Frédéric BAUDIN – La Revue réformée http://larevuereformee.net Wed, 29 Sep 2021 17:27:25 +0000 fr-FR hourly 1 https://wordpress.org/?v=5.8.12 Sommaire N° 189 -1996/3 – AVRIL 1996 – TOME XLVII http://larevuereformee.net/articlerr/n189 Tue, 28 Sep 2021 19:08:29 +0000 https://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=1175 Continuer la lecture ]]> Monothéismes

D. EZZINE
L’Islam parmi nous


A.-G. MARTIN
Jésus dans l’Évangile et dans le Coran


A. POUPIN
A propos du Djihad


F. BAUDIN
Israël et l’Église


Un capitaine de l’Église
J. SOULLIER, Jean Chrysostome (349-407)


Théologie pratique
Le problème de l’alcoolisme

W. HÉNON, E. WELCH, R. GRAY


Livre à lire
A. PROBST,  » Le Catéchisme universel
 »


Réflexion théologique
Gérald BRAY, Le Dieu trinitaire : ses personnes et leurs œuvres


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Philosophie et vérité chez Pascal http://larevuereformee.net/articlerr/n193/philosophie-et-verite-chez-pascal Sat, 27 Aug 2011 18:58:51 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=708 Continuer la lecture ]]> Philosophie et vérité chez Pascal

Frédéric BAUDIN*

Blaise Pascal (1623-1662) s’est montré très savant dans plusieurs domaines: il a écrit de nombreux opuscules de géométrie; il s’est passionné, jusqu’à la veille de sa mort, pour les découvertes de son temps; il a lui-même procédé avec succès à certaines expériences qu’il a décrites, par exemple sur la pression atmosphérique; il a participé aux grandes controverses théologiques, en rédigeant les Ecrits sur la grâce ou les Lettres à un provincial; sa culture philosophique transparaît dans son dernier ouvrage – inachevé -, qui demeure sans doute le plus connu, les Pensées. Il fut donc un authentique « honnête homme » du XVIIe siècle, capable d’aborder un grand nombre de sujets dans la tradition humaniste de la Renaissance, mais aussi un homme de génie, dont la prodigieuse intelligence et la grande sensibilité en firent un individu hors pair. Pascal était tout entier absorbé par un projet qu’il n’a pu mener à son terme: après qu’il eut vécu des événements qui bouleversèrent sa vie religieuse, il voulut en effet composer, comme tant d’autres mais aussi à sa façon, une apologie du christianisme.

Nous développerons donc ces thèmes – philosophie et vérité chez Pascal – mais cela dans une perspective bien précise: il s’agit pour nous de montrer comment Pascal met en œuvre son admirable intelligence, son immense culture, en même temps que sa foi éprouvée au Dieu de l’Ancien et du Nouveau Testaments, pour tenter, si possible, de persuader ses futurs lecteurs de rechercher Dieu, afin qu’ils soient disposés à recevoir la grâce, la vérité chrétienne.

I. Pascal et la philosophie: grandeur et décadence de la Raison

1. L’argumentation par l’équilibre des contraires

Pascal se méfie des beaux discours, où les artifices de la rhétorique cachent bien des misères et vident l’éloquence de sa principale vertu. Il leur préfère une certaine simplicité de langage, une grande rigueur dans le choix et la définition des mots comme dans la logique rationnelle de la démonstration, pour expliciter les plus grandes vérités. Cet objectif est clairement exprimé dans plusieurs développements de Pascal sur « l’esprit

De sa réflexion scientifique et philosophique, de sa fréquentation des salons et des libertins, Pascal a conservé le sens aigu de l’équilibre, propre à la discussion, et plus encore à l’argumentation. Les Pensées sont à cet égard un chef- d’œuvre de dialectique, non au sens que nous lui donnons aujourd’hui depuis l’intervention du philosophe allemand Hegel, mais comme l’exprime si bien Jean Mesnard, l’un des commentateurs bien connus des Pensées:

Pascal fait résider la vérité dans l’affirmation simultanée des contraires, ce qui est très proche du raisonnement dialectique. Mais on n’y découvre pas proprement un enchaînement d’idées permettant une progression par dépassement de la thèse et de l’antithèse dans la synthèse. […] Les contraires sont plutôt à considérer comme deux excès, qui s’équilibrent en un milieu, sorte de lieu de la vérité1.

Pascal est l’homme de l’équilibre. Il va utiliser les contrariétés, les oppositions, dans la nature qui nous entoure, régie par des lois physiques – le célèbre fragment sur les deux infinis s’en inspire – mais aussi dans la nature humaine:

L’homme est naturellement crédule, incrédule, timide, téméraire… (157-125)

Quelle chimère est-ce donc l’homme, quelle nouveauté, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers… (164-434)

Pascal refuse donc d’exclure l’un des deux termes, même s’ils sont contradictoires, qui permettront de définir l’objet de sa réflexion. Dans sa démarche apologétique, nous retrouvons cette préoccupation: Pascal n’écarte pas les « lumières naturelles » de la raison humaine, même s’il considère que ces lumières restent partielles, comme entachées par quelque obscurité, et de toute façon limitées à un champ précis d’investigation. Il rejette d’emblée deux tendances excessives:

Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison (214-253)

Si on soumet tout à la raison, notre religion n’aura rien de mystérieux et de surnaturel. Mais si on choque les principes de la raison, notre religion sera absurde et ridicule. (204-273).

Pour étayer son apologie de la religion chrétienne, et donc de la vérité, Pascal va ainsi recourir à l’usage de la raison, qui est bien l’instrument privilégié du philosophe.

2. L’entretien avec M. de Sacy

Nous avons conservé de nombreux manuscrits des travaux scientifiques, philosophiques et théologiques de Pascal. En novembre 1654, Pascal eut un entretien avec M. de Sacy, le directeur du monastère de Port-Royal-des-Champs, où s’étaient retirés un certain nombre de solitaires, des hommes qui éprouvaient le besoin de se mettre pour un temps à l’écart du monde, pour se consacrer à la vie religieuse et à la réflexion théologique.

L’Entretien de M. Pascal avec M. de Sacy sur la lecture d’Epictète et de Montaigne constitue une excellente introduction aux Pensées. Il permet également de mieux comprendre la place que Pascal accorde à la raison, au raisonnement philosophique, dans sa démarche apologétique. Il illustre, de surcroît, très bien le souci de Pascal d’équilibrer les points de vue de penseurs antagonistes, pour mieux préparer, comme en creux, la place laissée à la vérité divine, absolue, après cet examen des vérités humaines, relatives.

Pour mieux communiquer avec ses semblables, Pascal va s’inspirer de l’œuvre des philosophes, en s’appuyant sur une base commune, puis en développant ses arguments à partir de deux écoles de pensée, qui représentent à ses yeux « les deux grandes sectes dans le monde, seules conformes à la raison… », les deux grands partis philosophiques que l’on peut prendre face à l’existence. Le choix de Pascal se porte sur les stoïciens, et en particulier sur Epictète. Les stoïciens sont souvent cités par les Pères de l’Eglise, ou par les théologiens du Moyen Age et de la Renaissance; ils considèrent cette philosophie comme propre à sensibiliser les esprits à la doctrine chrétienne. Tertullien, saint Augustin, Calvin font régulièrement référence à Sénèque2. Descartes fut très marqué par Epictète. En outre, Pascal a lu avec profit les Essais de Montaigne, dont il va largement s’inspirer pour rédiger les Pensées.

Epictète, né en Grèce, a vécu à Rome entre le Ier et le IIe siècle de l’ère chrétienne. C’était un esclave que son maître, Epaphrodite, stupide et cruel, avait supplicié, sans doute pour lui arracher des cris de douleur et lui faire avouer ainsi que la souffrance n’était pas qu’un simple mot. On a admiré le courage avec lequel Epictète avait supporté cette épreuve, et l’un de ses disciples a recueilli avec soin son enseignement. Le Manuel et les Entretiens d’Epictète, que Pascal connaissait bien, indiquent au lecteur comment parvenir à l’absence de trouble et de passions, ce que les stoïciens, comme d’ailleurs les épicuriens – c’est aussi leur but -, nomment l’ataraxie.

Pour cela, il faut distinguer entre ce qui dépend de nous, et que nous sommes appelés à maîtriser parfaitement par notre volonté, et ce qui ne dépend pas de nous, et dont il ne faut pas se préoccuper, puisque cela nous échappe de toute façon. Il suffit simplement de nous soumettre volontairement au cours des choses, à l’ordre du monde, et d’une certaine manière à la Providence. Si quelqu’un nous torture, il suffit de considérer le geste du bourreau comme étranger à notre volonté; mais, en revanche, il dépend de nous de demeurer dignes dans la souffrance et ne pas nous monter lâches. C’est une belle théorie! Pascal admire la grandeur du stoïcisme, qui invite l’homme à faire usage de sa force morale, de sa raison, pour dominer ses passions. Mais, hélas, précise Pascal, cette attitude courageuse peut susciter ou renforcer l’orgueil du stoïcien, et l’empêcher ainsi d’accéder à la vérité chrétienne.

Pascal se propose donc de corriger ce défaut par la lecture de Montaigne, car le relativisme de Montaigne le situe à l’opposé des certitudes d’Epictète. Montaigne dépeint très bien la misère de l’homme, la faiblesse de ses raisonnements, ses revirements incessants, ses doutes: l’homme se caractérise par son incertitude foncière. Mais le défaut de cette attitude réside cette fois dans la paresse morale et intellectuelle que peuvent engendrer une telle nonchalance, un tel scepticisme désabusé: pourquoi chercher la vérité, quand il n’existe que des vérités relatives, soumises aux diverses coutumes des hommes et à leur imagination?

Il faudra par conséquent accorder ces « contrariétés » – grandeur et misère – pour que les qualités et les défauts de l’une complètent et corrigent celles de l’autre. Mais la raison, si elle permet de parvenir jusqu’à ce point limite, ne peut le dépasser par elle-même. Nous retrouvons ce raisonnement dans les grands « discours » de Pascal, prévus pour préparer son lecteur à franchir ce pas décisif.

Deux textes majeurs vont dans ce sens.

3. Les « Discours »

i) La Lettre pour porter à rechercher Dieu (681-194)

Dans ce discours, Pascal souligne d’abord que si certaines marques sensibles de l’existence de Dieu restent cachées, impénétrables à la raison, d’autres sont en revanche moins obscures; il importe donc de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour chercher cette lumière vacillante, qui peut éclairer notre chemin. Il faut s’adonner à cette recherche avec sérieux:

On sait assez de quelle manière agissent ceux qui sont dans cet esprit. Ils croient avoir fait de grands efforts pour s’instruire, lorsqu’ils ont employé quelques heures à la lecture de quelque livre de l’Ecriture, et qu’ils ont interrogé quelque ecclésiastique sur les vérités de la foi. Après cela ils se vantent d’avoir cherché sans succès dans les livres et parmi les hommes.

La question de l’immortalité de l’âme est la première chose qui devrait préoccuper tout être humain; elle soulève aussi le problème de la mort. Selon Pascal, il faut être un véritable monstre pour ne pas s’en soucier:

Cette négligence en une affaire où il s’agit d’eux-mêmes, de leur éternité, m’irrite plus qu’elle ne m’attendrit. Elle m’étonne et m’épouvante: c’est un monstre pour moi.

Pascal considère que sur un plan tout humain, il importe de se poser une question essentielle, dont les conséquences existentielles sont multiples:

L’immortalité de l’âme nous touche fort; il faudrait avoir perdu tout sentiment pour y être indifférent: nos actions et nos pensées doivent prendre des routes différentes, selon qu’il y aura des biens éternels à espérer ou non… Ainsi, notre premier intérêt et notre premier devoir est de nous éclaircir sur ce sujet, d’où dépend toute notre conduite.

Mais hélas, l’homme préfère le plus souvent ne pas trop réfléchir à sa fin dernière (Pascal le déplore à plusieurs reprises), et il se détourne facilement de cette pénible occupation, en se jetant dans tous les divertissements qui pourront l’aider à l’oublier… A l’exemple de Salomon, il souligne ensuite la vanité d’une l’existence sans autre finalité que la mort et l’anéantissement, et il s’étonne que l’on puisse passer ainsi pour raisonnable:

Quel sujet de joie trouve-t-on à n’attendre plus que des misères sans ressource? Quel sujet de vanité de se voir dans des obscurités impénétrables, et comment se peut-il faire que ce raisonnement-ci se passe dans un homme raisonnable?

ii) Le raisonnement cartésien

Nous sommes ici aux antipodes de la méthode de raisonnement proposée par Descartes (1596-1650), l’aîné, mais aussi le contemporain de Pascal. Descartes se montre dogmatiste à sa manière, et en cela comparable aux stoïciens. S’il fait profession de rechercher la vérité et le souverain bien, Descartes n’en propose pas moins une méthode strictement rationnelle pour parvenir à ses fins. Le doute systématique le conduit à ériger l’homme comme seul responsable de bien conduire sa pensée pour parvenir à reconnaître sa propre existence et celle de Dieu: si je doute que je pense, je suis donc en train de penser que je doute, et si je pense, c’est donc que je suis. Le célèbre cogito a paru ensuite suffisant à Descartes pour affirmer que si l’homme peut ainsi penser droitement, à partir d’un raisonnement bien conduit, logique, il peut donc dominer la nature, organiser le monde dans lequel il se trouve, et déduire même de ses raisonnements l’existence de Dieu. En effet, si l’homme se montre capable d’imaginer l’éternité, l’infini, ou la perfection, c’est qu’il possède en lui des « idées innées », donc déposées en lui par quelqu’un de plus grand que lui, par Dieu qui l’a créé à son image: ainsi, la pensée de Dieu suffit pour affirmer l’existence de Dieu. Descartes est en réalité immanentiste: il fait du sujet humain la base de sa réflexion: le « je » du « je pense » devient capable d’affirmer que Dieu existe.

Pascal conteste cette conclusion, car il n’accorde pas du tout le même statut à la raison: « Plaisante raison, qu’un vent (l’imagination) manie et à tout sens… » (78-82) Pascal ne renonce pas à la raison, mais il en connaît les limites, les faiblesses, la « corruption ». Il se propose non pas d’utiliser la raison comme révélateur de la divinité, ou de la vérité, mais d’agir dans le cadre limité de la raison pour préparer l’individu à la rencontre de Dieu. Le déisme de Descartes n’est rien d’autre qu’un gnosticisme, une connaissance abstraite de Dieu à laquelle l’homme peut s’élever par la force de son raisonnement, mais qui n’insuffle aucune vie réelle. Pascal soutient au contraire que nous ne pouvons affirmer l’existence ou connaître la nature de Dieu, car Dieu est illimité tandis que nous sommes limités.

iii) Le « pari »

Nous retrouvons cette pensée dans le Discours de la machine (680)3 où sont développés deux thèmes importants pour notre étude: l’argument de la « machine », et celui, beaucoup plus célèbre, du « pari ». Nous commencerons par évoquer ce dernier, qui a souvent prêté à confusion.

Le sous-titre de ce discours – Infini/rien – doit retenir notre attention: pour Pascal, l’homme se trouve comme pris entre deux feux, entre le néant et l’infini. Si nous sommes capables d’imaginer l’infini, nous ne pouvons en revanche nous en faire une idée précise, nous représenter concrètement cet infini, car nous sommes contrariés par notre finitude. Or, le fini s’anéantit face à l’infini. Le discours devient alors un dialogue entre l’interlocuteur fictif, probablement le libre penseur, et Pascal:

– Vous vous plaignez (dit Pascal) que les chrétiens ne donnent pas de preuves de leur foi! S’ils le pouvaient, ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent pas de sens!
– Oui (répond l’interlocuteur), mais si cela les ôte du blâme de la produire sans raison, cela n’excuse pas ceux qui la reçoivent…

En d’autres termes, si vous n’avez pas de preuves rationnelles à m’offrir, alors expliquez-moi au moins ce qui vous pousse à croire en Dieu! Pascal répond avec l’argument du pari. Il ne s’agit pas de parier entre les deux possibilités: Dieu existe ou n’existe pas, car la raison, affirme Pascal, ne peut d’elle-même conclure à l’existence de Dieu ou non. Elle peut seulement la supposer. Il s’agit davantage de s’engager dans la voie la plus raisonnable à vues humaines, sachant que de toute façon, il faut effectuer un choix face à cette incertitude, et non pas répondre a priori par la négative. Ceux qui voudraient éviter de choisir – ce sera la réponse du libertin – ont en réalité déjà choisi; or cela entraîne de multiples conséquences existentielles, selon que nous considérons qu’il n’y a rien au-delà de cette vie, ou au contraire une vie éternelle, l’infini. Le pari est donc une « théorie de la décision », selon le mot de Jean Mesnard4, une théorie basée sur un raisonnement de type mathématique, semblable à celui que Pascal a pu mettre au point à l’intention des joueurs des salons de la bonne société, lorsqu’il a calculé les chances de gains ou de pertes, ou la répartition de ces enjeux à la fin de la partie.

La raison nous pousse à parier entre deux solutions, à jouer à pile ou face (ou « pile et croix », pour reprendre l’expression de Pascal). Or, si l’espérance du gain est égale à l’enjeu, le choix importe peu, mais il n’est pas désavantageux. Si nous pouvons gagner deux vies pour une engagée, notre pari est encore valable, car le calcul des probabilités montre qu’au pire, nous gagnerons une vie pour une engagée. Mais si cette espérance est supérieure à l’enjeu, dans ce cas, il ne faut pas hésiter, il faut « tout donner ». Si nous avons trois vies à gagner, notre chance augmente dans les proportions de deux pour une. Mais si nous avons une infinité de vies à gagner, alors nous pouvons miser les yeux fermés, car si nous divisons l’infini par deux, il reste toujours l’infini.

La conclusion s’impose: il est raisonnable de croire en Dieu, mais cela ne s’appelle toujours pas « croire en Dieu ». Pascal nous fait toucher du doigt les limites de la raison, sans pour autant franchir les rivages de la foi:

Apprenez que votre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, vient de vos passions. Travaillez donc, non pas à vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution des passions…

iv) La « machine »

Dans la seconde partie du Discours de la machine, Pascal veut ainsi aider le lecteur à « diminuer ses passions » pour mieux s’approcher de Dieu, car il pense, comme Descartes, que l’homme a en lui un côté machinal, mais non tout à fait « mécanique »: c’est sans doute ce qui distingue Pascal de Descartes. Dans son Traité sur les passions de l’âme, Descartes réduit l’âme à une petite glande du cerveau et le cœur n’est qu’un muscle; il démontre comment les passions obéissent à une mécanique de l’âme, qui met en branle ses propres mouvements comme ceux du corps, puis il dresse un inventaire de ces passions, et leurs effets les plus tangibles. Dans une lettre à Elisabeth de Bohême, Descartes prend toutefois soin de distinguer entre les habitudes ou les inclinations de l’âme, et les passions proprement dites.

Pour Pascal, cette démarche de Descartes, qui consiste à expliquer la machine et ses mécanismes, est « ridicule, inutile et incertaine… Et quand cela serait vrai, nous n’estimons pas que toute la philosophie (de Descartes) vaille une heure de peine… » (118-79). Pascal part d’un postulat très éloigné des raisonnements de Descartes: le cœur de l’homme, dans son sens métaphorique et spirituel – il est alors synonyme de l’âme, ce qui constitue le fond d’un être -, est avant tout le siège des passions, d’une libido qui s’aventure et s’égare dans trois directions principales, les trois concupiscences (des désirs irrésistibles), définies par les Pères de l’Eglise et les théologiens: le désir de sensations, le désir de savoir et le désir de dominer.

Les philosophes, selon Pascal, n’ont fait que suivre l’une ou l’autre de ces passions: Epicure s’est livré aux sensations, aux délices de la sensibilité que l’on appelle aussi, dans le langage religieux, la volupté; Aristote et les autres physiciens ont cédé à la passion de la connaissance, de la curiosité, au désir de savoir et de tout expliquer par un enchaînement de causes logiques entre elles; et enfin, les stoïciens, dont Epictète, ont voulu dominer la nature humaine, ou se soumettre au destin, par le seul exercice de la volonté:

Tout ce qui est au monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux ou orgueil de la vie. Malheureuse terre de malédiction que ces trois fleuves de feu embrasent plutôt qu’ils n’arrosent… (460-778)

Comment donc parvenir, sinon à éteindre ce feu, au moins à en diminuer l’ardeur, pour mieux se préparer à rencontrer Dieu? Il suffira dans un premier temps « d’accoutumer la machine », de prendre de nouvelles habitudes, de nous immerger dans un bain religieux, afin de se mettre dans les conditions de la révélation. Cela peut paraître un peu choquant, et ce le fut pour les premiers éditeurs des Pensées, car Pascal affirmait qu’en accomplissant les gestes pieux – aller à la messe, prendre de l’eau bénite, s’agenouiller… -, le libertin deviendrait peu à peu croyant et finirait par « s’abêtir »… C’est surtout ce dernier verbe qui a choqué les éditeurs! Mais Pascal pensait surtout que l’humilité ainsi forcée par l’expression pratique de la religion contribuerait à briser l’orgueil de celui qui recherchait sincèrement Dieu, cet orgueil précisément qui l’empêchait de s’en approcher.

Si cette dernière proposition reste discutable, car elle comporte le danger de se satisfaire de rites extérieurs sans qu’aucune foi réelle n’apparaisse (Pascal en était conscient, il l’appelle « superstition »), il est néanmoins vrai que l’on trouvera plus facilement Dieu là où il se révèle – normalement – de la façon la plus claire, que dans les obscurités spirituelles, et bien pratiques, du libertinage:

Il ne faut pas se méconnaître, écrit Pascal : nous sommes automate autant qu’esprit. Et de là vient que l’instrument par lequel la persuasion se fait n’est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées! Les preuves ne convainquent que l’esprit ; la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues: elle incline l’automate, qui entraîne l’esprit sans qu’il y pense. (661-252)

Face à l’optimisme de Descartes, Pascal se montre donc comme un penseur conscient de la force du mal dans le monde où il vit, dans les hommes qui en révèlent les conséquences, et dans son propre cœur; car Pascal est très conscient de ses faiblesses. La raison, quoique corrompue, demeure toutefois capable de concevoir et de démontrer des propositions logiques; mais Pascal est loin d’accréditer la philosophie, ou la raison, comme moyen de parvenir à connaître Dieu, ou en prouver seulement l’existence; il s’en sert plutôt comme d’un instrument pour mener son interlocuteur jusqu’au seuil de la foi, de la vérité chrétienne. Comme l’a si bien et si souvent exprimé Maurice Blondel: « La philosophie est nécessaire pour établir qu’elle n’est pas suffisante. »

Il nous faut cependant émettre une réserve à cet endroit: la démarche philosophique de Pascal ne s’adressait malgré tout qu’à une certaine élite, celle des salons, des esprits distingués, qui jouissaient d’une culture assez vaste pour en suivre le raisonnement. Nous craignons que la démarche de Pascal, éminemment philosophique, ne convienne pas à tous les interlocuteurs, et l’on trouve rarement, en particulier parmi les « libertins » des classes de première ou de terminale, des esprits réceptifs à la première partie de son argumentation! Et il serait étonnant qu’ils vinssent « s’abêtir » dans nos églises, afin de se mettre dans les meilleures conditions pour recevoir la révélation divine!

