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Amour et altérité à l’heure des discours sur le genre

AMOUR ET ALTÉRITÉ

À L’HEURE DES DISCOURS

SUR LE GENRE

François de Muizon1 [1]

INTRODUCTION : GENDER STUDIES ET ANTHROPOLOGIE CHRÉTIENNE, DEUX UNIVERS INCOMPATIBLES ?

Spontanément, nous pensons l’amour, le « grand amour », comme ce lien unique qui unit un homme et une femme. Ainsi, l’amour humain, dans son acception courante, engage doublement le rapport à l’autre, s’il est vrai que l’autre de l’autre sexe est, selon le philosophe Emmanuel Levinas, « doublement autre », autre selon la personne et autre selon le sexe. La différence des sexes est « une différence tranchant sur les différences », « la qualité même de la différence »2 [2]. Pourtant, selon une pensée commune qui se répand aujourd’hui, il devient normal de concevoir un lien d’amour, y compris conjugal, qui n’intégrerait pas structurellement l’altérité des sexes. On ne voit plus clairement ce que cela change, à partir du moment où l’on s’aime. On en vient à se demander si intégrer structurellement l’altérité des sexes au cœur du lien d’amour a encore une signification particulière3 [3].

Certainement, cette évolution récente est à corréler avec la propagation dans les pays occidentaux de ce qu’on appellera ici les « discours sur le genre ». Leur diffusion dans le paysage médiatique français en 2011 semble avoir suscité un vrai questionnement, dont l’enjeu n’est pas seulement social, ni même moral. En effet, il concerne le socle anthropologique fondamental. En premier lieu, nous éviterons les expressions « théorie du genre » et a fortiori « idéologie du genre », car le genre n’est pas exactement une « idéologie » au sens d’une vision cohérente du monde correspondant à un système rationnellement unifié. Il s’agit plutôt de courants multiples, aux statuts divers, qui se sont développés d’abord dans la culture anglo-saxonne, à mi-chemin entre le militantisme politique et les études anthropologiques, à caractère universitaire. Ce constat devrait nous prémunir de tomber dans le piège de la fausse alternative qui opposerait, de façon symétrique, une position supposée idéologique, le constructivisme, à une autre position adverse, supposée chrétienne, qualifiée de naturaliste4 [4]. Afin d’éviter cet écueil, on étudiera d’abord l’histoire des sources de ce courant de pensée polymorphe. Il s’agit par là de dégager modestement quelques caractéristiques de la galaxie gender5 [5], afin d’engager le dialogue avec l’anthropologie chrétienne.

I. GENÈSE DU CONCEPT DE GENRE

Historiquement, le concept de gender6 [6] est apparu dans les États-Unis des années 1950, dans un contexte psychiatrique. Son succès tient sans doute à son aptitude à agréger autour de lui plusieurs courants dominant le xxe siècle : constructivisme, existentialisme, marxisme, féminisme, relativisme, individualisme, hédonisme, égalitarisme. Il est une véritable aubaine pour la pensée politique à bout de souffle, constituant comme un nouvel horizon, un nouveau combat libérateur. Pourtant, on ne trouve pas de définition consensuelle et durable du concept de genre, et les discours utilisant le mot gender ne sont pas tous compatibles. Schématiquement, le discours sur le genre s’est construit en quatre étapes.

1) Une distinction psychiatrique (1955)

En 1955, un psychiatre de Los Angeles, Robert Stoller7 [7], distingue le sexe biologique (sex), de l’identité sexuelle issue du vécu psychique subjectif – le fait de se percevoir homme ou femme et de se comporter en conséquence (gender). Force est de constater que sexe et genre ne correspondent pas toujours. Stoller a vulgarisé l’idée que l’essentiel n’est pas le sexe biologique, mais le vécu subjectif qui peut parfois être en contradiction avec le sexe biologique. Il montre aussi le rôle déterminant du regard social sur la conscience d’appartenir à l’un ou l’autre sexe. Stoller développe la notion « d’identité de genre », conscience subjective d’être un homme ou une femme, qui se construit à la croisée du donné corporel et des représentations sociales. La distinction entre sexe anatomique et genre construit psychiquement et socialement est donc pour Stoller une manière d’identifier, dans le processus de construction de l’identité sexuée, ce qui relève du normal (quand il y a cohérence entre les deux) et ce qui relève du pathologique (quand, de manière exceptionnelle, il y a incohérence)8 [8].

Son collègue néo-zélandais John Money veut aller plus loin : selon lui, la véritable identité de genre est issue de la perception subjective que le sujet a de lui-même, indépendamment de son sexe biologique, et il est nécessaire, au cas échéant, de pouvoir accéder à une chirurgie de réassignation de son sexe, ce que lui-même n’hésite pas à pratiquer, afin d’aligner le sexe anatomique sur le vécu subjectif, comme ce fut le cas pour le jeune David Reimer9 [9]. Ces opérations spectaculaires ont beaucoup impressionné, laissant entendre que le sexe naturel n’est pas intangible10 [10].

2) Une distinction sociale dans un contexte de féminisme militant (1972)

Dans son célèbre ouvrage Sex, Gender and Society (1972), la sociologue britannique Anna Oakley dénonce l’idéologie naturaliste liant les différences comportementales entre hommes et femmes à des différences d’ordre biologique. Le naturalisme prétend fonder dans la nature une compréhension de la différence des sexes qui se traduirait par des différences de rôles, de comportements et de places, celles précisément que la société a assignées à chaque sexe, et ceci afin de justifier des inégalités sociales, des discriminations, les fameux « stéréotypes de genre » à faire disparaître, dans le cadre du combat féministe. Selon Oakley, il faut faire une distinction entre la simple dualité organique des sexes, liée essentiellement à la procréation (sex), et la hiérarchie sociale et culturelle des genres construits (gender)11 [11].

Oakley se réfère à Simone de Beauvoir, qui distingua dans une formule célèbre – « On ne naît pas femme, on le devient » (1949)12 [12] – ce qui est donné à la naissance, la nature, au sens moderne de simple donné biologique13 [13], et ce qui se construit dans une histoire, la liberté. En un sens, Beauvoir a raison : on ne naît pas femme, mais seulement femelle. On ne naît pas homme, mais seulement mâle. Femme, homme, il faudra aussi le devenir, l’inventer en quelque sorte. L’identité sexuée, la manière d’être féminine ou masculine, ne saurait se réduire à l’anatomie. Être homme, être femme, n’est pas le seul résultat d’un processus physiologique. S’approprier son corps sexué pour intérioriser son identité sexuée est un défi important, spécialement à l’adolescence. La distinction est donc pertinente et existentiellement libérante.

Mais, pour autant, peut-on aller jusqu’à dissocier naître et devenir, en soutenant que la féminité n’a aucun rapport avec le donné biologique, naturel, et avec le mode de relation qu’il induit ? Le fait de pouvoir porter un enfant et de le mettre au monde n’a-t-il vraiment aucun rapport avec la féminité, sans pour autant l’y réduire ? La maternité n’est-elle qu’une construction culturelle ou n’a-t-elle pas aussi un ancrage significatif dans le donné du corps féminin ? La question de fond est : puis-je m’inventer à partir de rien, indépendamment de mon corps et de mon sexe ?

