol (la Bible Reina-Valera), toutes couramment disponibles en versions modernisées.

Cette tradition textuelle «ecclésiastique» fut reprise au XIXe siècle, particulièrement en Angleterre, puis au XXe des savants américains en prirent la relève. Parmi les figures éminentes de cette école peu connue de critique textuelle du Nouveau Testament, citons les noms suivants: John William Burgon8, T. R. Birks9, E. Miller10, F. H. A. Scrivener11 au XIXe siècle; puis au XXe, nous trouvons Edward F. Hills12, Wilbur N. Pickering13 et Theodore P. Letis14, et enfin, Jakob van Bruggen, professeur de Nouveau Testament au Collège Théologique Réformé de Kampen aux Pays-Bas15. Le texte traditionnel grec du Nouveau Testament est aujourd’hui à nouveau disponible en librairie dans l’édition établie par les soins de Zane Hodges et de A. Forstad16.

La position textuelle traditionnelle ou ecclésiastique défendue par cette école peut se targuer d’avoir pour base de sa démarche, non seulement une analyse scrupuleusement scientifique des textes, mais également des positions confessionnelles réformées classiques. C’est ainsi que dans La confession de foi de Westminster, traitant de L’Ecriture Sainte, nous lisons:

«L’Ancien Testament – en hébreu (langue maternelle de l’ancien peuple de Dieu) et le Nouveau Testament en grec (langue la plus répandue parmi les Nations à l’époque de sa rédaction), directement inspirés par Dieu et gardés purs, au long des siècles, par sa providence et ses soins particuliers, sont authentiques.»17 (I.8)

Et dans la dernière des Déclarations confessionnelles réformées, le Consensus helvétique de 1675 nous pouvons lire au Canon I:

«Dieu, dont la bonté et la grandeur sont infinis, a non seulement fait rédiger par écrit par Moïse, par les prophètes et par les apôtres, la Parole qui est la puissance à tout croyant, mais il a encore, jusqu’à cette heure, veillé continuellement avec une affection paternelle sur ce Livre pour empêcher qu’il ne fut pas corrompu par les ruses de Satan, ou par quelque artifice des hommes. L’Eglise reconnaît donc avec beaucoup de raison que c’est à une grâce et une faveur de Dieu toute particulière, qu’elle est redevable de ce qu’elle a et de ce quelle aura jusqu’à la fin du monde. La parole des prophètes renferme les Saintes Lettres, dont un seul point et un seul iota ne passera point, non pas même quand les cieux et la terre passeront.»18

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i) Les problèmes textuels que nous posent un certain nombre (moins de 20%) des manuscrits ne concernent pas du tout le texte Massorétique de l’Ancien Testament, car les scribes de la Synagogue exerçaient une discipline sévère sur le travail de copie des manuscrits de la Tanak.

ii) L’immense majorité – de 80 à 90% des manuscrits du Nouveau Testament actuellement disponibles, les minuscules de la tradition ecclésiastique de l’Eglise grecque d’Orient – sont pour l’essentiel unanimes. Wilbur Pickering écrit:

«L’argument tiré de la probabilité statistique revient ici avec une force irréfutable. Non seulement les manuscrits connus nous présentent un texte qui jouit d’une majorité allant de 80-90%, mais les 10-20% des manuscrits restants ne représentent pas un texte concurrent unique. Les manuscrits minoritaires sont autant (sinon plus) en désaccord les uns avec les autres qu’ils le sont avec le texte majoritaire. […] Pour prendre un cas spécifique, dans I Timothée 3:16 plus de 300 manuscrits grecs lisent «Dieu» tandis que seulement 11 ont une autre lecture. Sur ces 11, deux ont une lecture particulière, deux ont une troisième lecture et les sept autres sont d’accord pour lire «qui». Ainsi nous devons juger entre 97% et 2%, entre «Dieu» et «qui». Il est difficile d’imaginer une quelconque série de circonstances dans l’histoire de la transmission des manuscrits qui aurait pu produire un renversement aussi cataclysmique des probabilités nécessaire à l’imposition de «qui» comme lecture correcte.»19

iii) La méthode éclectique de recherche d’établissement du texte du Nouveau Testament se trouve aujourd’hui dans une impasse. Plus personne dans ces milieux ne considère que, par les méthodes à présent presque universellement admises dans les milieux académiques, il puisse encore être possible d’espérer découvrir un texte véritablement authentique du Nouveau Testament. C’est cet état d’incertitude méthodologique que décrit le professeur Jakob van Bruggen en évoquant la situation impossible dans laquelle se trouvent les éditeurs du texte du Nouveau Testament20:

«Cela signifie à nouveau que l’accord s’est fait autour d’un texte de type consensuel qui est fondé sur un principe d’incertitude. Cette fois on n’a pas établi le texte du Nouveau Testament sur une moyenne tirée à partir de trois éditons différentes du texte, comme cela avait été le cas pour les plus anciennes versions du Nestle, mais on a maintenant établi une moyenne entre les opinions de cinq critiques du texte. Aland, Black, Martini, Metzger et Wikgren qui ont ensemble travaillé à fixer le texte du Nouveau Testament grec par voie majoritaire. Il ressort clairement du Commentaire Textuel écrit par Metzger pour ce texte que de nombreuses lectures ont été uniquement choisies par le comité à la majorité des voix. Qu’ils ne soient pas parvenus à l’établissement unanime d’un texte déterminé n’est en soi guère surprenant. Car à présent il n’existe aucune certitude quant à l’histoire de la tradition textuelle. […] L’accord ainsi publiquement fixé concernant l’édition du texte à utiliser ne fait que masquer l’incertitude qui a régné pendant tout le processus d’établissement du texte .»21

iv) L’ancienneté d’un manuscrit ne garantit pas nécessairement sa qualité ni son authenticité. Comme nous l’avons déjà indiqué les manuscrits majuscules, le Vaticanus et le Sinaiticus du IVe siècle ne sont pas, par le seul fait de leur ancienneté, nécessairement de bons textes du Nouveau Testament. C’est également le cas pour les nombreux papyrus découverts dans les sables d’Egypte au cours du XXe siècle qui, pour la plupart, sont des copies très défectueuses de passages du Nouveau Testament. Il se peut fort bien que la préservation étonnante du Sinaiticus et du Vaticanus soit, en fait, due à ce qu’ils n’ont jamais été utilisés dans la liturgie de l’Eglise à cause de leur caractère peu fiable. C’est, par exemple, ce qui pourrait se passer pour une Bible des Témoins de Jéhovah dans une famille chrétienne. Elle n’aurait pas subi l’usure que connaîtrait une Bible plus orthodoxe du fait de son utilisation quotidienne pour le culte de famille.

v) Par contre, la nouvelle critique textuelle pose très explicitement (et très justement) la question suivante: Est-il possible d’exclure la foi de la recherche scientifique? La tradition d’étude prétendument scientifique du texte du Nouveau Testament qui va de Lachmann et de Tischendorf, en passant par Westcott et Hort, jusqu’à Nestle et Aland (ici le nom prestigieux de Warfield doit être ajouté22) affirme, dans la perspective totalement immanente de la modernité, que l’établissement du texte authentique du Nouveau Testament peut, en effet, se passer de la foi du savant, comme si ce texte ne provenait pas du fait de l’action révélatrice de Dieu lui-même, action surnaturelle qui fait partie de la nature même de l’objet étudié. C’est ainsi que cette tradition méthodologiquement incrédule affirme que le texte des Ecritures n’a aucunement eu besoin, pour sa préservation contre les attaques du diable et des effets destructeurs de la malice des hommes, de l’action du Saint-Esprit.

Tout au contraire, la tradition véritablement scientifique de l’étude des manuscrits du Nouveau Testament tient compte de la nature surnaturelle de l’objet de ses recherches. On a vu comment la tradition textuelle de l’Eglise ancienne, ressuscitée lors de la Réformation du XVIe siècle, et reprise par les Burgon, Scrivener, Hills, Pickering et Hodges des XIXe et XXe siècles, respecte, dans son étude scientifique du texte sacré, la manière surnaturelle merveilleuse par laquelle le Dieu Souverain a préservé, et préservera encore, contre les assauts d’une fausse science qui ne sait mettre Dieu dans ses pensées.

Terminons par une question. A quoi pourrait donc servir la doctrine de l’inspiration, l’infaillibilité et l’inerrance divines de la Bible si le texte qui se trouve entre nos mains ne se trouvait pas être entièrement digne de notre foi?

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Contrairement aux doutes que pourraient susciter en nous une science incrédule qui cherche à se passer de Dieu, même quand elle étudie son Saint Livre, on peut paisiblement affirmer que ce Livre est bel et bien pleinement digne de foi. Car Dieu a veillé avec tant de soin sur la transmission à travers les âges du texte de sa Parole écrite que, malgré les falsifications de ceux qui s’établissent eux-mêmes, à la place du Saint-Esprit, comme juges de ce qui est de Dieu et de ce qui ne l’est pas, nous pouvons, encore aujourd’hui, malgré le magma des éditions sans nombre de Bibles fondées sur des textes partiellement falsifiés, encore retrouver des traductions de la Sainte Ecriture en français qui ne trahissent pas le texte de la Parole de Dieu donnée aux hommes une fois pour toutes afin que, par son témoignage infaillible, ils puissent véritablement connaître avec exactitude la pensée de Dieu23, à savoir les Bibles Martin24, Ostervald25 et celle de la Trinitarian Bible Society26.


* J.-M. Berthoud habite à Lausanne. Il est écrivain et dirige la collection «Messages» aux éditions de l’Age d’Homme.

1C’est le cas, par exemple, pour la Bible à la Colombe.

2 J. van Bruggen dans son ouvrage, The Ancient Text of the New Testament (Premier Publishing: Winnipeg, 1988 [1978]), 11,13,14.

3 C’est la position proposée, dans l’article précédent, par Alain-Georges Martin. (N. D. L. R.)

4 J. W. Burgon, «Pericope de adultera» in: The Causes of the Corruption of the Traditional Text of the Holy Gospels (The Dean Burgon Society, P. O. Box 354, Collingswood, NJ 08108, 1998 [1896]), 232-265.

5 E. F. Hills, The King James Version Defended (The Christian Research Press, P. O. Box 2013, Des Moines, Iowa 50310, USA, 1984 [1956]), 3.

6 J. Owen, «Integrity and Puritiy of the Hebrew and Greek Text» in John Owen, Works, XVI, «The Church and the Bible», (Edimbourg: The Banner of Truth Trust, 1976 [1658]), 281-421.

7 La Sainte Bible qui contient le Vieux et le Nouveau Testament, expliqué avec des notes de Théologie et de Critique sur la Version ordinaire des Eglises Réformées, revue sur les Originaux, et retouchée dans le langage […] par David Martin (Deux Volumes, Folio, Amsterdam, 1707).

8 J. W. Burgon, The Last Twelve Verses of Mark (Grand Rapids: Associated Publishers and Authors, s.d. [1871]) avec une importante introduction de 50 pages de Edward F. Hills; The Revision Revised, A. G. Hobbs (P.O. Box 14218, Fort Worth, Texas 76117), 1983 [1883]; The Traditional Text of the Holy Gospel Vindicated and Established (Dean Burgon Society Press, Box 354, Collingswood, New Jersey 08108, U.S.A., 1998 [1896]); The Causes of the Corruption of the Traditional Text of the Holy Gospels (Dean Burgon Society Press, 1998 [1896]).

9 T. R. Birks, Essay on the Right Estimation of Manuscript Evidence in the Text of the New Testament (Londres: 1878).

10 E. Miller, A Guide to the Textual Criticism of the New Testament (London, 1886).

11 F. H. A. Scrivener, A plain Introduction to the Criticism of the New Testament (London: George Bell, 1894, 2 vols.).

12 E. F. Hills, The King James Version Defended, The Christian Research Press (P. O. Box 2013, Des Moines, Iowa 50310, USA, 1984 [1956]); Believing Bible Study (CRP, 1991 [1967]); «Introduction» dans J. W. Burgon, The Last Twelve Verses of Mark (Grand Rapids: Associated Publishers and Authors, s.d).

13 W. N. Pickering, The Identity of the New Testament Text (Nashville: Thomas Nelson,1980 [1977]). De cet ouvrage, D. A. Carson, dans son livre, The King James Version Debate, écrivait: «Il s’agit de la plus impressionnante défense de la priorité du texte Byzantin publiée à ce jour.» De son coté John Wenham écrit dans l’Evangelical Quarterly: «Ce n’est pas souvent qu’on lise un livre qui à pour effet de réorienter entièrement notre approche d’un sujet, mais c’est ce que ce livre a fait pour moi.»

14 Th. P. Letis, éd., The Majority Text. Essays and Reviews in the Continuing Debate, (Institute for Biblical Textual Studies, (P. O. Box 5114, Fort Wayne, Indiana, 46895, U.S.A., 1987); The Ecclesiastical Text. Text Criticism, Biblical Authority and the Popular Mind (The Institute for Renaissance and Reformational Biblical Studies, 6417 N. Fairhill, Philadelphia, PA 19126, U.S.A., 2000).

15 J. van Bruggen, The Ancient Text of the New Testament (Winnipeg: Premier Publishing, 1988 [1978]).

16 Z. Hodges et A. Forstad, The Greek New Testament According to the Majority Text (Nashville, Ten.: Nelson).

17 Les Textes de Westminster (Aix-en-Provence: Kerygma, 1988), 5.

18 J. Gaberel, Histoire de l’Eglise de Genève depuis le commencement de la Réformation jusqu’à nos jours (Genève: Cherbuliez, 1862, Tome III), 496. Une traduction anglaise du Consensus Helveticus se trouve dans John H. Leith (Ed.) Creeds of the Churches (John Knox Press, Atlanta, 1977 [1963]), 308-323.

19 W. Pickering, op. cit., 118-119.

20 Il s’agit ici de la troisième édition du Texte Grec du Nouveau Testament publiée par les Sociétés Bibliques Unies.

21 J. van Bruggen, The Ancient Text of the New Testament, op. cit.,10-11.

22 Voyez de B. B. Warfield, An Introduction to the Textual Criticism of the New Testament, (Londres: Hodder and Stoughton, 1893) et les deux premiers chapitres du livre de Th. P. Letis, The Ecclesiastical Text. Text Criticism, Biblical Authority and the Popular Mind, op. cit., 1-58.

23 Ceci ne veut pas dire que les versions courantes (Colombe, TOB, Darby, Segond, Synodale, Osty, Crampon, Jérusalem [1956], etc.) ne nous permettent pas, par l’action dans notre cœur du Saint-Esprit, de connaître Dieu et sa pensée. Il faut cependant répéter que ces versions ne peuvent tout simplement pas avoir la sûreté de celles qui sont fondées sur la tradition majoritaire du texte grec du Nouveau Testament tel qu’il a depuis toujours été reçu dans les Eglises d’Orient.

24 La Sainte Bible, Version Martin (1855 [1707], Association Biblique Internationale, Box 225,646, Dallas, Texas 7526 5, USA, 1980).

25 Bible, Version Ostervald (Laon, 1996).

26 La Sainte Bible (Londres: Trinitarian Bible Society).

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CHRONOLOGIES PROFANES1

Jean-Marc BERTHOUD*

Introduction

Pour le lecteur de l’Ancien Testament qui porte un regard confiant sur la véracité historique des textes bibliques qu’il étudie, il existe un gouffre insoupçonné immense sous ses pieds. Que voulons-nous dire? Il ne s’agit pas, ici, des quelque trois siècles de critique biblique destructrice de l’intégrité du texte de la Bible juive et chrétienne, critique subjective rationaliste qui, aujourd’hui encore, cherche à miner la validité textuelle de la Sainte Ecriture. Cette critique, aussi irrationnelle que subjective, n’a en fait que repris certaines des tendances essentielles de l’exégèse rabbinique telle que nous la trouvons dans le Talmud, ceci tant dans son orientation intellectuelle et spirituelle que dans ses méthodes. Ce sont des méthodes très semblables que nous retrouvons dans une lecture dite « déconstructionniste » des textes littéraires, qui a envahi l’univers universitaire de l’étude des lettres au troisième tiers du XXe siècle. Dans l’une comme dans l’autre – dans la critique déconstructionniste des textes bibliques comme dans celle des textes littéraires classiques – on voit se déployer une érudition académique qui se prive volontairement des repères stables de la grammaire, de l’histoire et du bon sens, tout ceci évidemment à l’exception du seul jugement fantaisiste du moi, lecteur et créateur du sens du texte. C’est le subjectivisme pur qui devient ainsi la norme absolue de toute lecture, imposant son sens aux textes avec une assurance souveraine2. Non, ce qui nous préoccupe est bien autre chose que les errances que nous venons d’évoquer de la méthode d’exégèse dite « historique-critique ».

Si l’on cherche à examiner avec une certaine attention le rapport qui pourrait exister entre le récit historique que nous fournit l’Ancien Testament et l’histoire officiellement reçue du Moyen-Orient ancien telle que nous la fournit l’état présent unanime des recherches historiques et archéologiques en cours, nous sommes placés devant une situation pour le moins surprenante: il n’existe quasiment aucun point de contact entre l’histoire des temps antiques, telle que la relate la Bible, et l’histoire du Moyen-Orient ancien, telle que nous la trouvons dans les publications académiques du monde entier. Ceci est vrai au moins jusqu’à l’apparition de la domination assyrienne du Moyen-Orient au VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Je le répète. Aucun point de concordance n’existe entre l’histoire biblique du peuple d’Israël et l’histoire académique des divers peuples du Moyen-Orient ancien, ceci au moins jusqu’à l’an 800 avant l’ère chrétienne.

Cet état de fait étonnant a suscité deux réactions principales. D’abord, la réaction de savants qui pensent avoir établi de manière indubitable et quasi définitive la non-historicité des récits que nous trouvons dans l’Ancien Testament. Illustrons notre propos par un texte proche de nous, tant par le temps que par l’espace. Il provient du journal gratuit que l’Université de Lausanne met à la disposition de ses étudiants, Allez savoir, dont le numéro de cet été est largement consacré à une relecture non historique de l’Ancien Testament. Le rédacteur de ce journal, Jocelyn Rochat, nous fait part de ses difficultés personnelles face à l’idée du Dieu de l’Ancien Testament,

« (…) dieu vindicatif et colonisateur qui ferait tomber les murailles de Jéricho au son des trompettes, afin de dépouiller ses habitants d’un territoire qu’il destinait à ses adorateurs. »

Il montre ensuite le peu de fondement biblique et historique de son malaise, vu que ces événements n’ont, en réalité, jamais existé hors de l’imagination des auteurs des récits bibliques. Il poursuit:

« Les archéologues qui sondent les terres d’Abraham, de Moïse et du roi David, comme les exégètes de la Bible dont fait partie le professeur Thomas Röhmer de l’Université de Lausanne, vous proposent désormais une autre manière de lire l’Ancien Testament.

 »Dans cette relecture (…) le dieu guerrier glorifié dans les premiers livres de la Bible n’engloutit plus les troupes du pharaon dans la mer. Pour la simple et bonne raison qu’un tel épisode est impossible historiquement parlant. Ce dieu colonisateur se voit même offrir un alibi pour la bataille de Jéricho, puisque celle-ci n’a, selon toute vraisemblance, jamais eu lieu. »

Il continue:

« Les archéologues et les exégètes de la Bible nous apprennent enfin que des épisodes dramatiques comme le déluge et les interventions divines dans diverses opérations militaires humaines sont très probablement venues de Mésopotamie et qu’ils ont fini par influencer les rédacteurs de l’Ancien Testament. Bref, pour ces raisons et beaucoup d’autres encore, les archéologues et les exégètes nous prouvent désormais par a + b qu’il n’est plus possible de lire les premiers livres de la Bible à la lettre. »

Et notre rédacteur conclut son éditorial par ces mots enthousiastes: « Et c’est une excellente chose. »3

Voyons ce que nous dit le professeur Röhmer interrogé par ce journal:

« Ces recherches [archéologiques] nous apprennent […] que la fuite d’Egypte de Moïse et de ses 400 000 futurs compatriotes est, dans le meilleur des cas, une sérieuse exagération.

 »Les archéologues nous disent encore que le roi David, s’il a vraiment existé, n’a pas régné sur un empire qui allait de l’Egypte à l’Euphrate, comme le dit la Bible, mais plutôt sur un territoire limité à quelques villages en Judée. Quant à son successeur, le très sage Salomon, il ne sort pas indemne de ces études archéologiques. Plus question de lui attribuer les constructions mirifiques que la Bible lui confère, puisqu’on n’en a retrouvé aucune trace.

 »Les archéologues nous disent enfin que, et c’est peut-être le plus frappant, la fameuse bataille de Jéricho n’a jamais eu lieu. Parce que la ville n’avait plus de murailles quand le peuple d’Israël s’y est installé, et parce que l’on n’y a retrouvé aucune trace de siège et pas davantage de trompettes. »4

Il ne fait aucun doute que si les datations des fouilles archéologiques en Israël sont bien celles que leur assigne la chronologie officiellement acceptée par l’histoire du Moyen-Orient ancien, les affirmations du professeur Röhmer (et celles des archéologues israéliens sur lesquels il s’appuie)5, ne peuvent guère être niées.

De son côté, William G. Dever qui, depuis plus de trente ans, dirige de nombreuses fouilles sur les sites bibliques au Moyen-Orient, dans un livre qui se veut une défense de l’historicité de la Bible6, en vient à poser de manière assez crue les implications de ces « découvertes » pour les lecteurs de la Bible:

« (…) imaginons que l’ancien Israël n’ait été qu’une fable « inventée » par des juifs qui ont vécu bien plus tard, que la littérature biblique n’ait été que pieuse propagande, comme le proclament certains historiens révisionnistes. Alors il n’y aurait jamais eu d’ancien Israël. Il n’y aurait jamais eu de véritable expérience historique d’un peuple réel, à une époque et dans un lieu réels, dont nous pourrions espérer hériter quelque chose de valide sur le plan historique, encore moins quelque chose de valide sur le plan moral et éthique. L’histoire d’Israël que nous conte la Bible hébraïque ne serait qu’un monstrueux canular, une farce littéraire destinée à induire en erreur des millions d’honnêtes gens, n’était sa dénonciation récente par une poignée de courageux savants. »7

Voici le problème posé.

– D’une part, nous avons un récit biblique qui se prétend historique et qui, en plus, est très fortement structuré sur le plan chronologique.

– De l’autre, nous avons des données archéologiques dont les dates fondées sur une chronologie égyptienne, constituée d’après des documents divers du IIIe siècle avant Jésus-Christ par le prêtre égyptien païen Manéthon.

Enfin, aucune concordance précise réelle n’existe entre ces deux séries d’événements. – Aucun événement de l’histoire d’Israël ne correspond à un événement dans l’histoire de l’Egypte qui lui serait contemporain. Ceci est certainement le cas si la chronologie officiellement reçue est correcte.