II. Pascal et la vérité

1. Précisions historiques

La première moitié du XVIIe siècle est marquée, en France, par un regain d’intérêt pour la religion catholique, qui connaît alors un authentique mouvement de renouveau après les écarts dénoncés par les Réformateurs au XVIe siècle, mais aussi après les guerres de Religion, qui ont découragé d’anciens fidèles, devenus les fameux libertins ou libres penseurs. Les cercles parisiens les mieux intentionnés sont sensibles à la misère occasionnée par des années de révolte et par la Fronde (1649-1652). Ils soutiennent les efforts déployés par les filles de la charité ou saint Vincent de Paul pour soulager les malades et les plus pauvres, et certains hauts dignitaires de l’Eglise, comme le cardinal de Bérulle, cherchent à renforcer la formation des prêtres. L’Eglise catholique, soucieuse de retrouver son unité face aux protestants, demeure cependant déchirée entre deux principaux mouvements ecclésiastiques: les jésuites et les jansénistes, qui s’opposent sur le problème théologique de la grâce.

Pascal va rejoindre les jansénistes, persécutés par certaines autorités catholiques, censurés par le Pape, le plus souvent à la suite d’intrigues menées par les jésuites, qui ont su se faire admettre auprès des grands de ce monde. Il dénonce cette attitude en une phrase assassine:

Les grands ont souhaité d’être flattés et les jésuites ont souhaité d’être aimés des grands… (698-919)

Cette symbiose, encore récente, est néfaste aux jansénistes qui cherchent davantage à se retirer du monde, pour exercer une piété sincère et profonde. Plusieurs faits majeurs ont poussé Pascal vers les milieux jansénistes. En 1646, son père, qui s’était démis la jambe en glissant sur la glace, fut soigné par deux médecins jansénistes; ils discutaient avec lui de problèmes théologiques, et Pascal manifesta ensuite un vif intérêt pour la doctrine de Jansen, ou Jansenius, qui avait remis à l’honneur, face aux jésuites, la doctrine de la grâce selon saint Augustin. En 1654, Pascal échappe de justesse à la mort dans un accident de carrosse sur le pont de Neuilly: les chevaux emballés tombent dans l’eau, mais heureusement les rênes se rompent, et le carrosse s’immobilise sur le bord du pont. Pascal voit dans cet événement plus qu’une simple coïncidence, une authentique intervention divine. Peu après, il apprend que sa nièce, Marguerite Perrier, a été guérie subitement après que l’on eut posé sur son œil malade un fragment de la couronne d’épines dont on avait affublé le Christ lors de sa Passion. Cela choque quelque peu nos sensibilités protestantes, mais Pascal considéra que Dieu était, là encore, intervenu miraculeusement; il discerna en ce miracle, réalisé à Port-Royal, un signe d’approbation divine, non seulement sur sa famille, mais aussi sur les jansénistes et la doctrine professée en ces lieux5. Enfin, toujours en 1654, vers la fin de l’année, le 23 novembre, Pascal fut l’objet d’une révélation qui bouleversa sa vie religieuse. C’est à ce moment précis que l’on situe la conversion de Pascal, dont on a gardé une trace, car Pascal avait écrit, sur le moment, quelques phrases pour exprimer ce qu’il ressentait, ou ce qu’il comprenait alors:

[…] Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude, certitude, sentiment, joie, paix. Dieu de Jésus-Christ. […] Il ne se trouve que dans les voies enseignées dans l’Evangile. Grandeur de l’âme humaine. […] Joie, pleurs de joie. […] Jésus-Christ, je m’en suis séparé. Je l’ai fui, renoncé, crucifié. Que je n’en sois jamais séparé. Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l’Evangile. Renonciation totale et douce…

Dans ce mémorial, qu’il conservait toujours sur lui, cousu dans la doublure de son manteau, Pascal manifeste la profondeur de ses sentiments religieux. Il s’agit bien d’une révélation de la vérité, progressive si l’on considère sa démarche depuis une dizaine d’années, mais qui prend une tout autre dimension en cette nuit du 23 novembre 1654. Pascal est alors âgé de 31 ans. A partir de cette date, s’il ne renonce pas entièrement à ses travaux scientifiques qui ont fait sa renommée, il accorde la priorité à la réflexion théologique, et se rapproche de Port-Royal et des jansénistes. En rédigeant les Provinciales, il livre à leurs côtés un véritable combat pour défendre les thèses de Jansénius, sommairement résumées par ses adversaires, qui les ont soumises au jugement du Pape avec l’espoir qu’il les frappe de son veto.

Nous ne pouvons brosser ici un tableau complet de la théologie de Pascal, mais nous tacherons d’en retenir l’essentiel pour mieux comprendre comment il envisageâ d’exprimer la Vérité.

2. Pascal, théologien de la grâce

i) Finesse et révélation, géométrie et persuasion

Face à l’esprit de géométrie, qui cherche à démontrer les principes selon un ordre rigoureux, l’esprit de finesse est indispensable. Lui seul peut embrasser, comme d’un seul regard, de nombreuses propositions, dont il saisit l’organisation par une sorte d’intuition. Pascal souligne que ces deux formes d’esprit sont nécessaires, et que manquer d’esprit de finesse ou de géométrie peut nous rendre très vite insupportables: nous voulons tout démontrer, et nous nous heurtons aux limites de la raison quand nous abordons les questions de la foi; ou bien nous prétendons tout ressentir, saisir l’harmonie et les rapports des principes entre eux, sans juger nécessaire d’en démontrer les articulations logiques: nous brisons alors toute communication avec nos semblables. On ne peut donc accuser Pascal de fidéisme. La révélation chrétienne, si elle fait appel à l’esprit de finesse, n’en demeure pas moins soumise à une certaine logique intrinsèque. Selon Pascal, « c’est le cœur qui sent Dieu, et non la raison », et c’est donc le cœur qui perçoit, le premier, la révélation de la vérité qui est en Dieu. La raison, comme nous l’avons vu, peut nous aider à cheminer vers cette vérité; elle nous permet de nous poser les questions qui deviendront comme le moule susceptible d’épouser la vérité.

ii) Grandeur et misère de l’homme

Pascal explicite les principes de la vérité. Il pose d’emblée, ou suggère, le schéma très orthodoxe de la religion chrétienne: Création-Chute-Rédemption. Dieu a créé le monde parfait, mais par sa faute Adam a entraîné sa chute et celle du genre humain après lui, faute rachetée par la souffrance et la mort expiatoire du Christ, qui seul peut attirer sur nous, à nouveau, la faveur de Dieu et nous accorder la vie éternelle. De notre première condition, selon Pascal, nous conservons l’idée d’une certaine grandeur. De la Chute, nous héritons notre misère. Enfin, le souvenir de l’un, puis la constatation abrupte de l’autre, doivent nous mener à rechercher en Jésus-Christ notre rédemption. Car sans cela, nous sommes semblables à « un roi dépossédé » de son royaume, de son pouvoir.

Quels sont les moyens mis à notre disposition? Comme preuves, nous avons celles apportées par l’Ecriture sainte: les prophéties de l’Ancien Testament annoncent la venue, la mort et la résurrection du Messie, que les évangiles, dans le Nouveau Testament, confirment. Notre problème cependant, nous l’avons souligné, réside dans notre incapacité même à bien penser pour parvenir à cette conclusion: notre nature humaine, notre raison, est corrompue, et nous ne pouvons tendre ainsi que vers nous-mêmes. Pire, nous sommes à nous-mêmes, dit Pascal, notre propre énigme:

Nous ne savons ce qu’est notre vie, ni notre mort, ni Dieu, ni nous-mêmes. (36-548)

Pascal se montre ici radical, même s’il affirme ailleurs que dans cette obscurité brillent malgré tout quelques lumières, suffisamment pour nous montrer le chemin, mais pas assez pour nous le faire emprunter avec certitude:

C’est en vain que vous cherchez en vous-mêmes le remède à vos misères. Toutes vos lumières ne peuvent arriver qu’à connaître que ce n’est point dans vous-mêmes que vous trouverez ni la vérité ni le bien. (182-430)6

Pascal ne cesse donc d’affirmer que la révélation divine est nécessaire pour nous faire parvenir à la vérité. Cette révélation va dans le sens inverse de celui que recherchent les hommes: elle est d’abord révélation de notre misère sans Dieu, aussitôt complétée par celle de notre grandeur retrouvée par Jésus-Christ pour nous. Car, précise Pascal:

La connaissance de Dieu sans celle de notre misère nous pousserait à l’orgueil, et la connaissance de notre misère sans celle de Dieu nous conduirait au désespoir. Mais la connaissance de Jésus-Christ fait le milieu, parce que nous y trouvons et notre misère, et Dieu. (225-527)

C’est bien « en Jésus-Christ, par l’Evangile, que s’accordent les contrariétés, par un art tout divin qui unit tout ce qui est vrai et chasse ce qui est faux » conclut Pascal dans son entretien avec de Sacy. Enfin, si Jésus-Christ est lui-même La vérité, c’est que Dieu seul pouvait revêtir notre condition, notre misère, tout en apportant la grâce qui nous relève de la Chute:

« L’incarnation, précise Pascal, montre à l’homme la grandeur de sa misère par la grandeur du remède qu’il a fallu » (384-526), car « depuis la corruption de la nature, Dieu a laissé les hommes dans un aveuglement dont ils ne peuvent sortir que par Jésus-Christ, hors duquel toute communication avec Dieu est ôtée » … (221-547)

Pascal cite à cet endroit un verset de l’évangile selon saint Matthieu (11:27): « Nul ne connaît le Père sinon le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler… » Ce verset nous invite à réfléchir sur la place que Pascal accorde à la grâce dans ce processus de révélation de la vérité, lequel soulève le problème de la prédestination et de la liberté humaine.

iii) La grâce

Nous ne pouvons entrer ici dans tous les méandres de la théologie de la grâce, mais simplement en évoquer les principaux traits, afin de mieux cerner ce qui oppose Pascal et les jansénistes aux jésuites. Pascal reprend les thèses de Jansénius, qu’il va développer dans les Provinciales ou dans les Ecrits sur la grâce, mais ces thèses de Jansénius ne sont elles-mêmes qu’un reflet de la théologie de saint Augustin sur la grâce, et que saint Thomas7 avait suivi dans ses grandes lignes:

L’homme, par sa propre nature, a toujours le pouvoir de pécher et de résister à la grâce, et depuis sa corruption, il porte un fonds malheureux de concupiscence, qui lui augmente infiniment ce pouvoir; mais néanmoins, quand il plaît à Dieu de le toucher par sa miséricorde, il lui fait faire ce qu’il veut et en la manière qu’il veut, sans que cette infaillibilité de l’opération de Dieu détruise en aucune sorte la liberté naturelle de l’homme, par les secrètes et admirables manières dont Dieu opère ce changement, que saint Augustin a si excellemment expliquées, et qui dissipent toutes les contradictions imaginaires que les ennemis de la grâce efficace se figurent… (Lettre à un provincial, XVIII)

Selon Pascal, la grâce « efficace » est délivrée par un Dieu souverain qui opère un changement en profondeur chez l’homme qui la reçoit. Cela est une conséquence de la révélation, la « circoncision du cœur », déjà prônée par Moïse, ou encore la « nouvelle naissance », que Jésus évoquait avec Nicodème (cf. 299-683 et 544-91). La grâce efficace devient le moyen par lequel Dieu révèle la vérité aux hommes et réoriente leur volonté vers le souverain bien. Cette prédestination n’est cependant pas arbitraire, mais conforme à la justice et l’amour de Dieu, même si elle demeure mystérieuse pour l’homme.

Pour les jésuites, la doctrine de Molina, théologien espagnol du XVIe siècle, sert de référence. Or Molina, dans un traité de 1588, affirmait que l’homme non seulement coopère avec la grâce, qu’on appelle alors la grâce suffisante, mais encore qu’il peut se déterminer librement au salut. La grâce divine est alors réduite à sa plus simple expression et ne consiste plus qu’en un secours approprié, une vague inclination au bien, dès lors que l’homme choisit volontairement, sous l’impulsion de son libre arbitre, de suivre cette direction.

La différence entre les deux est très sensible: pour les augustiniens, et donc les jansénistes, Dieu prend l’initiative du salut, car l’homme est devenu par nature, depuis le péché originel, incapable de se déterminer dans ce sens; le libre choix de Dieu conduit le chrétien à une entière humilité. En revanche, c’est bien la volonté de l’homme qui entraîne sa propre damnation. Pour les molinistes, ou les jésuites, c’est à l’homme que revient l’initiative de son salut. C’est accorder là une grande confiance à la nature humaine, comme le fera Rousseau un peu plus tard, et nier le dogme du péché originel et la corruption de la nature; cette tendance flatte l’orgueil humain. Cela n’est qu’un très court résumé des présupposés théologiques sur la grâce. Il existe des variantes presque infinies sur cette question. Dans les Ecrits sur la grâce, le discours de Pascal est beaucoup plus complexe, nous en sommes conscient. Le problème n’est pas nouveau au XVIIe siècle: saint Augustin s’opposait déjà en son temps, sur ce point précis, aux pélagiens, les Réformateurs aux nominalistes, et les calvinistes un peu plus tard aux arminiens. On a donc souvent tenté de comprendre, et d’expliquer, comment le salut appliqué par Dieu aux hommes qu’il choisit, peut se conjuguer avec la liberté humaine. Nous retiendrons de Pascal, sur ce thème, son adhésion profonde à la théologie augustinienne de la grâce efficace, qui le conduit à magnifier la révélation divine comme seule source de vérité pour l’homme. C’est sans doute dans ce sens qu’il faut comprendre sa fameuse et réconfortante prosopopée, déjà citée: « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé… »

iv) La vérité confinée

Il nous faut émettre ici un doute, mais aussi un regret: l’attitude de Pascal, par ailleurs fort louable et courageuse, nous semble discutable quand il cherche à défendre la vérité chrétienne au sein de l’Eglise catholique exclusivement. (C’est un protestant qui s’exprime!). Pascal n’hésite pas, en effet, à considérer les jésuites, pourtant ses pires ennemis, comme dignes de clémence, car ils demeurent dans le giron de l’Eglise catholique: « Si l’erreur des molinistes afflige l’Eglise, leur soumission la console… »8 Il agit certes en chrétien, et nous ferions sans doute bien d’être plus cléments les uns envers les autres dans nos milieux protestants! Mais Pascal n’hésite cependant pas à ranger les calvinistes et les luthériens… parmi les hérétiques, qu’il faut convertir! Pour Luther, c’est simple: « Luther, tout hors le vrai… » écrit-il dans une de ses pensées fulgurantes! (691-620). Pour Calvin, c’est plus subtil: il lui reproche surtout l’idée de double prédestination, les justes au salut et les injustes à la damnation. Mais il semble que Pascal n’ait pas lu l’Institution chrétienne, ou simplement les Confessions de foi réformées, quand il affirme par exemple: « Calvin n’a aucune conformité avec saint Augustin et en diffère en toutes choses depuis le commencement jusqu’à la fin… »9 Il fait de plus un contresens sur la théologie calviniste lorsqu’il l’accuse de soutenir que Dieu a décrété et ordonné le péché d’Adam et que l’homme a perdu son libre arbitre et n’a plus aucune flexibilité au bien même avec la grâce efficacissime!10

Un examen plus attentif de la doctrine calviniste l’aurait sûrement conduit à reconnaître qu’aucune confession de foi réformée n’affirme le supralapsarisme, c’est-à-dire le décret de Dieu avant la faute d’Adam, et à apprécier chez Calvin le désir entier de soutenir la thèse augustinienne de la grâce efficacissime! Nous ne pouvons entrer ici en détail dans la question du libre arbitre, mais Luther, comme Calvin, soulignent qu’il faut auparavant bien définir cette notion, pour au moins se mettre d’accord sur ce qu’elle recouvre exactement11; comme saint Augustin et Pascal, ils ne lui accordent aucune force pour se déterminer au salut, mais ils lui laissent en revanche une place reconnue dans les décisions qui incombent à l’homme dans la vie ordinaire, dans l’organisation de la cité, l’exercice de l’art ou de la philosophie (quand bien même toutes ces choses n’échapperaient pas à la souveraineté de Dieu, bien mystérieuse). Une brève lecture du chapitre 2, dans le deuxième livre de l’Institution chrétienne, aurait sans doute rassuré Pascal sur tous ces points!

Enfin, parmi les hérétiques, Pascal range les Juifs relégués au simple rang de « peuple témoin », sans grand espoir de retour en grâce, et cela nous semble peu conforme à la théologie de saint Paul, exprimée dans la Lettre aux Romains, qui laisse aux Juifs la porte grande ouverte vers le salut, pour prix de leur foi au Messie Jésus, il est vrai12. Les musulmans sont considérés comme égarés au même titre que les Egyptiens ou les Chinois, car le prophète Mahomet n’a pas été prédit par l’Ecriture, et sa légitimité est donc invérifiable:

Je vois donc des faiseurs de religions en plusieurs endroits du monde et dans tous les temps. Mais ils n’ont ni la morale qui peut me plaire, ni les preuves qui peuvent m’arrêter. Et ainsi j’aurais refusé également la religion de Mahomet, et celle de la Chine, et celle des anciens Romains, et celle des Egyptiens, par cette seule raison que l’une n’ayant pas plus les marques de la vérité que l’autre, ni rien qui me déterminât nécessairement, la raison ne peut pencher plutôt vers l’une que vers l’autre. (694-619).

Pour Pascal, la vérité est donc strictement liée à la révélation chrétienne, mais elle est aussi le privilège exclusif de l’Eglise catholique. Cette prise de position sans nuance reflète le contexte historique du XVIIe siècle, où il ne faisait pas bon être protestant après la défaite de La Rochelle (1628) et peu avant la révocation de l’Edit de Nantes (1685). Les grands textes de la Réforme luthérienne ou calviniste sont peu accessibles et Pascal revendique, en outre, une place légitime pour les jansénistes au sein de l’Eglise catholique, mais elle leur sera toujours refusée…

Conclusion

La démarche apologétique de Pascal, sa défense de la vérité chrétienne, ne consiste pas tant à convaincre le non-croyant de l’existence de Dieu, à l’aide d’arguments philosophiques, conformes à la raison, qu’à simplement le « persuader de rechercher Dieu ». Pour cela, il faut le conduire à reconnaître les marques de sa force, la grandeur d’une créature à l’image de Dieu, capable de penser, et d’agir; mais aussi les effets de la corruption, liés à la Chute, qui le rendent vulnérable, incertain, soumis au relativisme de ses pensées. Enfin, il s’agit de présenter la vérité chrétienne conforme à la raison, mais aussi hors d’atteinte de la raison. C’est en cela que Pascal se rapproche, mais dans le même temps s’éloigne, de la philosophie. La preuve de la conformité à la raison réside dans l’Ecriture sainte, qui annonce la venue du Rédempteur pour sortir l’homme de sa misère, et le rétablir dans sa véritable grandeur. Mais ce n’est plus la raison impuissante de l’homme qui va convaincre l’incroyant, mais bien la révélation de Dieu, qui lui confère la vérité, par un mouvement de la grâce efficace de Dieu, seule garante d’une authentique humilité pour l’homme qui soumet ainsi, par la foi, sa raison à la révélation.

Mais alors, dans ces conditions, quelle est l’utilité de composer une apologie, une défense de la vérité, qui inclue une démarche philosophique? Pascal n’espère rien d’autre que favoriser ce premier mouvement qui conduit vers Dieu, par le biais de la raison faillible et insuffisante, mais en comptant sur Dieu qui seul peut déjà susciter en l’homme cette recherche de la vérité. Cet exposé serait incomplet sans un court florilège des Pensées, où Pascal évoque, de façon très poignante et sincère, son cheminement spirituel et la place qu’il accorde à la charité, l’amour divin, qui donne tout son sens à la vérité:

La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle. (339-793)

L’ordre de la charité est de s’enraciner dans le cœur avant de produire de bonnes œuvres au-dehors. (755-926)

J’aime la pauvreté, parce qu’il l’a aimée. J’aime les biens parce qu’ils donnent le moyen d’en assister les misérables. Je ne rends point le mal à ceux qui m’en font, mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne, où l’on ne reçoit pas de mal ou de bien de la part des hommes. J’essaie d’être juste, véritable, sincère et fidèle à tous les hommes. Et j’ai une tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a uni plus étroitement. Et soit que je sois seul, ou à la vue des hommes, j’ai en toutes mes actions la vue de Dieu, qui les doit juger et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà quels sont mes sentiments. Et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur, qui les a mis en moi, et qui d’un homme plein de faiblesse, de misère, de concupiscence, d’orgueil et d’ambition a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n’ayant de moi que la misère et l’erreur. (759-550)


* Frédéric Baudin est enseignant. Conférence prononcée le 23 octobre 1996 à la Faculté libre de théologie réformée d’Aix-en-Provence. Avertissement : les références des Pensées de Pascal sont celles de l’édition Sellier, Bordas, Paris, 1991. Nous les faisons suivre de la référence de l’édition Brunschvicg (1904).
1 Jean Mesnard, Les Pensées de Pascal, (Paris: CDU-CEDES, 1995), 183-184.
2 Le premier ouvrage de Calvin est un commentaire du De Clementia de Sénèque.
3 L’édition Brunschvicg disperse ce discours en plusieurs fragments: Dans l’ordre : 233-535-89-231-477-606-542-278-277-604.
4 Ibid., 72.
5 Pascal s’exprimera longuement, dans des opuscules et dans les Pensées, sur l’authenticité des miracles, qui peuvent convaincre, selon lui, surtout les croyants.
6 Comme l’écrit si bien le professeur Jean Brun: « On définit toujours l’homme comme un être raisonnable, or il ne s’agit là que d’une définition idéale dont l’homme ne cesse de s’écarter. Il fait partie de la définition de l’homme que l’homme soit toujours inadéquat à la définition qu’on en donne; l’homme est l’être de l’écart et c’est cette non-conformité à son essence qui est sa véritable essence. » Jean Brun, La philosophie de Pascal (Paris: PUF, coll. Que sais-je ? n° 2711, 1992), 64.
7 Sans nier la grâce efficace, saint Thomas accorde une place plus grande à la volonté (selon les vertus de la  » la loi naturelle « ) de l’homme, qui persiste dans ce qui demeure de son libre arbitre; il verse ainsi dans un volontarisme très subtil, que l’on retrouvera amplifié chez les néothomistes des années 1920.
8 Pascal, Ecrits sur la grâce, I.
9 Pascal, Ecrits sur la grâce, II.
10 Idem.
11 Cf. Calvin, Institution chrétienne, Livre II, chap. II, 4-9, qui rejoint Luther dans son traité Du serf arbitre : « Le libre arbitre peut être concédé à l’homme, non à l’égard des choses qui lui sont supérieures, mais à l’égard de celles qui lui sont inférieures… « 
12 Rm 11:23.9

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La figure de Jésus aujourd’hui http://larevuereformee.net/articlerr/n202/la-figure-de-jesus-aujourdhui Fri, 26 Aug 2011 15:46:24 +0000 http://larevuereformee.net/?post_type=articlerr&p=610 Continuer la lecture ]]> « La figure de Jésus aujourd’hui »

Frédéric BAUDIN*

Si l’on en juge par le nombre de publications, de films, de spectacles où la figure de Jésus fut mise au premier plan, cette figure demeure éminente dans notre culture contemporaine. Nous avons tenté d’effectuer, sans être exhaustif – c’est presque impossible! – un recensement des diverses oeuvres les plus récentes, les plus connues, de grande diffusion (en France), qui évoquent la personne de Jésus. L’analyse de ces oeuvres permet d’identifier trois grandes figures de Jésus:

  • La première, traditionnelle, est conforme au Credo élaboré lors des grands conciles oecuméniques; elle nous est proposée le plus souvent par des chrétiens convaincus, soucieux de nourrir la spiritualité de leurs lecteurs ou auditeurs; et plus rarement, cela nous surprend parfois, par des non-chrétiens, qui cherchent aussi à restituer cette figure traditionnelle, mais cette fois-ci de façon artistique, en s’adressant à un public très large.
  • Une seconde figure apparaît comme déformée par les tensions entre la foi au Christ Sauveur et l’approche historique de l’homme Jésus; certains auteurs, des historiens chrétiens, ou des théologiens qui privilégient l’histoire sans renoncer à leur foi, parviennent à un équilibre entre les données spirituelles et historiques; ils se rapprochent ainsi des auteurs du premier groupe; mais d’autres insistent avec plus ou moins de bonheur, de loyauté, ou d’opportunisme, sur la seule figure historique de Jésus, souvent mise au goût du jour.
  • Une troisième figure, enfin, nous renvoie une image de Jésus beaucoup plus équivoque, plus floue, esquissée par des mouvements au départ proches des milieux chrétiens, et rapidement ensuite par des courants syncrétistes tels que le Nouvel Age, ou au contraire par des mouvements sectaires…

I. Une figure de Jésus « traditionnelle »

A) La figure classique

La figure la plus classique, la plus ancienne, est celle qui nous est présentée, bien sûr, dans les évangiles. Les quatre évangélistes n’ont pas écrit une biographie, au sens où on l’entendrait aujourd’hui; ils relatent les événements qu’ils ont vécus ou connus de près; ils brossent un portrait authentique et convaincant de leur maître, de leur Seigneur, de Jésus à la fois Fils de l’homme et Fils de Dieu.