3) La french theory : le sexe est avant tout une question de pouvoir (1980)

La french theory est la relecture que l’on a faite outre-Atlantique d’auteurs français des années 1968 comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze14 [14]. En radicalisant la formule beauvoirienne, ce courant en vient à opposer naître et devenir, nature et liberté. Tout ce qui est naturel serait aliénant pour la liberté. La culture se construirait en dehors de tout donné de naissance, lequel n’aurait plus rien à nous dire. Dans un contexte marxisant polémique de guerre des sexes, la différence homme-femme sera fortement soupçonnée. Déjà, au xixe siècle, Engels avait stigmatisé le mariage monogamique comme première expression de la domination masculine15 [15]. On connaît par ailleurs l’insistance de Michel Foucault à rendre compte, selon une méthode généalogique, de la sexualité par la catégorie de pouvoir qui, selon lui, serait « partout »16 [16]. La rencontre des sexes serait donc à interpréter en termes de conflit, de rapport de force, d’enjeu de pouvoir, et non plus d’amour ! Selon l’historienne américaine pro-gender Joan Scott : « Le genre est moins la construction sociale de la différence des sexes qu’une façon première de signifier des rapports de pouvoir. »17 [17] Désormais, la clef herméneutique pour interpréter le véritable sens de la différence des sexes et de la sexualité elle-même ne relèverait plus des catégories d’amour, de don mutuel, d’alliance et, a fortiori, de complémentarité des sexes en vue de la procréation, mais exclusivement des catégories de pouvoir et de domination.

Le genre en vient à désigner l’assujettissement à une norme sexuelle produite par une société patriarcale dominante. Le combat se joue désormais sur deux fronts : le sexe biologique relève du conditionnement naturel à dépasser, et le genre culturel est l’expression de la domination politique masculine à renverser. Il faut donc refuser de se laisser enfermer tant dans le sexe biologique que dans le genre social18 [18], et libérer la femme de la place que la nature et la société lui avaient assignée. Dans une posture d’interprétation hédoniste de la sexualité et d’affranchissement libertaire de toute limite, Foucault casse le modèle des genres, imposé par la société, qui a conduit à l’établissement du couple monogamique et hétérosexuel, où la sexualité a un rôle procréatif. Dépasser la forme monolithique de l’hétérosexualité imposée, c’est affirmer un pouvoir et promouvoir des sexualités multiples, liées à des érotismes et des plaisirs, déconnectés de la procréation : libertarisme et hédonisme convergent. Sylviane Agacinski rattache cette conception foucaldienne de la sexualité à un imaginaire typiquement masculin, marqué par l’autosuffisance et l’ignorance de l’autre sexe19 [19].

4) L’identité queer : déconstruire la différence (1990)

Lorsque, dans un quatrième temps, à partir des années 1990, le discours se radicalise, le roc anthropologique de la différence des sexes s’effondre complètement. Du fait que toute lecture de la différence anatomique est culturelle, ce serait le sexe corporel lui-même qui devrait être dit construit. Par suite, la notion de genre, elle-même, vole en éclats. Pour la philosophe californienne Judith Butler, tenante de la queer theory, c’est la différence entre les pratiques et les orientations sexuelles qui passe au premier plan, avec une préférence pour l’indéterminé, pour ce qui n’est assujetti à aucune norme, hétérosexiste en particulier. On a quitté le combat féministe contre le sexisme, pour lutter contre l’hétérosexisme, qui désigne la domination de la norme hétérosexuelle.

Le terme queer (étrange, bizarre) est emprunté à l’argot homosexuel new-yorkais des années 1990. C’est une injure courante contre les travestis, qui devient une catégorie d’identification : en retournant le contenu infamant de l’insulte, on devient fier d’appartenir au groupe queer. Au prétexte que toute sexualité contient une part trouble, il faut désormais chercher le sens de la sexualité dans les conduites hors normes, transgressives ou subversives : travestisme et transsexualisme. Mais si, au mépris de la biologie et de l’expérience la plus élémentaire, le corps en tant que sexué ne signifie rien pour la personne et n’a plus de rapport avec la génération, alors l’idée même de dualité sexuelle devient évanescente20 [20]. Butler envisage une pluralité d’identités sexuées, libérées de la dualité masculin/féminin. Cette théorie aboutit à l’idée d’un sexe polymorphe, subjectif, sans limite, et finalement indéterminé. La méthode de Butler consiste à ouvrir des brèches, à élargir toujours plus l’espace des possibles, à tester des hypothèses, afin d’en saisir les effets d’ébranlement dans le discours. La ligne de fond est de se libérer totalement du sexe comme conditionnement. Il faut libérer l’homme « esclave de son indéfectible lien à la vie, c’est-à-dire à son corps »21 [21]. Dès la petite enfance, il faut créer cet « homme nouveau », libre, car non assujetti au sexe22 [22]. Telle se construit l’identité queer.

Mais si le corps sexué lui-même n’est qu’une construction relative, alors il devient insignifiant. Une fois niée toute consistance du donné charnel sexué, tout est désormais possible pour celui qui veut croire au mirage d’une liberté infinie, expression d’une volonté de puissance sans limite. Ne reste que l’apologie d’une jouissance brutale des corps en dehors de toute signification personnelle. Un tel état d’indifférenciation et de confusion a un nom, le chaos23 [23], ou encore le tohu-bohu (Gn 1.2) avec son cortège de violence prévisible, comme un René Girard l’a bien analysé. L’enjeu porte sur un ordre fondamental à détruire, celui de l’altérité des sexes, altérité fondatrice sur laquelle reposent l’amour conjugal, la famille et la société humaine tout entière. La naissance du sujet individuel libre serait à ce prix24 [24].

II. DIFFICILE ALTÉRITÉ : UN CLIMAT DIFFUS DE SOUPÇON SUR LA DIFFÉRENCE DES SEXES

Une fois dépassée la première réaction de sidération, la question qui vient spontanément consiste à se demander comment nous avons pu en arriver là. Comment une théorie aussi artificielle, et éloignée des préoccupations de l’immense majorité des hommes et des femmes, a-t-elle pu progressivement s’imposer, au point de peser de tout son poids dans les instances internationales ? Serait-ce que l’altérité, et notamment l’altérité des sexes, ne va apparemment plus de soi ?

1) Opérer un discernement

Prenons d’abord le temps d’entendre les questions que nous posent les discours sur le genre et demandons-nous à quel approfondissement anthropologique ils nous convoquent. La question centrale pourrait être : comment prendre en compte l’ancrage de l’identité masculine et féminine dans une chair sexuée, en évitant le naturalisme et le constructivisme ? Y a-t-il des usages de la notion de genre susceptibles d’être intégrés25 [25] dans la compréhension de la personne humaine développée dans l’anthropologie chrétienne, ou l’incompatibilité est-elle totale ?

