Daniel BERGESE – La Revue réformée http://larevuereformee.net Sun, 17 May 2020 16:25:10 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.10 95 THÈSES POUR AUJOURD’HUI http://larevuereformee.net/articlerr/n284/95-theses-pour-aujourdhui Sun, 17 May 2020 18:24:09 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1062 Continuer la lecture ]]> 95 THÈSES POUR AUJOURD’HUI

Daniel Bergèse1 et Pierre Berthoud2

L’Église du Christ poursuit son chemin tout au long des siècles et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ; c’est là une des certitudes de la foi. Cependant cela ne signifie pas que le cours de son histoire serait semblable à un long fleuve tranquille et qu’aucune menace sérieuse ne viendrait assombrir son existence. De fait, pour quiconque regarde un tant soit peu en arrière, les luttes internes pour le maintien ou pour le retour à l’Évangile véritable ont été constantes. Ce phénomène est lié à la nature même de l’Église, « colonne et soutien de la vérité » au sein d’un monde infiltré par « le père du mensonge ». L’Église détient son existence d’une Parole qui la fonde, et elle ne peut se maintenir dans le temps sans proclamer ce message fondateur, sans le redire sans cesse et sans l’expliciter (d’abord pour elle-même) de génération en génération.

Si l’affichage des 95 thèses par Martin Luther, il y a cinq cents ans, fut le premier acte qui ouvrit la porte au grand bouleversement politico-religieux que va connaître le xvie siècle, ce n’est pas parce que le moine de Wittenberg aurait inventé une nouvelle religion, plus compatible avec son temps. Certes, ses affirmations vont rejoindre des questionnements et des attentes qui étaient ceux de beaucoup de ses contemporains. Mais, en réalité, Luther ne vient pas inventer un nouveau christianisme. Il est au contraire animé par la volonté de faire ressurgir l’Évangile de toujours ; un Évangile que des siècles de juridisme, de cléricalisme et d’érudition scolastique avaient fini par voiler, pour ne pas dire cacher. Si la crise a été si violente, si une grande partie du christianisme d’Occident a quitté la maison romaine, cela fut la conséquence d’une incapacité de l’Église à se réformer. Depuis près de deux cents ans pourtant, un refrain était constamment repris : il fallait réformer l’Église « dans sa tête et dans ses membres ». Mais la véritable réformation qu’il fallait à l’Église ne pouvait pas se limiter à un simple toilettage de l’institution. Il fallait réentendre la Parole de Dieu. Il fallait la laisser parler librement. Aucun pape, aucun concile n’a pu ou su le faire. Martin Luther, lui, l’a fait.

C’est en réaction au commerce des indulgences, chacun le sait, que Luther a pris l’initiative d’écrire et d’afficher3 ses 95 thèses. Cependant, dans les lignes introductives, il présente un motif plus profond et plus général : c’est, écrit-il, « Par amour pour la vérité et dans le but de la préciser ». Il est bien des domaines où chacun peut dire son opinion, mais il en est d’autres où l’enjeu exige que l’on s’exprime « au nom de la vérité ». Cela n’induit évidemment pas un principe d’infaillibilité – Luther a pu se tromper, il a pris le risque de se tromper – mais cela signifie que pour Luther, et bien sûr pour tous les réformateurs du xvie siècle, il est possible de rendre compte de façon substantielle et juste de la révélation de Dieu.

Un grand nombre de publications marquent ce 500e anniversaire de la Réformation et rendent ainsi un juste hommage au visionnaire, à l’homme de foi et de conviction, l’homme courageux que fut Martin Luther. La brève contribution que vous trouverez ci-dessous n’est cependant pas de nature historique. Elle n’est pas non plus une analyse théologique de la pensée de Luther ou une explication de ses thèses de 1517. Elle s’inspire tout simplement et très directement de la geste du réformateur. Ces 95 thèses du xxie siècle tentent de mettre le doigt sur certaines faillites ou dérives de la foi protestante, et proposent en conséquence une nouvelle démarche. L’Église d’aujourd’hui n’a-t-elle pas besoin d’une nouvelle réformation ?

Bien évidemment, l’Église que Luther voulait voir se réformer avait une identité bien définie. Aujourd’hui, en particulier avec le protestantisme, les visages sont divers et la pertinence de ces thèses ne sera pas la même pour tous. C’est donc premièrement sur la porte des Églises dites « historiques » (anglicanes, luthériennes et réformées) que s’affichent ce libelle, mais il n’est pas exclu que certains propos sonnent juste dans d’autres milieux. Dans un contexte bien différent de celui de Martin Luther, et bien conscients du privilège de leur sécurité, les rédacteurs ont cependant pris la plume par amour pour la vérité et dans le but de la préciser.

La Parole de Dieu

1. Après cinq cents ans d’existence, les Églises protestantes n’ont pas toujours fait fructifier en bien l’héritage légué par leurs fondateurs.

2. De telle sorte que la situation en ce début de xxie siècle, et en ce qui concerne la foi et le salut, est au moins aussi inquiétante qu’elle ne l’était dans l’Église de Rome au début du xvie.

3. Plusieurs modes théologiques ont fini par anesthésier l’autorité de la Bible que les réformateurs ont pourtant voulu remettre au premier plan.

4. Lorsque la Parole de Dieu est renvoyée dans un au-delà du texte biblique, on peut y voir une atteinte grave à la doctrine de l’incarnation.

5. La parole « faite chair » ne vient pas remplacer la parole écrite, elle certifie au contraire la véracité de la révélation du Dieu infini et personnel exprimée selon les catégories du langage humain.

Écriture et interprétation

6. Par ailleurs, l’Écriture sainte est désormais grandement muselée, non plus par le poids d’une tradition, mais par des grilles de lecture qui lui sont étrangères et qui reflètent l’influence du monde.

7. Ce n’est pas au monde de faire l’herméneutique de la Bible, c’est la Bible qui doit nous conduire à une herméneutique du monde.

8. Il est vain d’invoquer l’Esprit Saint pour justifier des interprétations contraires à l’enseignement de la Bible.

9. C’est bien plutôt l’esprit du siècle qui pousse à ignorer, relativiser ou détourner les croyants du message que nous ont communiqué les prophètes et les apôtres.

10. En tout ce qui est nécessaire de savoir pour être sauvé et pour mener une vie qui soit agréable à Dieu, le message de la Bible est clair et accessible à chacun.

11. Les conflits d’interprétation portent, ou bien sur des points secondaires, ou bien sont le produit non des Écritures, mais des présupposés idéologiques de l’interprète lorsqu’ils sont contraires à ceux qui sous-tendent les écrits bibliques.

12. La foi ne sera jamais une simple réédition religieuse des croyances et des valeurs qui mènent la société.

13. Le combat pour la vérité demeure quel que soit le siècle et quelles que soient les cultures.

14. Il est donc inévitable que le croyant se trouve en plusieurs points en désaccord avec les options dominantes, quelquefois même quand celles-ci se parent d’un certain altruisme.

15. Et comme la vérité est, dans l’Écriture, une notion holistique, ce combat s’actualise tout autant au niveau des idées et de l’expression culturelle que dans celui des comportements et du style de vie.

16. « Ma conscience est liée par la Parole de Dieu », disait Luther ; ce n’est donc pas ma conscience qui fait autorité pour la foi, mais la Bible.

L’Évangile dans son contexte

17. Il nous faut donc d’abord refuser le réductionnisme qui voudrait enfermer la foi dans un domaine religieux ou psychologique sans incidence sur notre compréhension du monde.

18. Le schéma historique et biblique – création, chute, rédemption – est la clé qui va nous permettre de comprendre le monde.

19. Et non seulement de comprendre le monde, mais aussi de comprendre la nature et la pertinence de l’Évangile dont l’Église se nourrit et qu’elle est chargée de proclamer jusqu’aux extrémités de la terre.

20. L’Évangile de la grâce de Dieu s’inscrit sur un double fondement (création-chute) qui en détermine le contenu.

21. Tous les docteurs et théologiens qui ont minimisé ou ignoré cette (double) assise se sont égarés dans leur présentation de l’Évangile.

22. L’Évangile est une puissance de salut si on le reçoit tel qu’il est. S’il est détourné de sa nature réelle, il devient une idéologie ou une mystique et la foi qu’il engendre est vaine.

L’Évangile de grâce face au péché

23. L’Évangile de la grâce de Dieu non seulement ne relativise pas la déchéance de l’homme, mais au contraire en révèle toute la profondeur et le tragique.

24. Ainsi la première grâce accordée par l’Esprit est celle de la repentance (thèse 1 de Martin Luther).

25. Elle implique la prise de conscience que rien de ce qui est de moi ne peut plaire à Dieu, que je suis seulement digne d’être condamné au jour du jugement.

26. Sans la vision de la sainteté de Dieu face à la misère morale de l’homme, il n’y a plus l’Évangile de la grâce de Dieu mais un autre évangile.

27. La deuxième grâce accordée par l’Esprit est celle de la foi en Jésus-Christ, mort en sacrifice pour le pardon de mes péchés.

28. Abandonner la dimension sacrificielle et substitutive de la mort du Christ sur la croix constitue un rétrécissement de l’Évangile et ne peut se comprendre que dans une logique de déconstruction et de réinterprétation du message biblique tout entier.

29. Par son sacrifice, le Christ me rachète et m’ouvre à une vie nouvelle. Il n’y a sur la terre aucune autre voie par laquelle je pourrais être sauvé, réconcilié avec Dieu pour le temps et l’éternité.

30. Un Évangile de la grâce universelle qui sauve indistinctement croyants et incroyants sur la base de l’amour de Dieu est une grave déformation de l’Évangile biblique.

31. Sans le prix du sacrifice expiatoire accompli par le Christ à la croix, sans l’Esprit Saint me communiquant la foi et m’introduisant dans la repentance, il n’y a pas de salut.

La grâce qui sauve

32. On ne saurait non plus réduire l’Évangile à un verdict juridique de salut accordé gratuitement à celui qui croit.

33. La grâce par laquelle je suis justifié devant Dieu est en même temps, par la vertu de l’Esprit Saint, ce qui va me conduire dans un chemin de sanctification.

34. Une grâce considérée comme une vérité universelle, et en conséquence détachée de l’événement historique du Christ donnant sa vie en rançon, devient fatalement une grâce « à bon marché ».

35. Et comme l’a si bien dit Dietrich Bonhoeffer, « la grâce à bon marché est l’ennemie mortelle de notre Église ».

36. « Dans cette Église, le monde trouve, à bon marché, un voile pour couvrir ses péchés, dont il ne se repent pas et dont, a fortiori, il ne désire pas être libéré. »

37. Le plein Évangile est une puissance de salut non seulement parce qu’il fait connaître le seul moyen pour être réconcilié avec Dieu, mais aussi parce qu’il donne la volonté et la force de marcher à la suite du Christ.

38. Là où il n’y a pas ce désir de progresser dans la voie de la sanctification – mort à soi-même et vie nouvelle en Christ – là se révèle une fausse conception de la grâce.

L’Évangile et la loi

39. La liberté en Christ ne conduit pas à l’abandon des ordonnances morales révélées par Dieu pour le bien de l’homme créé à son image, mais à une nouvelle manière de les habiter.

40. Le Christ n’a pas aboli la loi mais il l’a accomplie. Celle-ci se trouve ainsi à la fois dépassée et validée.

41. L’abandon de la loi au nom de l’Évangile révèle une mécompréhension du message du Nouveau Testament, aux conséquences funestes.

42. La loi n’est un joug que pour celui qui cherche sa justification dans son application.

43. La vie par l’Esprit du Christ produit elle-même des fruits de justice qui sont agréables à Dieu.

44. C’est en cela que réside la liberté chrétienne : lorsque notre nature, prisonnière du péché, est régénérée et renouvelée en Christ.

45. Dès lors, c’est l’obéissance à Dieu, et souvent l’obéissance joyeuse, qui devient la marque de ma liberté.

46. Le chrétien garde donc précieusement le double commandement d’aimer Dieu de tout son cœur, de toute sa pensée et de toute sa force et d’aimer son prochain comme soi-même.

47. Pour mettre en pratique ce chemin de sainteté, il se laisse pénétrer par l’exemple du Christ, mais aussi par bien d’autres exemples d’hommes et de femmes de foi.

48. Il cherchera aussi à comprendre et à se laisser éclairer par toutes les prescriptions et exhortations que l’on trouve dans l’Ancien et le Nouveau Testament.

49. Si l’éthique chrétienne est conduite avant tout par une morale de l’homme intérieur (du cœur), il ne s’ensuit pas une relativisation des actes concrets et des choix de vie.

50. Ainsi il est impossible de justifier des comportements que la Bible dénonce comme des péchés en ayant recours à l’idée générale de l’amour ou en invoquant une quelconque sincérité de cœur.

L’Église, moyen de grâce

51. Pour entrer et progresser sur ce chemin de salut, Dieu a donné des « moyens de grâce ».

52. Au-delà de la révélation elle-même, l’Église, lorsqu’elle est gouvernée selon l’ordre établi par le Seigneur Jésus-Christ, est le moyen de grâce par excellence en ce qu’elle contient tous les autres, notamment la prédication, les sacrements et les ministères.

53. Par réaction contre tout embrigadement non critique, les protestants se sont souvent fourvoyés dans une sorte d’individualisme de la foi qui leur a été dommageable.

54. Concevoir l’Église comme un simple rassemblement de croyants est une vision réductrice qui ne rend pas justice au plan de Dieu révélé dans l’Écriture sainte.

55. L’alliance de grâce contractée avec Abraham vise, au-delà de ce dernier, toute sa descendance, c’est-à-dire un peuple.

56. De même, dans le Nouveau Testament, le Christ vient bâtir son Église, et c’est elle qui va hériter des promesses faites à Abraham.

57. Autrement dit, l’alliance de Dieu n’est pas établie d’abord avec moi, et avec chaque croyant, mais avec cette personnalité collective qu’est l’Église.

58. C’est ainsi que Calvin a pu parler à juste titre de l’Église comme une mère. C’est en elle que – normalement – Dieu engendre ses enfants.

59. Ignorer ou minimiser ce statut et ce rôle donnés à l’Église par Dieu entraîne un certain nombre de conséquences néfastes pour la foi et pour le témoignage dans le monde. Il est donc urgent de reposer les bases d’une saine ecclésiologie.

Visible et invisible

60. L’Église est à la fois une réalité visible et une réalité invisible. Il est important de maintenir ces deux pôles ainsi que leurs relations réciproques.

61. Un accent trop univoque sur le visible conduit au formalisme et au juridisme dont l’Église de Rome est encore aujourd’hui un exemple.

62. Un accent trop univoque sur l’invisible conduit à l’illuminisme et à l’émiettement de la foi dont le protestantisme est trop souvent l’illustration.

63. En tant que protestants, donc, il nous faut nous réapproprier l’Église visible comme un maillon essentiel de l’œuvre de Dieu en vue du salut.

L’Église rassemblée

64. Ainsi, la véritable spiritualité se construit naturellement avec les autres croyants dans les rassemblements de l’Église.

65. Chaque rassemblement, « au nom du Seigneur », est un don du ciel et doit être reçu comme tel.

66. Le culte hebdomadaire est un événement, une fête, un signe d’alliance et le moment par excellence où l’Église devient visible, pour nous-mêmes et pour la cité.

67. C’est le Seigneur qui nous y convoque, ainsi la participation régulière de chaque croyant est-elle en même temps une obligation et un fruit de la foi.

68. Le culte se doit de mettre en forme, par sa liturgie (ou son déroulement), les conditions de la rencontre avec Dieu et la bénédiction qui en découle.

69. La prédication n’est pas le lieu d’expression des libres opinions du prédicateur mais un message qui se doit d’être en écho à la révélation biblique dans sa teneur objective. Le prédicateur parle au nom de Dieu et en vue d’édifier le corps du Christ.

70. Les réunions d’Église vécues dans la présence du Seigneur sont un moyen efficace par lequel « Dieu ajoute à l’Église ceux qui sont sauvés ».

71. Lorsqu’ils restent dans leur rôle de serviteurs du Seigneur, les synodes sont une forme légitime de rassemblement visant à exprimer une dimension plus large de la communion ecclésiale.

72. Cependant, leur autorité, en matière de foi et de mœurs, découle de leur capacité à rendre compte de la Parole de Dieu.

73. à eux aussi s’applique cette parole de l’Écriture : « Examinez toutes choses, retenez ce qui est bon. »

La foi de l’Église

74. Il faut parler à nouveau de la foi de l’Église, non pas comme un consensus minimum à un moment donné, mais comme le dépôt de la foi « transmis aux saints une fois pour toutes ».

75. L’Église protestante n’a pas surgi à partir de rien. Elle s’inscrit dans la tradition véritable de l’Église universelle.

76. En conséquence, dire la foi de l’Église implique de s’approprier et de confesser les doctrines de la tradition œcuménique, lorsque celles-ci paraissent conformes à la Parole de Dieu.

77. Les déclarations de foi squelettiques qui ont émaillé l’histoire des Églises réformées en France depuis un siècle et demi ne peuvent prétendre dire la foi de l’Église.

78. A fortiori, le pluralisme doctrinal, qui est un état de fait dans nombre d’unions d’Églises, ne peut en aucune manière prétendre dire la foi de l’Église.

79. Vouloir sauver l’unité de l’Église en validant des contenus divergents et contradictoires au niveau de la doctrine est une profonde erreur. C’est une atteinte à la notion biblique d’unité et de communion.

80. Avant d’être une organisation ou une structure, l’unité de l’Église repose sur une communion dans la foi, c’est-à-dire sur le contenu doctrinal de la foi.

81. Vouloir sauver la liberté de conscience en validant des contenus divergents au niveau de la doctrine est une profonde erreur. C’est choisir l’individu contre l’Église, corps du Christ.

82. Or, il ne s’agit pas d’opposer foi de l’Église et foi individuelle mais de les faire coexister en reconnaissant à l’Église le droit et le devoir de dire quelle est la doctrine qu’elle enseigne.

83. À la Réforme, la foi de l’Église a été confessée par le moyen des confessions de foi et des catéchismes.

84. Au lieu de les laisser dormir dans leur lointain passé, la continuité de la foi nous oblige à reprendre à nouveaux frais la question de l’autorité de ces textes.

85. L’Église protestante ne peut échapper à la question de la vérité de la foi chrétienne. Celle-ci doit avoir des conséquences en ce qui concerne l’organisation, la discipline et la proclamation de l’Évangile.

La formation théologique

86. Par exemple, l’Église visible qui assume son rôle maternel auprès des croyants se doit d’offrir des lieux de formation théologique qui soient en accord avec sa foi.

87. La recherche théologique ne peut s’exercer sur la base d’une prétendue neutralité confessionnelle.

88. En particulier, la dogmatique, comme l’a fort bien vu Karl Barth, ne peut s’écrire pour le monde, elle est nécessairement une dogmatique pour l’Église.

89. Exprimer et enseigner la foi apostolique en utilisant les concepts et les connaissances d’aujourd’hui, mais sans épouser les présupposés du monde, est tout à fait possible et souhaitable.

90. Un lieu de formation théologique qui participe de la maternité de l’Église donnera aux croyants un équipement intellectuel, spirituel et pratique qui affermira leur foi et valorisera leur témoignage dans la société et la culture environnante.

Consolider ses fondements

91. L’adversaire des origines, le diable, rôde comme un lion rugissant, cherchant comment il pourra dévorer les croyants, c’est-à-dire les éloigner du salut en Christ.

92. Bien des protestants ont déjà été dévorés, et peut-être souvent parce que l’Église n’a pas été en mesure de les armer ou de leur offrir un abri.

93. Après avoir longtemps glissé sur la pente qui mène à une identification complète avec le monde, l’Église protestante se doit de réentendre ses fondamentaux.

94. Non pas pour revenir cinq siècles en arrière mais pour pouvoir se projeter dans le nouveau siècle sur une base consolidée, et ainsi écrire une nouvelle et belle page de l’histoire de la foi.

95. Secouer les institutions pour les réformer, c’est toujours provoquer des remous qui peuvent être pénibles, mais il vaut mieux « entrer au ciel par beaucoup de tribulations, plutôt que de se reposer sur la sécurité d’une fausse paix » (thèse 95 de Martin Luther).


  1. Daniel Bergèse est pasteur et chargé de cours d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. Pierre Berthoud est professeur émérite de la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  3. Nous n’entrons pas dans le débat pour savoir si l’affichage sur la porte de la chapelle du château de Wittenberg a bien eu lieu. Il ne semble pas que la preuve du contraire ait été faite.↩

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Jésus et Pilate :  deux pouvoirs pour un même monde – Jean 18.33-38 et 19.10-11a http://larevuereformee.net/articlerr/n282/jesus-et-pilate-deux-pouvoirs-pour-un-meme-monde-jean-18-33-38-et-19-10-11a Sun, 01 Sep 2019 16:08:27 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1041 Continuer la lecture ]]> Jésus et Pilate : 
deux pouvoirs
pour un même monde

Jean 18.33-38 et 19.10-11a

Daniel BERGÈSE1

Introduction

J’ai choisi ce passage des Écritures en rapport avec une problématique parallèle au thème de ce carrefour, à savoir celle de la cohabitation de deux autorités au sein de la même société, l’autorité civile d’un côté et l’autorité morale ou religieuse de l’autre. Chacun perçoit instinctivement que ces deux autorités ne s’exercent pas sur le même plan. L’une vise uniquement l’extériorité, c’est-à-dire le vivre ensemble, l’organisation de la cité et l’exercice de la justice, tandis que l’autre s’adresse avant tout à la conscience individuelle.

Si on en restait à ce simple schéma, la cohabitation ne devrait pas poser de problème. Chacun chez soi et le troupeau sera bien gardé ! Mais, en réalité, les interférences entre ces deux domaines sont nombreuses. Peut-on concevoir une morale ou une religion qui ne concernerait que l’être intérieur, que le jardin privé de ma conscience, sans jamais s’exprimer par des choix de comportement et par quelque insertion dans la vie publique ? Et, à l’inverse, il faut être bien naïf pour croire (mais ici je pense qu’il y a beaucoup de naïfs !) à la neutralité parfaite du pouvoir civil, comme si les motifs moraux, idéologiques ou religieux n’inféraient en rien dans les décisions politiques, dans l’énoncé et l’application du droit. De fait, les points de rencontre, et souvent de friction, sont nombreux et récurrents.

En conséquence, dans chaque sphère on adopte des stratégies qui visent, autant que faire se peut, à conserver son espace propre contre les intrusions de l’autre. Pour ce qui est des groupes religieux, par exemple, c’est la tentation du ghetto, du communautarisme. Et du côté de l’État, la stratégie consiste en une volonté de promouvoir une idéologie qui conforte son autorité, l’idéal étant que cette idéologie pénètre au sein même des mouvements religieux et fasse ainsi disparaître les points de friction. L’exemple de l’islam en France est une illustration, on ne peut plus claire, de ces jeux de pouvoir. Mais, par contre coup, cet exemple nous interpelle en tant que chrétiens : comment notre foi nous positionne-t-elle par rapport à l’autorité civile, et plus largement encore par rapport au monde dans lequel nous sommes ? Quelques éclairages précieux vont se dégager des versets que nous venons d’entendre.

1. Un face à face instructif

Tout d’abord, ce qui est fort intéressant pour nous, c’est qu’il s’agit en effet de la rencontre entre deux autorités : celle de Jésus et celle de Pilate. L’un, en tant que Fils de Dieu, représente l’autorité de son Père, l’autorité de Dieu, autrement dit l’autorité morale et religieuse par excellence. L’autre est un représentant de l’autorité politique ultime, celle de l’empereur de Rome. Mais est-ce un choc, un face à face où l’un doit nécessairement faire plier l’autre ? Pas vraiment.

D’une part, Jésus ne considère pas l’homme politique qui est devant lui comme un ennemi. En effet, un peu après la section que nous venons de lire, lors de la deuxième rencontre que Jésus aura avec le préfet, Pilate va parler de son pouvoir en rappelant qu’il ne tient qu’à lui que l’accusé soit condamné ou libéré. La réponse de Jésus est significative : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d’en haut. » Il n’y a pas de choc frontal parce que, sans qu’il le sache, Pilate, dans sa fonction politique, est un subordonné du Dieu tout-puissant. Ainsi, parce qu’il a conscience d’être le Fils de Dieu, Jésus sait qu’il a une autorité supérieure à celle de Pilate, ce qui écarte d’emblée toute crispation. Il n’a pas à défendre l’autorité religieuse contre l’autorité civile : il sait d’emblée où se trouve l’autorité ultime qui coiffe toutes les autorités en ce monde. Et on remarquera, et c’est tout à fait conséquent, que cette position de supériorité dans l’échelle des pouvoirs, le Christ ne s’en sert pas pour courber, influencer, voire annihiler l’autorité du préfet romain. Il y a au contraire reconnaissance et respect du domaine d’autorité qui a été confié à Pilate. Si le Maître a agi ainsi, combien plus doit-il en être de même pour ses disciples !

Et, d’autre part, l’interrogatoire fait bien apparaître que Pilate, non plus, ne considère pas Jésus comme un ennemi, comme quelqu’un de dangereux pour le pouvoir de Rome. Il conclut en effet cet entretien par ce qui sonne comme un verdict : « Moi, je ne trouve aucun motif de condamnation en lui. » Cette sentence montre à l’évidence que, s’il n’a pas tout saisi des propos de Jésus, il a au moins perçu qu’il s’agissait de questions religieuses, et non politiques, et que donc cela n’entrait pas dans sa sphère d’autorité. Même si cela lui était dicté par le fait qu’il ne comprenait rien à la religion juive (cf. la fameuse réplique « Suis-je donc juif moi ? »), son attitude apparaît comme une sorte de reflet de celle de Jésus. De même que notre Seigneur a respecté le domaine d’autorité de Pilate (pour les raisons que nous avons vues), de même Pilate a respecté le caractère singulier des convictions religieuses, à propos desquelles il ne s’estime pas juge.

Et, finalement, cette confrontation improbable entre Jésus et Pilate n’a eu lieu que sur la base d’un malentendu. Ce malentendu s’inscrit profondément dans le messianisme juif, que beaucoup de gens à l’époque concevaient, au moins partiellement, sur un plan politique. La fameuse accusation portée par les chefs religieux selon laquelle Jésus prétendait être le « roi des Juifs » nous est bien connue. Elle n’est pas reprise explicitement dans l’évangile de Jean (qui souvent présuppose acquises les données que l’on trouve dans les synoptiques), mais ce motif apparaît quand même dans notre texte. Au verset 33, Pilate demande à Jésus : « Es-tu le roi des Juifs ? » Et Jésus lui renvoie : « Est-ce de toi-même que tu dis cela, ou bien est-ce d’autres qui te l’ont dit de moi ? » Le lecteur est amené à comprendre qu’il y a fort peu de chance que cette idée soit née spontanément dans l’esprit de Pilate ! Mais, contrairement à ce que cette accusation affirme, Jésus n’est pas venu pour s’opposer au gouvernement de Rome, mais c’est la foi populaire et les théologiens du temps qui ont propulsé Jésus au sein d’un conflit qui n’était pas le sien. La confrontation est donc née d’une certaine conception de l’espérance, d’une certaine conception sotériologique, et donc d’une erreur théologique ! Il y a là déjà un avertissement pour nous : il n’y a pas d’emblée un conflit entre notre foi et l’autorité civile, mais nous pouvons nous égarer en dressant Jésus contre Pilate.

2. Dans le monde mais pas du monde (v. 36)

Mais, bien sûr, là ne se limite pas l’enseignement que nous pouvons puiser dans ce passage biblique. Heureusement, car cela donnerait l’impression qu’une fois les choses bien posées, il n’y aurait plus de problèmes. Or cela n’est pas vrai, comme je l’ai indiqué dès le début. Il nous faut considérer maintenant les paroles échangées entre Jésus et Pilate. Elles vont nous apporter de nouvelles lumières.

On constatera que cet échange roule entièrement sur la question de la royauté de Jésus. A l’évidence, Jésus n’a pas répondu au préfet en réfutant clairement cette vision messianique dans laquelle, pourtant, il ne se reconnaissait pas. Il a plutôt laissé cette question ouverte, et ceci afin de pouvoir apporter un enseignement à ce sujet et préciser en quoi sa royauté consiste (v. 36-37). « Ma royauté n’est pas de ce monde. » La formule est bien connue, mais que veut-elle dire exactement ? Un premier niveau de compréhension est simple et s’impose avec évidence : Pilate ne doit pas imaginer qu’il s’agit d’une royauté semblable à celles que l’on connaît dans le monde. Jésus ne revendique pas un pouvoir politique. Tout son ministère confirme d’ailleurs le propos. Mais s’il est facile de comprendre ce que cette royauté n’est pas (et cela suffit pour Pilate), il est beaucoup plus délicat de dire ce qu’elle est, sur qui elle s’exerce, et où.

Reconnaissons-le, il y a toute une tradition protestante qui tranche en invoquant ici le ciel. Si la royauté du Christ n’est pas de ce monde, c’est qu’elle est au ciel. La solution semble aller de soi : il y a sur la terre des autorités civiles qui gèrent les royaumes terrestres englués dans le péché, et dans le ciel un souverain qui règne dans un royaume de lumière formé des anges et des saints parvenus à la perfection. Il y a deux mondes, deux règnes… et point final.

C’est simple, en effet, mais, dans ce cas, la simplicité n’est pas vraiment évangélique ! Tout d’abord pourquoi introduire ce concept de ciel dans un passage où il ne figure pas ? Et plus encore, une telle vision, en situant le règne de Dieu et du Christ au ciel, semble curieusement restreindre la souveraineté divine. Or, nous l’avons vu, même le gouvernement de Pilate dépend du bon vouloir de Dieu. À la fin de l’évangile de Matthieu, Jésus, qui va rejoindre le Père, annonce : « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. » (Mt 28.18) Et il n’est pas question de renvoyer cela à la parousie. Non seulement la grammaire de la phrase, mais aussi le contexte de cette parole dans Matthieu ne laisse aucun doute. C’est bien ici et maintenant que s’exerce ce pouvoir souverain du Christ. Ainsi, dire « ma royauté n’est pas de ce monde » ne signifie pas nécessairement qu’elle s’exerce ailleurs que sur la terre.

Il faut constater cependant que bien des traductions (Segond, Segond 21, BFC, notamment) rendent le grec basiléia par « royaume », ce qui n’est peut-être pas le meilleur choix. Le mot veut en effet tout aussi bien dire « royauté » (traduction NBS, TOB) ou « règne » que royaume. Or, il est difficile en entendant le mot « royaume » de ne pas y adjoindre automatiquement une dimension spatiale, la vision d’un territoire particulier. Si le royaume du Christ est un espace, alors où se situe-t-il ? Et le ciel arrive naturellement comme un lieu, comme un deuxième espace qui fera pendant à « ce monde ». Il serait donc plus judicieux de conserver ici la traduction « règne », qui n’a pas cette connotation spatiale, et qui est déjà utilisé ailleurs, notamment dans le Notre Père.

À la fin du verset 36, Jésus précise néanmoins : « En fait, ma royauté n’est pas d’ici. » À nouveau la tentation nous prend de la renvoyer dans « l’au-delà » ! D’autant plus si nous suivons nombre de traductions qui enrichissent le « ici » par un « ici-bas ». Mais dans ce cas encore la traduction a tendance à nous tromper. Le mot enteuthen n’a pas du tout le sens technique de la notion « ici-bas » en français. Il s’agit tout simplement d’un adverbe de lieu qu’on peut traduire par « ici » ou « là » (ce qu’ont fait les traducteurs de la NBS et de la TOB). De plus, il s’attache fréquemment à cet adverbe une notion d’origine ou de cause. Être « d’ici » ne veut donc pas forcément dire qu’on est là, mais plutôt que l’on vient de là. Ainsi, dans notre passage, la négation « n’est pas d’ici » signifie que le règne du Christ ne surgit pas de ce monde, que son origine est autre, même si en définitive il va bien s’exercer sur le monde.

Et, bien sûr, il faut considérer l’usage du mot « monde » dans l’évangile de Jean. C’est un mot particulièrement typique du style de l’auteur. Il revient pas moins de 79 fois dans l’évangile, dont trois fois dans les quelques versets que nous avons lus. Mais sous ce même mot, l’auteur peut désigner trois réalités sensiblement différentes. Soit il s’agit de la création de Dieu dans son ensemble (comme en Jean 17.24), soit du monde des hommes, c’est-à-dire de l’humanité dans son ensemble (c’est sans doute l’usage le plus fréquent), soit encore une partie seulement de l’humanité, celle qui s’oppose à la révélation de Dieu en Jésus-Christ (comme en Jean 17.14). Et comme il s’agit du même vocable, c’est à la lumière du sens global de la phrase que l’on peut déterminer celui du mot (avec quelquefois des doutes légitimes).

Dans le récit qui nous occupe, l’usage au verset 37 ne fait guère de mystère. En disant qu’il est né et qu’il est venu « dans le monde », Jésus parle bien de son incarnation, c’est-à-dire de sa naissance sur la terre, de son entrée dans la bonne création de Dieu. En revanche, ce n’est certainement pas de cela dont il s’agit au verset précédent. En complément de ce qui a été dit au sujet de l’adverbe enteuthen, sur sa faculté à désigner l’origine ou la cause d’une situation, on trouve avec le mot « monde » la petite particule ek (ek tou kosmou), qui elle aussi renvoie à une origine, à un mouvement de sortie. On peut donc comprendre : le monde dont Christ est le roi « ne sort pas de ce monde », c’est-à-dire ne doit rien aux principes qui ont cours dans ce monde. On remarquera aussi que le démonstratif « ce » (« ce monde », en grec tou kosmou toutou) peut renvoyer aux propos de Pilate qui vient de lui parler de « roi des Juifs », de « nations » et de « chefs des prêtres ». En quelque sorte, Jésus répond : je ne suis pas de ce monde-là, mon royaume ne procède pas selon les modalités qui ont cours dans ce monde-là. Pilate peut en avoir une preuve dans le fait que les « serviteurs »2 de Jésus n’ont pas combattu au moment où leur maître a été arrêté. La violence et la coercition sont en effet une expression des modalités du pouvoir dans ce monde-ci.

3. Le pouvoir de la vérité (v. 37)

Et cependant, il n’y a pas à en douter, c’est bien dans le monde, dans le monde des hommes et dans la bonne création de Dieu, que le règne du Christ va se manifester. Et inévitablement des conflits d’autorité auront lieu, car ce monde est sous l’emprise du péché. Jésus est bel et bien roi, et viendra le jour où tous ses ennemis seront mis sous ses pieds (1Co 15.25). Ici (au verset 37), il faut s’écarter un peu de la traduction NBS. En effet, à la question de Pilate : « Tu es donc roi ? » la réponse de Jésus, dans cette traduction, ne semble guère affirmative : « C’est toi qui dis que je suis roi. » Il semblerait que Jésus, en définitive, laisse à Pilate la responsabilité de cette parole, lui-même ne la faisant pas sienne. Mais ceci paraît aller à l’encontre de l’enseignement précédent et surtout mettre la fin du verset, c’est-à-dire le témoignage à la vérité, en opposition à l’idée de royauté. Or, justement, cette dernière parole de Jésus est celle qui vient nous révéler par quelle modalité son pouvoir royal va s’exercer dans le monde. Les traductions du genre : « Tu le dis, je suis roi » (Segond 21), plus affirmatives, s’inscrivent mieux dans la démonstration, et rien, grammaticalement, n’oblige à suivre le choix de la NBS.

Et nous arrivons donc ici au dernier aspect de cette brève étude de texte. Mais c’est peut-être là que réside le foyer lumineux le plus original. Le Christ est venu dans le monde « pour rendre témoignage à la vérité » et « quiconque est de la vérité » écoute sa voix. Christ va donc exercer sa royauté au milieu des hommes par le pouvoir de la vérité.

Accorder à la vérité un pouvoir est particulièrement intéressant. Bien entendu, il faut entendre le concept de vérité tel qu’il se présente dans l’Écriture, et particulièrement dans la littérature johannique. Écartons d’emblée le raccourci qui a eu son heure de gloire dans la théologie protestante du xxe siècle, à savoir : la vérité, c’est le Christ, et le Christ seulement3. Dans notre passage, cela donnerait un drôle de résultat : le Christ serait venu pour rendre témoignage au Christ ! Mais plus fondamentalement, si l’on résume la vérité à la personne du Christ, sans l’inscrire dans un contexte plus large, cette notion finira par perdre sa substance même. Dans l’Écriture, la vérité, c’est ce qui s’oppose au mensonge et à l’erreur. C’est une notion de combat. En outre, et c’est bien sensible dans les écrits de Jean, c’est aussi une notion holistique, c’est-à-dire qu’elle s’exprime tout autant par des paroles vraies que par un comportement juste.

Ainsi Jésus a parfaitement rendu témoignage à la vérité, tant dans ses enseignements que par sa vie. La croix, en particulier, a été un extraordinaire témoignage à la vérité en ce qu’elle a révélé la totale culpabilité de l’homme et l’immensité de l’amour de Dieu. Et ce que Jésus affirme ici devant Pilate, c’est que cela suffit. Pour exercer son autorité royale, pour inaugurer son royaume dans le monde, le Christ n’a nullement besoin des formes de pouvoir qui paraissent indispensables à tous les Pilate de la terre. Ici, revient en mémoire la parabole du berger et des brebis : « Mes brebis écoutent ma voix, je les connais, et elles me suivent. » (Jn 10.27)

Il y a dans ses paroles une sorte de tranquille assurance. Ceci peut paraître étonnant dans la mesure surtout où la vérité, comme je l’ai signalé, s’inscrit dans un combat contre l’erreur et le mensonge. De cette opposition, il semble qu’il n’y ait pas de trace, ni ici, ni là. Mais ce serait oublier dans quel contexte ces paroles sont données ! Jésus va à la croix. Le bon berger donne sa vie pour ses brebis. Le combat s’exprime dans la vie de celui qui veut rendre témoignage à la vérité. Ce n’est pas un combat frontal contre « la chair et le sang », mais contre les « puissances de ce monde de ténèbres », contre « les esprits du mal dans les lieux célestes » (Ep 6.12). En d’autres termes, la confrontation des pouvoirs n’est pas celle qu’on croit. Et du coup, pour le témoin, la victoire ou la défaite n’est pas nécessairement celle qui s’impose à la vue. C’est en mourant sur la croix que le Christ a définitivement gagné son combat pour la vérité.

Conclusion parénétique

Il se dégage de cela, me semble-t-il, quelques avertissements et un précieux réconfort. Tout d’abord, prenons garde à ne pas perdre de vue le combat dans lequel tout disciple du Christ est engagé. Dans un contexte comme le nôtre, où le pouvoir politique et les règles mêmes du bien vivre en société tendent sans cesse à marginaliser le message religieux, la tentation d’édulcorer la foi chrétienne n’est pas mince. Un christianisme gentil, une grâce à bon marché, un comportement et des opinions qui vont dans le sens du vent garantissent le bon accueil dans le monde. Mais c’est au prix d’une capitulation sur le champ de bataille de la vérité. À l’inverse, le chrétien qui se veut radical court le risque de confondre tous les combats et de se laisser fasciner par le désir d’obtenir quelques jolies victoires. La volonté de résultat, qui est tellement dans l’air du temps, peut l’entraîner à vouloir utiliser les armes du monde pour lutter contre le monde. Mais lorsqu’on saisit les armes du monde, on ne peut plus lutter sur le terrain spirituel de la vérité. À vrai dire même, une telle initiative nous fait passer d’emblée dans le camp adverse. Mais la meilleure manière de résister à cette tentation, c’est de prendre de la hauteur, c’est de réaliser que la victoire qui compte, ce n’est pas la mienne, c’est celle de la vérité. Et si j’ai combattu pour rendre témoignage à la vérité, si je suis fermement resté attaché à la vérité, alors, même si je suis confronté à un échec, même si mon association ou mon Église subissent des revers, je sais que je suis vainqueur ! Car la vérité, c’est le pouvoir du Christ par lequel il établit son règne. Et ce pouvoir, personne n’a la capacité de s’y opposer. Paul exprime cette certitude ainsi : « Nous n’avons pas de puissance contre la vérité, nous n’en avons que pour la vérité. » (2Co 13.8) C’est ici le précieux réconfort : au-dessus de tous les pouvoirs du monde, le Christ est roi, et en conséquence la vérité fera son chemin dans le monde, et avec elle le salut. « Quiconque est de la vérité entend ma voix. »


  1.  Daniel Bergèse est pasteur et chargé de cours d’histoire à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2.  La NBS traduit « mes gens », car il ne s’agit pas ici de l’un des deux mots utilisés fréquemment pour désigner le serviteur (doulos ou diakonos), mais du même terme que celui qui apparaît en 18.3, 18 et 22, et qui désigne précisément les gardes du temple. Ceci donne un poids supplémentaire à l’argument de Jésus.↩

  3.  En excluant par là même les écrits bibliques. Cette position qui veut restreindre la vérité à la personne de Jésus s’est affirmée sur la base non seulement d’une dévalorisation du texte biblique, mais plus encore sur un présupposé philosophique qui exclut l’idée que la vérité puisse être énoncée de manière univoque dans un langage verbal, au travers de concepts et de doctrines.↩


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Les sources spirituelles de la patience

Daniel Bergèse1

Introduction

Je vous propose, comme point de départ de cette réflexion, un verset de l’Écriture extrait du livre de l’Exode au chapitre 34 et, précisément, le verset 6. Il s’agit d’une parole solennelle par laquelle Dieu va révéler quelque chose d’essentiel sur sa propre nature.