Dès le IIe siècle, le Symbole des Apôtres, puis les confessions de foi des grands conciles oecuméniques, au IVe siècle, élaborés par les Pères de l’Eglise, précisent les traits dogmatiques de la figure de Jésus. De nombreux auteurs continuent aujourd’hui d’évoquer Jésus homme et Dieu, Messie et Seigneur. Ces auteurs sont biblistes, spécialistes du Nouveau Testament, exégètes, sinon réputés, au moins reconnus pour leur orthodoxie, leur fidélité au texte des évangiles, sans qu’ils ignorent pour autant les travaux des écoles critiques, de la recherche historique, archéologique ou linguistique. Leurs travaux reflètent la préoccupation de présenter Jésus conformément à la tradition chrétienne, avec le souci, plus ou moins déclaré, de nourrir la spiritualité des lecteurs, de les édifier.

Le Père Jean-Noël Bezançon, curé d’une paroisse parisienne et directeur d’étude à l’Institut catholique de Paris, répond à cette attente dans Jésus, le Christ[1]. Le premier chapitre de ce livre répond à la question fondamentale: Jésus a-t-il existé? Jésus fait-il partie de notre histoire? L’auteur reprend des arguments désormais classiques, que les historiens admettent presque tous aujourd’hui, pour affirmer que Jésus a bien existé; sa vie et sa mort sont attestées dans quelques très rares documents anciens, parfois discutables, mais le fait historique n’est pas remis en cause.

Jean-Noël Bezançon suit de très près le texte des évangiles, selon un plan chronologique et thématique; il donne des détails intéressants sur le cadre humain, religieux et social dans lequel Jésus a vécu. Il joint à ces données un commentaire édifiant de la vie de Jésus, une lecture spirituelle, fondée sur la Bible tout entière. Les derniers chapitres évoquent la résurrection de Jésus, son humanité et sa divinité, son oeuvre de rédemption, son retour en gloire, affirmés dans le Credo, auquel il est fait explicitement référence. Nous sommes bien ici dans le registre de la foi, et non plus seulement de l’histoire, mais ces deux aspects ne sont pas dissociés. « Le Christ de la foi est bien le Jésus de l’histoire », pour reprendre une formule courante. Dans ce cas précis, l’histoire est comme entièrement dévouée au service de la foi.

D’autres livres, du même genre, ont été publiés depuis une dizaine d’années, avec une tendance de plus en plus marquée à décrire le contexte historique des évangiles, tout en soulignant la portée spirituelle des actes comme des paroles de Jésus. C’est le cas par exemple de l’ouvrage du cardinal Congar, Jésus-Christ[2], de l’essai très documenté de Pierre Grelot, Jésus de Nazareth, Christ et Seigneur[3], ou encore Vie authentique de Jésus-Christ, de René Laurentin[4].

Ces livres sur le Jésus de la tradition chrétienne, loin de rebuter les lecteurs, se vendent assez bien: à titre indicatif, le livre de Jean-Noël Bezançon s’est vendu à environ 12 000 exemplaires, en deux éditions (1988-1997), ce qui est considéré par l’éditeur comme une vente moyenne, mais correcte. Cet éditeur a constaté un net regain d’intérêt pour ce titre lors de sa réédition: 660 exemplaires par an vendus en 1988 et au cours des années suivantes, 1200 exemplaires en 1997 et 1998 (pour autant qu’on puisse le prévoir sur la base des deux premiers mois de 1998). Les essais proposés par le cardinal Congar, Pierre Grelot ou René Laurentin sont en général très volumineux (jusqu’à 800 pages); ils sont parfois très « savants », mais ils semblent cependant appréciés par un public assez large, quoique le plus souvent déjà acquis à la foi chrétienne.

B) L’évangile des artistes non chrétiens

Des artistes non chrétiens ont également présenté Jésus avec un grand respect pour les textes des évangiles. Ils ont su dépeindre Jésus avec un rare talent, qui manque, hélas, souvent à bien des artistes chrétiens. Au début des années 60, alors qu’il se trouvait seul dans une chambre d’hôtel, Pier Paolo Pasolini aperçut un Nouveau Testament sur la table de chevet. Il lut d’un trait l’Evangile selon Matthieu; cette lecture l’impressionna fortement, puis l’inspira pour tourner un film d’après le scénario… de saint Matthieu!

A cette époque, au début des années 60, Pasolini était dans sa période marxiste. Il aurait très bien pu monter un film « révolutionnaire », au sens fort du terme, brosser un tableau de Jésus beaucoup plus critique, ancré dans l’histoire, marqué par la révolte, limité à la seule dimension humaine du prophète, ou focalisé davantage sur la portée sociale du message de Jésus. Ces aspects ne sont pas absents de son film, mais Pasolini les restitue de manière subtile, et surtout très respectueuse du texte de Matthieu: « Les dialogues, déclare Pasolini, devaient être rigoureusement ceux de saint Matthieu, sans une phrase d’explication ou de raccord… »[5] Le Jésus de Pasolini est donc conforme, d’une certaine manière, à l’orthodoxie chrétienne. Il s’agit bien de Jésus Fils de l’homme, né d’une jeune femme vierge; il est bien le Messie, le prophète qui parcourt la Galilée puis la Judée, qui guérit les infirmes, apporte des paroles de réconfort, invective les maîtres abusant de leur pouvoir religieux; Jésus est bien enfin le Fils de Dieu, mis à mort sur une croix romaine et ressuscité le troisième jour. Les images, très sobres – des plans rapprochés sur les visages -, laissent une impression durable sur le spectateur, même non croyant. L’oeuvre de Pasolini surpasse ainsi le film de grande diffusion, Jésus de Nazareth, proposé par Zeffirelli en 1976, où Jésus était joué par un acteur (Robert Powel) dont l’apparence confinait à la caricature.

Les cinéastes ont souvent porté la figure de Jésus à l’écran. Le premier film que l’on ait conservé des frères Lumière est une Vie et passion de Jésus-Christ, tourné en 1897, la même année qu’un autre très court-métrage de cinq minutes, monté par les frères Basile, sur l’histoire de Jésus. Dans son essai, Jésus au cinéma, Pierre Prigent souligne que « les frères Lumière avaient choisi de se situer du côté de l’authenticité et de la pureté dont est toujours créditée la foi la plus simple, en tournant le dos au monde artificiel du faux-semblant »[6]… Le cinéma a donc servi, à ses débuts, comme l’imprimerie en son temps, de support pour raconter l’Evangile, avec des tableaux, désormais animés, très proches des illustrations que l’on trouvait dans les Bibles, ou inspirés des Passions que l’on jouait encore à Pâques sur les parvis des Eglises. Le souci des frères Lumière n’a pas toujours été respecté, mais une chose est sûre, l’histoire de Jésus a fait long feu au cinéma: Jésus fut le personnage principal de 150 films; on note cependant que Dracula aurait hanté près de 160 films, et que Sherlock Holmes aurait joué les détectives dans 190 films![7]

Au théâtre, plusieurs acteurs ont mis en scène l’Evangile, en général selon Marc, la version la plus courte et donc la plus accessible pour le théâtre. Au début des années 80, Raymond Gérôme récitait cet évangile de Marc in extenso, seul sur scène, dans un théâtre proche de la gare Montparnasse à Paris. Le succès de ces représentations fut très réel. Des comédiens professionnels, comme Alain et Marion Combes, continuent aujourd’hui de « jouer » l’évangile de Marc, devant des auditoires très divers.

II. Une figure de Jésus déformée par les tensions entre la foi et l’histoire

La figure de Jésus peut apparaître comme déformée par les tensions entre la foi au Christ divin et la simple évocation historique de l’homme Jésus. Cette distinction a parfois d’indéniables points communs avec les hérésies anciennes, mais elle apparaît sous de nouvelles formes et pour d’autres raisons. Nous distinguerons ici trois démarches historiques assez courantes:

  • Les théologiens ou historiens qui privilégient l’approche historique, sans nécessairement renier leur foi.
  • La démarche de Renan ou Bultmann et leurs disciples, qui consiste à séparer totalement le Jésus de la foi de celui de l’histoire.
  • Les vulgarisateurs, peu ou pas convaincus des vérités chrétiennes fondamentales, dont les écrits s’apparentent davantage au journalisme de grande diffusion qu’à une rigoureuse enquête historique.

A) Les historiens ou théologiens chrétiens

Les historiens et les théologiens chrétiens étudient en détail les données historiques recueillies et analysées sur Jésus ou les textes des évangiles. Ils ne se limitent pas à cette étude historique, mais leur propos s’éloigne sensiblement du seul but d’édifier les fidèles, de nourrir leur spiritualité, comme les auteurs évoqués dans la première partie.

Charles Perrot, professeur d’exégèse à l’Institut catholique de Paris, fait ainsi le point, dans Jésus et l’histoire[8], sur ce que l’on peut effectivement connaître de Jésus dans l’histoire; sur les critères, les moyens et les méthodes (parfois discutables), les documents, qui permettent de préciser les traits du Jésus historique, le contexte socioculturel et religieux dans lequel il a évolué. Charles Perrot ne cache pas pour autant ses convictions chrétiennes, très réelles; il a publié deux autres ouvrages récents sur Jésus: Jésus, Christ et Seigneur, des premiers chrétiens[9], où il retrace l’histoire de la foi telle qu’elle a été vécue par les chrétiens de l’Eglise primitive; le second, Jésus de Nazareth, Christ et Seigneur, encore en cours de publication, devrait constituer une sorte de réponse au Jésus de Jacques Duquesne.

Dans la même ligne de pensée, les deux tomes, très digestes pour le lecteur non averti, de Michel Quesnel, parus dans la collection Domino, chez Flammarion, constituent l’exemple type de cette démarche: le premier tome aborde le Jésus de l’histoire, et le second celui de la foi, sans qu’il y ait nécessairement de séparation entre les deux dans l’esprit de l’auteur. Georges Roux, dans Jésus-Christ[10], restitue une évaluation très honnête du Jésus historique, de la part d’un chrétien qui s’adresse également à un public très large.

L’exemple le plus spectaculaire de cette tendance est sans doute le livre Hypothèses sur Jésus, présenté par son auteur, le journaliste italien Vittorio Messori, comme le résultat de douze ans de travaux, de visites sur les sites archéologiques et d’enquêtes auprès des plus grands spécialistes internationaux. Le but annoncé dans la présentation de ce livre est de « déchiffrer l’énigme qui se cache derrière le nom de Jésus, et d’avancer des hypothèses objectives dépourvues de tout parti pris religieux ou antireligieux »[11]. Cela reflète bien le besoin, et peut-être même la prétention, de présenter le Jésus historique de façon objective, éventuellement rigoureuse, pour le rendre convenable aux yeux d’un public aussi divers que possible. Le livre de Messori – souvent intéressant! – a connu un grand succès: une vingtaine d’éditions en Italie, traduit en treize langues et vendu à plus de 1 million d’exemplaires!

B) Le Christ de la foi et le Jésus de l’histoire

Une deuxième démarche fut mise en valeur par l’écrivain français Ernest Renan, à la fin du siècle dernier; ou encore par Rudolph Bultmann, l’exégète luthérien allemand, qui a marqué la première moitié du XXe siècle. Ces deux auteurs, pour des raisons différentes, dissocient totalement le Jésus de l’histoire du Christ de la foi. Ils retranchent du récit évangélique tout ce qu’ils jugent comme au-dessus de la raison, de la nature, de l’histoire réelle, tout ce qui relève de l’irrationnel, ou de la mythologie; ils ôtent tout ce qui « habille » la figure historique de Jésus ou son message essentiel – le kérygme – proclamé par ses disciples. L’un retient l’histoire unique d’un homme exceptionnel, et l’autre les paroles et la gloire d’un Christ en grande partie dépouillé de son histoire.

Cette démarche a des points communs avec les hérésies anciennes, condamnées par les grands conciles oecuméniques. Ces doctrines suspectes consistaient en général à minimiser ou nier la divinité de Jésus, ou encore son humanité, avec presque toutes les nuances possibles. Comme le souligne Bernard Sesbouë[12], les arguments des hérétiques étaient autrefois élaborés sous un angle théologique, selon une certaine conception de Dieu: on recourait à l’Ecriture – de la mauvaise manière sans doute, et pas exclusivement -, pour démontrer que Jésus n’était finalement qu’un homme, favorisé par Dieu comme personne avant lui, adopté comme fils par le Père dans le meilleur des cas; ou, au contraire, on cherchait à prouver que Jésus était Dieu, mais qu’il n’avait alors, pendant sa vie terrestre, que les apparences d’un homme, sans en partager la condition.

Ces déviations par rapport au modèle évangélique existent encore aujourd’hui, mais elles sont formulées le plus souvent à partir d’autres présupposés: c’est la raison critique de l’homme qui permettrait de cerner les contours historiques, « scientifiques », de la figure de Jésus. On penche aujourd’hui très nettement du côté de « l’homme Jésus », mais pour des raisons différentes de celles invoquées aux premiers temps de l’Eglise.

Dans son introduction à la Vie de Jésus, Renan pose comme principe de critique historique « qu’un récit surnaturel ne peut être admis comme tel, et que le devoir de l’historien est de l’interpréter, de rechercher quelle part de vérité et quelle part d’erreur il peut receler »…[13] Sa conclusion sur Jésus n’a donc rien pour surprendre: « Jésus est la plus haute de ces colonnes qui montrent à l’homme d’où il vient et où il doit tendre. En lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature. Mais il n’a pas été impeccable… »[14] Jésus est donc relégué au rang de modèle, de figure morale, mais il était bien un homme, et même un homme faillible.

Après Renan et Bultmann, on a tenté de rééquilibrer cette approche (G. Bornkamm, E. Käsemann, Ch. H. Dodd, etc.); on nuance cette figure « rationnelle », historique, ou « démythologisée », de Jésus, mais elle continue d’influencer bien des auteurs de notre génération, et notamment les vulgarisateurs, qui semblent s’imposer de plus en plus dans notre société médiatique.

En Allemagne, le professeur Gerd Theissen, qui enseigne le Nouveau Testament à l’Université de Heidelberg, a composé un récit historique, L’ombre du Galiléen[15]. Ce livre s’apparente au roman: l’histoire de Jésus est relatée par un enquêteur juif fictif, André, qui cherche à comprendre qui est Jésus. Theissen campe ses personnages dans le contexte culturel et politique du Ier siècle; et par un jeu de lettres adressées à un professeur, lui aussi fictif mais qui nous est contemporain, il fait le point sur les recherches actuelles qui permettent de dresser un portrait de Jésus fidèle à la réalité historique. Le procédé est habile, l’ensemble est assez bien réalisé, mais le portrait de Jésus reste ainsi volontairement inachevé, notamment sur la question de sa divinité (pour le lecteur chrétien, l’impression est donc mitigée). Notons que, là encore, ce livre a connu un certain succès.

Les ouvrages sur Jésus publiés ces dernières années par les protestants français restent peu nombreux (dans les circuits de grande diffusion). Alphonse Maillot propose bien Un Jésus; une figure, comme il l’explique dans son introduction, nécessairement subjective. Alphonse Maillot prend beaucoup de précautions pour expliquer sa démarche; il veut éviter toute confusion, car « rien n’est plus subjectif que les vies objectives de Jésus »[16]. C’est en effet un défaut courant, déjà dénoncé avec vigueur par Charles Perrot lorsqu’il affirme que « Jésus revêt, l’image de son propre historien »…

Le livre d’Alphonse Maillot est conçu comme beaucoup d’autres, par thèmes et suivant un plan chronologique, mais ses propos peuvent déconcerter le lecteur chrétien: Alphonse Maillot a voulu « expulser le docétisme », c’est-à-dire l’insistance hérétique sur la divinité de Jésus au détriment de son humanité; il a préféré ne reconnaître en Jésus que l’homme véritable, mais sa réserve sur la divinité de Jésus, exprimée dans la conclusion en des termes très provocateurs (malgré une « confession-affirmation » plus traditionnelle), le font pencher dangereusement vers l’arianisme, cette autre hérésie qui niait la divinité de Jésus.

C) Les vulgarisateurs

Les vulgarisateurs ont une démarche encore différente: ils ne s’embarrassent guère de scrupules pour présenter Jésus, mais ils aiment à se justifier en agrémentant leurs ouvrages d’un appareil critique, de références, de citations, puisés chez les « spécialistes » de la question. Certains d’entre eux occupent le devant de la scène avec un succès surprenant, voire un peu insolent.

Cette attitude est de plus en plus courante: on cherche à rendre Jésus accessible, et surtout acceptable, aux yeux du lecteur ou du spectateur moderne et profane. Le souci réel de plusieurs de ces auteurs, à la différence des précédents, n’est pas tant de nourrir la foi de leurs lecteurs ou auditeurs, ni même de préciser les réalités historiques sur Jésus, que simplement les informer, à leur manière, sur le personnage sans doute le plus connu, le plus « médiatisé » de notre civilisation.

i) Corpus Christi

Le succès des émissions télévisées Corpus Christi, en mars 1997, a surpris autant les auteurs, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, que les producteurs de la chaîne ARTE, plus habitués à des audiences assez réduites (à l’échelle de l’audimat!). Pour les réalisateurs, il s’agissait de dresser une sorte de bilan sur la Passion de Jésus-Christ, de discerner les éléments historiques, les contradictions, les légendes, les mythes, rapportées par l’évangile de Jean, sur le procès de Jésus. Comme Vittorio Messori, ils ont mené une longue enquête, pendant cinq ans, en interrogeant les « spécialistes » de la question. Ils ont voulu « soumettre chaque élément du récit de la Passion (selon saint Jean) aux hypothèses les plus avancées de la recherche historique et de la critique textuelle ». Mais il fallait, d’abord,
se défaire de deux préjugés qui obscurcissent le débat entre les chercheurs: d’une part le christocentrisme, la tendance des exégètes à tout expliquer par la certitude indiscutable que Jésus est le Christ; et d’autre part le soupçon de préméditation, le préjugé supposant que les textes ont été écrits ou réécrits dans le but de tromper les lecteurs, de les attirer vers l’Eglise comme l’ont défendu les historiens rationalistes…
Mordillat et Prieur, selon leurs propres termes, cherchaient ainsi « à mesurer ce qui sépare le Jésus de l’histoire de la figure de Jésus-Christ dans la tradition chrétienne »[17].

L’entreprise était donc bien délimitée: les auteurs voulaient situer le contexte juif et romain du procès de Jésus, et relire les textes du procès de Jésus à la lumière des données scientifiques de la critique moderne. La réaction des téléspectateurs est très instructive: de nombreux chrétiens, peu au fait des recherches historiques et critiques, ont fait part de leur désarroi, car ils avaient de la peine à reconnaître, dans ce portrait morcelé, le Jésus de l’Ecriture et de leur foi; de leur côté, les non-chrétiens ont manifesté un intérêt certain pour cette figure historique de Jésus; ils ont apprécié, souvent sans beaucoup de discernement, les données « scientifiques » fournies par les spécialistes consultés. Cependant, le choix – très subjectif! – de ces spécialistes remet en cause la prétendue objectivité des auteurs, et la neutralité du point de vue que leur film exprime sur la question.

ii) Jacques Duquesne

Le même débat, passionné, avait déjà éclaté lors de la parution du Jésus de Jacques Duquesne. Cet auteur, journaliste, cofondateur de l’hebdomadaire Le Point, éditorialiste à Europe 1, est aussi connu pour ses essais historiques et ses biographies. Ce livre est intéressant à plus d’un titre: il est écrit dans un style alerte, très journalistique, et donc facile à lire; on circule littéralement avec Jésus en Galilée et en Judée; on apprend à connaître les « personnages » comme dans un roman, les Juifs, les Romains ou les Grecs, les pharisiens ou les esséniens, les hommes et les femmes, etc. Dans ce domaine, le but est atteint: le lecteur est pris par la main et suit l’auteur sans difficulté dans les méandres du contexte historique des évangiles. On sort des dernières pages en éprouvant un sentiment de sympathie envers Jésus, mais aussi envers ses disciples qui ont osé proclamer la nouvelle de la résurrection au péril de leur vie.