En première analyse, reconnaissons la part de vérité des gender studies, quant à leurs fruits immédiats. Dans un contexte d’émancipation de la femme, on peut comprendre la nécessité de dénaturaliser la domination masculine, pour lutter contre le sexisme. S’il est libérant de distinguer sexe et genre, c’est bien parce que le donné naturel (sexe) a besoin d’être repris, étayé, médiatisé par la culture (genre). L’écart entre sexe anatomique donné et genre construit dans une histoire personnelle et sociale manifeste la richesse du sexe humain et l’enjeu de son intégration dans la personne. Refusant d’enfermer le sens de la différence sexuelle dans un naturalisme réducteur, mais aussi dans des stéréotypes culturels, les gender studies ont fait apparaître que l’identité sexuée est aussi le fruit d’une histoire personnelle et sociale, d’une construction psycho-affective. L’écart entre sexe et genre montre que toute sexualité personnelle est aussi le fruit d’une élaboration. La construction psychique de son identité sexuée exige un travail d’intégration et d’intériorisation personnelles de son sexe corporel. Cette élaboration implique de tenir compte de l’historicité du sujet et du dynamisme de sa liberté26 [26]. Dans le cadre d’une lutte légitime pour une effective égalité de droit entre les sexes, on doit reconnaître la volonté de libérer la relation homme-femme de tout ce qui pourrait l’aliéner, en vue d’un accomplissement effectif des personnes.

En revanche, le constructivisme queer qui nie l’altérité des sexes au profit des orientations sexuelles diverses, voire des seules pratiques sexuelles décidées arbitrairement, sans référence avec le donné d’un sexe corporel, relève d’une posture anthropologiquement discutable. Identifiant le sujet avec « l’acte de construire ex nihilo », le constructivisme perd pour ainsi dire le contact avec une réalité extérieure qui préexisterait au sujet. Ne se recevant de rien d’autre que de lui-même, désormais libre de construire et de déconstruire comme bon lui semble la réalité, le sujet ne se laisse plus émouvoir par ce qui se donne dans l’altérité, et en particulier dans le donné de l’autre sexe en sa chair : relisez le Cantique des cantiques ! L’humble attention devant le réel en son étrangeté, l’émotion devant le donné laissent place à la délectation de déconstruire27 [27]. Cette nouvelle herméneutique du soupçon invite à perdre ses illusions sur ce qui s’imposerait comme réalité donnée pour comprendre que tout n’est que constructions libres de l’esprit humain28 [28]. Selon le discours queer, l’homme et la femme ne sont plus des personnes situées dans l’altérité, enclines à s’unir dans un lien d’alliance, à se donner mutuellement, à fonder une famille et à transmettre la vie, et ainsi à s’accomplir dans l’unité du corps, de l’âme et de l’esprit. Ce sont des individus, autonomes et auto-construits, qui peuvent changer de sexe, de genre et de sexualité selon leur bon plaisir. Dans la relation entre l’homme et la femme, le constructivisme queer a brisé les liens hautement signifiants entre sexe, amour interpersonnel, mariage et procréation. La sexualité n’est plus qu’une fonction physiologique morcelée mise au service de l’hédonisme individuel. En définitive, demeure le refus de se recevoir d’autre chose que de soi-même, fût-ce de la nature, associé à un volontarisme nominaliste. Volonté de puissance et déni du corps sexué vont de pair. A contrario, selon une lecture phénoménologique et herméneutique, le corps ne saurait être compris comme étant extérieur à la personne, simple objet manipulable sans danger, mais il est un texte à déchiffrer, un langage qui exprime des significations personnelles, qu’il nous faut commencer par accueillir.

Ainsi, lutter contre la domination masculine et le sexisme est une chose, détruire l’ordre de la différence des sexes à cause d’un prétendu hétérosexisme en est une autre. Si les gender studies ont contribué à sortir d’une anthropologie figée, trop substantialiste, qui ne fait pas assez droit à la requête moderne de la liberté personnelle et de l’historicité du sujet sexué, la queer theory nie le donné en abolissant l’altérité des sexes et des genres et en déconnectant la personne de son ancrage dans le réel d’une chair sexuée, brisant l’unité dynamique de la personne.

2) L’énigme de l’altérité, occultée dans un contexte délétère de guerre des sexes29 [29]

La différence entre l’homme et la femme se manifeste dans son évidence la plus simple. Elle est ce qui se voit en premier, tout de suite, ce qui saute aux yeux. Le corps sexué l’exprime. Pourtant, il faut reconnaître qu’elle ne se réduit ni à la différence anatomique entre le corps du mâle et celui de la femelle, ni à la différence entre les rôles masculins et les rôles féminins dans la société. Il semble que l’écart entre l’homme et la femme renvoie à une différence plus fondamentale, ontologique, une irréductible dissymétrie entre ce que l’on pourrait appeler le génie féminin et le génie masculin. Elle constitue sans doute l’une des énigmes humaines les plus difficiles à déchiffrer.

Si le fait de la différence s’impose à nous, reconnaissons qu’il n’est pas si facile de qualifier la différence, de définir « le féminin en soi » et « le masculin en soi », de décliner les qualités qu’il faudrait attribuer à chaque sexe isolément. Isolés l’un de l’autre, le féminin et le masculin deviennent insaisissables, chimériques. C’est l’un face à l’autre qu’ils prennent toute leur signification. C’est dans la rencontre, dans l’heureuse relation entre les sexes, dans la rencontre amoureuse, a fortiori dans l’amour vécu au quotidien, que « le génie féminin » et « le génie masculin » apparaissent et se révèlent en quelque sorte l’un face à l’autre, l’un par la grâce de l’autre.

D’où une première difficulté dans la mesure où l’histoire des relations entre les sexes n’est jamais simple, s’apparentant davantage à une guerre des sexes, à une lutte pour exister, l’un contre l’autre, et générant une peur de disparaître, d’être dominé par l’autre. Ceci se manifeste d’autant plus dans un contexte de fragilisation du lien conjugal. La première difficulté est donc historique : elle relève de la situation conflictuelle des femmes et des hommes dans le monde, situation faite souvent de rivalité et de lutte de pouvoir, de guerre des sexes. Cette difficulté tend à transformer tout discours sur la différence des sexes en discours idéologique.

S’ajoute une autre difficulté qui n’est pas conjoncturelle mais structurelle, constitutive de l’objet à penser. Poser la question « Quel est le sens profond et ultime de la différence homme-femme ? », c’est poser une redoutable question car nul ne peut prétendre avoir le monopole du sens sur cette question. Nul ne peut dominer de l’extérieur le problème, en se situant soi-même au-delà de la différence, comme s’il n’était pas lui-même engagé dans son être dans la différence, comme homme ou comme femme. C’est donc toujours un éclairage partiel, marqué par la limite, l’incomplétude, l’inachèvement qui pourra être proposé. Cela signifie que la question de l’altérité homme-femme nous met devant un mystère qui nous dépasse, et qui ne se laisse pas définir si facilement. Nous pressentons qu’il nous conduit à la source du sens.