Parole solennelle, en effet, parce qu’elle s’inscrit dans un moment qui ne l’est pas moins. Après l’épisode du veau d’or, Moïse a fracassé les tables de pierre sur lesquelles était inscrite la charte de l’alliance, et il se trouve dès lors dans une période de grande interrogation quant à sa mission. À vrai dire, il éprouve même un doute sur la possibilité, sur la faisabilité de cette mission. Comment conduire ce peuple en alliance avec Dieu, alors que, justement, il vient de démontrer qu’il n’a guère envie de suivre les prescriptions de cette alliance ? Moïse a bien intercédé en faveur du peuple, et il a obtenu une grâce. Mais en sera-t-il toujours ainsi ? L’Éternel, dont le nom a été révélé lors de l’épisode du buisson ardent, après avoir fait sortir les Israélites d’Égypte, ne sera-t-il pas aussi le Dieu qui va les exterminer dans le désert ? Moïse s’interroge sur l’attitude que Dieu adoptera pour l’avenir… et c’est pourquoi il a besoin de mieux connaître ses intentions. Il le formule au chapitre 33, verset 13 : « si j’ai trouvé grâce à tes yeux, fais-moi connaître tes voies ».

Puis, devant l’angoisse que suscite, en lui, cet avenir incertain, il surenchérit en réclamant une implication directe de Dieu dans cette mission : « Si tu ne marches pas toi-même avec nous, ne nous fais pas partir d’ici. » (V. 15)

Enfin, il y a cette demande qui résume peut-être toutes les précédentes : « Fais-moi voir ta gloire ! » (V.18)

Et l’Éternel va répondre, patiemment, à toutes les questions de son serviteur. Et, pour ce qui est de la dernière – voir Dieu, Dieu dans sa gloire, c’est-à-dire dans sa nature même, et pas seulement dans les manifestations qui marquent sa présence –, le Seigneur va organiser une « cérémonie », unique dans l’histoire biblique. Moïse, sur le mont Sinaï, devra se cacher dans un creux de rocher et l’Éternel fera passer « sa gloire » devant lui. Il est d’ailleurs précisé que la main de Dieu va faire écran au moment même du passage et ne sera levée qu’à l’instant suivant, de sorte que Moïse ne verra l’Éternel que « de dos ».

En revanche, lors de ce passage, Dieu va parler de lui-même, dire qui il est. C’est cette parole, dont la solennité est encore appuyée par la répétition du nom révélé au buisson ardent, qui va illuminer Moïse d’une connaissance nouvelle au sujet du Dieu de l’alliance, du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.

L’Éternel descendit dans une nuée, se tint là près de lui et proclama le nom de l’Éternel. L’Éternel passa devant lui et s’écria : « L’Éternel, l’Éternel est un Dieu de grâce et de compassion, lent à la colère, riche en bonté et en vérité. » (V. 5-6)2

Il est extraordinaire et bouleversant, aujourd’hui encore, d’entendre ces paroles. La gloire de Dieu se découvre, se révèle dans la série d’attributs qui nous sont communiqués ici. L’Éternel (Yahvé) nous éblouit de sa gloire lorsque nous sommes éblouis par sa bonté. Il est un Dieu « miséricordieux », « bienveillant », « lent à la colère », « plein de grâce et de vérité » pour reprendre la formulation du prologue de Jean à propos de la Parole faite chair : « […] elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité, et nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme celle du Fils unique venu du Père. »3

1. Le Dieu « lent à la colère »

a) Petite étude de cette expression

Disons d’emblée que l’expression hébraïque – érek apaïm – est assez bien rendue par le « lent à la colère » de la plupart de nos versions ; avec une nuance cependant : érek a plus le sens de « long » que de « lent ». L’image suggérée est celle d’un parcours assez long entre le moment de l’offense et celui de la colère. Entre les deux se situe une histoire, et ceci est très important, car cette histoire peut soit confirmer la nécessité de la colère, soit au contraire l’infirmer ; ce que l’on voit de nombreuses fois dans l’Écriture. Jonas déclare : « encore quarante jours et Ninive sera détruite ». La destruction annoncée de la ville signifie que le comportement des Ninivites est une offense aux yeux de Dieu. Sa colère doit donc, naturellement, s’exercer sur cette population. Mais, en même temps, il y a les quarante jours. La justice de Dieu pourrait s’exercer immédiatement, mais l’Éternel est « long à la colère ». Il laisse encore aux Ninivites l’occasion de faire un parcours. Et vous connaissez l’histoire : finalement, ces quarante jours s’avèrent être un temps pour le salut, et Dieu lève la menace.

Jonas, quant à lui, est profondément agacé de cela… puisque sa prophétie ne s’est pas réalisée. « C’est ce que je voulais éviter en fuyant à Tarsis », dit-il, et il rajoute ces mots : « En effet, je savais que tu es un Dieu de grâce et de compassion, lent à la colère et riche en bonté. » 4

Dans le livre de l’Ecclésiaste, le sage déclare stupide l’homme qui s’irrite trop vite (Ec 7.9), et il formule cette sentence : « Mieux vaut un esprit patient qu’un esprit arrogant. » (V. 8) Ici, l’expression traduite par « esprit patient » vient de l’hébreu érek rouah qui, littéralement, signifie « long d’esprit ». L’image complète celle que nous avons vue précédemment. Le « long à la colère » s’explique par la longueur de l’esprit. La notion est très intéressante. À l’opposé de l’esprit court, qui réagit immédiatement aux situations, à la manière d’un simple réflexe, l’esprit long voit plus loin, il s’inscrit dans une épaisseur de sens qui lui permet d’intégrer le temps. En français, la notion de « grandeur d’âme » est cousine de celle évoquée en hébreu. L’adjectif « magnanime » en est l’écho direct puisque le mot vient du latin magnus, qui veut dire « grand », et animus, l’âme ou l’esprit. Mieux encore, il existe un concept voisin ‒ plus guère utilisé dans le français d’aujourd’hui, et c’est la raison pour laquelle il disparaît de nos traductions bibliques ‒ qui rend parfaitement le sens des expressions hébraïques ; c’est cette vertu qu’on appelait la « longanimité » (longus animus). Le Petit Robert donne, en effet, cette définition : « Patience à supporter ce qu’on aurait le pouvoir de réprimer, de punir. » Mais comme l’adjectif « longanime » n’existe pas, on se contentera de « magnanime », en se souvenant qu’on y retrouve la même image que dans érek rouah : celui qui est magnanime est long d’esprit ou d’âme.

b) La colère différée

Mais revenons maintenant à ce que veut dire l’expression avoir un Dieu « lent à la colère ». Eh bien, cela signifie, d’abord, que Dieu peut être en colère et qu’il est en droit de manifester cette colère, c’est-à-dire son jugement sur les fautes commises par les hommes. On ne doit pas interpréter ce « lent à la colère » comme si la colère de Dieu avait disparu de l’horizon ! Je sais qu’aujourd’hui cela n’est pas très convenable de rappeler ce thème biblique. Je me souviens d’avoir assisté, en milieu protestant, à un colloque où l’un des intervenants avait dénoncé ce Dieu juge, s’offusquant au passage des paroles du célèbre « Minuit, chrétiens », qui mentionne – horreur suprême – le courroux de Dieu que le Fils est venu apaiser.

Dieu est-il courroucé ? Certainement : « La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes » nous dit Paul5, et dans l’Évangile, Jean nous met en garde : « Celui qui ne croit pas au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui. »6

En fait, je me demande si nous voulons vraiment d’un Dieu qui ne se mettrait jamais en colère ; d’un Dieu qui serait, certes, tendre et compatissant envers les victimes, mais sans jamais lever le petit doigt contre leurs bourreaux ? Dieu verrait toutes les injustices et les violences qui se commettent chaque jour sur la terre, il verrait les meurtres d’innocents, les viols, les persécutions, les tortures et toutes les barbaries que des hommes peuvent inventer, et il ne connaîtrait pas l’indignation, ni la juste colère que cela suscite.

Permettez-moi d’être offusqué, à mon tour, par ce type de représentation de mon Dieu ! Heureusement, tel n’est pas le langage de la Bible7. Et je suis heureux de voir que Dieu est en colère contre les arrogants, les menteurs, les escrocs, les magistrats corrompus, les politiciens véreux, les mafieux, les terroristes patentés et les méchants de toute espèce. Avec le psalmiste, je me réjouis de savoir que Dieu vient pour juger la terre (Ps 96.13 ; 98.9…).

Mais, en même temps, je constate, dans l’Écriture comme dans la vie, que le jugement de Dieu est largement différé. Dieu avait prévenu Adam : « Le jour où tu mangeras de ce fruit, tu mourras. » Adam a mangé du fruit et il est mort… mais pas instantanément. Il a vécu encore huit cents ans après la naissance de Seth ! Et heureusement pour nous, sans quoi nous ne serions pas là, nous ne serions pas venus à l’existence. La patience de Dieu, son retard dans le jugement est notre chance à tous. Ceci doit nous amener à considérer que le don du temps, le fait que la sanction n’est pas immédiate, est le premier cadeau de la grâce, d’une grâce générale qui concerne toute l’humanité. Souvenons-nous de l’engagement que Dieu prend après le déluge :

Tant que la terre subsistera, les semailles et les moissons, le froid et la chaleur, l’été et l’hiver, le jour et la nuit ne cesseront pas. Dieu bénit Noé et ses fils [l’humanité]. Il leur dit : Reproduisez-vous, devenez nombreux et remplissez la terre8.

Il faut du temps pour remplir la terre. Dieu donne ce temps. Il repousse le moment du jugement (comme avec Adam) pour qu’une histoire puisse s’écrire.

Et, au cœur de cette histoire, il y a le Christ, et avec lui tous les élus. Ainsi, le temps est le premier don de la grâce générale dont bénéficie l’ensemble des humains, et il est aussi en vue d’une grâce spéciale, d’une grâce à salut, telle qu’elle apparaît déjà dans la promesse faite à Ève que sa descendance écrasera la tête du serpent. L’apôtre Pierre décrypte ainsi le sens du temps présent :

Le Seigneur ne tarde pas dans l’accomplissement de la promesse, comme certains le pensent ; au contraire, il fait preuve de patience envers nous, voulant qu’aucun périsse mais que tous parviennent à la repentance9.

Notons que cette perspective du salut de beaucoup n’est pas une simple opportunité qu’offriraient le prolongement de la vie et la continuité des générations, c’est la raison même du jugement différé. C’est parce que Dieu, dans son conseil éternel, a décidé de sauver un peuple, en Christ, qu’il a accordé à tous le prolongement de la vie et la succession des générations.

En résumé, le Dieu « long à la colère » nous réjouit de deux façons :

  • sa colère signifie, à la fois, qu’il considère le mal comme mal et qu’il tient l’homme pour un être responsable ;
  • sa patience, sa longanimité, est l’expression bouleversante de son amour, de son alliance conclue en Christ et en faveur de son peuple, en vue de la rédemption, en vue du salut d’un grand nombre.

2. L’appel à la patience

a) L’importance du thème dans l’Écriture

Vous connaissez sans doute très bien cette parole fondatrice de l’éthique chrétienne : « Soyez saints, car je suis saint, moi l’Éternel votre Dieu. »10 L’homme créé à l’image de Dieu, c’est-à-dire comme fils de Dieu, est appelé à refléter les attributs de son Créateur. Et ceci est valable aussi pour le sujet qui retient notre attention. Le Dieu de grâce demande à ses enfants qu’ils fassent preuve d’une attitude semblable à la sienne.

« L’amour est patient », nous dit Paul dans l’hymne célèbre de 1 Corinthiens 13. Ce lien étroit entre l’amour et la patience, Paul le reçoit sans doute de la révélation d’Exode 34.6. Lorsque Dieu fait connaître à Moïse les attributs qui le définissent comme un Dieu d’amour, il y a mentionnée, comme nous l’avons vu, la patience. Ainsi l’amour est patient parce que Dieu, qui nous dit ce qu’est l’amour, est patient.

On ne sera donc pas surpris de trouver de nombreuses exhortations à la patience dans l’ensemble de la Bible. Le livre des Proverbes, en particulier, souligne cette vertu de différentes manières.

D’abord la patience est un facteur de paix. Dans un contexte tendu, les répliques immédiates participent d’une montée des conflits. « Un homme violent, dit le texte, excite les querelles, mais celui qui est lent à la colère apaise des disputes. »11 C’est pourquoi le sage rédacteur des Proverbes accorderait volontiers à l’homme patient une médaille de citoyenneté, plus honorifique encore que celle qu’on accorderait à l’auteur d’une action militaire brillante ! Il écrit en effet : « Celui qui est lent à la colère vaut mieux qu’un héros, et celui qui est maître de lui-même, que celui qui prend des villes. »12 Dans ces contextes de tension, il n’est pas étonnant de voir apparaître, avec la patience, la maîtrise de soi. En effet, impossible de vivre la patience sans cette longueur d’esprit, cette grandeur d’âme qui permet d’absorber les chocs, les contrariétés et les oppositions, non pas dans une indifférence zen, mais avec le recul nécessaire, peut-être pour ne pas aggraver la situation par une réaction inconsidérée et, toujours, pour garder une vue d’ensemble et une clarté d’analyse. Cette capacité à gérer ses émotions afin de ne pas se laisser dominer par elles, cela s’appelle, en effet : la maîtrise de soi. Maîtrise de soi et patience sont donc sœurs. On les retrouve d’ailleurs toutes deux dans le descriptif du fruit de l’Esprit en Galates 5.22.

Mais je viens d’évoquer la clarté d’analyse, d’une part, et les émotions, d’autre part. Soyons précis. Il n’est pas dans mon intention d’assimiler la vie émotionnelle, affective, avec la vie selon la chair, laquelle s’opposerait systématiquement à l’Esprit ! Les émotions ne sont pas la conséquence de la chute. Elles appartiennent à la nature créée par Dieu et sont donc essentiellement bonnes. Elles participent à la richesse de l’existence humaine. En conséquence, toute spiritualité qui viserait à les écarter, pour un mieux-être, ou pour un meilleur agir, fait fausse route. Il ne s’agit pas d’éteindre le feu des émotions, mais de le contrôler, de le guider, afin qu’il ne dégénère pas en incendie. Car, bien sûr, notre vie affective a été atteinte par le péché et, sous le coup de l’émotion, nous pouvons perdre une nécessaire clarté d’analyse et nous comporter de manière sotte, inappropriée.

C’est pourquoi « celui qui est lent à la colère a une grande intelligence »13, dit aussi le livre des Proverbes, dans lequel on trouve encore cette belle formule : « L’homme qui a de la sagesse est lent à la colère, il met sa gloire à oublier les offenses. »14 L’homme intelligent, l’homme sage, c’est donc celui qui sait faire preuve de patience.

Notons aussi que si la patience a à voir avec l’intelligence, avec la sagesse, elle est aussi en lien avec la force. Jean de La Fontaine l’avait justement remarqué : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. »15 Celui qui est patient saura être persévérant dans son activité. Et, dans de nombreux domaines, cette action persévérante obtiendra des résultats bien meilleurs que ceux obtenus par une action ponctuelle, fût-elle opérée par d’importants moyens. Être patient, c’est faire du temps un allié et non un ennemi.

Mais si la patience peut être un moyen efficace pour agir sur le monde, elle requiert aussi une force intérieure pour se manifester. D’un point de vue extérieur, la patience peut quelquefois être confondue avec une nonchalance, voire avec une certaine lâcheté. On pourra alors suspecter cette patience de n’être qu’une expression de faiblesse. Mais, en réalité, la patience à laquelle la Parole de Dieu nous appelle implique une maîtrise de soi qui est tout à l’opposé de la faiblesse. Puisqu’il s’agit de dominer sur des forces intérieures qui peuvent être particulièrement puissantes, l’homme patient est, je vous le rappelle, comparé à un héros ! Et, comme nous n’avons pas tous l’étoffe des héros, l’apôtre Paul promet le support efficace du Seigneur lui-même lorsqu’il écrit aux Colossiens : « Vous serez fortifiés à tout point de vue par sa puissance glorieuse pour être toujours et avec joie persévérants et patients. »16

b) L’univers de la patience

Mais, enfin, il faut oser la question : doit-on toujours être patient ? Ou, en d’autres termes, la patience est-elle toujours une vertu ? Lorsqu’on lit l’affirmation lapidaire de Paul : « L’amour est patient », on a naturellement tendance à répondre par l’affirmative. Si, en effet, la patience est toujours une expression de l’amour, elle est toujours une vertu. Mais, en réalité, si l’amour est patient, il n’est pas certain, a contrario, que toute patience soit l’expression de l’amour. Lorsque Paul, dans le livre des Actes, demande au roi Agrippa de l’écouter patiemment17, il lui demande simplement une faveur qui est conforme à la justice. On est assez loin de l’amour ici. Et il peut y avoir, et il y a, des situations où le retard dans l’action, ou dans la réaction, est plus coupable que vertueux. En conclusion de la parabole de la veuve et du juge inique, il apparaît que Dieu ne veut pas renvoyer aux calendes grecques la réponse qu’il doit apporter – dans sa justice et dans son amour – aux cris de ceux qui l’implorent « jour et nuit »18. Ici, l’amour dicte une action qui se doit d’être sans retard. L’urgence existe. Et, face à elle, celui qui mise sur le temps (« ça s’arrangera ! ») peut se parer des belles couleurs de la patience, alors qu’il est dans un déni de responsabilité. La patience ne saurait donc ouvrir la porte à un quiétisme démobilisateur.

Alors, où et quand devons-nous être patients ? La première réponse découle directement de la situation dans laquelle l’Éternel se révèle comme un Dieu « lent à la colère ». Cette situation se situe après l’épisode du veau d’or, où le peuple s’est comporté avec incrédulité et défiance par rapport à l’Éternel. La patience est en rapport avec une offense personnelle. Il s’agit donc d’une situation où l’autre a commis à mon égard une injustice. Il n’a pas respecté mon droit, ou bien il s’est opposé à moi dans une affaire qui me tenait très à cœur. Il s’est peut-être comporté de manière méprisante, voire il a prononcé des paroles méprisantes à mon sujet, et ceci a provoqué en moi une réaction de colère. Là, sans aucun doute, je suis appelé à être magnanime, à être maître de moi-même et de mes émotions de telle sorte que j’écarterai toute idée de vengeance. Cette attitude sera héroïque si elle est le fruit de mon self-control, elle sera simplement spirituelle si elle découle de ma relation à Dieu, et donc de l’action de l’Esprit Saint en moi.

Ce faisant, j’imiterai Dieu dans sa nature et, par conséquent, je me comporterai en enfant de Dieu. Mais si, pour le Seigneur, le renvoi du jugement découle purement et simplement de sa bonté, sans autre raison que son amour et son désir de salut, pour nous, la patience, dans ce contexte de l’offense, s’appuie aussi sur une autre considération biblique. C’est cette dernière qui est mentionnée dans l’exhortation de Jacques 1.19-20 :

Que chacun soit prompt à écouter, lent à parler, lent à se mettre en colère, car la colère de l’homme n’accomplit pas la justice de Dieu.

Il y a, évidemment, une grande différence entre l’appréciation que nous pouvons avoir d’une situation et le regard que Dieu porte sur cette même situation. Le retard dans la réaction est donc aussi pour nous, afin que nous ayons le temps d’évaluer cette situation, et donc d’avoir une réaction appropriée. De plus, la colère de l’homme, dans ce contexte, a ceci de profondément viciée en ce qu’elle est, par essence, l’expression du désir de se faire justice soi-même. Or, celui qui se fait justice n’avoue-t-il pas, implicitement, qu’il ne croit pas à la justice de Dieu ? Paul exhorte les Romains de cette manière :

Ne vous vengez pas vous-mêmes [ne cherchez pas à vous faire justice], bien-aimés, mais laissez agir la colère de Dieu, car il est écrit : c’est à moi qu’appartient la vengeance, c’est moi qui donnerai à chacun ce qu’il mérite, dit le Seigneur19.

Ce dernier verset nous introduit dans le deuxième domaine où nous sommes résolument exhortés à la patience. Ce n’est plus nécessairement en rapport avec la colère, ni même, de manière directe, avec l’amour, mais avant tout avec la foi. Il faut prendre acte du fait que le Dieu auquel on croit est un Dieu patient, c’est-à-dire qu’il agit dans le monde en prenant en compte la durée. Même dans son œuvre de rédemption, ce n’est pas le règne de l’instantané. L’Éternel travaille dans le temps, avec le temps. S’il retarde le temps de la colère, c’est parce que son œuvre de salut non pas nécessite du temps, car Dieu n’est pas contraint par la temporalité, mais implique le temps. La rédemption concerne, en effet, toute la création, et le temps fait partie de la création bonne de Dieu. Si les temps que nous vivons sont « mauvais »20, c’est parce que le péché est entré dans le monde, mais cela n’est pas dû au temps en lui-même.

Si donc Dieu étire, en quelque sorte, ses actes de salut au sein d’une temporalité qu’on peut trouver très longue, le risque est celui de la lassitude, laquelle peut déboucher sur un naufrage de la foi. Le peuple d’Israël, au désert, « s’impatienta en route et parla contre Dieu et contre Moïse »21. Il est normal qu’il y ait une impatience à voir les grandes délivrances de Dieu, mais là encore cela nécessite une certaine maîtrise de ses sentiments. Il nous faut apprendre l’attente : l’attente confiante dans l’ordinaire des jours, comme dans les moments d’épreuve. Jacques prend l’exemple du cultivateur qui jette la semence en terre et qui, dès lors, est tenu d’entrer dans le rythme qu’impose la nature : « il attend le précieux fruit de la terre en faisant preuve de patience »22.

Cet exemple permet aussi de se rendre compte que si le kaïros de Dieu, ici le temps de la récolte, n’arrive qu’au terme d’une durée assez longue, cela ne signifie pas que le temps qui précède est un temps vide, où il ne se passerait rien. Même lorsque le grain est en terre et que rien de visible ne se manifeste, une activité secrète s’accomplit qui prépare le surgissement de la plante et de son fruit. Ceci permet de penser que l’œuvre de la rédemption ne consiste pas ‒ dans mon histoire, comme dans celle du monde ‒ en une série d’événements ponctuels séparés les uns des autres par des périodes d’inaction divine ! Il s’agit plutôt d’un continuum d’où surgissent, quand les temps sont accomplis, les grandes œuvres de Dieu pour le salut ‒ pour mon salut, ou pour le salut du monde.

Cette réalité précise la nature de l’attente chrétienne. Celle-ci ne disqualifie pas le temps présent, ou le temps ordinaire, comme s’il n’était qu’une parenthèse inutile entre deux interventions glorieuses de Dieu. Du coup, l’exhortation à la patience s’en trouve enrichie. En effet, si le temps ordinaire n’est qu’un temps vide et inutile, à quoi bon la patience ? Seule l’impatience est justifiée. Mais si je sais que dans ce temps que je peux trouver ordinaire, ou difficile, Dieu travaille secrètement pour mon salut ou pour le salut de son peuple, la patience trouve alors sa raison d’être. Loin d’être une simple endurance passive ou stoïcienne, elle devient une forme de participation à l’œuvre de Dieu. Elle me permet d’entrer dans le rythme de Dieu. Il y a un temps pour agir et un temps pour attendre. Tous deux sont productifs lorsqu’ils sont vécus « en Christ », c’est-à-dire en communion avec Dieu23. On voit bien ici le rapport étroit entre foi et patience. Seul celui qui sait, par la foi, « que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu »24 – alors que sa vue pourrait lui dire le contraire –, seul celui-là pourra trouver les ressources nécessaires à la patience.

Conclusion : l’homme contemporain et le temps

Le politologue Zaki Laïdi faisait paraître, en 2000, un ouvrage intitulé : Le sacre du présent25, dans lequel il cherchait à comprendre comment les hommes ont pu appréhender cet aspect de l’existence qu’est la perception du temps. Sa thèse peut se résumer ainsi : après une période où l’homme (occidental) a réussi à mettre le temps en perspective, avec un passé, un présent et un avenir, trois périodes spécifiques mais liées entre elles de telle sorte qu’elles produisent une histoire ‒ et donc pour chacun une forte conscience de son insertion dans le temps ‒, nous serions entrés, depuis peu, dans une exaltation du présent qui a tendance à écraser les deux autres pôles du temps. Il y eut, d’abord, un rejet du passé et des traditions, notamment au travers des philosophies de l’histoire qui ont fleuri au xixe siècle et qui ont tout misé sur l’avenir. Ce fut l’ère des utopies. « Du passé, faisons table rase », chante le prolétariat depuis le second congrès de l’Internationale en 1904. Le présent tirerait son sens et ses valeurs uniquement de cet avenir projeté. Mais le temps des utopies est passé. Pour Zaki Laïdi, la chute du mur de Berlin, en 1989, qui consacre la fin du marxisme, constitue le tournant symbolique qui nous fait entrer dans un nouveau contexte : celui de l’homme-présent.

L’homme du xxie siècle a effacé les deux autres pôles du temps : le passé, qui n’a plus d’intérêt qu’aux titres touristiques ou exotiques, voire nostalgiques ; et l’avenir, dont plus personne ne peut dire ce qu’il sera, un avenir qui n’est donc plus envisagé sous l’angle du projet, mais sous celui du risque à éviter, c’est-à-dire sous le diktat de plus en plus envahissant du principe de précaution. Ce qui, évidemment, ne suffit pas pour donner un sens au présent.

Les conséquences de cela sont nombreuses. C’est un véritable virage culturel. Et, en ce qui concerne précisément notre sujet, vous en percevez sans doute les implications. Si la patience a toujours exigé la maîtrise de soi, elle s’inscrit aussi dans un rapport au temps qui est spécifique. L’homme patient sait que l’instant présent n’a pas un caractère absolu, et le chrétien sait d’où il vient et où il va. Pour lui, la vie s’inscrit dans un grand récit où le passé et l’avenir ne sont pas cantonnés dans des mondes à part, mais nourrissent et éclairent le vécu d’aujourd’hui. Tel n’est pas le cas de l’homme-présent. Ayant, d’une part, déclassé le passé, il est obligé aujourd’hui de choisir ce qui, autrefois, lui était naturellement donné par la tradition. Et, d’autre part, n’ayant plus de point de fuite dans l’avenir26, il est tenu de trouver sens à sa vie dans le présent. Le résultat, c’est que l’homme-présent vit dans un présent surchargé. Il vit sous « la tyrannie de l’urgence »27. Celle-ci n’est plus un moment particulier de l’existence. Elle devient un mode d’être. « Une fois engouffrée, l’urgence s’installe, se déploie dans tous les recoins du temps et de la pensée. »28

Dans ce contexte, l’attente est insupportable. Alors qu’autrefois l’attente était porteuse d’espoir et de rêves, on en a aujourd’hui une perception très négative : c’est la file d’attente au supermarché ou à La Poste, c’est la salle d’attente du médecin. Très loin d’avoir fait du temps un allié, l’homme-présent est en lutte contre lui. Par la technologie, il a réussi à gagner beaucoup de temps sur ses déplacements, grâce aux machines, il produit plus et en moins de temps, puis, par le téléphone, la radio, la télévision et, surtout, l’internet, il s’est créé un monde de l’instantané29. Dans les années 1970, le philosophe Jean Brun avait déjà remarqué que l’affichage digital de l’heure enlevait à l’horloge sa capacité à nous montrer le passé et l’avenir. Désormais le temps n’a plus de continuité. Zaki Laïdi, à propos de notre représentation actuelle du présent, dit qu’il s’agit d’un « temps autarcique » ; il n’est plus en relation d’échange avec le passé et l’avenir.

Certes, toutes les cultures ne sont pas impactées comme nous le sommes en Occident par cette nouvelle représentation du temps. En revanche, il serait illusoire de penser que notre foi nous mettrait automatiquement à l’abri de ce conditionnement. Ce monde de l’urgence, ce monde de l’homme-présent, c’est notre monde. Nous sommes entraînés avec lui dans son rythme effréné. Nous usons des mêmes technologies, nous participons à sa vie économique et nous sommes soumis aux contraintes du monde du travail comme tout un chacun. Et la conséquence, c’est que nous perdons patience !

Dans l’Église même, nous nous impatientons. L’instant présent dicte tout. On la voudrait, cette Église, tellement présente à son présent qu’on en oublie qu’elle est le lieu par excellence de la transmission et de la tradition, qu’elle est le lieu par excellence d’une attente eschatologique. On en oublie la communion des saints lorsque ceux-ci appartiennent au passé. Et peut-être parce que nous ne croyons pas vraiment que Dieu travaille dans la durée, nous ne voulons pas attendre le temps de Dieu, nous voulons qu’ici et maintenant s’accomplissent des actes glorieux. C’est que le temps est court, il n’a que la longueur du présent ! Cette impatience, motivée souvent par les bonnes intentions d’une vie chrétienne riche et engagée, peut malheureusement générer de fâcheuses conséquences. En effet, comme il est impossible de faire entrer dans le temps présent toutes les décisions que notre perte de passé exige et toute la richesse de nos attentes, la déception pointe et, avec la déception, la tentation du murmure… et de la colère. Certes, nous ne critiquerons pas Dieu… mais Moïse en prendra pour son grade !

Soyons vigilants, laissons tomber la pression. Notre temps est celui de l’éternité. Vivons donc notre présent à la lumière de l’éternité. Retrouvons la vertu de la patience. Ayons de la grandeur d’âme. Les Églises, et le monde, en ont besoin.


  1. Daniel Bergèse est pasteur retraité et chargé de cours d’histoire et de théologie systématique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. Il s’agit ici de la traduction Segond 21. Remarquons que les mots hébreux rendus par « grâce », « compassion » et « bonté » ont des significations assez proches, de telle sorte que, selon les versions, ils peuvent être arrangés différemment. Les traducteurs peuvent également faire appel à d’autres mots français comme « bienveillant » (Colombe), « miséricordieux » et « fidélité » (TOB), « clément » (NBS), « tendresse » et « pitié » (Jérusalem). De même le mot émet, traduit par « vérité », est quelquefois rendu par « loyauté » ou « fidélité ».↩

  3. Jn 1.14.↩

  4. L’impact de cette révélation se mesure, en effet, dans l’Écriture quand on considère les nombreuses fois où ces paroles seront reprises, presque mot à mot. Voir Nb 14.18, Né 9.17, Ps 86.15, 103.8, 145.8, Jl 2.13, Jon 4.2 pour ce qui est de l’Ancien Testament. Dans le Nouveau, outre Jn 1.14 cité plus haut, on en retrouve encore un écho en Jc 5.11.↩

  5. Rm 1.18.↩

  6. Jn 3.36.↩

  7. Sur la cohabitation de la colère et de la bonté de Dieu, voir l’étonnant Nahum 1.1-8.↩

  8. Gn 8.22 et 9.1.↩

  9. 2P 3.9.↩

  10. Lv 19.2.↩

  11. Pr 15.18.↩

  12. Pr 16.32.↩

  13. Pr 14.29.↩

  14. Pr 19.11. Il y a peut-être là encore un écho de l’épisode d’Exode 33‒34, puisque justement le « lent à la colère » est prononcé en réponse à la demande de Moïse de voir la gloire de Dieu.↩

  15. « Le lion et le rat ».↩

  16. Col 1.11.↩

  17. Ac 26.3.↩

  18. Lc 18.7.↩

  19. Rm 12.19.↩

  20. Ep 5.16.↩

  21. Nb 21.5.↩

  22. Jc 5.7.↩

  23. Voir le Psaume 127.1-2.↩

  24. Rm 8.28.↩

  25. Zaki Laïdi, Le sacre du présent, Paris, Flammarion, 2000.↩

  26. Le point de fuite, c’est ce qui organise la perspective dans un tableau. Sans point de fuite, il n’y a plus de relief. En ce qui concerne le temps, Zaki Laïdi parle aussi d’un nécessaire « horizon ».↩

  27. Titre d’un livre précédent de Zaki Laïdi, paru en 1999 aux Éditions Fides.↩

  28. Zaki Laïdi, op. cit., p. 216.↩

  29. L’évolution du langage est, souvent, révélatrice : à la radio ou à la télévision, quand on pouvait suivre un événement au moment où il se produisait, on disait qu’on était « en direct ». Aujourd’hui, on dit « en temps réel ». Seul, le présent est donc considéré comme temps réel !↩

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Jean Huss – Une réforme avant la Réforme http://larevuereformee.net/articlerr/n275/jean-huss-une-rforme-avant-la-rforme Wed, 08 Nov 2017 14:47:12 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=968 Continuer la lecture ]]> Jean Huss
Une réforme avant la Réforme

Daniel Bergèse1

INTRODUCTION

Le 6 juillet 1415, il y a donc exactement six siècles, mourait sur le bûcher maître Jean Huss2, prêtre et ancien recteur de l’université de Prague. En ces années qui voyaient s’achever peu à peu, et dans les douleurs, la grande civilisation médiévale, ce n’était plus Jérusalem qui mettait à mort les prophètes, mais Rome. Jean Huss, en effet, n’avait-il eu que le tort de trop parler, ou peut-être celui de n’être que trop entendu ? Car les propos qu’il tenait dans ses prêches à la chapelle de Bethléem, à Prague, rejoignaient très largement les attentes et les contestations étouffées de milliers de chrétiens, y compris parmi les prêtres. Dans la lignée d’un François d’Assise, d’un Pierre Valdo, d’un John Wyclif et de tant d’autres, et avant le bouillant Jérôme Savonarole3, il dénonçait les richesses scandaleuses de l’institution romaine et les taxes éhontées que le pape imposait à toute l’Europe. Dans l’Église, tout s’achète, tout se vend, et cela pour le plus grand profit de ceux qui sont aux commandes. En Bohême, l’Église possède près de la moitié des terres (alors que le roi n’en a qu’un sixième). Et au-delà de la simonie qui régnait en maître, Jean Huss osa également mettre le doigt sur l’hypocrisie de nombreux prélats (le pape y compris) assoiffés de pouvoir et de plaisirs coupables. À Constance, pour bien accueillir le concile (qui a siégé de 1414 à 1417), il fallut non seulement créer de nouvelles maisons closes, mais aussi disposer d’un bon nombre de prostituées privées pour le bien-être des membres du concile4. Devant de tels scandales, de partout en Europe s’élevait un appel en faveur d’une réforme de l’Église. Ainsi, dans ces premières années du xve siècle, Jean Huss va, en Bohême, incarner cette revendication. Cependant, à Constance, Huss a été condamné pour « hérésie ». On comprend que ses nombreuses diatribes contre l’immoralité du clergé ont joué en sa défaveur, mais cela ne suffit pas pour justifier une accusation en hérésie. En quoi Jean Huss a-t-il été hérétique aux yeux de Rome ? Ou, formulé autrement, en quoi a-t-il été un précurseur de la Réforme du xvie siècle, puisqu’il est commun de voir en lui un préréformateur ? Une présentation du contexte et un regard sur son œuvre devraient nous aider à répondre à cette question.

I. LE CONTEXTE

a) L’émergence d’un nationalisme tchèque

Jean Huss est né en Bohême, un petit royaume d’Europe centrale, vers 1369. Depuis le règne de Venceslas Ier (1230-1253), le pays a été une terre d’accueil et d’immigration pour les voisins allemands. Ceux-ci apportèrent avec eux des connaissances et des savoir-faire plus avancés qui furent bénéfiques sur le plan économique, mais qui mirent les autochtones (les Tchèques) sous une certaine domination culturelle et sociale, d’autant que la Bohême faisait partie du Saint-Empire qui devenait de plus en plus germanique. À partir de 1346, la Bohême eut à sa tête un souverain très énergique en la personne de Charles IV. Celui-ci, originaire de Prague, avait à cœur de faire de cette ville un grand centre de rayonnement intellectuel. Il y fonda donc rapidement une université (1348), qui fut la première dans le monde germanophone (au départ, tous les professeurs étaient Allemands). Élu empereur en 1355, il fit de Prague la capitale de son empire. La ville prit ainsi une grande importance et, avec 80 000 habitants à la fin du siècle, elle comptait parmi les cités les plus peuplées d’Europe.

Mais sous cette apparente réussite, une atmosphère de tension sociale grandissait chez les Tchèques, lesquels prenaient conscience qu’ils avaient été « colonisés » par les Allemands, et que ceux-ci, désormais, se maintenaient aux postes clés et dans les fonctions les mieux rétribuées. Cette revendication nationaliste s’exprimait, bien sûr, par le désir de voir la langue tchèque prendre toute sa place dans la vie du royaume, et jouait aussi contre l’institution romaine. Celle-ci faisait lourdement sentir son pouvoir, comme partout en Europe5.

Après la mort de Charles IV, la situation devint encore plus explosive, car la couronne impériale fut convoitée par plusieurs, notamment par ses deux fils, Sigismond et Venceslas. C’est ce dernier qui, après avoir hérité du trône de Bohême, devint empereur en 1378 sous le nom de Venceslas IV. Hélas, ce personnage était loin d’avoir l’envergure de son père et se révéla incapable d’asseoir son autorité, si bien que Sigismond, devenu roi de Hongrie, lui disputa la place impériale. Il s’ensuivit des guerres qui mirent face à face des armées allemandes (du côté de Sigismond) et tchèques (du côté de Venceslas). En 1400, les Allemands firent même le siège de Prague, ce qui, on s’en doute, ne fera qu’augmenter le nationalisme tchèque. La même année, les grands électeurs destituèrent Venceslas IV de son titre impérial et mirent à sa place le comte Robert du Palatinat.

Jean Huss grandit et fit ses premières armes à l’université dans cette atmosphère chaotique où se mêlent toutes les revendications : sociales, nationales et religieuses. Ainsi, lorsque ce Tchèque de naissance, de plus issu d’une pauvre famille de paysans du sud de la Bohême, accéda au poste de recteur de l’université, il devint l’emblème et la fierté de tout un peuple. Cette situation est à prendre en compte lorsqu’on examine les raisons qui ont poussé le concile à condamner Huss pour hérésie. En effet, ni l’empire, ni l’Église ne pouvait supporter l’extrême indépendance qui se manifestait en Bohême. Ainsi, on estima qu’en frappant la tête symbolique, en déclarant Huss hérétique, on refroidirait l’ardeur des catholiques de Bohême qui, jusque-là, l’avaient soutenu. Le calcul se révéla faux, mais il était bel et bien dans l’esprit de plusieurs.

Évidemment, ce contexte explique aussi les événements qui se sont produits après la mise à mort de Jean Huss. Le mouvement hussite en Bohême devint une force politique et leva des armées qui, à plusieurs reprises, affrontèrent victorieusement les troupes coalisées du pape et de l’empereur. Les guerres hussites durèrent en effet de 1419 à 1434.

b) Le « grand schisme » d’Occident

Mais la volonté du concile de Constance d’en finir avec Jean Huss s’éclaire aussi par la situation interne de l’Église catholique romaine, confrontée de plus en plus à la peur d’un éclatement. En effet, l’Église vit depuis 1378 avec, à sa tête, deux papes rivaux. Déjà, l’exil de l’évêque de Rome en Avignon, en 1309, avait jeté un certain trouble dans la chrétienté ; déjà, le comportement scandaleux de certains pontifes était connu et avait sali l’image du chef de l’Église ; et déjà, bien des chrétiens s’interrogeaient sur la légitimité des guerres que le pape pouvait mener pour défendre le domaine de saint Pierre ou ses intérêts ailleurs en Europe6. Mais, comme si cela ne suffisait pas, alors que le pape (Grégoire XI) venait de regagner Rome depuis quelques mois, sa mort soudaine impliqua une nouvelle élection. Celle-ci se passa dans de mauvaises conditions et aboutit à la désignation d’Urbain VI. Ce fut un choix contestable, et très contesté, si bien que les cardinaux se réunirent à nouveau, déclarèrent nulle la précédente élection et installèrent sur le trône pontifical Clément VII, pensant bien sûr qu’Urbain serait obligé de se retirer. Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. Les deux papes se sont affrontés, deux partis se sont constitués, si bien qu’Urbain VI a pu garder son siège de Rome et que Clément VII a dû regagner Avignon. C’est ce qu’on appelle habituellement le « schisme » d’Occident. Car ces deux têtes se disputant l’ensemble du corps s’excommunient réciproquement et constituent leur propre synode pour les soutenir.