Les choses sont beaucoup plus discutables quand Duquesne se permet, en invoquant lui aussi les fameux « spécialistes » – ce mot à lui seul suffit pour justifier tous les propos -, d’éliminer les passages qu’il juge ajoutés par les évangélistes; ou pire, quand il assène des vérités brutales qui remettent en cause, et parfois même sans aucune justification, certains dogmes fondamentaux de la foi chrétienne, en particulier ceux qui touchent à la rédemption: « La vision d’un Dieu sacrifiant son Fils n’a rien à voir avec le message de Jésus. Lequel n’a jamais évoqué le péché originel. Mais le mal du monde, ce qui est tout à fait différent… »[18]

Le succès de ce livre auprès des lecteurs est beaucoup moins contesté: 250 000 exemplaires vendus en trois ans (soit vingt fois plus en trois fois moins de temps que Jésus, le Christ de Jean-Noël Bezançon…). Duquesne s’est donc senti obligé de donner un prolongement à ce généreux « filon », en publiant, il y a quelques mois, le Dieu de Jésus, où l’on relève qu’il continue de rejeter sans nuance la notion de sacrifice appliquée au Christ des évangiles…
Dans la même veine, la Biographie de Jésus, de Jean-Claude Barreau, avait fait grand bruit lors de sa parution. Jean-Claude Barreau insiste sur l’humanité de Jésus, après avoir éliminé de cette prétendue « biographie » toute surcharge mythologique. La courte notice biographique, qui figure en quatrième page de couverture de ce livre, destinée à présenter l’auteur, est pour le moins étonnante: il est rappelé que Jean-Claude Barreau a présidé l’Office national de l’immigration, qu’il fut l’ancien conseiller de François Mitterrand, puis le conseiller pour les affaires d’immigration aux côtés de Charles Pasqua! Que faut-il comprendre derrière ces mots? Suffit-il d’être un personnage de la vie politique, déjà connu pour avoir publié d’autres livres sur divers sujets, pour justifier la publication d’un ouvrage sur Jésus? Ou pour avoir l’assurance de bien le vendre!

iii) Les auteurs juifs

Nous mentionnerons ici les recherches, beaucoup plus sérieuses, entreprises par les écrivains, historiens, universitaires ou biblistes juifs, qui ont réhabilité – avec souvent beaucoup de courage – la figure, non seulement historique, mais aussi, et avant tout, la figure juive de Jésus[19]. Les plus connus sont le romancier de langue yiddish Sholem Asch[20], qui a osé, l’un des premiers au XXe siècle, remettre à l’honneur la figure juive de Jésus en s’inspirant directement du texte des évangiles; les auteurs français Edmond Fleg, Jules Isaac, Robert Aron, qui ont voulu épurer le portrait de Jésus déformé par les chrétiens comme par les juifs[21]; les professeurs Pinhas Lapide et David Flusser, Schalom Ben Chorin, qui ont contribué, en Israël et en Allemagne, de façon très appréciable, aux recherches sur Jésus dans son contexte juif du premier siècle, mais aussi dans la culture juive à travers les siècles[22]. Enfin, le mouvement moderne des « juifs messianiques » a pleinement remis à l’honneur la figure juive, historique, mais aussi messianique, de Jésus: pour ces chrétiens juifs, Jésus est bien le fils de l’homme et le Fils de Dieu, le Messie et le Seigneur. Leur audace est d’autant plus admirable, si l’on tient compte des injustices et des violences subies par leur peuple depuis tant de siècles, souvent de la part de chrétiens (ou prétendus chrétiens?), ou encore au « Nom du Christ ». Les juifs messianiques ont publié de nombreux ouvrages sur Jésus, dans lesquels ils expriment leur foi avec conviction, en des termes souvent neufs, issus de la culture juive[23].

III. Les récupérations équivoques de la figure de Jésus

La mise au goût du jour de la figure de Jésus est de plus en plus évidente – et déroutante -, depuis une quarantaine d’années environ. De nos jours, l’accent est mis sans nuance sur l’humanité de Jésus; une humanité qui doit être prise comme modèle par les hommes et les femmes modernes, afin d’évoluer vers un type d’humanité supérieure.
Au siècle dernier, Jésus était souvent pris comme l’exemple même du révolutionnaire, du sans-culotte combattant aux côtés du peuple contre la bourgeoisie ou l’aristocratie. Cette figure de Jésus, engagée, est aussi celle des années 60: on compare volontiers Che Guevara au Christ, en même temps que s’épanouit la théologie de la libération; les années 70 voient fleurir le « Jésus-Christ superstar », compagnon des hippies et des marginaux, grand magicien, guérisseur et voyant; les dérives sectaires agitent les années 80 et engendrent la suspicion à l’égard de Jésus; le dernier avatar apparaît enfin avec la vague syncrétiste sur laquelle Jésus surfe en bonne compagnie avec Bouddha, Mahomet, Confucius, Gandhi, et finalement chacun d’entre nous!

Depuis les années 60, deux courants parallèles ont remis à l’honneur la figure de Jésus, mais dans des intentions ou des conditions très différentes. Le premier conserve une certaine authenticité chrétienne; le second est « frelaté », plus ou moins pénétré par des éléments étrangers au christianisme.

i) Le phénomène Jésus (Jesus Movement),

est né aux Etats-Unis à la fin des années 50. Ce fut une période très féconde, où les Eglises protestantes développèrent des activités d’évangélisation, en particulier sur les campus universitaires et dans les quartiers difficiles des grandes villes. Il en est résulté un intérêt croissant pour Jésus, dans des optiques très diverses. Cet effort d’évangélisation a d’abord porté ses fruits au sein des Eglises, en général évangéliques: beaucoup de jeunes ont professé leur foi dans des groupes d’étudiants, ou dans des Eglises. Cet élan de foi est cependant resté confiné au domaine ecclésial, même s’il a pu influencer la culture ambiante; ou, au contraire, emprunter, à son insu, certaines caractéristiques de la contre-culture, comme la part très large laissée à l’émotion dans l’expérience religieuse, ou encore le langage et la mode hippies alors très en vogue[24]. Voici, par exemple, un texte des Jesus Freaks, affiché sur les murs de New York:

Wanted! On recherche! Jésus-Christ, alias le Messie, le Fils de Dieu, Roi des rois, Seigneur des seigneurs, Prince de la paix… C’est un leader célèbre d’un mouvement clandestin de libération. On le recherche pour les raisons suivantes: il pratique la médecine, fabrique du vin et distribue des vivres sans patente; il en veut aux hommes d’affaires des Eglises, s’associe avec des criminels connus, des révolutionnaires et des prostituées; il déclare qu’il a le pouvoir de transformer les gens en enfants de Dieu; il hante les bidonvilles; il a peu d’amis riches et va souvent dans le désert. Son portrait: typiquement hippie, avec ses longs cheveux, sa barbe, sa robe, ses sandales…[25]

ii) Les dérives

C’est en marge de ce Mouvement de Jésus que sont apparues les dérives les plus redoutables, dont les effets sont encore sensibles aujourd’hui. Au cours des années 60 et 70, on s’empare de la figure de Jésus pour militer en faveur de la paix dans le monde, de la liberté dans l’amour, de l’unité de toutes les religions, du libre accès à Dieu par le recours à la drogue ou n’importe quelle autre technique spirituelle ou occulte; certains se coupent de toute racine ecclésiale pour vivre au sein d’une communauté sectaire, seule dépositaire de la vérité, détenue et enseignée par un maître unique.

Cet engouement très confus pour Jésus a donné lieu à des manifestations artistiques qui ont connu un grand retentissement tout au long des années 60 à 90. Jésus envahit les scènes de théâtre, les écrans de cinéma, les livres et bientôt le réseau Internet. Derrière ce foisonnement anarchique se profile un immense marché pour les hommes d’affaires les plus avisés: Jésus devient aussi une figure de grande valeur marchande! On trouve de tout sur Jésus, le meilleur et le pire, de l’évangile distribué sur les places publiques au film le plus douteux ou au livre le plus caricatural. En général, on met en avant les qualités humaines de Jésus, son amour pour les marginaux, sa tolérance illimitée, son sens du divin, sa très haute spiritualité, etc. Jésus devient alors une sorte de mythe, qui remplace le vide laissé par le manque de foi réelle en un Dieu incarné, en un Sauveur personnel. Des oeuvres fortes ont marqué cette génération:

  • Des spectacles, comme Godspell, une mise en scène très originale, très colorée, de l’évangile selon Matthieu; mais le message, annoncé par une sorte de « Jésus-Clown », est davantage une invitation à l’amitié, ou plutôt au jeu fraternel entre les hommes, qu’un appel à la conversion. Au début des années 80, après qu’il eut vécu une expérience religieuse, assez profonde semble-t-il, Robert Hossein a lui aussi monté un spectacle, Un homme nommé Jésus. Enfin, on parlait encore beaucoup, à cette époque, de la comédie musicale Jésus-Christ Superstar, qui avait été jouée plus de 3500 fois dans la seule ville de Londres entre 1972 et 1980.
  • Des livres, comme le roman fumeux de Gérald Messadié, L’homme qui devint Dieu; le récit historique, plus sérieux et mesuré, L’ombre du Galiléen, de Gerd Theissen, déjà mentionné; ou encore les ouvrages d’Eugène Drewermann, théologien allemand qui relit les évangiles, comme Françoise Dolto en France, à la lumière de la psychanalyse.
  • Des films, comme Jésus de Nazareth, de Zeffirelli, en 1976; La vie de Brian, de l’équipe des Monty Python; La dernière tentation du Christ, le film très controversé de Martin Scorsese, en 1988; ou encore le film de Denys Arcand, Jésus de Montréal, en 1989, une habile transposition de la Passion dans notre société contemporaine.
  • Enfin, parmi les multiples informations qui circulent sur Internet, le nom de Jésus apparaît de temps en temps, un peu perdu comme ce « Poisson dans le net », un service français, trouvé un peu par hasard entre les mailles du réseau mondial.

Ces différentes manifestations artistiques véhiculent un « message »; beaucoup s’inspirent d’une philosophie dont l’influence fut réelle sur nos contemporains. Nous prendrons quelques exemples pour illustrer ce phénomène.
Le spectacle de Robert Hossein, Un homme nommé Jésus, fut joué au début des années 80 à Paris, au Palais des Sports. J’ai assisté à l’une des représentations et trois choses m’ont alors frappé:

  • D’abord, la relative (et appréciable!) fidélité au texte des évangiles.
  • Ensuite, l’accent mis sur l’humanité de Jésus: la fidélité au texte devenait sur ce point très discutable, et le titre Un homme nommé Jésus n’était donc pas innocent; la résurrection corporelle de Jésus était en outre totalement occultée; Jésus ne ressuscitait qu’à travers l’enseignement de ses disciples.
  • Enfin, Robert Hossein avait voulu créer une ambiance de communion spirituelle, lors de la scène (le jeu de mots affleure inévitablement!) du dernier repas de Jésus avec ses disciples: des corbeilles de pain étaient distribuées dans le public, et nous étions invités à partager ce pain, sans obligation bien sûr, mais un peu comme à l’église…

Ce spectacle soulignait la tendance à récupérer ce qui est historiquement admissible de Jésus, sa vie et son message exemplaires; la volonté d’humaniser Jésus; et enfin le désir de créer des liens de communion au sein d’une assemblée hétéroclite, par définition instable et éphémère, et de toute évidence sans confession de foi commune. Tout cela pouvait partir d’un bon sentiment (ce fut certainement le cas de Robert Hossein, au début des années 80), mais ce genre de manifestation artistique n’en véhicule pas moins une vision déjà déformée de la figure de Jésus.
Dans La vie de Brian, l’équipe des Monty Python maniait à sa manière habituelle son humour décapant et la dérision systématique, quasi sacrilège, quand elle fut cette fois appliquée à Jésus. Cela semble symptomatique d’une tendance générale à la désacralisation, très en vogue à la fin des années 70.

Plus préoccupant est le mouvement amorcé avec le roman L’homme qui devint Dieu, de Gérald Messadié, paru en 1988. Dans cette oeuvre de fiction à prétention scientifique, l’imagination la plus fertile supplante largement l’étude pseudo-scientifique menée par l’auteur; les écrits apocryphes les plus fantaisistes et les sources religieuses – mystiques – les plus obscures sont abondamment utilisés; Jésus apparaît comme un homme au destin certes extraordinaire, mais il ne doit sa divinité qu’à la ferveur de ses disciples. Jésus n’est en réalité ni le Fils de Dieu, ni le Messie.

Ce roman témoigne d’une certaine habileté littéraire, qui renforce les affirmations péremptoires de Messadié, et son portrait largement imaginaire de Jésus. Les lecteurs lui accordent leur crédit: il a été vendu près de 200 000 exemplaires de ce livre. Bien sûr, nous ne pouvons cautionner cette figure de Jésus, qui emprunte bien des éléments aux gnoses anciennes et modernes, mais nous ne pouvons ignorer qu’il séduit nombre de nos contemporains. Messadié a donné, lui aussi, une suite logique à cette entreprise prospère, en publiant un Jésus de Srinagar, où Jésus, qui a échappé de justesse au châtiment de la croix, part vers l’Orient, vers l’Inde, où il découvre enfin la tolérance religieuse, la vérité des religions qui mènent toutes à Dieu.

Cette attitude syncrétiste est de plus en plus courante, et la fascination pour l’Orient bouddhiste ou hindouiste ne cesse de gagner du terrain. De nouvelles spiritualités sont mises à l’honneur, qui font la part belle aux efforts de l’homme pour puiser en lui-même les forces nécessaires à son épanouissement, à son salut spirituel. C’est l’une des méthodes préconisées par le mouvement du Nouvel Age, et par certains de ses promoteurs les plus en vue, quoique souvent dissimulés derrière une façade respectable. Deux écrivains ont largement contribué à diffuser cette pensée, cette technique d’autodivinisation.

Richard Bach est surtout connu pour son livre Jonathan Livingstone le goéland. Déjà dans ce livre, le goéland apprend une leçon essentielle: il a en lui toutes les ressources nécessaires pour se dépasser, pour franchir les limites de sa condition, et s’élever ainsi dans les plus hautes régions, ignorées de la plupart de ses congénères. Richard Bach est l’auteur d’un autre livre, Illusions, moins connu, mais beaucoup plus révélateur. Ce roman a pour sous-titre, Le Messie récalcitrant[26].Le personnage principal du roman, Donald Shimoda, est un pilote d’avion peu ordinaire. Il ressemble au goéland solitaire, doué de pouvoirs surnaturels qui lui permettent de franchir les limites de sa condition humaine. Un autre pilote, Richard, rencontre cet homme solitaire. Il a constaté que Donald était capable de faire évoluer son avion dans des conditions incompatibles avec les lois normales de l’aérodynamique. Ils font connaissance. Richard questionne Donald, qui lui donne pour toute réponse un livre, le Manuel du Sauveur, une « bible pour les maîtres », ou encore, comme le suggère le titre même de ce manuel, un Guide du Messie, un aide-mémoire pour âme évoluée.

La philosophie de Richard Bach, distillée dans ce roman, s’inspire assez nettement des philosophies orientales: tout est illusion, la matière n’est jamais un obstacle – on peut donc marcher sur les eaux ou traverser les murs; la vie et la mort ne sont que des passages, des étapes vers de nouvelles vies et de nouvelles morts, de réincarnation en réincarnation; il n’y a ni passé ni futur, ni espace ni temps fixes; et enfin, surtout, chacun est appelé à devenir son propre sauveur, son messie, en trouvant en lui-même toutes les forces nécessaires pour neutraliser le mal, la mort, et même la vie, qui ne sont finalement que des apparences. Le fameux « manuel », consulté au hasard, et l’initiation reçue d’un autre « messie » doivent permettre d’accéder à cet état suprême de divinisation de soi, d’état christique. Malheureusement, cette évolution, cette initiation, n’est réservée qu’à de rares élus, les messies; la masse des humains ne discerne dans ces messies qu’une sorte de divinité, et passe ainsi à côté de sa propre divinisation. D’où la fuite continue du messie récalcitrant, qui enseigne à chacun de devenir son propre messie, et qui refuse donc de vivre autrement qu’en fonction de sa totale liberté, sans compter sur qui que ce soit…

Le maître mot – liberté – est enfin lâché, puis expliqué: « Je permets au monde de vivre comme il choisit, et je me permets de vivre comme je choisis… » La parabole du Samaritain, à laquelle il est fait allusion à la fin du livre, est totalement inversée: il ne s’agit plus vraiment de porter secours, d’aimer notre prochain comme nous aurions souhaité qu’il nous aime ou nous aide, mais plutôt de le laisser face à sa difficulté pour qu’il trouve en lui-même la force de la surmonter, et progresser ainsi vers l’état de messie. Il faut donc vivre en solitaire, en autarcie, tout en étant conscient d’être une parcelle de l’Etre divin. Tout s’équilibre ainsi: chacun vit selon ses désirs, ou ce qu’il croit être ses désirs, qui ne sont ni bons ni mauvais. Peu importe, puisque tout est illusion!

Le livre de Richard Bach est symptomatique de tout un courant très présent dans notre société; il se rattache à la nébuleuse syncrétiste du Nouvel Age. La figure de Jésus, ou du Messie, est ainsi récupérée à de toutes autres fins que celle de l’Evangile: Jésus se trouve, dans le meilleur des cas, mis sur le même plan que d’autres messies comme Bouddha, Confucius ou Mahomet, ou que tous les grands hommes de notre histoire; il se confond même avec chacun d’entre nous, dans la mesure où nous désirons accéder à un niveau supérieur de connaissance, de maîtrise du monde, de la vie et de la mort, et de soi-même.

Cette idée réapparaît dans des romans aux apparences et à l’intrigue souvent simplistes, comme ceux de l’écrivain brésilien Paulo Coelho[27]. Dans son roman, L’alchimiste[28], Coelho nous mène à la même conclusion, empruntée à la parole de Jésus: là où est ton trésor, là sera ton coeur; mais le voyage initiatique en Egypte n’est pas pour autant inutile, puisque c’est là que l’on découvre cette vérité (détournée de son sens originel): notre trésor est dans notre coeur. Dans l’un des derniers livres de Coelho, le pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle remplace le voyage en Egypte et devient un véritable périple initiatique: les « recettes » à caractère nettement ésotérique et occulte sont soigneusement indiquées à l’adresse du lecteur! Tout cela traduit certes une aspiration spirituelle, mais hélas très confuse et dangereuse.

Il faudrait enfin, pour être complet, évoquer les figures de Jésus les plus insolites, véhiculées au sein d’une multitude de sectes, depuis les groupes d’inspiration chrétienne — mais déviants –, comme les témoins de Jéhovah, les mormons, la Science chrétienne, jusqu’au Christ des gnoses contemporaines comme celles des Rose-Croix, de l’anthroposophie, de la Société théosophique, en passant par le Jésus des mouvements les plus divers ou farfelus comme les sociétés ésotériques du Graal, de la Fraternité blanche universelle, ou les raëliens et leur Christ extraterrestre. Jésus devient ainsi le guérisseur incomparable, le mutant de la science-fiction, l’avatar des religions orientales, la réincarnation du grand maître essénien ou celle du pharaon égyptien, et que sais-je encore?
Toutes ces nouvelles figures, fort bien identifiées et décrites par Jean Vernette dans son livre Jésus dans la nouvelle religiosité[29], contribuent à rendre plus floue encore la personne et l’oeuvre du Messie. Et cela d’autant plus que tout le monde s’exprime, à sa manière (de façon très légitime toutefois!), sur Jésus: le recteur de la mosquée de Paris pour les musulmans, le dalaï-lama, de passage à Paris, pour les bouddhistes, le grand rabbin de France pour les juifs, etc. Le sentiment de confusion est d’autant plus net lorsqu’on s’aventure… sur Internet (!) avec le désir d’en apprendre davantage sur Jésus. L’internaute tombe presque inévitablement sur trois sortes d’interlocuteurs[30]:

  • Des sites académiques, universitaires, artistiques, qui donnent quelques informations, souvent très succinctes, sur Jésus.
  • Des sectes, plus ou moins identifiables. Une recherche avec le serveur Yahoo (en France) nous conduit ainsi, sous plusieurs rubriques, aux inévitables mormons, qui ont su multiplier les sites pour accroître leur visibilité. Le prosélytisme sur Internet fera sans doute long feu…
  • Enfin, des individus, internautes les plus inattendus, les plus loufoques, qui présentent un Jésus à leur image; ou bien les plus sérieux, comme des pasteurs, des prêtres, des laïcs chrétiens, qui s’expriment simplement dans un forum de discussion, ou qui ont créé un site Internet, dans le cadre d’une paroisse ou d’une association.

Il est donc possible, mais cela relève souvent du hasard, d’établir un contact avec des individus authentiquement chrétiens, catholiques ou protestants (aucun site orthodoxe repéré en France!), ou avec des services comme ce « Poisson dans le net« , qui est l’un des rares à donner des informations tout à fait recevables sur Jésus, ou sur des thèmes très divers touchant à la spiritualité chrétienne.

Conclusion

La figure de Jésus, restituée dans les évangiles et définie, sur le plan dogmatique, par les grands conciles oecuméniques, reste présente dans notre culture occidentale. Des théologiens, des biblistes demeurent soucieux de nous aider à nous approcher du Fils de l’homme et du Fils de Dieu, pour recevoir de lui la vie, le pardon, la paix, le salut et la réconciliation avec le Père; ils nous présentent Jésus conformément aux textes bibliques, tout en s’efforçant de situer le contexte historique dans lequel le Seigneur a évolué. Cela nous permet de mieux saisir son message et la portée de son oeuvre de rédemption. Cette démarche tendait à s’affaiblir, depuis environ deux siècles, sous le coup d’une exégèse rationaliste, historicisante, qui laissait peu de place à la foi, ou lui accordait au contraire une place de choix, mais en dehors de tout rapport à l’histoire. Elle est aujourd’hui remise à l’honneur, mais comme en demi-teinte, si l’on considère son rayonnement, hélas assez faible, comparé aux scintillantes mises en perspective des vulgarisateurs.

Avec ces nouveaux médiateurs, à la rhétorique accessible, la figure de Jésus a gagné en visibilité: un public très large, peu exigeant sur le plan dogmatique, s’est intéressé au Jésus de l’histoire, ou des évangiles souvent mis au goût du jour. La place avait été largement préparée par les auteurs des grands spectacles des années 70 et 80, où l’on avait affublé Jésus des masques les plus divers, souvent les plus sympathiques, et bientôt les plus conformes à la nouvelle image esquissée dans les milieux alternatifs.

Cette figure de Jésus, non seulement hétérodoxe mais aussi hétéroclite, se décline aujourd’hui en autant de formes que l’on peut en trouver dans les sectes les plus fermées, comme dans les courants syncrétistes les plus ouverts. La figure de Jésus apparaît ainsi beaucoup plus floue, au sein d’une culture de plus en plus diversifiée, éclatée, sans repère fixe, sans domicile « spirituel » fixe.

Il importe donc, pour nous chrétiens, de relever le défi du XXIe siècle, et de présenter Jésus conformément à la tradition biblique, non seulement par nos paroles et nos actes, mais aussi au sein de notre culture; cela implique un travail assidu, sérieux en regard des exigences de la recherche scientifique, motivé par une foi sincère au Christ des Ecritures; cela implique aussi un effort d’imagination dans le domaine artistique, pour rendre nos contemporains plus sensibles à la figure authentiquement chrétienne de Jésus. 