3) Entre stéréotype et neutralisation, la différence soupçonnée

Apparemment la différence des sexes ne ferait plus problème dans la société actuelle. Nous vivons dans un monde mixte de part en part, où, dans tous les domaines, la parité est de mise. Cette mixité est bien évidemment, et il faut commencer par le dire, une richesse, une chance, un bonheur, celui de vivre et de travailler en nous complétant, en nous confrontant, en faisant jouer cette mélodie de la différence en ses variations infinies. Mais la diversité fait aussi bien la cacophonie30 [30] que la symphonie ! Mixité n’est donc pas mixage ! Il ne suffit pas de décréter la mixité pour qu’elle contribue réellement à la construction des personnes. Au-delà du politiquement correct, cette systématisation du brassage des sexes dans tous les lieux de la vie scolaire, sociale, professionnelle et politique n’a-t-elle pas pour effet de masquer une difficulté (peur, soupçon ?) propre à notre temps, celle de la reconnaissance pacifiée de la différence des sexes ?31 [31]

Où s’enracine un tel soupçon sur le lieu de la différence homme-femme ? Certainement, nous ressentons la nécessité de dépasser les stéréotypes superficiels qui ont souvent bloqué la différence dans des rôles figés et enfermants, quand ce ne sont pas des clichés qui ne font qu’exprimer un rapport de force, réduisant le plus souvent la femme à une fonction de service et véhiculant l’image d’une virilité frustre. Historiquement, il est clair que le génie féminin n’a pas encore été culturellement pleinement reconnu et accueilli. Sans doute de ce fait, l’identité masculine est trop souvent restée bloquée dans des clichés caricaturaux. La blessure culturelle de la domination masculine a laissé des traces profondes et douloureuses. Aujourd’hui encore, dans bien des régions du monde, l’oppression des femmes reste une réalité cruelle (monde arabe ou ailleurs).

En réaction à ces clichés, un féminisme militant s’est développé en Occident dès les années 1950. Ce qui fédère tous les féminismes pourrait être la nécessité de réagir contre une situation historique injuste de domination masculine. Le féminisme différentialiste défend l’égalité tout en valorisant les différences (Luce Irigaray, Sylviane Agacinski, Julia Kristeva, Antoinette Fouque).

Mais cette première réaction sous le signe de la polémique et de la guerre des sexes a été suivie d’une lente mais profonde érosion du sens de la différence, qui semble de plus en plus suspecte en tant que telle, désormais, cachant on ne sait quel archaïsme naturaliste à dépasser. Le féminisme indifférentialiste (Simone de Beauvoir, Marcella Jacub, Judith Butler) prône le dépassement de la différence par neutralisation, et souvent par imitation de l’autre sexe. Ce féminisme indifférentialiste a donc contribué à la montée en puissance d’un modèle neutre, androgyne, où les identités masculine et féminine deviennent problématiques et floues. La question se précise : est-il possible de penser la relation homme-femme en évitant ce double écueil, qui, l’un comme l’autre, engendre la violence ?

1) Écueil de l’enfermement dans la différence, son durcissement dans des rôles stéréotypés et caricaturaux, séparant les sexes. Ces rôles trahissent la différence en rapport de force et de subordination. Ce modèle dont nous sortons à peine conduit tout droit à une guerre des sexes qui n’est bonne pour personne : féminisme agressif, réaction masculiniste (au Québec…).

2) Écueil de la neutralisation par imitation de l’un des deux sexes dont le sort serait jugé plus enviable que l’autre (masculin chez Beauvoir, féminin aujourd’hui). C’est l’écueil d’un déni de la différence, de l’indifférenciation comprise comme l’illusoire neutralité de la vie, de la culture et de l’esprit. On en vient à imaginer une réalisation asexuée de l’humain. Mais, en réalité, ce rêve d’une vie sexuellement indifférenciée ne conduit qu’à la violence de la confusion.

4) Le mythe égalitariste

La différence sexuelle serait aussi à soupçonner, car elle véhiculerait nécessairement son poison associé, l’inégalité. La différence sexuelle serait devenue, en tant que telle, une inégalité scandaleuse, insupportable. Le mythe égalitariste ne joue-t-il pas un rôle d’écran politiquement correct pour mieux cacher une peur de l’altérité. Comme l’écrit Nathalie Sarthou-Lajus : « Au-delà d’un féminisme d’exaspération, né dans la révolte contre la domination masculine, le moment est venu de se demander ce que les hommes et les femmes ont à perdre ou à gagner dans le combat pour l’égalité. » « Que la gente masculine se rassure, les femmes n’aiment guère dans les hommes ce qui leur ressemble ! »32 [32] Dans une société égalitariste, nous confondons souvent l’égalité de droit et l’égalité de fait. L’égalité de droit est une manière de traduire juridiquement l’égale dignité de toute personne humaine, de l’homme comme de la femme. Mais ce principe fondamental ne doit pas faire oublier la foncière différence de fait entre l’homme et la femme, notamment face à l’essentiel, la vie. Exemple typique : l’homme ne portera jamais dans sa propre chair l’enfant, mais devra le recevoir de sa femme. Mais pour porter l’enfant en son sein, la femme devra accueillir de son mari l’acte inséminateur qu’elle ne peut pas se donner à elle-même (même en ayant recours à une IAD, insémination avec donneur, car il y a toujours un homme concret derrière la paillette de sperme !). Inégalité injuste et scandaleuse ou dissymétrie foncière mais salutaire ?

Sommes-nous « à égalité » en toute chose, et notamment devant l’essentiel, la vie ?33 [33] Certes, sur ce terrain, les fantasmes d’apparence scientifique vont bon train pour faire croire qu’hommes et femmes seront un jour totalement interchangeables, indifférenciés, et pourront se passer l’un de l’autre pour procréer (utérus artificiel, adoption par duo homosexuel). Contre cet égalitarisme neutralisant la différence, la philosophe féministe différentialiste Luce Irigaray réagit vivement, en nous renvoyant à la structure de nos identités respectives, sans retomber dans des stéréotypes : « Homme et femme, nous engendrons de manière différente, en nous et hors de nous ; […] nous avons été portés et accouchés par notre genre ou par l’autre genre, maternés par notre genre ou par l’autre genre, ce qui constitue une différence capitale dans la construction de l’identité. »

5) Indifférence à la différence et violence sociale

Donnée au cœur des liens humains comme un fait irréductible, la différence sexuelle est riche d’un sens fondamental qui structure la vie sociale. Quand elle est reconnue et honorée pour ce qu’elle est, la différence des sexes est source de paix sociale. À l’inverse, la nier, l’ignorer, la banaliser fragilise la société. René Girard a fait remarquer que notre culture était en réalité traversée par une crise généralisée des différences : « Un certain dynamisme entraîne l’Occident d’abord, puis l’humanité entière vers un état d’indifférenciation relative jamais connue auparavant. »34 [34] Ce jugement s’applique notamment à la différence homme-femme. S’attaquer à la différence homme-femme pour la déconstruire, c’est s’attaquer aux fondements de notre culture. À l’horizon de ces déconstructions, Girard montre que se profile non le paradis et l’harmonie, mais bien plutôt la violence, celle du désir mimétique, qui trahit une incapacité à s’ouvrir à la différence, à la mettre en œuvre. Il y a guerre et conflit quand tous les sujets désirent les mêmes objets restant alors sur le même terrain, dans un schéma de rivalité et de concurrence. La tentation serait donc grande de vivre la différence sexuelle comme un pur rapport de force, de rivalité mimétique, de comparaison permanente, de jalousie. Par-delà les difficultés rencontrées, il nous faut faire le pas et proposer une réponse à la gender theory.