Dès lors, chaque évêque, mais aussi chaque souverain, chaque prince, doit décider à quel pape il prête allégeance. Ce qui donne lieu à des tractations, à des arrangements qui n’ont plus grand-chose à voir avec les dimensions religieuses. Chacun vise avant tout à conforter ses intérêts personnels ou politiques, quitte à changer d’alliance lorsque le vent tourne, voire à exercer quelque chantage. Les historiens auront remarqué aussi que durant cette période – comble du grotesque – chaque chrétien s’est trouvé à la fois maudit et béni, maudit par un pape et béni par l’autre, bénéficiaire de la grâce et excommunié !

C’est peu dire que, dans ce contexte, l’institution romaine est fragilisée, objet de nombreuses critiques. Des voix de plus en plus nombreuses demandent une réforme de l’Église « dans sa tête et dans ses membres ». Mais, jusque-là, la seule réponse qu’apporte le magistère consiste en un durcissement de la répression. On observe en effet que, parallèlement à la montée des contestations, notamment à la suite du phénomène cathare, l’Église accroît son arsenal répressif. Si, au xie siècle, l’évêque Wason pouvait encore rappeler qu’il n’appartient pas aux pasteurs de l’Église de faire appel au glaive séculier pour contrer l’hérétique7, les choses basculent nettement au siècle suivant. En 1231, le pape Grégoire IX fonde l’Inquisition, c’est-à-dire la recherche systématique des hérétiques. Dès lors, les mutilations et les condamnations à mort (utilisées dans le droit commun) se multiplient à l’encontre de tous ceux que l’on considère comme les ennemis de la foi catholique.

Mais face à ce divorce au sommet de la hiérarchie, on comprend rapidement que les mesures coercitives se révèlent impossibles ou inefficaces. La menace d’un effondrement complet du système semble donc se rapprocher. Mais comment résoudre cette difficulté que le droit canon n’a pas anticipée ? Lors de la mort de Clément VII d’Avignon (en 1394), on tenta d’empêcher l’élection d’un successeur, mais les Avignonnais ont été rapides et Benoît XIII fut sur le trône pontifical avant qu’on ait eu le temps de dire ouf !

La solution, prônée notamment par l’université de Paris, était que les cardinaux des deux bords, affligés par cette situation, convoquent un concile général qui détrônerait les deux papes en place et en élirait un nouveau. Sans trop le dire, cette solution était en fait non conforme à la Tradition, parce qu’elle faisait du concile l’autorité ultime dans l’Église, capable de faire et défaire des papes à sa guise. À un moment de son procès, Jean Huss mit le doigt sur cette problématique pour embarrasser ses accusateurs, mais d’une manière générale ce ne fut pas sur ce terrain que s’exprimaient les convictions du professeur de Prague.

On parvint donc à réunir un concile à Pise, en 1409 – sans la présence des deux papes qui ne voulaient pas se rencontrer. On déposa les deux pontifes en question et on en nomma un nouveau. Mais au lieu de résoudre la crise, cette décision ne fit que l’aggraver, puisque les deux anciens papes contestèrent la validité de ce concile, et restèrent en fonction. Dès lors, il y avait trois papes, qui tous se pensaient légitimes ! L’incapacité de l’institution était patente. L’Église ne pouvait pas à elle seule résoudre la crise dans laquelle elle était plongée. C’est alors que mourut l’empereur Robert et que fut désigné à sa place le roi de Hongrie, Sigismond, lequel était prêt à donner son concours pour sortir l’Église romaine de l’impasse dans laquelle elle était8.

On convoqua un nouveau concile général, dans la ville de Constance, pour la fin de l’année 1414. L’empereur, très présent dans les travaux conciliaires, obtint la destitution effective des trois papes et l’élection d’un nouveau (Martin V). L’objectif principal était donc de rétablir la paix et l’unité de l’Église en mettant un terme au schisme qui perdurait depuis trop longtemps. C’est à la lumière de ce projet – dans lequel se jouait la survie de l’institution romaine – qu’il faut aussi considérer le procès de Jean Huss. Il était impossible, en effet, au moment où l’Église catholique venait de traverser la crise la plus grave de son histoire et tentait de se relever, qu’un homme et a fortiori un pays derrière lui continuent de mettre en doute l’autorité de l’Église dans la personne de ses représentants. Mais quelle était exactement la pensée de Jean Huss à ce sujet ?

II. LA RÉFORME SELON JEAN HUSS

a) La source wyclifite

Jean Huss a démontré par son engagement, ses prédications à Prague et durant tout son procès qu’il était un homme de foi, profondément attaché aux Saintes Écritures et à la notion de vérité. Cependant, il n’a pas été un « découvreur » sur le plan spirituel ou théologique. Il a marché sur des sentiers que d’autres avaient ouverts avant lui. Pour l’essentiel, il fut un vrai catholique, mais sa recherche de vérité et d’authenticité, dans le contexte qui était le sien, l’a amené à s’ouvrir aux idées du professeur d’Oxford John Wyclif, mort en 1384.

Wyclif est connu pour avoir initié la traduction de la Bible (la Vulgate) en anglais, ce qui en soi révèle déjà trois points importants de sa pensée :

1. l’Écriture Sainte est la véritable autorité en matière de foi ;

2. l’accès à la Bible doit être aussi large que possible, ce qui signifie que les laïcs ont autant le droit d’y recourir que les clercs et les universitaires ;

3. le latin n’est plus la langue de l’Église, mais seulement celle de l’Église de Rome.

Mais, au départ, Wyclif était avant tout, en Angleterre, le fer de lance de la contestation largement répandue contre les abus et les dérives morales qui foisonnaient dans l’Église de son temps. En cela, il agaçait, bien sûr, tous ceux qui profitaient de cet état de fait, mais on ne pouvait guère le lui reprocher. Après tout, il était la voix (mais pas toujours l’exemple !9) d’un christianisme vrai, qui a toujours été celui des grands saints que l’Église vénère. Cependant, parvenu à l’âge mûr (vers 45 ans environ), sa lecture de la Bible va le pousser dans un radicalisme antiromain et anticlérical qui s’exprime également dans une contestation de nombreuses croyances et pratiques cérémonielles. Il critique ou rejette la plupart des sacrements, conteste le trop-plein des cérémonies et jours de fête, rejette le culte des saints, l’adoration des images et des reliques. Tout cela lui vaut un premier procès en 1377, mais, protégé par le comte de Lancaster, sa condamnation par le pape Grégoire XI restera sans effet.

Il se positionnera également, dans un ouvrage paru en 1381, comme un adversaire de la doctrine de la transsubstantiation, ce qui le mettra sérieusement en difficulté. Il affirme en effet que, contrairement au dogme établi lors du 4e concile du Latran en 1215, le pain n’est pas transformé lors de l’eucharistie, il reste du pain. La présence du Christ est spirituelle. C’est cette position en particulier qui le fit accuser d’hérésie et lui fit perdre l’appui de certains qui le soutenaient jusque-là. Mais, en fait, sa doctrine de l’Église, elle aussi, s’était complètement éloignée de celle de Rome. Pour lui, l’Église au sens strict, c’est la communauté des élus, ou des sauvés, et non pas l’Église historique qui s’atteste premièrement au moyen de sa hiérarchie. Très concrètement, cela veut dire que les gestes sacramentels du prêtre ou de l’évêque (en somme la médiation de la grâce) ne sont valables que s’ils émanent d’une personne qui donne des signes de salut, c’est-à-dire qui soit moralement digne. De même, le peuple de Dieu ne doit obéissance qu’aux clercs qui ne se trouvent pas en état de péché mortel. Autrement dit, le diable est dans l’Église de Rome tout autant que le Christ. Wyclif va d’ailleurs considérer le schisme de 1378 comme un jugement de Dieu, ce qui, à ses yeux, confirme que le pape est l’Antichrist.

Le docteur Wyclif sera finalement démis de son poste de professeur à Oxford, mais, grâce aux protections dont il a toujours bénéficié, il échappera jusqu’à son dernier jour au bûcher. S’il n’a pas entraîné des foules derrière lui, s’il n’a pas été un homme d’action, il laisse cependant à sa mort un héritage qui va fructifier. Tout d’abord s’est constitué, en Angleterre même et déjà de son vivant, un groupe de disciples qui vont tenter de mettre en pratique ses idées. On les appellera les « lollards ». Ceux-ci seront durement persécutés de telle sorte que le mouvement paraît s’éteindre dans les années 1420-1430. Quelques cellules clandestines se maintiendront malgré tout jusqu’au xvie siècle. Mais, plus important encore, il y a les livres que Wyclif a rédigés. La plupart d’entre eux ont pu être conservés, notamment à l’université d’Oxford, où ils pourront être consultés… et recopiés !

Or, dans les dernières années du xive siècle, la sœur du roi Venceslas, ayant épousé Richard III d’Angleterre, souhaita vivement que des échanges aient lieu entre l’université de Prague et celle d’Oxford. De jeunes Tchèques vinrent donc étudier en Angleterre et y découvrirent les œuvres de Wyclif. Ils ramenèrent ensuite quelques-uns de ses écrits à Prague. C’est ainsi que la pensée d’un professeur hérétique d’une université d’Angleterre va connaître une seconde vie en Europe centrale, dans le royaume de Bohême.

b) Le parcours de Jean Huss

C’est en 1391 que, pour la première fois, le nom de l’élève Huss apparaît sur le registre de l’université. Il n’est alors qu’un pauvre étudiant qui se bat pour vivre, pour étudier et pour s’arracher ainsi à la condition très modeste de son milieu. Ses études se passent bien puisque, deux ans plus tard, il reçoit le grade de bachelier ès arts et, au bout de cinq ans, en 1396, celui de maître ès arts. À ce moment, il se décide à entreprendre des études de théologie. On ne discerne pas bien les raisons de cette dernière orientation puisque jusque-là le jeune Jean Huss n’avait pas manifesté un intérêt particulier pour la religion. Cependant, dès 1398, alors qu’il débute dans l’enseignement, on s’aperçoit qu’il commence à estimer nécessaire une réforme de l’Église. Est-ce déjà le contact avec les écrits de Wyclif ? Toujours est-il que les premiers ouvrages ramenés à Prague sont l’objet d’une grande attention de sa part puisqu’il se met lui-même à les recopier, et plus tard à les traduire en tchèque.

En 1400, il est ordonné prêtre et, deux ans plus tard, prédicateur à la chapelle de Bethléem. Notons, parce que c’est un indice significatif du contexte, que cet édifice avait été construit une dizaine d’années auparavant pour qu’il y ait un lieu dans Prague où l’Évangile puisse être prêché dans la langue du peuple. Jean Huss devint rapidement le prédicateur tchèque le plus écouté. Il va faire de cette chapelle un haut lieu de l’identité nationale et un centre de rayonnement des idées réformatrices.

En même temps, Huss entretient de bonnes relations avec ses collègues allemands à l’université, ainsi qu’avec l’archevêque de la ville. Dans une période où les tensions communautaires devenaient vives, c’est sûrement cette attitude conciliante qui lui valut d’être nommé d’abord doyen de la faculté des arts, puis, en 1402, recteur de l’université (pour une année seulement). Relevons également qu’en 1406 Huss est encore honoré en étant nommé chapelain de la cour et confesseur de la reine. Si le roi Venceslas (qui est alcoolique) se révélera un protecteur peu fiable, la reine en revanche, qui vient fréquemment l’écouter à la chapelle de Bethléem, lui gardera toujours son estime.

Mais, parallèlement à cette ascension sociale, les esprits s’échauffent autour des écrits de Wyclif. Parmi les nombreux articles de foi extraits de ses ouvrages – et qui avaient été déjà dénoncés en Angleterre –, 45 furent sélectionnés que l’université se proposa d’examiner au mois de mai 1403. D’emblée, il apparaît que les Allemands se révèlent en accord avec l’Église d’Angleterre qui a rejeté ces thèses, tandis que les Tchèques se trouvent être beaucoup plus favorables. Huss, lui, est resté assez neutre, notant simplement qu’il ne fallait pas sortir les phrases de Wyclif de leur contexte, ne pas se méprendre sur leur signification précise, et signalant aussi les lieux où la traduction qui en avait été faite ne paraissait pas fidèle. À partir de là,

le roi Venceslas, l’archevêque de Prague Zbynek, le haut clergé de Bohême, les maîtres de l’université de Prague, la noblesse, la bourgeoisie et le peuple chrétien vont se déchirer autour de questions théologiques, qui laisseraient aujourd’hui indifférents la plupart d’entre nous. Et, pour aggraver encore les affrontements, l’honneur de la natio bohemica, traitée d’« hérétique » par ses ennemis allemands et par la papauté elle-même – la plus grave injure qui puisse être adressée alors à un peuple –, soulèvera dans toute la Bohême des réactions passionnelles qui conduiront aux pires excès10.

Résumons donc le reste de la vie de Jean Huss avant d’en venir précisément à ses points de désaccord avec l’Église romaine. En 1407, Venceslas, espérant prendre le pouvoir en Allemagne, se doit de donner des gages d’orthodoxie de son pays. Parmi les mesures prises, Jean Huss est démis de sa fonction de prédicateur du synode (qui se réunit régulièrement à Prague). L’année suivante, avec l’accord de l’université, les œuvres de Wyclif sont reconnues indésirables, ce qui aura pour effet de faire apparaître au grand jour un parti « wyclifite ». Plusieurs de ses leaders ayant été expulsés de Prague, Jean Huss sort de sa réserve et, dans un sermon prononcé le 14 juillet 1408 à la chapelle de Bethléem, il va réfuter les accusations que l’on porte contre les wyclifites. Ce sera une ligne de défense constante chez lui. Il ne cherchera pas tant à mettre en lumière les divergences – et à les soutenir par l’Écriture – qu’à remettre en cause ce qu’il estime être des caricatures injustes de ses propres positions ou de celles des autres protestataires.

Après le concile de Pise, qui a mis en place un troisième pape (Alexandre V, puis Jean XXIII), la situation devient très confuse. Le roi en profite pour affirmer plus nettement l’indépendance de la Bohême : il change le règlement intérieur de l’université pour donner plus de pouvoir à la représentation tchèque face à celle des Allemands. Il s’ensuit rapidement un départ de tous les maîtres allemands (qui fonderont leur propre université à Leipzig), et Huss se retrouve à nouveau au poste de recteur, mais d’une université qui a fortement décliné, de nombreux étudiants ayant également quitté les lieux. De plus, sa personne cristallise maintenant toutes sortes d’oppositions (on lui reproche notamment d’avoir fait partir les Allemands). L’archevêque, fort de sa nouvelle allégeance au pape élu à Pise et croyant le moment favorable pour l’éradication définitive de l’hérésie wyclifite, fait brûler les livres qu’il avait réquisitionnés, ce qui entraîna des émeutes qui l’obligèrent à fuir pour sauver sa vie. Du coup, l’université devenue cent pour cent tchèque, réhabilite les écrits de Wyclif (sans déclarer toutefois qu’il ne s’y trouve pas d’hérésie).

Alors que Venceslas cherche à prendre la main sur l’Église de Bohême, le nouvel archevêque et d’autres opposants fidèles à Rome en appellent au pape contre Jean Huss. Ce dernier reçoit alors une convocation pour comparaître devant Jean XXIII à Bologne, sous peine d’excommunication en cas de refus. Convaincu qu’il devait rester à Prague pour maintenir le combat de la vérité, il refuse d’obtempérer et finira, après plusieurs rappels, par être excommunié. Malgré une déclaration de foi faite le 1er septembre 1411 dans laquelle il présenta sa position de la manière la plus catholique possible11, il ne parvint pas à être lavé du soupçon d’hérésie. D’autant que l’année suivante un nouveau scandale éclate : ce même pape, ayant besoin de financer une guerre contre le roi de Naples, promulgue une vente d’indulgences plénières. Jean Huss ne peut rester silencieux, il faut dénoncer le mensonge : le pape n’a pas le pouvoir de lier le sort éternel d’un homme, encore moins contre une somme d’argent. Et, d’autre part, le pape n’a pas le droit de déclarer et de mener une guerre. La réplique fut très sévère. Jean Huss fut solennellement déclaré anathème dans les Eglises de Bohême et la ville de Prague mise sous interdit12 tant que Huss y demeurerait. Cette situation plaça maître Huss devant un grave cas de conscience. Il s’aperçut que le petit peuple, qu’il aimait et sur lequel il comptait, ne résisterait pas longtemps à « ce filet serré de l’Antéchrist ». Le roi lui-même lui demanda de quitter la ville pour un temps. Il s’exila donc à la fin octobre 1412 et, après quelques semaines d’errance, trouva un refuge chez le baron de Lefl.

Toutefois, n’étant pas très éloigné, Huss fit de fréquents passages à Prague, et c’est ainsi qu’au cours de l’un d’entre eux il afficha sur le mur de la chapelle de Bethléem le « Traité des six erreurs », sur lequel nous reviendrons. Ce temps de retraite forcé fut productif au niveau de sa pensée et de sa production littéraire. Jean Huss y écrivit notamment son œuvre la plus emblématique : le De Ecclesia. Et c’est du sein de cet exil qu’il reçut la convocation à se rendre au concile de Constance. Contrairement au précédent appel du pape auquel il ne voyait aucune perspective positive, Huss vit immédiatement dans cette comparution une opportunité pour présenter et défendre ses vues devant toute la chrétienté réunie en la personne des délégués au concile. Il se doutait bien que cela pouvait lui être fatal, mais le sauf-conduit reçu de l’empereur Sigismond constituait un signe favorable.

c) Le procès

En octobre 1414, Huss se met en route pour Constance avec quelques-uns de ses amis. Le concile fut déclaré ouvert le 5 novembre. Huss trouva un logement dans la ville et pendant quelques semaines put aller et venir librement, assister aux offices religieux, le pape ayant levé l’anathème et l’interdit. Il se préparait à comparaître devant cette impressionnante assemblée en rédigeant quelques sermons qu’il espérait pouvoir prononcer. Il fut cependant arrêté sous un faux prétexte, et d’autant plus facilement que l’empereur n’était pas encore à Constance. Celui-ci n’arriva que pour Noël. Apprenant l’arrestation de Huss, il fut tout d’abord en colère et bien décidé à le faire libérer. Mais, le 1er janvier, soit à peine une semaine après, il se ravisa et le livra de fait entre les mains du concile. Assurément, des considérations stratégiques ont dû être dépeintes devant ses yeux, lui faisant comprendre qu’il était de son grand intérêt que Huss soit jugé et condamné.

Mais l’affaire Huss ne constituait pas le centre de préoccupation du concile. Il fallait en urgence résoudre le problème épineux de la direction de l’Église. Le pape, craignant d’être déposé comme les deux précédents le furent à Pise, se débattait en manœuvres diverses, expliquant qu’il n’y avait pas de problème en fait puisque les deux précédents avaient été déclarés illégitimes et que lui-même avait été régulièrement élu. Cependant, beaucoup de membres du concile estimaient que l’immoralité notoire, pour ne pas dire le comportement sulfureux, de ce Jean XXIII13 le discréditait d’emblée. Ce n’était pas sur son nom que pouvait se rassembler l’Église. Il fallait commencer une ère nouvelle sur des bases neuves.

C’est ainsi que notre Jean Huss passa de longs mois en prison14 sans qu’aucune occasion ne lui soit donnée de rencontrer le concile. Ce n’est pas à dire qu’il ne se passait rien, car une commission avait été chargée de collecter toute information pouvant permettre de monter le dossier d’accusation. Celle-ci, bien sûr, passa au crible ses écrits, mais reçut aussi le témoignage d’opposants tchèques qui furent particulièrement virulents, l’accusant de toutes sortes de choses, mélangeant sans vergogne le vrai et le faux. Parallèlement, Huss fut mis sous pression par des visites régulières où l’on chercha, tantôt à recueillir des aveux, tantôt à lui faire abjurer des hérésies, dans lesquelles d’ailleurs il ne se reconnaissait pas.

Mais avec l’arrivée du printemps 1415, l’imbroglio concernant la papauté va se dénouer partiellement et de manière inattendue. En effet, le pape, sentant chaque jour un peu plus son siège lui échapper, lança sur la table son dernier atout. Le 20 mars, il s’enfuit subrepticement, quitte Constance, pensant que le concile ne pourrait pas se poursuivre en son absence. Cette dernière initiative n’eut pas l’effet escompté. Non seulement le concile continua de siéger, mais ce fut l’occasion d’une victoire pour le parti conciliaire. En effet, le 6 avril, le concile général s’autoproclame l’instance suprême de la chrétienté, ce qui constitue une volte-face assez spectaculaire par rapport à la croyance en la succession de saint Pierre dans la personne des papes. Jean XXIII, finalement rattrapé, fut solennellement déposé le 29 mai, tandis que les deux autres papes seront mis dans l’impossibilité de maintenir leur pouvoir. Ainsi, l’Église catholique, en attendant l’élection de Martin V, à la fin de l’année 1417, va vivre plus de deux ans sans pape, une situation totalement inédite !

La crise se dénouant, le concile peut en venir à la question de l’hérésie qui la menace. Il le fera d’abord en revenant sur la personne et l’œuvre de John Wyclif. Bien que lui-même et ses écrits fussent déjà condamnés par diverses instances, le concile a estimé qu’il était de son devoir de se prononcer sur ce cas, et de frapper fort ! Le 5 mai, l’assemblée condamne 305 articles de Wyclif (!). Il s’ensuit que tous les livres qui demeurent devront être brûlés et que le corps de l’ancien professeur devra être déterré et ses restes dispersés.

En ce qui concerne Huss, contrairement à ce qu’il espérait, il n’était pas dans l’intention du concile de l’entendre longuement, et encore moins de le laisser développer sa pensée dans un ou plusieurs sermons. L’instruction pouvait avoir lieu sur la base de ses écrits et des témoins (à charge !). Autrement dit, sa comparution ne devait avoir lieu que lorsque le dossier serait bien ficelé. En définitive, la seule chose importante qui était attendue de cette rencontre avec Huss, c’était son éventuelle abjuration, la conviction d’hérésie étant déjà établie.

Cependant, la noblesse de Bohême, déjà remontée par le parjure de Sigismond, demanda instamment que le concile donne à Jean Huss la possibilité d’exprimer librement et complètement ses vues. Pour ne pas envenimer encore les relations, le concile céda sur la forme et consacra trois séances en présence de l’accusé. Mais c’est beaucoup dire qu’il put y formuler librement sa pensée. Le 5 juin, lors de la première comparution, ce fut un tel défoulement, un tel tohu-bohu, que Huss ne pouvait même pas se faire entendre. La séance fut abrégée car, à l’évidence, il était impossible d’en tirer quelque chose de constructif, dans un sens ou dans l’autre. Les deux séances suivantes, les 7 et 8 juin, seront plus disciplinées. Dans la seconde en particulier, Huss a pu bénéficier d’un certain temps pour pouvoir s’expliquer sur deux points sensibles : le statut du prêtre indigne et la présence du corps du Christ dans l’eucharistie. Malheureusement, le lendemain, on le somme de répondre très brièvement aux questions qui lui seront posées. Dans ces conditions, on comprend bien que toute nuance devient impossible. À la fin, il lui est signifié à nouveau qu’il doit abjurer ses erreurs s’il veut éviter les flammes du bûcher. Huss restera ferme, ne pouvant renier, d’une part, des propos qu’on lui attribue mais qu’il n’a jamais tenus15 et, d’autre part, des enseignements qu’il a professés mais dont il demeure convaincu qu’ils sont dans la droite ligne de la foi catholique.

Jean Huss sera donc jugé coupable d’hérésie. Le 23 juin, tous ses livres sont condamnés à être brûlés. Le 6 juillet, après une cérémonie dans laquelle sont prononcés l’acte d’accusation, la sentence et une solennelle mise hors de l’Église, il est immédiatement conduit au lieu du supplice.

d) Les véritables points litigieux

Au cours de ce résumé historique, certaines positions théologiques de Jean Huss ont été évoquées. Il convient maintenant de rassembler les éléments épars et d’essayer ainsi de mettre en lumière les véritables points de rupture avec la doctrine officielle de l’Église. Pour ce faire, il faut d’abord écarter les accusations fantaisistes qui n’ont été écoutées à Constance qu’en raison d’une volonté préétablie d’en finir avec cet agitateur tchèque. On doit reconnaître ensuite qu’en ce qui concerne les dogmes des quatre premiers conciles, au sujet de la nature de Dieu et de celle du Fils incarné – et comme ce sera le cas chez les réformateurs du xvie siècle –, Jean Huss se révèle parfaitement orthodoxe. Il confesse la Trinité comme elle a été définie à Nicée et Constantinople et la double nature du Christ selon l’enseignement des conciles d’Éphèse et de Chalcédoine. Il croit également à la vérité des Saintes Écritures, sans pour autant rejeter certaines croyances traditionnelles qui manquent de fondement scripturaire, comme le purgatoire ou l’Assomption de Marie. Rappelons également que si ses attaques ont été souvent sévères envers le clergé, elles visaient avant tout des comportements qu’il jugeait scandaleux, mais elles ne mettaient pas en question l’institution elle-même. Au contraire de Wyclif – et bien que, comme lui, il osât qualifier le pape d’antichrist – Huss resta persuadé que le droit ecclésiastique était une bonne chose et que l’Église romaine pouvait à juste titre se dire universelle.

Mais, il faut le reconnaître, il est souvent difficile de mettre au clair très précisément sa pensée sur tel ou tel sujet, car, selon les circonstances, son discours peut être assez différent. Dans quelques cas, on peut même se demander si sa volonté de toujours s’affirmer bon catholique ne l’amène pas à trahir certaines affirmations qu’il a pu énoncer ou écrire lorsqu’il endossait devant le peuple le costume de leader de la contestation. Cette tension est très sensible si l’on prend comme base le fameux « Traité des six erreurs » qu’il afficha à Prague en 1413. La première sentence concerne l’eucharistie et dénonce l’idée que le prêtre à l’autel créerait le corps de Christ. En la lisant, on semble y retrouver la position de Wyclif. C’est d’ailleurs bien ainsi que les pères du concile ont compris la chose : Huss reprendrait à son compte la grave hérésie enseignée par l’ancien professeur d’Oxford. Mais, tout au long de son procès, que ce soit dans les interrogatoires en prison ou bien devant la grande assemblée conciliaire, Huss eut sans cesse à cœur de se démarquer de cette réputation. Lors de sa deuxième comparution et lorsqu’il put s’exprimer sur le sujet, il va le faire en utilisant le langage même du concile du Latran de 1215 : il reconnaît que, lors de sa consécration, le pain disparaît, « transsubstantié » dans le corps du Christ. Surpris, un membre du concile demande confirmation : « Voulez-vous dire que le corps du Christ est là, totalement, réellement et de façon multipliable ? » La réponse est sans ambiguïté : « Vraiment, réellement et totalement ; le corps du Christ est dans le sacrement de l’autel, ce corps né de la Vierge Marie, qui a souffert, est mort, est ressuscité et se tient à le droite du Père. » Comme le dit Jean Puyo : « Jan Hus pouvait-il être plus orthodoxe ? » Et on comprend la prudence d’André Vauchez lorsqu’il écrit, à propos de l’ensemble de l’œuvre de Huss, que ce dernier est « probablement » plus orthodoxe que Wyclif !

Mais là où, indubitablement, la pensée de Jean Huss s’affirme régulièrement et se révèle problématique pour Rome, c’est en ce qui concerne la doctrine de l’Église. Quand bien même son attitude a été dans l’ensemble respectueuse vis-à-vis de la hiérarchie de l’Église, quand bien même il n’aurait jamais adopté la vision wyclifite de la soumission complète de l’Église visible à l’Église invisible, il n’empêche que de nombreux indices indiquent une ecclésiologie différente de celle qui a été mise en forme avec saint Augustin et durant tout le Moyen Âge. Plusieurs postulats annonçaient une nouvelle façon de voir les choses, une façon incompatible, et même dangereuse, pour le système romain.

D’abord, et dans la ligne de la mystique christocentrique de la via moderna, colportée notamment par les Frères de la vie commune, Huss considère que la relation du croyant au Christ ne dépend plus exclusivement de la médiation de l’Église. Elle se vit et s’exprime aussi dans une démarche personnelle et intérieure. Ainsi, pour le pardon des péchés, il croit beaucoup plus à la valeur de la repentance sincère qu’à l’efficacité des indulgences. De même, il ose séparer l’absolution qui vient de Dieu de l’acte liturgique opéré par les clercs. Il le dit sans détour :

Que chacun, quel qu’il puisse être, pape, évêque ou n’importe quel autre prêtre, proclame : homme, je pardonne tes péchés, je te délivre de tes péchés et de toutes les souffrances de l’enfer, c’est une clameur vide et vaine. Elle ne confère rien si Dieu ne pardonne lui-même au pécheur qui renie ses péchés de tout son cœur16.

La portée d’une telle attitude est considérable. Elle signifie que l’autorité ecclésiastique ne tient pas dans ses mains la destinée éternelle des croyants17. L’Église est dépossédée de son pouvoir des clés, tant en ce qui concerne le salut que la damnation. Ceci est d’ailleurs nettement appuyé dans le « Traité des six erreurs » puisque la troisième sentence rejette le prétendu pouvoir des prêtres de remettre les péchés et leur châtiment, tandis que la sixième rejette le trop célèbre pouvoir d’excommunier.

Une des conséquences de ceci – que Huss a pleinement assumée –, c’est la minimisation de la distance qui sépare les clercs des laïcs. En définitive, l’autorité ultime dans l’Église étant le Christ, et la hiérarchie n’étant pas propriétaire exclusive du lien au Christ, il n’est pas naturel que le clergé seul soit juge de tout et ne soit lui-même jugé par personne. Les laïcs doivent au contraire être intégrés dans la marche de l’Église, non pas comme un simple troupeau que l’on conduit, mais comme membres à part entière du corps de Christ. Jean Huss, quand il prêchait à la chapelle de Bethléem, aimait interpeller ses auditeurs et leur demander leur avis ! Il fut constamment celui qui rendit au peuple chrétien un droit à la parole. Plus encore, il avait la conviction que les autorités civiles avaient le devoir de mettre de l’ordre dans l’Église, c’est-à-dire de sanctionner éventuellement les clercs qui se comportaient mal18.

Et puis, cet appel direct au Christ, cette capacité à « entendre » la voix de Dieu indépendamment de la médiation de l’Église va avec un mouvement de fond de la pensée occidentale de cette époque, à savoir une affirmation de plus en plus forte de la personne individuelle ; on parlera de l’émergence du « moi ». Ce n’est pas à dire que celui-ci n’existait pas dans les temps anciens. La conscience de soi en tant que personne unique fait partie de la nature humaine. D’autre part, le message de l’Évangile met particulièrement en évidence la valeur de la personne individuelle puisqu’il s’adresse au cœur et invite à des décisions personnelles. Néanmoins, il est vrai que l’Église, en construisant puis en imposant une uniformisation du croire, a pour longtemps renvoyé les questions religieuses du domaine du choix personnel à l’adhésion simple au discours dominant. Remarquons que cela n’est pas allé sans contestation. L’« hérésie » n’a pas attendu le xive siècle pour se manifester. Or, l’hérétique, c’est justement celui qui oppose un choix individuel face à une identité religieuse collective et instituée. Mais ce qui est en train de changer, c’est le poids respectif des deux instances, collective et individuelle. Jean Huss ne veut pas contester le droit de l’Église à dire le contenu de la foi ; il n’est pas à proprement parler un rebelle, mais il ne peut plus accepter le simple argument d’autorité. Tout au long de son procès, il explique à ses adversaires qu’il est disposé à revoir ses positions si on lui donne de bonnes raisons pour cela. Dans son œuvre majeure, le De Ecclesia, il écrit : « Qui peut interdire à un homme de juger selon sa raison ? » Ainsi, après avoir été dépossédée de son privilège des clés en ce qui concerne l’administration de la grâce, l’Église l’est également en ce qui concerne l’énoncé de la vérité. Son autorité en cette matière s’arrête aux portes de la conscience. Autrement dit, le discours de l’Église n’est pas nécessairement infaillible ; la conscience peut exiger de lui qu’il présente ses lettres de créance.

Dès lors se pose la question : sur quelle base la conscience peut-elle reconnaître la voie juste si celle-ci n’est pas nécessairement présente dans le discours de l’Église ? Comme on l’a vu dans la citation précédente, Huss invoque la raison. Mais celle-ci ne constitue pas une norme pour la foi. Elle est seulement un moyen d’enquête. Elle est utile et nécessaire, mais elle ne saurait à elle seule être le guide qui conduit à la vérité. Car la vérité, Huss en est persuadé, gît en la révélation de Dieu, c’est-à-dire en définitive dans les Saintes Écritures. Jean Huss, très clairement, est un des premiers à énoncer ce qu’on appellera plus tard « la méthode d’examen », c’est-à-dire le droit et le devoir pour tout chrétien de tester l’enseignement de l’Église à la lumière de la Bible. Après la publication pontificale annonçant la vente d’indulgences en Bohême (1412), Huss s’exprime ainsi :

C’est pourquoi un disciple du Christ doit examiner de près les bulles papales, et si elles sont conformes aux lois du Christ, ne s’opposer à elles en aucune manière. Mais si elles sont contraires aux lois du Christ, il doit se joindre au Christ lui-même pour les combattre. […] L’Écriture Sainte est la loi du Christ, c’est pourquoi rien ne doit y être ajouté ou retranché, car la loi du Christ suffit ; seule elle peut conduire et gouverner l’Église militante19.

On reconnaîtra, notamment dans la dernière phrase, le fameux sola Scriptura, un des deux principes fondateurs de la Réforme du xvie siècle. Bien entendu, pour lui, il s’agit surtout de faire entendre « la loi du Christ » dans ce qui constitue son actualité, c’est-à-dire par rapport aux décisions et aux comportements de l’Église de son temps. Il n’y a pas encore une volonté de confronter l’ensemble de la Tradition avec l’enseignement de l’Écriture. Néanmoins, affirmer que l’Écriture Sainte « seule peut conduire et gouverner l’Église militante » ouvre bien sûr la porte à une critique des croyances et des usages établis par la Tradition. Sans trop s’avancer sur cette voie, Huss a cependant posé quelques jalons significatifs. Le plus symbolique d’entre eux est sans nul doute la restitution de la coupe (ou du calice) aux laïcs. Depuis deux siècles déjà, la coutume s’était établie que seul le prêtre devait avoir accès au calice, le peuple devant se contenter de recevoir l’hostie. Or, en plusieurs chapelles et églises de Bohême, Huss avait réussi à rendre la coupe au fidèle. Le concile de Constance le lui reprocha et qualifia cette initiative d’« hérétique ». « Quelle folie, répond Huss dans une de ses lettres, de condamner comme une hérésie l’Évangile du Christ, les épîtres de saint Paul, les actions du Christ, de ses apôtres et de ses saints. »20

Après la mort de Huss, la communion sous les deux espèces devint l’emblème du mouvement hussite. Un héritage que la Réforme, unanimement, reprit à son compte.

CONCLUSION : DE JEAN HUSS À MARTIN LUTHER

Indéniablement, avec les Vaudois, avec Wyclif et d’autres, Jean Huss a été un précurseur du grand mouvement réformateur qui va se déployer au xvie siècle. Des ressemblances étonnantes peuvent d’ailleurs être relevées entre le parcours de Huss et celui de Martin Luther.

On remarquera d’abord que tous deux sont nés et ont grandi dans le cadre du Saint-Empire, et tous deux ont été des figures d’une revendication nationale, identitaire. Huss a largement contribué à faire émerger la conscience d’une appartenance à la nation tchèque – face à l’Allemagne et face à Rome –, tandis que Luther s’est vu lui-même comme un prophète de la nation allemande, face à l’hégémonie de Rome. Tous deux ont d’ailleurs contribué à l’émancipation de leur langue, Huss travaillant sur l’écriture tchèque et Luther magnifiant l’allemand par ses écrits théologiques, et surtout par sa remarquable traduction de la Bible.

Tous deux furent des universitaires confrontés à un même contexte global : d’une part, la domination de l’érudition scolastique dont ils ont cherché à se dégager ; et, d’autre part, une Église catholique qui n’a rien appris en un siècle et qui continue, à l’époque de Luther, de créer scandales sur scandales par le comportement de ses autorités, les guerres du pape, et ainsi de suite. D’ailleurs, on va les voir, à un moment clé de leur vie, face au problème posé par la publication des indulgences. Celle de 1517 sera l’étincelle qui allumera le feu de la Réforme, mais celle de 1412 avait déjà provoqué une indignation aussi vive, non seulement chez Huss, mais aussi dans une bonne partie de la population de Bohême. Le rejet fut si passionnel que des étudiants de l’université de Prague brûlèrent publiquement la bulle papale qui contenait (entre autres) la promulgation de cette indulgence. L’épisode peut rappeler le geste de Luther brûlant, en 1520, la bulle qui condamnait tous ses écrits.

Et ce qui frappe sans doute le plus, quand on met en parallèle l’histoire de ces deux hommes, c’est la convocation de Luther à la diète de Worms. En effet, cet épisode évoque immédiatement la convocation de Huss à Constance. Certes, à Worms, il ne s’agit pas d’un concile, mais l’objectif poursuivi par les autorités ecclésiastiques est le même : il s’agit d’enrayer au plus vite un mouvement de contestation, soit en obtenant une abjuration, soit en éliminant physiquement son leader. Luther, qui était déjà excommunié (comme Huss), reçut de l’empereur Charles Quint un sauf-conduit qui devait assurer sa sécurité lors de son voyage et pendant la diète. À l’époque déjà, les ressemblances avec l’histoire tragique de Huss venaient à l’esprit. Devant ses amis qui lui déconseillaient de se rendre à Worms, Luther eut ce mot : « Oui, j’irai à Worms même s’il y avait autant de diables que de tuiles sur les toits. On a pu brûler Jean Huss, on n’a pas pu brûler la vérité. » L’empereur, lui aussi, avait en mémoire les événements de Constance. Alors que certains prélats lui conseillaient vivement de lever la protection qu’il accordait à Luther par son sauf-conduit, il leur répondit : « Je ne veux pas avoir à rougir comme mon prédécesseur Sigismond. » Comme quoi, le martyre de Huss a sans doute été la chance de Luther.

Mais au-delà des comparaisons historiques, il est intéressant de relever également les avancées majeures dans la pensée théologique de Huss, qui préfigurent la doctrine et la spiritualité de la Réforme du xvie siècle.

Il faut noter d’emblée ce rapport direct au Christ, si cher à Luther, cette revendication des droits de la conscience et finalement, comme nous l’avons vu, la définition d’une autorité ultime qui n’est plus celle de l’Église, mais celle de l’Écriture. En ces domaines, il est facile de constater la grande proximité de pensée.

En ce qui concerne l’Église, la réflexion de Huss n’est sûrement pas achevée, mais c’est dans sa recherche même qu’on peut y discerner une attente à laquelle semble répondre la doctrine de l’alliance développée plus tard en milieu réformé. En effet, entre la position de Wyclif – dont on peut dire qu’elle préfigure l’ecclésiologie anabaptiste – et l’enseignement catholique romain, Huss s’avance en direction d’une troisième voie. Il ne s’agit pas pour lui de rejeter d’emblée l’Église historique, l’Église institutionnelle avec ses prérogatives, mais il ne s’agit pas non plus de la confondre avec le peuple des élus que Dieu seul connaît. La doctrine de l’alliance de grâce permettra de poser les bases de cette troisième voie. En somme, l’ecclésiologie réformée va rendre manifestes les intuitions de Jean Huss. En outre, sa revalorisation du laïcat sera reprise pleinement par Luther, à qui l’on doit l’affirmation du sacerdoce de tous les croyants, et donc la fin de l’institution sacerdotale en tant que médiation entre Dieu et les hommes.