* F. Baudin est enseignant à Aix-en-Provence. Il est l’auteur du livre En quête de l’infime pour lequel il a reçu le premier prix ex aequo au concours littéraire 1998 de La Cause (69, avenue Ernest-Jolly, F-78955 Carrières-sous-Poissy).
[1] Jean-Noël Bezançon, Jésus le Christ (Paris: Desclée de Brouwer, 1988 et 1997).
[2] Cardinal Y. M. Congar, Jésus-Christ (Paris: Cerf, 1965). Souvent réédité et toujours présent sur les comptoirs des librairies spécialisées!
[3] Pierre Grelot, Jésus de Nazareth, Christ et Seigneur (Montréal, Paris: Novali, Cerf), coll. Lectio Divina, n° 167, 1997.
[4] René Laurentin, Vie authentique de Jésus-Christ (Paris: Fayard, 1996). Ce titre (et surtout l’adjectif « authentique ») n’a pas manqué de susciter d’assez vives réactions!
[5] Cité par F. Leborgne, « Le Christ à l’écran », Foi et Vie, Cahier biblique n° 30, septembre 1991, p. 105.
[6] Pierre Prigent, Jésus au cinéma (Genève: Labor et Fides, 1997), p. 15.
[7] Si toutefois les chiffres du Quid 1995 sont exacts!
[8] Charles Perrot, Jésus et l’histoire (Paris: Desclée de Brouwer, coll. Jésus et Jésus-Christ, n° 11, 1979).
[9] Charles Perrot, Jésus, Christ et Seigneur des premiers chrétiens (Paris: Desclée de Brouwer, coll. Jésus et Jésus-Christ, n° 70, 1997).
[10] Georges Roux, Jésus-Christ (Paris: Fayard, 1989).
[11] Vittorio Messori, Hypothèses sur Jésus (Paris: Mame, 1978), quatrième page de couverture.
[12] Bernard Sesbouë, Jésus-Christ à l’image des hommes (Paris, Desclée de Brouwer, 1997), en particulier les deux premiers chapitres, sur ce point précis. Ce travail est l’un des plus complets et sérieux sur le thème abordé dans cet article. On consultera également avec beaucoup de profit l’ouvrage collectif (hélas hors commerce), Vingt ans de publications françaises sur Jésus, publié à titre promotionnel pour la collection Jésus et Jésus-Christ, dont il constitue le n° 75. Dans ce volume, Alain Marchadour, Henri Bourgeois, Michel Quesnel et Pierre Vallin offrent un éclairage décisif sur la figure de Jésus dans les publications et la culture contemporaines.
[13] Ernest Renan, Vie de Jésus (Paris: Michel Levy Frères, 1863, « Introduction », 9e édition), pp. LII-LIII.
[14] Ernest Renan, op. cit., pp. 457-458.
[15] Gerd Theissen, L’ombre du Galiléen (Paris: Cerf, 1988, 1986 pour l’édition allemande).
[ ]16 Alphonse Maillot, Un Jésus (Paris: P. Lethielleux, 1995), p. 55.
[17] Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Corpus Christi (ARTE Editions Mille et Une Nuits, pour le texte des émissions), pp. 5-6 (introduction à chaque volume).
[18] Jacques Duquesne, Jésus (DDB-Flammarion, éd. poche J’ai lu), p. 86. Cette assertion revient, sous différentes formes, au moins trois fois dans son livre (pp. 156-157, 164, 248). On finit par trouver cette insistance plutôt suspecte
[19] Parmi les juifs, les légendes sur Jésus, regroupées sous le titre de « Tol’dot Yeshu », étaient exagérément négatives.
[20] Sholem Asch a ainsi écrit plusieurs romans sur Jésus, au cours de la première moitié du XXe siècle, comme Le Nazaréen, ou encore Marie, mère de Jésus, publiés en français chez Calmann-Lévy.
[21] Edmond Fleg, Jésus raconté par le Juif errant (Paris: Albin Michel, 1953); Jules Isaac, Jésus et Israël (Paris: Albin Michel, 1948); Robert Aron, Les années obscures de Jésus (Paris: Grasset, 1960).
[22] David Flusser, Jésus (Paris: Seuil, 1970); Pinhas Lapide, Fils de Joseph? (Paris, Desclée de Brouwer, coll. Jésus et Jésus-Christ, n° 2, 1978); Schalom Ben Chorin, Mon frère Jésus (Paris: Seuil, 1983).
[23] Cf., par exemple, Arnold Fruchtenbaum, Jésus était Juif (Genève: Maison de la Bible, 1997); David Zeidan, A la rencontre du Messie Dix itinéraires spirituels dans l’Israël d’aujourd’hui (Bâle, EBV, 1997).
[24] Cf. D. Hervieu-Léger, Vers un nouveau christianisme (Paris: Cerf, 1987), pp. 160-162 et Ph. Regeard, Jésus a tant de visages (Paris: Le Centurion, 1980), pp. 67-83.
[25] Cité par Ph. Regeard, op. cit., pp. 69-70.
[26] Richard Bach, Illusions – Le Messie récalcitrant (Paris, Flammarion, 1978, ou coll. J’ai Lu, n° 2111).
[27] Les liens entretenus par Paulo Coelho avec les mouvements diffus du Nouvel Age sont dénoncés dans un article de Christian Makarian, « Les millionnaires du livre », paru dans l’hebdomadaire Le Point, n° 1248 (17 août 1996), pp. 62-64.
[28] Paulo Coelho, L’Alchimiste (Paris: Ed. Anne Carrière, 1994).
[29] Jean Vernette, Jésus dans la nouvelle religiosité (Paris: Desclée de Brouwer, coll. Jésus et Jésus-Christ, n° 29, 1987).
[30] Cela dépend bien sûr du type de recherche que l’on effectue, et du moteur utilisé pour cette recherche (ou son absence). Sur ce thème, on pourra consulter l’ouvrage très composite, L’autre Jésus (Paris: Michel Lafon, 1997), conçu par Frédéric Lepage à partir des données recueillies sur le réseau Internet.

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Les années 20 : un âge d’or ? Autour de Georges Bernanos et d’André Gide

Frédéric BAUDIN*

 

Introduction

La fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle sont marquées, en France, par la montée de la laïcité et des valeurs républicaines, souvent teintées d’anticléricalisme; cela se traduit, notamment, par la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905.

Déjà Baudelaire avait noté le déclin de l’influence chrétienne dans l’art. Dans son commentaire sur le salon de 1846, il relevait que « certains artistes, croyant encore à une société catholique, ont cherché à refléter le catholicisme dans leurs œuvres »1. Beaucoup pensaient, sans doute, que cette expression catholique finirait par disparaître avant la fin du XIXe siècle. Or, après la Première Guerre mondiale, comme un démenti à ces propos, plusieurs auteurs catholiques (les romanciers protestants sont très rares, en France!) cherchent toujours à exprimer leur sensibilité chrétienne dans leurs œuvres.

Le débat sur cette question des rapports entre christianisme et littérature a mobilisé les intellectuels des années 20. L’accueil – la réception –, par la critique et le public, du premier roman de Georges Bernanos, Sous le soleil de Satan (1926), est exemplaire pour illustrer ce contexte. Les années 20 furent-elles donc un véritable âge d’or pour les auteurs chrétiens, et peut-on encore espérer de beaux jours pour eux à l’avenir?

I. Le contexte littéraire des années 20

A) Généralités

Au début des années 20, le mouvement surréaliste cherche sa place entre nihilisme et marxisme. André Breton jette les bases théoriques du mouvement en publiant, en 1924, Le Manifeste du surréalisme. Il propose une littérature de l’inconscient, issue du rêve, en partie pour contrer ou dépasser la réalité de la guerre.

La Première Guerre mondiale laisse, en effet, une empreinte très profonde et durable dans les esprits. Elle devient même l’un des principaux éléments d’une certaine littérature, née dans les tranchées: Le feu d’Henri Barbusse est publié en 1916, couronné aussitôt par le prix Goncourt; Les croix de bois de Roland Dorgelès paraît en 1919 et frôle le Goncourt, finalement attribué à Proust, pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs; Capitaine Conan de Roger Vercel est publié en 1934 et reçoit, lui aussi, le prix Goncourt: cela montre, pour autant que le prix Goncourt soit un critère valable, que l’on éprouve le besoin d’écrire sur la guerre et que le public en redemande.

Le milieu littéraire, en France, pendant ces années 1900 à 1930, est par ailleurs traversé de fulgurances religieuses, souvent sincères et radicales, mais aussi esthétisantes et superficielles. En 1926, lorsque paraît Sous le soleil de Satan, de Bernanos, le débat sur la littérature et la foi est, sans doute, à son apogée. Les écrivains, les philosophes, les critiques littéraires, les prêtres, les lecteurs, tous s’en mêlent.

Léon Bloy a fait retentir sa voix impétueuse et passionnée, dans un style un peu baroque, depuis les années 80 du siècle précédent. Avec Paul Claudel, qui s’est converti en 1886, et Huysmans, qui se convertit en 1893, il fait déjà figure de « précurseur », parmi les romanciers ou les polémistes ouvertement catholiques.

Les conversions au catholicisme, discrètes ou retentissantes selon les cas, de Francis Jammes en 1905, de Jacques et Raïssa Maritain2, en 1906, de Charles Péguy en 1908, du poète Max Jacob en 1909, d’Henri Ghéon en 1916, de Pierre-Jean Jouve en 1924, alimentent des rumeurs aux intentions fort diverses, plutôt bienveillantes, assez souvent montées en épingle et parfois malveillantes: le zèle jugé excessif de ces néophytes agace un peu…

Gabriel Marcel, philosophe et dramaturge, publie sa pièce, L’homme de Dieu, en 1925; il se convertit officiellement au catholicisme en 1929. Julien Green, encore jeune à cette époque (né en 1900), a délaissé l’Eglise protestante presbytérienne pour rejoindre l’Eglise de Rome pendant la Première Guerre mondiale. Il publie Mont-Cinère en 1926, Adrienne Mesurat en 1927, Léviathan en 1929. Enfin, François Mauriac jouit d’une notoriété accrue avec la publication du Désert de l’amour (1925), Thérèse Desqueyroux (1927), et surtout Le nœud de vipères en 1932, son roman où la Grâce chrétienne apparaît peut-être le plus clairement, dans un style parfaitement maîtrisé. Mauriac est revenu, en 1928, au catholicisme dont il s’était quelque peu éloigné depuis le début des années 20. Il n’avait pourtant pas refusé, sans non plus lui accorder son assentiment, l’étiquette de « romancier catholique », lors de la publication de ses romans Le fleuve de feu, et Le baiser au lépreux qui l’avaient révélé au public entre 1921 et 1923.

La Nouvelle Revue Française (NRF), créée en 1909, est en ébullition et l’on parle beaucoup de la fièvre religieuse qui s’est emparée des plus fidèles rédacteurs de la revue: Jacques Rivière entame une démarche religieuse en 1913; il assume la direction de la NRF à partir de 1919. Jean Schlumberger, Jacques Copeau (1926), Valéry Larbaud, Charles du Bos (1927) vivent chacun, pendant ces années 20, une « conversion », qu’il faut sans doute, là encore, estimer à des degrés divers: la pêche dans le vivier de la NRF n’est peut-être pas toujours miraculeuse (comme le souhaiterait Isabelle Rivière!), mais cela fait sensation.

De 1923 jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, on fréquente assidûment, chez les Maritain, le « dernier salon de conversion », comme le nomme avec ironie Maurice Sachs. On se rend, à Paris, à la messe dominicale des Bénédictines de la rue Monsieur, célébrée par l’abbé Altermann: « Entre 1925 et 1930, raconte François Mauriac, beaucoup d’artistes et d’écrivains étaient assidus à cette messe chantée, et ils composaient un milieu très singulier et très fervent. »3 Dom Besse et l’abbé Altermann figurent parmi les directeurs de conscience les plus consultés par les écrivains catholiques.

La théologie de saint Thomas d’Aquin est remise à l’honneur par les pères Clérissac et Sertillanges ou par le philosophe Etienne Gilson et, enfin, par Jacques Maritain. Le débat critique est animé par Jacques Rivière, Henri Massis, Albert Thibaudet, Charles du Bos: tous sont attentifs à l’expression d’une sensibilité spirituelle – chrétienne – dans la littérature.

Enfin, André Gide est considéré comme un maître par une génération entière d’écrivains et de lecteurs, depuis la parution des Nourritures terrestres en 1897, L’immoraliste en 1902, La porte étroite en 1909 et Les faux-monnayeurs en 1925. Gide est un personnage ambigu, sur les plans humain et spirituel. Il est d’origine protestante, mais il préfère, non sans hésitations d’ailleurs, les nourritures terrestres à celles du ciel. Il cultive une certaine marginalité, mais il se complaît dans son rôle de magistère – Malraux va jusqu’à dire de « directeur de conscience »! Gide publie un essai sur Dostoïevski, en 1923, et relance ainsi le débat sur la littérature et l’influence chrétienne; son principal opposant est alors Henri Massis. Le débat va prendre une très grande ampleur jusqu’au début des années 30.

B) La controverse Gide-Massis sur le roman

L’essai sur Dostoïevski est composé pour l’essentiel de conférences publiques, prononcées par Gide en 1921, au théâtre du Vieux-Colombier à Paris. Ce théâtre était comme une annexe, toute récente, de la NRF. Le lieu se prêtait donc particulièrement aux déclarations de Gide, et le public était probablement bien disposé à accueillir la thèse qu’il allait défendre.

Gide énonce, lors de ces conférences, deux aphorismes, deux proverbes, qui sont devenus depuis célèbres:

« C’est avec les beaux sentiments que l’on fait la mauvaise littérature. »

« Il n’y a pas d’œuvre d’art sans collaboration du démon. »4

Ces phrases ont alimenté la controverse. Il faudrait démêler ici l’écheveau des attaques et des réponses qui ont fusé de tous côtés; nous nous en tiendrons à quelques remarques. Le sens de ces proverbes a été très diversement interprété; il serait cependant cohérent de commencer par les situer dans le contexte des conférences prononcées par Gide.

i) La démonstration de Gide

Dans cette cinquième conférence sur Dostoïevski, Gide évoque le « renversement des valeurs »5 qu’il croit discerner chez l’auteur russe. Il aborde alors la question de l’existence du diable. Il estime que ce dernier est, le plus souvent, relégué par ses contemporains, et par les protestants en particulier, au rang d’un simple concept, le mal. Pour Gide, cependant (à cette époque du moins, car il changera plus tard d’opinion), le diable est bien un être personnel, le Malin. Il souligne ainsi que Dostoïevski « fait habiter le diable dans la région haute de l’homme, là où les tentations, qui se présentent sous forme de questions existentielles communes aux hommes de tous les temps, sont purement intellectuelles ».

Le diable affecte donc l’intellect de l’homme, sa partie la plus noble, et il l’influence, notamment, lorsque l’artiste élabore son œuvre: « Toute œuvre d’art est un lieu de contact, ou si vous préférez, un anneau de mariage du ciel et de l’enfer. » C’est en cela, bien sûr, que l’on peut parler de renversement des valeurs. Gide revient sur cette question, dans la conférence suivante. Il précise en quoi l’œuvre d’art est ainsi influencée par le démon: « Trois chevilles tendent le métier où se tisse toute œuvre d’art, et ce sont les trois concupiscences dont parlait l’apôtre6: la convoitise des yeux, la convoitise de la chair, et l’orgueil de la vie. »

On ne peut être plus clair: pour Gide, le diable inspire l’artiste pour conférer à son œuvre une valeur artistique, dans la mesure où celle-ci répond aux aspirations profondes de l’homme. Or, ces aspirations sont non seulement douteuses (les concupiscences), mais elles naissent dans la région la plus haute de l’homme, dans cette partie de son être qui devrait, plus qu’aucune autre, refléter l’image de Dieu. L’ensemble des conférences apparaît par ailleurs assez confus, répétitif, et Gide lui-même s’en excuse7; il lâche enfin un aveu déconcertant: « Vous l’avez bien compris dès le début… Dostoïevski ne m’est souvent qu’un prétexte pour exprimer mes propres pensées. »8

ii) La réponse d’Henri Massis

Henri Massis est écrivain et critique littéraire; il est directeur de publication aux Editions Plon, où il collabore avec Jacques Maritain. C’est un catholique, mais aussi un nationaliste convaincu, fervent disciple de Maurras9. Il est à bien des égards l’antithèse de Gide. Massis répond à Gide en rédigeant, dès 1923, plusieurs articles, qui seront repris dans un premier essai intitulé Jugements, publié en 1924, et un second, en 1927, Réflexions sur l’art du roman. C’est dans le deuxième volume de Jugements que nous trouvons les pages consacrées à Gide, dont un chapitre sur le Dostoïevski publié à peine quelques mois auparavant. Les premières pages donnent le ton: Massis se montre dès l’abord virulent à l’encontre de Gide, qui « a choisi pour modèle, selon lui, l’inquiétante figure de Dostoïevski »10.

Le réquisitoire est abrupt, sans nuance, même s’il est en partie fondé: Gide est comparé à un nouveau Moïse, muni de « nouvelles tables de valeurs », à un « réformateur pour les générations futures », qui veut « retrouver une harmonie qui n’exclue pas sa dissonance », une « morale qui ne juge pas, qui transcende le bien et le mal, qui ne comporte pas la notion de l’honneur et qui supprime l’idée de péché ». Massis accuse Gide d’introduire une confusion des valeurs spirituelles, morales et nationales, une dissolution tout orientale, de « se livrer à une entreprise captieuse pour nous désoccidentaliser, nous décatholiciser »11.

Quelques remarques de Massis nous semblent plus intéressantes: au quiétisme et au bouddhisme suggérés par Gide lui-même dans ses conférences12, Massis oppose l’idéal classique et chrétien: « C’est à maintenir l’équilibre de la personne humaine, en lui apprenant à connaître un objet extérieur, à l’aider, la soutenir dans son effort permanent contre les forces obscures qui la divisent et tendent à la dissocier que s’applique, en effet, l’idéal classique et chrétien. »13 Dans un troisième chapitre, Massis attaque Jacques Rivière, qu’il considère comme le disciple inconditionnel de Gide14.

iii) La réponse de Rivière

Jacques Rivière est l’un des fondateurs de la NRF, qu’il dirige depuis 1919. C’est un critique littéraire, souvent très fin. Il correspond assidûment avec Claudel et Gide. Il est revenu au catholicisme en 1913, sous l’influence très « missionnaire » de Claudel, influence qu’il a d’ailleurs sollicitée en lui écrivant le premier, mais dont il s’éloigne quelque peu, tout en se rapprochant de Gide, lors des années 20.

Rivière répond avec élégance aux attaques de Massis, dans un article publié dans la Nouvelle Revue Française15. Il reproche à Henri Massis de fausser le sens de ses idées:

« Vous avez pris l’habitude de me faire parler en toutes circonstances comme il faudrait que je parlasse pour que vous eussiez raison. […] Pourquoi tourmentez-vous mes pauvres phrases pour leur faire exprimer à toutes indistinctement la même préoccupation, le même souci d’immoralisme? »

On ne peut guère en effet soupçonner Jacques Rivière de défendre l’immoralisme:

« Je prétends qu’il est impossible à un romancier qui est arrivé au bout de sa croissance, à un romancier formé, d’éprouver une préférence de principe pour le Bien ou pour le Mal. Quand je combats le moralisme, croyez bien que c’est à l’immoralisme aussi que j’en ai, et point du tout, forcément, comme vous allez tout de suite le penser, pour aboutir à l’amoralisme (absence de morale). » (P. 421) Rivière ajoute: « Entre cette organisation a posteriori de l’expérience humaine et le puéril dilemme: Bien ou Mal, vertu ou vice, que vais-je choisir? vous sentez bien qu’il y a un abîme. Vous sentez bien que le romancier doit tout de même commencer par un peu d’aveuglement à ces phares trop symétriques et pousser d’abord, en toute obscurité, vers le point le plus confus, le plus « bouché », le plus chargé de « grains », de l’océan psychologique. » (P. 423)

iv) L’intervention de Mauriac

Mauriac a choisi, dès 1921, de se ranger aux côtés de Gide, contre Massis qui reprochait à Gide son esprit « démoniaque ». Mauriac écrit à ce propos:

« Une pratique plus ancienne du catholicisme ne vous aurait-elle pas préservé d’appliquer à un chrétien – fût-il Gide – l’épithète de « démoniaque »? Gide n’est peut-être pas si ennemi de Dieu qu’il vous plaît à dire […]. Quel écrivain se vanterait de ne troubler personne? Qui sait si certains « jugements » ne dégoûteront pas à jamais certains esprits du catholicisme? […] Gide démoniaque? Ah! Moins sans doute que tel ou tel écrivain bien-pensant qui exploite avec méthode l’immense troupeau des lecteurs, et surtout de lectrices, « dirigés » […]. Il me souvient d’avoir entendu Gide défendre le Christ contre Valéry, avec une étrange passion: attendons le jugement de Dieu. »

On relèvera ce détail: « Un chrétien, fût-il Gide… » Cette précision ne manque pas d’ironie: le christianisme de Gide s’en trouve ainsi relativisé, voire délesté de sa meilleure part. Mauriac reste donc prudent, mais il nous faudra comprendre pourquoi il défend Gide, et notamment pourquoi il rappelle que Gide a pris parfois position en faveur du Christ.

v) La réaction de Bernanos

Bernanos, interrogé par Frédéric Lefèvre (le Bernard Pivot de l’époque!), ajoute foi au jugement de Massis sur Gide: « L’étude de Massis, dit-il, est vraiment définitive »16, opinion qu’il confirmera lors d’une conférence publique en 1927, et dans un article publié dans le journal nationaliste l’Action française, en 1928.17 Mais Bernanos va ensuite très rapidement remettre en cause sa fidélité à Maurras et à l’Action française, dont il démissionnera, et il n’hésitera pas, plus tard, à prendre position contre Massis18.

C) Appréciation critique

i) Le mysticisme gidien

Que Gide se trouve au centre de cette controverse n’étonne pas: personnage ambigu, il est attaqué ou défendu comme chrétien et comme auteur. Il semble aspirer à la pureté évangélique, avec la plus grande sincérité, notent Claudel ou Mauriac, et cela est sans doute vrai. Mais son « immoralisme » est notoire: il est d’abord insinué, puis exprimé ouvertement dans sa correspondance et dans plusieurs de ses œuvres: L’immoraliste en 1902, et surtout Corydon, publié sous pseudonyme en 1911. Cet immoralisme, pratiqué dans sa vie quotidienne, et cet attrait pour les questions spirituelles, supposent un quiétisme que Massis a voulu démasquer.

Gide conçoit en effet une étonnante dichotomie de l’existence. Il va jusqu’à défendre le Christ et les vérités chrétiennes, tout en se livrant, par exemple, à la pédophilie sur les boulevards parisiens ou lors de ses voyages à l’étranger, avec son compagnon Henri Ghéon19, avant que celui-ci ne se convertisse et abandonne, non sans combats intérieurs, cette vie mouvementée20.

Au début des années 20, Gide paraît inquiet, tourmenté, déchiré, et cela d’autant plus depuis la conversion de ses plus chers amis ou collaborateurs: Jacques Rivière en 1913, Henri Ghéon en 1916 et Jacques Copeau en 1926. Son évolution spirituelle, qui aboutira plus tard à l’athéisme, ne se fait donc pas sans heurt; il reste toujours chez Gide cet attrait contradictoire pour la sainteté, que l’on discerne par exemple dans La porte étroite, publié en 1909, et le désir esthétique, sensuel, et même pervers – osons le mot –, avoué presque sans honte dans Corydon, qu’il publie enfin sous son nom en 1924.

Que l’on discerne donc chez Gide une « confusion des valeurs », et que l’on opère ensuite, comme le fait Massis, mais aussi comme le reconnaît Gide, un rapprochement avec le quiétisme ou les mystiques orientales, cela semble inévitable. On comprend un peu mieux, à ce titre, les attaques de Massis. Mais ce dernier avait-il raison de transposer cette analyse de l’homme Gide à l’œuvre d’art telle que la définit Gide? Ce sont là deux réalités assez différentes, même si elles sont dans certains cas étroitement liées.

ii) Le roman et les « beaux sentiments »

La querelle sur les « beaux sentiments qui font la mauvaise littérature » et « la collaboration du démon dans toute œuvre d’art » mêle la théologie chrétienne, la technique de l’auteur et la portée de l’œuvre, la réception de cette œuvre par la critique et les lecteurs, qu’ils soient catholiques ou non.