III. L’ALTÉRITÉ HOMME-FEMME EST FONDATRICE, AU CŒUR DU LIEN D’AMOUR CONJUGAL

Les discours sur le genre nous ont habitués à une série d’oppositions ou de dissociations ruineuses qui éclatent la personne entre son sexe génétique, son sexe gonadique, son sexe psychologique, son sexe social, son orientation sexuelle et… son identité sexuée. Comment, dès lors, retrouver l’unité de la personne ? Comment travailler à l’unification de la personne, à unifier l’amour qui s’exprime dans le corps, dans la sensibilité, l’affectivité, dans l’intelligence et la volonté, et dans l’esprit ?

1) L’altérité des sexes est un donné qui est source de sens. Le corps oublié

Si toute différence est source de sens, la différence des sexes l’est d’une manière éminente, incontournable, irréductible. Encore faut-il apprendre à la déchiffrer ! D’autant que nous savons peut-être trop bien que toute différence est souvent vécue comme une épreuve, car elle peut être détournée au profit d’un rapport de force, de domination, de violence, et conduire au repli sur sa particularité. La différence homme-femme, qui semble clairement ordonnée à l’amour mutuel, n’échappe pas ! Comment dès lors bien vivre une telle épreuve d’altérité qui précède même notre liberté ?

Posons avec le philosophe Emmanuel Levinas que, de toutes les différences, la différence sexuelle est la plus primordiale, la plus universelle. Elle nous marque en profondeur, dès la première seconde de notre conception. C’est « la différence tranchant sur les différences »35 [35], celle qui donne sens à toutes les autres différences plus relatives, d’âge, de culture, de milieu. C’est par cette première différence que nous accédons à toutes les autres. Elle précède et traverse toutes les autres. Chacun de nous est traversé tout entier par elle, depuis le timbre de sa voix jusquau noyau de chacune de ses cellules, et chacun de nous est né de la différence, fruit de l’union de deux êtres sexués, de sexe opposé.

La différence sexuelle est donc la différence la plus profonde, dans laquelle s’enracinent toutes les différences. C’est une différence posée au cœur de l’humanité, certes, mais on ne peut pas dire pour autant qu’il y ait deux humanités. Il y a une humanité mais dont la caractéristique fondamentale, la nature, est d’être sexuée, intrinsèquement différenciée. C’est donc une différence qui ne sépare pas pour opposer, instaurer un rapport de force, de pouvoir, de domination/victimisation, mais qui pose une limite, en vue de la relation, de la reconnaissance, de la communion interpersonnelle et de la fécondité, bref… de l’amour !

2) Le corps sexué comme limite et la question de l’origine

Fondamentalement, c’est sur la notion de limite que porte le débat. Si l’hétérosexualité comme modèle normatif est refusée, c’est bien parce qu’elle constitue une limite au champ des possibles. Le corps sexué manifeste indéniablement une limite : je suis homme ou femme, mais non les deux. Je ne suis pas tout. Le sexe constitue avec la mort les deux limites ultimes, inhérentes à la condition humaine. Si je suis homme, je n’ai qu’un regard très limité sur le monde, sur l’être humain, sur la vie, sur Dieu. La moitié de l’humanité restera à jamais pour moi mystérieuse, inconnaissable de l’intérieur. Par exemple, un homme n’éprouvera jamais ce que peut éprouver corporellement une femme (grossesse, cycles, possibilité d’accueillir la vie). Je n’ai donc qu’une vue très limitée sur l’expérience humaine. Je dois renoncer à tout connaître, à tout vivre. Je ne serai jamais toute l’humanité. Je suis traversé par la limite. Je dois l’accepter, y consentir, pour entrer pleinement dans ma vocation profonde d’homme, pour incarner cette vocation. Jean Guitton écrivait : « La limite donne la forme qui est la condition de la plénitude »36 [36], car la limite donne la forme nécessaire pour s’accomplir.

Dès lors nier l’ancrage biologique de la sexuation, c’est nier la finitude, c’est opter pour une toute-puissance démiurgique, comme si l’homme était à l’origine de lui-même. Le déni de la différence sexuelle et la volonté de puissance vont de pair. Est en jeu le fantasme d’une humanité auto-suffisante, qui ne se recevrait de rien d’autre que d’elle-même, repliée dans une posture narcissique et prométhéenne. Se recevoir d’autre chose que de soi, fût-ce de la nature, cela devient insupportable.

3) Contre les dissociations dualistes, pour une vision intégrale de la personne

La gender theory oppose le donné naturel (le corps sexué) et la construction sociale (le genre) pour finir par les récuser l’un et l’autre, au profit des désirs individuels, justifiant l’hédonisme ambiant. La distinction entre sexe et genre, entre donné et construit, est légitime et montre tout l’écart entre les possibilités d’un corps sexué, son dynamisme originaire et l’acte libre d’amour dont la personne est l’auteur. Mais est-il légitime d’opposer le donné charnel à la liberté ?

Personne ne niera qu’il y a bien une dimension culturelle des identités masculine et féminine. Pour autant, l’ancrage biologique de la différence homme-femme n’est pas une concession faite à la nature, dont on pourrait s’affranchir par simple décret de la liberté ! Si le biologique ne dicte pas directement, de manière immédiate, les comportements humains (nous ne sommes pas des animaux !), on ne peut pas pour autant dissocier la dimension biologique (sexe) des comportements personnels dont la signification est médiatisée dans une culture (genre).

Les dissociations concrètes révèlent des dualismes qui ruinent la notion même de personne comme unité dynamique d’une vie corporelle, d’une vie psychique, d’une vie spirituelle. C’est aussi l’éthique comme travail d’unification des différentes dimensions de la personne qui est supprimée37 [37].

C’est donc le dynamisme de la vie personnelle, sa nature dynamique, qui est brisée. On aboutit à une conception de la personne totalement déconstruite, éclatée, insignifiante. Au fond, pour penser authentiquement la personne sexuée, il faudrait intégrer trois niveaux de sens (et non deux seulement) :

‒  naturel, où l’individu est saisi au niveau du donné corporel, sexué (mâle/femelle) ;

‒  culturel, où le sujet construit son genre socialement et librement (masculin/féminin) ;

‒  personnel (ontologique), où la personne intégrale, intégrant le naturel et le culturel, s’ouvre au mystère fondamental de sa propre identité singulière (homme/femme).

L’intégration de ces trois dimensions manifeste l’essence dynamique de la personne, sa « nature ». Le naturalisme38 [38] s’enferme dans le premier point de vue, prétendant déduire immédiatement de la différence corporelle les rôles sexuels et la norme des comportements sociaux. Le constructivisme39 [39] se contente de s’opposer au naturalisme, prétendant déduire des explorations culturelles indéfinies et marginales les nouvelles normes sexuelles, indépendamment du donné corporel.

Le personnalisme exige de renvoyer dos à dos les perspectives unilatérales naturalistes ou constructivistes. La liberté n’est pas un pouvoir absolu, prométhéen, qui s’opposerait à une nature sans signification. Elle se reçoit du donné corporel, sexué, qui la précède, en accueille les orientations fondamentales, et s’appuie sur ce donné pour accomplir ces orientations d’une façon personnelle.