Tous ces éléments rassemblés confirment l’impression première : oui, il y a bien une filiation entre l’œuvre de Jean Huss et la Réforme du xvie siècle. Martin Luther l’a lui-même affirmé en disant : « Nous sommes tous hussites sans le savoir. » Et, cependant, il faudra rendre au réformateur de Wittemberg la paternité d’une découverte théologique de premier plan, sans laquelle le mouvement de la Réforme n’aurait sûrement pas eu l’ampleur qui fut le sien. Cette découverte, Jean Huss ne l’avait pas initiée, ni même pressentie. Il s’agit de la doctrine du salut par la seule grâce de Dieu, et par le moyen de la foi seule (sola gratia, sola fide). Chez Huss, comme dans toute l’Église médiévale, et aussi au sein des autres mouvements que l’on qualifie de préréformateurs, la grâce n’est jamais le pivot de la relation de l’homme à Dieu. Elle n’est qu’une aide et une consolation dans un système qui reste profondément légaliste, c’est-à-dire dans la logique du donnant-donnant. Martin Luther va faire éclater tout cela ! Ce qui va faire la puissance de sa pensée, c’est la (re)découverte de cet Évangile de grâce qui désormais n’est plus confondu avec la loi. Luther redécouvre la glorieuse liberté des enfants de Dieu. À l’évidence, tel n’était pas le langage de Huss. Très significative est sa dernière lettre rédigée en prison. Alors qu’il se prépare à l’ultime sacrifice, il écrit ces mots : « J’ai écrit cette lettre dans l’attente de ma condamnation à mort, en prison, dans les chaînes que je souffre, je l’espère, pour la loi divine. »21

Nul doute que, dans des circonstances similaires, Luther ne se serait pas exprimé de cette manière. Faut-il voir dans cette obscurité qui demeurait en Huss les raisons profondes qui ont limité l’impact de son action ? Luther n’a-t-il pas embrasé l’Europe justement parce qu’il a ouvert d’une manière radicalement nouvelle le chemin vers Dieu ? Ce serait excessif de l’affirmer. Entre les deux hommes, il y a l’espace d’un siècle durant lequel les mentalités ont pu évoluer, il y a eu les progrès de l’humanisme, il y a eu Érasme. Cependant, une lecture chrétienne de l’histoire ne nous interdit pas de penser que l’action de l’Esprit Saint aura été d’autant plus sensible que l’Évangile aura été à nouveau proclamé dans sa pureté.

Pour terminer, j’aimerais rassembler ces deux belles figures de l’histoire de l’Église qu’ont été Jean Huss et Martin Luther, en soulignant combien ils ont été des passionnés de la vérité. Ils l’ont désirée, ils l’ont recherchée, ils ont voulu la déterrer là où elle avait été ensevelie par des siècles de traditions humaines. Elle a été le point de mire qui ne les a pas quittés dans les pires moments de la tourmente. Elle fut pour eux un appel si pressent qu’aucune autre considération ne put infléchir la ligne de leur combat, quitte à y laisser la vie. En 1410, alors que la situation à Prague devient très difficile, alors que Huss est interdit de prêche, il brave néanmoins l’interdiction et prononce ces paroles remarquables :

Afin que, par mon silence, je ne puisse m’exposer au reproche d’avoir abandonné la vérité pour un morceau de pain ou par peur des hommes, je défendrai jusqu’à la mort la vérité que Dieu m’a confiée, spécialement la vérité des Saintes Écritures. Je sais que la vérité demeure, qu’elle est forte et qu’elle gardera la victoire d’éternité en éternité22.

De son côté, Luther introduit ses fameuses 95 thèses par ces quelques mots : « Par amour pour la vérité et dans le but de la préciser, les thèses suivantes seront soutenues à Wittemberg […]. »

Si Christ lui-même est venu dans le monde « pour rendre témoignage à la vérité »23, reconnaissons que ces deux témoins ont été d’admirables suiveurs de leur Maître. Aujourd’hui, où cette notion évoque peut-être plus de questions que de passion, c’est l’essence même du combat et du sacrifice de Jean Huss qui est perpétuée par la devise pleine d’espérance de la République tchèque : « La vérité vainc. » Et s’il nous fallait définir ce qui est au cœur de toute vraie réforme de l’Église, il serait juste de dire qu’il s’agit d’une avancée du peuple de Dieu dans la voie de la vérité. En ce sens précis également, Jean Huss mérite bien le titre de réformateur d’avant la Réforme.


  1. Daniel Bergèse est pasteur retraité et chargé de cours d’histoire et de théologie systématique à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.↩

  2. J’utilise ici l’orthographe francisée. On trouve fréquemment la version originelle tchèque « Jan Hus ».↩

  3. Exécuté en 1498.↩

  4. Parmi la documentation consultée, voir le passionnant livre de P. Roubiczek et J. Kalmer, Jean Hus, guerrier de Dieu, Delachaux et Niestlé, 1951.↩

  5. Les États acceptaient de moins en moins la sujétion fiscale de Rome. En 1365, l’Angleterre refuse de payer des redevances au pape. John Wyclif, alors porte-parole du Parlement, donna les fondements juridiques de ce refus.↩

  6. Et encore, le peuple ne devait pas savoir qu’en ce xive siècle les sommes affectées à la guerre dépassaient fréquemment 60% des recettes !↩

  7. « Nous n’avons pas reçu pouvoir de retrancher de cette vie par le glaive séculier ceux que notre créateur et rédempteur veut laisser vivre afin qu’ils s’arrachent aux embûches du démon […]. Ceux qui aujourd’hui sont nos adversaires dans la voie du Seigneur peuvent, avec la grâce de Dieu, devenir nos supérieurs dans la céleste patrie […]. Nous que l’on dit évêques, nous avons reçu l’onction du Seigneur, non pour donner la mort mais pour apporter la vie. » Cité dans Jean Comby, Pour lire l’histoire de l’Église, Cerf, Paris, 1984, tome I, p. 173.↩

  8. Sigismond avait bien compris que s’il parvenait à ramener l’Église dans une situation normale son trône impérial serait solidement établi.↩

  9. En effet, tout en s’insurgeant contre les abus du clergé en matière de revenus, il a lui-même collectionné les bénéfices et prébende tout au long de sa vie.↩

  10. Jean Puyo, Jan Hus, Desclée de Brouwer, Paris, 1998, p. 58-59.↩

  11. À la demande du roi Venceslas, qui cherchait l’apaisement avec Rome.↩

  12. L’interdit comporte, entre autres, une sorte de grève des clercs. Les services religieux, mariages, baptêmes, enterrements ne sont plus assurés.↩

  13. Rappelons que le cardinal Giuseppe Roncalli, devenu le pape Jean XXIII du xxe siècle, a voulu effacer de la mémoire ce prédécesseur – considéré aujourd’hui par l’Église catholique comme un antipape – en reprenant son nom et son numéro.↩

  14. Dans des conditions parfois très dures où il faillit perdre la vie.↩

  15. Certains étaient carrément aberrants : on lui reprocha, par exemple, d’avoir prétendu être la quatrième personne de la Trinité ! Malgré le caractère invraisemblable d’une telle accusation, celle-ci fut retenue contre lui et mentionnée lors de la condamnation solennelle du 6 juillet.↩

  16. Cité in Roubiczek et Kalmer, Jean Hus, guerrier de Dieu, Delachaux et Niestlé, 1951, p. 120. C’est moi qui souligne.↩

  17. Au grand dam des membres du concile, Jean Huss affirma qu’à son avis, et malgré les multiples condamnations prononcées contre lui, John Wyclif était au ciel avec les « bienheureux ».↩

  18. Il nia ce point dans sa déclaration de foi officielle du 1er septembre 1411. Mais ce texte, trop politique, ne peut guère donner le change. Le mouvement hussite, par la suite, restera fermement attaché à cet usage puisqu’il figure dans les « quatre articles de Prague ».↩

  19. Cité in Roubiczek et Kalmer, op. cit, p. 123.↩

  20. Ibid., p. 204.↩

  21. Cité in Jean Puyo, op. cit, p. 154. C’est moi qui souligne.↩

  22. Cité in Roubiczek et Kalmer, op. cit., p. 99.↩

  23. Jean 18.37.↩

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Faiblesse et force de la prédication http://larevuereformee.net/articlerr/n267/faiblesse-et-force-de-la-predication Sat, 03 May 2014 20:03:55 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=863 Continuer la lecture ]]> Faiblesse et force de la prédication

Daniel BERGÈSE*

« Mes brebis écoutent ma voix, je les connais et elles me suivent (…)
personne ne les arrachera de ma main. »
(Jean 10.27-30 ; Actes 13.14 et 43-48 ; Apocalypse 7.9-17)

 

Cette affirmation du Seigneur arrive peu après la parabole du berger et des brebis, où le Christ, venu pour sauver son peuple, se compare à un berger s’approchant de l’enclos et appelant les brebis qui lui appartiennent. Ses brebis, alors, écoutent sa voix, reconnaissent celle de leur maître et sortent de l’enclos. Ensuite, le berger conduit son troupeau vers les sources d’eau vive et les bons pâturages.

Cette illustration de la manière avec laquelle Dieu vient sauver les hommes, chercher son peuple, est intéressante à plus d’un point de vue :

  • On pourrait réfléchir sur le thème de cette sortie nécessaire. Etre sauvé, c’est sortir de l’enclos/bergerie, c’est changer d’horizon !
  • On pourrait, également, s’attarder avec profit sur la question de savoir si les brebis du Seigneur le sont déjà avant l’appel… ou si c’est leur réponse à l’appel qui les fait devenir, à cet instant même, brebis du Seigneur.

Mais ce qui m’a frappé tout particulièrement et ce que j’aimerais développer ce matin, c’est la faiblesse apparente des moyens utilisés par le Christ pour opérer ce tri fondamental et amener à lui le peuple qu’il a choisi/que le Père a choisi. « Mes brebis écoutent ma voix (…) et elles me suivent. » C’est tout !

C’est seulement à la voix du maître que s’opère ce tri (ce jugement dans le langage de l’évangile de Jean). Au fond, tout se joue à l’écoute d’une parole… et pas plus.Me vient alors en mémoire ce verset de l’épître de Paul aux Corinthiens : « Il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. »

Quand on compare, par exemple, les moyens extraordinaires que Dieu a utilisés pour sortir son peuple d’Egypte… on est frappé par la différence ! Cette comparaison peut être faite à juste titre car, de part et d’autre, il s’agit de l’intervention de Dieu venant appeler son peuple, afin qu’il sorte d’un lieu où il est en quelque sorte retenu prisonnier (la bergerie/l’Egypte), pour être conduit sur des chemins de liberté, vers un salut, un monde nouveau.

En effet, comme chacun le sait, la Pâque juive préfigure la Pâques chrétienne, cette grande libération, ce grand départ, ce passage vers la vie du monde à venir. Mais d’un côté on a toute une série de miracles fabuleux (les dix plaies) – miracles nécessaires pour casser l’entêtement du pharaon – puis, finalement, le très célèbre retrait de la mer Rouge qui sauve in extremis les Israélites de l’armée égyptienne… Et, de l’autre, on a simplement cette (douce) image du berger se présentant à la porte de l’enclos et appelant son troupeau. Quelle disproportion, n’est-ce pas ? Le Christ compte sur sa seule voix, sur sa seule parole, pour obtenir un résultat semblable à celui de la sortie d’Egypte !

Et encore faut-il ajouter – ce qui d’un point de vue de pure sagesse humaine va encore fragiliser le système – que le Christ ressuscité va laisser le soin à ses disciples de porter sa parole et de faire cet appel en son nom ! Déjà, on pouvait se demander si la voix du Christ allait être entendue au sein des multiples paroles humaines, si elle allait franchir tous les obstacles de la communication ? A combien plus forte raison peut-on émettre des doutes lorsqu’il s’agira de la voix du Christ à travers les disciples !

Et pourtant, nous sommes confrontés à cette tranquille assurance de Jésus : « Mes brebis écoutent ma voix, je les connais, et elles me suivent. » A cette tranquille assurance correspond, dans les faits, un événement tel que celui qui nous est raconté en Actes 13.

En effet, nous avons là un récit qui montre bien, dans une situation donnée, le caractère attractif de la Parole du Seigneur.

Paul et Barnabas arrivent à Antioche de Pisidie, une ville qui n’a jamais encore entendu le moindre bout d’Evangile. Les deux envoyés se rendent immédiatement à la synagogue (Paul, jusque-là, considère que les Juifs ont une priorité pour recevoir l’Evangile), et là, à la synagogue, ils annoncent la grâce de Dieu et le pardon des péchés en Jésus-Christ.Dès le premier sabbat, le message commence à porter du fruit, puisque plusieurs Juifs acceptent/croient à la parole des apôtres. Et, la semaine suivante, grâce sans doute à l’efficacité du « téléphone antiochien », c’est presque toute la population de la ville (majoritairement non juive) qui se trouve rassemblée pour écouter Paul et Barnabas.

C’est extraordinaire ! Il y a déjà là un miracle. Il ne s’agit pas d’une action spectaculaire sur les forces de la nature, mais d’une action dans les cœurs, dans les esprits de cette population. Quelque chose les attire. Alors ils se rassemblent. Tous n’ont pas les mêmes motifs, comme cela peut apparaître dans la suite du texte… Les uns, sans doute, veulent surtout s’informer ; d’autres, aux échos qu’ils ont eus dans la semaine, ont un cœur déjà ouvert ; mais d’autres, c’est certain, viennent pour s’opposer.

Et le tri se fait entre ceux qui rejettent le message de l’Evangile – avec violence ou par indifférence – et ceux qui se convertissent ; ceux qui saisissent à ce moment-là le salut qui leur est proposé. Et, surprise : la plupart ne sont pas Juifs !

Et cela aussi est extraordinaire ! Cela veut dire que l’appel du Christ va franchir les barrières raciales/culturelles, qui d’habitude sont un frein considérable à la communication. Ces hommes de culture grecque et païenne se sentent immédiatement concernés par le discours de ces deux Juifs pétris d’Ancien Testament. Ils comprennent fort bien, et répondent à l’appel du Christ. Cette situation saute aux yeux de Paul, qui en tire une conséquence importante pour son ministère : « Nous irons maintenant vers ceux qui ne sont pas Juifs. »

Et, en ce jour, nous dit encore le livre des Actes : « Tous ceux qui étaient destinés à la vie éternelle devinrent croyants. » Autrement dit, cette méthode apparemment si fragile, si aléatoire, qu’est la prédication a parfaitement fonctionné ici. « Mes brebis écoutent ma voix, je les connais, et elles me suivent. »

Ainsi, lorsque Jean contemple, dans ses visions apocalyptiques, la multitude de ceux qui ont accueilli le Christ dans leur vie, c’est-à-dire ceux qui ont la robe blanche de la purification et la branche de palmier de la victoire dans les mains… il constate qu’il y a, dans cette foule, des gens originaires de toutes les nations. Cela signifie que cette parole de l’Evangile, porteuse du salut en Jésus-Christ, a parcouru toute la terre, qu’elle a été véhiculée par des centaines, des milliers, de bouches différentes, qu’elle a été exposée à tous les vents des idéologies et des philosophies, et que, parvenue au bout du monde, des siècles et des siècles plus tard, lorsqu’elle a été prononcée… au moment où elle a été prononcée, elle a encore et à nouveau, comme au premier jour, attiré les brebis du Seigneur !

Et ceux qui étaient destinés à la vie éternelle ont été, à leur tour, sauvés, et ils ont rejoint la foule des rachetés.

Voilà donc, à la fin de l’histoire, le résultat de ce travail de l’Evangile dans le monde, travail de la Parole de Dieu. C’est un résultat encore plus spectaculaire que celui qui a suivi la libération d’Egypte : il y avait alors 600 000 Hébreux libérés de l’esclavage… Jean, dans sa vision, avoue que la foule qu’il contemple est tellement immense que personne ne peut s’essayer à la dénombrer !

Ainsi, que ce soit par l’exemple d’Antioche, que ce soit grâce à la vision de l’Apocalypse, nous pouvons (devons) être rassurés et convaincus : cette méthode apparemment si faible que le Christ utilise pour constituer son peuple va parvenir exactement au résultat attendu… et, au bout du chemin, il n’y aura pas de laissé-pour-compte de la communication, c’est-à-dire de perdus qui seraient perdus parce qu’on leur aurait mal expliqué… parce qu’ils n’avaient pas bien compris… parce qu’on ne leur aurait pas parlé au bon moment…

Toutes les brebis du Seigneur entendront l’appel du Maître, reconnaîtront sa voix et hériteront la vie éternelle. Il n’y a pas d’aléatoire. Le salut d’un homme n’est pas lié à une question de qualité de communication ! Ou, peut-être, tout en admettant qu’il faut bien certaines conditions pour que cet appel soit entendu et reçu… il nous faut affirmer, en même temps, que Dieu, dans sa souveraineté, réunira ces conditions, d’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre, pour chacune des brebis du Seigneur !

C’est bien ce qu’il nous faut comprendre, en effet, lorsque le Christ ajoute : « Mon Père, qui me les a données, est plus grand que tous. » Il est donc bien au-dessus de tous les obstacles circonstanciels qui freineraient l’efficace d’une communication. Là réside d’ailleurs la secrète force du ministère de Jésus lui-même.

  • Il n’avait pas la puissance et l’argent d’Hérode pour impressionner les foules.
  • Il n’avait pas les légions de Rome à son service.
  • Il n’était pas sorti de milieux aristocratiques, n’avait pas d’appui dans les cercles politiques, ni de recommandation des autorités religieuses…

Certes, il y avait ses actes, ses miracles, ses signes qui venaient confirmer sa parole… mais n’imaginons pas le souverain berger comme un prestidigitateur qui ferait sortir ses brebis en les fascinant par des prodiges et en les conduisant à la baguette… magique… sur les chemins de la vie !

Cette présentation-là de Jésus et de son autorité ne correspond pas à ce que nous enseignent les évangiles. Jésus n’a jamais compris les miracles autrement que comme des paroles en actes. Et s’il est arrivé, et c’était inévitable, que ces manifestations de puissance suscitent une certaine popularité, Jésus ne s’est jamais fié à ces « suiveurs de miracles » dont il savait pertinemment qu’ils l’abandonneraient aussi vite qu’ils étaient venus vers lui.

… Mais les vraies brebis du Seigneur entendront sa voix… elles sortiront… et rien ne pourra les en empêcher, car le Père veille. Plus même : le Père attire à Jésus tous ceux qui sont destinés à la vie éternelle. Ainsi s’explique la tranquille assurance de notre Seigneur.

Qu’avons-nous pour convaincre le monde de l’excellence de notre foi ? Peu de choses… mais le Seigneur nous a donné sa Parole… alors ayons cette même tranquille assurance : grâce à cette Parole, le Père attirera lui-même ceux qui sont destinés à la vie éternelle.

Amen.


* D. Bergèse est pasteur de l’Union nationale des Eglises Protestantes Réformées Evangéliques de France à Plan-de-Cuques (13). Prédication du dimanche 22 mai 2011 à Montauban.

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Le combat des réformés évangéliques au XXe siècle http://larevuereformee.net/articlerr/n262/lecombatevangeliquexxsiecle Sun, 24 Feb 2013 21:13:45 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=821 Continuer la lecture ]]> Le combat des réformés évangéliques
au XXe siècle

Daniel BERGÈSE*

Plusieurs achoppent sur cette notion de « combat » ! Les divisions du christianisme ne sont-elles pas assez criantes pour encore ranimer le feu des débats interecclésiastiques ? Au temps de l’apaisement, n’est-il pas malvenu de réveiller les tensions du passé ? Je comprends l’inquiétude. Et cependant, la paix devrait-elle être au prix du relativisme en matière d’option théologique ? Car si le Christ a vaincu le monde et si, à notre tour, nous pouvons entrer dans cette victoire, c’est uniquement par notre foi (1 Jean 5.4). Or la foi n’est pas seulement un élan du cœur, elle est aussi la démarche par laquelle j’adhère à une nouvelle vision du monde révélée par le Christ et sa Parole. Et c’est bien là, dans cette appropriation du message biblique, que se situe en premier lieu « le beau combat de la foi » (1 Timothée 6.12). Il y a, et il y aura toujours, un combat de la foi qui se traduit par un effort de discernement entre le véritable Esprit du Christ et les autres esprits (1 Jean 4.1), entre le véritable Evangile et les faux évangiles (Galates 1.6-9).

On peut ne pas être d’accord avec les options prises par les protestants de sensibilité réformée évangélique (ou réformée confessante)[1], mais il est important de considérer leur combat dans la perspective qui vient d’être évoquée, avec le sérieux qu’il mérite. C’est un « beau » combat, car c’est un combat spirituel dont l’enjeu est le salut, maintenant et pour l’éternité. C’est aussi un combat délicat, car les faux évangiles et les esprits d’égarement circulent, non seulement dans le monde, mais aussi dans l’Eglise et cherchent à s’insinuer jusque dans nos convictions ! C’est donc une lutte pour la vérité, une vérité toujours au-delà de soi, au-delà même de l’Eglise, mais qui ne saurait pour autant être livrée au régime des libres opinions.

Quelles furent donc, durant l’histoire récente du protestantisme, les manifestations les plus significatives de ce combat ? C’est ce que je vous propose de voir maintenant. Pour traiter ce sujet de manière assez panoramique, et pour la clarté de la présentation, j’ai séparé la dimension ecclésiastique, institutionnelle, de cette histoire, de sa dimension théologique ou philosophique. La partie ecclésiastique sera divisée en sept petits chapitres et la partie théologique en cinq.

I. Le combat ecclésiastique

A) Situation théologique et ecclésiastique au début du XIXe siècle

Afin de comprendre notre XXesiècle, il convient d’abord de brosser un bref tableau du  protestantisme réformé en France au siècle précédent.

L’héritage du calvinisme est déjà fort loin lorsque la loi napoléonienne donne au culte protestant une existence légale. Dans son Histoire du Synode général de l’Eglise réformée de France (1872), Eugène Bersier évalue la situation de la foi réformée au début du siècle de cette manière :

Je crois exprimer fidèlement l’état des croyances à cette époque en disant qu’elles se réduisaient à un théisme chrétien acceptant très sincèrement les faits miraculeux, le côté surnaturel de la révélation, mais très éloigné aussi des doctrines constitutives du calvinisme. On croyait à l’état de faiblesse de l’homme plus qu’à sa corruption innée, à la rédemption de l’humanité éclairée par la lumière de l’Evangile plus qu’au salut par la croix, on parlait de la divinité du Christ sans vouloir rien préciser sur ce dogme obscur…[2]

Le rationalisme et l’humanisme du XVIIIesiècle étaient visiblement passés par là ! En 1824, la Faculté de théologie de Montauban, voulant remplacer deux postes professoraux vacants, imprime une circulaire mentionnant les conditions nécessaires pour se présenter au concours d’entrée. Parmi celles-ci, on n’observe aucune obligation religieuse ou doctrinale. Ce climat d’abandon ou de rejet du dogme au profit d’une religion de la conscience individuelle est partout, pas seulement à la faculté de théologie. L’affaire Monod, à Lyon en 1831, en est un exemple. Le consistoire accusa Adolphe Monod d’avoir porté atteinte « à la plus belle, la plus difficile, la plus sainte des religions, la religion des bonnes œuvres dictées par la conscience, et d’avoir ainsi blessé la raison émanée de la divinit[3] ». La citation est riche d’enseignement. Il y est question des bonnes œuvres et non de la grâce ; d’une religion dictée par la conscience et non par la Bible ; et dans laquelle Jésus-Christ disparaît au profit d’un autre médiateur : la raison émanée de la divinité. On a, dans ce document, non pas sans doute le reflet de ce que chacun pense et croit, mais la quintessence de l’état d’esprit dominant. Et ceux qui adhèrent en pleine intelligence à cette religion pensent vraiment représenter le protestantisme historique, alors même qu’ils en renient la foi.

Mais, dans cette affaire, la position d’Adolphe Monod est aussi un exemple. Elle met au jour l’existence d’un protestantisme réformé qui se veut « évangélique ». Car Monod n’est pas seul, loin de là ! Il a autour de lui ceux qui restent attachés à quelques beaux vestiges du calvinisme et puis, surtout, ceux que le Réveil de Genève a touchés, directement ou indirectement. En présence de ces deux courants si dissemblables (et que l’histoire a finalement reconnus sous les appellations de « libéralisme » et d’« orthodoxie »), la question se pose de la légitimité de leur cohabitation au sein de la même union d’Eglises. Conscient de cela, Adolphe Monod écrit : « Je crois qu’il est impossible que les deux doctrines opposées restent en possession de la même Eglise et qu’une séparation doit se faire[4] »

B) L’échec de 1848

Comme chacun le sait, les Articles organiquesde 1802, non seulement ne donnaient pas à l’Eglise locale une reconnaissance juridique – c’est le consistoire qui est reconnu – mais ils ne permettaient pas non plus de reprendre la vie synodale chère aux réformés. Une telle situation enlevait aux Eglises de France toute capacité d’agir en tant que corps, de prendre en main leur destinée collective. Les protestants français semblent condamnés à n’exister que dans des actions locales, ou bien à travers des journaux, ou encore dans des sociétés, ces mouvements para-ecclésiastiques qui se créent en grand nombre tout au long du XIXesiècle.

Cependant, le fossé se creusant entre « orthodoxes » et « libéraux », de nouvelles questions agitent les esprits, comme la volonté d’une révision des Articles organiques, voire d’une séparation totale de l’Eglise et de l’Etat. La nécessité de réunir un synode officieux s’impose finalement. Celui-ci a lieu au mois de septembre 1848. Et le sujet qui se trouve en première ligne est celui de la confession de foi. Pour la première fois, une assemblée délibérative soulève cette question qui agitera les esprits pendant quatre-vingt-dix ans : quelle est la foi des Eglises réformées en France ? Une enquête préalable donnait déjà le ton : sur les 80 consistoires consultés, quatre considèrent que la Confession de foi de La Rochellefait toujours autorité, 13 sont pour une confession de foi dans la mesure où cela n’entraîne pas de schisme, et 60 recommandent d’écarter toute discussion dogmatique considérée comme dangereuse et inopportune. Le message est clair : au niveau des autorités consistoriales (citoyens protestants les plus imposés !), les réformés attachés à l’orthodoxie doctrinale ne sont qu’une petite minorité.

On ne sera donc pas étonné qu’au moment du vote en séance, sur une proposition d’ordre du jour qui demande le statu quo, la proposition est accueillie favorablement par 67 voix (sur 80). Les réformés signent là leur incapacité à bouger, à mettre de l’ordre dans leur propre maison. L’échec est total. L’Eglise demeure dans cet état bien triste qu’Adolphe Monod, qui a finalement décidé de rester, décrit si bien dans ces quelques lignes datées de 1849 :

L’état actuel est un désordre organisé ; et le principal objet de la reconstitution de l’Eglise doit être d’y mettre un terme. Si je le croyais devenu la condition normale et définitive de l’Eglise, j’en sortirais ; je ne l’accepte, je ne le tolère, que comme une position anormale et transitoire[5]

Adolphe Monod et d’autres continueront donc de mener le combat réformé évangélique au sein de ce « désordre organisé » que sont les Eglises réformées en France. D’autres (peu nombreux) prendront la décision de quitter l’Eglise concordataire. Frédéric Monod et Agénor de Gasparin, qui font le choix du départ, veulent créer une union d’Eglises réformées et évangéliques. On notera cependant qu’ils abandonnent l’idée de ressusciter les anciennes confessions de foi et que l’adjectif « réformé » disparaît de la constitution de 1849. De fait, il deviendra de plus en plus difficile de discerner dans l’« Union des Eglises libres » la marque de fabrique « réformée évangélique ». Ceux qui y maintiennent une position évangélique nette sont de moins en moins « réformés », et ceux qui gardent une culture réformée apparaissent de moins en moins « évangéliques ».

C) L’orthodoxie de 1872

Le Synode de 1872, le premier réuni avec l’accord du ministre des Cultes, va reprendre cette question de la confession de foi, mais dans un contexte un peu différent. Il est vrai que les affrontements avec le libéralisme avaient été si vifs durant les deux décennies précédentes que la conscience d’un certain péril avait grandi. Certains protestants libéraux notoires en étaient même venus à faire profession d’agnosticisme, comme Edmond Scherer ou Ferdinand Buisson. Le Manifeste de Neuchâtel, écrit par ce dernier, a été largement diffusé et probablement bien connu. Il contient ces quelques lignes sans ambiguïté :

« Nous voulons donc : une Eglise, mais sans sacerdoce ; une religion, mais sans catéchisme ; un culte, mais sans mystère ; un Dieu, mais sans système… »

En outre, l’action des sociétés d’évangélisation et des journaux évangéliques avait fini par gagner à des positions orthodoxes un bon nombre de croyants. Si bien que les délégués représentatifs de cette tendance étaient nettement plus nombreux que ceux de 1848. Peut-être étaient-ils aussi plus déterminés à obtenir une confession de foi.

Malgré tout, ce ne fut pas une confession de foiqui fut mise au vote mais une déclaration de foiLe changement de vocabulaire est significatif. Il exprime la volonté de ne pas formuler un nouveau résumé doctrinal (qui remplacerait, ou pas, la Confession de foi de La Rochelle), mais de se contenter d’un texte court ne mettant l’accent que sur un essentiel que l’on estime devoir rappeler :

L’autorité souveraine des Saintes Ecritures en matière de foi, et le salut par la foi en Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification. 

Pour ce qui est du reste, la déclaration renvoie « aux grands faits chrétiens » qui sont exprimés dans les sacrements, la liturgie et le Symbole des apôtresBien entendu, les pasteurs sont tenus d’adhérer « à la foi de l’Eglise telle qu’elle a été constatée par le Synode général ».

Outre la Déclaration de foiet son adhésion explicite par les pasteurs, le Synode formule les conditions à remplir pour être membre électeur. Celles-ci sont quasiment vides de tout contenu doctrinal :

Sont électeurs (…) tous ceux qui déclarent vouloir rester attachés de cœur à l’Eglise protestante réformée et à la vérité révélée telle qu’elle est contenue dans les livres sacrés de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Sans aucun doute, les décisions du Synode ont mis un peu d’ordre là où régnait un grand désordre. Faut-il y voir pour autant une victoire de l’aile « évangélique » ? Si c’est le cas, ce n’est que d’une courte tête, car cette nouvelle constitution, axée avant tout sur le compromis, ne semble pas en mesure de garantir l’avenir. A propos de la Déclaration de foi de 1872, le professeur Auguste Lecerf dira avec raison qu’elle est « sans couleur bien discernable » et que « n’importe quel arien, socinien ou arminien [aurait pu] l’accepter ».

D) Les Eglises réformées évangéliques d’avant 1938

Rappelons-le tout de suite : les décisions du Synode furent contestées par une forte minorité d’Eglises, de consistoires ou de pasteurs libéraux, de telle sorte qu’une réorganisation a lieu selon les affinités théologiques. A partir de 1879, le schisme est une réalité de fait. Les orthodoxes tiendront des synodes entre eux et les libéraux, de même, se réuniront dans des assemblées générales. Tant est si bien qu’au moment de la séparation de l’Eglise et de l’Etat (1905), on voit se constituer trois unions d’Eglises réformées :

– l’Union nationale des Eglises réformées évangéliques (ERE), qui conserve la constitution héritée du Synode de 1872 ;

– l’Union des Eglises réformées, qui rassemble la tendance libérale (UER) ;

– et l’Eglise réformée unie, dite « jarnacaise », qui tente une troisième voie dans l’espoir de réunir la famille réformée. Cette troisième union fusionnera rapidement (1912) avec l’Eglise libérale.

Malgré cette fusion, les Eglises réformées évangéliques constituent numériquement la part la plus importante. Mais cette institution restera-t-elle vraiment évangélique ?

Face aux contraintes des situations concrètes où se côtoient paroisses orthodoxes et libérales, face à l’évolution des mentalités, il faut bien reconnaître que les réformés évangéliques étaient mal armés. De leurs convictions, quelquefois fortes, ils étaient la plupart du temps dans l’incapacité d’en rendre compte dans un système doctrinal cohérent et fondé sur les Ecritures. Leur pensée se résumait bien souvent au maintien des croyances traditionnelles du christianisme (les « grands faits chrétiens »), assaisonnée d’un protestantisme qui se définit, avant tout, par le rejet d’un certain nombre de croyances et d’usages catholiques, et, selon les lieux, par une spiritualité revivaliste. De fait, la théologie réformée confessante manquait cruellement d’assise et peu nombreux étaient ceux qui s’en rendaient compte. ’absence de critique de la position arminienne dominante constitue un indice de cette faiblesse. Celle-ci saute aux yeux également lorsqu’on considère la tonalité passéiste des déclarations d’identité : la Déclaration de foimentionne que l’Eglise « reste fidèle », « conserve », « maintient ». Une plaquette publiée en 1900 par la Commission permanente présente l’Eglise comme

un peuple de franche volonté qui n’entend pas laisser plus longtemps dans l’oubli les traditions saintes et les nobles institutions sans lesquelles, à proprement parler, il n’y a plus d’Eglise réformée de France.

Plus qu’assurés sur l’« autorité souveraine des Saintes Ecritures », les réformés évangéliques semblaient bien trouver dans la tradition de l’Eglise le dernier rempart de leur foi. Malgré donc des positions d’intention tout à fait louables, on ne s’étonnera pas que cette union d’Eglises, qui se voulait évangélique, ait pu être le berceau d’un néolibéralisme incarné par les figures emblématiques d’Elie Gounelle et de Wilfred Monod.

E) L’Union de 1938

Dans les années de l’entre-deux-guerres, alors que le désir de réunification du protestantisme français se faisait de plus en plus fort – au point d’être ressenti par plusieurs comme une injonction claire de Dieu –, on assiste à un renouveau d’intérêt pour le réformateur Jean Calvin. Il y eut l’œuvre d’un professeur d’histoire de la Faculté de théologie de Montauban : Emile Doumergue (1844-1937). Celui-ci publie, en 1899, un premier livre consacré à la jeunesse de Calvin. Par la suite et durant trente ans, il ne cessera de travailler à la réhabilitation du réformateur. Ce labeur se concrétise, en 1927, par la publication du septième gros volume qui achève une œuvre magistrale intitulée Jean Calvin, les hommes et les choses de son temps. Mais Doumergue est historien. S’il n’oublie pas de mentionner la pensée de Calvin, s’il se sent proche de sa doctrine, il n’est pas de ceux qui sauront l’organiser à nouveau dans un système capable de répondre aux grandes questions du temps.

Ce travail de reprise dogmatique, c’est un autre professeur, mais à la Faculté de théologie de Paris, qui le fera. Il s’agit d’Auguste Lecerf. Je reviendrai sur son œuvre plus loin dans cet article ; disons simplement, pour notre déroulement chronologique, que son influence va commencer après la Première Guerre mondiale. En 1922, à la Semaine protestante de Paris, il donne une conférence dont le titre résume bien l’essentiel de son combat : « De la nécessité d’une restauration de la dogmatique calviniste ».

Parallèlement à ces approches académiques, il convient de mentionner le mouvement de réveil spirituel qui se manifeste à partir de 1923 dans le sud de la Drôme. Les « brigadiers », qui pourtant appartiennent aux Eglises réformées évangéliques, avouent être sortis de la faculté à demi libéraux et sans beaucoup de réflexion dogmatique[6]C’est sous l’influence de ce mouvement de réveil de la foi que ces hommes redécouvrent avec passion l’?de Calvin.

Hélas, ces divers mouvements, qui contribuèrent à rétablir une identité réformée évangélique plus claire, ne donneront pas à leurs acteurs (excepté le doyen Doumergue) une lucidité suffisante pour s’opposer à l’influence libérale dans la constitution de la nouvelle Eglise réformée de France. La nouvelle Déclaration de foi, travaillée pendant trois ans par le comité représentatif des deux unions réformées, laisse transparaître cette influence. Si le Symbole des apôtres est toujours mentionné, il ne constitue plus la règle des « faits chrétiens » auxquels il faut adhérer. L’autorité des Écritures n’est plus confessée comme un fait en soi, mais comme résultant de l’action de l’Esprit dans le cœur des croyants. Enfin, un préambule explique que les pasteurs qui signeront le texte ne sont pas tenus d’adhérer de façon formelle au texte, mais sont simplement invités à conformer leur enseignement à l’esprit de la Déclaration

L’autorité des Écritures n’est plus confessée comme un fait en soi, mais comme résultant de l’action de l’Esprit dans le cœur des croyants. Enfin, un préambule explique que les pasteurs qui signeront le texte ne sont pas tenus d’adhérer de façon formelle au texte, mais sont simplement invités à conformer leur enseignement à l’esprit de la Déclaration

F) Une nouvelle tentative réformée et évangélique

En 1938, l’opposition évangélique au projet de fusion des ERE et de l’ER existe, mais elle ne pèse pas suffisamment pour influer sur le cours des événements. Cinquante-quatre associations cultuelles, cependant, décident de ne pas entrer dans la nouvelle organisation et entendent bien recréer une union d’Eglises fidèle à l’orthodoxie doctrinale réformée. La Déclaration de foide 1872 constitue le signe de ralliement des « réfractaires », qui s’organisent dans une union d’Eglises qui portera, à partir de 1948, le titre d’Union nationale des Eglises réformées évangéliques indépendantes (EREI).

Cette organisation est sans conteste évangélique, et bien plus nettement que l’ancienne ERE. Ceci se manifeste immédiatement par la création d’une nouvelle faculté de théologie. En effet, les responsables de l’union étaient bien conscients qu’ils n’avaient guère de chances d’avoir des pasteurs « évangéliques » si les vocations pastorales devaient « subir » l’enseignement pluraliste des facultés de Strasbourg, Paris ou Montpellier. La Faculté libre de théologie protestante ’Aix-en-Provence ouvre donc ses portes dès 1939.

Cependant, si l’union est bien « évangélique », il apparaît rapidement qu’on ne sait trop de quel « évangélisme » il s’agit ! Dans quelle mesure allait-on y reconnaître les orientations et la richesse de la pensée réformée ? Les fondateurs pensaient, sans doute, que la résistance à la fusion et la remise à l’honneur de la Déclarationde 1872 suffisaient pour tracer l’itinéraire d’un chemin commun. N’ayant pas tiré les leçons du passé, les nouvelles EREI étaient en fait, dans leur constitution, aussi fragiles que les anciennes ERE. Ce qui ne tarda pas à apparaître. L’influence du barthisme d’un côté, la progression des Eglises de professants de l’autre firent surgir des divergences notables en matière de projet d’Eglise. Le corps professoral de la faculté de théologie incarna cette diversité dans laquelle on trouve des tendances barthienne, calviniste, baptiste, arminienne ou dispensationaliste.

Et ainsi, les EREI entrèrent dans une profonde crise d’identité qui se solda par quelques retraits de l’Union, mais aussi et surtout par la fermeture, dans les années 1960, de la Faculté de théologie d’Aix-en-Provence. Ces Eglises ne pouvaient donc pas éviter de s’interroger sérieusement sur leurs fondements et leur visée théologique. Cette difficile remise à plat aboutira finalement en une appropriation nouvelle des bases sur lesquelles les Eglises réformées en France avaient été fondées au XVIesiècle. Il ne s’agira plus de perpétuer une tradition, mais de retrouver des lignes de force que l’érosion des siècles avait grandement fait disparaître. Ce « retour aux sources » se manifesta, notamment, au cours des Synodes de 1961 et 1962, qui, après un temps d’étude de la Confession de foi de La Rochelleau niveau des paroisses, proclamèrent la ferme adhésion des EREI à la doctrine exprimée dans ce texte historique. Cette décision entraîna un long travail de refonte de la Discipline(le règlement intérieur de l’Union).

Pour confirmer cette nouvelle ligne et l’asseoir solidement au sein des mentalités, il fallait évidemment une volonté tenace de la part de ceux qui étaient en poste de responsabilité. Il faut saluer, ici, le travail persévérant du pasteur Maurice Longeiret, président de la Commission permanente de 1961 à 1967 et encore de 1982 à 1994. Il y fallait aussi un centre de formation des pasteurs qui répondent à ces mêmes aspirations. Ce vœu fut exaucé (plus par la providence divine que par la capacité des seules EREI !) en 1974 par la création de la Faculté libre de théologie réformée (FLTR) d’Aix-en-Provence.

G) La création de la Faculté libre de théologie réformée

Si le combat des réformés évangéliques, qui ont refusé d’entrer dans l’ERF, a été long, parsemé d’embûches et douloureux – avant 1938 comme après –, celui qui va se focaliser autour de la création de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence sera également rude – avant, comme après 1974.