On peut dresser une variété d’hypothèses à partir de ce constat des données historiques et archéologiques concernant l’histoire du Moyen-Orient ancien, telle qu’elle est actuellement perçue dans le monde académique.

1) Le récit officiellement accepté est exact et donc l’histoire biblique d’Israël est un mythe.

2) Les événements décrits par la Bible sont vrais et la chronologie que l’on y trouve est exacte. Il doit en conséquence y avoir des faits correspondants aux faits bibliquement attestés, dans l’histoire égyptienne, par exemple. Si aujourd’hui on ne les trouve pas, c’est que l’on cherche au mauvais endroit historique, parce qu’il y a un décalage important entre la chronologie biblique qui, elle, est historiquement exacte, et la chronologie officiellement reconnue pour l’Egypte ancienne qui, elle, est fausse historiquement.

3) On peut également essayer de continuer à accepter la chronologie actuellement reconnue et cependant, quand même, chercher à y trouver un accommodement avec les faits attestés par les documents bibliques. C’est la démarche tentée par l’archéologue William Dever, que nous venons de citer, ou encore par l’éminent égyptologue de l’Université de Liverpool, Kenneth Kitchen8. La plupart des professeurs d’Ancien Testament qui croient encore à l’inspiration de la Bible et qui se sentent encore concernés par ce problème ont adopté cette démarche.

4) On peut, enfin, comme le fait la vaste majorité des spécialistes de l’Ancien Testament, attachés ou non à la véracité historique et théologique de la Bible, jouer au jeu de l’autruche avec la question que nous soulevons ici. Ils semblent préférer, pour éviter le danger intellectuel et spirituel de se confronter à l’historicité ou à la non-historicité des documents de l’Ancien Testament, simplement passer sous silence la question du lien entre l’histoire biblique et les événements de l’histoire. Ils se consacrent à l’exégèse des textes de l’Ancien Testament de manière indépendante – c’est-à-dire virtuelle – par rapport aux réalités du monde de l’histoire des hommes. La religion chrétienne, dans une telle perspective, dégagée des réalités de l’histoire, prend alors, sans même s’en rendre compte, l’allure d’un système gnostique suspendu en l’air, hors de la réalité créée.

Le professeur Dever qui, pour sa part, prétend que « la Bible a dit vrai », postulant une véracité historique pour les documents bibliques de l’ordre de 10%, exprime son étonnement devant le refus général des commentateurs bibliques, toutes tendances rassemblées, de considérer ce qu’il appelle « le problème de la reconstruction historique »9. Citons-le encore:

« Je n’aborde pas ce sujet en critique littéraire de la Bible hébraïque, mais en archéologue et historien. Ainsi n’ai-je point commenté les nombreux ouvrages qui traitent ces textes sous l’angle littéraire. Fait étrange, ces livres, pour la plupart, quelle que soit leur approche, contournent le problème de la reconstruction historique. Ils tendent à se contenter d’être ‹une histoire de la littérature consacrée à l’histoire de l’ancien Israël›, alors que je m’attache davantage à ce qu’Allbright appelle les realia, les faits concrets. »10

L’exception notable à la myopie historique qui caractérise ces commentateurs que nous serions tentés d’appeler gnostiques, tant ils enferment la Bible dans une espèce de ghetto intellectuel coupé du réel, est l’ouvrage merveilleux de deux savants juifs, André et Renée Neher, auteurs de l’irremplaçable Histoire biblique du peuple d’Israël. Dans une affirmation courageuse que nous faisons pleinement nôtre, ils écrivent au sujet de leur ouvrage majeur:

« Ce livre présente l’histoire du peuple d’Israël dans les limites chronologiques de la Bible. (…) il accepte l’histoire biblique comme un tout indivisible. (…) A l’inverse de Renan et de Lods qui sont, à l’heure actuelle [1962] les classiques de l’Histoire d’Israël, les auteurs de ce livre ne reconstruisent pas l’histoire de la Bible sur les ruines de la Bible. La Bible ne se manifeste pas à eux, en tant que document historique, chemin faisant seulement, à titre accidentel et comme par pièces détachées, lorsque la documentation historique extrabiblique ne fournit plus de matière. C’est sur le corps et l’esprit d’une Bible considérée comme un organisme vivant que se développe ici l’histoire. Ce n’est pas une histoire d’Israël à propos de la Bible, mais une histoire biblique d’Israël. »11

Nous devons malheureusement constater que même des savants d’une probité exemplaire, tel Floyd Nolen Jones, cèdent à la tentation d’un biblicisme fermé sur lui-même. Dans sa remarquable chronologie biblique parlant, par exemple, de la date de l’Exode, il écrit:

« (…) ce n’est pas le but de cet ouvrage d’essayer de résoudre les problèmes de chronologie égyptienne ou d’égyptologie se rapportant aux questions en considération. Pour préparer une chronologie correcte du Texte sacré ce n’est ni nécessaire, ni du tout essentiel de connaître les noms des pharaons dont parle le livre de l’Exode. »12

Immanuel Velikovsky, aux travaux duquel nous allons plus loin largement revenir, écrivait très judicieusement à propos des impasses dans lesquelles sont tombées les recherches sur l’histoire du Moyen-Orient ancien et, en particulier, celle des pharaons:

« Pieux, ils ne posèrent pas de questions; instruits, ils déclarèrent que les merveilles racontées dans le récit n’étaient que des événements ordinaires; critiques, ils nièrent l’histoire, l’expliquant comme un mythe d’origine relativement récente. »13

I. La chronologie reçue pour l’histoire du Moyen-Orient ancien

Pour bien comprendre la problématique chronologique qui va maintenant occuper notre attention, il nous faut examiner la manière dont a été établie la datation des événements du monde antique. Commençons par une définition de ce qu’est la chronologie. Floyd Nolen Jones, dans un ouvrage récent intitulé La chronologie de l’Ancien Testament, écrit:

« La chronologie est la science qui cherche à diviser le temps en des intervalles réguliers et à attribuer des dates aux événements historiques, ceci dans l’ordre qui leur est propre. Sans elle, il deviendrait impossible de comprendre la suite des événements de l’histoire, bibliques ou non bibliques. Comme la chronologie est le fondement sur lequel repose l’histoire et le squelette lui donnant sa structure et sa forme, les événements de l’histoire ne peuvent être compris ou avoir un sens, que pour autant qu’ils sont maintenus dans leur séquence temporelle exacte. Si la séquence temporelle est altérée, l’interprétation des événements est déformée et l’on ne peut plus lui faire confiance. »14

Pour les historiens et les chronologues modernes travaillant sur l’histoire du Moyen-Orient ancien, les textes bibliques sont frappés d’un ostracisme intellectuel arbitraire: ils ne sont pas placés sur le même plan de fiabilité que les documents prétendument neutres de la documentation historique non biblique. Ces érudits sont confortés dans ce préjugé défavorable frappant les textes de la Bible par les résultats du travail de la méthode historique-critique en vogue dans les universités. Ce travail critique effectué sur la Bible a déconstruit le texte biblique à tel point qu’il ne conserve plus aucune valeur aux yeux des historiens comme document historique fiable.

Pour structurer l’histoire du Moyen-Orient ancien, nos savants ont donc dû se rabattre sur des données chronologiques extérieures à la Bible. Il s’agit, en l’occurrence, des reconstructions des dynasties égyptiennes élaborées principalement d’après les listes constituées par le prêtre égyptien Manéthon au IIIe siècle avant Jésus-Christ. Nous disposons aussi, pour une période plus tardive, de la liste des rois de Perse établie par le philosophe et astronome grec Ptolémée, au IIe siècle de notre ère. Mais nous ne nous occuperons pas de la période Perse dans cette étude15.

Il faut remarquer, ici, que les peuples du Moyen-Orient ancien étaient, à l’exception d’Israël, tous animés d’une conception cyclique de l’histoire, ce qui explique leur peu d’intérêt pour garder un souvenir exact des événements chronologiquement datés de leur passé. Contrairement au peuple d’Israël pour lequel l’histoire religieuse suivait, non des cycles se répétant, comme c’était le cas chez les peuples païens, mais une direction linéaire, tous les autres peuples du Moyen-Orient ancien se contentaient d’une chronologie approximative. On a ainsi, par un a priori irrationnel, exclu les données les plus sûres pour l’établissement d’une chronologie définissant le cadre de l’histoire du Moyen-Orient ancien et ceci en faveur de données chronologiques souvent difficiles à interpréter, contradictoires et fragmentaires, ouvrant ainsi la porte à de nombreuses incertitudes et à des hypothèses fragiles.

Les listes dynastiques de Manéthon

Les diverses listes dynastiques, attribuées au prêtre égyptien Manéthon vivant au IIIe siècle avant Jésus-Christ, constituent la base de la chronologie officielle de l’histoire du Moyen-Orient ancien16. Voici ce qu’en écrit Roger Henry dans un ouvrage récent intitulé La chronologie synchronisée. Repenser l’histoire antique du Moyen-Orient:

« (…) il est essentiel de comprendre comment cette chronologie s’est formée. Les Egyptiens notaient les événements en fonction des années de règne du monarque alors en vie. Bien que nous groupions les pharaons en dynasties, les Egyptiens ne le faisaient pas. Et bien que nous possédions plusieurs « listes de rois » fragmentaires, elles n’indiquent pas les dynasties parallèles et ne permettent pas de déterminer la durée précise de chaque règne. Pour faire cela, il faut espérer que les inscriptions découvertes sur le terrain puissent couvrir des règnes complets, mais ceci n’est que rarement le cas. »17

Qu’en est-il alors de ces listes dynastiques de Manéthon sur lesquelles les historiens et les archéologues ont construit la chronologie de l’ancienne Egypte puis, par extrapolation, celle du Moyen-Orient ancien tout entier? Sont-elles sûres, fiables, certaines?

Pour nous en faire une idée, écoutons ce qu’en dit W.G. Waddell dans l’Introduction de sa traduction de l’édition classique, établie et traduite par ses soins, des œuvres de Manéthon.

« Ses œuvres, dans leur forme originale, auraient la plus grande importance et valeur pour nous aujourd’hui; mais (…) nous ne pouvons connaître ces écrits que dans les citations fragmentaires, et souvent déformées, qu’ont préservées pour nous Josèphe et les chronographes chrétiens, Africanus et Eusèbe. »18

Nous trouvons d’autres fragments des œuvres de Manéthon dispersées dans celles de divers auteurs grecs. Des remarques de Waddell ressortent les points suivants relatifs à l’Histoire de l’Egypte de Manethon:

– On ne peut savoir si Manéthon a écrit trois ou six ouvrages.

– Certains extraits de ces œuvres sont préservés par l’historien juif du Ier siècle, Josèphe.

– D’autres extraits sont préservés dans des versions fort différentes par les historiens chrétiens des IIIe et IVe siècles après Jésus-Christ, Sextus Julius Africanus et Eusèbe de Césarée.

Waddell écrit:

« Même à partir de la brève description que nous venons de donner, on peut voir que de nombreux problèmes subsistent, et qu’il est en conséquence très difficile d’avoir une certitude quelconque sur ce qui serait authentiquement de Manéthon, ou ce qui est, ou bien usurpé, ou corrompu. »19

Il ajoute que les passages de Manéthon aujourd’hui disponibles ont été tellement manipulés par ceux qui les employaient à des fins d’historiens polémiques,

« (…) que nous ne pouvons plus reconnaître clairement ce qui appartenait à Manéthon et ce qui provient d’adjonctions ultérieures. »20

Parlant des sources des écrits de Manéthon, Waddell écrit:

« On ne peut guère s’attendre à ce que l’Histoire de Manéthon ait une plus grande valeur que ses sources; et les matériaux qui étaient à sa disposition comportent une forte proportion de traditions non historiques et de légendes populaires. »21

Après avoir décrit les écarts étonnants que l’on découvre entre les différentes listes de pharaons figurant sur les monuments et documents égyptiens (Abydos, Karnak, le papyrus de Turin, la pierre de Palerme, etc.) et la difficulté de les réconcilier avec les fragments de listes de dynasties de Manéthon qui sont parvenus jusqu’à nous, Waddell écrit:

« Nous savons que Manéthon a critiqué Hérodote (…) Cependant les Aegyoptica de Manéthon n’ont aucune prétention à être considérés comme une histoire critique de l’Egypte; sa valeur se trouve dans les squelettes dynastiques qu’on y trouve et qui servent de structure aux indices découverts sur les monuments. Elles servent ainsi à fournir les bases essentielles du schéma généralement reçu pour établir la chronologie égyptienne. »22

Il continue:

« Mais le travail de Manéthon lui-même contenait, dès le départ, de nombreuses erreurs; et toutes ne provenaient pas des perversions du texte introduites par les scribes et les réviseurs. On a trouvé la durée de nombreux règnes parfaitement impossible; dans certains cas, les noms des rois et leur ordre de succession chez Manéthon se sont avérés inacceptables à la lumière des preuves provenant des monuments. Si nous devons nous fier aux extraits préservés par Josèphe, l’œuvre de Manéthon ne peut aucunement être considérée comme une histoire authentique de l’Egypte, exacte dans les détails qu’elle relate, comme c’est, par exemple, le cas pour la Chaldaica de Bérose provenant d’une époque ultérieure. »23

Et Waddell de conclure:

« Manéthon introduisit dans une série déjà corrompue de listes dynastiques un certain nombre de traditions populaires dans le style caractéristique des Egyptiens. Les Egyptiens n’avaient en fait pas développé un sens historique véritable, bien que l’œuvre de Manéthon témoigne, dans une certaine mesure, de l’influence que la culture grecque avait pu exercer sur un prêtre égyptien. »24

En terminant, il nous faut faire remarquer le caractère à proprement parler religieux du travail historique et chronologique de ce prêtre égyptien du temple d’Héliopolis, temple dans lequel il introduisit le culte syncrétiste de Sérapis. Comme l’indique un historien moderne, Manéthon,

« (…) connaissait sans doute fort bien l’arbre sacré placé dans la grande salle du temple d’Héliopolis où la déesse Seshat, la patronne des Lettres, avait écrit de sa propre main les noms et les actions des rois. Manéthon ne fit rien d’autre que communiquer au monde grec ce que la déesse avait elle-même noté. Mais il le fit avec un sens bien marqué de la supériorité des sources sacrées des Egyptiens, ceci en opposition consciente à Hérodote qu’il cherchait à contredire. »25

On constate ainsi, non seulement les bases religieuses païennes des chronologies de Manéthon, mais également le caractère incertain, fragmentaire, partiel et souvent contradictoire des listes dynastiques qu’il nous a laissées. Dans une telle perspective, on ne peut qu’admirer la retenue et la modération des critiques émises par l’historien biblique juif André Neher à l’égard d’un système chronologique universellement admiré et cependant fondé sur des bases remarquables par leur incertitude et leur fragilité:

« (…) il y a encore un fait indiscutable [qui est] que les chronologies antiques non bibliques étaient tributaires, elles aussi, de certaines considérations religieuses, ou bien symboliques ou politiques, dont le sens nous échappe encore. Cela est vrai surtout des chronologies assyriennes et, sans doute, également des chronologies égyptiennes. L’homme rationnel du XIXe et du XXe siècle les lit et les interprète avec son esprit, alors que, pour les connaître dans leur sens véritable, il faudrait une clé que nous ne possédons plus. En tout état de cause, ce n’est que dans les périodes les plus basses, celles où, à partir du VIIe siècle avant Jésus-Christ, s’élabore en Egypte un système de comput du temps dont les principes rationnels seront repris par les Grecs, que la chronologie devient sûre. Mais il serait présomptueux de déterminer les dates plus hautes en ne se fiant qu’aux chronologies non bibliques. (…) »26

II. Critique progressive du consensus chronologique officiel pour le Moyen-Orient ancien

Bien que l’écrasante majorité des historiens et des archéologues tiennent la chronologie officiellement reçue, basée sur les listes dynastiques de Manéthon pour étant d’une solidité certaine, des esprits indépendants se sont dressés, ici et là, au cours des derniers siècles, pour critiquer les faiblesses de la chronologie reçue pour l’Egypte, et au travers d’elle, celle du Moyen-Orient ancien tout entier. Nous allons maintenant entreprendre un survol rapide de cette tradition critique non conformiste. Mais, en préambule, faisons deux remarques.

La première – et cela est bien compréhensible, vu la censure académique habituelle à l’encontre des idées non reçues – est le constat du silence officiel quasiment complet à l’égard de ces voix dissidentes.

La deuxième, ici plus surprenante, est que ces critiques du système chronologique en place s’ignorent souvent très largement entre elles. Dans ce domaine, chacun semble vouloir garder pour soi l’originalité absolue de ses découvertes, même si elles ont déjà été faites par leurs prédécesseurs!

Isaac Newton(1700)

Le physicien et mathématicien anglais sir Isaac Newton n’est guère connu pour ses travaux de chronologie ancienne, mais il doit, sans doute, être considéré comme l’ancêtre intellectuel des critiques modernes du système chronologique que nous étudions. Dans un petit ouvrage intitulé The Original of Monarchies, publié pour la première fois en 1963 par l’historien anglais F.E. Manuel27, Newton faisait une critique très sévère des travaux de chronologie de Manéthon et de Bérose. Voici ce qu’en écrit John Crowe dans un article récent :

« Sir Isaac Newton (1643-1727) fut peut-être le premier grand révisionniste des études de chronologie ancienne. En 1700, déjà célèbre pour sa découverte des lois de la gravitation, son génie étant reconnu à travers tout le monde savant, il s’adonna à son intérêt pour l’histoire ancienne. Il démontra que cette histoire avait été indûment prolongée de plusieurs siècles et il fut le premier à affirmer que le pharaon Sesostris d’Hérodote, dont les conquêtes furent les mêmes que celles de Tuthmose III, n’était autre que le Shishak de la Bible [qui prit Jérusalem et emporta les ustensiles sacrés du Temple sous le roi Roboam, fils de Salomon]. Ses travaux offrent un appui important à ceux de Velikovsky. Tandis que des nouvelles preuves archéologiques découvertes depuis son temps ont manifesté des failles dans sa reconstruction de l’histoire ancienne, son examen et son évaluation des sources historiques anciennes méritent toujours un examen attentif de notre part. »28

E.W. Hengstenberg (1840)

En 1840, le grand savant allemand spécialiste de l’Ancien Testament Ernest Wilhelm Hengstenberg (1802-1869) publia un ouvrage intitulé, L’Egypte et les livres de Moïse29. On y trouve une comparaison systématique et détaillée des données égyptiennes du IIe millénaire avant Jésus-Christ, connues à l’époque de Hengstenberg, avec celles du Pentateuque dans les domaines géographique, culturel, économique, religieux, historique, politique et même météorologique. Cette comparaison minutieuse fait paraître de nombreuses concordances précises entre les récits bibliques et les faits de l’époque.

Ernest Havet (1873)

Déjà en 1873, l’historien français Ernest Havet, constatant l’isolement complet des deux histoires anciennes de l’Egypte, celles de Manéthon et de Bérose, avait émis de forts doutes sur la valeur de leurs travaux chronologiques30.

J. Lieblin (1873)

En cette même année, l’égyptologue français J. Lieblin publia en Suède les résultats de ses recherches sur la chronologie égyptienne. Il y avait découvert, en étudiant les listes dynastiques alors à sa disposition, qu’il était impossible de suivre comme telles les listes de Manéthon. Citons un bref extrait des conclusions de ses travaux qui démontrent le caractère souvent parallèle de dynasties considérées par Manéthon (et à sa suite par la chronologie reçue) comme successives:

« Tel est mon classement des dynasties, qui seul peut expliquer les données diverses et les chiffres en apparence contradictoires de Manéthon, du papyrus de Turin et des stèles. Mais on voit qu’en partant de ce principe, il n’est plus possible de regarder toutes ces dynasties, la VIIIe, la IXe, la Xe, la XIe et la XIIe, comme successives. Je ne parlerai pas de la IXe dynastie, dont à présent nous ne savons absolument rien, mais les autres dynasties dont nous nous occupons ici apparaissent dans une lumière assez claire. A moins de renoncer à faire régner l’ordre et la saine raison dans toute cette partie de l’histoire de l’Egypte, on est forcé de convenir que la Xe et la XIe ont dû être contemporaines avec une partie de la VIe et de toute la VIIIe dynastie. »31

Cecil Torr (1896)

En 1896, Cecil Torr, un égyptologue anglais, personnage des plus excentriques et résolument athée, s’est penché avec une attention soutenue sur les listes royales et dynastiques de Manéthon. L’acceptation de la chronologie déduite d’après les documents de Manéthon avait eu des effets surprenants sur la chronologie des civilisations voisines de l’Egypte. En particulier, la découverte de poteries grecques de l’époque mycénienne (du XIIe au VIIIe siècle avant Jésus-Christ), dans le contexte de la célèbre XVIIIe dynastie égyptienne datée officiellement au moins quatre siècles plus tôt (du XVIe au XIIe siècle avant Jésus-Christ), bouleversa complètement la compréhension par les historiens des annales de la Grèce. Une période de ténèbres (d’environ quatre cents ans), privée de tout contenu historique, se serait abattue sur l’histoire grecque depuis la chute de la civilisation mycénienne (celle de la guerre de Troie de la fin du XIIe siècle, selon la chronologie en place) et l’apparition de la Grèce archaïque vers le VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Ce qui avait toujours été considéré comme des périodes historiques immédiatement successives apparaissait soudainement, par nécessité de se conformer à la chronologie égyptienne, séparé par un gouffre de quelque quatre siècles.

Torr définissait sa méthode comme suit:

« J’ai cherché à établir les dates de la seule manière dont elles peuvent être fixées avec certitude: c’est-à-dire en déterminant la vraie succession des rois et la longueur de leurs règnes. »

Comme l’indique Martin Durkin dans son Introduction, Cecil Torr, s’étant soigneusement penché sur les données historiques et archéologiques disponibles à son époque, procéda de la manière suivante:

« [Il] commença avec la conquête de l’Egypte par le roi de Perse Cambyse en 525 avant Jésus-Christ et remonta le cours de l’histoire, règne par règne, jusqu’à l’ascension sur le trône des pharaons d’Amenhemet I. Il en conclut que les règnes de la XVIIIe dynastie ne dataient pas de 1500 ans avant Jésus-Christ, comme on le croyait généralement, mais que (cette dynastie) ne débuta pas plus tard que 1271 avant Jésus-Christ pour se terminer aux environs de 850. »32

Dans ce travail minutieux de remontée du cours de l’histoire, Torr en vint à se rendre compte des nombreux obstacles sur son chemin.