4) Le christianisme n’est pas naturaliste mais personnaliste. Le langage du corps

Comment repenser une relation unifiante entre le naturel (sexe) et le culturel (genre) ? Comment renouer le lien entre le corps sexué, la vie charnelle et le sens porté par une culture, sinon en intégrant ces deux dimensions dans le dynamisme de la personne, qui est dynamisme du don. Cela signifie que la personne ne se comprend elle-même que dans l’horizon de sens du don, qui serait son dynamisme « naturel » : donnée à elle-même, elle ne peut s’accomplir pleinement elle-même qu’en se donnant elle-même d’une façon désintéressée. C’est donc le don, la reconnaissance, l’amour, l’alliance qui permettrait d’interpréter d’une façon juste et sensée le sens de la différence des sexes, jusque dans son inscription charnelle, et non le seul enjeu de pouvoir qui passe par la domination, la rivalité. Cette voie fut empruntée par Jean-Paul II dans sa théologie du corps et son Magistère.

Le corps sexué n’y est pas considéré comme une contrainte (Beauvoir) ou un « destin » (Napoléon), mais plutôt comme un donné porteur de sens, un langage à interpréter, une proposition de sens à discerner rationnellement et à assumer dans une existence singulière, personnelle. Le corps sexué est donc porteur d’une orientation de sens qui concerne le tout de la personne. « Le sexe est un altruisme scellé dans la chair. » (Maurice Zundel) Si donc le donné naturel biologique ne dicte pas immédiatement les conduites humaines (qui ne sont pas déterminées par le seul instinct, à l’instar des animaux), il reste que la liberté humaine ne se construit pas ex nihilo. Dans la maternité par exemple, la décision libre est essentielle, mais elle est aussi comme induite par la nature, par le donné, par la physiologie féminine. Le donné n’est pas seulement une contrainte, il est aussi une offre, un appui, une chance, une possibilité ouverte, une proposition de sens, qui appelle une herméneutique, un acte interprétatif dont l’horizon est à déterminer. Comme l’écrit Xavier Lacroix : « Être homme et être femme n’est pas un destin mais une vocation. Tandis qu’un destin s’impose de l’extérieur, la vocation est médiatisée par une liberté. Mais la liberté peut-elle se construire ex nihilo ? Elle n’est pas auto-création, elle n’est pas l’arbitraire. Elle est accueil d’un donné. »40 [40]

Accueillir le donné, c’est « dire oui » à ce corps sexué, c’est se l’approprier d’une manière personnelle et humanisante. Le donné que constitue le corps sexué, accueilli certes dans une culture elle-même donnée, est donc porteur d’un sens qui reste à déchiffrer. Il fait signe, comme un texte équivoque certes, mais non dépourvu de sens. Il s’agira alors de déchiffrer ce texte inscrit en nos corps en leur différence spécifique. Interpréter un texte au théâtre, c’est aussi lui donner vie, l’incarner singulièrement, en se mettant à son écoute. Il faudrait développer une herméneutique du corps sexué41 [41] qui manifeste combien le corps sexué est un appel au don de soi. La théologie du corps développée par Jean-Paul II, qui est surtout une théologie de la personne en tant que sexuée et du corps comme langage, s’inscrit explicitement dans cette voie. C’est une réponse étonnamment lucide et unifiante face aux dissociations mortelles de la gender theory.

5) Le sens de la différence se donne dans la rencontre interpersonnelle : la conjugalité

À la lumière de ce qui vient d’être dit, nous sommes conduits à dépasser tout schéma de rivalité ou de comparaison, de jalousie, ou de rapport de force. En deçà de tous les soupçons d’inégalité, reconnaissons comment la différence homme-femme est un fait qui se donne, un donné à accueillir, avant même que nous cherchions à la qualifier. La différence n’est pas une spécificité qui permettrait de faire un catalogue définitif des qualités supposées masculines ou féminines, ou encore des rôles sociaux figés.

Si une définition univoque de l’homme et de la femme, du masculin et du féminin, est difficile à produire, il reste que l’homme et la femme se définissent comme ils peuvent l’un par rapport à l’autre, mais toujours dans l’événement singulier d’une rencontre intersubjective. C’est de la rencontre réelle, concrète, incarnée et aussi toujours « donnée » que jaillit la vérité de la différence dont le sens reste à déchiffrer. C’est par cette rencontre qu’il leur est donné d’accueillir plus pleinement leur identité sexuée. « La différence naît de la rencontre entre l’homme et la femme, de chaque rencontre entre un homme et une femme. »42 [42]

Le lieu où cette rencontre a lieu fondamentalement, c’est l’alliance conjugale. Comme l’écrit Olivier Abel : « La conjugalité est le lieu où l’on interprète la différence des sexes. » C’est à chaque couple d’accueillir sa différence dans l’événement singulier qui fonde leur alliance, l’un et l’autre se révélant d’une manière unique. Dans le mariage, chacun advient à son identité sexuée dans la rencontre intime et durable de l’autre sexe. Parler de mariage, c’est plus que de parler simplement de couple (rencontre empirique de deux psychismes). C’est parler d’alliance, de deux sujets qui se sont librement choisis dans une solidarité durable qui impliquera combats et dépassements des traits caricaturaux et superficiels de chaque sexe. Alors seulement se révélera la différence en sa vérité, comme un don gracieux43 [43]. L’alliance conjugale est alors le lieu à partir duquel interpréter le sens de la différence.

6) Génie féminin et génie masculin : des manières différentes de se donner, d’aimer

Ainsi, et ce sera notre thèse, être homme, être femme n’est pas seulement une différence anatomique, ou une manière d’être culturellement déterminée, mais c’est un don, un charisme, une vocation, qui se traduit par des manières différentes de donner et de recevoir, bref, d’aimer.

Nous sommes invités à entrer dans une démarche d’accueil, de discernement, de déchiffrement d’un sens donné. Certes, il s’agit bien d’accéder à son identité sexuée, identité d’homme, identité de femme. Mais l’identité n’est pas un objet figé, saisissable44 [44]. N’est-il pas préférable de proposer un vocabulaire de la grâce, du charisme ou encore de l’appel, de la vocation, afin de dégager le style spécifique de l’homme et de la femme ? Cela permettrait d’éviter les deux écueils précédemment évoqués, domination par injustice, neutralisation par peur. Il s’agit d’accueillir vraiment la différence comme une richesse et la laisser s’exprimer45 [45]. Devenir homme, devenir femme, ce n’est pas inventer un sexe à géométrie variable, mais déployer d’une manière singulière et libre une vocation spécifique reçue, inscrite dans la chair et étayée dans une culture.

Comment comprendre plus précisément cette vocation, ce génie46 [46] propre à l’homme et à la femme ? Difficile de définir en quoi ils consistent. Par exemple, l’attention à l’intériorité, à l’habitation, au corps relève davantage du génie féminin. L’attention à l’extériorité, à l’objectivité, à la conquête est plus dans le style masculin. Les femmes ont une attention à la subjectivité plus importante que les hommes. Il suffit de les écouter parler ! L’attention au pôle de l’habitation, à la maison, lieu d’accueil de la vie, en prolongement d’un corps habitable, est aussi typiquement féminin. On évitera de tomber dans la caricature ou le stéréotype, car il ne s’agit pas de fonctions à assumer, mais de significations à recueillir.