Albert Thibaudet est l’un des plus brillants critiques littéraires de l’entre-deux-guerres. Dans la Nouvelle Revue Française, en 1926, il s’exprime sur le roman catholique21. Il distingue ainsi trois « manières de poser sa candidature au titre de romancier catholique »:

• Les écrivains de sensibilité catholique

Ce sont des écrivains qui ont reçu une éducation catholique, qui « pensent reconnaître, et qu’on reconnaîtra dans leur œuvre, ce qu’on appelle, d’un terme à équivoque, la sensibilité catholique ». Cette sensibilité « expliquerait en partie les romans de François Mauriac ».

• Les auteurs de roman à thèse

Ce sont les auteurs dont la manière, « logique et démonstrative […] consiste à étayer un dogme, un commandement, ou une théorie catholique dans un roman à thèse ». Thibaudet cite alors comme exemple Paul Bourget, et l’un de ses romans, Le divorce22.

• « Les romanciers catholiques qui prendraient pour sujet, précise Thibaudet, non pas, comme les premiers, les survivances de la vie catholique qui ne l’est plus (une simple sensibilité); non pas, comme les seconds, la défense et l’illustration de l’ordre catholique; mais la vie catholique elle-même, vécue de l’intérieur, sentie dans ses exigences et ses profondeurs. » Les auteurs cités sont Emile Baumann, Paul Claudel, et surtout Bernanos, qui vient de publier son premier roman.

Albert Thibaudet s’interroge ensuite sur ce que serait « un sujet de roman strictement catholique ». Il ne s’agit pas selon lui d’exploiter, comme Stendhal ou Balzac, des « types cléricaux », qui font appel davantage à « la psychologie, […] l’automatisme du métier plutôt que sa source d’énergie ». L’idéal serait de saisir, précise-t-il, « la substance de la vie catholique », qui consiste « en l’usage des sacrements ». Il faudrait donc pouvoir restituer l’esprit du sacrement dans la littérature. Mais cela est impossible, ajoute Thibaudet, car le roman, la prose, ne « se sentent pas bien chez eux » quand il s’agit de « faire place aux sacrements ». Il faudrait donc plutôt élaborer « une littérature de dévotion ». Thibaudet ne définit pas ce nouveau genre, mais on peut supposer qu’il pense à Bernanos, qui met en scène des prêtres dont la vie spirituelle est intense.

Le risque inhérent à une telle entreprise est de verser dans le mauvais roman à thèse, l’œuvre d’édification, et même de propagande; ces œuvres sont d’une valeur littéraire peu convaincante: « Il ne peut y avoir, écrit Pierre de Boisdeffre, au sens strict, de roman catholique; un roman n’est pas une démonstration; il n’admet guère la volonté de prouver; en revanche, un roman peut recevoir une lumière chrétienne, celle-là même qui embrasse l’œuvre de Bernanos. »23

Pierre-Henri Simon, dans une étude très équilibrée et perspicace sur La littérature du péché et de la grâce, précise les choses et résout en partie le problème posé par Gide:

« Le domaine du romancier, c’est la passion humaine, c’est donc presque fatalement l’empire du péché. Son affaire est d’occuper l’imagination du lecteur avec les tentations du bonheur terrestre […] à quoi le diable ne peut manquer de trouver son compte. […] Demeure pourtant, d’un autre côté, le devoir et le scrupule d’une conscience chrétienne, mise en garde contre cette sorte de péché qui consiste à fixer son attention, et surtout celle des autres, sur le péché, avec une connivence de l’âme qui fomente la tentation. […] Le domaine du romancier d’inspiration chrétienne sera donc la réalité intégrale de la nature, avec la pesanteur du péché, mais aussi l’élan de la grâce… »24

Pour le romancier chrétien, tout l’art consiste donc à trouver l’équilibre préconisé par Pierre-Henri Simon, c’est-à-dire peindre ces deux réalités du péché et de la grâce, et laisser Dieu apparaître comme « en filigrane », présent même lorsqu’il est absent. Mais cet art se révèle difficile à mettre en œuvre; peu d’écrivains sont parvenus, avec succès, à réaliser ce rêve: écrire un roman tissé par l’imagination et stimulé par la foi. Plus rares encore sont ceux qui ont connu le bonheur de rencontrer un public assez large, recruté pour une bonne part en dehors de toute chapelle (bien-pensante, aurait sans doute ajouté Bernanos!). Or, au cours des années 20, l’attente est grande d’une œuvre « catholique », mais aussi d’une œuvre de qualité sur le plan littéraire, dans un milieu intellectuel exigeant où la question religieuse prend une importance croissante. C’est dans ce contexte que Bernanos propose une œuvre résolument chrétienne, qui va combler ce public en 1926.

II. Bernanos et son premier roman

A) Résumé de l’œuvre

Dans son premier roman, Sous le soleil de Satan, Bernanos met en scène un jeune curé, l’abbé Donissan, qui se trouve aux prises avec le mal, d’abord chez ses paroissiens à travers l’histoire tragique d’une jeune fille, Mouchette; puis dans sa conscience, lors de plusieurs entretiens avec un prêtre plus âgé, l’abbé Menou-Segrais, qui est aussi son supérieur, son directeur de conscience; il se trouve, enfin, en présence du diable lui-même, le mal incarné, qui lui apparaît la nuit, sous les traits d’un maquignon, alors qu’il se rend au confessionnal d’un village voisin. Cette scène de la rencontre avec le maquignon reste sans doute l’une des plus saisissantes25, mais aussi l’une des plus subtiles, de l’œuvre de Bernanos.

Le nœud du drame – de la tentation – est complexe: Donissan subit la tentation du diable, en même temps qu’il la suscite. Peu avant cette rencontre, il se désespérait déjà du mal qui l’habite et il a voulu arracher de son cœur toute espérance. Tenté par le désespoir, il cherche le désespoir et risque ainsi le blasphème, la négation de l’espérance chrétienne. Satan « profite » de l’aubaine pour pousser le « saint » au-delà de ses limites humaines, jusqu’au seuil de la folie, jusqu’à l’abdication de la volonté26 du prêtre. Le piège tendu par Satan se referme finalement sur lui-même, non sans qu’il ait remporté une victoire passagère sur le jeune abbé, lequel poursuivra sa route vers la sainteté, non sans défaillances à cause de son tempérament absolu, qui le pousse à commettre certains excès.

Bernanos parvient donc à exprimer sa foi dans un roman, sans verser dans le roman à thèse. Il maintient, jusqu’au bout, son personnage principal comme un funambule sur son fil, entre le bien et le mal, et c’est sans doute ce qui confère au roman toute sa qualité littéraire.

B) L’accueil de la critique: deux réactions

Ce roman est salué dans la NRF par Albert Thibaudet en ces termes:

« Sous le soleil de Satan a obtenu une considération méritée. C’est un admirable début. De grands esprits, parmi lesquels Dante, ont attribué au diable l’invention de romans. Bernanos me fait songer à un mouvement stratégique des romanciers catholiques pour attraper le Malin et l’obliger d’entrer dans la bouteille où il nous servait du vin empoisonné. »

Dans ce même numéro de la NRF, Gabriel Marcel se fait l’écho d’une critique presque unanime:

« Ce qui me frappe avant tout dans le livre de Georges Bernanos, c’est qu’il existe, non à la façon d’un objet dont on peut faire le tour, ou reconnaître la structure, mais comme un être relié par mille courants indiscernables à un univers qui l’alimente et le soutient. […] On a parlé de manichéisme à propos de ce livre, ainsi qu’il fallait s’y attendre. Mais la métaphysique sous-jacente qu’on pressent sous le roman ne se laisse sûrement pas réduire à une formule aussi ingénument dualiste. »27

Bernanos satisfait donc aux exigences des critiques littéraires sensibles aux questions spirituelles. Son premier roman est salué également par les critiques hostiles ou indifférents au catholicisme, et surtout par les lecteurs. Il n’a pas voulu illustrer ou défendre une thèse catholique, mais peindre une vie chrétienne dans toute sa profondeur, sans occulter ses contradictions, comme il fera dans plusieurs autres romans, et notamment dans le Journal d’un curé de campagne.

C) L’intention de l’auteur

i) Vocation et combat

On peut sans peine affirmer que l’intention de Bernanos est d’assumer une vocation littéraire, pour ainsi dire sacerdotale, et de s’engager dans un véritable combat pour la foi.

Le mot « vocation » n’est pas trop fort; Bernanos l’utilisera souvent pour justifier son engagement de romancier, puis de polémiste, tout en refusant le titre d’« écrivain » pris dans son sens habituel: « Non, je ne suis pas un écrivain. […] Je ne repousse d’ailleurs pas ce nom d’écrivain par une sorte de snobisme à rebours. […] Toute vocation est un appel – vocatus – et tout appel veut être transmis. »

Le théologien Hans Urs von Balthasar résumera bien la position de Bernanos:

« Il cherche le lieu théologique qui, dans cette perspective [sa vocation], doit être le sien à l’intérieur de l’Eglise. Il est l’annonciateur, le prédicateur, le missionnaire, mais il n’a aucun rang dans la hiérarchie; son rôle est seulement en quelque sorte de parler au nom du peuple; Dieu l’a destiné à représenter le sens commun de l’Eglise. »28

A 38 ans, lorsqu’il publie son premier roman, Bernanos n’est plus dupe du monde qui l’entoure, et il assume sa vocation avec une grande lucidité. Mais il conserve la fraîcheur des premiers élans, qu’il évoque à propos de la rédaction de Sous le soleil de Satan, lors d’un entretien avec Frédéric Lefèvre: « Je m’y suis engagé à fond. Je m’y suis totalement donné. D’ailleurs je l’ai commencé peu après l’armistice. […] On nous avait tout pris. Oui! quiconque tenait une plume à ce moment-là s’est trouvé dans l’obligation de reconquérir sa propre langue, de la rejeter à la forge. […] Je doutais de vivre longtemps. Je n’aurais pas voulu mourir sans témoigner. »29

Gide affirmait que la guerre n’avait rien apporté à la littérature; Bernanos déclare au contraire que son premier roman est « un des livres nés de la guerre ». C’est aussi sans doute le premier qui évoque une autre guerre que celle des tranchées, un combat pour la sainteté:

« On promenait comme à la mi-carême des symboles de carton – le bœuf gras de « l’Allemagne paiera », le Poilu, la Madelon, l’Américain Ami-des-hommes, La Fayette… tous des héros! tous! Qu’aurais-je jeté en travers de cette joie obscène, sinon un saint? A quoi contraindre les mots rebelles, sinon à définir, par pénitence, la plus haute réalité que puisse connaître l’homme aidé de la grâce, la sainteté? »30

ii) Bernanos « romancier catholique »?

Bernanos refuse d’emblée l’étiquette de « romancier catholique ». Il lui préfère, comme Mauriac après 1928, celle de « catholique qui écrit des romans »; la nuance mérite d’être relevée. Au cours de son entretien avec Frédéric Lefèvre, Bernanos approuve son interlocuteur lorsqu’il affirme que « le roman catholique n’existe pas »; plus tard, dans la préface du recueil d’un poète brésilien, Bernanos précise cette pensée:

« Que cette poésie soit chrétienne, nul ne saurait s’en féliciter plus fraternellement que moi. Elle l’est comme elle doit l’être, librement. Dieu nous garde des poètes apologistes! S’il y a une honte pour nous, c’est de voir si souvent mettre, au service de la vérité, des méthodes de propagande systématique qui paraissent empruntées à la hideuse politique, qui prétendent insolemment diviser l’indivisible vérité, la partager entre vérités à dire et à ne pas dire, opportunes ou inopportunes, regrettables ou consolantes, dangereuses ou inoffensives, comme s’il y avait des vérités sans risque. J’ai déjà écrit en ce sens que je refusais le nom de romancier catholique, que j’étais un catholique qui écrit des romans, rien de plus, rien de moins. Quel prix aurait demain, auprès des incrédules, notre faible témoignage s’il était prouvé qu’un chrétien n’est jamais assez chrétien pour l’être naturellement, et comme malgré lui, dans son œuvre? Si vous ne pouvez accorder sans effort et sans grimaces votre foi et votre art, n’insistez pas, taisez-vous! Nous ne croyons pas inutiles les systèmes publicitaires, mais vous aurez ce que vous voudrez, sous ce rapport, avec de l’argent. Ce que tout l’or du monde ne saurait payer, c’est le témoignage d’un homme libre. »31

Dans cette longue citation, les maîtres mots sont lâchés: exigence impérieuse de la vérité, mais aussi liberté de l’écrivain chrétien, qui ne peut se soumettre aux contorsions que lui imposeraient la propagande (religieuse) ou la dictature de l’argent. Bernanos a toujours refusé l’une et l’autre, de faire œuvre de propagande surtout, mais il s’est livré avec fougue et détermination dans un combat démesuré pour la vérité et la liberté. Ce sont là sans doute les ingrédients indispensables à une authentique œuvre d’art résolument chrétienne. Bernanos méprise ainsi toute écriture – romanesque ou journalistique – qu’il qualifie de sulpicienne ou qu’il juge trop facile32.

Bernanos s’exprime enfin sur sa façon d’envisager le roman chrétien:

« L’état de grâce intellectuel serait une indifférence totale au bien et au mal. Cette prétention paraîtrait soutenable si la loi morale nous était imposée du dehors, mais il n’en est rien. Elle est en nous, elle est nous-mêmes. […] Le romancier a tout à perdre en écartant de son œuvre le diable et Dieu: ce sont des personnages indispensables. Il est vrai que le naturalisme avait contourné la difficulté: il changeait l’homme en bête. […] Le roman moderne manque de Dieu, mais le diable lui manque aussi. Je conçois qu’un matérialiste n’aime pas d’entendre parler de Satan, puisqu’il ne veut voir, dans la vie intérieure, que le morne champ de bataille des instincts. Mais le diable introduit, il est difficile de se passer de la Grâce pour expliquer l’homme. »33

La Grâce est sans aucun doute le ressort ultime de l’œuvre de Bernanos. « Tout est grâce »: c’est par ces mots que se termine le Journal d’un curé de campagne. Bernanos avoue aussi faire œuvre d’apologiste, à sa manière:

« L’homme qui a reçu le don d’imaginer, de créer, qui a ce que j’appellerai la vision intérieure du réel, apporte au théologien une force personnelle de pénétration, d’intuition, d’un énorme intérêt. Le romancier a un rôle apologétique. […] Je me demande pourquoi le romancier chrétien (catholique) se laisserait précéder par personne. C’est à lui de marcher devant. Il a un flambeau à la main. »

Pour parvenir à sa « vision intérieure du réel », son « furieux rêve » comme il l’appelle aussi, Bernanos a donc commencé par écrire Sous le soleil de Satan. Ce titre mêle deux termes totalement antithétiques, mais il ne prête cependant pas à confusion: Satan brille en effet d’une lumière infernale, comme le suggère son nom de Lucifer, porteur de lumière. Il brille non pour éclairer l’homme, mais pour le tromper. Il se déguise, comme dit l’apôtre, en ange de lumière34, mais il est bien le prince des ténèbres. Bernanos cherche à jeter une lumière plus vive encore que ne le pourrait jamais refléter ce Lucifer: il veut rappeler que la grâce divine, la véritable lumière, est accordée à l’homme dans la foi en Dieu. Il abonde dans le sens de Gide en exploitant les sentiments obscurs de l’âme humaine; mais il sait aussi lui donner tort en poursuivant une autre finalité que l’immoraliste aux accents quiétistes: Bernanos ne perd jamais le sens de la grâce, qui relève l’individu pris dans les liens du mal.

Que le démon ait collaboré à l’œuvre de Bernanos, sans doute, mais par le mauvais côté, qui lui est néfaste: le démon œuvre ici comme pour mettre Jésus à mort, et il est vaincu par cette victoire, ultime paradoxe qui le caractérise et finit par l’écraser. Nul ne reprochera à Bernanos d’avoir voulu vivre ses romans « de l’intérieur » en les écrivant:

« J’écris comme je souffre ou comme j’espère, et si je ne suis pas forcément bon juge de mes écritures, je connais bien mon espérance et ma souffrance, la matière en est solide et commune, on peut se la procurer partout. »35

Gide prétendait qu’il fallait marier le ciel et l’enfer, comme le poète William Blake, pour parvenir à réaliser une authentique œuvre d’art. Il rappelait que le poète puritain Milton se sentait plus à l’aise pour décrire le monde démoniaque que le paradis. Bernanos, lui, refuse de marier le ciel et l’enfer, mais il n’est pas pour autant un simple moraliste (et moins encore le défenseur de l’immoralisme!). Il est du parti de Dieu en toute conscience, et mal à l’aise en décrivant l’enfer et les démons, depuis qu’il vit à l’œuvre, pendant la guerre, leur réel et funeste pouvoir36.

L’œuvre de Bernanos n’est jamais mièvre, loin s’en faut! Elle est marquée par la virilité d’une âme sans partage et l’engagement chrétien d’un homme de son temps – une vocation artistique et spirituelle qui répond peut-être à l’idéal « classique et chrétien » entrevu par Massis.

iv) Bernanos et ses lecteurs

Bernanos a un immense privilège: il a un lecteur, un conseiller littéraire, mais aussi et d’abord un ami, un confident, un soutien en la personne de Robert Vallery-Radot.

Vallery-Radot aime la littérature – il écrit lui-même – et il a été présenté à Bernanos au lendemain de la guerre par dom Besse, un moine bénédictin qui correspondait avec Bernanos et l’entourait de ses conseils spirituels. C’est à Vallery-Radot que Bernanos confie le manuscrit de Sous le soleil de Satan, au fur et à mesure de la rédaction de son roman. Une fois achevé, Vallery-Radot le transmet à Henri Massis et Jacques Maritain, qui le font aussitôt publier aux Editions Plon, dans une collection (Le Roseau d’Or) qu’ils dirigent. Ce livre lui est dédié en ces termes: « A Robert Vallery-Radot, qui lut le premier ce livre et l’aima. »

Il n’est pas le seul! Le livre connaît un succès inattendu: 100 000 exemplaires sont vendus en un an. Bernanos n’a cependant pas cherché à exploiter le « troupeau des âmes dirigées », comme le dénonçait Mauriac. Il manie sans cesse la houlette du berger pour ramener les brebis égarées par l’attrait des fadaises sulpiciennes, des mauvais romans édifiants. Il cherche à les conduire dans les sentiers, sans doute rocailleux et redoutables (quoique plus sûrs), d’une saine intelligence de la foi qui trouve naturel le surnaturel. Il use aussi de l’aiguillon du bouvier: « Je crois que mon livre, dit-il à propos de Sous le soleil de Satan, scandalisera d’abord ceux-là mêmes auxquels il a quelque chose à donner. »37 Les lecteurs semblent apprécier cette simplicité, cette sincérité de l’écrivain qui veut entretenir, selon ses termes, la flamme de « l’esprit d’enfance ».

Bernanos est surpris par ce succès inattendu, et il continuera de s’étonner d’avoir tant de lecteurs tout au long de sa carrière de romancier puis d’essayiste. Mais il sait demeurer humble et réaliste; il est conscient des limites de sa « mission »: « Ceux que j’appelle ne sont évidemment pas nombreux. Ils ne changeront rien aux affaires de ce monde. Mais c’est pour eux que je suis né. »38

Comme dans la parabole, il se trouve donc, parmi ses lecteurs, « beaucoup d’appelés et peu d’élus ». En attendant, les Editions Plon s’y retrouvent et bénissent l’accueil universel réservé aux romans de Bernanos! A ce propos, Thibaudet observe une nette évolution dans la littérature:

« La place accordée aujourd’hui dans les lettres aux sentiments et aux problèmes religieux a été en partie conquise sur le politique39. […] Les éditeurs ont abandonné les collections politiques qui les ruinaient, et les voilà partis dans les collections religieuses. Tous les jours il s’en crée une nouvelle. »

Bernanos a toujours des lecteurs, de fidèles amateurs: Le Journal d’un curé de campagne, sans doute le roman le plus connu et le plus fort de Bernanos, a été transposé au théâtre et joué avec succès, ces dernières années, à l’Espace Bernanos à Paris, et dans d’autres salles de province; Maurice Pialat a réalisé un film, en 1987, dont le scénario est la transposition à peine remaniée de Sous le soleil de Satan. On s’intéresse également beaucoup au Dialogue des Carmélites, soit au théâtre, au cinéma, mais aussi dans sa version « opéra » transposée et composée par Francis Poulenc.

Conclusion

Les années 20 furent sans aucun doute un âge d’or pour les auteurs chrétiens, et pour Bernanos en particulier. La création et la réception de l’œuvre de Bernanos relèvent, en effet, d’une triple conjonction entre un auteur, son public et le contexte littéraire et spirituel des années 20.

Bernanos réalisait enfin sa vocation, mûrie depuis l’enfance, d’être un « témoin ». Dès la parution de Sous le soleil de Satan, il fut accueilli et consacré écrivain par le monde littéraire comme il eût été consacré prêtre au sein de l’Eglise. Il surgissait des humbles contrées de l’anonymat, pour se lancer, sans perdre son humilité, dans le débat passionné qui agitait les gens de lettres de l’après-guerre. Bernanos a comblé l’attente des convertis de la dernière heure et de ces littérateurs chrétiens, souvent maladroits, qui voulaient confesser leur foi dans leurs œuvres; il saura atteindre même ses ennemis, qui lui reconnaîtront, sinon son indéfectible attachement au Dieu fait homme, au moins son indéniable talent de romancier.

André Gide avait clamé, dès 1921, ses deux célèbres aphorismes et n’attendait de bonne littérature qu’à condition qu’elle soit composée avec la précieuse « collaboration du démon », et dépouillée de tout « beau sentiment » qui risquerait de la gâter. Bernanos convie le démon à briller de sa plus obscure lumière – le mensonge. Mais la grâce divine – le beau sentiment par excellence – rayonne, comme par contraste, d’une lumière plus intense et néanmoins opaque; car la grâce reste discrète comparée aux flammes de l’enfer.

Ecrivain de la conscience, Bernanos lance ainsi un camouflet à « l’écriture automatique » des surréalistes, sans toutefois renoncer à explorer le rêve et ses méandres les plus redoutables, qui confinent parfois au cauchemar. Gide prétend que la Grande Guerre n’a aucune influence sur la littérature de ces années folles; Bernanos réplique par un livre né de la guerre, de l’enfer des tranchées qu’il a subi pendant quatre ans; il dénonce le pouvoir équivoque de l’homme cherchant à dominer ses semblables et celui du démon qui désire posséder l’humanité. Il ne s’agit donc pas pour Bernanos de marier le ciel et l’enfer, mais d’en célébrer le divorce dans les imaginations promptes à les vouloir liés par quelque attache indissoluble.

L’entreprise était risquée: vanter les mérites du ciel contre les vices de l’enfer pouvait amener l’auteur à se laisser gagner par la fièvre propagandiste, ou la dérive sulpicienne pour âmes « bien-pensantes ». L’attitude inverse, au goût du jour chez les décadents de fin de siècle, était tout aussi hasardeuse: « Il y a une bigoterie de l’impiété, comme il y en a une de la piété », écrit Julien Green.