L’idée de créer une faculté autonome, c’est-à-dire indépendante de toute union d’Eglises, existait dans les EREI depuis le début des années 1960. En effet, les plus perspicaces de ses membres se rendaient compte que leur propre faculté ne survivrait pas à la crise à laquelle elle était confrontée, et déjà lançaient quelques jalons pour l’avenir. Certains auraient espéré un partenariat avec des Eglises évangéliques de professants, mais la création de la Faculté de Vaux-sur-Seine en 1966 barrait définitivement ce chemin. D’autres cherchèrent plutôt un appui auprès de ces calvinistes qui vivent leur foi dans l’ERF et qui, déjà, éprouvaient quelques doutes quant à l’écoute qu’on leur accordait dans l’institution. Plusieurs événements constituaient à leurs yeux les signes que leur propre famille ecclésiale était en train de brader l’héritage, non seulement du calvinisme, mais aussi parfois du christianisme lui-même. Ce fut le cas lors du Synode national de Valence, en 1961. En effet, le Conseil œcuménique des Eglises étant sur le point d’adopter une confession de foi trinitaire, le Synode de Valence enjoint à ses délégués de mentionner que leur signature à la base trinitaire du COE n’engageait pas les Eglises locales en vertu du caractère pluraliste de l’ERF. Ce refus de reconnaître la Trinité comme un patrimoine essentiel de la foi chrétienne et réformée commença à mettre fin aux anciennes illusions

C’est ainsi qu’une première rencontre a lieu en 1965 entre la Commission académique des EREI et les pasteurs Pierre Courthial et Pierre Marcel (tous deux de l’ERF), figures éminentes du calvinisme français. A ce moment-là, les idées n’étaient pas encore vraiment mûres. Du côté des réformés évangéliques, on n’était pas encore tout à fait rallié à la vision d’une faculté réformée au plein sens du terme et indépendante de l’Union d’Eglises, tandis que, du côté des réformés de France, la prise de conscience de la marginalisation du courant calviniste ne faisait que commencer. Mais celle-ci va s’accentuer rapidement. En 1968, le départ à la retraite du pasteur Jean Cadier, ancien « brigadier » de la Drôme et doyen de la Faculté de théologie de Montpellier, fait disparaître de la scène académique une des dernières grandes voix du calvinisme ; 1968, c’est aussi l’année d’un bouleversement culturel en France. Les Facultés de théologie de Paris et de Montpellier n’y restent pas insensibles. Les réflexions théologiques se politisent à outrance, l’existentialisme met à mal tous les repères. Tout cela se traduit par la fin de la prédominance du barthisme (qui donnait un certain visage confessant à l’ERF) et par une déconstruction volontaire de la notion même d’unité doctrinale. Le Synode de Pau, en 1971, affirme la légitimité du pluralisme en matière de doctrine, et ceci à tous les niveaux d’expression de la foi, catéchétique, liturgique ou académique. Ce pluralisme va profiter à toutes les formes du libéralisme, mais guère au calvinisme… qui n’est pas pluraliste !

En 1972, les conditions étaient réunies pour qu’apparaisse en France une faculté de théologie réformée confessante, malgré et contre l’avis des autorités de l’ERF, qui ont vu dans cette création une forme de schisme. La Confession de foi de La Rochelledonne la ligne directrice de l’établissement, mais seuls les articles 1 à 38 sont retenus[7]L’exclusion des deux derniers montre bien le sérieux avec lequel la confession de foi a été reçue. Il ne s’agit pas d’un simple drapeau que l’on adopte dans sa globalité, mais véritablement d’une charte confessionnelle dans laquelle chaque affirmation compte. En effet, sur le plan disciplinaire, on relève que les professeurs, ainsi que tout le Conseil de faculté, sont tenus de l’approuver sans réserve. La faculté s’installe à Aix-en-Provence, dans les locaux de l’ancienne faculté des EREI. La première année académique débute officiellement à la rentrée 1974 et accueille rapidement un bon nombre d’étudiants venant tant des EREI que de l’ERF. Par la suite, ces deux sources auront tendance à se raréfier au profit de vocations nées dans les Eglises de professants. Au rayonnement évangélique en milieu réformé succède donc un rayonnement réformé en milieu évangélique !

Ce bref panorama historique ne peut pas réellement rendre compte de la somme de difficultés et d’épreuves qui ont parsemé le chemin des réformés évangéliques durant un siècle et demi. Cependant, à travers les convulsions institutionnelles du protestantisme, à travers ses ruptures et ses refondations, on perçoit à la fois la vitalité et la permanence d’un mouvement qui s’étonne encore de devoir lutter pour son existence au sein de sa propre famille. Mais le combat ecclésiastique n’aurait pas de sens s’il n’y avait pas  aussi celui des idées.

II. Le combat philosophique et théologique

A) Auguste Lecerf (1872-1943), le refondateur du calvinisme français

Auguste Lecerf enseigna à la Faculté de théologie de Paris un cours de dogmatique réformée. En 1927, ce n’était à l’origine qu’un cours libre mais, en 1936, cet homme brillant et apprécié de ses étudiants reçoit la charge de la discipline, et ce jusqu’à sa mort en 1943.

Lecerf n’a pas beaucoup écrit, mais sa pensée fondamentale s’est clairement exprimée dans son Introduction à la dogmatique réformée, dont le premier volume paraît en 1931 et le second en 1938. Cette longue « introduction » révèle combien il lui semble nécessaire de fonder à nouveau une discipline qui, avec le temps, était sortie de ses rails et s’égarait dans les libres spéculations de la raison, ou bien dans des commentaires sur les expériences diverses de la conscience. Au rationalisme, à l’empirisme ou à la psychologie religieuse qui servaient de base à ce qu’on appelait indûment « théologie » – c’est-à-dire un discours sur Dieu – Lecerf oppose les grandes intuitions de la Réforme : le Soli Deo Gloriaet le Sola ScripturaMais cette opposition ne se fait pas ex abrupto, comme une libre décision de la personne dont il serait en définitive impossible de parler, comme une option purement religieuse à propos de laquelle la raison n’aurait rien à dire. Tout au contraire, et c’est ici la dimension foncièrement apologétique de son Introduction, il va chercher, dans une suite de cercles concentriques (démarche par spécification successive), à montrer que la connaissance religieuse, une fois éliminés ses faux-semblants, implique le théisme ; puis que le théisme se doit d’être chrétien, que ce christianisme se doit d’être protestant, et enfin que ce protestantisme se doit d’être calviniste ! 

Ce regard englobant, qui renverse le lieu commun de l’époque selon lequel la doctrine de Calvin – malgré tout le respect que l’on pouvait avoir pour le réformateur – était définitivement périmée, étonne et, finalement, séduit de jeunes esprits en recherche de repères solides pour la foi. Sa grande liberté d’esprit, Lecerf la devait sans doute à son parcours atypique. Il n’appartenait pas aux grandes familles protestantes, et sa conversion comme son cheminement théologique ne sont dus que de manière marginale à son entourage immédiat. C’est à l’étal d’un bouquiniste qu’il découvre l’Institution de la religion chrétiennede Calvin, livre dont il fait immédiatement l’acquisition. Fort érudit et maîtrisant plusieurs langues, il a eu par la suite accès aux travaux des calvinistes hollandais, Abraham Kuyper et Herman Bavinck, auprès desquels il reconnaît avoir une dette importante.

Son parcours ecclésiastique est, lui aussi, original, voire surprenant. Après avoir achevé son cursus d’étude à la Faculté de théologie de Paris, où il eut comme professeur Auguste Sabatier, il fut nommé pasteur dans une Eglise réformée évangélique. On perçoit bien son orientation dès 1897 (il n’a que 25 ans), lorsqu’il publie, avec son ami Emile Gauthier, le Catéchismede Calvin et la Confession de foi de La RochelleL’année suivante, déjà, c’est un petit ouvrage de controverse intitulé Réponse à un vieux libéralCependant, en 1906, il donne suite à l’appel de Wilfred Monod (ancien camarade d’étude) et se rend au Synode constitutif de Jarnac. De cette rencontre, baignée d’un esprit néolibéral, il reçoit une impression très favorable. Envoyant une carte à sa femme, il lui écrit : « L’Esprit de Dieu a soufflé sur cette assemblée[8] » Jarnacais, donc, il prend ses distances d’avec les ERE et se retrouve pasteur de l’Union réformée, dite libérale. Ce choix étonnant peut s’éclairer par le caractère radical de ses motifs de base et, en particulier, celui de la seule gloire de Dieu. En effet, peu après il sera amené à prendre ses distances vis-à-vis de Wilfred Monod, en qui il verra finalement la figure même du synergisme anthropocentrique. Or, c’est cette même critique qu’il adresse à l’endroit des pasteurs des ERE, manifestant son étonnement que ses collègues ne soient pas motivés au premier chef par la seule gloire de Dieu. Il écrit :

Nous sommes des énigmes les uns pour les autres. C’est ici (le Soli Deo Gloria) la ligne de partage des esprits[9].

Et l’énigme Lecerf continue de se manifester – et en même temps de s’éclairer – lorsqu’on considère quel accueil positif il fait à la théologie de Karl Barth. Cette théologie du Dieu « Tout Autre », qui fustige avec la dernière énergie les constructions humaines qui prétendent dire quelque chose sur Dieu alors que Dieu seul peut parler justement de lui-même, cette théologie théocentrique plaît à Lecerf. Ce n’est que tardivement, en 1936, au congrès de théologie calviniste de Genève, que le professeur de Paris se voit dans l’obligation de s’opposer aux barthiens. A partir de là, il devint évident que le renouveau calviniste et la néo-orthodoxie (barthienne) ne menaient pas réellement le même combat. Cette clairvoyance, sans doute un peu trop tardive, ne le poussa pourtant pas à exercer le même regard critique vis-à-vis du système d’unité qui était en train de se mettre en place entre les ERE et l’UER.

Quoi qu’il en soit de ses relations tumultueuses avec les évangéliques de son temps, il n’empêche que la contribution d’Auguste Lecerf à la théologie réformée évangélique a profondément renouvelé le débat entre libéralisme et orthodoxie, faisant monter cette dernière sur une hauteur nouvelle.

B) L’apport de la philosophie de Dooyeweerd (1894-1977)

C’est après la Seconde Guerre mondiale que le philosophe néerlandais Herman Dooyeweerd a commencé d’être connu internationalement. Entre 1950 et 1960, il réalise de grandes tournées en Afrique du Sud et aux Etats-Unis. Il se rend également en France, répondant à un appel de la Société calviniste. En 1953, il est un des orateurs du premier congrès de l’Association internationale réformée, réuni sous la présidence du professeur Jean Cadier. Il se rend également à Aix-en-Provence et donne des conférences, tant à la Faculté des lettres qu’à la Faculté de théologie. Il revient encore dans notre pays en 1957 et présente sa pensée à la Faculté de théologie de Paris, au Musée social et à la Sorbonne. Ainsi, les liens entre le philosophe d’Amsterdam et le calvinisme français se concrétisent-ils à cette époque. Le pasteur Pierre Marcel est enthousiaste et se met à écrire deux thèses (l’une achevée en 1956, l’autre en 1960) consacrées à la pensée philosophique de Dooyeweerd.

Mais quel rapport peut-il y avoir entre la théologie en général, et l’orthodoxie évangélique en particulier, avec la philosophie ? Il fut un temps où l’orthodoxie protestante se contentait d’une adhésion à un certain nombre de propositions doctrinales. Le renouveau calviniste, avec Auguste Lecerf, a cependant montré que « la ligne de partage entre les esprits » pouvait remonter plus haut et se situer dans des attitudes principielles qu’il s’agit dès lors de mettre à jour. Et c’est bien de cela dont il est question dans la philosophie calviniste de Herman Dooyeweerd.

Sa pensée est, d’abord, une critique de la philosophie occidentale dont le postulat de la raison autonome n’a jamais été réellement remis en question. Or ce dogme de la raison autonome n’est pas conforme à l’Ecriture. Ce que la Bible nous fait comprendre, c’est que la raison n’est pas autocréatrice, elle a besoin d’un matériau pour fonctionner, c’est-à-dire qu’elle se construit toujours sur la base d’un présupposé. De telle sorte que toute pensée obéit, en définitive, à un nécessaire motif antécédent, et ce motif, nous dit Dooyeweerd, est foncièrement religieux. Soit il s’agit du motif biblique création-chute-rédemption, soit il s’agit d’un motif apostat qui idolâtre un aspect de la création. Et, bien évidemment, toute pensée apostate, par sa négation même du centre juste de toute connaissance, ne peut qu’aboutir à des impasses logiques qui se manifestent dans des dualismes antinomiques. Ce fut, chez les Grecs, le motif forme-matière, puis, dans la scolastique médiévale, l’opposition nature-grâce, laquelle se transforma sous l’effet de la sécularisation en nature-liberté.

Le caractère fascinant de cette pensée tient à ce qu’elle desserre d’un coup l’étau idéologique qui tenait la théologie captive de motifs qui n’étaient pas les siens. Elle rend au théologien la liberté de se soumettre réellement aux enseignements de l’Ecriture Sainte. Ne serait-ce qu’en cela, la philosophie de Dooyeweerd mérite d’être connue et mentionnée dans cette reconstruction de la pensée réformée évangélique au XXesiècle.

Cependant, il faut bien le reconnaître, le rayonnement de cette œuvre sera quelque peu bridé ; d’abord parce que la discipline philosophique a toujours paru en marge de la théologie, mais aussi, probablement, à cause de la rigueur abstraite de l’écriture de Dooyeweerd, qui la rend difficile d’accès. Il est significatif que les deux thèses de Pierre Marcel n’aient jamais eu d’éditeur ! Mais cela ne veut pas dire, pour autant, que les idées essentielles du philosophe d’Amsterdam soient restées stériles. On les retrouve, en effet, en filigrane dans un certain nombre de contributions théologiques de la fin du XXe siècle.

C) Pierre Marcel (1910-1992) et l’« alliance de grâce »

C’est à la Faculté de théologie de Paris que Pierre Marcel fit ses études de 1929 à 1935, et c’est là, bien sûr, qu’il découvrit Auguste Lecerf, lequel ne tarda pas à être son mentor. Conseillé par ce dernier, il se rendit à l’Université libre d’Amsterdam pour parfaire sa connaissance de la philosophie et de la dogmatique néocalviniste. De 1942 à 1967, il est pasteur de l’Eglise réformée de France dans la paroisse de Saint-Germain-en-Laye. Très actif dans la promotion de la théologie réformée confessante, il occupe des postes de responsabilité à la Société calviniste de France et dans l’Association internationale réformée. Outre ces deux thèses consacrées à la philosophie de Dooyeweerd, il publie en 1946 un catéchisme, et deux ans plus tard un manuel de direction spirituelle. En 1950, il fonde LaRevue réformée, il sera le directeur pendant plus de trente ans. Il s’y exprime largement en écrivant de nombreux articles.

Le corpus de ses écrits montre un large éventail de préoccupations et d’intérêts, mais l’ouvrage qui eut, sans doute, le plus grand retentissement (jusque hors de nos frontières) fut celui qu’il a consacré au baptême, et par là même à la doctrine de l’alliance de grâce.

Au sortir de la guerre, la vague barthienne (néo-orthodoxe) déferle sur l’Eglise réformée de France, et une interrogation s’exprime de plus en plus à propos de la validité du baptême des enfants[10]La question est posée aux synodes régionaux et doit être tranchée au national de 1951. La revue Foi et Vie, devenue l’organe de diffusion de la théologie néo-orthodoxe, consacre un numéro sur le sujet[11]Pierre Marcel considère alors de son devoir d’entrer dans le débat aux côtés de ceux qui, dans la ligne de Calvin, estiment que le baptême des enfants de croyants est tout à fait justifié bibliquement. Il se met au travail et consacre un numéro double de la toute jeune Revue réforméepour présenter sa position sous le titre « Le baptême, sacrement de l’alliance de grâce ». ce manifeste, paru en octobre 1950, l’auteur fait preuve d’une grande indépendance d’esprit par rapport à la façon dont la problématique est posée ordinairement. Tout de suite, on se rend compte que, loin de se laisser enfermer dans un débat purement néotestamentaire, Pierre Marcel fait parler la Bible dans une symphonie où l’Ancien et le Nouveau Testament s’appellent et se répondent mutuellement.

Bien au-delà donc de l’objectif précis (le baptême), cette étude devient emblématique d’une manière « réformée » de recevoir la Bible. A l’opposé de la lecture dispensationaliste, l’approche de Pierre Marcel présuppose une unité de sens dans l’ensemble des Ecritures. La diversité liée aux temps et aux moments de l’histoire de la révélation forme un tout, une seule et même Parole, prononcée au sein d’une même alliance de grâce, dont les différentes étapes historiques, avec leurs spécificités, ne font jamais disparaître les motifs fondamentaux. Ainsi, le lecteur découvre, par exemple, que l’Eglise ne commence pas avec la Pentecôte mais avec l’appel d’Abraham, et que les Israélites, comme les chrétiens, possédaient des « sacrements ».

Cette herméneutique réformée (confessante), appliquée ici sur un sujet précis, est peut-être le principal apport de cette publication. Elle parle, elle interroge, elle stimule. Mais, bien entendu, la présentation biblique et théologique du baptême des enfants de croyants – si elle agace sans doute un peu les évangéliques baptistes – a aussi le mérite de mettre de l’ordre dans les rangs réformés dont la pratique était souvent justifiée par de mauvaises raisons, voire par simple opportunisme.

D) La doctrine de l’inspiration des Ecritures

Si, tout au long du XIXesiècle, les réformés orthodoxes restent attachés à la Bible reçue comme Parole de Dieu, s’ils confessent très volontiers son « autorité souveraine en matière de foi », il n’empêche qu’aucun approfondissement de ces notions ne semble possible. La critique biblique, qui s’est développée tout au long du siècle, sur l’Ancien comme sur le Nouveau Testament, la célèbre hypothèse des sources qui date bien loin de Moïse les différents niveaux de rédaction du Pentateuque, troublent indiscutablement les consciences. Mais plus encore : alors que le protestantisme a longtemps considéré la modernité comme un allié de sa cause – aux dépens du catholicisme vu comme la religion obscurantiste du passé –, les avancées des sciences, notamment avec la sociologie d’Auguste Comte ou la biologie de Charles Darwin, ébranlent cette confiance.

Les réformés orthodoxes, qui restent malgré tout viscéralement attachés à « la science », ne parviennent plus à rendre compte clairement de leur foi en l’autorité de la Bible, à son inspiration divine. La distinction entre texte biblique et Parole de Dieu, opérée depuis Schleiermacher jusqu’à Auguste Sabatier, si elle reste officiellement l’apanage du parti libéral, n’est sûrement pas sans influence au sein même de l’orthodoxie. L’accueil plutôt froid fait à la Théopneustiede Louis Gaussen en est un indice. Ainsi, les réformés évangéliques du début du XXesiècle ont bien du mal à rester évangéliques sur cette question pourtant déterminante !

Dans ce contexte, l’apport d’Auguste Lecerf constitue une véritable bouffée d’air pur. Voilà un chrétien, voilà un pasteur de l’Eglise réformée, voilà un théologien d’envergure qui ose affirmer l’« inspiration intégrale de l’Ecriture » ! Et cela, non pas en s’isolant dans le refuge de la foi, mais en maintenant un dialogue très ouvert avec les sciences, et les sciences bibliques plus particulièrement. Aux pages 152 à 172 du second tome de son Introduction à la dogmatique réformée, il aborde la plupart des questions qui font problème et les traite avec pertinence et une tranquille assurance. Sa hauteur de vue lui permet de bien faire la différence entre les « faits » – dont il aime à dire qu’ils sont parole de Dieu – et les théories, qui sont inévitablement liées à une idéologie.

L’Eglise ne veut pas se passer de la science, parce que la barbarie est une forme du mal, mais elle n’a rien à craindre d’une science libérée de l’idéologie humaniste et évolutionniste[12]

Et, en outre, son théocentrisme conséquent lui permet d’affirmer l’inerrance de la Bible, sans être pour autant conduit à une conception mécanique de l’inspiration. Il dit encore :

A l’indéfectibilité, à l’inamissibilité de la grâce dans la conversion, correspond l’inerrence[13] dans le cas de l’inspiration[14].

Avec Lecerf, la théologie réformée évangélique sort du brouillard dans lequel elle était plongée depuis fort longtemps sur ces questions touchant au statut des Ecritures.

Hélas, les écrits du restaurateur de la dogmatique calviniste étaient-ils trop à contre-courant ou bien arrivèrent-ils trop tard ? Toujours est-il que la solution barthienne – qui n’est, en fait, qu’une nouvelle variante de la distinction entre texte biblique et Parole de Dieu – s’impose très vite, condamnant le travail de Lecerf à une rapide disparition. Ce n’est qu’avec la création de la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence que cette doctrine de l’inspiration et de l’inerrance du texte biblique revient à l’avant-scène. Le doyen Pierre Courthial n’hésite pas à faire l’éloge du livre de Gaussen, et le professeur Paul Wells publie, dans les années 1978 à 1986, une série d’articles, ainsi qu’un livre, sur ces questions touchant au statut et à l’autorité de la Bible.

Il faut dire qu’en cette fin de siècle, les réformés évangéliques français bénéficient des travaux des théologiens néocalvinistes de par le monde, mais aussi des progrès significatifs de la pensée évangélique en général, qui se concrétisent par exemple dans la Déclaration de Chicagode 1978, consacrée à l’inerrance biblique. Le texte, traduit, sera largement diffusé dans notre pays.

E) Le retour de l’éthique et la question de la « théonomie »

Dans son ouvrage intitulé Le jour des petits recommencements, paru en 1996, le professeur Courthial écrit :

Aux quatre dogmes fondamentaux de la foi ecclésiale catholique (= fidèle à toute l’Ecriture) : le dogme trinitaire, le dogme christique, définis aux premiers siècles ; le dogme sôtérique, le dogme scriptural, définis au XVIe siècle, va devoir s’ajouter, dans l’avenir, un cinquième dogme fondamental : le dogme sur la Loi (Nomos) de Dieu (Theos), le dogme « théonomique »[15].

Ce propos aux résonances prophétiques est révélateur de l’intérêt renouvelé, en cette deuxième moitié du XXesiècle, pour les questions éthiques. Mais il est plus que cela : il exprime un aspect de la théologie réformée que Courthial fait remonter à Calvin, sans doute, mais plus encore au réformateur Pierre Viret. Aspect qui fut repris et renouvelé par un calviniste hollandais, Groen van Prinsterer (1801-1876), fondateur du parti antirévolutionnaire auquel Abraham Kuyper adhéra.

L’engagement politique de Groen van Prinsterer, comme celui d’Abraham Kuyper, éclaire déjà le sujet dans son caractère spécifique : il s’agit de savoir si la Loi de Dieu révélée dans l’Ecriture doit être appliquée par l’Eglise, et seulement par elle, ou bien si elle concerne tout autant les nations. En d’autres termes, l’Etat est-il chargé par Dieu d’appliquer et de faire appliquer les mêmes prescriptions morales dans son domaine d’autorité que celles qui ont cours dans l’Eglise ? A cette question, les théonomistes répondent très clairement par l’affirmative. Ils s’appuient, entre autres, sur l’irruption du règne de Dieu en Jésus-Christ. En effet, le pouvoir royal du Christ, sa seigneurie, est présenté en plusieurs passages du Nouveau Testament, comme étant

au-dessus de toute principauté, puissance, souveraineté, au-dessus de tout nom qui peut se nommer, non seulement dans le siècle présent, mais encore dans le siècle à venir. (Ephésiens 1.21)                                                                           

Paul Wells exprime fort bien les bases de la vision théonomiste :

Le Royaume de Dieu, comme règne eschatologique et universel de Dieu, est plus vaste que l’Eglise et l’Etat, de même que l’éternité déborde largement le temps. Pourtant, à cause de la réalisation du salut et de l’orientation de l’histoire vers le Royaume inauguré par Christ, aucune réalité, individuelle, ecclésiastique ou sociale ne demeure hors de sa souveraineté, déjà établie sur toute la réalité. Ainsi l’Etat, tout autant que l’Eglise, est appelé à servir le Christ maintenant, en se transformant conformément à la lumière de son règne déjà présent et à venir[16].

Et Pierre Courthial aime à présenter les derniers versets de l’évangile de Matthieu sous cette forme : « Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre ; allez, faites disciples toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et enseignez-leur à garder (observer) tout ce que je vous ai prescrit… »

Si cette approche de l’éthique réformée a de solides représentants et théoriciens à l’étranger, en France elle reste relativement confidentielle. L’Association des chrétiens réformés confessants et son bulletin, Kerux, dont le premier numéro paraît en 1986, se situe dans cette ligne. En Suisse, autour du pasteur réformé baptiste Jean-Marc Berthoud, et de la revue Résister et construire, se dessine un mouvement de « reconstruction chrétienne » qui est très ouvertement théonomiste.

Mais, de fait, tous les réformés évangéliques ne sont pas prêts à inscrire « le dogme théonomique » comme le cinquième grand dogme de l’Eglise chrétienne ! Il règne, en général, sinon une opposition clairement exprimée, tout au moins une grande prudence, révélatrice de bien des incertitudes. Ceci n’est pas étonnant, vu que l’éthique évangélique tout entière est en travail… et qu’elle aura sans doute bien besoin de tout le XXIesiècle pour éclaircir ses fondements et établir ses règles. Assurément, le mouvement théonomiste participe utilement à la réflexion et à cette construction d’une éthique réformée confessante.

Conclusion

Une dernière mise en perspective.

Personne ne peut plus l’ignorer : un nouveau protestantisme (évangélique) se développe en France et le nombre de ceux qui se reconnaissent dans cette mouvance ne cesse de grandir. Dans ce contexte, il est intéressant de relever que les réformés évangéliques, bien que peu nombreux, ont contribué de manière très significative à faire entendre cette voix évangélique au sein de l’ensemble de la famille protestante. Par ses actions institutionnelles, par ses journaux et revues, ceux qui se situent comme les héritiers directs des réformateurs du XVIesiècle ont non seulement fait réentendre les vérités essentielles du calvinisme, mais affermi et développé cette théologie confessante au bénéfice, sans aucun doute, d’un cercle plus large que leur propre maison.

Cependant, ce travail remarquable a reposé presque exclusivement sur des « hommes providentiels » comme Auguste Lecerf, Pierre Marcel ou Pierre Courthial, des théologiens issus ou ayant appartenu à l’Eglise réformée de France. Sans doute, les dons de Dieu et la mesure de grâce est différente d’un croyant à un autre et, dans ce sens, il n’est pas anormal qu’il y ait des personnes phares, des docteurs qui font progresser l’Eglise tout entière. Et pourtant, n’est-ce pas à l’Eglise, en tant que corps, d’être « colonne et soutien de la vérité » (1 Timothée 3.15) ? Ce rôle, l’ERF, en tant qu’institution, ne l’a guère assumé, se contentant de suivre les modes théologiques du moment, et c’est bien souvent contre leur propre Eglise que ces hommes ont dû s’exprimer. On perçoit donc particulièrement bien en cela la grande fragilité d’un mouvement de pensée qui n’a pas réussi, au cours du siècle, à susciter une large adhésion. Et si l’on a pu dire à propos d’Auguste Lecerf qu’il était « le dernier des calvinistes », à combien plus forte raison ce propos aurait pu être tenu au sujet de Pierre Courthial, qui a quitté notre monde en ce début de XXIesiècle.

Le combat des réformés évangéliques en France sera donc toujours celui d’une minorité au sein d’une minorité et, s’il y a quelques renforts à attendre, il y a aussi fort peu de chances qu’ils viennent désormais – comme ce fut le cas au siècle dernier – du côté de l’ERF ou de la nouvelle Eglise protestante unie en train de se constituer. En effet, celle-ci est désormais installée dans un pluralisme doctrinal parvenu maintenant à maturité, au point que toute friction ou tension sur des questions de doctrine apparaît désormais comme de l’histoire ancienne. Le ressort de l’indignation est complètement distendu[17], et personne ne croit plus qu’un quelconque « salut » puisse surgir d’une théologie, quelle qu’elle soit.

Et peut-être, au fond, allons-nous assister (et peut-être assistons-nous déjà ?) à l’émergence d’un néocalvinisme qui ne serait plus issu directement du tronc des Eglises historiques, mais qui nous parviendrait par le truchement d’hommes et de femmes venant d’ailleurs, que cet ailleurs soit géographique, culturel ou ecclésial. En bref, l’avenir du néocalvinisme paraît plus que jamais lié à l’avenir du néoprotestantisme[18]

Quoi qu’il en soit, et quels que soient les contours et les surprises de l’histoire, il y a des causes qui valent le coup d’être poursuivies parce qu’elles ont le goût du vrai, parce que, au long des luttes, elles dévoilent leur adéquation au réel. Et en ce qui concerne la théologie, la validité de tout effort pour la juste doctrine se mesure à la capacité de cette dernière à ouvrir le Livre des livres et à faire entendre au monde son message. Beaucoup sont morts sans avoir réussi à conquérir l’opinion, mais ils ont « combattu le bon combat », ils sont allés « jusqu’au bout de la course », ils ont « gardé la foi », non seulement pour leur propre bénéfice, mais aussi pour celui de l’Eglise tout entière.


* D. Bergèse est pasteur de l’Union des Eglises protestantes évangéliques de Plan-de-Cuques (13) et chargé de cours en histoire de l’Eglise à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence. Ce texte a été établi d’après une conférence donnée à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine, le 24 mars 2006.

[1] Dans cet exposé, le label « réformé évangélique » désigne ceux des réformés qui n’ont pas suivi les innovations théologiques des divers libéralismes protestants. Leur credo central est sûrement l’autorité souveraine de la Bible en matière de foi, une Bible reçue comme Parole de Dieu. P. Courthial se passait de l’adjectif « évangélique » car, à ses yeux, tout « réformé » l’était nécessairement. Au XIXe siècle, on parlait d’« orthodoxie ». Aujourd’hui, on peut aussi parler d’un mouvement « néocalviniste » ou « réformé confessant ». Ces différentes appellations apparaissent dans ce texte, ici et là, et peuvent être considérées comme équivalentes.

[2] E. Bersier, Histoire du Synode général de l’Eglise réformée de France (1872), Paris, Ed. Sandoz et Fischbacher, 1872, XXXIV.

[3] Ibid., XXXVIII.

[4] Ibid., XXXVIII.

[5] A. Monod, Pourquoi je demeure dans l’Eglise établie, Paris, 1849, 26.

[6] H. Roux écrit : « C’est ainsi, comme ce fut mon cas, qu’on pouvait accomplir à Montpellier un cycle de trois ans d’étude sans lire une ligne des réformateurs. » Cité par M. Longeiret in Les déchirements de l’unité (1933-1938), diffusion Excelsis, 2004, 59.

[7] Les articles 39 et 40 traitent de l’Etat, de ses droits et prérogatives ainsi que de l’obéissance que les chrétiens doivent aux autorités légitimes. Tout en s’accordant sur l’essentiel du propos, l’affirmation selon laquelle l’autorité civile se doit de réprimer les fautes commises contre la première table de la Loi est généralement rejetée aujourd’hui.

[8] Mme Lecerf, « Mon mari », in La Revue réformée, n° 180, 1994, 26.

[9] Cité par S. Oberkampf de Dabrun, « La théologie d’Auguste Lecerf », in La Revue réformée, n°  180, 1994, 72.

[10] Dès 1943, K. Barth avait pris une position très critique vis-à-vis du baptême des enfants. Elle ne fera que se radicaliser par la suite.

[11] Numéro de janvier 1949.

[12] A. Lecerf, Du fondement et de la spécification de la connaissance religieuse, Ed. Kerygma-APEB, 1999, 158.

[13] Je respecte ici l’originalité de Lecerf, qui écrit le mot avec un « e » !  

[14] A. Lecerf, op.cit., 161.

[15] P. Courthial, Le jour des petits recommencements, Ed. L’Age d’Homme, 1996, 217.

[16] P. Wells, « L’Etat et l’Eglise dans la perspective de la théologie réformée », in La Revue réformée, n° 168, 1991, 19.

[17] Il est bien entendu que c’est toujours sur le terrain doctrinal que ce propos s’applique.

[18] Sous l’appellation « néoprotestantisme », je désigne ici les Eglises évangéliques de professants, distinctes donc de ce qu’on appelle généralement les Eglises « historiques ».

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Daniel BERGÈSE*

Introduction: une vieille problématique

Lorsque l’empereur Constantin signa, avec Licinius, l’Edit de Milan (313), sans s’en douter il allait poser à l’Eglise de Jésus-Christ une question extrêmement importante et au sujet de laquelle personne n’avait vraiment préparé une réponse : quelle allait être la place de l’institution ecclésiale au sein de la société ? Comment le règne du Christ devra-t-il s’incarner, maintenant que César ne se déclarait plus comme son ennemi ? Tant que Rome pouvait être identifiée à Babylone, alors, c’était sûr, la Jérusalem fidèle n’avait rien à faire avec elle. La persécution des croyants, en application des édits impériaux, maintenait une ligne nette entre les deux cités. En conséquence de quoi, il était évident que les affaires publiques appartenaient à César… et une fois qu’on avait rendu à César ce qu’on lui devait, c’est-à-dire les impôts, on en était quitte et l’on affirmait, surtout dans le culte rendu à Dieu, une autre citoyenneté qui n’est pas de ce monde.

Mais lorsque Rome cesse tout à coup d’être persécutrice, et qu’elle devient rapidement protectrice, c’est tout une symbolique qui s’évanouit… laissant la place à un grand vide ! Etait-il normal que ce soit l’empereur qui, quelques années plus tard, convoque le premier concile universel ? Etait-il légitime qu’il utilise le très efficace réseau de la poste d’empire pour convoquer les délégués ? Et tant d’autres situations très concrètes qui auraient exigé un discernement, mais que l’Eglise d’alors, brutalement dessaisie de son schéma séculaire de l’affrontement des deux cités, n’était pas en mesure d’exercer.

Et puis, comment ne pas s’émerveiller de ce retournement si providentiel? Comment faire la fine bouche devant des avantages auxquels tant de générations de fidèles n’auraient même pas osé rêver ? Et puis, enfin, la « conversion » de Constantin n’était-elle pas la manifestation la plus criante de la victoire du Christ sur toutes les puissances de ce monde, représentées en particulier par celle de Rome ? Il nous est facile de comprendre que l’heure était à la joie, à la célébration de la gloire du Sauveur, bien plus qu’à l’enquête suspicieuse sur la légitimité de tous ces changements. Mais c’est ainsi qu’on est entré dans un monde où les intérêts de l’Etat et ceux de l’Eglise allaient joyeusement se mélanger, et où la confusion des pouvoirs tournera finalement à la confusion de l’Eglise !

Osons le dire dès maintenant: dans cette problématique millénaire, la contribution de Jean Calvin est à marquer d’une pierre blanche! Souverainement libre vis-à-vis des traditions et des passions humaines, il va apporter au débat l’éclairage déterminant de sa compréhension symphonique des Ecritures.

Nous allons essayer d’en rendre compte ci-après, mais il nous faut, tout d’abord, dire un mot sur la manière avec laquelle la chrétienté avait géré jusque-là la coexistence du civil et du religieux.

I. CÉSARO-PAPISME ET VICE VERSA

Confusion des rôles: c’est évident ! On s’aperçoit rapidement que les évêques, hommes généralement instruits, intelligents, aptes à diriger, ont bien des qualités pour occuper des postes de responsabilité dans l’administration impériale. Leur accession à ces postes se fera donc naturellement. Dans l’autre sens, il n’est pas rare qu’on choisisse comme évêque un personnage en vue de la société civile. Il sera ainsi un bon protecteur de la communauté chrétienne, puisque muni d’un pouvoir conféré par la cité. Et s’il arrive qu’il ne soit pas encore baptisé, peu importe, on le baptise pour qu’il puisse devenir évêque. Un des plus beaux exemples de ce mélange de genre est Ambroise, évêque et gouverneur de Milan.

Confusion donc au niveau des personnes, mais rivalité aussi au niveau des institutions. Laquelle, de l’Eglise ou de l’Etat, doit avoir le dernier mot dans les multiples domaines où leurs influences se superposent ? La prise en main des affaires de l’Eglise par Constantin donne déjà le ton. Il est vrai que, dans l’héritage coutumier de Rome, l’empereur est reçu comme Pontifex maximus, le grand pontife, c’est-à-dire le chef de la religion romaine. Selon les clauses mêmes de l’Edit de Milan qui institue la liberté de religion, Constantin ne pouvait pas, ouvertement, revendiquer ce rôle vis-à-vis de l’Eglise. Cependant, il se désignera lui-même comme l’« évêque de l’extérieur ».

Les évolutions ultérieures ne feront que confirmer la tendance. Théodose (empereur de 379 à 395), dernier empereur à avoir régné sur l’empire unifié, convoque le Concile de Constantinople pour résoudre la crise arienne. Tout en refusant, lui aussi, le titre de grand pontife – c’est-à-dire acceptant le principe de la séparation des rôles entre le souverain temporel et les autorités de l’Eglise –, il s’immisce cependant au cœur même des affaires religieuses. Bien plus que Constantin, Théodose doit être considéré comme le père de l’Etat chrétien, légiférant en matière de foi pour éradiquer les religions païennes de son empire. Le processus atteindra sa pleine maturité en Orient, au VIe siècle, sous le règne de Justinien (empereur de 527 à 565), le constructeur de la superbe basilique Sainte-Sophie à Constantinople.

Césaro-papisme donc, dans lequel l’Eglise accepte d’être l’obligée du souverain, celui-ci étant considéré sous un angle quelque peu messianique. L’Eglise d’Orient s’établira dans ce régime pour très longtemps puisque, aujourd’hui encore, on en sent la marque dans les mentalités et les pratiques des sociétés de tradition orthodoxe.

En Occident, les choses vont évoluer différemment sous l’effet de la dislocation rapide de l’empire. Certes, les chefs qui s’imposent sur les nouveaux Etats entendent bien gouverner le devenir religieux de leur peuple aussi bien que le reste. On connaît le rôle important de Clovis sur le royaume franc, et lorsque Charlemagne parviendra à rétablir une unité politique sur une part importante de l’Europe, il prendra quantité de décisions (même dogmatiques) qui montrent bien sa volonté hégémonique. Malgré tout, la chute de Rome a eu des conséquences à court et à long terme sur le rapport mutuel entre les autorités de l’Etat et celles de l’Eglise.

Au milieu du Ve siècle, lorsqu’Attila était aux portes de Rome et l’empereur en fuite, l’évêque Léon fit partie d’une délégation du sénat pour négocier la sauvegarde de la ville auprès du conquérant. Plus même, trois ans plus tard, après l’assassinat de Valentinien III, il vint seul à la rencontre du Vandale Genseric pour lui demander d’épargner la vie des Romains. Ayant obtenu gain de cause, le prestige de l’homme d’Eglise fut évident aux yeux de tous. Finalement l’évêque s’avérait plus efficace pour protéger ses fidèles – même dans le domaine temporel – que le souverain temporel dont c’était pourtant la charge! Si on ajoute à cela le fait que les pouvoirs civils seront désormais divisés en Europe – alors que l’Eglise va parvenir à maintenir son unité sous l’autorité d’un seul chef, l’évêque de Rome – on comprend que, fondamentalement, le rapport entre les deux institutions évolue.

Et c’est ainsi que s’élabore, à partir d’éléments tirés de La Cité de Dieu de saint Augustin, une doctrine politico-religieuse qu’on a appelée l’augustinisme politique. Dans cette perspective, le droit de l’Etat se trouve complètement absorbé dans celui de l’Eglise. L’Etat existe, certes, et il possède son organisation et ses autorités spécifiques, mais il ne peut être que l’obligé de l’Eglise. Tous les règnes temporels doivent se soumettre au règne du Christ représenté par l’Eglise. Dans ce système, l’Etat est de fait le « bras séculier » de l’Eglise.

Il va de soi qu’une telle doctrine se heurtera régulièrement aux velléités d’indépendance des souverains, mais, en 1075, le pape Grégoire VII n’hésite pas à formuler, dans le Dictatus papae, la suprématie de son office sur toute autre autorité dans le monde. Dans l’article 9, il est dit que le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds et, au 12, qu’il lui est permis de déposer les rois et même l’empereur.

Le pape joue donc au César suprême, contrairement à la tradition orientale, mais, dans l’un et l’autre cas, le caractère très insatisfaisant de ces deux options saute aux yeux des citoyens et chrétiens du XXIe siècle que nous sommes.

II. LA PENSÉE DU RÉFORMATEUR

Comme le dit fort justement Marc Chenevière au début de son ouvrage La pensée politique de Calvin, on ne peut comprendre cette dernière si on ne comprend pas sa théologie. Des thèmes comme la doctrine de l’homme, le rapport de l’ancienne à la nouvelle alliance, la Providence déterminent sa vision de la place et du rôle de l’Eglise et de l’Etat au sein de la communauté humaine. Et plus encore, en arrière-fond de ces thèmes, il y a la question de la révélation et de la connaissance de Dieu, avec le statut particulier de la Sainte Ecriture.