Le rapport au temps n’est pas indifférencié. N’y a-t-il pas une manière féminine et une manière masculine de vivre la temporalité, d’habiter le temps ? L’homme serait plutôt dans un rapport de production technique et maîtrisée, temps du projet et de sa réalisation, temps de l’efficacité. La femme serait plutôt dans un rapport vital, temps des lentes et profondes maturations, temps d’accueil et d’accompagnement de la vie, temps de la fécondité. Il est clair que cette manière spécifique d’habiter et de donner sens au temps s’enracine mais sans s’y enfermer dans le donné charnel. Le cycle féminin (comme disponibilité renouvelée chaque mois, à donner la vie et consentement à la limite) ne peut pas ne pas structurer le rapport au temps de la femme.

Le rapport à la parole n’est pas non plus indifférencié : la parole de l’homme est plutôt de type informatif et tournée vers l’abstraction. Il s’agit d’exercer une maîtrise sur le monde, de l’objectiver pour mieux le dominer techniquement, d’où une tendance à la discussion, au débat d’idées. La parole féminine traduit d’abord une émotion, un état intérieur, le mouvement concret de la vie. Elle est centrée sur la qualité de la relation intersubjective, sur la portée affective des paroles échangées. Elle a tendance à être plus incarnée. La femme est extrêmement sensible au ton de la voix qui traduit un vécu global de la personne, quand l’homme veut le résultat.

La manière de donner la vie n’est pas à l’évidence identique. De manière exemplaire, l’homme et la femme ont besoin l’un de l’autre pour procréer. Chacun a sa manière de donner et de recevoir : l’homme commence par donner la semence et la femme reçoit. Puis la femme devra donner son enfant et l’homme aura à l’accueillir. Être sexué, c’est dire : « Je ne suis pas fécond sans l’autre. » Cette altérité se manifeste au cœur des identités paternelle et maternelle. Entre être père et être mère, la différence est d’ordre biologique et relationnel certes, mais elle est aussi d’ordre spirituel. Il ne s’agit pas seulement de deux rôles ou de deux capacités, mais de deux modalités du don, deux vocations spécifiques qui engagent la personne tout entière.

Il importe donc de tenter de décrire les charismes respectifs de l’homme et de la femme, pour sortir de l’impasse d’une différence sexuelle indicible qui devient indécidable, en particulier pour des adolescents en plein travail d’élaboration et d’appropriation de leur identité sexuée. Chaque sexe pourra découvrir ce qu’il peut apprendre de l’autre et ce que l’autre peut attendre de lui. Par exemple, l’homme pourra apprendre de la femme une attention au réel dont elle porte le charisme irremplaçable et la femme pourra apprendre de l’homme une certaine culture de la maîtrise et de la création. Il est essentiel de comprendre que ces valeurs n’ont de sens qu’en fonction de l’autre sexe. En effet, aucun sexe n’en détient le monopole. Chacun pourra apprendre au contact de l’autre sexe ce qui lui est le moins familier, d’où l’importance d’une réelle collaboration et même d’une alliance entre les sexes.

CONCLUSION : LA DIFFÉRENCE DES SEXES A UN SENS THÉOLOGIQUE, INDICE DE TRANSCENDANCE

Palpable, irrécusable, la différence sexuelle nous précède, nous traverse tout entiers. Elle n’est pas seulement une énigme, mais un mystère, qui ouvre à plus grand que nous. La valoriser est aussi difficile que nécessaire, car il ne s’agit pas tant de la définir, de la figer, que de la libérer, de la laisser produire d’elle-même ses effets de sens et de s’en étonner, s’étonner que nous soyons, hommes et femmes, si semblables et si différents, si proches et si inconnus. Salutaire étonnement qui nous sauve du modèle unique qui se révèle vite stérile modèle d’inhumanité, et de la démultiplication indéfinie des genres, qui ne produit que chaos et confusion.

Le sexe révèle que la personne ne s’accomplit que dans le don d’elle-même à l’autre. Être sexué signifie que je ne m’accomplirai pas sans l’autre de l’autre sexe, que je ne serai pas fécond sans passer par la rencontre de l’autre de l’autre sexe. C’est prendre acte de l’impossibilité d’être fécond tout seul, dans un retrait autarcique. C’est sortir du fantasme de la toute-puissance et choisir de dépendre de l’autre. Être sexué signifie que nous sommes faits pour la relation, ordonnés au don, à la communion. La signification de l’altérité sexuelle est donc d’indiquer un au-delà de soi-même et de son sexe, une irréductible dissymétrie qui rend possible une intimité infiniment plus profonde que l’attraction extérieure (car liée à l’image de soi, à l’idéal de soi) pour le même sexe. Dans la relation à l’autre sexe, l’image tombera nécessairement, structurellement. La différence sexuelle constitue une brèche énigmatique et troublante dans nos représentations marquées par la toute-puissance, une ouverture vers l’Autre, vers la transcendance, comme l’écrit Denis Vasse : « Le sexe en tant que différence est ce qui interdit radicalement à l’homme de s’enfermer dans l’image qu’il se fait de lui-même. »47 [47]

La différence sexuelle interdit de clore l’humain dans une représentation univoque et définitive, autoconstruite. À ce titre, l’altérité sexuelle est indice charnel de transcendance, comme l’écrit Christiane Singer : « Lorsqu’une société veut couper l’homme de sa transcendance, elle n’a pas besoin de s’attaquer aux grands édifices des églises et des religions, il lui suffit de dégrader la relation entre l’homme et la femme. »48 [48] Ainsi, au refus de l’altérité sexuelle fait écho le refus de l’Altérité divine. Pour le comprendre, il nous faut revenir à la Genèse : « Et Dieu créa (bâra’) l’humain (ha’âdâm) à son image (çelem), à l’image (çelem) de Dieu il créa (bâra’) lui (‘otô), mâle (zakar) et femelle (neqebah) il créa (bâra’) eux (‘otam). » (Gn 1.27) Il y a de quoi s’étonner ! Pourquoi une telle insistance sur l’aspect animal de la sexuation (mâle et femelle se disent des animaux) au moment précisément où il est question de l’image de Dieu ? C’est pourtant un fait, la première chose que la Bible dit de l’humain, c’est qu’il est mâle et femelle. Et cette donnée est directement mise en relation avec l’image de Dieu, comme si c’était en étant mâle et femelle que l’homme et la femme pouvaient être dits à l’image du Dieu dont on ne doit faire aucune image.

N’y a-t-il pas une corrélation mystérieuse entre le sens de la différence sexuelle et le sens de la Transcendance, le sens du Tout-Autre ? L’altérité des sexes, en vue de faire une seule chair (basar ehad), serait à l’image du Dieu Un (Adonnaï ehad), comme si le mystère de l’union de l’homme et de la femme était caché dans le mystère du Dieu-communion. Xavier Lacroix peut écrire que « le mystère de la différence entre l’homme et la femme repose en Dieu, comme la trace de sa transcendance »49 [49].