Le curé mis en scène par Bernanos dans Sous le soleil de Satan, et dans plusieurs de ses romans (sinon presque tous), n’a rien du héros de roman à thèse, dont le succès infaillible et euphorisant entraîne le lecteur à le suivre les yeux fermés vers les cimes, ou les profondeurs, pour enfin adopter ses valeurs – bonnes ou mauvaises – sans plus réfléchir. Il ne ressemble pas davantage au modèle du antihéros vautré, avec une complaisance suspecte et un sourire sardonique, au milieu des flammes, et prétendant n’en pas souffrir l’effroyable brûlure. Le sens de cette œuvre apparaît dès lors plus clair: la peinture exacte, réaliste, des forces obscures de l’âme, doit susciter, chez le lecteur, le désir de rechercher la lumière véritable. Chez les personnages de Bernanos, le déchirement intérieur, qui est aussi le sien, tend vers Dieu et le ciel, tandis que chez Gide, il tend plutôt vers l’homme et la terre.

Le lecteur doit donc exercer sa perspicacité, afin de démêler les liens habilement tissés par l’auteur qui n’a pas eu d’autre prétention que d’illustrer le combat se déroulant dans toutes les consciences. Bernanos a eu le bonheur de trouver, parmi ses lecteurs, des hommes et des femmes attentifs à ces deux exigences. Les années 20 prêtaient en la circonstance main-forte à la providence, à tel point que l’on pourrait presque parler d’une « éthique de la réception »: Bernanos et ses lecteurs nourrissaient encore l’espoir de voir la civilisation chrétienne dépasser ses faiblesses les plus grossières. Malgré le déferlement de la vague athée et positiviste, le curé de campagne, le distingué prélat et le directeur de conscience avisé – le pasteur même! – recueillaient encore, dans bien des villages de France et jusque dans les chapelles et les salons parisiens, la sympathie de nombreux citoyens. Il est plus difficile d’imaginer le personnage que Bernanos eût mis en scène de nos jours, pour transcrire son « furieux rêve » infecté davantage encore par la barbarie du deuxième conflit mondial, dont les conséquences ne cessent de nous atteindre.

Au cours des années 30, les écrivains catholiques ont continué d’exercer une influence sur la littérature. Mauriac, Claudel, Bernanos avaient toujours un public très large de lecteurs. Mais les écrivains, catholiques ou non, tendaient toutefois à s’engager davantage dans la polémique et même dans l’action politique et sociale. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’influence chrétienne sur la littérature, même si elle n’est pas totalement absente, n’a cessé de diminuer. On assiste bien aujourd’hui à un retour du spirituel, de la pensée religieuse, y compris dans l’art et la littérature. Ce renouveau apparaît cependant confus, syncrétiste, et on a peine à discerner une trace plus spécifiquement chrétienne dans ce foisonnement. Les fables ou les contes spirituels de Paulo Coelho, par exemple, reçoivent un accueil enthousiaste, mais l’auteur ne cache pas son adhésion profonde au mouvement syncrétiste du Nouvel Age40.

Faut-il penser que les auteurs chrétiens n’ont plus rien à dire, ou qu’ils sont trop rares, ou encore que le public auquel ils s’adressent n’est guère sensible à l’expression de leur foi, et même que ce public est trop restreint, et donc peu intéressant pour les éditeurs? Sans doute tout cela est-il en partie vrai, mais rien ne nous autorise à penser qu’il n’y pas là, précisément, un espace à reconquérir…


* F. Baudin est écrivain et conférencier.

1 Ch. Baudelaire, Ecrits sur l’art, le salon de 1846, chapitre 2: « Qu’est-ce que le romantisme? » (Paris: Livre de Poche, 1992), 76.

2 Elevé dans un protestantisme libéral, Jacques Maritain se fait alors baptiser catholique, en même temps que sa femme, juive d’origine russe; ils ont Léon Bloy pour parrain.

3 J. Cabanis, Dieu et la NRF (1909-1941) (Paris: Gallimard, 1994), 202.

4 A. Gide, Dostoïevski (Paris: Gallimard, 1981), 163.

5 A. Gide, op. cit., 145.

6 Jean (1 Jn 2:16).

7 Cf. p. 165: « Il y a sans doute quelque confusion dans tout ce que je vous ai dit aujourd’hui… » P. 166: « Je suis également accablé par la quantité de retouches que je voudrais apporter à mes causeries précédentes. » Etc. »

8 Ibid., 166.

9 On consultera à ce sujet et sur cette période, l’excellent ouvrage de Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritain (une génération intellectuelle catholique, 1920-1930) (Paris: Cerf, 1999).

10 H. Massis, Jugements (André Gide ou l’immoralisme), t. II (Paris: Plon, 1924), 23ss pour les citations suivantes.

11 On retrouvera ce thème, longuement développé par Massis dans Défense de l’Occident (Paris: Plon, 1927). Massis s’en prend également à Schopenhauer et Nietzsche, « penseurs germaniques protestants dressés contre Dieu et contre la loi morale, qui à la suite de Rousseau et Luther ont justifié le droit des individus à suivre leurs penchants… » (op. cit., 70).

12 Op. cit., 151.

13 H. Massis, op. cit., 51.

14 H. Massis, André Gide et son témoin, Jugements II, op. cit., 79-107.

15 Lettre ouverte à Henri Massis sur les bons et les mauvais sentiments (NRF, 1924), 416-425.

16 F. Lefèvre, Interview de 1926, cf. Bernanos, Essais et Ecrits de combats (Paris: Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971), 1046.

17 « Une vision catholique du réel », conférence prononcée à Bruxelles, 15 mars 1927, cf. Bernanos, Essais et Ecrits de combats, op. cit., 1074-1089 et « Sur la jeunesse littéraire », article publié dans l’Action française (15 novembre 1928), 1105-1110.

18 Cf. J. Chabot, « Georges Bernanos au tribunal de l’inquisition maurrassienne », Etudes bernanosiennes (n° 7, 196), 6. Voir aussi Les Grands cimetières sous la lune, Œuvres romanesques (Paris: Gallimard, coll. de la Pléiade, 1961), 404: « Je n’espérerais pas d’être infaillible dans mes jugements, si je formulais des jugements, à l’exemple de Henri Massis… »

19 Cf. H. Ghéon et A. Gide, Correspondance (2 vol.) (Paris: Gallimard), 1976.

20 Cf. J. Cabanis, op. cit., 125-170.

21 A. Thibaudet, Réflexions sur la littérature, le roman catholique (NRF, 1926), 727-734.

22 Sur la question du roman à thèse, on se reportera à l’ouvrage de S. R. Suleiman, Le roman à thèse ou l’autorité fictive (Paris: PUF, 1983).

23 P. de Boisdeffre, Métamorphose de la littérature, de Barrès à Malraux (Paris: Alsatia, 1950), 205.

24 P. H. Simon (Fribourg), Encyclopédie du catholique du XXe siècle, « Je sais. Je crois », 11e partie, Les lettres chrétiennes, n° 120, La littérature du péché et de la grâce, essai sur la constitution d’une littérature chrétienne depuis 1880, chap. 2 (l’entre-deux-guerres, 1920-1939), 87-89.

25 Admirablement interprété par G. Depardieu dans le film de Maurice Pialat, Sous le soleil de Satan, 1987.

26 Pour Bernanos, la victoire de l’abbé, de sa volonté, est bien le fruit de la grâce, d’une volonté régénérée. On ne peut le soupçonner de pélagianisme lorsqu’il fait dire, par exemple, à Donissan : « Je croirai jusqu’à la dernière minute de ma misérable vie que les seuls mérites de notre Seigneur sont bien assez grands pour m’absoudre… » Sous le soleil de Satan (Paris: Gallimard, Œuvres romanesques, Bibliothèque de la Pléiade, 1961), 225.

27 G. Marcel, « Notes sur Sous le soleil de Satan », NRF (1926), 754-757.

28 H. Urs von Balthasar, Le chrétien Bernanos (Paris: Seuil, 1956), 126.

29 F. Lefèvre, Interview de 1926, op. cit., 1040. Le passage est souligné dans le texte (que Bernanos a retouché, sinon entièrement rédigé).

30 F. Lefèvre, in: Essais et récits de combats, op. cit., 1040.

31 Ibid., 1316. Cette préface a été écrite en 1939, alors que Bernanos se trouvait au Brésil; on comprend que Bernanos, tout entier engagé dans le combat contre le fascisme, utilise à dessein les mots liberté et propagande.

32 G. Bernanos, « Les enfants humiliés », in: Essais et récits de combats, op. cit., 844. Paul Ricœur abonde dans le même sens: « Si le diable devait se cacher en quelque lieu privilégié du monde esthétique, ce serait sûrement dans le mauvais art, la tricherie, le mauvais goût des œuvres pieuses, mais non dans les chefs-d’œuvre où éclatent la vérité du matériau, l’honnêteté du métier, la pureté de l’expression et l’obéissance totale de l’artiste à la problématique de son art. »

33 Ibid., 1045-1047.

34 2 Co 11:14.

35 G. Bernanos, « Les enfants humiliés », in: Essais et récits de combats, op. cit., 868-869.

36 « Vous ne me blâmerez pas de penser que nous sommes peut-être dupes de quelque effroyable partenaire dont l’Eglise (catholique) nous a d’ailleurs appris l’existence et qui doit tricher au jeu. […] L’enjeu mérite bien qu’on y regarde à deux fois avant de porter sur le personnage, ses moyens et son pouvoir, un jugement sommaire… Le genre humain est désormais payé pour se méfier. Car on peut se méfier d’un partenaire qui a tant d’atouts en main, abat les cartes, et gagne neuf millions de vies humaines d’un seul coup. » « Une vision catholique du réel », in: Essais et récits de combats, op. cit., 1077.

37 « Lettre à Frédéric Lefèvre », in: Essais et récits de combats, op. cit., 1051.

38 G. Bernanos, Les grands cimetières sous la lune, préface, in: Essais et récits de combats, op. cit., 354.

39 « Au grand désarroi de Barrès », précise Thibaudet.

40 Cf. l’hebdomadaire Le Point, n° 1248 (17 août 1996), 62-64, dans un article de C. Makarian, « Les millionnaires du livre ».

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Protection de l’environnement et responsabilité chrétienne

Frédéric Baudin*

Introduction

Les questions écologiques ont une importance croissante dans le débat public depuis environ une cinquantaine d’années, lorsqu’on a pris conscience de la puissance dévastatrice de l’arme nucléaire et des conséquences de la pollution engendrée par l’exploitation industrielle des ressources naturelles de la planète.

Malgré une nouvelle attention portée à la « nature » grâce au romantisme et à l’essor des sciences naturelles au XIXe siècle, les hommes et les femmes dans leur ensemble n’ont pas vraiment su anticiper la crise écologique; les chrétiens n’ont pas toujours réagi avec la rapidité que l’on était en droit d’attendre de leur part, sauf peut-être dans quelque cénacle théologique ou œcuménique, où l’on s’efforçait pour le moins de réfléchir. Mais le mouvement semble s’inverser depuis une trentaine d’années.

Les conférences internationales ont débuté avec le sommet « Une seule Terre », organisé par les Nations Unies à Stockholm en 1972; le Programme des Nations Unies pour l’environnement a été créé cette même année. Vingt ans plus tard, en 1992, après plusieurs catastrophes écologiques qui ont manifestement contribué à éveiller les consciences, la conférence de Rio de Janeiro a rassemblé 117 chefs d’Etat ou délégués des gouvernements de 178 pays. Ce sommet a débouché sur la rédaction de conventions sur les changements climatiques ou sur la préservation de la diversité biologique. Les délégués ont rédigé l’Agenda 21, un programme de mise en œuvre du « développement durable ». Un accord sur le problème de la désertification et un autre sur l’aide au développement ont été signés sur la base de plusieurs accords ou textes antérieurs, comme le rapport Brundtland en 1987, qui définissait le développement durable et jetait les bases d’un programme d’actions urgentes à entreprendre pour préserver l’environnement à l’échelle mondiale. Le bilan du Sommet mondial pour le développement durable, qui s’est tenu à Johannesburg en 2002, est dans l’ensemble positif. Le protocole de Kyoto, élaboré en 1997, sur les changements climatiques (en particulier sur les émissions de gaz à effet de serre) a été ratifié par de nombreux pays, même si des exceptions notables (les Etats-Unis) en ont affaibli la portée symbolique et pratique.

Les Eglises historiques ont emboîté le pas de ces conférences internationales en 1983, à Vancouver, lors d’un rassemblement œcuménique sur le thème « Justice, paix et sauvegarde de la création », sous l’impulsion du physicien allemand von Weizsäcker. En 1989, la Conférence des Eglises européennes convoquait près de 650 délégués à Bâle, en Suisse, sur le même thème, qui sera de nouveau repris à Graz, en Autriche, en juin 1997. Le réseau écologique chrétien européen (ECEN, European Christian Environmental Network) mis en place en 1998, dans le même élan, adresse régulièrement des appels aux Eglises chrétiennes et leur propose de célébrer un « Temps de la création », avec des liturgies appropriées, du premier dimanche de septembre au deuxième dimanche d’octobre. Toujours en Suisse, à Villars en 1987, les chrétiens évangéliques ont signé une Déclaration sur l’entraide et le développement, mais ce texte est souvent passé inaperçu. Les travaux du Comité de Lausanne ont également rendu les évangéliques sensibles à la nécessité de préserver la création.

La prise de conscience des problèmes écologiques s’est donc approfondie parmi les chrétiens dans leur ensemble. Elle s’est accompagnée, dans certains cas, d’une repentance pour les fautes commises dans le passé, les négligences dans ce domaine. Les Eglises ont lancé un appel à changer de comportement pour préserver la création. La réflexion théologique s’est enrichie, avec des nuances cependant assez sensibles au sein des diverses dénominations chrétiennes. La Fédération protestante de France s’est dotée, par exemple, d’une cellule de réflexion, le Forum du développement durable, qui s’apprête à relayer des informations pratiques et des recommandations dans les différentes Eglises de la fédération.

Nul ne pourrait donc affirmer aujourd’hui que les Eglises chrétiennes ne se préoccupent pas de la préservation de l’environnement ou du développement durable. Mais il faut bien reconnaître que les membres de nos communautés n’ont pas toujours été informés ou enseignés sur ce sujet. La mise en pratique des mesures préconisées en haut lieu semble difficile sur le terrain, voire utopique et même inutile pour certains, qui considèrent que les petites actions individuelles ou communautaires pour protéger l’environnement se perdent dans l’océan des problèmes écologiques. Les chrétiens professionnels de l’environnement discernent souvent mal le rapport spécifique entre leur activité et leur foi. Quelles sont donc les données bibliques et théologiques qui peuvent influencer notre regard sur la création et notre action pour la préserver des effets les plus néfastes de notre civilisation contemporaine?

La foi en un Dieu créateur et le mandat culturel

Nous croyons, quelles que soient nos convictions sur la manière dont Dieu a créé le monde, que Dieu est notre Créateur. Le Symbole des apôtres, qui est probablement l’une des plus anciennes confessions de foi chrétienne, commence par ces mots: « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre. » Le Symbole de Nicée-Constantinople (381) précise que nous croyons en un Dieu créateur « de toutes choses visibles et invisibles… » La Confession de foi de La Rochelle ajoute que « nous croyons non seulement que Dieu a créé toutes choses, mais qu’il les gouverne et les conduit, disposant et réglant selon sa volonté tout ce qui arrive dans le monde ». Dieu n’est pas seulement notre Rédempteur, en Jésus-Christ, il est aussi notre Créateur, le Seigneur qui règne sur ce monde et le soutient; il faut maintenir ces vérités ensemble, afin de ne pas privilégier l’une au détriment de l’autre. Notre foi en un Dieu créateur influence notre regard sur le monde, sur les hommes et les femmes, comme sur toute créature; elle influence également notre façon de vivre dans ce monde.

Plusieurs couples de verbes sont employés dans le livre de la Genèse, pour définir précisément le mandat adressé par Dieu à l’homme et à la femme: « multiplier et remplir la terre », « dominer et soumettre » cette terre, les animaux et la végétation qu’elle renferme (et les ressources naturelles, au sens large); et, enfin, « cultiver et garder » la terre, ou le « jardin », dans lequel, d’après la Genèse, Dieu a placé l’homme et la femme au commencement. Ce mandat demeure après la chute, la révolte de l’homme et de la femme contre Dieu, la rupture de l’alliance et de la communion avec Dieu; il est simplement plus difficile à mettre en œuvre, après que la malédiction prononcée par Dieu a affecté la nature et les êtres humains. Dieu ne laisse cependant pas les hommes et les femmes totalement désemparés, sans défense et sans espérance; il leur donne la grâce d’avoir des enfants, de cultiver la terre et d’élever des troupeaux, de forger des outils et d’exercer leurs talents artistiques.

Que signifient ces verbes de la Genèse pour tous les hommes et femmes de ce monde? En quoi consiste ce mandat que Dieu nous confie? Quelles en sont les conséquences pour le milieu naturel, pour notre environnement? Enfin, les chrétiens ont-ils une responsabilité plus particulière dans ce domaine de la protection de l’environnement? Nous tenterons d’apporter à ces questions quelques réponses qui nous permettront d’esquisser ainsi une éthique de la création.

A) Multiplier et remplir la terre

On dénombrait, au début du XIXe siècle, environ 1 milliard d’individus, 4 milliards en 1930, 6 milliards en l’an 2000. Cette « explosion démographique » est en partie la cause de la dégradation de notre environnement actuel. Il a fallu, en effet, nourrir cette population sans cesse croissante, et pour cela développer l’agriculture et l’industrie, puis assurer la distribution à grande échelle des produits; ces mesures indispensables ont malheureusement entraîné une pollution indubitable et perturbé les équilibres naturels.

Sur le plan de l’alimentation, la situation est très inégale dans le monde. Dans certaines régions, la malnutrition est toujours une réalité, en particulier en Afrique subsaharienne. La famine demeure une menace, lorsque les conditions climatiques sont défavorables ou, plus souvent, lorsque des conflits éclatent ou que l’aide est mal répartie. En revanche, dans nos pays dits « développés », nous avons largement dépassé le seuil du bien-être élémentaire, même si certains d’entre nos concitoyens ne bénéficient toujours pas, hélas, de cette abondance.

On estime que la population mondiale pourrait culminer à 10 ou 12 milliards, voire 14 milliards d’individus d’ici à un siècle (selon les estimations les plus réalistes). Il semble qu’il soit possible de nourrir cette population, à condition qu’aucune perturbation majeure, climatique ou politique, ne survienne. Il est vrai qu’après la tyrannie de la procréation incontrôlée, la tendance est actuellement à la maîtrise de l’évolution démographique, parfois de façon excessive, si l’on considère que la plupart des pays développés ont un taux de fécondité inférieur à celui qui serait nécessaire pour assurer le renouvellement des générations. Et cela pose déjà des problèmes sociaux, qu’il va falloir désormais résoudre à plus ou moins court terme.

Le défi aujourd’hui est de trouver des solutions agricoles, industrielles et urbaines qui nuisent le moins possible à l’environnement, tout en permettant de nourrir et d’abriter au mieux le plus grand nombre d’individus, et cela sans freiner le progrès économique, technologique, scientifique: c’est une définition du développement durable. Le rapport Brundtland (1987) précisait que le développement actuel devrait aussi permettre aux générations futures de vivre dans des conditions de confort optimales.

B) Dominer et soumettre

La grâce que les théologiens qualifient de « générale » ou « commune » ­- la grâce que Dieu accorde à toutes ses créatures – n’est pas étrangère à l’exploit réalisé par l’humanité pour se nourrir. Mais cet exploit, ce gigantesque effort consenti par les hommes et les femmes dans le monde, n’a pas été accompli dans le seul but de nourrir les plus pauvres et de subvenir aux besoins de ceux qui travaillent.

Nous voyons se développer, depuis les débuts de l’âge industriel, parfois même en prenant appui sur ces verbes de la Genèse, une domination immodérée, une exploitation presque sans borne de toutes les ressources naturelles de la création. Les conséquences de cette surexploitation sont parfois tragiques. Il n’est pas normal que le souci du rendement, qui a sa part légitime, ait conduit les éleveurs à utiliser, souvent sans discernement ni précautions suffisantes, des farines animales, des antibiotiques ou des hormones de croissance. Il n’est pas juste d’utiliser la formidable puissance de nos machines pour détruire sans frein les espaces naturels: près de 9 millions de kilomètres carrés ont été défrichés et transformés depuis 1850 pour répondre, il est vrai, aux besoins d’une population et d’une urbanisation croissantes. La gestion de l’espace urbain n’a pas toujours été la meilleure, l’organisation de nos villes ou de nos régions laisse parfois songeur. Et que dire de nos loisirs, de nos invasions saisonnières dans les montagnes ou sur les plages, qui laissent souvent des traces indésirables dans « la nature »? Il n’est pas normal, enfin, que l’on développe l’industrialisation sans se préoccuper aussi de la pollution qu’elle peut engendrer. Certains sites ont été totalement défigurés, souillés, anéantis par une pollution parfois dramatique et mortelle.

On a recensé, dans le monde, environ 1,4 million d’espèces animales et végétales. Il y aurait probablement en réalité quatre à cinq fois plus d’espèces à la surface de la terre. Nous avons encore du travail pour identifier et nommer les plantes et les animaux de ce monde! Les milieux les plus riches disparaissent cependant à grande vitesse, en particulier la forêt équatoriale des pays en voie de développement, par centaines et même par milliers d’hectares chaque jour (100 000 kilomètres carrés par an, soit environ un cinquième de la France). On avance que deux ou trois espèces animales ou végétales disparaîtraient chaque jour et, parmi elles, certaines plantes qui auraient pu contenir des éléments nécessaires à la fabrication de médicaments. Des milliers d’espèces sont directement menacées d’extinction. Parmi les causes de ces disparitions prématurées, on cite généralement la pression démographique, l’extension des zones industrielles et résidentielles, le drainage quasi systématique des marais et la destruction des forêts, l’usage abusif des pesticides ou des engrais (surtout pendant les années 1970), les pratiques agricoles discutables, mais aussi nos mauvaises habitudes et notre négligence.

Domination excessive, donc, mais l’excès contraire ne vaut pas mieux: certains systèmes religieux ou courants écologiques préconisent en effet la méthode douce, et parfois même le laissez-faire absolu. Parmi les adeptes du mouvement nébuleux et syncrétiste du Nouvel Age, beaucoup prônent un respect de la nature qui semble a priori très estimable; mais il s’inspire, en réalité, d’une vision panthéiste et orientale de la nature. On ne touche pas à tel animal, car il est une parcelle de la divinité, il est sacré, il est la réincarnation d’un individu, homme ou femme, qui a plus ou moins bien agi dans sa vie antérieure. Les systèmes religieux et philosophiques qui recommandent de ne pas intervenir sur la nature sont inspirés par un idéalisme mystique ou par le fatalisme, dont nous pouvons constater les effets funestes sur les populations, si longtemps livrées à la maladie, la malnutrition et la prolifération anarchique. Cette bonne résolution de respecter tous les êtres vivants est souvent mise à mal, lorsqu’on dort dans une chambre peuplée de moustiques virulents, ou que l’on cultive quelques légumes, eux aussi abondamment visités par les parasites! Il nous faut donc faire un choix entre le tout « dominer et soumettre », en vogue depuis l’âge industriel, et l’utopique laissez-faire prôné par de doux rêveurs ou par les plus résignés, qui ne sont pas toujours les plus inoffensifs.