« En fait les évidences sont, en tant d’endroits, si imparfaites que des résultats probants ne peuvent pas être obtenus. (…) Mais il n’y a guère de doute que toute la succession des rois sera un jour fixée ainsi que la longueur de leurs règnes de telle sorte qu’une date précise de chaque événement pourra être établie par rapport au calendrier que nous utilisons. »33

Voici enfin son appréciation de la chronologie officiellement reconnue en son temps (comme dans le nôtre) et qui se base essentiellement sur les structures chronologiques contenues dans les listes de Manéthon:

« Dans la pénurie d’informations provenant des inscriptions ou des sources contemporaines égyptiennes, il reste l’histoire de Manéthon, ou ce qui passe pour tel. Mais ainsi elle n’a guère de valeur. L’original est perdu et toutes les versions existantes se contredisent. (…) En fait, on ne peut même pas savoir ce que Manéthon voulait dire par « dynastie », bien que la répartition des rois d’Egypte en trente dynasties constitue le fondement même de son travail. De toute manière ses affirmations doivent être reçues avec beaucoup de prudence, vu qu’il vivait au temps des rois Ptolémées, époque à laquelle les sources authentiques pour fixer l’histoire ancienne de l’Egypte étaient certainement tout aussi rares qu’aujourd’hui. »34

Mais ce raccourcissement de l’histoire égyptienne et, au travers d’elle, de toute l’histoire du Moyen-Orient ancien, n’a guère eu d’impact sur la chronologie officiellement reçue.

A.S. Yahouda (1935)

En 1935, l’égyptologue et hébraïsant juif A. S. Yahouda publia une étude passionnante sur l’exactitude des récits bibliques de la Genèse et de l’Exode par rapport à ce qui est connu de l’histoire et de la civilisation égyptiennes. Après avoir décrit la déconstruction des récits de la Thora par la méthode de la critique des sources, Yahouda définit son but ainsi:

« (…) il est tout d’abord nécessaire d’établir les preuves décisives de l’authenticité et de l’antiquité des récits de Joseph et de l’Exode. Ces preuves doivent provenir d’une concordance de preuves à la fois archéologiques et linguistiques. »35

Il ajoute:

(…) si, par ailleurs, il est exact que le Pentateuque a son origine dans la période de l’Exode, juste avant le retour des Hébreux au pays de Canaan, il doit alors être possible de découvrir dans la langue dans laquelle ils ont écrit les textes de la Bible des traces des langues des pays où les Israélites ont séjourné, dans la langue hébraïque. »36

Son livre est une description très précisément documentée de la concordance des récits bibliques avec la langue et les mœurs sociales, culturelles et politiques de l’ancienne Egypte. Yahouda découvre également dans l’hébreu du Pentateuque de nombreux échos de la langue égyptienne. Nous pourrions citer bien des rapprochements très éclairants, tant pour la Bible que pour la civilisation égyptienne, mais cela nous empêcherait d’avancer dans notre propos. Citons simplement la conclusion qu’il donne à son Introduction:

« Tout ceci [les preuves nombreuses de correspondances concrètes entre les données de l’histoire égyptienne et le texte du Pentateuque] contribuera à démontrer que la présence d’éléments égyptiens dans le Pentateuque est la meilleure preuve que les livres de Moïse ont bel et bien été composés à cette époque, époque où les Hébreux étaient encore sous l’influence immédiate de leurs relations avec les Egyptiens, comme il l’est clairement affirmé dans le Pentateuque lui-même. »37

Donovan A. Courville (1971)

Jusqu’à présent, nous avons examiné des auteurs qui critiquaient la chronologie reçue pour l’Egypte et le Moyen-Orient ancien, cela sans d’abord tenir compte de la chronologie la plus substantielle, la plus suivie et la plus complète de toute l’histoire du Moyen-Orient ancien – je parle, il va de soi, de cette chronologie contenue dans la Bible qui structure si fortement toute l’histoire du peuple de Dieu. Avec Donovan Tourville, savant de confession adventiste, à la fois théologien, égyptologue et autorité mondialement reconnue en ce qui concerne les animaux marins venimeux, nous nous trouvons devant une perspective différente. Dans son ouvrage classique en deux volumes, Le problème de l’Exode et ses ramifications (1971), Courville se base explicitement sur la valeur des données chronologiques contenues dans le détail du texte de la Bible hébraïque pour rectifier la chronologie officielle de l’Egypte ancienne. Il confronte ainsi de manière systématique le cadre stable de la chronologie biblique aux données diverses à partir desquelles la chronologie universitaire en place a été constituée. Voici sa conclusion:

« La différence par rapport à la chronologie biblique est de l’ordre de six cents ans lors de la conquête de Canaan et de pas moins de six cents ans lors de l’Exode. (…) S’il est vrai que les vues généralement acceptées sont frappées d’une erreur d’une pareille ampleur, une structure chronologique corrigée de l’histoire du Moyen-Orient ancien devrait éliminer les problèmes non résolus ainsi que les anachronismes apparents du système en place et devrait, en plus, ne pas y introduire des problèmes nouveaux. »38

C’est à travers une étude minutieuse, menée pendant une quinzaine d’années sur les données archéologiques de l’histoire de l’Egypte, que Courville en est venu à justifier l’entière véracité historique des faits bibliquement attestés et leur relation organique avec le contexte historique environnant. Nous ne citerons ici qu’un exemple de la manière par laquelle il effectue la correction des erreurs que recèle la chronologie manéthonienne en place.

« Selon la chronologie traditionnelle, la XIIIe dynastie suit directement la XIIe. Mais il n’y a aucune preuve d’une telle affirmation hors des présupposés sur lesquels cette chronologie est fondée. »39

En citant l’historien Winlock40, il constate qu’il y a, pour la période allant de la XIIIe à la XVIe dynastie, plus de noms de rois dans les listes de Manéthon que pour tous les siècles précédents de l’histoire de la vallée du Nil et ceci malgré le fait que ces quatre dynasties ne durèrent ensemble pas plus que deux siècles. Il ressort de l’étude détaillée de cette période de l’histoire égyptienne que pendant ces deux siècles l’Egypte fut divisée en une multitude de petits royaumes dont les noms, cités dans les listes dynastiques, sont les roitelets. Avec son esprit mesuré habituel Courville tire la conclusion suivante de ces faits:

« (…) les rois de la XIIIe dynastie ne représentent que des princes locaux régnant sur leurs petits royaumes provinciaux pendant cette période de désintégration féodale du Royaume d’Egypte. Ils ne représentent pas, en conséquence, des successions de règnes. En d’autres mots, ajoute-t-il, la relation de durée précise entre les noms individuels de la liste de Turin ne correspond pas nécessairement à une suite continue de règnes. »41

Courville a démontré par de telles rectifications dynastiques que la longueur excessive de la chronologie officielle de l’Egypte ancienne peut raisonnablement être réduite de manière à pouvoir retrouver des rapports redevenus à nouveau évidents entre les récits de l’Ancien Testament et l’histoire ancienne, d’abord celle de l’Egypte, puis celle du Moyen-Orient ancien dans son ensemble. Dans ses conclusions, il écrit:

« La nécessité de reconnaître l’existence d’espaces chronologiques vides de tout contenu historique dans une aire géographique particulière est un signe permettant de soupçonner que la chronologie a dû y être indûment étendue. Si de tels vides historiques apparaissent dans plusieurs régions éloignées les unes des autres la probabilité augmente qu’une telle extension infondée de la chronologie requière un réexamen critique des présupposés sur lesquels la structure chronologique générale à toutes ces régions a été construite. L’existence d’un espace temporel de plusieurs siècles vide de tout contenu historique, tant dans l’histoire de la Grèce que dans celle des Hittites, ainsi que pour de nombreux sites spécifiques en Palestine et ailleurs, est un exemple clair de ce que nous affirmons ici. »42

John Dayton (1978)

John Dayton publia en 1978 un ouvrage intitulé Les minéraux, les métaux, l’émail et l’homme qui, en partant d’une étude simple sur la technologie de l’émail, se développe en une critique radicale des datations archéologiques habituelles43. Il découvrit lui aussi dans l’histoire des cultures du Moyen-Orient ancien des périodes où les techniques de l’émail étaient bien connues, périodes qui furent suivies dans l’histoire de l’émail de trous temporels incompréhensibles. Ces interruptions furent à leur tour suivies de nouvelles époques où ces techniques réapparurent de manière soudaine et parfaitement développée. Il proposa un raccourcissement de l’âge du bronze tardif de quelque trois cents ans, d’environ 1200 avant Jésus-Christ à plus ou moins 900 (pour augmenter plus tard sa correction à environ cinq cents ans). Il démontra qu’il n’était pas possible d’affirmer que les Phéniciens cessèrent de fabriquer du verre aux environs du XIXe siècle avant Jésus-Christ pour recommencer vers les 800 ni que les Etrusques quittèrent la région de Troie aux environs de 1150 avant Jésus-Christ pour s’établir en Toscane en 750 seulement44.

Peter James(1991)

Les remarques prudentes mais fermes de D. Courville nous conduisent à une autre tentative, cette fois collective, d’une équipe de cinq archéologues anglais dirigée par Peter James, de l’Université de Londres. Ceux-ci cherchaient à affronter les problèmes chronologiques que l’application de la chronologie officielle posait aux historiens dans leurs efforts de compréhension de l’histoire de la Grèce, de l’Empire Hittite, de l’île de Chypre, de la Palestine et, enfin, de l’histoire égyptienne elle-même. Torr avait déjà constaté les problèmes que la chronologie reçue imposait à l’histoire de la Grèce et à celle de l’Asie Mineure; il s’agissait d’un décalage de plus de cinq siècles entre des époques que l’histoire des Anciens décrivait comme immédiatement successives. Dans un remarquable chapitre intitulé « Re-dater l’Empire des Hittites »45, James examine l’histoire de l’Empire des Hatti ou des Hittites qui s’est étendu entre la Méditerranée et la mer Noire, dans ce que nous appelons l’Asie Mineure, région faisant aujourd’hui partie de la Turquie. Les fouilles en Asie Mineure et dans l’est de la Syrie révèlent de remarquables ressemblances entre la culture hittite et celle qui prévalait sur l’île de Crète, civilisation apparentée à celle de Minos, et qui précéda de peu l’apparition de la Grèce archaïque. Torr avait, contre les datations tardives de la chronologie reçue, confirmé l’opinion traditionnelle des historiens de l’Antiquité, Grecs et Romains, qui dataient ces civilisations des IXe et VIIIe siècles avant Jésus-Christ.

En 1887 furent découvertes les fameuses archives de la diplomatie pharaonique d’El Amarna dans la vallée du Nil où se trouvaient des copies de la correspondance des célèbres pharaons de la fameuse XVIIIe dynastie égyptienne, celle des Amenhotep III, Akhenaton et Tutankhamon, dynastie datée officiellement des XIVe et XIIIe siècles avant Jésus-Christ. Dans cette correspondance, on a trouvé de nombreuses lettres entre les dirigeants de l’Egypte et leurs confrères de l’Empire des Hittites. Un fossé de près de cinq siècles était ainsi révélé entre les données de l’histoire archaïque grecque (qui correspondaient aux styles de la culture hittite (IXe et VIIIe siècles avant Jésus-Christ) et la correspondance diplomatique entre l’Empire hittite et l’Egypte des pharaons de la XVIIIe dynastie datée officiellement des XIVe et XIIIe siècles avant Jésus-Christ.

De plus, en 1906 furent découvertes à Boghazkoy, en Turquie orientale, les archives de la capitale de l’Empire hittite, Hattusa, qui recelaient de nombreuses copies de la correspondance entre les Empires Hittites et Egyptiens. On y trouve des lettres entre l’empereur hittite et Ramsès II, pharaon de la XIXe dynastie. Comme le dit James:

« La découverte de ces documents détaillés [ainsi que ceux d’El Amarna] ne laisse aucun doute sur la chronologie relative de l’Empire Hittite. Elle était maintenant clairement synchronisée avec les XVIIIe et XIXe dynasties égyptiennes et, en conséquence, datée du XVe au XIIIe siècle avant Jésus-Christ, ces dates toujours calculées selon la chronologie officielle. La chute de l’Empire hittite a dû, selon cette chronologie, avoir eu lieu entre 1200 et 1175 avant Jésus-Christ. »46

Mais, de l’autre côté, non seulement avons-nous des correspondances synchroniques entre l’Empire hittite et la civilisation crétoise des IXe et VIIIe siècles, mais aussi avec l’Empire assyrien des IXe et VIIIe siècles avant Jésus-Christ. Plus encore, dans les tablettes découvertes dans les archives de la capitale hittite Hattusa, on découvrit de nombreux écrits dans une langue très proche de l’hébreu, l’ugarit, et même des poèmes dont le style se rapproche de manière étonnante de celui du prophète Esaïe.

Résumons. De nombreux indices pointent vers une date récente pour l’Empire des Hittites. Les synchronismes avec la Crète du VIIIe siècle sont évidents ainsi que ceux avec l’Empire assyrien de la même époque et ceux encore avec la langue et la poésie hébraïques du temps d’Esaïe. Mais la synchronisation la plus forte est évidemment avec l’Egypte des pharaons des XVIIIe et XIXe dynasties. La chronologie universellement en usage fixe ces dynasties dans la période qui va des XVe au XIIIe siècles avant Jésus-Christ. D’où un décalage de quelque cinq siècles entre les deux systèmes de datation. En avançant la chronologie de l’Egypte de quelque cinq siècles, on parviendrait à une synchronisation des dates qui résoudrait tous les problèmes! L’hypothèse couramment admise partout dans les cercles universitaires est celle d’un creux chronologique de cinq siècles, une espèce de « trou noir » non dans l’espace du ciel mais dans la durée du temps, trou dans lequel rien ne se serait passé sur le plan historique et pour lequel il n’y a pas la moindre trace de preuves. On constate ainsi un vide historique entre une prétendue apogée de l’Empire hittite au XIIIe siècle et sa disparition sous les coups de l’Empire assyrien au VIIIe, ceci après des siècles d’inexistence historique. Ce vide commence à paraître sous sa figure véritable, celle d’une réalité purement virtuelle, d’une pure fiction académique.

David Rohl (1995)

Dans un ouvrage qui eut un effet sensationnel auprès du grand public (il fut accompagné d’une série télévisée de haute qualité) mais qui connut le rejet presque unanime de la communauté scientifique des égyptologues chevronnés, l’archéologue et égyptologue de l’Université de Londres David Rohl en vint enfin à proposer au grand public une révision complète de la chronologie en place pour tout le Moyen-Orient ancien47. Bien qu’il tienne à la véracité historique des récits bibliques et qu’il soit venu à la conclusion que la chronologie biblique pouvait donner un sens exact à l’histoire du Moyen-Orient ancien, ce n’est pas à partir de la Bible que s’est développée sa réflexion, mais à partir des anomalies qu’il rencontra lors de ses travaux d’égyptologue sur le terrain. Ce qui le fit beaucoup réfléchir fut de constater que les données concrètes contredisaient de manière flagrante l’ordre successif des rois égyptiens présenté par la chronologie en place.

Je ne citerai ici qu’un exemple. Dans les tombes royales de San (le Tsoan des récits bibliques ou le Tanis des Grecs) se trouve une série de tombeaux royaux dont la construction successive est parfaitement attestée par la structure archéologique des monuments48. Les cartouches royales permettent également d’identifier très exactement les noms des pharaons qui y ont reposé. Mais cet ordre successif manifeste se trouve en contradiction complète avec les listes royales que nous donnent les reconstructions modernes de la chronologie de l’Egypte ancienne. Rohl en vint à découvrir que cette anomalie – où les faits vérifiables sur le terrain contredisent de manière flagrante la chronologie reçue – n’était pas un cas isolé. C’est l’impossibilité de concilier les faits archéologiques découverts par ses recherches avec de nombreux éléments inclus dans le modèle chronologique en place qui l’ont forcé à une révision radicale de la chronologie égyptienne et, par elle, de la chronologie reçue pour tout le Moyen-Orient ancien.

De ce constat, Rohl tirait la conclusion suivante:

« L’ensevelissement du roi Osarkan II à Tanis eut lieu avant celui de Psumennes I. Vu que le premier était un roi de la XXIIe dynastie et que le second roi de la XXIe dynastie, les indications archéologiques provenant de Tanis tendent à confirmer l’hypothèse que les deux dynasties furent contemporaines pour un nombre considérable d’années. L’ordre d’ensevelissement des deux rois indique que le nombre d’années allouées couramment à la Troisième Période Intermédiaire (dynasties XXIe-XXVe) [placées entre le Nouveau Royaume, dynasties XXIe-XXVe, et la Période Tardive, dynasties XXVIe-XXXIe] devrait être réduit d’au moins cent quarante et une années. »49

Tirant les conclusions des corrections rendues nécessaires par une pareille reconstruction de la chronologie égyptienne, Rohl parvint à trouver un nombre impressionnant de synchronisations entre l’histoire de l’ancienne Egypte et celle du peuple d’Israël. En particulier il découvrit des correspondances étonnantes entre l’histoire biblique de Joseph et de ses frères et l’histoire égyptienne50. Il confirmait ainsi très largement la véracité et la fidélité à l’histoire des textes de la Tanach juive, de notre Ancien Testament. Ainsi Abraham, Jacob, Moïse, Josué, Saül, David, Salomon, pour nous arrêter là, apparaissaient à nouveau à leur juste place dans l’histoire du Moyen-Orient ancien51.

Roger Henry (2003)

En 2003, Roger Henry, après vingt-cinq ans de recherches sur les questions qui nous occupent, publia un ouvrage synthétique capital sur la question de la nécessaire, de l’inévitable reconstruction de la chronologie du Moyen-Orient ancien. Voici le titre de cet ouvrage: Chronologie synchronisée. Repenser l’Histoire antique du Moyen-Orient52. A l’arrière-plan de cet ouvrage remarquable se trouvent les recherches d’un savant juif de génie d’origine russe mais dont l’essentiel de la carrière se passa aux Etats-Unis. Il s’agit d’Immanuel Velikovsky, dont les publications, dans le domaine astronomique d’abord 53, puis et surtout dans celui de l’histoire de l’Antiquité (en particulier celle de l’Egypte ancienne)54se trouvent à l’arrière-plan des travaux de Courville, de James et de Rohl que nous venons rapidement d’évoquer.

Velikovsky constata, d’abord, la présence, dans les documents de l’Antiquité, de nombreuses références à des cataclysmes cosmiques qui auraient bouleversé, à des périodes précises, le fonctionnement du système solaire lui-même. Par ce biais il mettait en question le principe sacro-saint, universellement accepté, du caractère uniforme du fonctionnement à toutes les époques de l’histoire de la terre des lois de la physique. Sur le plan scientifique, ses publications suscitèrent des controverses passionnées entre savants éminents, ou enthousiastes, ou des plus violemment opposés. Un certain nombre de ses prédictions scientifiques dans le domaine de la cosmologie se sont confirmées avec les années.

Velikovsky s’attacha, comme suite toute naturelle de ses travaux, aux problèmes de chronologie qui nous occupent aujourd’hui. Nous examinerons certains résultats de ses recherches dans la prochaine section, nous attachant en particulier à son ouvrage classique, Le désordre des siècles. En publiant ce livre en 1952, l’auteur a fourni les résultats de ses recherches, en particulier pour ce qui concerne la synchronisation entre l’histoire biblique du peuple d’Israël et celle de l’Egypte ancienne. Mais il est fort regrettable que, dans ce livre, il n’expliqua pas clairement les mécanismes correctifs qui lui ont permis d’atteindre les résultats qui le conduisirent à restructurer la chronologie de l’Egypte ancienne pour faire paraître, comme des évidences spectaculaires, les concordances entre de grandes figures pharaoniques et les récits bibliques. C’est seulement dans une série d’ouvrages parus quelque vingt ans plus tard que Velikovsly donna les explications permettant de comprendre comment des erreurs chronologiques si importantes avaient pu ainsi s’imposer à l’histoire officielle du Moyen-Orient ancien.

C’est, entre autres, à l’explication de la méthode de correction chronologique utilisée par Velikovsky que s’est attelé Roger Henry55. Voyons comment il définit le but qu’il se propose:

« Toute la reconstruction de l’histoire ancienne repose sur deux corrections simples de l’histoire égyptienne. La séquence normalement acceptée des dynasties des pharaons égyptiens contient deux duplications et une dynastie parallèle. La liste de dynasties sur laquelle a été façonnée la chronologie égyptienne provient [comme nous l’avons vu] de plusieurs versions incomplètes et souvent contradictoires de l’œuvre d’un Egyptien nommé Manéthon. La réévaluation des listes de Manéthon à laquelle nous procéderons montrera que les XIXe et XXe dynasties du Nouveau Royaume sont des versions égyptiennes des XXVIe et XXXe dynasties connues par les historiens à partir de sources grecques et hébraïques. En plus la XXIe dynastie des « rois prêtres » est parallèle à celle des pharaons égyptiens. »56

Il ajoute la remarque suivante au sujet de l’œuvre de Velikovsky, œuvre qu’il utilise comme pierre angulaire de sa reconstruction chronologique et historique:

« Pour des raisons qui nous paraissent aujourd’hui mystérieuses, Velikovsky a choisi de présenter seulement une partie de sa reconstruction lorsque le premier volume de sa série Le désordre des siècles fut publié en 1952. Ce ne fut qu’en 1973 [cinq années avant sa mort] que le volume suivant de cette série, Les peuples de la mer, fut publié. A cette date [plus de vingt ans après la publication du premier volet de sa reconstruction historique], deux générations de savants conformistes avaient si amplement discrédité Velikovsky qu’on s’est senti justifié d’ignorer cet ouvrage qui expliquait la source du problème [ayant produit de pareilles distorsions dans la chronologie égyptienne]. »57

Nous allons maintenant nous tourner vers les résultats des recherches pionnières d’Immanuel Velikovsky.

III. Immanuel Velikovski (1895-1979) et la redécouverte de l’histoire véritable du Moyen-Orient ancien

Bien que Velikovsky fut un juif qui ne croyait pas à l’intervention miraculeuse divine dans l’histoire du monde, il avait cependant un esprit suffisamment indépendant pour refuser aussi bien les hypothèses de la critique biblique qui repoussent la rédaction de la plus grande partie de l’Ancien Testament à l’époque du retour des Juifs de l’exil à Babylone, que les hypothèses chronologiques contraires des archéologues qui donnent à l’histoire d’Israël une telle antiquité qu’il en devient impossible d’en retrouver les traces dans l’histoire, officiellement reçue par l’Académie, de l’Egypte ancienne. Velikovsky s’exprime avec toute la clarté nécessaire sur ces questions fondamentales:

« Durant trois générations, les spécialistes de la Bible prônèrent, à la pleine satisfaction de tous, qu’une grande partie des Ecritures était une œuvre tardive rédigée de nombreux siècles après les dates indiquées par les Ecritures elles-mêmes. Ensuite, au cours des années 1930 avec la découverte de Ras-Shamra, l’estimation fut revue dans une direction diamétralement opposée: les mêmes récits bibliques furent alors considérés comme un héritage de la culture cananéenne, six cents ans plus anciens que les textes bibliques. Cependant, la collecte de matériaux provenant des sources littéraires hébraïques de Ras-Shamra et de l’Egypte nous convainquit que si la réduction de l’âge des textes bibliques, prose et vers compris, fut une erreur, l’actuelle remontée de leur ancienneté en est une autre. »58

Nous allons maintenant voir quelques concordances entre l’histoire de l’ancienne Egypte et l’histoire biblique d’Israël mises en lumière par cet esprit indépendant et particulièrement soucieux d’exactitude. Mais, répétons-le, ses conclusions ne viennent pas d’une application directe de la chronologie biblique à l’histoire de l’Egypte ancienne. Une telle méthode n’aurait pas été adaptée à son but, vu que les données chronologiques de part et d’autres ne concordaient pas. Velikovsky a pris les documents bibliques au sérieux comme documents de l’histoire, ce qui témoigne déjà d’une certaine audace non conformiste. Mais en plus, il tenta de trouver dans l’histoire connue de l’Egypte des événements qui correspondraient à ce que nous relatent les Annales d’Israël, ceci en ne tenant pas compte du schéma chronologique en place. Et à force de chercher il a trouvé de telles concordances, en grand nombre et des plus spectaculaires. Les synchronismes ainsi découverts étaient si remarquables qu’il ne pouvait plus y avoir le moindre doute de l’exactitude des concordances devenues évidentes en dépit de la confusion répandue sur l’histoire du Moyen-Orient ancien par les errements de la chronologie en place.