On le sait, le sola scriptura constitue un des deux principes majeurs de la Réforme, le principe formel. Tous les réformateurs en ont été les hérauts, mais il est bien légitime de dire que Calvin en est le champion, tant par la rigueur avec laquelle il l’applique dans sa réflexion que dans le fait qu’il cherche dans la Bible un éclairage sur tous les aspects de la vie humaine, y compris sa dimension sociale. C’est cette position fondamentale qui va lui permettre de concevoir tout à nouveau le rapport Eglise-Etat, de maintenir ainsi l’augustinisme à distance, tout en refusant le césaro-papisme ou encore les solutions anarchiques.

Le fondement du droit et de l’Etat

Thomas d’Aquin avait déjà modéré l’augustinisme dans le sens d’une certaine reconnaissance de l’autonomie de l’Etat. Mais celle-ci reposait sur un droit de nature que la raison était à même de discerner. Il s’agissait d’un droit venant de Dieu, mais de manière indirecte. Cependant, comme l’Eglise, elle, détenait son autorité directement de Dieu, Thomas reconnaît qu’en définitive le droit du pape est supérieur à celui des souverains temporels.

Chez Calvin, cette question du droit naturel ne pèse pas bien lourd car, selon les Ecritures, la chute originelle a atteint non pas seulement la grâce comme le pensait Thomas, mais aussi la nature. Il y a chez Calvin, et c’est bien connu, un grand pessimisme concernant notre condition actuelle. Le péché a atteint tous les aspects de l’existence de telle sorte que notre capacité à lire la loi naturelle inscrite dans l’ordre de la création est réduite à fort peu de chose. Certes, tous les hommes ont un certain sens moral, leur conscience leur dit qu’il faut bien faire et se garder du mal, mais quand il s’agit de définir ce que sont le vice et la vertu, ils s’égarent souvent. Pire encore, lorsque rien ne les oblige ou ne les retient, les hommes se conduisent au gré de leurs passions, ce qui engendre confusion, injustice et malheur.

C’est la raison pour laquelle, dans un acte de préservation de sa création, et quelquefois même pour l’avancement de son œuvre de rédemption, Dieu suscite au sein de chaque société des formes de gouvernement et des « magistrats » chargés de faire régner la justice. Ainsi, et contrairement à Aristote qui pensait que l’ordre politique a été inventé par les hommes, Calvin affirme que c’est Dieu qui dirige les choses de cette manière.

Ce point a été largement partagé par les autres réformateurs, ce qui justifia leur rejet des tendances révolutionnaires et leurs fréquentes exhortations à l’obéissance due au magistrat.

Ce qu’il n’est pas aisé de savoir, c’est si, dans la pensée de Calvin, l’Etat est une institution créationnelle, incluse dans la vocation reçue par Adam, ou bien s’il s’agit d’une réalité voulue par Dieu postérieurement au péché pour remédier à ses conséquences néfastes. Martin Luther se situe très clairement dans la seconde option et porte finalement sur l’Etat un regard assez mitigé. Pour lui, il n’est qu’un « mal nécessaire ». En conséquence, il n’a pas jugé utile d’élaborer une pensée politique. Cette question était à ses yeux hors du champ couvert par la Réforme. Le résultat fut dramatique puisque, lors de la révolte paysanne de 1525, il ne put que choisir un camp contre l’autre. En choisissant les révoltés, il aurait sûrement signé l’arrêt de mort de la Réforme, mais, en choisissant les princes, il s’est rangé dans la ligne césaro-papiste qui sera celle de l’Eglise luthérienne jusqu’au milieu du XXe siècle.

Sans trancher le débat soulevé plus haut, il est certain que Calvin considère l’Etat de manière sensiblement plus positive. Certes, il n’attend pas de l’Etat qu’il fasse venir le règne du Christ – qui est aujourd’hui une réalité intérieure et non extérieure (pas de messianisme donc) –, mais il représente quand même un bienfait que Dieu dispense dans sa grâce commune.

Le Décalogue, base de toute morale politique

Le principe de l’organisation politique et juridique de toute société est donc établi: Dieu en est l’initiateur. Ceci implique que chacun a un devoir moral d’obéissance envers les représentants de l’autorité civile, car obéir aux autorités que Dieu a placées, c’est obéir à Dieu lui-même.

Maintenant, la question qui se pose est celle de l’action que doit mener ce pouvoir politique. Sur quelle base peut-il établir des lois, promulguer des décrets et fonder ses décisions ? Dans un premier temps, la réponse est simple, et somme toute fort logique: sur la loi de Dieu. Le magistrat reçoit son autorité directement de Dieu afin d’appliquer la loi de Dieu dans son domaine de responsabilité. C’est cette vision qu’on a qualifiée, avec quelques raisons, de principe théonomique.

Cela dit, cette réponse engendre immédiatement plusieurs autres interrogations : qu’en est-il lorsque ceux qui ont en charge le pouvoir ne connaissent pas ou n’adhèrent pas à la foi chrétienne ? Dans cette hypothèse, la loi de Dieu révélée dans l’Ecriture n’agit pas directement sur eux. Et comme, par ailleurs, Calvin ne valide guère la notion d’un droit naturel perçu par la raison ou par la conscience (à cause du péché, nous l’avons vu), que reste-t-il du principe théonomique dans ces conditions ? On remarquera que le réformateur n’aborde jamais directement cette problématique. Il est vrai qu’il a vécu dans un univers de chrétienté et que sa pensée politique, pour une bonne part, est construite en situation, en fonction de ce qui est possible dans le monde qui est le sien. Autrement dit, tout ce qu’il énonce sur la « vocation sainte » du magistrat ainsi que sur ses responsabilités civiles et religieuses doit être reçu en sachant que cela concerne avant tout le magistrat chrétien. Toutefois, cela ne remet pas en cause le principe théonomique. Ce sont les possibilités d’application qui peuvent être tout à fait variables. Alors, dans le cas de figure évoqué, Calvin aurait probablement répondu que l’Etat païen, dans son organisation et dans ses autorités, accomplit toujours une vocation divine, quoi qu’il en pense, mais que, bien évidemment, abandonné à ses passions et à son aveuglement, sa gestion des affaires publiques n’est plus que l’ombre de ce qu’elle devrait être.

 

En revanche, lorsqu’une cité, lorsqu’un Etat – comme c’était le cas à l’époque – entendait bien se donner le titre de chrétien, ses autorités se devaient de soumettre leur politique à la loi de Dieu révélée dans l’Ecriture. Ici, une autre question surgit: qu’est-ce qui, dans l’Ecriture, est normatif de l’action politique ? Le sujet est vaste et complexe, mais Calvin, sur ce point, présente clairement sa pensée. Il n’est pas question d’appliquer sans autre les lois cérémonielle et judiciaire de l’Ancien Testament qui n’ont été données que pour Israël. Il n’est pas question non plus de fonder lois et décrets sur les exigences spirituelles qu’on trouve particulièrement en l’Evangile ; celles-ci ont cours dans l’Eglise. Le fondement de la morale politique, c’est le Décalogue. Et comme il s’agit avant tout d’une morale, il ne convient pas de faire un simple copier-coller ! C’est le Décalogue, éclairé, interprété et saisi par l’intelligence que donne la lecture de l’ensemble de la Bible. Cette attitude confère une grande autonomie législative et exécutive, laissant à chaque peuple le soin de voir comment, en fonction de son histoire et de ses coutumes, il peut mettre en œuvre cette morale politique fondamentale.

Enfin, troisième interrogation: le Décalogue contient des lois de nature religieuse – ce qu’il est d’usage d’appeler la « première table ». L’autorité civile a-t-elle pour vocation de soutenir et de faire appliquer des règles de vie en ce domaine ? La réponse de Calvin est sans ambiguïté, car on la retrouve partout dans son œuvre, y compris dans La Confession de foi de La Rochelle, qui s’exprime ainsi:

« Dieu a mis le glaive dans la main des magistrats pour réprimer les péchés commis non seulement contre la seconde Table des commandements de Dieu, mais aussi contre la première. »

Cette position heurte particulièrement les mentalités modernes et bien peu de chrétiens la soutiendraient encore telle quelle. Mais, à vrai dire, il n’est pas facile d’évacuer la question qui se trouve juste derrière ce choix: toute morale, publique ou privée, n’est-elle pas liée à une certaine conception religieuse du monde ? Peut-on vraiment séparer la deuxième table de la première ? Toujours est-il que, pour Calvin, il est clair dans l’Ecriture, et même chez les écrivains profanes, que le devoir des magistrats commence par la bonne gestion de la religion, sans quoi on mettrait « la charrue avant les bœufs ».

L’Eglise et l’Etat

Ce qui vient d’être dit, et notamment le dernier point, pourrait être vu comme alimentant le moulin des positions césaro-papistes. La deuxième institution, l’Eglise, ne serait qu’une institution d’espérance nourrissant la foi des fidèles mais n’ayant, de fait, rien à dire sur le monde d’aujourd’hui. Ce dernier serait entièrement aux mains de l’Etat, lequel gérerait toutes les choses de la vie présente, y compris le phénomène religieux.

Mais telle n’est pas la pensée de Calvin. Tout d’abord, si l’Etat trouve sa légitimité en Dieu, il en est de même de l’Eglise, et pas seulement de l’Eglise « invisible ». L’Eglise instituée, avec son organisation et ses ministres, est une réalité sociale qui découle de la volonté expresse de Dieu. Elle ne doit rien à l’Etat, pas plus que celui-ci n’est redevable de l’Eglise. Chaque institution a sa légitimité indépendamment de l’autre, de sorte que le principe de base de leur relation mutuelle, c’est l’indépendance foncière de l’un vis-à-vis de l’autre.

Cette position fut extrêmement profitable dans toutes les situations où la Réformation s’est trouvée minoritaire et rejetée par les autorités en place. Alors que le luthéranisme ne pouvait que fonder une résistance individuelle et de conscience, la pensée réformée va s’actualiser dans le maintien d’Eglises instituées. Les réformés de France en particulier vont appliquer, quelquefois de manière héroïque, cette indépendance de principe de l’Eglise face à l’Etat. En outre, la distinction très nette des deux institutions va se traduire par le refus de tout cumul des rôles. Le pasteur se doit exclusivement à sa tâche pastorale et le magistrat à son office civil.

Mais un deuxième aspect doit être souligné qui achève de distinguer la pensée calvinienne du césaro-papisme : c’est la compétence de l’Eglise en matière disciplinaire. Non seulement l’Eglise doit pouvoir s’organiser selon les règles de son génie propre – et l’Etat n’a pas à s’y opposer –, mais ensuite il est de son devoir d’exercer une veille doctrinale et éthique en faveur du troupeau remis à sa garde. Le règne du Christ n’est pas seulement annoncé, il appartient aussi à l’Eglise de mettre en place une pédagogie active au travers d’exhortations, de réprimandes et jusqu’à l’excommunication si nécessaire, afin que la confusion ne vienne pas ruiner l’efficace de la Parole. Autrement dit, le règne du Christ dans l’Eglise ne se cantonne pas à un discours d’espérance pour l’au-delà, il se traduit aussi par une connaissance juste de la foi et un nouveau mode de vie que vient soutenir une discipline adaptée. En ces matières, et puisqu’il s’agit de la loi évangélique (et non seulement du Décalogue), l’Etat doit reconnaître son incompétence et laisser pleine liberté d’action à l’Eglise.

Les deux institutions concourent donc ensemble au bien de la société globale, chacune selon sa loi, sa visée et le mode d’action qui lui est propre. Renvoyant dos à dos les prétentions dominatrices de l’Etat ou bien de l’Eglise, Calvin veut que chacun, dans sa sphère, se situe prioritairement en dépendance d’une autorité commune qui est celle de la Parole de Dieu. Lorsque cette perspective est clairement acceptée, il est évident qu’il y a ensuite des liens de dépendance réciproque entre les deux institutions, ainsi qu’une synergie qui sera profitable à l’une comme à l’autre. Une synergie, certes, mais aussi d’inévitables tensions, car c’est bien dans la même société et au travers des mêmes personnes que s’actualisent les deux « règnes ». Tensions suscitées par des intérêts qui peuvent quelquefois s’opposer, et générées également par la nature des hommes (il est bien rare, par exemple, que le magistrat accepte de bonne grâce de se plier à la discipline de l’Eglise). Mais tensions productives aussi, en ce sens que l’Eglise, interprète de l’Ecriture, a la responsabilité d’interpeller l’Etat afin de lui dire ou de le rappeler à sa vocation.

Après ce rapide tour d’horizon, il peut être intéressant de voir, en quelques exemples, comment cette problématique de la place de l’Eglise au sein de la société a été vécue à Genève.

III. L’EXPÉRIENCE GENEVOISE

Peu avant l’arrivée de Calvin, la cité s’était débarrassée de son prince-évêque et se gouvernait en république indépendante avec un système représentatif. A la base, la population s’exprime par le Conseil général, constitué par la réunion de tous les bourgeois de la ville ; puis vient le système représentatif proprement dit avec le Conseil des Deux Cents (ou Grand Conseil) et le Petit Conseil, qui constitue l’organe dirigeant, lequel est représenté par quatre syndics soumis à réélection chaque année.

Fidèle à sa conception selon laquelle chaque nation a le droit de choisir son système d’autorité comme il lui semble bon, Calvin n’a jamais critiqué cette organisation. Il aurait pu tout aussi bien en accepter une autre, par exemple une monarchie, quoique de son avis les libertés octroyées au peuple sont un bienfait.

L’Etat décide de la Réforme

A Genève, comme dans de nombreux pays d’Europe où la Réforme a pris pied, c’est l’autorité civile qui a décidé de l’orientation religieuse de la cité. Certes, l’évolution des mentalités sous l’effet des livres et traités qui circulaient, sous l’effet aussi du témoignage et des convictions des premiers évangéliques, et de Guillaume Farel en particulier, est une évidence. Il n’est pas question de dire que les autorités auraient agi contre la volonté des Genevois, mais cela n’empêche que c’est bien elles qui décident, d’abord de suspendre la messe (1535), puis finalement, le 21 mai 1536, d’adopter définitivement la foi nouvelle.

Ce faisant, le Conseil se comporte selon ce qui est d’usage un peu partout, et personne n’en est surpris. Mais il faut bien reconnaître que c’est un fonctionnement césaro-papiste, or celui-ci aura formé des mentalités qui seront largement persistantes, longtemps après la venue de Calvin.

L’Etat décide des pratiques religieuses et des mœurs

On imagine fréquemment que la Genève autoritaire sur le plan religieux et moral est le produit d’un puritanisme attaché à la personne de Calvin. Dans les visions les plus négatives, on se représente le réformateur en dictateur religieux, réussissant à imposer son mode de vie sombre et ascétique à une cité qui va désormais vivre sous sa coupe. On est là fort loin de la réalité ! L’histoire montre que la plupart des dispositions qui constituent à nos yeux des atteintes aux libertés publiques ont été prises avant l’arrivée de Calvin. On peut y lire l’influence de la prédication réformée, celle de Farel notamment, mais il est vrai que cela reste avant tout des décisions d’Etat, reflétant sans doute les attentes d’une bonne partie de la population. Il convient d’en faire mémoire : 

  • 16 avril 1535 : interdiction de danser dans les rues.
  • 28 février 1536 : interdiction de blasphémer le nom de Dieu, de jouer aux cartes ou aux dés, d’ouvrir les tavernes pendant le sermon ni après 21 heures.
  • 7 mars 1536 : expulsion des prostituées.
  • 13 juin 1536 : interdiction de chômer un jour autre que le dimanche.
  • 16 juin 1536 : obligation d’aller au sermon.

Calvin n’arrive à Genève qu’en août de la même année.

Mû par le sens de ses responsabilités, et en toute bonne foi, le Conseil s’est comporté en chef de la chrétienté ne laissant à l’Eglise que la prédication. A son actif aussi, des décisions que nous jugerions certainement plus positives car elles n’impliquent aucun empiétement sur les affaires de l’Eglise – mais qui ressortent cependant d’un même élan de foi – comme la fondation de l’Hospice général (novembre 1535) et l’instruction publique obligatoire (mai 1536).

Les frontières de l’Eglise

C’est une constante qui ne souffre pas d’exception: partout où la Réforme a été adoptée par les autorités civiles, le principe de la nation-Eglise a été admis (multitudinisme). La raison en est simple : puisque tous étaient baptisés (à part les Juifs, là où il y en avait), tous faisaient donc partie de l’Eglise. Il ne paraissait pas approprié de chercher à faire une distinction parmi les baptisés, entre ceux qui désiraient vraiment mener une vie chrétienne et les autres. Ainsi, Genève – avec sa juridiction hors les murs – constituait tout naturellement l’Eglise que les pasteurs devaient conduire. Dans ce contexte, un des articles du règlement de la vie religieuse proposé par Calvin et Farel au Petit Conseil de la ville, dès l’automne 1536, a de quoi surprendre ! Il est, en effet, demandé que chaque citoyen approuve explicitement une confession de foi que Calvin avait rédigée à cet effet. Le réformateur s’explique ainsi :

« Le remède donc qu’avons pensé à ceci [au désordre spirituel qui règne dans la cité], est de vous supplier que tous les habitants de votre ville aient à faire confession et rendre raison de leur foi (…) et cela serait seulement pour cette fois, puisqu’on n’a point encore discerné quelle doctrine chacun tient, qui est le droit commencement d’une Eglise. »

Le Conseil, prenant la chose en main, décrète que ceux qui refuseraient d’adhérer seraient expulsés de Genève. En fait, les choses se passent assez mal. Il règne une certaine confusion dans la méthode suivie ; beaucoup refusent de signer pour une raison ou pour une autre ; et, devant le nombre des opposants, le Conseil renonce à expulser qui que ce soit. Cependant, les pasteurs, poursuivant leur projet, se préparent à interdire l’accès à la cène à ceux qui n’auront pas manifester leur adhésion. La situation devient très tendue entre le Conseil et les réformateurs, si bien que ceux-ci seront finalement expulsés au printemps 1538. Calvin avait donc tenté de faire apparaître une forme d’Eglise qui n’allait pas épouser nécessairement les frontières de la nation. Il est à noter que Martin Bucer, à Strasbourg, faisait des tentatives dans le même sens mais par d’autres voies.

Il ne conviendrait pas cependant, s’appuyant sur cette affaire, de voir en Calvin un des pères des Eglises de professants. En effet, on est à nouveau surpris de constater que lors de son retour à Genève en 1541, et dans les Ordonnances qu’il fait approuver rapidement après, il n’est pas question de relancer le processus d’adhésion explicite de chaque Genevois à la confession de foi. Est-ce de la Realpolitik ? Calvin aurait-il changé de point de vue entre-temps ? Sans exclure tout à fait l’une ou l’autre de ces hypothèses, il me semble plus juste de mettre l’accent sur le fait que Genève avait changé. La demande de 1536, Calvin le précise bien, était seulement pour une fois et elle était liée au fait que la cité venait tout juste de passer à la Réforme, avec tout ce que cela signifiait de tendances contradictoires. En 1541, les Genevois avaient eu l’occasion de tester leur véritable attente (dans une période difficile de conflit interne) et le rappel du réformateur pouvait constituer un signe confirmant la ferme volonté de la cité de marcher dans les voix de l’Evangile. Visiblement, Calvin n’en a pas demandé plus, l’application de la discipline permettant de canaliser les quelques individualités réfractaires.

Eglise et Etat côte à côte

Genève était donc une ville-Eglise, et il est certain que la collaboration étroite entre le magistrat et le pasteur, si elle souffre à nos yeux d’une trop grande ingérence du bras séculier dans des affaires de foi et de mœurs, a cependant produit une société qui a quelques titres de gloire. On mentionnera, bien sûr, le niveau de moralité bien plus élevé qu’ailleurs, mais aussi le remarquable et indéfectible soutien accordé aux plus démunis, que ce soit les malades, les orphelins, les veuves ou les étrangers. On n’oubliera pas non plus d’évoquer la tout aussi remarquable volonté d’instruction de tous avec l’école publique obligatoire (la première en Europe), qui plus est gratuite pour les enfants de foyers modestes, jusqu’à la formation professionnelle, afin que tous ceux qui le peuvent vivent de leur métier.

En toutes ces choses, l’Eglise a pris sa part, non pas de manière servile par rapport à l’Etat, mais comme un partenaire éclairé et exigeant. Dans les Ordonnances, Calvin avait pris soin de donner à l’Eglise les structures nécessaires pour qu’elle puisse exister, non pas seulement dans sa liberté de parole, mais aussi avec une véritable liberté d’action.

Le Consistoire, composé de douze anciens (laïcs) et de neuf pasteurs au début, sera l’organe disciplinaire de l’Eglise. Son poids moral agira très favorablement pour éviter dans bien des cas d’inutiles passages devant la justice. Il sera également mis à contribution pour mettre de l’ordre dans les conflits matrimoniaux. Lorsque son autorité paraîtra bafouée par des cas répétés d’indiscipline, le réfractaire sera alors renvoyé au pouvoir civil, qui pourra prononcer des peines à son libre choix (souvent quelques jours de prison). Lorsque la peine est purgée, l’individu doit à nouveau comparaître devant le Consistoire afin de pouvoir réintégrer sa place dans l’Eglise. Ainsi apparaît bien la collaboration des deux instances, sans que l’une ne se substitue à l’autre.

Calvin veillera farouchement au respect de cette indépendance contre les tentatives toujours envahissantes du magistrat, qui entend tout contrôler. « Cette maladie-ci, dit Calvin, a toujours régné aux Princes, qu’ils ont voulu dresser la Religion à leur fantaisie et selon leur appétit. » Concrètement, la volonté de pouvoir du Conseil de Genève se focalisera sur la question de l’excommunication. Il paraissait très difficile au Petit Conseil de laisser entre les mains de l’Eglise cet acte disciplinaire (surtout quand la sanction tombait sur un des notables de la ville, voire sur un membre du Conseil !). Chacun ré-interprétait les Ordonnances à sa convenance. Il faudra près de quinze ans d’affrontements pour parvenir à un accord (1555), un curieux compromis dans lequel le droit était maintenu en faveur du Conseil, mais ce dernier devait laisser, de fait, une grande marge de manœuvre au Consistoire. Calvin fut assez satisfait de cet accord.

Il est indéniable que les tendances césaro-papistes étaient prégnantes à Genève (le Conseil, par exemple, s’est toujours réservé le droit de nommer les pasteurs et les anciens siégeant au Consistoire) et il est bien légitime de penser que seule la personnalité hors du commun de Jean Calvin – son exceptionnelle érudition, son intelligence vive, ses convictions fermes et son caractère déterminé – a pu garantir l’indépendance de l’Eglise réformée en ses origines.

Conclusion : quel héritage ?

En ce qui concerne le thème de notre étude, nous devons prendre acte que durant les deux millénaires qui nous ont précédés, il y a eu deux révolutions qui ont profondément changé la donne : celle initiée par Constantin au IVe siècle, et qui a brutalement révélé à l’Eglise son manque de réflexion politique, et puis, vers la fin du second millénaire, la révolution laïciste, la sécularisation de la société et la marginalisation de l’Eglise.

Pas plus que la première qui a eu des conséquences considérables, nul ne peut ignorer la seconde révolution qui nous oblige, en effet, à repenser, à nouveaux frais, le rôle de l’Etat et la posture que doit prendre l’Eglise dans ce contexte. Des solutions de facilité se présentent à nous. Il suffirait d’appliquer le vieux schéma de l’opposition des deux cités; laisser Babylone gouverner le monde, se replier dans sa petite Jérusalem, payer ses impôts… et basta ! Mais ce serait dommage. L’Eglise n’aurait-elle rien appris depuis l’époque de Constantin ? Il n’est certes pas facile de faire le point tant les différences entre l’époque de chrétienté et notre situation contemporaine semblent considérables. Et cependant, on devra reconnaître que la perspicacité de Calvin dans le contexte qui était le sien, sa capacité à résister aux dérives issues de la situation constantinienne, donne confiance et peut nous laisser entrevoir quelques pistes pertinentes pour aujourd’hui.

Je retiendrai, tout d’abord, sa formidable confiance en l’autorité de l’Ecriture, et d’une Ecriture qui ne parle pas que de questions religieuses, mais qui révèle aussi la pensée de Dieu pour tout ce qui concerne la vie, y compris la vie en société. C’est l’affirmation de cette autorité qui lui a permis de dépasser le vieux conflit de primauté entre l’Eglise et l’Etat. Dans une situation de marginalité forcée, seule l’autorité de l’Ecriture peut donner à l’Eglise la force et la clairvoyance pour revendiquer et être ce qu’elle doit être.

Car l’Eglise n’est pas seulement le rassemblement de croyants qui veulent vivre un culte ensemble. L’Eglise est une société, avec ses structures, ses ministères et sa discipline qui lui donnent les moyens d’être active dans ce monde. Parce qu’elle sait qu’elle concourt au bien de la cité, l’Eglise a le droit de se présenter devant l’autorité civile et de lui demander son aide. Elle refuse, autant que cela lui est possible, de se laisser réduire à n’être qu’une opinion religieuse exprimée dans des cercles privés. Elle veille à ce que les lois qui définissent son statut dans la société soient bien appropriées à sa nature et à ses activités. Et, bien entendu, ses pasteurs, dans leur prédication, ne doivent être liés que par la Parole de Dieu., c’est-à-dire libres de toute autre influence ou contrainte.

Et, bien sûr, Calvin nous enseigne la dignité essentielle de la carrière et de la fonction politique. L’obéissance que le chrétien doit aux autorités civiles est avant tout motivée par des considérations morales, puisque, en elles, c’est l’autorité de Dieu qui se manifeste. La sécularisation du pouvoir ne change rien à cette attitude fondamentale. Entre l’exaltation utopique du tout politique qui a animé les révolutions depuis 1789 jusqu’à 1968, et l’attitude désabusée qui domine aujourd’hui, nous sommes conduits par le réformateur à porter un regard positif sur nos gouvernants, tout en sachant qu’il ne leur appartient pas de faire venir le règne du Christ sur la terre.

Cette attitude de respect et de considération vis-à-vis de ceux qui exercent l’autorité s’accompagne d’une prière en leur faveur, car une part de la bénédiction que Dieu accorde aux hommes passe entre leurs mains. Cela ne signifie pas l’abandon de tout discernement, et il peut y avoir des situations critiques où l’obéissance à Dieu passe par la désobéissance civique. Cette question délicate est largement abordée par le réformateur, notamment dans le concret de ses relations avec les réformés de France.

Enfin, j’admire chez Calvin une qualité, qui est sûrement liée à sa pensée, mais qui se traduit dans l’existence par une détermination sans faille, curieusement conjointe à une capacité à accepter des compromis là où il semble qu’on soit allé au bout du possible. On voit, certes, des attitudes de l’ordre du tout ou rien, mais, dans bien des cas, il sait faire preuve de souplesse et se réjouir de quelques acquis, même si on est encore loin de la perfection. On le sent ainsi parfaitement en prise avec les réalités du monde présent, capable de négocier avec les responsables de la cité, sans que cela n’affadisse le moins du monde sa pensée, sans que cela ne soit au détriment de l’exigence évangélique. Cela aussi exprime quelque chose de la place de l’Eglise dans la société.

D’une manière ou d’une autre, Calvin est quelqu’un qui nous pousse en avant, car il a évidemment devant les yeux l’exigeante vision de la gloire de Dieu.


* D. Bergèse est pasteur de l’Union des Eglises protestantes évangéliques à Plan-de-Cuques (13) et chargé de cours en histoire de l’Eglise à la Faculté de théologie réformée d’Aix-en-Provence.

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De Gethsémané à Golgotha – Le procès de Jésus, approche historique http://larevuereformee.net/articlerr/n200/de-gethsemane-a-golgotha-le-proces-de-jesus-approche-historique Fri, 26 Aug 2011 19:22:46 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=642 Continuer la lecture ]]> De Gethsémané à Golgotha
Le procès de Jésus, approche historique

Daniel BERGÈSE*

I. Avant-propos sur la méthode d’investigation

Beaucoup de chrétiens ont été étonnés, voire même choqués, par les propos d’éminents spécialistes du Nouveau Testament qui, durant les fêtes de Pâques 1997 et 1998, s’exprimaient dans le cadre d’une émission télévisée produite par Arte et diffusée sous le titre Corpus Christi . Une enquête était menée pour tenter de retrouver le fait d’histoire qui se cachait derrière les récits évangéliques de la passion. Les points de vue pouvaient parfois être différents, mais ces universitaires, qu’ils soient juifs, catholiques ou protestants, avaient en commun une même méthode d’investigation, à savoir l’approche « historico-critique ». Pour les non-spécialistes, il convient de préciser. L’école de pensée historico-critique trouve sa source dans la réflexion philosophique de René Descartes, et plus précisément dans le Discours de la méthode . Il s’agit d’un système de recherche de la vérité par l’utilisation systématique du doute. Le principe peut s’énoncer de cette manière: je ne crois pas qu’une proposition soit vraie tant que je n’ai pas pu tester qu’elle résistait à toutes les attaques du doute. Chez le philosophe, l’application rigoureuse de la méthode a abouti à une déconstruction générale du savoir pour ne s’achever finalement que sur la seule proposition indubitable (du moins à ses yeux): « Je pense, donc je suis ».

Au fil des années, la même méthode est venu envahir les bancs de la théologie et l’on s’est pris, en matière d’histoire biblique notamment, à douter systématiquement de tout ce que la Bible pouvait dire. Le résultat fut à la hauteur des espérances: il ne restait pratiquement rien! Pour le théologien, néo-testamentaire, Rudolf Bultmann (1884-1976), même la personne historique de Jésus de Nazareth nous est, de fait, inconnaissable. La seule proposition indubitable et sur laquelle nous devons reconstruire la théologie est celle-ci: « La communauté chrétienne primitive a existé ».

D’autres exégètes, heureusement, ont prononcé des mises en garde vigoureuses, voyant bien que sous prétexte de recherches neutres et académiques, certains intellectuels chrétiens avaient adopté un outil de travail qui allait mettre en cause les fondements mêmes de la foi. André Feuillet écrivait en 1977:

Aujourd’hui, on voudrait nous faire admettre qu’ils (les récits évangéliques) nous mettent en présence, soit uniquement, soit avant tout, de construction doctrinales du christianisme primitif! On tend ainsi à substituer à des faits réels une idéologie édifiante. Cette manière de traiter les évangiles qui envahit et corrompt de plus en plus la catéchèse, c’est là un des aspects les plus dramatiques, et en même temps les plus méconnus de la crise actuelle.[1]

Depuis, la mode a un peu changé et la personne de Jésus est redevenue un centre d’intérêt. Il existe même une véritable tentative pour essayer de reconstruire un Jésus de l’histoire qui pourrait, en dernière analyse, nous donner l’Evangile véritable et -qui sait? – ouvrir la porte à un nouveau christianisme. Cependant, à entendre les spécialistes interviewés par Arte, il semble qu’on soit encore très loin de l’objectif. Chacun aura pu s’apercevoir que les résultats de la déconstruction « historico-critique » sont incommensurablement plus visibles que ceux de sa timide et prudente reconstruction!

Vous avez donc compris, je pense, que mon étude n’adoptera pas les prémices de la méthode qui donne les résultats que vous avez pu constater dans Corpus Christi. En fait l’approche cartésienne du savoir n’est pas hors de critique. La question de fond qui mériterait un développement spécifique est ici: la méthode du doute peut-elle réellement déboucher sur une connaissance? N’est-il pas nécessaire de rappeler au contraire que tout savoir repose en définitive sur une confiance? Cette réflexion épistémologique ne doit pas nous égarer, mais elle est nécessaire. Elle montre que la démarche qui consiste à lire les textes bibliques avec un a priori de foi ne constitue pas en soi un parti pris anti scientifique. L’obscurantisme ne réside pas dans la foi qui reçoit, avec confiance, les informations bibliques. Il commence lorsqu’une croyance entraîne un refus d’information et de confrontation. La recherche historique que je vous propose s’exercera donc légitimement sur une base de foi, et se veut en même temps ouverte à toutes les découvertes et les acquis de la science contemporaine.

En ce qui concerne notre sujet, trois domaines de connaissance jouent un rôle important: premièrement l’archéologie. Ses découvertes peuvent être déterminantes, cependant celles-ci ne se succèdent pas à un rythme effréné; deuxièmement l’épigraphie (la science qui étudie les manuscrits); et troisièmement la linguistique, avec son département sémantique. C’est assurément ce dernier domaine qui a le plus évolué ces dernières années. Comment un texte produit du sens, comment est-il structuré et quels sont les éléments de sens mis en valeur par cette structure? Ces recherches, en complément des découvertes préalables sur les formes littéraires, ont permis de bien mettre en évidence la spécificité de chacun des évangiles, et par là de montrer la part importante du rédactionnel. On découvre ainsi qu’il y a une sélection d’événements et une manière de raconter qui est propre à Matthieu, et qui sert en définitive son message théologique. Marc, Luc et Jean ont aussi fait des choix et ils ont également chacun leur style et leurs habitudes littéraires. Tout ceci a des conséquences sur la reconstitution historique des faits.

Une étude sur l’histoire de Jésus devra donc aborder les textes des évangiles pour ce qu’ils sont réellement, avec les outils adéquats, et avec toutes les informations parallèles disponibles. Mais par ailleurs, le chercheur devra constamment avoir à l’esprit qu’il travaille sur le récit d’un événement unique où la transcendance se rend manifeste, une histoire dans laquelle dieu se révèle. Et du coup le voilà prévenu: on ne peut faire de cette histoire une histoire profane. Il sera impossible d’en rendre compte en ne faisant jouer que des processus immanents. Courir après un tel projet mène inévitablement à la reconstitution d’une autre histoire, de laquelle émergera fatalement un autre Jésus.

II. La chronologie de la Passion

Les évangiles situent clairement les événements qui nous occupent: Tibère est empereur à Rome, Ponce Pilate est le gouverneur romain qui administre la province de Judée, et tout se passe à Jérusalem, lors de la fête juive de la Pâque.

Si personne ne conteste le cadre historique général, ni même la localisation à Jérusalem, en revanche, et malgré le témoignage massif et unanime des évangiles sur ce point, certains envisagent de déplacer ces événements, ou une partie d’entre eux, à un autre moment de l’année. On dira, par exemple, que l’épisode des Rameaux a eu lieu dans le cadre de la fête de Souccoth (fête des tentes, en octobre), que Jésus fut arrêté à ce moment-là, qu’il passa l’hiver en prison et ne fut exécuté que lors de la Pâque. Un autre soutiendra que tout s’est passé à Souccoth mais que l’Eglise a un peu triché pour donner à la mort de Jésus une dimension symbolique en rapport avec le sacrifice de l’agneau pascal. Nous avons là un très bon exemple de ce doute méthodique que rien ne justifie. L’argumentaire qui soutient ce déplacement chronologique est d’une pauvreté affligeante.

Pour revenir au texte biblique, et à des hypothèses moins aventureuses, il reste que la chronologie précise des événements n’est pas la même chez Jean que dans les synoptiques. Jésus a-t-il été crucifié le jour de la Pâque juive, ou bien la veille ? Les quatre évangiles sont d’accord pour dire que Jésus a bel et bien été crucifié une veille de sabbat, c’est-à-dire un vendredi, et que le tombeau vide a été découvert le lendemain du sabbat, soit le dimanche. Mais lequel de ces jours était-il le jour inaugural de la fête de la Pâque ? Etait-ce le vendredi, ou bien le samedi? Ce détail peut sembler n’avoir qu’une importance très limité; seulement les synoptiques nous disent que Jésus a mangé le repas de la Pâque avec ses disciples le soir précédant son arrestation. Or Jean nous dit que les juifs qui avaient déjà fait arrêté Jésus, arrivant au palais de Pilate, ne voulurent pas entrer pour ne pas se souiller et pouvoir prendre le repas de la Pâque! La question renvoie donc à un fait d’importance: Jésus a-t-il pu manger le repas de la Pâque avec ses disciples avant son arrestation et sa mort? Et donc, la sainte Cène a-t-elle vraiment été instituée dans le cadre du repas rituel de la Pâque?

Pour tenter de répondre à cette question, il faut reprendre l’ensemble du déroulement de la Passion. La version traditionnelle, qui s’inspire largement des synoptiques, est celle-ci :

– jeudi: préparation de la fête de la Pâque;

– jeudi soir: (après le coucher du soleil, on est donc entré dans le jour même de Pâque) repas avec les disciples, institution de la Cène;

– dans la nuit: le jardin de Gethsémané, l’arrestation et la comparution devant l’autorité juive;

– vendredi matin: comparution devant Pilate, tentative de libération devant la foule, flagellation et moquerie des soldats;

– vendredi midi: crucifixion;

– vendredi 15h: la mort, suivie de la mise au tombeau;

– samedi: c’est le sabbat.

Tout lecteur qui cherche une reconstitution historique sera vite frappé par la compression des événements entre le jeudi soir et le vendredi midi. Cette remarque prend un poids supplémentaire lorsqu’on rajoute encore la comparution devant Hérode, dont nous parle l’évangile de Luc. La situation devient intenable si l’on veut, ensuite, prendre en compte le témoignage de l’évangile de Marc qui situe la crucifixion, non pas à midi mais à 9 heures du matin Pourtant, chez Jean, c’est bien à midi que Pilate abandonne la partie et ordonne la mise à mort.

Par ailleurs plusieurs autres difficultés apparaissent dans ce schéma:

– le sanhédrin se réunit de nuit. Or, d’après la Mischna , les procès en matière criminelle doivent être mené de jour;

– la décision judiciaire intervient dès la fin de séance. Or, toujours d’après la Mischna , une condamnation à mort ne peut être prononcée le jour même où les délibérations ont eu lieu ;

– tout ceci se passerait le jour de Pâque. En fait, aucun débat judiciaire ne peut avoir lieu lors des sabbats et des jours de fête. La Mischna étend même l’interdiction à la veille de ces jours chômés. D’une manière générale d’ailleurs, on ne peut qu’être surpris par toute l’activité déployée par les chefs religieux juifs alors que selon les synoptiques, c’est la Pâque;

– pour compléter le tableau, citons un autre passage du Talmud qui vient appuyer les dire de Jean: « la tradition rapporte; la veille de la Pâque, on a pendu Jésus. »[2]

La prise en compte de toutes ces remarques peut nous amener à cette double conclusion:

i) au sujet de la fête de Pâque, c’est Jean qui est dans le vrai. La crucifixion n’a pas eu lieu le jour de Pâque, mais la veille, pendant la préparation. Cette année-là, la Pâque tombait donc un samedi, jour de sabbat;

ii) il y a donc eu déplacement de vingt-quatre heures dans le récit synoptique pour que la coïncidence entre la Pâque juive et la mort du Christ apparaisse clairement aux yeux des lecteurs. Ce léger décalage ne pouvait pas nuire à l’historicité dans la mesure où Jésus est effectivement mort dans le cadre de la fête de la Pâque, et il avait l’avantage d’être pédagogiquement, et peut-être aussi liturgiquement, efficace. A partir de là, on peut penser également que la compression des événements entre le jeudi soir et le vendredi soir correspond à un choix littéraire, afin que tout arrive le jour de la Pâque.

Mais que dire du repas que Jésus a pris avec ses disciples et dont il est explicitement dit que c’était un repas pascal? Cette question est éclairée de manière fort intéressante par la découverte, à Qumran, d’un calendrier dans lequel la date de la Pâque n’était pas déterminée selon le système utilisé au temple de Jérusalem. Au lieu de maintenir une date fixe (le 15 nisan), on s’attachait à un jour particulier de la semaine, à savoir le mercredi (donc du mardi soir jusqu’au lendemain, même heure), quatrième jour de la semaine. Pourquoi ce jour? Parce qu’on estimait devoir rattacher la Pâque au commencement même du temps. Or, dans le récit de la Genèse, les astres, qui vont commencer à décompter le temps, n’apparaissent qu’au quatrième jour. Le mercredi est donc le jour du commencement; en conséquence, il faut s’arranger, chaque année, pour fixer un mercredi comme jour de la Pâque. On ne sait pas si ce calendrier était suivi hors des communautés esséniennes, mais l’hypothèse n’a rien d’absurde. Le mérite revient à Annie Jaubert d’avoir relié cette découverte avec notre problème chronologique de la Passion. Jésus aurait très bien pu, en suivant la même tradition, dont ce calendrier est le témoin, célébrer la Pâque et instituer la Cène, non pas le jeudi soir, mais le mardi soir[3] .

A partir de là, c’est toute la chronologie des événements qui se trouve décompressée, et toutes les difficultés mentionnées plus haut disparaissent. Cette hypothèse n’est évidemment pas acceptée de tous, mais elle est celle retenue par Jean Imbert dans le Que sais-je [4] consacré au « Procès de Jésus ». On remarquera également que la tradition de certaines Eglises d’Orient garde des traces qui vont également dans ce sens: on fait mémoire du dernier repas de Jésus avec ses disciples le mardi, et le lendemain est jour de jeûne en souvenir de la trahison de Judas.