C) Cultiver et garder la terre (le jardin)

D’après la Genèse, les hommes et les femmes étaient invités à remplir, dominer et cultiver la terre en communion avec Dieu, c’est-à-dire avec la sagesse et le discernement que Dieu leur inspirait. Il ne s’agissait pas pour eux d’exercer leur tyrannie sur la création, mais plutôt d’en prendre soin pour le bien de toutes les créatures et pour la gloire du Créateur. L’un des verbes traduits par dominer, l’hébreu radâ, est employé à plusieurs reprises dans le Pentateuque. Dans le Lévitique, en particulier, il est rappelé aux descendants d’Abraham, dans le cadre des lois sur le travail domestique, qu’ils ne doivent pas dominer sur leurs frères de façon tyrannique (Lv 25 et 26). Ces lois étaient données pour éviter les problèmes de l’esclavage. Les serviteurs juifs pouvaient être rachetés par un membre de leur famille; ils avaient la possibilité de recouvrer la liberté lors de l’année sabbatique, tous les sept ans, ou lors du jubilé, tous les cinquante ans. Le même verbe dominer est employé par les prophètes, comme Ezéchiel ou Jérémie, qui rappellent que le roi doit exercer sa domination pour le bien de son peuple, comme un berger envers son troupeau et non comme un tyran assoiffé de pouvoir.

En hébreu, les verbes « cultiver » (avad) et « garder » (shamar) ont aussi une connotation religieuse: on garde les commandements de Dieu, et le verbe cultiver – travailler – peut avoir le sens de « rendre un culte », « servir Dieu ». Ce verbe est employé pour désigner l’activité des lévites dans le tabernacle dressé dans le désert ou dans le temple de Jérusalem. Les prêtres étaient tenus de « garder » le sanctuaire, et notamment de préserver la pureté du lieu saint de toute souillure profane. L’autorité des êtres humains, déléguée par Dieu, leur vocation (remplir et cultiver la terre, identifier, nommer et protéger les êtres vivants), leur domination impliquent également leur responsabilité devant Dieu.

La nature porte l’empreinte du Créateur, comme le suggère l’apôtre Paul au début de l’épître aux Romains, où il fait écho à de nombreux psaumes et à d’autres textes de l’Ancien Testament. Cette révélation de Dieu dans la nature est partielle, mais les hommes et les femmes créés à l’image de Dieu peuvent au moins reconnaître, dans cette nature, la marque de la divinité. Cela les rend même, souligne l’apôtre Paul, « inexcusables de ne pas avoir rendu leur culte au seul vrai Dieu ». Cette révélation fonde donc leur responsabilité. Elle dévoile, d’une certaine manière, leur faute devant Dieu: ils se sont tellement fourvoyés qu’au lieu de servir le Créateur, ils ont servi les créatures. Autrement dit, ils ont rendu un culte à la création; ils ont travaillé pour la seule création. Le renversement est alors complet: au lieu de dominer sur les poissons, les oiseaux et les reptiles, les animaux de tous les milieux, les hommes et les femmes en sont réduits à adorer ces créatures, à les diviniser. Les vices, les péchés, dénoncés par l’apôtre dans la suite de sa lettre aux Romains, sont éloquents: ils trahissent la prétention de l’être humain à la démesure, à franchir les limites de sa condition, tant sur le plan spirituel que moral et pratique, dans tous les domaines, familial, sexuel, social et économique. Or, c’est bien dans le respect des limites fixées par Dieu que se trouve sans aucun doute l’alternative à l’exploitation démesurée de la création, à cette divinisation, ce culte des idoles dénoncé par les prophètes et les apôtres. En voulant s’affranchir de Dieu, en idolâtrant la création au lieu d’adorer le Créateur, l’homme qui se croit sage se conduit en réalité comme un insensé.

Les êtres humains prétendent mettre en œuvre leur raison et leur vision mécaniste d’un monde sans Dieu, où ils ne voient qu’un enchaînement de causes et d’effets qu’il leur appartient de comprendre pour mieux le maîtriser. Mais leur volonté de dominer la création, afin d’en tirer le plus grand bénéfice – et le plus immédiat -, leur cupidité idolâtre les conduisent à appauvrir cette création de façon aujourd’hui alarmante, à la polluer d’une manière parfois irréversible à court ou moyen terme, à la modifier (notamment sur le plan génétique) sans toujours maîtriser ces changements, un peu comme l’apprenti sorcier.

D) Mandat culturel et responsabilité chrétienne

Les chrétiens, comme le prétendait Lynn White dans un article de la revue Science (1967) demeuré célèbre, portent-ils une responsabilité toute particulière dans la crise écologique?

Les lois de l’Ancien Testament, énoncées par Moïse et rappelées par les prophètes, mettent en évidence le lien entre la terre – sa fécondité – et l’obéissance morale et religieuse du peuple de Dieu. Le peuple d’Israël devait observer le sabbat, un jour par semaine, et ne pas travailler ce jour-là; le repos était pour ces hommes et ces femmes un signe de leur dépendance envers le Seigneur, de leur foi en Dieu qui pouvait pourvoir à leurs besoins même lorsqu’ils se reposaient. C’était pour eux le rappel qu’ils étaient des créatures limitées dans le temps et dans l’espace et qu’ils devaient respecter leurs limites aussi bien que celles des autres créatures, dont les animaux avec lesquels ils travaillaient. La terre même devait « jouir de ses sabbats », selon l’expression biblique, elle devait se reposer pour être plus féconde. Mais lorsque ces commandements étaient transgressés, la terre, littéralement, « vomissait » les habitants (Lv 18.27). L’image est éloquente! La terre ne supporte pas la surexploitation par les hommes, et cela la rend malade. Elle subit les effets de la désobéissance des hommes à la Loi de Dieu.

Dans les livres du Lévitique et du Deutéronome, en particulier dans l’énoncé des bénédictions et des malédictions, un lien étroit est souligné entre l’obéissance à Dieu, le climat favorable, la fertilité de la terre et l’abondance des récoltes; la solidarité entre les créatures assure la sauvegarde de l’ensemble de la création. Cela demeure toutefois un idéal à atteindre; il serait pour le moins excessif de considérer tout désordre actuel dans le monde comme la conséquence des fautes précises d’un peuple ou d’individus envers Dieu. Nous savons à quels excès cette interprétation simpliste peut, hélas, mener… L’apôtre Paul utilise l’expression « empire du péché » pour désigner un monde marqué par la réalité du mal, « assujetti à la vanité », un monde que Dieu veut sauver en le réconciliant avec lui par Jésus-Christ.

Les hommes peuvent donc soumettre la création, à condition de rester eux-mêmes soumis à Dieu, à ses commandements, à condition qu’ils demeurent en communion avec Dieu. Et cela est aujourd’hui possible, au moins jusqu’à un certain point, puisque Dieu lui-même a rétabli cette communion avec tous les hommes et toutes les femmes; c’est en tout cas ce que croient les chrétiens, qui reconnaissent en Jésus le Fils de Dieu, le médiateur d’une nouvelle alliance entre Dieu et son peuple. Mais ce peuple de Dieu n’est pas encore dans la « nouvelle création », même si les chrétiens, juifs et non-juifs, insiste l’apôtre Paul, sont d’ores et déjà de nouvelles créatures – littéralement (en grec) une nouvelle création – en Jésus-Christ (2Co 5.17).

Les chrétiens vivent plus ou moins bien cette tension entre le présent et l’avenir, spécifique à leur foi. Ils ont parfois tendance à mettre l’accent sur les dernières phrases du Credo, le retour de Jésus-Christ, le jugement dernier, la « dissolution de toutes choses » évoquée par l’apôtre Pierre dans sa deuxième lettre, la « fin du monde », pour employer une expression plus familière aux accents apocalyptiques. Tout doit disparaître, comme au temps des soldes! Après moi, le déluge! Mais la fin a commencé depuis deux mille ans, Jésus et ses disciples l’affirment. La discontinuité entre l’ancienne et la nouvelle création n’est peut-être pas aussi radicale. Certes, la Bible l’évoque, Jésus lui-même le souligne: le jugement purificateur aura lieu; mais la Bible évoque aussi la continuité entre cette création devenue corruptible et la nouvelle création incorruptible à venir, qui est déjà révélée en Jésus-Christ ressuscité. Au jour de la résurrection finale, la nature elle-même, le ciel et la terre seront régénérés, renouvelés, recréés, transformés…

Dieu demeure le Seigneur de toute la création, de toute créature, et c’est donc l’ensemble de cette création qui est appelé, avec les élus de Dieu, au salut, au rétablissement de toutes choses évoqué par l’apôtre Paul (Rm 8.18-23), c’est-à-dire au rétablissement de relations justes, dans la foi en Jésus-Christ, entre les créatures et leur Créateur, mais aussi entre les créatures elles-mêmes. La matière, dans la Bible, n’est pas assimilée au mal. Dieu lui-même choisit de s’incarner en homme et Jésus ressuscite avec un corps que ses disciples peuvent reconnaître et que Thomas peut toucher. Il nous faut lutter contre l’idée, issue du platonisme et du gnosticisme grecs, d’un « ciel » ou d’un « royaume de Dieu » désincarné, qui serait libéré de toute matière assimilée au mal, le lieu des âmes pures sans corps. On retrouve cette même pensée dans les religions ou philosophies orientales, qui considèrent le monde matériel comme une illusion, pour mettre l’accent sur le monde spirituel. La pensée biblique ne méprise pas cette création, qui est déclarée bonne. Elle inclut la nouvelle création, une régénération spirituelle, certes, déjà commencée en ceux qui ont foi en Jésus-Christ, mais aussi une rédemption corporelle, la résurrection des êtres humains dans de nouveaux corps incorruptibles, appelés à vivre sous le règne de Dieu.

Les chrétiens, comme d’ailleurs les non-chrétiens, vivent parfois avec la pensée, plus ou moins consciente, que les ressources naturelles sont sans limite, que la diversité biologique ne semble pas souffrir d’un appauvrissement, qu’il y aura de toute façon « une solution » et que l’homme vaut bien plus qu’une fleur, un oiseau, un poisson, un coléoptère ou un serpent. L’homme et la femme sont des créatures précieuses; nous avons raison de nous préoccuper du salut et du bien-être de nos contemporains. Mais nous cherchons, précisément, en tant que chrétiens, à protéger cette nature où Dieu se révèle en partie et que nous sommes appelés à gérer comme de bons intendants mandatés par leur créateur. Nos réserves naturelles et énergétiques sont limitées: l’eau potable manque dans de nombreuses régions du monde (et pose aussi des problèmes de régénération dans nos pays développés), bien des ressources ne sont pas inépuisables… Le pétrole, par exemple, est une énergie fossile qui met extrêmement longtemps à se constituer, mais nous sommes en train de l’épuiser en deux ou trois siècles à peine. Cela vaut aussi pour l’uranium dans nos centrales nucléaires actuelles, grandes consommatrices de ce minerai dont on utilise une part infime (1 à 2%) dans le processus de fission pour en dégager l’énergie tant convoitée…

Nous devons donc changer nos modes de comportement si l’on veut que les générations suivantes vivent dans des conditions acceptables. Nous avons besoin de sagesse pour gérer l’avenir – notre avenir, mais aussi celui de nos enfants ou de nos petits-enfants… Nous pouvons économiser nos ressources, protéger le patrimoine naturel qui nous est confié, penser aux générations futures et dénoncer l’égoïsme de notre génération. Nous relevons le défi, en tant que chrétiens, de respecter les limites qui nous sont imposées par Dieu. Nous devons essayer de gérer cette création, de « cultiver le jardin », de remplir cette terre et en prendre soin d’une façon intègre, en communion avec notre Créateur, autant qu’il est possible dans le cadre de la « nouvelle alliance ».

Nous partageons toutefois cette responsabilité avec l’ensemble de nos contemporains engagés dans tous les domaines: les autorités politiques, les industriels, les chercheurs et les biologistes, les agriculteurs, les grands distributeurs… et les consommateurs, que nous sommes tous! Il est trop facile de rejeter la responsabilité sur un seul des maillons de la chaîne. Les recommandations publiées lors des grands rassemblements internationaux ou œcuméniques vont dans le même sens, comme les conseils émis (en particulier sur internet!) par le gouvernement français pour contribuer à la préservation de l’environnement dans notre pays…

Comment pouvons-nous donc, dans notre univers quotidien, contribuer à protéger la création, à lutter contre la surexploitation des ressources? Les pistes de réflexion que nous suggérons ci-dessous sembleront peut-être un peu utopiques, voire simplistes… L’idéal à atteindre est élevé; il s’apparente même à la quadrature du cercle si l’on cherche à satisfaire toutes les conditions du « développement durable », parfois contradictoires…

E) Solutions pratiques

Nous pouvons:

– Résister tout simplement aux tentations de la publicité, de la mode, du matérialisme et, en revanche, nous contenter davantage de ce qui est nécessaire et non superflu pour vivre: n’hésitons pas à marcher à contre-courant! Revenons à un style de vie plus modéré…

– Eviter de tomber dans les pièges de la civilisation des loisirs, du divertissement (la diversion est contraire à la conversion!). Exerçons notre esprit critique, notre discernement humain et spirituel, à la lumière de la Bible, et n’ayons pas peur de remettre ainsi en cause les modèles dominants… Tout est permis, sans doute, mais tout n’est pas utile, loin de là!

– Réduire notre consommation d’essence et marcher davantage, ou utiliser nos vélos! Nous pouvons aussi réduire, dans certains cas, notre consommation d’eau potable, d’électricité, etc.

– Lutter contre la pollution domestique et pratiquer le tri sélectif des déchets en vue du recyclage (à condition que des filières de recyclage existent, qu’elles soient bien organisées et rentables) et inciter nos autorités locales dans ce sens.

– Favoriser le développement des énergies renouvelables (solaire, éolienne, eau [hydroélectricité], etc.), mais est-il réaliste de tout en attendre? L’énergie nucléaire restera très probablement indispensable, il importe donc de favoriser la recherche pour mieux la maîtriser et rentabiliser l’utilisation de l’uranium…

– Développer l’éducation, la sensibilisation à l’environnement, en particulier auprès des jeunes, dans le cadre du catéchisme, par exemple, et des associations comme A Rocha (Le Rocher), créée en 1983 par le pasteur anglican Peter Harris et soutenue depuis le premier jour par son collègue et ami John Stott. La branche française de cette association a été créée en France en 2000 et s’est implantée près d’Arles, où elle contribue sur les plans scientifique et pratique à la protection de la vallée des Baux-de-Provence.

– Dénoncer la désinformation dont nous sommes souvent l’objet, ce qui suppose que nous fassions l’effort de nous informer, même si cela n’est pas toujours facile…

– Participer au débat politique (gestion de la cité): rien ne nous empêche de faire entendre notre voix auprès des autorités locales, régionales ou nationales, pour les encourager à prendre des mesures saines visant à protéger l’environnement.

– Etre sensible à la situation des pays du tiers monde, où les risques de pollution et de surexploitation sont encore accrus à cause du manque de réglementation sur place et de moyens pour lutter efficacement, ou encore à cause de l’appétit parfois démesuré des grands groupes industriels, qui peuvent cependant avoir dans certains cas une influence positive.

– Rechercher des solutions adéquates par le biais de nos œuvres ou des missions chrétiennes et favoriser le « commerce équitable », comme s’y efforce, par exemple, le SEL, le Service d’entraide et de liaison, basé à Cachan, près de Paris.

– Aborder ce sujet lors d’un débat dans nos Eglises et trouver ensemble des solutions pratiques à notre portée. Il faut poursuivre le débat dans ce sens et ne pas négliger les petits commencements: la mise en pratique des recommandations formulées par les autorités civiles ou religieuses commence par des gestes très simples qui visent à préserver la création dans notre univers quotidien.

– Etre davantage présent dans le débat public, où deux tendances s’affrontent:

• Une vision mécaniste, matérialiste, déterministe: on ne voit dans le monde qu’un enchaînement d’effets et de causes qu’il importe de comprendre et de maîtriser, sans référence à Dieu.

• Une vision plus spirituelle, souvent idéaliste et mystique, qui met l’accent sur le sens de l’existence et de la vie, mais qui tend à diviniser la nature; cette pensée est largement récupérée par le mouvement du Nouvel Age, de tendance panthéiste et syncrétiste, très présent dans les milieux écologistes.

Cette dernière influence est parfois sensible jusque dans les rassemblements organisés par le Fonds mondial de la nature (WWF) et l’Alliance des religions et de la conservation (ARC). Une première manifestation de ce courant a eu lieu en marge du rassemblement interreligieux d’Assise, en 1986. Il a pris une certaine ampleur, jusqu’au rassemblement de Katmandou en l’an 2000. En France, ce courant se développe depuis les rassemblements interreligieux, en 2001, au monastère (orthodoxe) de Solan, dans le Gard, et à celui du Mont-Saint-Michel, en avril 2003. L’apport des différentes traditions religieuses sur la réflexion et la protection active de l’environnement est souvent positif, mais le flou syncrétiste qui semble caractériser ces rassemblements des grandes et petites religions pose problème. L’écologie risque de devenir une nouvelle idéologie de portée mondiale, c’est peut-être même la prochaine grande utopie universelle…

Notre point de vue chrétien mérite le respect. Il est porteur d’un projet de vie pour ce monde présent, même si les chrétiens n’en ont pas toujours été les meilleurs témoins, loin s’en faut! Nous avons une vision du monde, de notre prochain, de notre environnement spécifique à la foi en un Dieu créateur. Notre regard se tourne également vers le monde à venir, car nous croyons que Dieu renouvellera un jour cette création. Et nous croyons que notre responsabilité actuelle n’est pas sans conséquences sur le monde à venir.

Nous savons, en tant que chrétiens, qu’il n’y a pas (et qu’il n’y aura pas) d’écologie parfaite. Nous ne croyons pas que l’homme sera capable d’établir le règne de Dieu sur terre, grâce à son intelligence, son habileté technique, ni même grâce à ses mesures nécessaires de protection de l’environnement ou pour assurer un développement durable. Nous devons rester vigilants et dénoncer la réalité du mal, comme nous devons aussi dénoncer l’utopie du progrès, de la productivité ou de l’écologie qui nous délivreraient de ce mal ancré dans le cœur de l’homme; c’est sur ce point précis que la théologie sous-jacente du mouvement inauguré par le physicien von Weiszäcker nous semble révéler quelque faiblesse.

Nous ne sommes pas pour autant contre le progrès ou l’évolution des techniques qui nous procurent un certain confort! Mais ce confort, sans Dieu, peut être un piège, dès lors qu’il nous conduit à ne plus reconnaître en Dieu notre Créateur, dont nous demeurons dépendants (cf. Dt 8). Ce confort peut aussi nous donner l’illusion que notre pouvoir sur la création et les créatures est sans limite.

L’annonce de l’Evangile, la conversion des hommes et des femmes à Dieu, un véritable changement de comportement dans tous les domaines de notre vie peuvent atténuer les effets du mal, tant parmi les êtres humains que dans la nature. La création tout entière sera ainsi mieux respectée. Notre éthique de la création n’apportera sans doute qu’une amélioration partielle. Dieu seul reste souverain pour régénérer cette terre, pour « créer de nouveaux cieux et une nouvelle terre ». Cela ne doit pas nous empêcher de combattre le mal sous toutes ses formes, d’être sensibles à notre environnement, dans une authentique perspective chrétienne, en communion avec Dieu. Car prendre soin de la création, dans le temps présent, c’est aussi une façon d’aimer Dieu et notre prochain…

* F. Baudin est écrivain et conférencier.

LIVRES

BASTAIRE, Jean Le salut de la création (Paris: DDB, 1996).

BERRY, R.J. (collectif) The Care of Creation (Leicester: IVP, 2000).

CHALLIER, Catherine L’alliance avec la nature (Paris: Cerf, 1989).

Collectif Nature menacée et responsabilité chrétienne (Strasbourg: Oberlin, 1979).

Collectif L’agitation et le rire (sur « Le temps presse ») (Genève: Labor & Fides, 1989).

DE WITT, Calvin B. (collectif) L’environnement et le chrétien (Québec: La Clairière, 1995).

DOUMA, Jochum Bible et écologie (Aix-en-Provence: Kerygma, 1991).

HARI, Albert L’écologie et la Bible (Paris: Ed. Atelier, 1995).

HARRIS, Peter Under the Bright Wings (Londres: Hodder & Stoughton, 1993).

HERVIEU-LÉGER, Danièle (collectif) Religion et écologie (Paris: Cerf, 1993).

IGNACE IV, patriarche d’Antioche Sauver la création (Paris: DDB, 1989).

JACQUEMIN, Dominique Ecologie, éthique de la création (Louvain: Artel-Fides, 1994).

JONAS, Hans Le principe de responsabilité (Champs: Flammarion, 3e éd. 1995, Cerf, 1990). Une éthique pour la nature (Paris: DDB, 2000).

MOLTMANN, Jürgen Dieu dans la création (Paris: Cerf, 1985).

PELT, Jean-Marie La terre en héritage (Paris: Fayard, 2000).

Au fond de mon jardin (Paris: Fayard, 1992).

SCHAEFFER, Francis La pollution et la mort de l’homme (Guebwiller: LLB, 1974).

SCHÄFER-GUIGNIER, Otto Et demain la terre, christianisme et écologie (Genève: Labor & Fides, 1990).

SHARLAND, Roger W. The Stewardship of God’s World (Nairobi: REAP, 1999).

WEIZSÄCKER von, Carl Friedrich Le temps presse (Paris: Cerf, 1987).

WRIGHT, N.T. Nouveaux cieux, nouvelle terre (Aix-en-Provence: Kerygma, 2004).

REVUES

Communio « L’écologie », revue catholique internationale, n° 107 (mai-juin 1993).

Concilium « Pas de ciel sans la terre », revue internationale de théologie, n° 236 (1991).

Fac réflexion H. Blocher, « Dieu est-il vert? », n° 15 (janvier 1990).

Foi et Vie Rodes, Ellul, Charbonneau, « Ecologie et théologie », n° 5-6 (décembre 1974).

Foi et Vie Rodes, Ellul, Charbonneau, « Sciences, techniques, éthique », n° 3-4 (juillet 1988).

Hokhma Cuvillier, Baecher, etc., « La fin du monde, une question d’actualité », n° 62 (1996).

Ichthus Ph. Gold-Aubert, « La pollution, ses dangers, ses limites », n° 40 (février 1974).

Ichthus L. de Benoit, J. Humbert, « La responsabilité écologique du chrétien », n° 50 (février-mars 1975).

L’écologiste « Religions et écologie », n° 9 (février 2003).

Lumière et Vie Simon, Müller, Blancy, « Ecologie et création », n° 214 (septembre 1993).

La Revue réformée P. Wells, « Justice, paix et préservation de la création », n° 157 (novembre 1988).

La Revue réformée H. Blocher, J. Brun, P. Jones, etc., « Ecologie et création », n° 169 (juin 1991).

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