  1. Les plaies d’Egypte et l’Exode

Après avoir évoqué de manière très réaliste les dix plaies d’Egypte, telles qu’elles sont décrites dans le livre de l’Exode, Velikovsky, qui en donne une explication naturelle mais catastrophiste, attire l’attention du lecteur sur un document égyptien étonnant, le Papyrus Ipuwer59, acquis par l’Université de Leyde, au Pays-Bas, en 1834 et publié en 1846. Avant la publication des ouvrages de Velikovsky, aucune comparaison n’avait été faite entre la Bible et ce document égyptien. L’effet de celle qu’effectua notre auteur en 1952 est saisissant. Ecoutons sa juxtaposition du Papyrus Ipuwer avec le texte de l’Exode:

« Papyrus 2:5-6 – La terre est couverte de plaies. Il y a du sang partout.

Exode 7.21 – Il y avait du sang sur toute la terre d’Egypte.

Ceci fut la première plaie.

Papyrus 2:10 – La rivière est en sang.

Exode 7.20 – Toutes les eaux des rivières furent changées en sang.

Cette eau était dégoûtante et les gens ne purent la boire.

Papyrus 2:10 – Les hommes se refusèrent à goûter – les êtres humains, et avaient soif.

Exode 7.24 – Et tous les Egyptiens creusèrent autour des rivières pour trouver de l’eau; car ils ne pouvaient pas boire l’eau de la rivière.

Dans la rivière, les poissons moururent, mais vers, insectes et reptiles se multiplièrent.

Exode 7.21 – Et la rivière empestait.

Papyrus 3:10-13 – Voilà notre eau! Voilà notre bonheur! Qu’allons-nous faire? Tout est en ruine! »

Les mots suivants relatent la destruction des champs:

Exode 9.25 – Et la grêle écrasa toute l’herbe des prés et cassa tous les arbres des champs.

Papyrus 4:14 – Les arbres sont brisés.

Papyrus 6:1 – On ne trouve plus ni fruit, ni légumes…

Ce présage fut accompagné de feu brûlant. Les flammes couraient sur toute la terre.

Exode 9.23-24 – Le feu courait sur le sol. Il y eut de la grêle et du feu mêlé de grêle, ce qui fut très douloureux.

Papyrus 2:10 – En vérité, portes, colonnes et murs furent consumés par le feu.

Le feu qui consumait la terre n’était pas répandu par la main humaine mais tombait des cieux. Selon l’Exode, ce torrent de destruction poursuivait son œuvre.

Exode – Le lin et l’orge furent frappés: car l’orge était en épi et le lin bouillait.

Papyrus – Mais le blé et le seigle, n’étant pas sortis de terre, furent épargnés.

Mais ce fut la plaie suivante qui provoqua l’aridité totale des champs. D’après le Papyrus Ipuwer et le livre de l’Exode (9.31-32 et 10.15), il fut impossible de fournir à la Couronne son tribut de blé et de seigle. De même, selon

Exode 7.21 – Et les poissons de la rivière moururent.

Il n’y eut plus de poisson pour approvisionner la maison royale.

Papyrus 10:3-6 – La Basse Egypte pleure. Tout le palais se trouve sans revenus. Blé, orge, oies et poissons qui lui appartiennent (de droit).

Les champs sont entièrement dévastés:

Exode 10.15 – Sur toute la terre d’Egypte ne subsistait aucune verdure ni sur les arbres ni dans les champs.

Papyrus 6:3 – En vérité, la semence a péri de toutes parts.

Papyrus 5:12 – En vérité, tout ce qui hier encore était visible a péri. La terre est aussi dénudée qu’après la coupe du lin. »60

Puis Velikovsky évoque la dernière plaie mortelle, celle où furent tués tous les fils aînés des Egyptiens.

« Exode 12.30 – Et Pharaon se leva pendant la nuit, lui, et tous ses serviteurs, et tous les Egyptiens; et ce fut en Egypte une grande clameur: car il n’y avait pas une maison où il n’y eut pas de mort. (…)

Exode 12.29 – A minuit, le Seigneur frappa tous les premiers-nés des Egyptiens, depuis le premier-né du pharaon assis sur son trône jusqu’aux premiers-nés des prisonniers dans leur cachot.

Papyrus 4:3 – En vérité, les enfants des princes sont écrasés contre les murs.

Papyrus 6:12 – Les enfants des princes sont précipités dans les rues. »61

Pour abréger, passons à la destruction du pharaon et de son armée dans la mer Rouge et à la plaie des ténèbres qui l’a précédée.

« Papyrus – Au milieu des désordres sauvages de la nature ‹sa majesté du pays de Shou› rassembla ses armées et leur ordonna de le suivre dans des régions où, leur promit-il, ils verraient de nouveau la lumière: ‹Nous verrons notre père Ra-Harakhti dans la région lumineuse de Bakhit.› Sous couvert de l’obscurité, les envahisseurs venus du désert, arrivèrent aux frontières de l’Egypte: ‹sa majesté de Shou partit combattre les compagnons d’Apopi› dieu féroce des ténèbres. Le roi et ses hommes ne revinrent jamais; ils périrent:

Papyrus – Quand la majesté de Ra-Harmachis (Harakhti?) se battit contre les ‹mauvais› dans ces marais ou ‹Lieu des Tourbillons›, les ‹mauvais› n’eurent pas raison de sa majesté. Mais sa majesté fit un bond dans ce qu’on appelle le ‹Lieu des Tourbillons›.

Et le livre de l’Exode dit:

Exode 14.27-28 – La mer rentra dans son lit… et les Egyptiens en fuyant la rencontrèrent; et le Seigneur culbuta les Egyptiens au milieu de la mer.

Et les eaux refluèrent, et recouvrirent chars et cavaliers et toute l’armée du pharaon qui avait pénétré avec eux dans la mer. Pharaon lui-même périt: 15.19 ‹car lorsque la cavalerie de Pharaon avec ses chars et ses cavaliers étaient entrés dans la mer, le Seigneur fit refluer ses eaux sur eux›. Les sources égyptiennes et hébraïques donnent de l’histoire des ténèbres en Egypte des images quasi similaires. La mort du pharaon dans les eaux tourbillonnantes est semblable dans les deux récits et l’importance de ces similitudes est renforcée car les deux versions signalent que le pharaon périt dans un tourbillon pendant, ou juste après, les jours de profonde obscurité et de violente tempête. Cependant une ressemblance frappante ne signifie pas une identité parfaite. On peut considérer que les deux récits sont similaires à condition de ne pas imputer au hasard les détails trouvés dans les deux versions. On a décrit le pharaon, à la tête de son armée en marche, alors que le grand cataclysme affectait la résidence royale et que la tempête obscurcissait la terre. Il arriva en un lieu ainsi désigné:

Papyrus – Sa Majesté (ici, les mots manquent) se trouva en un lieu appelé ‹Pi-Kharoti›.

On rapporte quelques lignes plus loin qu’il fut projeté avec force. La masse d’eau tourbillonnante le propulsa dans les airs; il s’envola vers le ciel. Il était mort. Le traducteur explique la désignation de ce lieu géographique de la façon suivante: ‹Pi-Kharoti›: ‹n’est connu que par cet exemple›.

Cette tentative d’identifier les versions hébraïques et égyptiennes s’avérera correcte si la localité où périt le pharaon se trouve sur les rives de la mer du Passage:

Exode 14.9 – Mais les Egyptiens se lancèrent à leur poursuite, tous les chevaux et les chars de Pharaon… et ils les rejoignirent alors qu’ils campaient au bord de la mer près de Pi-ha-hiroth (Kiroth).

Pi-Kharoti est le Pi-Kiroth du texte hébreu. C’est le même endroit, c’est la même poursuite. Et c’est une erreur de dire qu’on ne trouve ce nom nulle part, excepté sur le monolithe. »62

B) Les Hyksos – Amalécites

Le manuscrit Ipuwer relate alors l’invasion de l’Egypte, suite à ce désastre, par des barbares asiatiques d’une brutalité destructrice effrayante63. Qui donc pouvaient être ces envahisseurs? Velikovsky démontre d’une part, à travers une documentation abondante et précise, que ces envahisseurs ne pouvaient être que les célèbres rois bergers, les Hyksos. Puis en comparant à nouveau le papyrus Ipuwer avec le Pentateuque et de nombreuses sources arabes, il en vient à la conclusion que ces Hyksos n’étaient autres que les Amalécites rencontrés par les Israélites lors de leur départ d’Egypte et qui pénétraient dans une Egypte incapable de se défendre, ceci au moment même où les Israélites quittaient le royaume des pharaons. Après une analyse fouillée des sources disponibles, Velikovsky tire les conclusions suivantes, tout d’abord sur l’histoire connue des Hyksos-Amu, ces fameux rois bergers qui firent tant souffrir les habitants de l’Egypte:

« Amalécites et Hyksos forment-ils un seul peuple ou deux peuples différents? Pour répondre à cette question, nous mettrons en parallèle les preuves historiques vues dans les pages précédentes [pages 72-104]. Poussé par un gigantesque cataclysme, un peuple nommé Amu ou Hyksos envahit l’Egypte. L’eau des rivières ‹était changée en sang›. La terre tremblait. L’Egypte n’opposa aucune résistance aux envahisseurs. Les occupants furent d’une extrême cruauté; ils mutilèrent les blessés et amputèrent les captifs; ils incendièrent les villes; ils détruisirent sauvagement monuments et objets d’art, ils rasèrent les temples; ils méprisaient les sentiments religieux des Egyptiens.

Ils réduisirent les Egyptiens en esclavage, les écrasèrent de leurs taxes. Ils venaient d’Asie, on les appelaient Arabes, mais ils avaient aussi des traits chamitiques. Ils étaient bergers et excellaient au tir à l’arc: leurs rois furent des pharaons en Egypte; ils gouvernèrent aussi la Syrie et Canaan, les îles de la Méditerranée ainsi que d’autres contrées, et furent sans rivaux pendant longtemps.

Les Amu édifièrent une imposante forteresse à l’est du delta du Nil. Ils appauvrirent le peuple égyptien en ravageant les champs avec leur bétail juste avant les moissons. Deux de leurs rois au moins se nommèrent Apop (traduit avec prudence); ils furent tous deux exceptionnels, l’un au début, l’autre à la fin de la période.

Du Proche au Moyen-Orient, de nombreux pays subirent la domination de ce peuple. Leurs dynasties furent au pouvoir durant cinq cents ans et c’est une armée étrangère qui mit fin à leur règne en assiégeant leur forteresse-résidence sur la rivière. Une partie de la population cernée fut autorisée à quitter la place forte; le lit du torrent fut le théâtre de l’événement crucial du siège et de la prise d’assaut de la citadelle. Le siège déclencha l’effondrement de l’empire des Amu; l’Egypte recouvra sa liberté et les envahisseurs expulsés se regroupèrent au sud de Canaan, dans la place forte de Sharuhen où leur armée résista quelques années encore. Cette forteresse cananéenne fut à son tour assiégée. Le siège se prolongea et, finalement, la cité fut prise d’assaut, ses défenseurs tués et les quelques survivants dispersés. La forteresse perdit toute importance. Après cette date, l’Egypte nourrit contre eux un profond sentiment de haine. »64

Voici pour ce que l’on sait des Amu-Hyksos. Venons-en maintenant à ce que Velikovsky a pu découvrir des Amalécites qu’il identifie avec les Amu-Hyksos:

« Les Amalécites formaient l’autre peuple. Ils quittèrent l’Arabie après une série de plaies et un violent séisme. Nombre d’entre eux furent noyés durant cette fuite par une inondation soudaine qui balaya l’Arabie. Ils croisèrent les Israélites qui abandonnaient l’Egypte ruinée par une gigantesque catastrophe. Au cours de cette tragédie, l’eau de la rivière se teinta de rouge sang, la terre trembla et un raz-de-marée survint. Les envahisseurs venus d’Arabie occupèrent le sud de la Palestine en même temps qu’ils se dirigeaient vers l’Egypte où ils ne rencontrèrent aucune résistance. Apparemment, ces conquérants Amalécites venus d’Arabie avaient du sang hamitique dans leurs veines. Ils possédaient d’immenses troupeaux qui effectuaient leurs transhumances en ravageant les champs les uns après les autres. Ils furent d’une cruauté indescriptible et cela de mille manières: ils mutilaient et amputaient les blessés et les prisonniers, ils volaient les enfants et enlevaient les femmes; ils incendiaient les villes; ils détruisaient les monuments et objets d’art que la catastrophe avait épargnés, ils dépouillèrent l’Egypte de toutes ses richesses. Ils méprisaient les sentiments religieux des Egyptiens.

Les Amalécites construisirent, à la frontière nord-est de l’Egypte, une cité-forteresse d’où leurs chefs devenus pharaons exercèrent leur pouvoir. Leur influence s’étendit sur l’ouest de l’Asie et le nord de l’Afrique et, durant toute la durée de leur suprématie, nul n’entra en compétition avec eux. Ils asservirent les Egyptiens jusqu’à faire d’eux leurs esclaves. Ils édifièrent aussi de petites forteresses en Syrie-Palestine et ils appauvrirent le peuple d’Israël en faisant pâturer périodiquement leur bétail dans les champs. Leur dictature dans le Proche et Moyen-Orient perdura, selon des sources variées durant presque cinq cents ans.

Deux rois Amalécites au moins se nommèrent Agog. Ils furent exceptionnels, l’un régna quelques dizaines d’années après l’Exode, l’autre à la fin de la domination amalécite. Et leur peuple s’associa intimement aux Philistins. La prise de leur forteresse-résidence à la frontière de l’Egypte par Saül, roi d’Israël, signa la fin de leur suprématie. Le lit du torrent (nakhal) fut le théâtre du moment crucial du siège. Mais Saül autorisa une part importante de la garnison à évacuer la citadelle assiégée. Après ce siège et la chute de la forteresse, tout l’Empire amalécite s’effondra, de Havila sur les rives de l’Euphrate jusqu’à ‹l’orient de l’Egypte›. Les survivants se réfugièrent dans les collines du sud de la Palestine où ils édifièrent une cité fortifiée. Mais cette forteresse fut également cernée et, à l’issue d’un siège interminable, fut prise d’assaut. Après quoi, les Amalécites perdirent toute importance. Ils suscitèrent dès lors, dans le peuple d’Israël, une profonde aversion. »65

Velikovsky tire ensuite les conclusions de sa comparaison minutieuse:

« Sur les bases de ce qui précède, on peut conclure sans contestation possible que les Amu des sources égyptiennes et les Amalécites des sources hébraïques et arabes n’étaient pas des peuples différents mais une seule et même nation. Leur désignation est semblable: Amu, ou Omaya, noms fréquemment utilisé chez les Amalécites, étaient synonymes d’Amalécite. Dshauhari (Djauhari), un linguiste arabe du Xe siècle de notre ère, écrivit: ‹D’après la transmission orale, ce nom [Amu ou Omaya] désignait un Amalécite. »

Les Amalécites étaient donc à la fois les Amu et les Hyksos.

« Sans conteste possible, de nombreuses similitudes prouvent cette identité et répondent à une énigme vieille de deux mille deux cents ans: qui donc étaient les Hyksos? En remontant aussi loin que Flavius Josèphe au Ier siècle de notre ère, on constate que cette question était déjà depuis longtemps un sujet de discussion. Les conséquences capitales engendrées par l’identité des Amu-Hyksos et des Amalécites nous ont conduits à exposer et répéter point par point les arguments du présent chapitre. La suite du livre confirmera leur extrême importance. »66

Cette domination des Hyksos sur une Egypte prostrée par le jugement des dix plaies envoyées par Dieu dura plusieurs siècles, ce qui explique l’absence de toute ingérence égyptienne dans la Palestine pendant toute la période des Juges et même jusqu’à la fin du règne de Salomon. Par contre, les Amalécites apparaissent fréquemment pendant l’époque des Juges comme envahisseurs de la Palestine. C’est le roi Saül, note Velikovsky, qui défit les Amalécites-Hyksos et qui délivra l’Egypte de leur joug. C’est sous le successeur de Salomon, Roboam, lors de la division du royaume en deux parties, Juda et Samarie, que toute la puissance de l’Empire de l’Egypte se fit à nouveau sentir sur la Palestine.

Velikovsky tire les conséquences de la reconstruction des relations entre l’Egypte et Israël.

« Nous avons résumé l’histoire des Hyksos et des Amalécites afin de renforcer autant que possible les preuves de leur similitude. Ce n’est pas simplement l’énigme de l’identité des Hyksos qui est mise en jeu mais la structure entière de l’histoire ancienne. Si les catastrophes décrites dans le Papyrus d’Ipuwer et le livre de l’Exode sont les mêmes et si, de plus, les Hyksos et les Amalécites ne forment qu’un seul et même peuple, alors l’histoire du monde telle qu’elle se déroula réellement est totalement différente de celle qui nous fut enseignée.

Pour cette raison, la date exacte de l’Exode est d’une importance capitale: Israël ne quitta pas l’Egypte sous le Nouvel Empire, ainsi que le soutiennent les universitaires, mais à la fin du Moyen Empire.

Toute l’histoire des Hyksos s’étend entre ces deux empires; leur expulsion ne fut ni antérieure, ni similaire à l’Exode. Saül chassa les Hyksos. Leur dernière défaite fut l’œuvre de Joab, officier de David. David vécut au Xe siècle et Saül le précéda sur le trône. Mais comme les érudits considèrent en général que l’expulsion des Hyksos eut lieu en 1580 avant Jésus-Christ, nous nous retrouvons avec une période vierge de presque six cents ans.

Quelle part d’histoire doit être déplacée pour combler ces siècles vierges? Serait-il possible de placer David au XVIe siècle avant notre ère?

Aucun historien, spécialiste de l’histoire ancienne, ne consentirait à modifier l’histoire des rois de Jérusalem d’un siècle, à plus forte raison de six, car cela perturberait toutes les datations et les concepts établis. Les annales bibliques citent la succession des rois de Juda et d’Israël, roi après roi, et donne la durée de leur règne. Si quelques différences ou décalages surgissent ici ou là, dans la double liste des rois de Juda et d’Israël, l’ampleur des écarts diffère et peut porter sur une ou deux décades, mais absolument pas sur des centaines d’années. L’histoire hébraïque est reliée de façon très proche à l’histoire assyrienne. A l’aide de dates communes, le tableau chronologique s’avère si exact que, si l’on hésite devant la date où Sennachérib envahit la Palestine pour la troisième fois en -702 ou -700, en revanche aucun doute ne subsiste quant à l’invasion [totalement impossible!] d’un roi assyrien dans la Jérusalem d’Ezéchiel vers -1280. (…)

L’époque des rois de Jérusalem prit fin lors de l’exil à Babylone quand Nabuchodonosor détruisit Jérusalem en -587 ou -586. Dans la seconde moitié du même siècle, Cyrus le Perse conquit l’empire chaldéen-babylonien. La domination des Perses, roi après roi, et dont la durée de chaque règne fut bien connue des auteurs grecs contemporains, subsista jusqu’à Alexandre le Grand. Où donc pourrions-nous insérer six cents ans? Est-il concevable que six siècles environ aient disparu de l’histoire juive et que cette absence ait provoqué une telle contraction de l’histoire?

Où se situe le moment historique d’un tel gouffre?

Aucune trace de ce vide historique n’existe. Et l’imagination la plus vive ne peut déchirer la succession des années pour créer un espace destiné à des siècles supplémentaires. Par ailleurs, comment l’Histoire pourrait-elle se réduire?

Celle de l’Egypte [dans la chronologie en place] a des bases solides. L’une après l’autre, les dynasties dominèrent en Egypte dès la naissance du Nouvel Empire vers -1580. Leur règne se prolongea jusqu’à l’époque de la suprématie des Perses en -525, consécutive à la victoire de Cambyse, et plus tard jusqu’à l’occupation grecque en -332, succédant au triomphe d’Alexandre le Grand. En conséquence, tout l’espace de temps se trouve comblé par une succession de dynasties et de rois. Non seulement le passé égyptien est établi sans équivoque, mais, de plus, la chronologie égyptienne sert de référence à l’histoire du monde entier.

Les époques des cultures minoennes et mycéniennes de la Crète et de la Grèce continentale sont en parfaite concordance avec la chronologie égyptienne. Les cultures assyriennes, babyloniennes et hittites sont, elles aussi, situées sur le calendrier mondial en fonction de leurs contacts avec l’Egypte historique. Si certains épisodes du passé assyrien et babylonien concernent le peuple juif, on s’aperçoit que l’histoire du pays du Double Fleuve coïncide avec l’histoire juive; par ailleurs, si l’Egypte est impliquée dans certains événements du passé assyrien et babylonien, on constate alors que l’histoire des pays du Double Fleuve coïncide avec celle de l’Egypte.

Or, l’histoire de l’Egypte est décalée de six cents ans en arrière si on la confronte à celle de Juda et d’Israël. Par quel prodigieux, ou plutôt illogique processus, en sommes-nous arrivés là?

Si l’histoire égyptienne est fautive, on peut en déduire qu’elle fut écrite deux fois, et que, par deux fois, les six cents ans furent répétés. En conséquence, la succession des événements survenus chez les autres peuples est fausse. Mais cette déclaration semble présomptueuse et insulte le jugement de nombreuses générations de scientifiques du monde entier qui, tous, étudièrent, analysèrent, écrivirent et enseignèrent l’histoire.

Ces deux alternatives paraissent chimériques: d’une part, la disparition de six cents ans dans l’histoire du peuple juif et d’autre part, la répétition de six cents ans non seulement dans l’histoire égyptienne mais aussi dans celle des autres peuples. Et que Jérusalem en soit au Xe siècle, alors que Thèbes en est au XVIe siècle, relève de l’impossibilité absolue.