III. L’arrestation et le procès juif

L’arrestation nocturne et le besoin d’avoir un guide afin de s’assurer de l’efficacité de l’opération, tout cela concorde bien avec la nécessité d’agir discrètement et rapidement. La question qui se pose ici, c’est de savoir où Jésus a été conduit.

Matthieu nous dit: « chez Caïphe, le grand prêtre »; Marc et Luc, un peu plus réservés se contentent de la mention: « chez le grand prêtre »; et Jean nous précise: « chez Hanne (…) beau-père de Caïphe ». Il y a apparemment hésitation chez deux évangélistes pour nommer ce grand prêtre, et on peut les comprendre parce que les choses n’étaient pas simples. Normalement, en Israël, il n’y a qu’un seul grand prêtre, et il reste dans cette fonction jusqu’à sa mort. Mais à l’époque de Jésus, les choses avaient beaucoup changé. Le grand prêtre était, certes, toujours un rouage essentiel de la vie religieuse, de la vie liturgique, mais il exerçait aussi une fonction politique de premier plan. C’est pour cette raison que l’occupant romain s’était particulièrement intéressé à ce personnage. De fait, les grand prêtres étaient nommés et destitués fréquemment en fonction du bon vouloir de Rome. Du coup, on va se trouver avec un grand prêtre légalement en exercice, c’est Caïphe au moment du procès de Jésus, et d’autres qui l’ont été et à qui on ne refusera pas de donner le titre honorifique de grand prêtre. A ceci s’ajoute un phénomène de népotisme tout à fait caractérisé, à savoir qu’un certain nombre de personnes de la famille du grand prêtre pouvaient également porter le titre et siéger régulièrement au Sanhédrin.

Cela dit, pour avancer sur cette question, on peut partir de la recension de Luc. Ce dernier mentionne le reniement de Pierre, les moqueries et les mauvais traitements que les gardes infligent alors à Jésus, mais il ne nous dit pas pourquoi Jésus a été conduit en ce lieu, chez ce grand prêtre anonyme. En revanche: « lorsqu’il fit jour, le conseil des anciens du peuple, grands prêtres et scribes, se réunit et ils l’emmenèrent dans leur Sanhédrin. »[5] Il y a dans ce texte mention d’un déplacement, au petit matin, vers le bâtiment même où se réunit le Sanhédrin. Ceci laisse bien entendre que le procès effectif n’a pas eu lieu de nuit mais qu’il commence à ce moment-là, et de jour, conformément aux prescriptions de la Mischna . De fait, les trois autres évangiles sont témoins de ce déplacement:

– Jean, après nous avoir raconté l’interrogatoire subi dans la maison du grand prêtre hanne (hanne avait été grand prêtre et avait exercé cette fonction officiellement jusqu’en l’an 15), nous dit ces quelques mots: « là-dessus, Hanne envoya Jésus lié à Caïphe, le grand prêtre. »[6]

– Marc et Matthieu, sans mentionner explicitement ce mouvement vers le lieu où va se réunir le Sanhédrin, ont tous deux une phrase qui semble ouvrir une nouvelle étape dans le déroulement des faits: « le matin venu, dit Matthieu, tous les grands prêtres et les anciens du peuple tinrent conseil contre Jésus pour le faire condamner à mort. »[7] Marc formule ainsi: « dès le matin, les grands prêtres tinrent conseil avec les anciens, les scribes et le Sanhédrin tout entier. »[8]

Compte tenu de ces éléments, on peut envisager la reconstitution suivante:

– Conformément au témoignage de Jean, Jésus a d’abord été conduit chez Hanne, qui tenait à rencontrer l’accusé et à mener son propre interrogatoire indépendamment du Sanhédrin. Cette séance n’a donc rien d’officiel. Elle montre seulement le pouvoir réel de l’ancien grand prêtre et sa volonté d’être toujours aux affaires.

(Matthieu retient l’idée de l’interrogatoire nocturne, mais pour les besoins de la compression chronologique, il insère déjà dans ce créneau le procès officiel devant Caïphe et le Sanhédrin rassemblé. Marc ne nomme pas Caïphe, mais c’est la même idée. Le silence de Luc sur la nature de cette rencontre nocturne va plutôt dans le sens de Jean, d’autant qu’il mentionne très explicitement la convocation du Sanhédrin au matin.

– Le vrai procès mené par les autorités juives a donc lieu le matin. On ne sait pas combien de temps il a duré. Les textes que nous possédons sont des raccourcis catéchétiques et en aucune manière les minutes de l’audience. Ce que nous savons, c’est qu’il y eut dépositions de témoins et, certainement, de beaux débats théologiques, vu que le Sanhédrin regroupait des tendances qui pouvaient parfois être très opposées (Paul saura en profiter en Actes 23:6-10). Quelques indices épars dans les évangiles laissent comprendre que, même en ce qui concerne le sort réservé à Jésus, l’opinion n’était pas unanime[9] . Peut-être l’audience a-t-elle duré toute la journée du mercredi, et pour le moins toute la matinée. Et voilà que Jean nous informe que Jésus a été amené à Pilate « tôt le matin »[10] .

– Ce détail, soutenu aussi par le témoignage de Matthieu et de Marc, laisse entendre que le moment où le Sanhédrin a prononcé la sentence définitive correspond à une nouvelle réunion qui, elle, semble n’avoir eu d’autre but que de parvenir à une ultime délibération. C’est sans doute cela qui est signifié par les versets de Matthieu 27:1 et Marc 15:1. C’est dans la logique de leur propre récit qui a déjà rendu compte des débats du procès, et c’est conforme au mouvement du texte qui s’enchaîne immédiatement par le transfert de Jésus chez Pilate. C’est donc le jeudi matin (voire le vendredi matin) qu’a lieu cette ultime réunion où la sentence de mort est prononcée, conformément, là aussi, à la règle qui interdit d’enchaîner les débats du procès avec le moment de la sentence.

IV. Devant Hérode et devant Pilate

Quelques critiques ont contesté le fait même que Jésus ait pu rencontrer Ponce Pilate, sous le prétexte qu’un gouverneur avait certainement autre chose à faire que de s’occuper de cette petite histoire. L’argument est fallacieux, car il repose sur une expérience commune des relations sociales qui n’est pas celle du monde antique. Dans le récit des Actes, Paul a l’occasion de se défendre devant le gouverneur Félix, puis devant son successeur Porcius Festus, et enfin devant le roi Agrippa. De fait, les souverains n’étaient pas aussi inaccessibles qu’aujourd’hui et l’activité judiciaire faisait partie de leurs attributions.

Cela dit, Jésus va être confronté à un nouvel interrogatoire et on a un peu le sentiment qu’un deuxième procès est en train de s’ouvrir. Procès juif, procès romain, les évangiles ne sont-ils pas en train de rassembler deux traditions, deux explications, alors que la réalité aurait été plus simple? Des lecteurs bien pensants ont estimé que les récits évangéliques faisaient preuve d’un antisémitisme primaire, alors que, parallèlement, Ponce Pilate semblait bénéficier d’un traitement de faveur. Reflet, nous dit-on, d’un christianisme en butte à l’exclusion de la part de la communauté juive, et cherchant par ailleurs à faire les yeux doux devant l’autorité de Rome. On tentera donc de montrer qu’en réalité Jésus n’a été la victime que de l’oppresseur romain, les évangiles cherchant par la suite à impliquer les juifs. Cette interprétation, très minoritaire, ne peut guère être défendue. L’historien (juif !) Josèphe appuie la version traditionnelle: c’est bien sur initiative juive que Jésus a été arrêté. De même le mystérieux papyrus qui contient la lettre d’un certain Mara Bar Sérapion, et enfin et surtout, la tradition juive elle-même a toujours revendiqué ce point, le Talmud en est témoin.

Mais alors, si c’est une affaire juive, pourquoi impliquer Pilate? Le texte de l’évangile de Jean apporte la réponse lorsqu’il met ces paroles dans la bouche de ceux qui viennent d’emmener Jésus devant le gouverneur: « il ne nous est pas permis de mettre quelqu’un à mort. »[10b] Ce détail de droit a été maintes fois examiné, et malgré quelques trublions contestataires, il semble que sa valeur historique est aujourd’hui reconnue. Ainsi donc, la confrontation du cas Jésus avec l’administration romaine était inévitable. Cependant il ne s’agit pas d’un deuxième procès à proprement parler. Les romains n’ont pas à re-juger Jésus, mais simplement à prendre acte du cas qu’on leur présente, puis à refuser ou accorder la mise à mort. Dans ce dernier cas, l’exécution sera confiée aux troupes de Rome. Apparemment, le préfet seul est habilité à prendre cette décision.

Cette nouvelle étape va entraîner un déplacement du motif d’accusation. Au cours du procès de la veille (ou de l’avant-veille), le débat était nettement religieux ou théologique. Jésus est-il oui ou non opposé au temple, a-t-il dit qu’il voulait le détruire? Se prétend-il le Messie, se dit-il le Fils de Dieu, veut-il se faire l’égal de Dieu? On surveille le blasphème, faute majeure mais qui ne peut se comprendre qu’en domaine religieux. Devant Pilate, le ton change. Le récit évangélique, là aussi, est certainement recomposé, et il ne prétend pas dire la teneur exacte de tout ce qui s’est passé, mais le changement de vocabulaire dans les motifs d’accusation constitue un bon témoin de fidélité: « il soulève le peuple », « il met le trouble dans notre nation », « il empêche de payer le tribut à César »[11] . En bref, il prétend être le Messie, c’est-à-dire le roi des Juifs[12] ; autrement dit c’est un dangereux séditieux.

Le préfet de Rome ne peut évidemment pas être inaccessible à ce genre d’argument; cependant, les évangiles sont d’accord pour nous montrer un Pilate qui comprend assez vite qu’on veut le duper en présentant un portrait de Jésus complètement déformé. Il n’y a pas lieu de croire que ceci constitue un arrangement de la réalité. Sans faire de Ponce Pilate un champion des droits de l’homme, ce dernier pouvait avoir plusieurs motifs pour agir comme il le fait dans les textes. Parmi ceux-ci, le récit de Jean, tout particulièrement, nous fait bien ressentir le jeu de pouvoir qui est en arrière-plan de cette affaire. Les autorités juives emmènent Jésus avec un chef d’accusation tout ficelé. Dans leur esprit, la signature du gouverneur n’est que la dernière formalité à accomplir pour que l’exécution ait lieu. Eux sont les décideurs et Rome l’exécutant! Dès l’instant où Pilate se met lui-même à questionner Jésus, il signifie aux Juifs qu’il refuse d’être considéré comme une simple chambre d’enregistrement de leur décision. De fait, toute la matinée sera émaillée d’incidents très significatifs de ce bras de fer. Il s’achèvera, c’est clair, par la défaite de Pilate; mais entre temps, le préfet n’aura pas épargné les humiliations à l’adresse des autorités religieuses. Cet arrière-plan est bien conforme à ce que nous savons par ailleurs des relations mouvementées, parfois très tendues, entre Ponce Pilate et la communauté juive.

D’après le récit de Luc, après un court interrogatoire, Pilate exprime devant la délégation juive son intention de relâcher Jésus. Levée de boucliers de celle-ci qui surenchérit en appuyant ses premières accusations. C’est à ce moment que le gouverneur a l’idée de renvoyer l’affaire à Hérode. Cet épisode n’appartient qu’au récit de Luc et a donc fait l’objet de nombreuses contestations. Cependant, à part le fait que seul Luc semble connaître cette histoire, on ne voit pas bien quel argument permettrait de penser qu’il s’agit d’un artifice littéraire (Matthieu et Marc, en revanche, avaient des raisons pour éliminer cet épisode, toujours en fonction de leur compression chronologique). Que l’on sache peu de choses sur ce qui s’est passé exactement lors de cette rencontre, certainement ; que Luc fasse erreur en situant là le détail du manteau de pourpre, alors que les autres évangiles mentionnent celui-ci dans le cadre du prétoire, peut-être (mais on peut aussi plaider l’inverse); mais le fait en soi paraît bien vraisemblable. Pilate vient de prendre une décision et elle est immédiatement contestée. Plutôt que d’entrer aussitôt dans l’engrenage du rapport de force, il peut voir dans la présence d’Hérode à Jérusalem (présence bien explicable en période de Pâque) une issue rapide au problème qui se pose maintenant à lui. Et ceci d’autant plus qu’il peut discerner là l’occasion d’une bonne affaire sur le plan diplomatique. Jésus est galiléen, certes, mais sur le plan du droit, l’accusation étant portée en Judée, les faits reprochés concernant également la Judée, l’affaire ressort bien de l’autorité romaine de Judée. Cependant, en renvoyant ce galiléen à celui qui gouverne la Galilée, il donne à Hérode un signe de sa considération. D’après Luc, la démarche a porté puisque « ce jour-là, Hérode et Ponce Pilate devinrent amis, eux qui auparavant étaient ennemis. »[13]

Hérode a sans doute apprécié le geste de Ponce Pilate, et certainement le lui a-t-il fait savoir… Néanmoins, il a aussi estimé que la meilleure façon de rendre la politesse au préfet était de le reconnaître dans ses droits! Jésus a donc été ramené au prétoire sans avoir été jugé. Inéluctablement, le bras de fer avec les autorités juives devra reprendre.

Par deux fois, selon le récit évangélique, Pilate a cru tenir une solution qui lui permettrait de gagner la bataille, au prix d’un léger compromis. Tout d’abord en proposant un châtiment de remplacement, et ensuite en profitant de la coutume qui veut que le gouverneur, lors de la Pâque, manifeste sa mansuétude en relâchant un prisonnier condamné à mort.

C’est Luc, en effet, qui présente la flagellation comme une proposition de Ponce Pilate en remplacement de la mise à mort: « je vais donc, dit Pilate, lui infliger un châtiment et le relâcher. »[14] Mais d’après son récit, nous ne savons pas si les choses ont pu être entreprises de cette manière. C’est Jean qui confirme en disant: « Alors Pilate emmena Jésus et le fit fouetter. »[15] Cependant chez Matthieu et Marc, la flagellation n’est pas présentée comme un châtiment alternatif, mais bien comme la conséquence de la décision de mise à mort. Dans cette optique, la flagellation est la première étape du supplice de la crucifixion. Ce point de vue est soutenu par des informations extra bibliques. Il semble bien, en effet, que ce procédé ait été couramment appliqué; ce fut peut-être le cas avec Jésus. Néanmoins, la flagellation comme châtiment en soi, existe aussi. Il est difficile de trancher. On peut cependant estimer que les habitudes littéraires de Marc et Matthieu (qui regroupent les événements plutôt que de les disperser), et l’examen attentif du verset qui chez eux mentionne la flagellation[16] plaide en faveur de la version johannique: la flagellation aurait bien constitué un compromis proposé par Pilate afin de mettre un terme, à ses yeux acceptable, au conflit qui l’oppose désormais aux autorités juives. La manoeuvre a échoué, et Pilate va donc chercher une autre issue.

V. La grâce d’un condamné à mort

En ce qui concerne la coutume de la grâce préfectorale lors de la fête de Pâque, les quatre évangiles sont d’accord pour attester le fait, même si la façon de présenter la chose peut donner l’impression d’une certaine confusion. Les critiques ont beau jeu de souligner qu’on ne trouve nulle part ailleurs trace de cette pratique, et donc de déclarer qu’il s’agit d’un artifice, d’une invention de la communauté primitive destinée à mettre en évidence la faillite complète des chefs juifs, lesquels demandent la gr,ce d’un criminel alors qu’ils condamnent le juste. Mais comment affirmer que la chose n’a pas existé sur la base d’un silence de l’historiographie profane? Certains silences peuvent sans doute être parlants, pour celui-ci il faut assurément avoir une bonne oreille! Car a contrario de la thèse, on pourra se demander comment il fut possible que la communauté chrétienne, si bien implantée à Jérusalem et dans toute la Palestine, put parler d’une pratique régulière et publique[17] qui n’aurait jamais existé! Si ce fait coutumier n’avait pas été réel, il eût été, à l’époque, impossible de le dire et de l’écrire.

La foule se rassemble donc et devient, au-delà de Pilate et des autorités juives, le troisième élément venant s’insérer dans une affaire qui est déjà en cours. Comment cette foule est-elle arrivée? Si le fait est coutumier, il n’est pas besoin de le dire. La foule vient parce que c’est l’heure et l’endroit où se passe chaque année le solennel dialogue entre le peuple et l’autorité romaine; dialogue qui aboutit à la libération d’un prisonnier. Seul luc parle d’une « convocation » des grands prêtres, des chefs et du peuple . Il s’agit peut-être là d’une simple facilité littéraire destinée à faire écho au fait historique de la présence de la foule, laquelle ne sera plus rappelée dans la suite de son texte[18] . Le récit de l’évangile de Jean, lui, ne mentionne jamais la foule mais on peut faire deux remarques à ce propos:

– tout d’abord, Jean paraît ne pas s’intéresser à la définition exacte des instances avec lesquelles Pilate dialogue. La péricope commence par des verbes sans sujets définis: « on avait emmené Jésus de chez Caïphe à la résidence du gouverneur (…) Ceux qui l’avaient emmené n’entrèrent pas dans la résidence. »[19] Par la suite, excepté deux mentions des grands prêtres, les intervenants sont toujours désignés par l’appellation passe-partout: « les Juifs ». Que la foule n’apparaisse pas en tant que telle n’est donc pas surprenant;

– ensuite, un des propos de Pilate est complètement invraisemblable si l’on ne présuppose pas la présence de la foule. C’est la question: « voulez-vous donc que je vous relâche le roi des Juifs? »[20] Elle ne peut, en toute logique, être adressée à ceux-là même qui sont venus avec l’intention explicite d’obtenir la condamnation de Jésus!

Cela dit, nous ne savons pas comment la pratique coutumière de la grâce est venu s’insérer dans l’examen du cas de Jésus. Ce que nous pouvons nettement percevoir, en revanche, c’est son opportunité dans le bras de fer qui oppose Pilate et les chefs juifs. Si l’autorité romaine présente Jésus comme l’un de ses prisonniers, elle peut du même coup le présenter comme le candidat à la grâce préfectorale. Si le peuple ratifie, Pilate a gagné. Il pourra prendre congé des prêtres avec un petit sourire de satisfaction. Non seulement, il aura résisté victorieusement à la tentative de manipulation des autorités juives, mais encore il aura réussi le tour de force de gracier un individu dont il sait pertinemment qu’il ne constitue pas un danger pour le pouvoir de Rome.

Dans le récit des synoptiques, cette question du choix entre Jésus et Barabbas occupe une grande place et apparaît comme l’ultime tentative. Lorsque celle-ci échoue, tout est joué. Pilate abandonne la partie et Jésus est emmené pour être crucifié. Chez Jean, elle apparaît plus tôt dans le déroulement des faits, et c’est suite à cet échec que le gouverneur tente la manoeuvre du châtiment de remplacement. Enfin, toujours dans le récit de Jean, c’est au terme de toutes ces tractations qu’on va donner une tournure officielle à cette affaire. En effet, Pilate fait amener Jésus sur le « lithostrotos » et lui-même s’installe dans la tribune ou sur le siège du juge. Malgré tout, la séance se termine dans les cris, et ceux-ci semblent l’emporter sur le décorum judiciaire. On peut se demander si la mise en place de ce tribunal à ciel ouvert était vraiment requis par la seule décision d’exécution que Pilate avait à donner, et s’il ne s’agit pas ici, malgré l’agencement chronologique de Jean, d’une trace formelle de la cérémonie annuelle concernant la grâce d’un prisonnier. Le texte de Jean ne fait, bien sûr, aucune référence à Barabbas dans ce passage, puisque la question a été vue précédemment; cependant il ne donne pas d’indice non plus qui permettrait de dire, au-delà du décorum, qu’il s’agit vraiment d’un procès: il n’y a pas de chef d’accusation, et Pilate, en dernière analyse, ne prononce même pas une sentence (il s’exécute seulement face à une décision qu’il ne contrôle pas). On peut donc estimer que cette cérémonie publique sur une grande place de Jérusalem, et en présence du préfet, correspond en fait à l’acte de grâce par lequel Pilate compte bien, en s’appuyant sur le verdict populaire, se dégager de la pression des hiérarques.

Hors du récit évangélique, on peut supposer que le cas Jésus a été présenté à la foule avant que, généreusement, Ponce Pilate lui propose la libération du « roi des Juifs »[21] . Mais, à la grande surprise du préfet, celle-ci répond: « A mort! A mort! Crucifie-le! »[22] , Et Pilate reprend: « Me faut-il crucifier votre roi? »19 Les évangiles montrent, en effet, le Romain essayant à son tour d’influencer la foule; mais celui-ci n’a aucune chance. D’après le récit de Jean, les chefs juifs vont même jusqu’à exercer un chantage à la fidélité à l’empereur. Ce point provoque quelquefois l’indignation des commentateurs: jamais, s’exclame-t-on, un Juif n’aurait pu prononcer une parole telle que celle-ci: « Nous n’avons pas d’autre roi que César. »19 Dire cela, c’est certainement mal évaluer l’opportunisme de l’aristocratie sadducéenne! Le gouverneur, lui, va connaître l’humiliation. Il devra admettre, et ce ne sera pas la seule fois dans le temps de son administration, que la confrontation a tourné à son désavantage. Cette fois-ci, selon Jean, « c’était le jour de la préparation de la Pâque, vers la sixième heure. »[23] C’était peut-être le vendredi 7 avril de l’an 30, mais Pilate ne savait pas que l’enjeu de cette histoire dépassait, ô combien, son amour-propre et l’autorité de sa fonction.


* D. Bergèse est pasteur et animateur biblique à la disposition des Eglises.

[1] A. Feuillet, L’agonie de Gethsémani (Paris: Gabalda, 1977), 234

[2] Bab.San. 43a

[3] Annie Jaubert, La date de la CËne (Paris: J.Gabalda, 1957).

[4] N° 1896.

[5] Luc 22:66. Toutes les citations bibliques sont extraites de la version TOB .

[6] Jean 18:24.

[7] Mt 27:1.

[8] Mc 15:1

[9] Mc 15:43; Jn 11:49-50.

[10 ] Jean 18:28.

[10b] Jean 18:31.

[11] Luc 23:2-5.

[12] Il est évident que les accusateurs présentent ici la messianité sous son angle politique; voir Luc 23:2.

[13] Lc 23:12.

[14] Lc 23:16.

[15] Jn 19:1.

[16] Mc 15:15; Mt 27:26.

[17] Mc 15:8.

[18] A moins qu’il ne s’agisse d’une faute de copiste. Quelques vieux manuscrits ont sur ce verset (Lc 23:13) une leçon un peu différente: non pas « les chefs et le peuple » mais « les chefs du peuple ». Dans ce cas, la foule n’est plus l’objet de cette convocation.

[19] Jn 18:28.

[20] Jn 18:39.

[21] Mc 15:9.

[22] Jn 19:15.

[23] Jn 19:14.

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Daniel BERGÈSE*

Il n’est pas dans mon propos de vous inviter à une réflexion philosophique sur la doctrine de la réalité telle qu’elle pourrait surgir de l’examen du Nouveau Testament. Mon objectif est plus nettement théologique, voire apologétique. Je prendrai donc ce concept dans son acception ordinaire; je voudrais ainsi parler de cette capacité qu’a le message biblique de nous mettre en prise avec l’existence quotidienne, avec les multiples aspects qu’implique notre être-au-monde. Si la religion a pu être accusée d’être une drogue empêchant l’homme d’exercer un vrai discernement quant à sa condition, et en conséquence d’agir pour améliorer cette dernière, il s’agissait sans doute alors d’uneautre religion que celle qui surgit de la lecture fidèle de la Bible! Car il m’apparaît nettement que l’enseignement biblique est le meilleur antidote face aux utopies irréalistes qui peuplent les consciences humaines. C’est ce que j’aimerais présenter dans les lignes qui suivent.

A) Un salut nécessaire

Le premier point que je soulèverai est tout à fait capital, car sur lui repose le reste de l’argumentation. Il s’appuie, en outre, sur un concept central de la pensée biblique, la notion de salut. Il convient donc de s’interroger: la prise en compte réaliste de la condition humaine fait-elle apparaître la nécessité d’un salut? Chacun le sait, c’est justement cette prédication du salut qui a été fustigée par Karl Marx; qui a été dénoncée comme un soporifique distribué par la classe possédante afin de pouvoir continuer à exploiter, en toute tranquillité et bonne conscience, un prolétariat rendu ainsi docile et inoffensif. Mais, si une certaine conception du salut a été contestée et vigoureusement rejetée par Marx, il ne s’ensuit pas que l’idée même d’un salut nécessaire ait été abolie! De fait, le marxisme n’a fait qu’appuyer cela. Sur ce point (essentiel pour notre propos), l’idéologie nouvelle s’est coulée dans les moules anciens de la religion, en proposant un autre salut et une autre voie pour y parvenir. Le politique, élevé au premier rang des aspirations humaines, est censé donner le change aux attentes religieuses: la société sans classes remplace le Royaume de Dieu, la conversion devenant Révolution. En fait, beaucoup d’observateurs l’ont remarqué: l’opposition envers le christianisme (que le marxisme dès ses origines a manifestée) a été d’autant plus féroce qu’il s’agissait bien d’une idéologie de salut devant s’opposer en tout point à l’espérance et à l’expérience chrétiennes. Un univers devait disparaître pour que l’autre survienne.

Si christianisme et marxisme ont concerné plus de la moitié des habitants de la planète au milieu du XXe siècle, faut-il généraliser et considérer que l’homme ne peut réellement se comprendre dans le monde sans une certaine perspective de salut? La porte semble, en effet, largement ouverte. Il se peut que nous soyons là en face, non pas d’une simple production culturelle interchangeable, mais d’une constance de la condition humaine. En réalité, force est de constater que l’existence humaine ne se résume jamais en un contentement béat de la condition présente. Il y a une tension qui naît de l’inadéquation entre l’idée que l’homme a de lui-même et de la vie, et les conditions actuelles dans lesquelles se déroule son existence. Cette tension se voit, se manifeste et tente aussi de se résoudre au travers des religions, mais aussi dans l’expression artistique, dans le débat politique, comme dans le progrès des sciences et des techniques. Et s’il y a bien une histoire des hommes (phénomène unique dans le monde, il n’y a pas d’histoire des lapins ou des platanes!), cette histoire est pour beaucoup marquée par la quête d’un lendemain meilleur. Dans cette optique, l’histoire est tout autant le fruit d’un déjà donné – à savoir la nature humaine capable de culture – que d’un au-delà qui éclaire la condition présente. Non que l’homme connaisse cet au-delà, puisqu’il ne fait pas partie de son présent, mais il se le projette, et cette préfiguration donne forme à son présent, oriente son avenir, trace les grands axes de son histoire.

Ainsi, lorsque la Bible présente ce thème du salut, elle ne plaque pas sur la condition humaine une idéologie arbitraire, une grille de lecture étrangère à la réalité! Bien au contraire. C’est tout à fait en prise avec l’expérience commune qu’elle s’exprime sur ce sujet. L’apôtre Paul parle d’un « soupir » de la création tout entière qui « gémit » en attendant sa délivrance1. La perspective et l’espérance d’un mieux-être s’inscrit, en effet, dans l’expérience individuelle et collective de la vie. Parler de la nécessité d’un salut, c’est donc déjà faire preuve de « réalisme ».

Cette question préalable étant entendue, il reste à voir comment le thème est traité, quelle analyse est faite de la situation présente et quels remèdes peuvent être appliqués pour parvenir à ce mieux-être, à ce salut que toute âme noble appelle de ses vœux. Et c’est immédiatement avec un esprit critique que nous allons aborder les deux grandes utopies salvatrices, qui paraissent tant aller de soi que bien peu semblent s’interroger sérieusement sur leur crédibilité:

– le salut par la praxis, ou le mythe de l’action salvatrice;

– le salut par la gnosis, ou le mythe de la connaissance salvatrice.

B) Le salut par la praxis

L’utopie de l’action salvatrice s’appuie, comme toutes les utopies, sur des éléments de vérité. Et, ici, l’élément fondamental de vérité est la constatation empirique selon laquelle l’homme peut avoir une action bonne ou une action mauvaise. Evidemment, le critère normatif par lequel on pourra juger les actions sera inclus dans le projet de salut que l’on se sera donné: l’action bonne sera celle qui contribue à l’avancement du projet ou qui préfigure sa réalisation; l’action mauvaise est celle qui retarde, contrecarre ou se situe en opposition à ce projet. Ainsi, en toute logique – c’est ici que l’on entre dans l’utopie -, lorsque l’action bonne devient prédominante, l’homme se trouve dès lors en passe d’être sauvé.

Dans la religion égyptienne primitive, le système apparaît dans la fameuse pesée des âmes, le dieu Osiris observant l’aiguille pour savoir si la Maat (la morale) a été plutôt bien observée – dans ce cas, le mort est justifié – ou plutôt mal observée, et alors le dévoreur des morts va engloutir l’individu soumis au jugement. Dans un contexte religieux différent, le christianisme va malheureusement épouser, de temps à autre, un programme semblable faisant naître une religion de l’action bonne, une religion des œuvres dans laquelle Dieu apparaît plus comme comptable que comme Rédempteur.

Parvenue à l’époque et dans l’environnement d’un Occident en voie de sécularisation, cette croyance en l’action salvatrice, loin de s’éteindre, va devenir envahissante. Libéré des croyances prémodernes, l’homme, croit-on, est désormais – et plus que jamais – en mesure de faire son salut. Celui-ci viendra, c’est sûr, car l’histoire le porte. La philosophie de Hegel, puis celle de Marx vont même donner à cet optimisme les fondements rationnels qui pouvaient lui manquer. En effet, grâce au ressort de la dialectique, même l’action mauvaise – qui est en soi une menace inhérente au système – se trouve récupérée et intégrée dans le processus du salut comme un moteur nécessaire à l’avancée du bien. Ce qui a donné en politique le goulag et la dictature (dite du prolétariat), étapes nécessaires sur le chemin du bien ultime: la société sans classes.

Aujourd’hui, cette grande architecture idéologique a pris un coup de vieux et elle est largement remplacée par une croyance diffuse en un progrès de l’espèce humaine; progrès qui ne serait pas seulement de l’ordre du savoir-faire, progrès de la technique ou du politique, mais aussi, croit-on, progrès de l’être dans sa capacité à choisir le bien, à choisir l’action bonne contre l’action mauvaise2. L’humanisme est aujourd’hui, sans aucun doute, la religion majoritaire dans notre pays. Il exprime cette foi en l’homme capable dans son faire de répondre finalement aux aspirations de salut qui montent de son être.

Il est permis, cependant, de mettre en doute le bien-fondé de cette espérance. Affirmer que la capacité morale de l’homme s’élève avec le temps, avec le progrès des sciences et des techniques, c’est afficher un optimisme auquel manque seulement le moindre petit commencement de preuve! Il s’agit, en fait, d’un pari, semblable à celui de l’homme qui attend son salut d’une pesée des âmes, qui lui serait ultimement favorable. En réalité, si l’action humaine peut être aussi bien bonne que mauvaise, l’utopie réside dans cette croyance en une possible autopurification de l’action:

– la mauvaise étant en quelque sorte absoute par la bonne, sous le verdict d’Osiris (ou sous celui du Dieu comptable);

– la mauvaise étant justifiée par la bonne dans les systèmes dialectiques;

– la mauvaise étant minimisée, sectorialisée (dans le passé), et ainsi oubliée dans la célébration humaniste du salut de l’homme par l’homme.

Cette croyance n’est-elle pas un rêve? Une utopie? Car l’histoire parle, l’existence concrète parle, le réel nous parle et nous rattrape! N’est-il pas plus réaliste de considérer que toute la praxis humaine est atteinte d’une telle ambivalence qu’elle ne peut pas faire advenir un monde nouveau, un homme nouveau?

Si l’action des hommes est souvent la manifestation de cet effort pour être au-delà de la condition présente, il n’empêche que ce mouvement en avant a besoin d’un point d’appui, et que celui-ci s’inscrit nécessairement et malheureusement dans l’ambiguïté de l’existence présente. Tout le problème est là. La Bible, par la doctrine du péché originel, présente et développe cette critique. Elle s’élève contre toutes les prétentions autopurificatrices qui engendrent, soit les conformismes de la bonne conscience, soit quelque fanatisme de l’orthopraxie. En conséquence, elle met en garde chacun vis-à-vis de tous les messianismes politiques, qu’ils soient collectiviste ou libéral. Il n’y a dans la Bible, et ceci se révèle clairement dans le Nouveau Testament, aucune illusion quant à l’éventuelle possibilité d’une action humaine qui aurait une valeur rédemptrice. « Tout homme qui pèche, dit Jésus, est esclave du péché. »3Ce qui signifie que tout homme qui va à contresens de son salut n’y va pas seulement parce qu’il a fait un mauvais choix – comme s’il avait pu tout aussi bien en faire un autre – mais tout homme qui va à contresens de son salut montre, par là même, qu’il est cerné par une réalité qui le possède et dont il ne peut se dégager au gré de son bon vouloir. Ce n’est pas à dire que le Nouveau Testament nie la possibilité de l’action bonne ni la valeur de cette dernière, mais celle-ci n’existe dans le monde que comme une grâce venue d’ailleurs. Elle n’est jamais un matériau dont l’homme disposerait de manière autonome et avec lequel il pourrait construire son salut. Par le bienfait qu’elle apporte, l’action bonne est un signe de salut, elle annonce le Royaume de Dieu, mais elle ne le fabrique pas. Pour traiter le mal-être de l’existence, on ne peut guère opposer un faire quel qu’il soit, ce dernier restant en définitive, et malgré les meilleures intentions, captif de l’horizon tracé par le mal-être.

C) Le salut par la gnosis

L’autre voie tout à fait prometteuse dans laquelle beaucoup s’engagent pour tenter de répondre à cette problématique du salut, c’est la piste nouménale. Le nous, en grec, c’est la pensée, l’intelligence, la capacité humaine d’absorber des informations, de les classer et d’élaborer ainsi une connaissance. Cette faculté est remarquable! D’une part, à cause du pouvoir qu’elle a de voir l’invisible (grâce à la fabrication des idées et des concepts) et, d’autre part, parce qu’elle semble apte à aborder tous les problèmes de l’existence en proposant des solutions. De là à penser que la grande question existentielle du salut est à sa portée, il n’y a évidemment qu’un pas. Le salut de l’homme ne résiderait pas tant dans sa capacité morale que dans la perspective d’une pensée juste. En conséquence, la vraie gnosis (connaissance) serait la condition nécessaire mais suffisante pour répondre à cette quête existentielle de l’humanité.

Cet enthousiasme a été décliné, au cours de l’histoire, sous des formes très variées. Au Ier siècle de notre ère, un mouvement va incarner de manière radicale ce type d’approche; il s’agit du gnosticisme. Les gnostiques ont été tellement séduits par le mystérieux pouvoir de la pensée qu’ils ont élaboré un système dans lequel le salut de l’homme devient accessible, non plus dans un quelconque faire, mais par l’assimilation d’un savoir. Reprenant quelques éléments de la révélation biblique, Basilide, un des leaders d’une école gnostique, explique que la rédemption de l’homme est maintenant à l’ordre du jour grâce à la venue en forme humaine du « premier-né du Père », à savoir le nous, l’Intelligence (avec un grand i), le révélateur des mystères du monde. Dès lors, en accédant à la connaissance, la libération du principe spirituel emprisonné dans le corps humain s’effectue. On le comprend très vite: ce système est fondé sur un dualisme très marqué entre la matière et l’esprit. La tension existentielle, génératrice de la notion de salut, est ici traduite en termes d’opposition entre l’esprit et la matière. Cette dernière n’est donc pas appelée à une rédemption puisqu’elle constitue en elle-même le lieu de notre déchéance. En conséquence, le gnosticisme n’a pas vraiment d’éthique, et on verra les gnostiques osciller entre l’ascèse la plus stricte et l’immoralisme le plus dévergondé.

De nos jours, ce dualisme réapparaît dans nos sociétés sous l’influence discrète des religions et philosophies orientales. L’important, ce n’est pas tant de bien faire que d’être « zen », autrement dit de pouvoir s’évader au-delà des contingences par le pouvoir de l’esprit sur soi. Toutefois, la piste nouménale peut s’exprimer autrement que dans le cadre de ce dualisme. La connaissance juste pourrait bien être le canot de sauvetage de l’homme tout entier et non seulement de son esprit, et ceci par deux voies parallèles:

– par l’avènement de la toute-puissance;

– par l’avènement d’une éthique (éthique sociale en particulier) éclairée.

a) L’avènement de la toute-puissance

Il est bien certain que les progrès technologiques issus du savoir sont tels qu’ils exercent une fascination sur les consciences de nos contemporains. Grâce à l’accumulation des connaissances, l’homme se donne chaque jour toujours plus de moyens pour résoudre une multitude de problèmes liés à l’existence quotidienne. Lorsque nous regardons à nos parents ou à nos grands-parents, lorsque nous comparons notre existence avec celle des peuples ou des populations qui ne bénéficient pas de ces progrès, nous mesurons objectivement le mieux-vivre qui est le nôtre. Et lorsque nous nous projetons vers l’avenir, nous pouvons énumérer, avec confiance, un certain nombre de problèmes actuels qui seront bientôt solutionnés grâce au progrès du savoir et des techniques. De là à penser que sciences et techniques augmentant nous serons un jour en passe de maîtriser notre propre salut, il n’y a qu’un tout petit pas. Mais est-ce bien réaliste?

Tout d’abord, force est de constater que si nous pouvons mesurer objectivement le mieux-vivre qui est le nôtre grâce aux moyens dont nous disposons, il ne s’ensuit pas que nos concitoyens ont le sentiment subjectif d’un mieux-être. Est-on plus heureux dans la société du XXIe siècle que nos aïeux l’étaient dans la leur? Et certains peuples démunis ne nous donnent-ils pas l’impression d’être plus gais, plus à l’aise, plus en accord avec la vie que nous-mêmes? Nos sociétés technologiquement avancées produisent, on le sait, plus de suicides que les autres. L’analyse est rapide et le verdict tombe sans qu’il soit aisé de le contester: rien n’indique que la tension existentielle diminue au prorata des pouvoirs et des savoirs. Progresser sur le chemin de la connaissance offre sans doute une meilleure maîtrise du monde, mais ne donne, en aucun cas, le sentiment d’une avancée sur la voie du bonheur.

En second lieu, quittant le terrain de la subjectivité, on est amené à observer un phénomène décourageant pour les adeptes du salut par les sciences et techniques: chaque solution apportée par le progrès ouvre de nouvelles questions et fait jaillir de nouveaux problèmes. Un seul exemple: il est certain que l’automobile a apporté un plus dans la vie des gens en termes de liberté, d’autonomie, de champs d’action. Mais la somme de problèmes que cette invention a engendrée est phénoménal! Il y a un engrenage multiplicateur qui imprime à l’existence un désenchantement au fur et à mesure que la connaissance permet des applications censées nous offrir une vie meilleure. Cet aspect du réel ne permet pas de rêver à une existence parvenue à son salut, à une humanité délivrée de sa condition grâce au pouvoir conféré par l’intelligence.

Enfin, il faut bien reconnaître que, certes la connaissance scientifique développe le pouvoir de l’homme ainsi que ses moyens d’action, mais un pouvoir pour faire quoi? Des moyens pour quelle fin? L’homme saura-t-il orienter ces fabuleuses capacités pour son bien ou pour son malheur, pour son salut ou pour sa perdition? Et voilà que se repose le problème éthique.

b) L’avènement d’une éthique éclairée

La connaissance peut-elle donner un jour à l’éthique une base fiable et contraignante, et ainsi orienter l’homme dans la bonne direction? On peut en douter.

Il convient, en effet, d’écarter en premier lieu la démarche qui va chercher à établir les normes de la moralité sur une base naturaliste, c’est-à-dire en fonction de la nature de l’homme. En soi, cette approche peut sembler logique: une morale qui s’applique à l’homme doit être humaine. On s’interrogera ainsi à propos de la nature humaine afin de savoir quelles sont les orientations qui lui conviennent. On s’appuiera sur les connaissances actuelles au sujet de l’homme: sur l’histoire, l’ethnologie, la paléontologie, la biologie, la génétique, notamment, et, à partir de là, on tentera d’établir une image globale de l’homme. Tentative qui touche sans doute à la haute voltige, mais grâce au grand principe unificateur que constitue aujourd’hui la croyance en l’évolution des espèces, l’incommunicabilité entre les sciences pourra être dépassée. Que donnerait donc un système moral fondé sur cette connaissance? Il n’y a pas lieu de s’interroger longtemps: la philosophie de Nietzsche en est l’application la plus conséquente, et on sait qu’elle débouche sur une antimorale, sur un éloge de la vitalité, de la force, de la brutalité primitive. Idéologie que Hitler et les nazis mettront en pratique quelque quarante ans plus tard. Utopie dévastatrice s’il en est!