Nous ne progresserons que si nous admettons que l’erreur est issue, non pas des faits historiques eux-mêmes, mais des historiens, et qu’en juxtaposant les deux chronologies, siècle par siècle, ou bien nous retrouverons en Palestine les six siècles manquants, ou bien six cents années fantômes seront découvertes en Egypte. »67

Puis Velikovsky explique la manière dont il va procéder pour tenter de résoudre cette énigme:

« J’exposerai les événements consécutifs à l’expulsion des Hyksos-Amalécites, règne par règne et période par période en Egypte et en Palestine, et nous verrons s’ils coïncident, et pour combien de temps.

En avançant à travers les âges, nous serons en mesure d’établir où se trouve l’erreur. Mais avant même de déterminer où se situe cette méprise, nous pouvons conclure à l’extrême confusion des histoires des peuples qui s’aligneraient avec les deux combinaisons. »68

C) La reine de Shaba, Salomon et la prise des trésors du Temple par le pharaon Shishak, sous le règne de roi de Juda, Roboam, fils de Salomon

Fort de cette hypothèse qui opérait une rectification majeure dans la chronologie et l’histoire du Moyen-Orient ancien, en69 plaçant l’Exode non pas,

« (…) sous le Nouvel Empire (…) mais à la fin du moyen Empire »

c’est-à-dire six siècles plus tôt dans la chronologie des dynasties égyptiennes, en faisant avancer l’histoire égyptienne de six siècles, Velikovsky s’exprime dans deux chapitres éblouissants. Dans le premier, il établit l’identité de la reine de Shaba en l’identifiant à la seule femme pharaon de l’histoire de l’Egypte, la reine Hatshepsout. Dans le second, il identifie le pharaon biblique Shishak – qui déroba les trésors du Temple de Jérusalem sous le roi de Judée, Roboam (2 Chroniques 12.2-9) – avec le célèbre fils d’Hatshepsout, Touthmosis III70.

Lors du retour de son pèlerinage à Jérusalem, la reine Hatshepsout-Shaba construisit un temple qui s’appelle le Temple le Plus Splendide de toutes les Splendeurs. Il existe toujours à Deir el Bahari et est construit sur le modèle du Temple de Jérusalem. Elle y réforma le culte en imitation de celui de Juifs et, ce qui nous intéresse au plus haut point ici, grava sur la pierre des murs des monuments érigés par elle pour célébrer sa gloire, le récit imagé de son voyage dans la Terre Sacrée. Les moindres détails de ces bas-reliefs se conforment au récit du périple pharaonique que l’on trouve dans le Premier Livre des Rois. Cette glorieuse XVIIIe dynastie égyptienne ne se place donc pas au XVIe siècle avant Jésus-Christ, mais bel et bien au Xe.

Velikovsky conclut sa remarquable reconstruction historique par ces mots:

« La reconstruction historique proposée ici, en réduisant l’âge du Nouvel Empire de presque six cents ans, situe la reine Hashepsout au Xe et non au XVIe siècle avant Jésus-Christ. Son règne coïncida avec celui de Salomon. »71

Puis, dans le chapitre suivant, il montre que Touthmosis III, fils d’Hatshepsout, devint le plus grand conquérant du Nouvel Empire égyptien. Il régna durant les dernières années de Salomon ainsi que durant le règne de Roboam son fils, roi de Juda. Il conquit la Palestine et se saisit des trésors du Temple de Jérusalem. Velikovsky montre que sur les bas-reliefs de Karnak, où Touthmosis III célébra ses victoires, nous voyons sculptés tous les ustensiles du Temple dérobés par le pharaon conquérant lors de sa prise de Jérusalem. Le détail des objets sculptés sur la pierre égyptienne corrobore clairement la reconstruction proposée par Velikovsky. Ils correspondent très exactement à la description que nous trouvons dans les livres de l’Exode et du Lévitique, des Rois et des Chroniques. Le pharaon d’Egypte qui s’est saisi des trésors du Temple, le Shishak de la Bible, fut en effet Touthmosis III de la XVIIIe dynastie, dynastie à situer historiquement six siècles plus tard que l’on ne le fait habituellement. Velikovsky résume ainsi les conclusions qu’il tire de son analyse historique:

« Dans ce chapitre, la génération qui succéda à la reine Hatshepsout fut étudiée parallèlement à celle qui suivit le roi Salomon. En Egypte, c’était l’ère du pharaon connu dans les livres d’histoire moderne sous le nom de Touthmosis III, en Palestine, c’était le temps de Roboam, fils de Salomon et celui de Jéroboam du royaume du Nord.

 »Ces deux pays, l’Egypte et la Palestine, entrèrent en contact. Pharaon envahit Juda et selon les récits à la fois égyptien et biblique ‹conquit toutes les villes›. Il approcha de la capitale nommée Kadesh [ce qui veut dire, ‹ville sainte› en hébreu] dans les annales du pharaon mais appelée à la fois Kadesh et Jérusalem dans les Ecritures.

 »La conquête de la Palestine est décrite de façon presque identique dans le livre des Rois, les Chroniques et les annales égyptiennes. Le pays ‹fut dans la confusion›. Après une tentative infructueuse pour se défendre, les forteresses et autres cités se rendirent, les princes et leurs familles se rassemblèrent alors dans la capitale. Avec l’assentiment du roi et des princes, la ville ouvrit largement ses portes, et tous ‹firent allégeance›. Le palais et le Temple furent néanmoins aussitôt pillés, la vaisselle et les meubles emportés en Egypte. La description détaillée de ces objets préservés dans les livres des Rois et les Chroniques cadre parfaitement avec les reproductions gravées sur les murs du temple de Karnak. Les objets sont identiques en nombre, leur aspect et leur élégance sont de la même facture artisanale: autels, bassins, tables, chandeliers, fontaines, vases aux bordures de ‹bourgeons et de fleurs›, tasses en forme de lotus, vases en pierres semi-précieuses et vêtements sacerdotaux, boucliers en or, et portes incrustées de cuivre.

 »Sur les bas-reliefs, les captifs symbolisant les villes conquises, ressemblent au peuple de Pount et de la Terre Divine visité par la reine Hatshepsout une génération plus tôt. Ce qui prouve à nouveau combien l’expédition de la reine Hatshepsout avait été pacifique. Parmi les villes acquises par Touthmosis III, certaines avaient été construites par Salomon et Roboam. Elles ne figuraient pas dans la liste de Canaan au temps de la conquête de Josué; cependant, selon la chronologie académique, Touthmosis III précéda Josué.

 »On a aussi démontré l’exactitude des textes bibliques faisant référence aux chars en or de Salomon. Ces chars furent rapportés de Palestine en Egypte par le pharaon. Des artisans de Palestine furent aussi employés en Egypte. La Judée devint une colonie et ses sujets furent les vassaux du pharaon. Lors de ses fréquentes expéditions pour collecter les tributs, le pharaon s’empara d’un produit du pays: l’encens; ce qui, soit dit au passage, prouve que l’encens, rapporté de la Terre Divine par Hatshepsout, était bien issu de Palestine. Le pharaon relie en fait les produits de Pount et de la Terre Divine à son voyage en Palestine. Il transplanta même en Egypte les collections botaniques et zoologiques du roi Salomon. Jéroboam, alors qu’il s’était réfugié en Egypte pour échapper à Salomon, épousa Ano, une sœur de la reine. On peut lire son nom sur un vase canope conservé au Metropolitan de New York. Le livre des Rois fait référence à Genoubath, fils de Hadad, roi édomite en exil, né et élevé dans le palais des pharaons aux temps de David et de Salomon. Il est cité dans les annales de Touthmosis III en tant que prince d’un pays soumis à l’impôt par pharaon. L’époque de Hatshepsout correspond donc à celle de Salomon, l’époque de Touthmosis III à celle de Roboam, fils de Salomon, et de Jéroboam, son rival. »72

D) Ras Shamra et El’Amarna

Puis, dans deux chapitres, eux aussi remarquablement documentés, Velikovsky évoque des bibliothèques diplomatiques découvertes d’abord à Ras Shamra en 1928 au nord de la Syrie (pages 199 à 241), puis celle mise à jour, comme nous l’avons vu, quarante ans plus tôt en 1887 à El’Amarna, près de Thèbes, dans la vallée du Nil. Comme nous l’avons déjà vu pour les travaux de James, Velikovsky avait, bien avant lui, identifié les données du site de Ras Shamra, non avec une XVIIIe dynastie égyptienne placée de manière erronée selon la chronologie officielle, de 1500 à 1400 avant Jésus-Christ, mais avec la véritable datation de la XVIIIe dynastie contemporaine de l’art crétois de l’époque, qui va d’environ l’an 1000 à 800 ans avant notre ère, ainsi qu’avec la culture israélite de la même époque, la fin de l’Empire hittite et la montée de la puissance assyrienne. Il résume ses conclusions ainsi:

« Cette recherche s’efforce de faire la lumière sur une erreur excédent plus d’un demi-millénaire dans la chronologie égyptienne classique du Nouvel Empire. Si Akhenaton s’épanouit en -840 et non -1380 [et Amenhopis II et III en -1000 et non en -1500], les céramiques des Mycènes retrouvées dans le palais d’Akhenaton sont plus récentes qu’on ne le pense d’au moins cinq cents ou six cents ans; le Mycénien Récent serait en conséquence avancé de cinq cents ans sur l’échelle du temps. C’est ma conviction que la glorieuse XVIIIe dynastie, le Royaume de David et Salomon, les périodes du Minoen récent débutèrent simultanément autour de 1000 avant Jésus-Christ. »73

Il en est de même pour les fameuses lettres d’El’Amarna provenant du pharaon Amenhopis IV de la fin de la XVIIIe dynastie, mieux connu sous le nom d’Akhenaton le pharaon incestueux et monothéiste. Il en conclut que ce pharaon vécut aux environs de -880 et non six siècles plus tôt, comme on le pense habituellement, et qu’il serait le modèle pris par Sophocle pour la tragédie d’Œdipe74. Velikovsky résume son propos comme suit:

« Mon arme secrète est celle de l’estimation du temps: je réduis de six cents ans l’âge de Thèbes et d’El’Amarna, et je trouve le roi Josaphat à Jérusalem, Ahab en Samarie, Ben-Hadad à Damas. Si ma correction du temps ne m’induit pas en erreur, ils furent bien les rois qui régnèrent à Jérusalem, Samarie et Damas sous la période amarnienne. »75

Il résume ainsi ce que ces chapitres vont chercher à démontrer en détail:

« La vie et les guerres des rois de Syrie et de Palestine durant cette période sont décrites avec force de détails dans les Ecritures et les lettres [d’El’Amarna]; tous ces détails seront placés face à face et comparés, selon leurs sources respectives. »76

De plus, on peut découvrir de nombreuses correspondances entre les lettres de Ras-Shamra, au nord de la Syrie, et celles d’El’Amarna découvertes près de Thèbes.

Pour terminer ce survol trop rapide du travail d’I. Velikovsky, citons quelques-unes de ses conclusions générales:

« En trois chapitres consécutifs, nous avons démontré l’évidence historique de trois générations successives; d’abord en Egypte: Hatshepsout, Touthmosis III, Amenhopis II; et ensuite en Palestine: Salomon, Roboam, Asa; et nous avons trouvé entre eux une correspondance à toute épreuve.

 »Il se pourrait que, par accident, une période de l’Egypte ressemble de très près à une autre période et offre ainsi des bases à une fallacieuse coexistence, mais il est tout à fait impossible que trois générations consécutives en Egypte et dans la Palestine voisine, appartenant à deux périodes différentes, puissent présenter des concordances aussi cohérentes parmi tant de détails. Ce qui est d’autant plus saisissant, c’est que le choix de ces trois générations successives en Egypte et en Israël ne fut pas l’effet du hasard, mais nous fut imposé par les similitudes trouvées dans les premiers chapitres et les réflexions qu’elles suscitèrent. Nous avons, dès lors, minutieusement étudié, d’une part, le temps de l’Exode et les siècles ultérieurs jusqu’à Saül et, d’autre part, les derniers jours du Moyen Empire en Egypte et les siècles suivants soumis à la tyrannie des Hyksos, jusqu’à la naissance du Nouvel Empire. »

Et Velikovsky de conclure:

« Ce serait en vérité un miracle si toutes ces coïncidences étaient purement accidentelles. »77

Conclusion

Notre conclusion portera sur une question traitée en filigrane dans toute cette étude, mais que nous abordons enfin ici directement: quelle est la valeur de la chronologie biblique? Nous avons appelé à la barre de l’histoire du Moyen-Orient ancien un certain nombre de spécialistes. Ils nous ont indiqué

– 1) les faiblesses internes à la chronologie officielle qui prétend charpenter l’histoire du Moyen-Orient ancien;

– 2) les difficultés suscitées par cette chronologie pour l’interprétation des faits de l’histoire du Moyen-Orient ancien;

– 3) les synchronismes extraordinaires que l’on découvre dès que la chronologie officielle est corrigée de quelque six cents ans.

En arrière-plan, nous avons pu constater à maintes reprises la sûreté, la fiabilité, la solidité à toute épreuve de la chronologie continue que l’on découvre dans les récits de l’histoire biblique du peuple d’Israël. Ainsi nous terminerons avec quelques mots tirés du beau petit livre de Philip Mauro, Les merveilles de la chronologie biblique.

« Car ce n’est pas une des moindres merveilles du volume sacré que l’on trouve, dans le texte lui-même, une ligne continue d’événements datés qui, commençant avec la création d’Adam, vont se projeter au travers de quarante siècles d’histoire humaine jusqu’à la résurrection de Jésus-Christ et la venue du Saint-Esprit. (…)

 »Car la chronologie de la Bible, en contraste avec toute autre chronologie, détient des caractères distinctifs et uniques qui sont si remarquables que l’on peut justement leur attribuer le terme de merveilleux. (…)

 »Cette chronologie si merveilleuse a sa propre base, son propre plan, son propre but. Sa base, c’est la Bible elle-même ; son plan est la ligne généalogique, ligne de vie qui s’étend du premier Adam au dernier Adam, du commencement de la vieille création à celui de la nouvelle; et son but est d’amener ceux qui suivent sa progression aux révélations de cette vérité se rapportant à l’œuvre majestueuse de la Rédemption divine et à des leçons pratiques et spirituelles d’une portée immense. »78

1 J.-M. Berthoud est l’auteur de plusieurs livres, éditeur à l’Age d’Homme et directeur de la librairie La Proue, à Lausanne. Cet article reproduit la conférence donnée à Lausanne pour les Rencontres Bible et Monde, le samedi 1er octobre 2005. Copyright, Jean-Marc Berthoud, 2005.

2 Susan A. Handelman, The Slayers of Moses. The Emergence of Rabbinic Interpretation in Modern Literary Theory (Albany: State University of New York Press, 1982); Susan A. Handelman, Fragments of Redemption. Jewish Thought and Literary Theory in Benjamin, Scholem, and Levinas (Indianapolis: Indiana University Press, 1991).

3 Allez savoir! Magazine quadrimestriel de l’Université de Lausanne, n° 32 (juin 2005), 3.

4 T. Röhmer, « La Bible revue et corrigée par l’archéologie » (27-31), Allez savoir, 28.

5 Voyez en particulier: I. Finkelstein et N. Asher Silberman, La Bible dévoilée (Bayard, 2001 et Folio Histoire, 2004).

6 W.G. Dever, Aux origines d’Israël. Quand la Bible a dit vrai (Paris: Bayard, 2005 (2003). Voyez aussi: W.G. Dever, Did the Biblical Writers Know and When Did They Know it? What Archaeology Can Tell Us About the Reality of Ancient Israel (Grand Rapids: Eerdmans, 2001).

7 Ibid., 7.

8 K. Kitchen, On the Reliability of the Old Testament (Grand Rapids: Eerdmans, 2003). Il est frappant de remarquer que dans cet ouvrage de 662 pages, l’auteur, un des plus éminents égyptologues vivants, qui, par-dessus professe des convictions chrétiennes évangéliques, ne semble d’aucune manière se rapporter à aucun élément de l’abondante documentation qui se trouve à la base de notre étude. Voyez également les ouvrages suivants allant dans le même sens: J. Currid, Ancient Egypt and the Od Testament (Grand Rapids: Baker Books, 1997; J.K. Hoffmeier, Israel in Egypt. The Evidence for the Authenticity of the Exodus Tradition (Oxford: Oxford University Press, 1996); C.H. Gordon et G.A. Rendsburg, The Bible and the Ancient Near East (Norton: New York, 1997). Voyez également l’ouvrage collectif édité par D.J. Wiseman, Peoples of Old Testament Times (Oxford: Oxford University Press, 1973).

9 W.G. Dever, op. cit., 11.

10 Ibid., 8.

11 A. et R. Neher, Histoire biblique du peuple d’Israël (Paris: Adrien Maisonneuve,1962), vii-viii.

Un autre auteur juif a pour sa part définitivement démoli la critique du Pentateuch selon la méthode dite des diverses « sources ». Il s’agit de l’ouvrage d’U. Cassuto, The Documentary Hypothesis. Eight Lectures (Jérusalem: The Magnes Press, 1961-1941).

Il existe deux histoires plus récentes des peuples bibliques, hébreux et égyptiens, qui elles aussi tiennent compte de manière rigoureuse des documents historiques bibliques. Il s’agit, pour le peuple de la Bible, de D. Rohl, The Lost Testament. From Eden to Exile: the Four-Thousand-Year History of the People of the Bible (London: Century, 2002); et de F. Crombette, Véridique histoire de l’Egypte ancienne (3 volumes) (Tournai: CESHE, 1997).

Plus anciennement, il faut absolument revenir au classique de J. Ussher (1581-1656), The Annals of the World (Master Books, 2003, 1650-1654), point culminant de l’ancienne tradition chrétienne d’étude de la Bible, tant chez les catholiques romains (comme LeMaistre de Sacy dans son merveilleux commentaire de toute la Bible) que chez les réformés, comme H. Bullinger, le réformateur de Zurich.

12 Floyd Nolen Jones, The Chronology of the Old Testament (Master Books), 9. Comme Kitchen, Jones, s’il nomme les spécialistes les plus en vue sur ces questions, omet par contre de mentionner les auteurs allant à contre-courant – et tout particulièrement I. Velikovsky – dont les travaux sont la base de notre étude.

13 I. Velikovsky, Le désordre des siècles (Paris: Le Jardin des Livres, 2005-1952), 34.

14 F.N. Jones, op. cit., 1.

15 Sur cette question, voyez de J. Moorman, Bible Chronology. The Two Great Divides, The Bible for Today. (900 Park Avenue, Collingswood NJ 08108 www.BibleForToday.org), s.d.

16 Nous nous occupons principalement dans cette étude des relations d’Israël avec l’Egypte. Pour ce qui concerne l’Assyrie, voyez: M. Cogan, Imperialism and Religion: Assyria, Judah and Israel in the Eigth and Seventh Centuries B.C.E. (Missoula: Scolars Press, 1974). Pour Babylone et Israël, voyez: D.J. Wiseman, Nebuchadressar and Babylon (Oxford: Oxford University Press, 1991).

17 R. Henry, Synchronised Chronology. Rethinking Middle East Antiquity (New York: Algora, 2003), 13.

18 Manetho, with an English Translation by W.G. Waddell (Loeb Classical Library, Oxford and Harvard University Press, 1997-1940), vii.

19 Manéthon, xvii.

20 Manéthon, xviii.

21 Manéthon, xxi.

22 Manéthon, xxv.

23 Manéthon, xxv.

24 Manéthon, xxv-xxvi.

25 Laquer, Pauly-Wissowa-Kroll cité dans Manéthon, xii.

26 A. et R. Neher, op. cit., xiv-xv.

27 F.E. Manuel, Isaac Newton Historian (Cambridge: Cambridge University Press, 1963).

28 John Crowe, « The Revision of Ancient History – A Perspective » (2001), 7-10, article électronique à consulter sur Internet à l’adresse suivante: www.knowledge.co.uk/sis/ancient.htm

29 E.W. Hengstenberg, Egypt and the Books of Moses. The Books of Moses Illustrated by theMonuments of Egypt (Andover: Allen, Morrill and Wardwell, 1843 (1840). Voyez aussi la réédition récente de l’ouvrage célèbre de E.W. Hengstenberg, Dissertations on the Genuineness of the Pentateuch (Eugene:Wipf and Stock, 2004).

30 E. Havet, Mémoires sur les écrits portant les noms de Bérose et de Manéthon (Paris, 1873).

31 J. Lieblin, Recherches sur la chronologie égyptienne d’après les listes généalogiques (Christiania, 1873), 69.

32 M. Durkin, « Introduction », dans Cecil Torr, Memphis and Mycenae. An examination of Egyptian chronology and its application to the early history of Greece (London: Isis, 1988, C.U.P., 1896), ii-iii.

33 C. Torr, op. cit., 2.

34 C. Torr, op. cit., 2-3.

35 A.S. Yahouda, The Accuracy of the Bible. The Stories of Joseph, the Exodus and Genesis Confirmed and Illustrated by Egyptian Monuments and Language (London: E.P. Hutton, London, 1935), xxvi. Dans une même perspective comparative, voyez Pierre Montet, L’Egypte et la Bible (Neuchâtel: Delachaux et Niestlé, 1959).

36 A.S. Yahouda, op. cit., xxix.

37 A.S. Yahouda, op. cit., p. xxxvii.

38 D.A. Courville, The Exodus Problem and its Ramifications (2 volumes), (Loma Linda: Challenge Books, 1971), xviii-xix.

39 D.A. Courville, op. cit., Tome I, 150.

40 H. E. Winlock, Rise and Fall of the Middle Kingdom, 1917, 93.

41 D. Courville, op. cit., Tome I, 152.

42 Ibid., Tome II, p. 331.

43 J. Dayton, Minerals, Metals, Glazing and Man (London, 1978).

44 John Crowe, « The Revision of Ancient History – A Perspective » (2001), 20.

45 P. James et al, Centuries of Darkness. A challenge to the conventional chronology of Old World archaeology (London: Jonathan Cape, 1991), Ch. VI, 113-141.

46 Ibid., 119.

47 D. Rohl, A Test of Time. The Bible – from Myth to History (London: Arrow, 1995). Voyez également de D. Rohl, Legend. The Genesis of Civilisation (London: Century, 1998), et The Lost Testament. From Eden to Exile: The Five-Thousand-Year History of the People of the Bible (London: Century, 2002). La chronologie de Rohl diffère passablement de celle de Velikovsky.

48 D. Rohl, A Test of Time, Chapter 3, « Les tombeaux royaux de San », 99-117.

49 D. Rohl, A Test of Time, 117.

50 D. Rohl, A Test of Time, Chapter Fifteen, « Joseph the Vizier », 393-452.

51 Pour ce qui en est de la corrélation de l’histoire biblique de Joseph avec l’histoire de l’Egypte, c’est David Rohl qui est le plus éclairant. Il nous faut d’abord comprendre qu’une sécheresse n’aurait aucun sens en Egypte comme source de famine vu que la pluie locale n’a pas d’incidence sur la production agricole qui dépend entièrement des crues du Nil. Il y avait certes sécheresse au Moyen-Orient, ce qui poussa la famille de Jacob en Egypte, mais pas en Haute Egypte, aux sources du Nil, bien au contraire. Rohl dans, A Test of Time (Arrow, 1995, Ch. 15, « Joseph the Vizier », 393-452) montre qu’il y avait des indications marquant les hauteurs des crues maximales annuelles du Nil sur les falaises dominant Semna dans les gorges du Nil dans les Deuxièmes Cataractes du Nil en Haute Egypte où les Pharaons avaient établi de nombreux forts. Selon les mesures faites par Lepsius en 1844 (les gorges se trouvent sous les eaux du Lac Nasser à présent) sous le règne d’Amenemhat III le niveau moyen de crue dans les gorges était de 19 mètres (à la place de 12 mètres en temps normal), ce qui indique un débit d’eau exceptionnel et provoqua une fertilité remarquable grâce à l’augmentation massive des alluvions. Pendant les deux premières décades du règne d’Amenemhat III (selon Rohl, 1682-1641 B.C.) les crues étaient en moyenne de 17 mètres. A partir de la vingtième année d’Amenemhat III et pendant douze années, les crues montèrent à une hauteur moyenne de 21 mètres. Une telle crue devait produire d’immenses inondations en basse Egypte avec des conséquences catastrophiques sur l’agriculture égyptienne. Cela aurait complètement détruit le cycle normal des cultures dans les champs de la vallée du Nil, produisant ainsi une famine durable.

52 R. Henry, Synchronized Chronology. Rethinking Middle East Antiquity (New York: Algora, 2003). Voyez: Emmet J. Sweeney, The Genesis of Israel and Egypt. An Enquiry into the Origins of Egyptian and Hebrew History (London: Janus,1997); The Pyramid Age, (Corby: Domra, 1998).

53 I. Velikovsky, Mondes en collision (Paris: Le Jardin des Livres, 2003-1950) et, Les grands bouleversements terrestres (Paris: Le Jardin des Livres, 2004-1955).

Sur les débats tumultueux suscités dans le monde tranquille de l’Académie par la publication des divers ouvrages de Velikovsky, voyez: Alfred de Grazia, The Velikovsky Affair. The Warfare of Science and Scientism (New York: University Books, 1966); R. Juergens, Velikovsky Reconsidered (Warner Books, 1974-1966); (Editor) C.J. Ransom, The Age of Velikovsky (New York: Delta Books, 1976); H. Bauer, Beyond Velikovsky. The History of a Public Controversy (Chicago: University of Illinois Press, 1984); R. Velikovsky Sharon, Immanuel Velikovsky. The Truth Behind the Torment (Replica Books, 2003); C. Ginenthal, Carl Sagan and Immanuel Velikovsky (New Falcon, 1995); C. Ginenthal et al., Stephen Jay Gould and Immanuel Velikovsky (New York: Ivy Press Books, 1996).

54 Immanuel Velikovsky, Le désordre des siècles, Le Jardin des Livres, Paris, 2005-1952); Œdipe et Akhenaton, Robert Laffont, Paris 1986-1960); Ramses II and his Time, Abacus, 1981-1978); Peoples of the Sea (New York: Doubleday, 1977).

55 Pour une étude approfondie de tout ce débat, voyez l’étude de John Crowe, « The Revision of Ancient History – A Perspective » (2001).

56 R. Henry, op. cit., p. 8.

57 R. Henry, op. cit., 9.

58 I. Velikovsky, Le désordre des siècles, 355.

59 A.H. Gardiner, The Admonitions of an Egyptian Sage from a Hieratic Papyrus in Leiden (Olms Verlag, 1990-1909). Le style de ce papyrus est celui du Moyen Empire.

60 I. Velikovsky, Le désordre des siècles, 45-47.

61 Ibid., 49.

62 I. Velikovsky, Le désordre des siècles, 61-62.

63 Pour une vue traditionnelle des Hyksos, voyez: John Van Seters, The Hyksos. A New Investigation (New Haven: Yale University Press, 1966).

64 Velikovsky, op. cit., 105-106.

65 Velikovsky, op. cit., 104-107.

66 Velikovsky, op. cit., 108.

67 Velikovsky, op. cit., 113-116.

68 Velikovsky, op. cit., 117.

69 Velikovsky, op.cit., 113.

70 Pour une interprétation traditionnelle de la reine Hatshepsout, voyez: C. Desroches Noblecourt, La reine mystérieuse Hatshepsout (Paris: Pygmalion, 2002, J’ai Lu, 2003).

71 Velikovsky, op. cit., 158.

72 Velikovsky, op. cit., 196-198.

73 Velikovsky, op. cit., 202.

74 Velikovsky, Oedipus and Akhnaton (New York: Pocket Books, 1980-1960).

75 Velikovsky, op. cit., 253.

76 Velikovsky, op. cit., 253.

77 Velikovsky, op. cit., 355-356.

78 Philip Mauro, The Wonders of Bible Chronology (Sterling VA: Grace Abounding Ministries, 1987-1933), xi. Nous vous recommandons deux ouvrages modernes, de véritables classiques, consacrés à la chronologie biblique. Le premier est de Martin Anstey, The Chronology of the Old Testament (Grand Rapids: Kregel, 1973. (Cet ouvrage fut d’abord publié en 1913, en deux volumes, sous le titre The Romance of Biblical Chronology.) Le second, plus récent, est de Floyd Nolen Jones, The Chronology of the Old Testament (Master Books, 2005-1993). Pour une étude systématique de la chronologie dans la perspective officielle, voyez: Jack Finegan, Handbook of Biblical Chronology. Principles of Time Reckoning in the Ancient World and Problems of Chronology in the Bible (Princeton: Princeton University Press, 1964, Hendrickson Reprint, 1998).

Sur l’exactitude et le sens profond des généalogies de Jésus-Christ placées au début des évangiles de Matthieu et de Luc, nous vous recommandons l’ouvrage magistral de Jacques Masson, Jésus Fils de David dans les généalogies de Saint Matthieu et de Saint Luc (Paris: Téqui, 1982). Sur l’historicité de la vie de Jésus-Christ, voyez l’ouvrage essentiel d’Arthur Loth, Jésus-Christ dans l’histoire (Paris: Guibert, 2003). Sur la question des généalogies bibliques, voyez les ouvrages suivants écrits dans la perspective traditionnelle: Marshall D. Johnson, The Purpose of the Biblical Genealogies (Eugene: Wipf and Stock, 2002-1969); Robert R. Wilson, Genealogy and History in the Biblical World (New Haven: Yale University Press, 1977). Sur la question des calendriers en usage et son incidence sur la chronologie, voyez Roger Beckwith, Calendar and Chronology, Jewish and Christian. Biblical, Intertestamental Studies (Brill: Leiden, 2001).

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THÉODORE DE BÈZE – Pasteur et défenseur de la foi (1519-1605) http://larevuereformee.net/articlerr/n240/theodore-de-beze-pasteur-et-defenseur-de-la-foi-1519-1605 Tue, 02 Nov 2010 19:41:57 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=254 Continuer la lecture ]]> THÉODORE DE BÈZE

Pasteur et défenseur de la foi (1519-1605)

Jean-Marc BERTHOUD*

Théodore de Bèze1, qui succéda à Jean Calvin en 1564 comme modérateur de la Compagnie des pasteurs de la Ville et de la République de Genève, naquit le 24 juin 1519 dans la petite ville bourguignonne de Vézelay, ancien haut lieu religieux de la chrétienté médiévale. Il mourut paisiblement le 13 octobre 1605 à l’âge de 86 ans. Pendant près de cinquante années – de 1558 à 1505 – Bèze fut au service de l’Eglise de Genève. Après la mort de l’Antistés de l’Eglise de Zurich, Heinrich Bullinger, en septembre 1575, Théodore de Bèze fut le chef incontesté de la cause réformée dans toute l’Europe. Son œuvre est immense et, comme nous le verrons, extrêmement variée: une correspondance prodigieuse dont la publication a aujourd’hui atteint, avec son vingt-sixième volume, l’année 15852; quelque 90 ouvrages, la plupart en latin et dont un certain nombre connurent des traductions en diverses langues; cinq éditions du Nouveau Testament (quatre du texte grec) avec traduction latine et notes textuelles et exégétiques allant de 1556 à 1598; la traduction (avec Clément Marot) du psautier en vers français; de la poésie latine et française; du théâtre; des recueils de sermons; des ouvrages de piété; et même, au soir de sa vie – il avait alors 76 ans – il mit la main à la composition des mélodies qui accompagnaient sa traduction versifiée d’un certain nombre de cantiques.

Il fut ainsi tour à tour, lui qui était un helléniste et latiniste hors pair, poète, dramaturge, satiriste, pamphlétaire, critique textuel, exégète, philosophe, juriste, théologien, prédicateur, mais avant tout pasteur, homme d’Eglise, un homme de Dieu à la piété profonde et rayonnante. Comme en témoigne si largement sa correspondance, il fut aussi homme d’Etat, diplomate et l’ordonnateur, sur la scène de toute l’Europe, de la cause réformée. Par sa correspondance immense, qui dépasse en ampleur celles déjà prodigieuses de Heinrich Bullinger et de Jean Calvin, il organisa, conforta, encouragea et ordonna la défense de la foi réformée sur tout le continent européen.

Cette grande figure chrétienne, bien oubliée aujourd’hui, a trop souvent été perçue, par les rares spécialistes qui s’en occupaient, à travers les lunettes déformantes d’une modernité résolument hostile à la vision chrétienne que manifestent tous les aspects de son œuvre immense. Selon ces interprètes, Bèze aurait été une figure rebutante par son austérité moralisatrice; un théologien essentiellement abstrait, coupé des réalités pastorales et sociales de ses contemporains; un poète au style dépourvu de charme, rude et médiocre; un critique textuel rendu incapable, par ses préventions théologiques, d’utiliser la richesse des manuscrits à sa disposition; un polémiste intraitable et sans pitié; le défenseur d’une théologie toute centrée sur la seule prédestination; en bref, le pire des théologiens scolastiques, aristotélicien rétrograde, ennemi de toute pensée moderne, traître à l’héritage biblique, si lumineusement humaniste, de son mentor Jean Calvin3.

Face à une œuvre d’une telle richesse, d’une telle variété, d’une telle ampleur, confronté à une vie si longue et si remplie, à la fois, de toute l’histoire de son siècle et constamment conduite par la recherche de la gloire de Dieu et du bien de son Eglise, j’ai bien souvent ressenti, d’une part, mon incapacité à cerner l’essentiel d’une telle vocation et, de l’autre, mon indignité à aborder une manifestation si éclatante de l’action divine dans l’histoire humaine. Mais ce qui m’a souvent réconforté dans ces recherches fut de constater que Théodore de Bèze fut lui-même animé de sentiments semblables. C’est par un extrait de son Testament rédigé en 1595, dix ans avant sa mort, que je voudrais ouvrir notre regard sur la vie et l’œuvre prodigieuse de ce grand pasteur et défenseur de la foi, Théodore de Bèze.

(…) il me serait impossible de réciter les grandes assistances que j’ai senties du Seigneur en toutes sortes de charges, non seulement, par trop pesantes, mais aussi par trop périlleuses [ses nombreux voyages en France (réd.)] jusques à ce que étant de retour en ce lieu [Genève] il m’a fait cette grâce jusques à présent de n’avoir été sans édification tant de bouche que par écrit, selon qu’il a plu à Dieu m’y conduire; mais hélas, faisant comparaison de son devoir avec ce peu d’effet, je baisse la tête devant Dieu lui demandant grâce et miséricorde.4

I. Vie de Théodore de Bèze

  1. Enfance et jeunesse

Comme nous venons de le dire, Dieudonné de Bèze – il grécisa son prénom en Théodore – naquit en 1519 dans la vieille cité de Vézelay. Il était issu d’une famille de la petite noblesse, son père, Pierre de Bèze (1485-1562), juriste et héritier d’une fortune liée au travail industriel des forges et à de nombreux bénéfices ecclésiastiques, était le bailli royal de sa ville natale. Théodore, le cadet des sept enfants d’un premier lit (la deuxième épouse de Pierre de Bèze lui donna encore six enfants), était d’une santé fragile bien que, par la suite, il ait joui d’une robustesse à toute épreuve. Son oncle, Nicolas (1469-1532), un ecclésiastique, se prit d’une telle affection pour le petit garçon qu’il obtint de ses parents de l’emmener à Paris pour y faire son éducation. C’est ainsi qu’à trois ans et demi le petit Théodore quitta le foyer paternel pour toujours. Lors du retour du voyage où elle accompagnait son fils, Marie de Bèze, sa mère, tomba de cheval et succomba à l’âge de trente-deux ans des conséquences de cette chute.

L’oncle Nicolas, cherchant à donner à son neveu, qui manifestait déjà des dons précoces remarquables, la meilleure éducation possible, le plaça en 1528, à l’âge de neuf ans, à Orléans, dans la famille du célèbre helléniste allemand Melchior Wolmar, qui avait déjà été le maître de Calvin à Paris. Théodore y resta jusqu’au départ de France de Wolmar, en 1535, à la suite de l’affaire des Placards. Non seulement Bèze acquit auprès de l’humaniste une connaissance extraordinaire des lettres grecques et latines mais, plus important encore, il y rencontra l’Evangile, car Wolmar était entièrement acquis aux doctrines luthériennes si répandues en France à cette époque. L’on comprend bien que Bèze voua toute sa vie une profonde reconnaissance envers cet homme qui fut pour lui l’instrument de Dieu pour « faire jaillir la Parole de Dieu, comme de la vraie source pour l’en abreuver, la connaissance de la religion véritable »5.

En 1535, Bèze (il avait seize ans) suivit les ordres de son père, qui souhaitait en faire un juriste, et débuta des études de droit à Orléans. C’est de cette époque que date un événement spirituel capital pour le jeune homme: la lecture d’un traité de Bullinger, De l’origine des erreurs dans la célébration du culte divin (1529). Dans une lettre adressée à Bullinger en 1550, Bèze lui écrivait: « Vous m’avez fait connaître la vraie piété, tirée de la Parole de Dieu, sa source la plus pure. »

Alain Dufour, qui cite ce texte, ajoute: « Bèze n’a jamais cessé d’appeler Bullinger son père, car c’est lui qui l’avait ‹engendré au Seigneur›, comme Paul pour Timothée ou Tite. »6

Mais ce qui est semé ne lève pas toujours rapidement, car le temps de la maturation spirituelle est souvent plus long que ce que l’on nous laisse souvent entendre. Les années 1535 à 1548 marquèrent pour Bèze une période d’éloignement de cette foi évangélique qu’il avait faite sienne7. Selon le désir de son père, Bèze, de 1535 à 1539 (c’est-à-dire de dix-sept à vingt ans), entreprit des études de droit à Orléans. Mais ce qui l’intéressait alors était la littérature, surtout la composition de poèmes latins dans l’imitation des Anciens. Il s’en est expliqué plus tard:

Car je confesse que, de mon naturel j’ai toujours pris plaisir à la poésie, et ne m’en ai puis encore repentir, mais bien ai-je regret d’avoir employé ce peu de grâces que Dieu m’a données en cet endroit, en chose desquelles la seule souvenance me fait maintenant rougir.8

En 1539, licence de droit en poche, Bèze monte à Paris où il doit lutter entre la volonté de son père, qui souhaite pour lui une carrière de juriste, et son goût pour une poésie esthétisante. Les bénéfices ecclésiastiques dont il jouit largement le mettent à l’abri du souci de trouver une carrière. Il entre dans des cercles de littérateurs qui gravitent autour de ce que l’on connaîtra plus tard sous le nom de La Pléiade. Mais sa vocation chrétienne n’est étouffée que pour un temps et n’attendra qu’une crise violente pour éclore de manière durable. Il est pour le moment retenu, d’une part, par son goût des lettres et, de l’autre, par les bénéfices ecclésiastiques dont il est l’héritier et auxquels il devrait renoncer en s’engageant ouvertement pour l’évangélisme.

En 1548, au moment même où il connaît un commencement de gloire littéraire avec la parution de son premier recueil de poésies latines, ses célèbres Poemata (dont Michel de Montaigne fut un admirateur), l’appel de Dieu longtemps étouffé fait irruption violente dans sa vie confortable. Voici comment Bèze décrivit plus tard sa situation aux abords de la trentaine:

Alors que je ne figurais pas comme le dernier parmi les hommes pieux de Paris, ni parmi les moins habiles dans les lettres, je fus tenté par les triples rets de Satan: les attraits de la volupté, ceux de la gloire littéraire, l’espoir enfin d’une belle carrière à laquelle m’invitaient des amis de la cour, et à quoi mon père et mon oncle ne cessaient de m’exhorter. C’est Dieu même qui m’a fait échapper à ces dangers.9

B) Conversion

C’est en 1546 que Théodore de Bèze épouse en secret une roturière – il est, lui, rappelons-le, noble – Catherine Denosse. En secret, car un mariage ouvert lui aurait fait perdre ses bénéfices ecclésiastiques et déchoir de son rang. C’est une intervention de Dieu lui-même qui rompt avec violence la trame de cette double vie. Dans une lettre du 12 mars 1560 adressée à Melchior Wolmar, Bèze explique ce qui s’est alors passé:

Pour des raisons que comportaient les circonstances, j’avais promis le mariage à une femme, environ quatre ans avant mon émigration volontaire, ce que j’ai dit ailleurs ouvertement. Elle était de condition inférieure, mais douée de tant de vertus que je n’ai jamais eu à me repentir de ce lien… Mes fiançailles furent si secrètes que seuls deux de mes amis [Laurent de Normandie et Jean Crespin] les connaissaient, partie afin de n’être en scandale à autrui, partie parce que je n’étais pas encore libéré du maudit argent que je retirais de mes bénéfices ecclésiastiques. Je lui fis cependant, lors de nos fiançailles, la promesse formelle de l’amener avec moi dans l’Eglise de Dieu et légaliser notre union dans le plus proche délai, au mépris de tous les obstacles; en attendant, je pris la résolution de ne recevoir aucun ordre ou dignité papistique, ce que j’observai fidèlement.

Mais pendant que je restais comme embourbé, les miens me poussant à choisir un état et mon oncle m’offrant le sien, de telle sorte que j’étais poussé d’un côté par ma conscience et ma promesse et retenu de l’autre par Satan et mes revenus encore grossis par la mort de mon frère.

Alors, Dieu vint me chercher par le moyen d’une grave maladie, qui me saisit au point que je ne pensais pas me remettre… Qu’arriva-t-il? Après d’interminables souffrances du corps et de l’âme, Dieu eut pitié de son serviteur fugitif et me consola de telle sorte que je ne doutais plus de son pardon. Au milieu de mille alarmes, je me détestais moi-même, j’implorai son secours, je renouvelai le vœu de le servir ouvertement dans sa vraie Eglise, bref je me donnai totalement à lui. Il advint ainsi que l’image de la mort, gravement présentée devant mon âme assoupie et comme ensevelie, éveilla l’aspiration à une vraie vie et que cette maladie fut le début de ma guérison… Dès que je pus quitter le lit, je rompis tous les liens qui jusqu’alors m’avaient enchaîné, réunis tous mes biens et quittai patrie, parents, amis pour suivre Christ et me retirai volontairement à Genève avec ma femme.10

Les fugitifs arrivèrent à Genève le 24 octobre 1548.

La fuite d’un personnage public d’une pareille importance ne pouvait être sans conséquence. Le 3 avril 1549, un acte du Parlement de Paris, signé par son président, Pierre Lizet, décréta la saisie de Bèze et la confiscation de tous ses biens. Le 6, les motifs de cette décision furent publiés: 1) Bèze avait opté pour l’hérésie luthérienne; 2) il avait vendu ses bénéfices; 3) il s’était exilé à Genève. Il y eut pire. Le 31 mars 1550, le Parlement de Paris par le truchement de son président, le même Lizet, prononça la confiscation de la totalité de ses biens et Bèze lui-même fut condamné à être « brûlé par figure à la place Maubert ». Il ne pouvait revenir en France qu’au risque de sa vie. Ce ne fut que le 1er avril 1564 que, par lettre de rémission, Charles IX levait sa condamnation à mort et la confiscation de ses biens.

C) Lausanne: les années de formation (1548-1558)11

Le 11 novembre 1548 – soit trois semaines après leur arrivée – Jean Calvin en personne bénissait publiquement le mariage secret de Théodore de Bèze et de Catherine Denosse. Mais il restait à trouver un emploi, à subvenir aux besoins du nouveau foyer. A Genève, Calvin n’avait rien à lui offrir. Rappelons que l’unique académie réformée de langue française se trouvait alors à Lausanne, dans un territoire sous domination bernoise. C’est en 1549 que Pierre Viret, qui avait reconnu les talents éminents et si variés de Bèze, chercha à le retenir comme professeur de grec dans son académie. Le 29 août 1549, il écrivait à Calvin:

En m’entretenant avec Bèze, j’ai voulu m’informer s’il serait disposé à consacrer ses forces à quelque fonction ecclésiastique, ou mieux encore à quelque enseignement littéraire. Sa réponse ne m’a pas enlevé tout espoir, pourvu que tu joignes tes exhortations aux nôtres; c’est ce que je te demande instamment. Car je ne doute pas qu’il ne puisse sous peu être employé ici d’une manière très utile. Il serait un grand lustre pour notre école, et un ouvrier de choix pour les tâches les plus importantes et les plus diverses. Je me rends compte combien l’assistance et le commerce d’hommes de ce mérite doit te réjouir; mais je sais que le bien de l’Eglise te tient encore plus à cœur.12

C’est ainsi que Bèze, ayant surmonté ses scrupules et sa modestie native, fut nommé le 6 novembre 1549 professeur de grec à l’Académie de Lausanne. C’est ainsi que, sous la tutelle de Pierre Viret et dans l’amitié croissante de Calvin, Théodore de Bèze connut, de 1549 à 1558, dix années de formation théologique, académique et ecclésiastique. La suite de sa carrière sera fortement marquée par ces années lausannoises.