Plus perspicace, le philosophe Emmanuel Kant, un siècle auparavant, avait bien vu que le concept même de morale interdit une approche naturaliste ou « originaliste » telle que la présente Nietzsche. La morale, cette science du devoir-être, ne peut pas se déduire de ce qui se fait ou de ce qui est. Il faut très nettement séparer les mœurs de la moralité. Mais, dans ce cas, comment fonder ce devoir-être si les données extérieures du monde phénoménal ne nous sont pas d’un grand secours? Kant répond: sur la raison. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, il dégage ce qu’il appelle l’impératif catégorique de la morale rationnelle: « Agis toujours de manière que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. » Et quant à la finalité de l’action, il nous dit ceci: « La personne humaine doit être toujours traitée comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » Chacun peut apprécier la sagesse de ces règles (dont le contenu est d’ailleurs déjà présent dans la Bible). Que la raison triomphe donc, et le monde ira mieux!

Mais l’accroissement de la connaissance va-t-il obligatoirement de pair avec une influence toujours plus grande de la raison sur les comportements? Ou bien, dans une optique légèrement différente, faut-il croire avec Platon qu’« il suffit de bien savoir pour bien faire »? Autrement dit: la connaissance du vrai en morale, c’est-à-dire du bien, entraîne-t-elle nécessairement la pratique du bien? Il est fort intéressant de voir que Kant lui-même, après un temps où (influencé par Jean-Jacques Rousseau) il estimait que le mal était une maladie guérissable, a très nettement changé de point de vue. Le grand philosophe de Königsberg est devenu par la suite beaucoup moins optimiste et a défendu la thèse de l’existence d’un mal radical qui jette un doute profond sur les possibilités qu’auraient les sociétés d’évoluer vers une éthique éclairée. Il constate, selon ses propres mots, « qu’il existe dans l’homme un penchant naturel au mal »4.

D) L’approche biblique: le salut par la foi en Jésus-Christ

L’existence de ce « mal radical », pressenti par le vieux Kant, est présenté avec clarté et force dans ce passage de la lettre aux Romains qui annonce en même temps la perspective biblique en ce qui concerne le salut:

« Je ne comprends pas ce que je fais: car je ne fais pas ce que je voudrais faire, mais je fais ce que je déteste. Si ce que je fais, je ne le veux pas, je reconnais ainsi que la loi est bonne. Ce n’est donc pas moi qui agis ainsi, mais c’est le péché qui habite en moi. Car je sais que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma faiblesse humaine. En effet, quoique le désir de faire le bien existe en moi, je suis pourtant incapable de l’accomplir. Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. (…)

 »Au fond de moi-même, je prends plaisir à la loi de Dieu, mais je trouve dans mon être une autre loi qui combat contre celle qu’approuve mon intelligence. Elle me rend prisonnier de la loi du péché qui est en moi. Malheureux que je suis! Qui me délivrera de ce corps qui m’entraîne à la mort? Dieu soit loué, par Jésus-Christ notre Seigneur. »5

Ni la connaissance du bien, ni la volonté de bien faire, ni l’hypothétique bonne action n’apportent, du point de vue de la Bible, une issue à la condition humaine en prise avec le mal. C’est ce que l’on appelle quelquefois le pessimisme biblique: il n’y a pas de salut de l’homme par l’homme. Et c’est ce « pessimisme » que je propose d’appeler simplement un « réalisme », c’est-à-dire une analyse lucide du réel lorsque tous les feux d’artifice des jeux de l’esprit se sont éteints. Cependant le message vers lequel toute la Bible pointe, c’est l’Evangile. Et l’Evangile ne serait pas « évangile » – c’est-à-dire « bonne nouvelle » – s’il n’apportait pas en même temps, sur la base de cette lucidité retrouvée, la solution à cette énigme de l’attente d’un salut.

Dans le livre de l’Ecclésiaste, le sage constate à plusieurs reprises le caractère lassant et finalement inutile d’un monde qui tourne, qui bouge, qui travaille sans jamais pourtant aboutir quelque part. « Ce qui manque, dit-il, ne peut être compté. » En d’autres termes, nous sentons bien qu’il manque quelque chose pour que l’espérance soit accrochée solidement, pour que la vie retrouve un sens, mais nous sommes incapables de dire quel est ce manque puisque, par définition, nous ne le connaissons que comme un inconnu. La Bonne Nouvelle, l’Evangile, c’est le surgissement dans le monde de cette pièce centrale du puzzle, sans laquelle le dessin demeure incompréhensible et même insensé. Jésus-Christ est cette pièce centrale qui n’est pas du monde mais qui est venue dans le monde pour apporter ce qu’il y manque. Et Jésus-Christ, en venant dans le monde, ne change pas seulement notre connaissance, notre compréhension du monde, il change le monde lui-même!

Venu dans la condition d’un homme, il bouleverse par sa présence les données apparemment permanentes de l’existence humaine. Par sa vie, par sa mort et sa résurrection, il fait du salut, non plus seulement une projection en avant dans un avenir incertain ou un au-delà éventuel, mais une réalité inscrite dans le monde, dans sa propre personne. De telle sorte que quiconque met sa foi en lui, c’est-à-dire quiconque l’accueillera en lieu et place de ses propres prétentions au salut, de ses propres utopies, celui-là fera l’expérience personnelle de la transformation fondamentale que sa présence apporte au monde. L’apôtre Jean, à la suite de Jésus lui-même, décrit cette expérience sous une terminologie qui est à la hauteur de l’enjeu: il s’agit d’une « nouvelle naissance ». S’appuyant sur l’œuvre objective et historique de Jésus, et venant la confirmer de manière subjective et intérieure, cet événement de la nouvelle naissance se manifeste chez le croyant par un processus de renouvellement de l’intelligence et du comportement donnant une vive prise de conscience du sentiment de son propre salut6.

Ainsi, ce salut révélé et manifesté en Jésus-Christ comporte un « ici et maintenant » qui le rend tout à fait réel pour ceux qui vivent cette démarche de foi. Cet aujourd’hui du salut ne court-circuite cependant pas l’attente d’une restauration de toute chose. Avec toute la création et dans un même soupir et dans un même gémissement, le croyant mise aussi sur l’avenir7. Cependant il ne s’agit ni d’une pure spéculation intellectuelle, ni d’un optimisme ravi et sans fondement. L’attente eschatologique chrétienne est une certitude de la foi. Elle ne trouve ses raisons ni dans la gnosis ni dans la praxis humaines, mais en Dieu qui agit: celui qui expérimente l’aujourd’hui du salut en Jésus-Christ « sait » que son espérance ne sera pas déçue. De ce salut dont il connaît maintenant les prémices, il attend avec confiance la réalisation cosmique, lorsque la cité actuelle parvenue à la plénitude de son histoire laissera la place à la nouvelle Jérusalem, à la cité selon Dieu, dans laquelle la mort elle-même, dernier adversaire irréductible, disparaîtra de nos horizons.

Voilà le salut plein et entier dans la perspective biblique. Dans sa dimension présente comme dans sa dimension à venir, il me semble qu’il « colle » parfaitement à la réalité que nous éprouvons, aux conditions de vie que nous connaissons.

D. Bergèse est pasteur chargé de l’animation biblique dans les Eglises réformées évangéliques indépendantes.

1*Rm 8.18-24.

2 Les théories de l’évolution des espèces sont bien sûr en arrière-fond de cette croyance. Et ceci sans que l’on s’interroge sur l’étrange capacité qu’aurait l’évolution biologique à se transformer en progrès moral.

3 Jn 8.34.

4 Voir l’étude de J. Brun, « Kant (1724-1804) », in Hokhma, 25 (1984), particulièrement p. 58.

5 Rm 7.15-19 et 22-24. Traduction de la Bible en français courant.

6 Le propos de 1Jn 5.4-5 met clairement en rapport la foi en Jésus et la transformation victorieuse qu’elle opère chez le croyant par rapport à sa condition: « Tout enfant de Dieu peut vaincre le monde. Voici comment nous remportons la victoire sur le monde: par notre foi. Qui peut vaincre le monde? Seul celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu. »

7 Voir Rm 8.22-25.

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Une civilisation désorientée – le naufrage de la quête du sens en modernité tardive http://larevuereformee.net/articlerr/n237/une-civilisation-desorientee-le-naufrage-de-la-quete-du-sens-en-modernite-tardive Sun, 07 Nov 2010 17:19:04 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=274 Continuer la lecture ]]> UNE CIVILISATION DÉSORIENTÉE
Le naufrage de la quête du sens en modernité tardive

Daniel BERGÈSE*

Introduction

Pour bien aborder notre sujet, il convient d’abord de voir quelles sont les deux acceptions légèrement différentes du mot « sens ». On peut parler de sens lorsqu’il y a signification. Un message, pour être communiquant, a besoin d’être sensé. Il faut que l’agencement des mots et des phrases donne un message compréhensible, intelligible, c’est-à-dire signifiant quelque chose. Mais le sens, c’est aussi la question de la direction. On dira alors qu’un message est sensé si l’objet visé par le discours va dans le bon sens. Ainsi, un discours peut à la fois être sensé et insensé! Sensé, parce que tout ce qui est dit est compréhensible et obéit peut-être même à une certaine logique, mais insensé en même temps, parce que le message qui en ressort heurte le sens commun ou semble devoir nous engager dans une impasse… la direction n’est pas bonne.

En ce qui concerne l’existence humaine, on s’accordera volontiers à dire que nous sommes des gens sensés… parce que nous menons notre vie avec un certain « bon sens ». Nos comportements ne sont pas insensés; ils obéissent à une logique, à une cohérence par rapport à nous-mêmes et par rapport au monde. Ils s’inscrivent dans le « langage » normal de la vie. Néanmoins, cela ne signifie pas que nous aurions découvert quel est le sens de cette vie, c’est-à-dire son but ultime… et, en conséquence, la direction dans laquelle devraient s’ordonner les différents aspects de notre existence présente.

Précisons également qu’il faut éviter de confondre « raisons de vivre » avec la question du sens de l’existence. On peut aimer la vie pour de multiples raisons, sans pour autant en avoir découvert le sens. Mais il est vrai que lorsqu’une personne perd ses dernières raisons de vivre, elle dira volontiers: « Ma vie n’a plus de sens. » Ce qui montre bien que la frontière entre les deux est fragile, et qu’en l’absence d’une direction ultime fermement établie et souverainement extérieure aux aléas de mon existence présente, les raisons de vivre tiennent lieu de sens. C’est là, assurément, le refuge habituel pour des millions de personnes autour de nous, et hormis le cas de quelques illuminés ou de quelques désespérés, il n’est pas de bon ton aujourd’hui de poser la question du sens de la vie. Les raisons de vivre sont d’emblée considérées comme suffisantes et l’on se maintiendra ainsi hors de tout questionnement de nature métaphysique.

Cet agnosticisme revendiqué, ce refus de réflexion se manifestent par exemple par le phénomène d’occultation de la mort, caractéristique de notre Occident. En effet, la mort est un élément déterminant dans la réflexion sur le sens de l’existence… même si, dans un premier temps, elle peut paraître barrer la route à toute finalité. L’Ecclésiaste s’est heurté de front avec elle; ce qui l’a amené à écrire cette formule devenue célèbre: « Vanité des vanités, tout est vanité. » Et pourtant, n’est-ce pas dans la proximité de la mort que l’interrogation sur le sens de cette vie revient avec le plus d’acuité, avec le plus de pertinence? Si la mort n’apporte pas de réponse à la question du sens, il est évident qu’elle pose la question… et c’est pour cela que notre société préfère la tenir à distance!

Mais pourquoi en est-il ainsi? Pourquoi cette volonté générale de ne pas s’interroger à ce sujet? On peut répondre, sans doute avec une part de vérité, en invoquant la fascination du bien-être que met en avant notre société avec ses réussites technologiques, ses progrès médicaux et son pouvoir d’achat qui ne cesse d’augmenter. D’une certaine manière, la société impose une réponse avant même que la question ne soit sérieusement posée: le sens de l’existence humaine, c’est produire et consommer.

Il nous semble cependant qu’il faille creuser un peu plus. L’histoire de la pensée « moderne » trace un chemin qui doit nous permettre de comprendre la situation de l’homme postmoderne par rapport à cette problématique du sens. En fait, il s’agit de l’histoire d’une déroute. Nous en suivrons les étapes au travers des grands courants philosophiques des XVIIIe, XIXe et XXe siècles:

Kant et sa théorie de la connaissance;

Hegel et la dialectique;

l’existentialisme;

le structuralisme;

et, finalement, un certain désir de retour au néant.

Je conclurai en rappelant la réponse judéo-chrétienne et en montrant sa pertinence.

A) Emmanuel Kant (1724-1804): la question du sens échappe au savoir

La modernité apparaît avec la Renaissance et son désir de réfléchir tout à nouveau sur les croyances, les postulats et les acquis de la science scolastique. Les dogmes de l’Eglise n’apparaissent plus comme les repères infrangibles de la connaissance. En ce sens, la Réforme du XVIe siècle est bel et bien un fruit de la Renaissance au même titre que l’humanisme; elle s’inscrit dans l’avènement de la modernité. Cette émancipation de la pensée se manifestera brillamment au siècle suivant dans l’œuvre du Français René Descartes (1596-1650), notamment son célèbre Discours de la méthode dans lequel se dessine le projet d’une reconstruction complète du savoir sur une base rationnelle et donc indubitable.

Le projet semblait avoir un bel avenir, mais il va connaître avec E. Kant un approfondissement qui va avoir pour effet de redéfinir son objet, et par là même de limiter son étendue. On peut, en effet, voir l’œuvre de Kant comme un immense travail de géographe. Le philosophe cherche à tracer les contours, les frontières de l’entendement humain. Sa pensée se dévoile particulièrement dans La critique de la raison pure et La critique de la raison pratique.

Descartes pensait avoir trouvé une méthode avec laquelle il pourrait tout connaître, tout savoir avec certitude. Mais Kant, exerçant sa critique sur les possibilités de la connaissance, va séparer la chose en soi (c’est-à-dire la réflexion sur l’être des choses), de la chose telle qu’elle apparaît (c’est-à-dire la perception du phénomène dans sa réalité toujours particulière). Or, il dit: l’être ne nous est pas connaissable directement. Seul l’est le phénomène dans sa spatio-temporalité. De cela découle une conséquence d’importance pour notre sujet: la physique est fondée, mais la métaphysique ne l’est pas!

Pour lui, le discours métaphysique n’est généralement qu’illusion. « La preuve est faite, dit-il, que tous les raisonnements qui prétendaient nous conduire au-delà du domaine de l’expérience possible sont illusoires et ne relèvent que d’un emploi abusif des concepts de la raison. » Il faudra donc séparer radicalement la notion de savoir (qui ne peut être pour lui que la simple description des phénomènes) de celle des croyances métaphysiques par lesquelles l’homme cherche à se situer dans l’univers en projetant des postulats touchant à l’être des choses et donc à leur finalité. Kant reconnaîtra volontiers que ces dernières sont nécessaires, notamment pour fonder la morale, c’est ce qui apparaît dans son ouvrage Fondements de la métaphysique des mœurs. On connaît la formule: « J’ai dû abolir le savoir pour faire place à la croyance. »

Cela dit, Kant ne pense pas que les postulats métaphysiques nécessaires à la vie morale sont irrémédiablement liés à l’arbitraire. C’est à partir d’une réflexion rationnelle sur le concept moral de « devoir » qu’il pense être en mesure de dire avec une certaine assurance ce qui doit être. Ainsi, aussi, cette affirmation, étonnante si on la sort de son contexte: « Je veux qu’il y ait un Dieu » (mais je ne sais pas)!

De tout cela, il découle que la question, hautement métaphysique, du sens ne peut plus relever de l’ordre du savoir. On ne peut pas savoir. On peut croire seulement. Mais cette croyance, même si elle est étayée sur le plan théorique, ne repose sur aucun fondement qui serait de l’ordre du savoir. C’est seulement une projection nécessaire à partir du constat selon lequel l’homme est un être moral et qu’il a, en conséquence, besoin de références transcendantales pour guider son action. C’est donc dans le noir que Kant jette les postulats de la foi. Désormais la question du sens flotte dans un univers « virtuel », l’être véritable des choses nous étant à jamais inconnaissable.

A la question: « Quel est le sens de ma vie? » les kantiens vous répondront: « Vous ne le saurez jamais, mais vous pouvez et vous devez y croire. »

B) Friedrich Hegel (1770-1831): le sens se révèle… dans l’Histoire

Dans sa Dialectique transcendantale, Kant avait exposé quatre paires d’affirmations contradictoires, quatre antinomies dans l’ordre des affirmations métaphysiques, chacune d’elles ayant ses partisans. Son propos était de montrer qu’un vice de forme – dans l’ordre du raisonnement – expliquait la persistance de ces oppositions. Hegel saisira au bond cet exemple, mais pour reprocher à Kant de n’avoir pas vu la fécondité de ces antinomies. C’est en s’affrontant que la thèse et l’antithèse pourront produire la synthèse (Aufhebung), c’est-à-dire un savoir supérieur aux thèses qui étaient en présence.

Autrement dit, si Kant avait été un philosophe de la « limite » (dans l’ordre de la connaissance) en séparant l’être du phénomène, l’être du devoir-être, en séparant finalement l’ordre de la nature, où règne le déterminisme, de celui de l’entendement qui demeure libre et autonome, Hegel, au contraire, veut tout embrasser et s’emploie à construire une philosophie qui va tenter d’unifier l’ensemble de notre connaissance du réel, physique et métaphysique, dans un seul et même système de pensée. Pour lui, il ne doit plus y avoir place pour la « foi », pour une « croyance » qui échapperait ainsi, de fait, à la règle de tout savoir.

L’originalité de son œuvre philosophique réside en ce qu’il a inclus le temps au sein même de sa réflexion. Pour Hegel, en effet, il faut aller beaucoup plus loin que Kant; ne pas se limiter au constat de quelques antinomies, mais relever le fait que la contradiction est partout et qu’elle surgit sans cesse dans le domaine de la connaissance. Mais ce qui est déterminant, c’est de discerner sa place dans l’avènement de la connaissance. Ainsi, non seulement les contradictions ne doivent pas être vues comme des obstacles au savoir mais, plus encore, elles doivent être considérées comme étant le moteur de la pensée, le moteur de l’histoire, elles sont l’incarnation dans le temps du savoir absolu. Chaque élément de la dialectique: thèse-antithèse-synthèse constitue un moment du savoir absolu; c’est la Vérité qui se constitue dans le temps.

Mais à partir du moment où l’on affirme que c’est le savoir « absolu » (le savoir total) qui s’incarne dans l’événement et le savoir particulier d’un moment de l’histoire, la question du sens (qui fait nécessairement partie de ce savoir) ne se situe plus dans une quelconque transcendance; elle s’aplatit, de fait, dans une immanence historique. Le sens se fait au moyen des êtres, des choses et de leur conflit. Ainsi, le sens traverse les individus, lesquels n’en sont finalement que des particules élémentaires. C’est donc dans l’observation de l’Histoire, l’histoire des peuples, que l’on peut espérer discerner quel est Le Sens; sens dans lequel nous sommes de toute façon engagés, même si c’est inconscient.

Et donc, en toute logique, à la question: « Quel est le sens de ma vie? » les dialecticiens devraient vous répondre: « Faites de la politique, et ça se conscientisera en vous! »

Ce dérapage de la philosophie à la politique a été illustré par un dialecticien fort célèbre: Karl Marx (1818-1883). Ce dernier, héritier de la pensée théorique de Hegel, va entreprendre l’ultime discernement qui doit aboutir au dévoilement du sens de l’Histoire. Ainsi se trouve percé le mystère du sens grâce à la grande dialectique qui enjambe l’histoire des peuples:

– thèse: pouvoir de la bourgeoisie (ou du capital);

– antithèse: dictature du prolétariat;

– synthèse: société sans classes.

Notons immédiatement que cette lecture de l’histoire est donnée comme scientifique, c’est-à-dire obéissant aux règles de la pensée de telle manière que le résultat ne peut en être contesté. De même qu’il n’y a pas de liberté de conscience en mathématique, il va de soi que tout opposant au sens de l’histoire tel qu’il a été défini ne peut être qu’un ignare (qu’il va falloir se dépêcher d’éduquer ou de rééduquer), qu’un fou (qu’il faut donc enfermer dans un asile psychiatrique) ou qu’un suppôt de la bourgeoisie (que l’on devra éliminer). Ce phénomène est très instructif. Il montre que si l’on ne maintient pas la question du sens dans sa dimension transcendantale, si on accepte que le sens ultime soit une donnée du monde accessible par quelque science exacte, il deviendra automatiquement une sombre tyrannie.

Ces philosophies dialectiques, parce qu’elles permettent de « récupérer » même l’histoire et ses conflits, constituent en quelque sorte l’apothéose de la pensée théorique. Grâce à elles, tout est continuité, intégration et immanence. Ce sont des mécaniques de la pensée où chaque chose a sa place, chaque partie contribuant à la manifestation du grand Tout. C’est très satisfaisant sur le plan intellectuel… mais pas du tout sur le plan existentiel! L’existence humaine ne peut, sans se mutiler, se laisser enfermer dans un système de ce genre. D’où la protestation « existentialiste » dont on peut faire remonter l’origine à un contemporain de Karl Marx, le Danois Sören Kierkegaard.

C) L’existentialisme: il n’y a pas de sens préexistant, nous sommes condamnés à la liberté

La critique que porte l’existentialisme sur toutes ces philosophies qui mettent « en boîte » le réel, c’est que, justement, elles ne parlent pas du réel! La conscience que l’homme a de la réalité exclut que celui-ci soit considéré comme un simple maillon dans une chaîne continue. Ces approches mécanistes ne rendent pas compte du fait de la liberté. Or l’existence est liberté. Elle échappe à tout déterminisme. Il ne peut donc y avoir de savoir capable de définir a priori ce qu’est le réel. L’existence n’entre jamais dans le schéma continu des définitions rationnelles, l’existence s’exprime par des sauts, des discontinuités qui sont l’expression même de la liberté.

Pour Kant, l’homme est à la fois nature et liberté, ces deux domaines étant fondamentalement distincts. Avec Hegel, cette bipolarité est en quelque sorte dépassée dans la grande réconciliation que propose le système dialectique. Avec les philosophies de l’existence, on entre dans une véritable révolution de la pensée, puisque se trouve abandonnée l’idée même d’un discours a priori définissant l’essence des choses. On connaît le mot de Jean-Paul Sartre: « L’existence précède l’essence. » Le propos est éclairant. L’homme n’est pas nature et liberté, il n’est que liberté. Son seul être, c’est d’exister en tant qu’être libre. L’homme existe d’abord et se définit ensuite. Du coup, le discours classique sur l’« être » (ce qu’on appelle l’ontologie) est abandonné. Parler de l’être, ce sera toujours s’exprimer sur l’« être-là ».

En conséquence, la réflexion sur l’homme et sa situation dans le monde doit s’exercer, non pas à partir de considérations prétendument objectives sur le réel, mais sur la base des expériences de la conscience subjective en prise avec le monde. On ne devra donc pas s’étonner que des considérations de nature psychologique (on dira « existentielle ») fournissent le matériau principal de cette réflexion:

« l’angoisse » (chez Kierkegaard et Heidegger);

« la nausée » (chez Kierkegaard et Sartre);

« l’ennui » et « le souci » (chez Heidegger)…

Attention, il ne s’agit pas de ces sentiments créés par des difficultés particulières de la vie: non pas l’angoisse de perdre son travail, la nausée devant la feuille d’impôt, l’ennui dans une situation particulièrement sans intérêt, ou le souci devant des fins de mois difficiles! Selon le philosophe, ces expériences révèlent un mal-être beaucoup plus profond et permanent que la cause visible ne fait que masquer en lui donnant une justification. Enlevez tous ces désagréments, et le constat sera fait que le mal-être demeure! Ainsi, le résultat de cette enquête de la conscience en prise avec le monde, c’est un sentiment de tragique; tragique engendré par la finitude, la contradiction, et l’inutile.

La contradiction – célébrée par Hegel – est ici seulement relevée et assumée comme une condition de l’existence. Ecoutons Albert Camus: « Je crois que cela m’est égal d’être dans la contradiction. Je n’ai pas envie d’être un génie philosophique. Je n’ai même pas envie d’être un génie du tout, ayant déjà bien du mal à être un homme. » Cette contradiction n’est pas un accident de l’histoire, elle fait partie de l’« être-là », de la condition humaine. L’homme est, en effet, cet être qui est toujours-déjà-là, jeté dans le monde sans l’avoir demandé et, en même temps, cet être qui n’existe qu’en se projetant en avant de lui-même. C’est ainsi que Sartre a pu dire: « l’être est ce qu’il se fait » et, parallèlement, écrire une pièce de théâtre qui porte le titre Les jeux sont faits.

La liberté, dont les existentialistes se font les chantres passionnés en affirmant qu’elle est la condition même de l’existence, cette liberté est aussi reconnue comme n’ayant pas été choisie. L’homme, pour être homme, pour exister en tant que tel, se doit d’être libre. Mais, en même temps, il ne sait et ne peut savoir vers quelle finalité cette liberté doit s’exercer. L’homme, dit encore Jean-Paul Sartre, est « une passion inutile ». On peut illustrer sa situation dans le monde en le comparant à un âne auquel on aurait attelé une carriole; sur cette carriole, une perche qui va jusqu’en avant de l’âne; au bout de la perche une ficelle, et au bout de la ficelle une carotte. L’important réside dans le désir et la décision que celui-ci provoque – c’est là exister -, mais bien entendu, que l’animal avance ou recule, la situation ne changera pas pour autant

Le refus d’un sens déjà donné, extérieur à l’homme et à ses désirs, condamne ce dernier à une liberté sans fin et sans logique, soumise à la contradiction et, finalement, à l’absurde. Alors, c’est tantôt « la nausée »… et tantôt « la fureur de vivre ».

A la question: « Quel est le sens de ma vie? » les existentialistes vous diront: « Il n’y a pas de sens préexistant, ni même permanent. » A chaque heure, chaque seconde, c’est à vous de donner du sens à votre existence en choisissant ce que vous voulez faire.

D) Le structuralisme: il n’y a pas de sens, mais ce n’est pas grave parce qu’il n’y a pas d’homme

Ce mouvement de pensée, dont la paternité est exclusivement francophone, a été illustré dès le milieu du XXe siècle par l’ethnologue Claude Lévi-Strauss, l’écrivain Roland Barthes ou le philosophe Michel Foucault. Aux origines, on trouve les travaux du linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913), lequel a mis en évidence les structures qui permettent de mieux comprendre comment fonctionne le langage humain. Ainsi le « structuralisme » en linguistique est devenu peu à peu une méthode d’explication de texte; méthode dans laquelle on ne s’intéresse plus à ce que le texte dit, mais comment il le dit; non plus le sens du texte, mais comment le texte fonctionne pour véhiculer du sens!

Cette réflexion touchant au langage ne pouvait évidemment pas se cantonner au pur domaine de la linguistique. Très vite, les implications anthropologiques et philosophiques vont apparaître. L’homme qui parle crée-t-il du sens ou bien véhicule-t-il du sens? La réponse tombe, logique et froide comme un couperet: ni l’un ni l’autre! Le structuralisme va développer une pensée selon laquelle l’homme va être écarté, ou refusé, en tant qu’il se veut créateur ou chercheur de sens. Ainsi, derrière un récit, derrière un discours, derrière un roman, il est vain de chercher un auteur. « L’énonciation dans son entier, nous dit Roland Barthes, est un processus vide qui fonctionne parfaitement sans qu’il soit nécessaire de le remplir par la personne des interlocuteurs. » Il y a du langage, mais il n’y a pas de Parole.

Lévi-Strauss démontre (?) que les actes, les pensées et, bien sûr, les mots et les phrases qui sortent de notre bouche ne sont, en définitive, que le produit de réactions bio-chimiques. Il y a un Système qui nous traverse et nous soutient dans le temps et dans l’espace, et ce Système produit la pensée humaine… « ça pense » en nous. Pour Roland Barthes encore, « l’auteur est un personnage moderne, produit sans doute par notre société dans la mesure où, au sortir du Moyen Age, avec l’empirisme anglais, le rationalisme français et la foi personnelle de la Réforme, elle a découvert le prestige de l’individu ou, comme on dit plus noblement, de la personne humaine ». L’homme (au sens fort de ce mot) est une invention de la pensée, et donc du Système qui nous traverse.

Notons que si l’homme est une invention de la pensée à un certain moment de l’histoire, il va de soi que cette notion est menacée par toute nouvelle évolution de la pensée. Or, cette fin programmée de l’homme est considérée comme une heureuse libération! Ecoutons Michel Foucault: « Réconfort et apaisement de penser que l’homme n’est qu’une invention récente, une figure qui n’a pas deux siècles, un simple pli dans notre savoir, et qu’il disparaîtra dès que celui-ci aura trouvé une forme nouvelle. »

Il s’ensuit, dès lors, une éthique structuraliste qui prend pour axiome que la vie est un jeu (c’est-à-dire un univers de connexions et de relations sans aucun enjeu métaphysique). Dans cette perspective, il convient d’emblée de dénoncer tous les mythes du sens, le premier d’entre eux étant d’ailleurs le concept d’homme. Ensuite, il faudra ébranler le dualisme répressif de la bipolarité des valeurs (bien/mal, laid/beau, vrai/faux). Cet antihumanisme se double par ailleurs d’une « antipsychiatrie », à savoir un certain courant de la psychiatrie qui dénonce également les oppositions: normal-pathologique ou équilibre-démence comme étant des mythes.

Le sens est mort! Vive le jeu!

Si donc, par hasard, vous interrogiez un structuraliste, lui posant la question: « Quel est le sens de ma vie? » il sera dans le plus grand embarras car, pour lui, cette question n’a pas vraiment de… sens.

E) L’appel du néant: le néant est préférable à une existence dépourvue de sens

Il est bien certain que le Français moyen n’a lu ni Kant, ni Hegel, ni Foucault. Mais on aurait tort de penser qu’en cherchant à connaître ces penseurs, on entrerait dans un univers clos, un univers d’intellectuels complètement distinct et débranché des croyances et des idéaux véhiculés par le populaire. En réalité, ceux que l’histoire a reconnus comme les têtes pensantes de la modernité sont justement ceux qui ont su dire vers quelles nouvelles conceptions du monde les peuples étaient en train de s’acheminer. Comme dans le débat entre la poule et l’œuf, il est bien difficile de dire si c’est le penseur qui fait avancer l’histoire de la pensée ou bien si c’est cette dernière, en avançant de manière diffuse, qui produit inéluctablement des penseurs sur sa route. Toujours est-il que, sans avoir lu une seule page de Sartre, la plupart de nos contemporains ont des réflexes de type existentialiste! Et ainsi en est-il des autres courants que nous venons d’évoquer.

Dans ces conditions, il ne faut pas être surpris en constatant la difficulté que nous pouvons rencontrer dans notre témoignage chrétien, lorsque nous touchons de trop près à la question du sens et donc, parallèlement, à celle de Vérité. Il y a dans cet Occident qui aborde le XXIe siècle un agnosticisme qui se nourrit (la plupart du temps de manière très indirecte) des recherches tous azimuts et des échecs retentissants de la pensée moderne sur ces questions métaphysiques. En ce domaine, nos concitoyens sont désabusés et donc peu aptes à croire qu’une solution existe (surtout si celle-ci vient du passé!).

Du coup, il flotte dans l’air ambiant, non plus une idéologie bien précise, mais une attitude de fuite que nous avons déjà effleurée dans l’introduction. On observe, en effet, un important refus des engagements, un refus des responsabilités, bref, un comportement de négation par rapport aux conditions de l’existence présente (déjà évoqué: la volonté d’occulter la mort). Ces divers refus trouvent leur lieu dans de nombreuses possibilités d’évasion, dans le monde virtuel des écrans informatiques, dans l’extase (pour ne pas dire l’ecstasy) des boîtes de nuit, dans l’alcool et la drogue, entre autres, et dans le suicide.

Cette fuite de l’univers réel, ce désir de ne pas être là, s’exprime aussi par le succès (relatif mais quand même significatif) de quelques pensées qui vont ouvertement inverser les valeurs ordinaires de l’existence en mettant en avant le non-être comme étant l’être véritable. Une religion incarne particulièrement bien cette approche, c’est le bouddhisme zen (avec le bouddhisme tibétain, celui qui s’occidentalise le mieux). Dans cette philosophie/religion, en effet, l’existence (le karma) est un lieu pénible où l’on doit expier les fautes des incarnations passées. Et, bien entendu, les fautes commises dans l’existence présente devront à nouveau être expiées dans une incarnation future. La seule issue à ce cercle infernal, c’est la méditation transcendantale, laquelle doit permettre, en faisant le vide en soi, de quitter ce karma et d’entrer ainsi dans le nirvana. Précisons que le nirvana n’est pas un autre lieu, puisqu’il est la fusion dans le grand Tout, c’est-à-dire l’anéantissement du « soi » particulier.

On est surpris de découvrir des appuis à cette thèse dans la bio-psychologie développée par un médecin psychanalyste disciple de Freud, Sandor Ferenczi (1873-1933). Pour lui, la naissance, c’est la catastrophe de l’irruption dont on ne se guérit jamais vraiment. Il y a chez tout homme un « paradis perdu », c’est celui de la vie intra-utérine. Plus même, ce désir de retour à une situation prénatale n’est encore qu’une étape, car au-delà se profile la nostalgie de la mer primitive d’où le vivant est issu. On parlera donc d’un « désir de régression thalassale », la vie étant alors perçue comme un trouble, comme un faux être-là, comme une pénible mais transitoire anomalie, qui se résoudra dans « la paix de l’inorganique ».

Evidemment, parvenu à ce point, le problème du sens ne se pose plus. Puisque dans « la paix de l’inorganique », il n’y a pas de mouvement, donc pas de direction… et pas de signification.

F) La réponse chrétienne

N’y allons pas quatre chemins! L’incapacité de la pensée moderne à donner du sens à l’existence est une illustration magistrale de la sentence qui ouvre le Psaume 14: « L’insensé dit en son cœur: il n’y a point de Dieu. » Le refus de cet axiome premier, révélé dans l’Ecriture sainte, mais accessible seulement par la foi, condamne d’emblée le chercheur à l’échec. Dire a priori qu’il n’y a pas de Dieu, voire écarter seulement cette hypothèse le temps d’une recherche qui se voudrait purement rationnelle, c’est être insensé (= ne pas avoir de sens, donc se condamner à ne pas en trouver). Dire qu’il n’y a pas de Dieu, cela signifie, en effet, qu’il n’y a pas de réalité au-delà de l’univers spatio-temporel et qu’il n’y a pas d’éternité au-delà du temps. C’est donc admettre qu’il n’y a pas de projet antécédent à l’existence du monde et, en conséquence, reconnaître que celui-ci n’a pas de finalité. Et s’il n’y a pas de finalité, il n’y a ni direction ni sens… on vient de nulle part et on va nulle part.

Dire qu’il y a Dieu, ce n’est pas encore avoir nécessairement découvert quel est le sens de son existence, mais c’est déjà affirmer qu’il y en a un. La question du sens se trouve dès lors adossée à une réalité métaphysique, elle est ainsi située à sa juste place. En effet, soyons attentifs à l’enseignement a contrario qui ressort de ces multiples tentatives qui visent à placer le sens dans le champ d’une conquête de la raison autonome.

Deux écueils opposés apparaissent clairement:

– ou bien, il y a reconnaissance que nous sommes devant un insaisissable qu’il faut néanmoins investir par le moyen de la volonté (kantisme ou existentialisme), mais rien ne nous garantit jamais que nous sommes dans le vrai;

– ou bien, on pense pouvoir décrypter dans le monde d’ici-bas les marques indubitables du sens (philosophie dialectique, marxisme), et gare alors à celui qui pense autrement!

Comme l’a fort bien formulé Jean Brun: « Si le but dernier est d’ici, il devient tyrannique, s’il n’est de nulle part, l’homme n’est qu’un fou errant qui divague en titubant. »

Ainsi affirmer, dans la foi, l’existence d’un Dieu distinct du monde, c’est permettre à la question du sens de trouver un jour sa réponse sans que, pour autant, celle-ci ne devienne une contrainte imposée par le monde (ou par une certaine lecture du monde).

Mais il nous faut faire encore un pas de plus. La réponse judéo-chrétienne n’est pas complète si l’on se contente de dire qu’elle affirme l’existence d’un Dieu hors du monde. Car cette parole elle-même, d’où vient-elle? Si elle vient du monde, si elle est issue de la sagesse du monde, alors nous ne sommes pas sortis du dilemme évoqué plus haut. Ou bien, à la manière de Kant, le monde veut qu’il y ait un dieu (mais, à vrai dire, il n’en sait rien), ou bien il a su découvrir en lui-même les traces de ce dieu et, dans ce cas, le dieu qu’il vise n’est qu’une projection de lui-même. Des maîtres à penser se lèveront donc et diront quelle est la vraie philosophie, la vraie théologie… et nul ne pourra plus s’y opposer!

Il ne suffit donc pas de dire qu’il y a un Dieu. Encore faut-il préciser que cette affirmation elle-même ne monte pas de la terre, mais qu’elle descend du ciel. Autrement dit, pour que la question du sens puisse être résolue dans le respect de la personne humaine, il faut non seulement que ce Dieu transcendant existe, mais encore qu’il se révèle, qu’il se manifeste.

L’image de la boussole est ici très parlante. Si ce petit instrument est d’une telle utilité pour s’orienter un peu partout sur la terre, c’est parce que deux conditions sont réunies:

1. Il y a un même pôle pour tout le monde, et ce pôle se trouve toujours au-delà du lieu où je me situe. De telle sorte que quels que soient les accidents du terrain, les tours et les contours que j’aurai pu faire, l’aiguille de la boussole me renverra toujours dans une direction constante.

2. Mais si l’aiguille m’indique infailliblement le nord (ou le sud dans l’hémisphère austral), quelles que soient les circonstances, ce n’est pas simplement parce que ce pôle existe, mais c’est aussi parce qu’il exerce un pouvoir magnétique.

Si le Dieu transcendant reste un Dieu lointain, s’il ne se manifeste pas, s’il ne se révèle pas, s’il n’agit pas dans le monde, il ne peut être plus qu’une hypothèse métaphysique parmi d’autres. Mais si ce Dieu parle, s’il agit dans le monde, s’il attire les hommes à lui, alors il devient possible de s’orienter. Il est donc important de préciser que la « réponse judéo-chrétienne » n’est pas le fruit d’une cogitation particulière, mais le résultat d’un événement voulu et suscité par Dieu, l’événement de la rencontre entre Dieu et l’humanité.

Un dernier mot. La crise du sens, caractéristique de la postmodernité, coïncide particulièrement bien avec ce que dit la révélation judéo-chrétienne (la Bible) au sujet de la condition humaine. D’un point de vue biblique, en effet, l’homme est spirituellement et moralement égaré. Il est perdu. Ayant perdu aux origines son vis-à-vis transcendantal, il avance désormais à courte vue, imaginant volontiers que ses petits chemins de traverse le mèneront quelque part, alors qu’en réalité ils ne font la plupart du temps que l’égarer un peu plus. Si l’optimisme caractéristique du monde moderne a correspondu à un temps où de nouvelles pistes allaient être explorées, si on y retrouve l’enthousiasme des départs en expédition, le cynisme structuraliste et le comportement de fuite du réel dans la postmodernité expriment le désappointement de ceux qui ont réalisé qu’ils s’étaient, une fois de plus, trompés de route.

Dans le récit de la Genèse, après la faute d’Adam, on voit Dieu parcourir le jardin et appeler l’homme en lui disant: « Où es-tu? » Il est difficile aujourd’hui de faire entendre cet appel. Entre ceux qui ne voient pas pourquoi on se poserait cette question et ceux qui redoutent avant tout qu’on avance une réponse, le cheminement à suivre pour y parvenir est semé d’embûches. Néanmoins, nous n’avons pas à y renoncer parce que la question du sens, c’est l’écho de l’appel de Dieu au plus profond de chaque homme.

* D. Bergèse est pasteur à Lambesc (Bouches-du-Rhône) et animateur biblique dans l’Union nationale des Eglises réformées évangéliques indépendantes.

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