Quels furent donc les travaux auxquels il s’attacha et qui exercèrent sur lui une influence si formatrice?

a) Bèze le poète

En premier lieu, ses dons de poète furent mis au service des Eglises. On raconte qu’un jour, déjà en 1549, Calvin passant voir Bèze le trouva absent mais découvrit, en revanche, sur sa table de travail l’ébauche d’une traduction en vers d’un psaume. Dieu mettait au service de son Eglise les dons de versificateur que Bèze avait si fortement développés dans sa jeunesse, mais dans une perspective profane de gloire personnelle. Clément Marot avait, entre 1540 et sa mort en 1544, bien traduit 49 psaumes, mais il en restait une centaine à mettre en vers français pour que les Eglises de la Réforme puissent, enfin, disposer d’un recueil de cantiques approprié à la vision calviniste du culte public. Dès le tout début de son séjour à Genève, Bèze avait très vivement ressenti la puissance bienfaisante du chant des psaumes. Dans le commentaire qu’il écrivit pour l’édition de 1579 du psautier, nous lisons ces paroles:

Lorsque j’entrai pour la première fois dans une assemblée chrétienne on chantait le psaume 91. Je me sentis à tel point fortifié par ce chant que dès lors il est resté gravé dans mon cœur, comme si j’entendais Dieu lui-même s’adressant directement à moi; et je puis attester devant Dieu que j’en ai reçu un admirable soulagement dans la maladie et la souffrance, non seulement lorsque je fus atteint de la peste trois ans plus tard, ou lorsque ce mal s’attaqua à ma famille, ce qui arriva à quatre reprises, mais encore dans d’autres graves épreuves.13

Bèze s’attela immédiatement à cette grande tâche. Mais, harcelé comme il le fut par d’innombrables autres travaux, ce ne fut qu’en 1562 que le recueil complet – le psautier huguenot – vit le jour. Réédité d’innombrables fois, tiré à plus de 100 000 exemplaires, ce fut sans conteste le plus grand succès de librairie du siècle. Il suscita des traductions en quelque 22 langues et fut pour deux siècles le livre de chant des Eglises réformées14.

b) Bèze le satiriste

Mais les années éducatives de Bèze à Lausanne ne se limitaient aucunement à cette redécouverte, en la langue française du XVIe siècle, des principes d’une poétique à la fois réaliste et surnaturelle car tenant compte à la fois des dimensions concrètes du monde sensible et des dimensions réelles du monde invisible, divin, providentiel, angélique et démoniaque. Ce sont ces aspects de la réalité qui furent progressivement évacués par l’esprit réducteur purement immanent de la Renaissance, en ceci avant-coureur de cette modernité qui, pour sa perte, a fait l’économie de toute réalité non mesurable. Nous avons évoqué les affinités de cette poétique biblique avec la poésie médiévale. Mais Bèze ne s’est aucunement contenté de pratiquer une poésie spirituelle et morale d’inspiration directement biblique. Il a, et cela est peu connu, renoué avec la poésie fantastique, grotesque, satirique et mordante des jongleurs du Moyen Age, du Roman de Renard, de François Villon, des rhétoriqueurs et de Rabelais lui-même. Comme Viret avant lui, et sans doute avec la collaboration joyeuse et espiègle de son collègue et maître vaudois, Bèze avait compris que la réfutation des erreurs de tout genre par le rire pouvait avoir des effets plus efficaces, plus puissants, que l’argumentation théologique la plus rigoureuse, la plus exacte, la plus sérieuse. Thomas Jemielty, dans son étude pionnière sur La satire chez les prophètes hébreux, montre comment le prophète biblique et le poète satirique sont des frères dans leur volonté commune de dénoncer et de ridiculiser le péché et l’erreur.

Une prémisse majeure de notre étude est que la prophétie et la satire sont de proches parents car leur démarche commune est principalement la dénonciation et le jugement. Le contenu fortement critique de l’œuvre des prophètes hébraïques est manifeste, même si, comme leurs confrères satiriques, ils décrivent parfois de manière explicite leur vision positive d’un ordre idéal. La prophétie et la satire sont donc toutes deux des formes littéraires où se manifeste l’expression artistique d’un discours critique. La définition classique du but de la satire – louer ou blâmer – s’applique également, de manière tout à fait cohérente, à la prophétie.

C’est ainsi que, dès 1549, Bèze publia une Brève et utile zoographie de Jean Chocleus. Jean Chocleus était un auteur catholique romain qui avait publié une réplique au satirique Traité des reliques de Calvin. Dans sa réponse d’une bouffonnerie énergique, Bèze en venait à suggérer au célèbre zoologue Gessner d’ajouter à son traité de zoologie une nouvelle espèce animale, la Chocleus, dont il décrivait dans le détail la physionomie grotesque.

Bèze reprit sa plume caustique trois ans plus tard dans son célèbre Passavant (pas savant!) dirigé contre Pierre Lizet qui, après avoir envoyé bon nombre d’évangéliques au bûcher, s’était fait abbé lors de sa retraite comme premier président du Parlement de Paris et avait profité de publier deux tomes, aussi massifs qu’indigestes, contre la doctrine des réformés. Dans l’esprit de Rabelais, en un latin macaronique (un pastiche grotesque et hilare du latin), Bèze s’en donna à cœur joie à tourner en total ridicule, tant la personne (qui s’y prêtait fort bien) que les arguments du juriste muté en abbé. Ce livre fit rire toute l’Europe qui lisait le latin, mais sous son côté bouffon, Bèze faisait passer une très sérieuse réflexion critique sur les erreurs de la religion romaine.

Voici comment le rire et la satire, attelée à une réfutation théologique critique (la prophétie), faisaient bon ménage dans la Réforme du XVIe siècle. Cette alliance de l’esprit prophétique et de la satire faisait sans doute plus pour dissiper les fumées de la superstition et de l’erreur que bien des tomes de théologie savante.

c) Le critique textuel du Nouveau Testament

Mais ses travaux à Lausanne ne se limitèrent pas, peu s’en faut, aux domaines de la reconstruction de la poésie, de l’art dramatique et de la satire sur des modèles bibliques. Ses dons exceptionnels de linguiste, surtout sa grande connaissance du grec, furent à la base de son enseignement à l’Académie de Lausanne. A deux reprises, il assuma la tâche de recteur. Très tôt, il mit au service de l’édification de l’Eglise de Dieu ses connaissances par des travaux d’édition, d’annotation, d’interprétation et de traduction du Nouveau Testament.

En octobre 1552, à la demande de l’imprimeur Robert Estienne, Bèze entreprit d’éditer le Nouveau Testament, de l’annoter et de traduire le texte grec en latin. Voici comme il soumettait ses annotations à Calvin:

Plus vous aurez fait de modifications à mes annotations, moins elles me déplairont. Veuillez exercer à ce propos envers un ami cette sévérité dont vous avez l’habitude d’user envers vos adversaires – à en croire leurs mensonges.15

Ce volume parut en 1556. Mais ce n’était que le début de ses labeurs sur le texte du Nouveau Testament. En 1565, Henri Estienne, le fils de Robert, publia l’édition critique établie par Bèze du texte grec du Nouveau Testament accompagné de sa traduction latine, de la Vulgate et de ses annotations textuelles, exégétiques et doctrinales. Cette édition connut trois nouvelles éditions, en 1582, 1589 et en 1598. Bèze y travailla en fait toute sa vie, améliorant le texte par la comparaison détaillée de tous les manuscrits à sa disposition, peaufinant constamment sa traduction et ses annotations latines.

d) La formation dogmatique

Venons-en maintenant aux ouvrages dogmatiques écrits par Bèze dans cette période formatrice à Lausanne. Son premier texte, au caractère à proprement parler théologique, fut sa fameuse Table de la prédestination, de 1555, réponse à une attaque de Jérôme Bolsec, qui avait traité Calvin de manichéen et prétendu que par sa doctrine de la prédestination, il aurait fait de Dieu l’auteur du mal.

Des érudits modernes, tels Bizer, Kickel, Bray, Holtrop, Kendall et Armstrong (suivant ici les enseignements de Moïse Amyrault, leur précurseur au XVIIe siècle), se basant sur l’étude superficielle de ce document, ont prétendu, à des degrés divers, déceler dans l’enseignement du successeur de Calvin une opposition fondamentale entre Bèze et son maître. Ils affirment ainsi:

1) que Bèze y démontre avoir adopté une théologie déductive, logique, rationaliste;

2) qu’il déplace le point de départ de la théologie réformée de la Bible à un point unique: le décret éternel de Dieu;

3) que Bèze aurait, dans son système théologique, placé la raison humaine au même niveau que la révélation biblique;

4) que Bèze fut l’initiateur de ce qu’ils appellent la « scolastique réformée », à leurs yeux une déviation radicale par rapport à l’enseignement de Calvin;

5) finalement, que toutes ces erreurs conduiraient à une théologie abstraite, desséchée, antipastorale et dépourvue de tout rapport avec les besoins spirituels profonds des chrétiens et l’édification d’une vraie piété ecclésiale.

Toute cette vision de la théologie, en réalité éminemment pastorale de Bèze, est rigoureusement erronée. Il s’agit d’une déformation caricaturale de sa véritable pensée. Il ne nous est évidemment pas possible de démontrer, dans ce contexte, de manière détaillée, le bien-fondé d’une pareille affirmation. Mais Richard Muller, grand spécialiste de l’histoire de la théologie de la Réforme et de l’orthodoxie réformée du XVIIe siècle, en a fait la démonstration irréfutable. Il a bel et bien réglé le compte à ces aberrations historiques et doctrinales dans un très bel article intitulé « L’utilisation et l’abus d’un document. La Tabula Praedestinatione, la controverse de Bolsec et les origines de l’orthodoxie réformée », publié en 199116.

En outre, deux études récentes, l’une de Jeffrey Mallinson, La foi, la raison et la révélation chez Théodore de Bèze, 1519-160517, publiée en 2003, et l’autre du baptiste Shawn Wright, Notre refuge souverain. La théologie pastorale de Théodore de Bèze18, publiée, elle, en 2004, démontrent de manière convaincante la réelle continuité (malgré quelques nuances) à la fois théologique (surtout Mallinson) et pastorale (surtout Wright) de la pensée chrétienne de Bèze avec celle de son maître Jean Calvin. C’est d’ailleurs un point sur lequel insiste Alain Dufour, le meilleur connaisseur francophone de Bèze à l’heure actuelle, qui, aujourd’hui, met la dernière main à une biographie nouvelle de notre réformateur.

Cet aspect pastoral de la théologie éminemment biblique de Bèze devient tout à fait évident à la lecture de son premier chef-d’œuvre doctrinal, qui, à l’instar de La seconde confession helvétique de Bullinger19, connut une renommée pleinement justifiée dans toutes les Eglises issues de la Réforme. Il s’agit, ici, de La confession de foi du chrétien 20 de 1556.

II. Théodore de Bèze à Genève (1558-1605)

Nous parvenons à la fin de cette période lausannoise, période de préparation très variée de Théodore de Bèze aux grandes responsabilités qui allaient bientôt venir à sa rencontre dans la ville de Genève. En août 1558, en plein conflit entre les pasteurs et les professeurs de la Classe de Lausanne avec les autorités ecclésiastiques et politiques de Berne sur la question litigieuse de la discipline ecclésiastique, conscient que plus rien de bon ne pouvait venir d’un prolongement du conflit, Bèze donna sa démission comme professeur à l’Académie de Lausanne et rejoignit Calvin à Genève. La plupart de ses collègues, dont son grand ami Pierre Viret, le rejoindraient quelques mois plus tard au début de 1559 lors du dénouement de la crise. C’est dans cette ville que se poursuivra tout le reste de sa carrière.

L’an 1559 vit la fondation de l’Académie de Genève, pépinière d’innombrables pasteurs qui ont apporté à travers toute l’Europe les enseignements de la doctrine réformée et la pratique de la discipline ecclésiastique de l’Eglise de Genève. Bèze en fut le premier recteur. 1560 voit Bèze à Nérac, dans le Royaume de Navarre, où il prêche la Parole de Dieu et commence à organiser la résistance ecclésiale et politique des huguenots à la persécution. En 1561, il préside – tout proscrit et condamné à mort qu’il est – la délégation réformée au Colloque de Poissy, où il prêche librement devant la cour21. 1562 le voit conseiller spirituel et politique du prince de Condé au début de la Première Guerre civile. Le 7 mars 1563, Bèze était de nouveau de retour à Genève après une vingtaine de mois passés en France. 1564 voit la mort de Calvin et Bèze lui succède à la tête de l’Eglise de Genève.

Les années qui suivent sont remplies d’innombrables activités: enseignement régulier à l’Académie; prédications fréquentes; équilibre constant à assurer entre les Conseils de la ville de Genève et la Compagnie des pasteurs; interventions constantes dans les affaires de l’Europe protestante, tout particulièrement celles d’un Royaume de France ravagé par les guerres de religion; immense correspondance; polémiques théologiques dans de nombreuses directions, tout particulièrement face aux attaques répétées, et toujours plus agressives, des luthériens ubiquitaires contre la doctrine réformée de la sainte cène; rédaction d’ouvrages d’histoire; travail constant pour perfectionner son édition grecque du Nouveau Testament et la traduction française de la fameuse Bible de Genève; et, enfin, de nombreux voyages, aux buts politiques et ecclésiastiques, en France, en Allemagne, et dans les cantons suisses.

En mars 1571, Bèze préside le Synode national des Eglise réformées de France à La Rochelle; puis, l’année suivante le voit à Nîmes, toujours au Synode national, tant les difficultés provoquées par des troublions, tels Jean Morély et Pierre de la Ramée, exigent sa présence. Puis fin août 1572 voit l’horreur, le désastre de la Saint-Barthélemy22. Partout, face à l’offensive violente de la Contre-Réforme, les protestants se trouvent sur la défensive. En 1574, Bèze publie son fameux Du droit des magistrats23, qui répond en partie aux théories du pape Pie V justifiant le tyrannicide lorsqu’il est dirigé contre des monarques protestants. Ce livre est un véritable traité de politique du point de vue réformé. Bèze, entre bien d’autres choses, y enseigne que, si la résistance individuelle armée du chrétien au pouvoir même tyrannique est interdite, par contre il est licite aux magistrats inférieurs de s’opposer, si nécessaire par les armes, aux tyrans qui cherchent à détruire les Eglises. 1575 voit la mort de Bullinger; depuis lors, Bèze assume à lui seul la charge si lourde de la direction spirituelle et politique des Eglises de la Réforme.

Constamment, il cherche à rapprocher les Eglises issues de la Réforme, dans un souci de concorde, dans la vérité et dans le respect mutuel, afin de créer un front uni avec les Eglises luthériennes d’Allemagne contre l’ennemi persécuteur commun: la prostituée romaine. Mais il se heurte constamment au refus obstiné des luthériens ubiquitaires qui résistent à ses ouvertures, le voyant de plus en plus comme l’hérétique à abattre, pire encore que l’adversaire romain! C’est en 1580, après une grave maladie, que Bèze renonce à être réélu chaque année comme modérateur de la Société des pasteurs de l’Eglise de Genève. C’est cette même année que Bèze fit paraître sa remarquable Histoire ecclésiastique des Eglises réformées de France24, écrite sans doute en collaboration avec certains de ses collègues, dont certainement son successeur éventuel, historien et poète comme lui, Simon Goulart.

1586 est marqué par un débat difficile avec les luthériens ubiquitaires à Montbéliard, débat qui porte d’abord sur les questions de la sainte cène et de la personne du Christ25. Bèze s’y montre un théologien d’envergure patristique de premier ordre – et même, par certains côtés, scolastique, tant son argumentation est précise et percutante – mais il se heurte comme toujours à la résistance farouche des luthériens qui veulent à tout prix, ceci en opposition aux formulations précises d’Ephèse et de Chalcédoine, voir le corps du Christ partout. C’est ici, comme l’a fort bien perçu Karl Barth, qu’il faut trouver une des racines du panthéisme de la pensée idéaliste allemande ultérieure.

III. La prédication de Théodore de Bèze

De 1586 à 1593, Genève subit le siège presque constant des comtes de Savoie, qui veulent absolument en finir avec cette ville rebelle et hérétique. La situation dans la ville devient si précaire que les autorités envisagent de fermer temporairement l’Académie. Bèze s’y oppose de toutes ses forces, obtenant gain de cause, mais au prix de se charger à lui seul (ceci à près de soixante-dix ans) de tout l’enseignement académique. Il rassemble tous ses traités théologiques en trois gros volumes, œuvre magistrale qui n’a jamais été dans son ensemble, ni rééditée, ni traduite en français ou en une quelconque autre langue. C’est à cette époque que Bèze publie des ouvrages bibliques: des cours sur le livre de Job, des prédications remarquables sur le Cantique des cantiques et, surtout, sur la crucifixion et sur la résurrection du Christ. C’est là que l’on voit le mieux la plénitude de la théologie biblique de Bèze: à la fois pastorale et dogmatique, polémique et apologétique, toujours soucieuse du bien des âmes et des Eglises. Il est incompréhensible que de tels textes, qui contiennent un enseignement homilétique qui peut aisément se comparer à celui des plus grands prédicateurs de l’histoire de l’Eglise, n’aient jamais été réédités.

Conclusion

Le dimanche 13 octobre 1605, dans sa quatre-vingt-septième année, à huit heures du matin, au son de la cloche qui appelait les fidèles au culte, après avoir rendu grâces à Dieu et s’être restauré d’un peu de pain et de vin, Théodore de Bèze, se sentant soudain las, se recoucha.

Et tout doucement, « sans aucune douleur et sans aucun hoquet », comme le dernier coup de cloche résonne, il rend son âme à Dieu.26

Le lendemain, le recteur de l’Académie affichait la convocation suivante sur les portes des auditoires:

Telle est l’arrivée au port pour les navigateurs, telle l’entrée dans une autre vie pour ceux dont la mort est précieuse aux yeux du Seigneur. La journée d’hier a vu s’éteindre une grande lumière de l’Eglise. Chargé d’années, noble et spectable Théodore de Bèze vient de s’acquitter de cette vie éphémère et misérable pour entrer paisiblement dans celle où l’on trouve le repos et la félicité éternelle. Aujourd’hui auront lieu ses obsèques. C’est pourquoi, illustres et généreux seigneurs, comtes, barons, nobles et étudiants de toute condition appartenant à cette Académie, au nom des pasteurs et professeurs, nous vous convoquons pour l’heure de midi, afin de prendre part au convoi funèbre et de rendre l’honneur suprême dû à cet homme éminent, à cette mort sainte. Son corps a été semé corruptible, ainsi que celui de tous ceux qui meurent en Christ, il ressuscitera incorruptible. Car ni la mort ni la vie ne nous peuvent priver des bienfaits de cet amour que Dieu témoigne à ceux qui sont à lui en notre Seigneur Jésus-Christ, lequel fait passer les siens de la mort à la vie.

Le décès a eu lieu le 13e jour d’octobre 160527.

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Une de ses dernières œuvres, et des plus méconnues, est le recueil de ses prières familières, ouvrage qui n’existe aujourd’hui que dans une traduction anglaise.

Notre conclusion viendra de sa 28e et dernière prière: « Pour celui qui sent l’approche de la mort. »

Car nous savons que si notre habitation terrestre de cette tente est détruite, nous avons un édifice qui vient de Dieu, savoir une maison éternelle dans les cieux, qui n’est point faite de main.

Le corps est semé en corruption, il ressuscitera incorruptible.

(2Co 5.1; 1Co 15.42)

Ô Seigneur mon Dieu et Père, très justement l’homme, ta créature, fut précipité dans la malédiction d’une mort éternelle lorsque, par le péché, il se détourna de toi qui est la vie. Car ta majesté ayant reçu une offense infinie devait justement exiger un châtiment sans fin qui, commençant dans cette vie même par de nombreuses misères, est perpétué en enfer, dont la porte est la mort. Ô Seigneur, la cause d’un si lamentable malheur est notre nature. Mais en toi se trouvent pitié et compassion. Ô Père miséricordieux, qui, selon ta bonté inexprimable, fait que cette mort temporelle – qu’aucun homme ne peut éviter et qui, pour les réprouvés, est l’entrée de l’enfer– change de nature pour les élus, devenant pour eux un passage joyeux vers ce bonheur qui est au ciel. Car Jésus-Christ, ton Fils éternel, a, pour nous acquérir ce bienfait, revêtu notre chair et a, par ce moyen, guéri la blessure du péché par sa justice. Par son offrande, il a satisfait notre dette, triomphant par sa résurrection de la mort, de Satan et de l’enfer pour le salut de ceux auxquels tu donnes de croire en ton nom.

Maintenant, mon Dieu, puisqu’il t’a plu dans ton grand amour d’accomplir ainsi le haut mystère de notre rédemption, je te supplie, accorde-moi d’en ressentir le fruit et l’efficacité, par la puissance de ton Esprit, mène jusqu’au dernier souffle de ma vie, que je puisse te rendre mon âme en paix. Car je suis baptisé dans le nom du Christ, je crois à son saint Evangile et suis nourri de son corps de son sang dans sa sainte Eglise.

Il est vrai, ô Seigneur, que le souvenir de mes péchés, dont ma conscience m’accuse, me trouble grandement, car l’obscurcissement de mon esprit m’a empêché de te connaître droitement et la corruption de mon cœur de t’adorer en esprit et en vérité, selon ta parole. J’ai ainsi négligé ce précieux trésor, la croix même de mon Rédempteur, et ma mollesse en a rendu la semence infructueuse pour mon âme, préférant bien souvent l’amour de moi-même et des vanités de ce monde à l’amour que je te dois, mon Créateur, et à mon prochain par amour pour toi.

Je ne me suis pas attaché à la croix de ton Fils de manière à joyeusement porter la mienne après lui, en renonçant à toutes mes convoitises. Je n’ai pas non plus appliqué tes châtiments à l’intègre amendement de ma vie. J’ai été faible dans la foi, lent dans l’espérance, froid en charité, impatient dans la tribulation et plus raide à retenir les offenses des hommes à mon égard que prompt à leur pardonner.

Que puis-je dire encore mon Dieu? Car bien d’autres péchés que je ne saurais exprimer, m’étant jusqu’à ce jour encore cachés par mes infirmités, submergent mon âme, si ce n’était pour la repentance que tu m’accordes et la confiance que j’ai en ta miséricorde par la justice de mon Sauveur Jésus-Christ que, dans ta bonté paternelle, il te plaît de faire mienne. Je ne vois que sources de désespoir.

Son sacrifice me donne paix avec toi. Son sang me purifie. Son obéissance m’absout. Dans ses tourments, mon âme trouve son repos. A cause de tous ces bienfaits, je ressens la promesse scellée dans mon cœur par ton Esprit qui me fait écrier: Abba, Père et m’assure qu’étant éclairé par toi, tu accorderas, par ta libre miséricorde, au nom de ton Fils et par amour pour Lui, la rémission de mes péchés et la vie éternelle.

Ainsi, par cette lumière céleste, je contemple avec les yeux de mon esprit le navire qui me transportera de la terre au ciel, ne me trouvant pas plus éloigné de la présence de mon Rédempteur que ne l’étaient ses disciples lorsque, ramant contre la tempête, il leur dit: « Ne craignez point. C’est moi. » Car de manière toute semblable, il vient à ma rencontre pour me dire: « Ne crains pas. Rassure-toi. Sois ferme. C’est moi, et non pas cette mort que tu redoutes peut-être, mais dont j’ai brisé l’aiguillon, que j’ai conduit en triomphe, dont j’ai rompu les barreaux et les liens jusqu’en enfer même, et qu’en conséquence, je te fais monter de la tombe au Palais de ma gloire. »

Ainsi, mon Dieu, fortifie par ta grâce et par l’espérance chrétienne, qui ne sera point confondue, couvert par le bouclier de la foi, que ne peuvent blesser les traits du diable, je peux d’un mouvement vigoureux passer en paix de cette prison de nature, avec ces dernières paroles: « Ô Seigneur, entre tes mains je remets mon esprit » et ce même Christ me disant comme au pauvre larron mourant: « Mon fils, réjouis-toi, car ce jour même tu seras avec moi dans le Paradis. »

1* J.-M. Berthoud est l’auteur de plusieurs livres, éditeur à L’Age d’Homme et directeur de la librairie La Proue, à Lausanne. Cet article reproduit la conférence donnée au Colloque biblique francophone, à Belley, en avril 2006.

Sur la vie de Théodore de Bèze: A. Dufour, Théodore de Bèze, Histoire littéraire de la France, L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, tome 42 (Paris: Diffusion de Boccard, 2002), 315-470. La biographie classique est celle de P.-F. Geisendorf, Théodore de Bèze (Genève: Alexandre Julien, 1967, 1949). Voyez aussi l’ouvrage ancien de H.M. Baird, Theodore Beza. The Counsellor of the French Reformation 1519-1605 (Elibron Classics, 2003, 1899). Pour la bibliographie des œuvres de Théodore de Bèze: F. Gardy (avec la collaboration d’A. Dufour), Bibliographie des œuvres théologiques, littéraires, historiques et juridiques de Théodore de Bèze (Genève: Droz, 1960).

Sur l’histoire de l’époque où se déroula cette longue vie: R.M. Kingdon, Geneva and the Coming of the Wars of Religion in France 1555-1563 (Genève: Droz, 1956); Geneva and the Consolidation of the French Protestant Movement 1564-1572 (Genève: Droz, 1967); S.M. Manetsch, Theodore Beza and the Quest for Peace in France, 1572-1598 (Leyden: Brill, 2000); Arlette Jouanna, La France du XVIe siècle 1483-1598 (Paris: PUF, 2002, 1996); D. Crouzet, Les guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion (Champ Vallon, 2005, 1990).

2 T. de Bèze, Correspondance, volumes 1-26 (1539-1585) (Genève: Droz, 1960-2004).

3 T. de Bèze, La vie de Jean Calvin (Châlon-sur-Saône: Europresse, 1993).

4 Geisendorf, op. cit., 427.

5 Ibid., 10.

6 Dufour, op. cit., 321.

7 Voyez l’excellent article d’H. Meylan, « La conversion de Bèze ou les longues hésitations d’un humaniste chrétien », dans: D’Erasme à Théodore de Bèze (Genève: Droz, 1976), 145-174.

8 Dufour, op. cit., 320; Geisendorf, op. cit., 19-20.

9 Dufour, op. cit., 322.

10 Geisendorf, op. cit., 26-27.

11 Sur les années lausannoises de Bèze, voyez le livre ancien mais toujours utile d’A. Bernus, Théodore de Bèze à Lausanne. Etude (Lausanne: Georges Bridel, 1900).

12 Geisendorf, op. cit., 37.

13 Geisendorf, op. cit., 55.

14 P. Pidoux, Le Psautier huguenot, tome I. Les mélodies, tome II. Documents et Bibliographie (Bâle: Baerenreiter, 1962); T. de Bèze, Psaumes mis en vers français (1551-1562), édités par Pierre Pidoux (Genève: Droz, 1984); C. Marot, Les Psaumes. Edition critique précédée d’une étude par S.J. Lenselink (Assen, 1969).

15 Geisendorf, op. cit., 69-70.

16 R. Muller, « The use and abuse of a document », in C.R. Trueman and R.S. Clark, Protestant Scholasticism. Essays in Reconstruction (Milton Keynes: Paternoster Press, 1999), 33-61.

17 J. Mallinson, Faith, Reason and Revelation in Theodore Beza (1519-1605) (Oxford University Press, 2003).

18 S.D. Wright, Our Sovereign Refuge. The Pastoral Theology of Theodore Beza (Milton Keynes: Paternoster Press, 2004).

19 H. Bullinger, La Seconde Confession helvétique (Aix-en-Provence, Kerygma, 2001).

20 T. de Bèze, « La Confession de foi du chrétien », La Revue réformée (1955), 23-24.

21 D. Nugent, Ecumenism in the Age of the Reformation: the Colloquy of Poissy (Cambridge: Harvard University Press, 1974); H. Klipffel, Le colloque de Poissy: étude sur la crise religieuse et politique de 1561, sans lieu ni date.

22 R.M. Kingdon, Myths about St Bartholomew’s Day Massacres 1572-1576 (Cambridge: Harvard University Press, 1988); J.-L. Bourgeon, L’assassinat de Coligny (Genève: Droz, 1992); Charles IX devant la Saint-Barthélemy (Genève: Droz, 1995).

23 T. de Bèze, Du droit des magistrats (Genève: Droz, 1970).

24 Histoire ecclésiastique des Eglises réformées au Royaume de France (Paris: Fischbacher, 1889, 3 volumes).

25 Voyez sur ce débat avec les luthériens sur la cène: J. Raitt, The Eucharistic Theology of Theodore Beza. Development of the Reformed Doctrine (Chambersburg: American Academy of Religion, 1972); The Colloquy of Montbéliard. Religion and Politics in the Sixteenth Century (Oxford University Press, 1993).

26 Geisendorf, op. cit., 425.

27 Borgeaud, op. cit., 313-314.

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CHARLES DARWIN (1809-1882) http://larevuereformee.net/articlerr/n252/charles-darwin-1809-1882 Thu, 28 Oct 2010 14:44:14 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=159 Continuer la lecture ]]>

CHARLES DARWIN

(1809-1882)

 

 

Jean-Marc BERTHOUD*

 

 

 

Charles Darwin est une figure historique moderne très importante. Il est capital qu’on en parle et qu’on le fasse bien connaître, ceci surtout pour deux raisons:

– Son œuvre est un moment important dans la vague de fond qui, venant de l’héritage de la Renaissance du paganisme du XVIe siècle et des fausses Lumières de l’antichristianisme du XVIII, a submergé à la fin du XIX siècle ce qui restait de la culture chrétienne en Europe. C’est un véritable tsunami spirituel qui a libéré notre ancienne civilisation de l’influence du christianisme traditionnel et livré le monde entier au matérialisme athée.

– C’est aussi un moment important dans l’histoire des sciences constituant une intrusion massive d’éléments idéologiques dans le fonctionnement des sciences expérimentales.

 

Le créationnisme est une double réaction contre ce phénomène. Ce mot «créationnisme» est devenu, comme d’autres vocables («fondamentalisme», «antisémitisme», «fascisme», «communisme», «intégrisme» ou, par le passé, «papiste» ou «calviniste»), un mot utilisé pour disqualifier un adversaire sans avoir à accomplir la tâche pénible de le réfuter. Maintenant, dans ce débat apparemment scientifique, mais aux résonances religieuses, les mots «évolutionniste» et «créationniste» sont comme deux armes qu’on se jette à la figure! Car, en fait, cette dispute a des fondements dans deux visions religieuses différentes du monde. Il s’agit du combat du matérialisme évolutionniste athée contre le spiritualisme créationniste chrétien (et aussi juif et islamique). Il a même à présent des relents politiques, vu les interventions récentes assez musclées du Conseil de l’Europe et du Parlement européen en faveur d’un évolutionnisme manifestement à court d’arguments rationnels et scientifiques. En quelque sorte, le bras séculier vient au secours de la nouvelle Eglise en difficulté face à l’hérésie créationniste «antiscientifique».

 

Il nous faut constater une double réaction au phénomène, disons-le, darwiniste.

 

La première est celle d’une défense de l’enseignement biblique traditionnel sur l’origine de toutes choses. Cette défense n’est pas uniquement le fait des chrétiens traditionnels. Nous trouvons aussi à leurs côtés des juifs et des musulmans pour lesquels le récit des origines contenu dans les premiers chapitres de la Genèse a toujours une importance capitale. C’est ce que l’on peut appeler la réaction religieuse au phénomène darwiniste.

 

L’autre réaction est scientifique. Beaucoup de savants (et non des moindres) se sont vivement opposés à l’intrusion d’éléments à proprement parler idéologiques dans le fonctionnement des sciences expérimentales telles que les concevait un Claude Bernard par exemple. En France, depuis l’époque de Darwin surtout, ils furent assez nombreux. Pensons à des figures comme celles du célèbre savant neuchâtelois expatrié aux Etats-Unis, Louis Agassiz, à l’entomologiste J.-H. Fabre, au médecin Louis Vialleton, au biologiste Louis Bonoure, au zoologiste Pierre-Paul Grassé, à l’ingénieur Guy Berthault, au médecin Jérôme Lejeune et j’en passe, auteurs dont les compétences scientifiques furent très largement reconnues par leurs confrères.

 

La plupart de ces savants français ont vécu avant l’apparition de ce qu’on connaît aujourd’hui sous l’appellation de «mouvement créationniste». Ce phénomène est venu au monde aux Etats-Unis et a été suscité tout particulièrement par la publication, par deux auteurs protestants, John Whitcomb (un pasteur) et Henry Morris (un ingénieur), d’un ouvrage célèbre dans ces milieux, Le déluge de la Genèse (The Genesis Flood), publié en 1961 à Philadelphie par une maison d’édition calviniste des plus respectables, Presbyterian and Reformed. L’influence de ce mouvement créationniste se répand aujourd’hui progressivement à travers le monde entier.

 

La Société créationniste scientifique aux Etats-Unis (Creation Science Society) fut le fruit de l’impact considérable qu’eut cet ouvrage et des labeurs infatigables de son fondateur et premier président, Henry M. Morris. Elle est constituée uniquement de savants chevronnés, dont un grand nombre (des centaines) sont détenteurs de doctorats dans leurs disciplines particulières. Leurs nombreux travaux «créationnistes» peuvent être caractérisés par les deux points suivants:

– Ils ont, par des travaux scientifiques souvent très pointus, démontré que de nombreuses hypothèses avancées par les savants évolutionnistes se trouvaient en contradiction avec les lois des sciences expérimentales, en particulier de la physique, de la chimie, des sciences biologiques, de la biologie moléculaire, de l’hydraulique, de la statistique mathématique, etc.

– Certains d’entre eux ont cherché à construire un modèle scientifique créationniste (pour répondre à celui de l’hypothèse évolutionniste), ceci à partir des récits des onze premiers chapitres de la Genèse, lus de manière historique; des premiers principes de l’ordre de l’univers décrits en Genèse 1; des lois de la science expérimentale; et des données de la géologie relatives au déluge, celui-ci étant considéré par eux (par la Bible et par d’innombrables récits légendaires recueillis sur la surface de toute la terre), comme un désastre historique universel. Ce déluge universel, selon ces savants, serait à la source des bancs sédimentaires et des fossiles qu’ils contiennent.

 

Pour ce qui concerne le premier point (la critique des erreurs scientifiques de la «science» évolutionniste), ces savants créationnistes ont été rejoints par de nombreux autres savants, ceci souvent en cachette tant est puissant le consensus évolutionniste scientifiquement correct en place, qui ne pouvaient que constater, dans leur propre travail de savants, à quel point certaines hypothèses évolutionnistes ne collaient pas à la réalité des faits mesurables à l’aune de la méthode expérimentale et de l’expérience.

 

Je ne prendrai qu’un exemple qui, lui, est devenu public. Il s’agit du biologiste moléculaire australien non créationniste de renommée mondiale, Michael Denton, qui, dans son livre L’évolution, une théorie en crise1, a mis en lumière de nombreuses déficiences dans le modèle scientifique évolutionniste. C’est à cette démarche sainement critique que faisait écho le grand biologiste, de convictions solidement évolutionnistes, Jean Rostand lorsqu’il caractérisait la théorie de l’évolution comme n’étant, en fait, rien d’autre qu’«un conte de fées pour grandes personnes». Denton, de manière moins pittoresque, disait pour sa part que, «l’évolution est le mythe cosmogonique [des origines du monde] du XXe siècle» (p. 369).

 

Le second point concerne la construction d’un modèle scientifique créationniste. Certains de ces savants dits créationnistes ont cherché à allier les données historiques qui se trouvent dans les onze premiers chapitres de la Genèse avec toutes sortes de phénomènes scientifiques pour tenter d’expliquer les changements, principalement de taille, des organismes biologiques (des plantes ou des animaux géants, par exemple) dont témoignent les fossiles. Ils considèrent que la catastrophe universelle du déluge aurait eu un effet considérable sur le climat de la planète, rendant impossible la croissance, inhabituelle aujourd’hui, dont témoignent ces fossiles de plantes et d’animaux géants. Pour ces savants, les couches sédimentaires sur la surface de la terre auraient leur origine dans cet immense brassage des eaux provoqué par la catastrophe du déluge tel qu’il est décrit dans la Genèse et dont les couches sédimentaires, et les fossiles qu’elles contiennent, témoignent si clairement. Cette construction hypothétique est sans doute fort intéressante, mais bien moins fondée scientifiquement que ne le sont les critiques ponctuelles que ces mêmes savants émettent, dans leurs disciplines particulières, sur les nombreuses failles qu’ils perçoivent dans le modèle évolutionniste des origines du monde, de la vie et de l’homme.

 

Mentionnons ici en passant quelques points soulevés par les critiques de ces savants, créationnistes ou non, contre ce qu’ils perçoivent comme de graves faiblesses dans la construction du modèle général évolutionniste.

 

– Emile Borel, le célèbre mathématicien français, a cherché à calculer le temps nécessaire à la formation de la plus simple cellule vivante au moyen des seules lois du hasard. Il constata que le nombre d’années nécessaires tendait à l’infini (bien plus que les milliards d’années habituellement évoqués) et était donc impossible à chiffrer concrètement.

 

– La sélection naturelle, moteur selon Darwin de l’évolution progressive, ne concerne que ce qu’on appelle la micro-évolution (différenciation telle qu’on la trouve chez les chevaux ou les chiens) et a été depuis longtemps reconnue, par les évolutionnistes eux-mêmes, comme inapte à expliquer le phénomène supposé de l’évolution des formes biologiques. Les savants créationnistes rejettent le fixisme absolu qu’on leur attribue abusivement, acceptant parfaitement les différenciations propres à la micro-évolution.

 

– On a fait des centaines de milliers d’expériences sur la mouche à vinaigre pour tenter de susciter sa mutation, mutation que l’on considérait comme apte à produire des changements évolutifs. On n’a, en fait, que réussi à produire des monstres, cependant toujours reconnaissables comme mouches à vinaigre. Si les mutations naturelles, à plus de 90% délétères, nocives, sont le moteur de l’évolution, on aurait alors une évolution non progressive, mais régressive.

 

– Si l’évolution est une hypothèse vraie (c’est-à-dire que l’on ne peut pas la prouver fausse – Karl Popper), elle ne se serait pas seulement produite dans un lointain passé invérifiable, mais aujourd’hui même. On n’a cependant jamais observé, ni en laboratoire ni empiriquement, la moindre mutation pouvant produire une nouvelle espèce. Que l’on affirme que l’évolution se serait produite sur des milliards d’années (le temps remplaçant ici la matière comme dieu auto-créateur) ne change rien à l’affaire. La science ne peut se fonder sur des causes invérifiables!

 

– Pour qu’une mutation évolutive hypothétique puisse être efficace, il faudrait qu’elle soit identique chez le mâle et la femelle, et ceci au même moment. Autrement la reproduction deviendrait impossible et les traits présumés nouveaux ne sauraient être transmis à la génération suivante. Selon Emile Morel, le calcul des probabilités rend absolument impossible une telle coïncidence de mutations aléatoires (fortuites) identiques au même moment.

 

– La colonne géologique prise comme mesure du temps n’est, en fait, qu’une construction arbitraire hypothétique de diverses couches sédimentaires superposées que l’on trouve à différents endroits du globe terrestre et que l’on a tout simplement additionnées. Il faut ajouter que les méthodes de datations modernes, carbone 14, dégradation des éléments radioactifs, etc., se sont avérées (surtout par rapport à de grands âges) être bien moins fiables dans la pratique qu’en laboratoire. Le monde de la nature, ouvert comme il l’est à toutes sortes d’influences extérieures, ne reproduit pas les conditions précises de contrôle que nécessite la méthode expérimentale.

 

– Selon la géologie moderne, ce sont les couches sédimentaires qui établissent l’âge des fossiles qu’elles contiennent. Mais, par contre, on affirme en même temps que ce sont les fossiles qui fixent l’âge des couches sédimentaires. Un tel raisonnement circulaire n’a aucune espèce de valeur, tant sur le plan de la logique que de la science.

 

– Plus on découvre de fossiles, plus les failles entre les branches de l’arbre de la généalogie évolutionniste des espèces deviennent grandes. C’est-à-dire que, avec la croissance des découvertes de fossiles nouveaux, le nombre des chaînons manquants augmente lui aussi.

 

– La biologie moléculaire et la génétique ont découvert l’incroyable complexité et la très forte cohérence des organismes vivants. Une évolution des espèces impliquerait non pas le changement d’un élément de l’organisme (i.e. les nageoires ou les branchies d’un poisson, par exemple), mais la transformation de l’ensemble organique tout entier, car l’être vivant ne saurait survivre à la modification isolée d’une de ses parties essentielles. Le changement d’une espèce en une autre exigerait un miracle constamment répété sur des millions d’années. Le miracle de la création des espèces stables au commencement par Dieu nous semble exiger moins de crédulité que ne le fait le modèle évolutionniste, théiste ou athée.

 

– Certains chrétiens font du Dieu Créateur le moteur du phénomène de l’évolution des espèces. C’est ce qu’on appelle l’«évolution théiste» ou le «créationnisme progressif». Nous croyons à un miracle créationnel divin au commencement du monde qui établit l’ordre harmonieux des créatures et les lois de l’univers de manière stable. Ces évolutionnistes théistes multiplient infiniment (et inutilement) les miracles nécessaires à un monde dont l’évolution serait, selon eux, dirigée par Dieu.

 

– Les créationnistes reconnaissent parfaitement ce qu’on appelle la micro-évolution, c’est-à-dire les changements à l’intérieur d’une espèce, modifications qui produisent les variétés de chiens ou de chevaux, par exemple. Darwin relève très justement de nombreux changements pareils. Mais il y a un monde entre cette micro-évolution et la macro-évolution que nécessite la théorie de l’évolution.

 

– Entre les différents ordres – matière, vie végétale, vie animale et vie humaine – tels que les décrivent et l’observation scientifique depuis Aristote et le premier chapitre de la Genèse, il existe des abîmes de complexification biologique et spirituelle infranchissables sans l’apport d’informations nouvelles prodigieuses. Les lois de la physique et de la chimie sont insuffisantes en elles-mêmes à produire ces formes vivantes nouvelles. Il faut, pour faire naître la vie, un supplément d’informations qui ne se trouve pas dans la matière. Il en va de même pour ce qui concerne l’apparition de ce phénomène tout à fait inédit qu’est l’homme, être à la fois naturel et spirituel. D’où vient alors la vie spirituelle? De la matière? La théorie de l’évolution, malgré des efforts considérables, ne répond jamais à cette question et ne peut y répondre. Il est évident, en toute logique, que du moindre ne saurait sortir le plus, de la matière la vie, de la vie biologique la vie spirituelle. Il faut quelque chose de plus.

 

– Les lois de la nature constituée sont autres que celles qui opèrent dans l’acte de la constituer. Connaître le fonctionnement d’un moteur ne nous dit rien sur la manière dont ce moteur est venu à être. On ne peut pas déduire logiquement l’un de l’autre. Il en est de même pour l’univers et son origine. Un ami physicien nucléaire me disait: «Mon travail ne commence qu’avec la constitution définitive des lois régissant la matière. Ce qui serait venu avant ne saurait me concerner. Je n’y ai tout simplement aucun accès.» Le monde tout entier nous parle d’un Créateur, d’un Ordonnateur divin – visible comme à l’œil nu, nous dit la Bible. Seul l’aveuglement des hommes par leur péché les empêche de reconnaître le Créateur. Cependant, l’extrapolation qui permettrait de passer de l’analyse rationnelle de l’univers présent à la compréhension de l’acte qui l’a constitué n’est tout simplement pas possible à l’intelligence humaine.

 

– Enfin, le seul témoin de l’origine du cosmos est Celui qui l’a fait. La seule information possible sur la cosmogenèse ne peut donc que provenir de Celui qui l’a effectuée. Ici, l’information ne peut exister que par voie de révélation divine spéciale. Nous croyons que cette révélation spéciale nous est donnée, ceci plus spécifiquement dans les premiers chapitres de la Bible, par celui qui est lui-même l’auteur de toutes choses. Les évolutionnistes, eux, croient que la connaissance de l’origine du monde et des êtres qui l’habitent vient de leurs propres écrits sacrés, ceux de Charles Darwin et de ses successeurs, les Carl Sagan, les Stephen Jay Gould, les Jean Rostand, les Yves Coppens et tutti quanti.

 

Conclusion

 

Il faut le reconnaître, Darwin figure en bonne place dans la tradition qui a produit la sécularisation, la laïcisation, disons-le franchement, l’athéisation du monde moderne. Parmi les figures récentes de ce mouvement de fond qui domine aujourd’hui toute la civilisation de l’Occident et qui sera sans doute bientôt la culture de la planète tout entière, Darwin a sa place d’honneur à côté des Hegel, des Marx, des Nietzsche, des Freud, des Kelsen et des Keynes. Il a sa place, et une place éminente, dans ce Panthéon de la sécularisation, de l’athéisation de la culture. Ajoutons ici que, tant le nazisme que le communisme, ont revendiqué l’héritage du fondateur du transformisme pour tenter d’assurer à leurs messianismes athées un semblant de fondement scientifique.

 

Pour conclure, il nous faut reconnaître que nous nous trouvons, dans ce débat qui oppose Création et Evolution, en face d’un double choix, à la fois religieux et scientifique:

– scientifique, parce qu’il faut choisir la science expérimentale contre l’intrusion scientifiquement nuisible d’une véritable idéologie, l’évolution comme hypothèse d’un modèle cosmologique universel;

– religieux, parce que, contre la religion scientiste et panthéiste de l’évolution (tout viendrait par pur hasard d’une matière éternelle, ceci sans la moindre intervention extérieure créatrice quelconque), religion matérialiste athée dont Darwin fut un des principaux prophètes, il faut choisir de croire en un Dieu Créateur bienveillant et tout-puissant. Ce Créateur d’une sagesse et d’une bonté infinies de rien créa, au commencement, l’espace et le temps, les cieux et la terre, et tout ce qu’ils contiennent, ordonnant toutes ses innombrables créatures merveilleuses à la perfection propre à chacune, en vue de leur bien commun et pour sa seule gloire, celle du Dieu unique, Père, Fils et Saint-Esprit.

 

 

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