C’est donc en tant que traversée par une altérité fondamentale que l’humanité peut être dite à l’image d’un Dieu tri-personnel, lui-même traversé par l’altérité des Personnes au sein de la Trinité. C’est finalement en tant qu’homme et femme, c’est-à-dire en tant qu’est inscrite dans la chair une capacité à se donner, à s’unir et à construire une communion de personnes, que l’homme et la femme sont dits à l’image d’un Dieu Communion de Personnes, d’un Dieu Trinité. C’est un mystère d’une profondeur abyssale et en même temps très incarné. Le corps en tant qu’il est sexué est donc porteur d’une très haute signification théologique, telle est l’intuition de la théologie du corps que Jean-Paul II a développée au début de son pontificat50 [50].


  1. François de Muizon est docteur en théologie, agrégé de philosophie et chargé de cours à l’Université catholique de Lyon. [51]

  2. E. Levinas, Le temps et l’autre, PUF, 1983, p. 14. [52]

  3. La perspective esquissée dans cet article est développée dans Homme et femme, l’altérité fondatrice, Cerf, 2008. [53]

  4. Le malentendu s’enracine dans une mauvaise compréhension du concept de loi naturelle. [54]

  5. Que certains appellent désormais cultural studies, puisque, depuis le développement de la queer theory, on ne pourrait même plus parler de genre. [55]

  6. Pour donner une idée de la polysémie du mot genre, il suffit de considérer tous ses dérivés : génération, génital, génétique, gène, genèse, gens, généalogie, engendrement, engendrer, générer, généralité, générique, généreux, génie, etc. Il est significatif que le mot genre, du latin genus, generis (origine, naissance), vienne de la même racine indo-européenne que le mot grec gignomai, qui signifie aussi naître. Cf. S. Agacinski, Femmes, entre sexe et genre, p. 62. [56]

  7. R. Stoller, Sex and Gender. On the Development of Masculinity and Feminity, 1968, traduit en français sous le titre Recherches sur l’identité sexuelle, Paris, Gallimard, 1978. [57]

  8. Dans ce contexte médical, la distinction est éclairante afin de mieux comprendre des pathologies rares, comme les cas d’hermaphrodisme. [58]

  9. En 1968, à la suite d’un accident de circoncision médicale, un petit garçon jumeau se verra confié au Dr Money, qui, pour mettre en application sa théorie, choisira de le réassigner sexuellement en fille, moyennant une intervention chirurgicale et de fortes doses d’œstrogènes. Bruce s’appellera désormais Brenda, l’opération ayant réussi. Money en conclut que l’identité sexuelle des personnes est déconstructible et reconstructible, dans la mesure où elle est liée à un sexe biologique qui peut être incertain et pratiquement modifiable par intervention médicale. Il est apparu, comme on pouvait s’en douter, qu’existentiellement, ce type d’opération n’a pas été sans retentissement profond sur la personne. En témoigne la fin de l’histoire : comme Brenda supportait mal les transformations féminines de son corps à l’adolescence, on lui révéla qu’elle avait été un garçon. « Il » obtiendra qu’on lui reconstruise un corps masculin et choisira de s’appeler David. Il finira par se suicider en 2004, après la mort par overdose, en 2002, de son jumeau Bryan – qui servit, dans l’expérience, d’« individu témoin ». Aujourd’hui encore ce cas est cité dans la littérature gender pour démontrer que la source du malaise de David vient du regard social genré, et non des accidents de son anatomie. On notera la dissociation entre le donné et le construit caractéristique d’une telle position. [59]

  10. La véritable « identité de genre » serait issue de la perception subjective que le sujet a de lui-même, se qualifiant d’homme, de femme, ou « d’ambivalent », en fonction de ce qu’il ressent et perçoit de son comportement, sans référence avec le donné naturel. On notera l’accent fortement subjectiviste – tel je me sens, tel je suis – s’opposant à une approche jugée objectivante – où seul compterait le sexe anatomique –, comme si le sexe anatomique restait tout extérieur au sujet et n’était pas aussi vécu de l’intérieur. [60]

  11. Si le sexe s’impose dans sa permanence et son évidence, le genre est caractérisé par sa variabilité. On notera qu’en anglais le mot sex désigne seulement la différence anatomique et n’a pas la richesse du français sexe qui inclut aussi l’identité homme-femme, d’où le besoin d’un autre mot en anglais. [61]

  12. S. de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949, Gallimard, Folio, t. II, p. 13. [62]

  13. Le mot « nature » vient du latin naturus, ce qui est à naître. En amont, c’est toute la question de la « nature » humaine qui est en jeu. Il est significatif que Jean-Paul II ait préféré le vocabulaire de la personne à celui de la nature. Afin de pouvoir penser le dynamisme d’accomplissement intégral propre à la personne, c’est d’abord à la notion aristotélicienne de phusis (du verbe phuein : faire naître, faire croître) que nous nous référerons, comme processus qui va de la puissance à l’acte. Nous n’ignorons pas le sens platonicien de nature comme ousia (essence invariable), trop figé pour penser concrètement la personne, ni évidemment, le sens moderne – depuis le xviie siècle – de la nature comme ordre cosmique galiléen soumis au principe du déterminisme. Dans ce dernier sens, la nature est devenue l’unique vis-à-vis de l’homme, objet construit de connaissance et d’exploitation, rendant impensable le don. Réintroduire un troisième terme (l’Origine, le Créateur) est une nécessité pour recevoir le monde comme un don, signe du donateur. Voir à ce sujet F. de Muizon, « La notion de personne a-t-elle remplacé celle de loi naturelle ? », in Lumière et Vie, janvier-mars 2008, p. 67-70. [63]

  14. Et aussi Jean Baudrillard, Louis Althusser, Simone de Beauvoir, Monique Wittig. [64]

  15. « Le premier antagonisme de classe dans l’histoire coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme, unis dans un mariage monogame, et la première oppression d’une classe par l’autre, avec celle du sexe féminin par le sexe masculin. » F. Engels, L’origine de la famille, la propriété et l’État, Le Temps des Cerises, La petite collection rouge, 2012 (1re édition 1884). [65]

  16. M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, NRF Gallimard, 1977, p. 122-123. [66]

  17. J. Scott, « Gender : A Useful Category of Historia Analysis », in Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press, 1988, p. 28-50. [67]

  18. Cf. C. Pateman, « Sex and Power », Ethics, Vol. 100, Issue 2, The University of Chicago Press, janvier 1990, p. 398-407. [68]

  19. Sylviane Agacinski montre « en quoi la déconnexion qu’il [Michel Foucault] opère entre le plaisir sexuel et l’utilité procréatrice, et l’identification qu’il établit entre relation sexuelle et exercice d’un pouvoir ont quelque chose à voir avec un imaginaire masculin qui tend à ignorer superbement l’altérité sexuelle ». S. Agacinski, Femmes, entre sexe et genre, Paris, Seuil, 2012, p. 121. [69]

  20. La pensée queer occulte les données élémentaires et objectives de la biologie et de ce que François Jacob appelait « la logique du vivant ». Cf. F. Jacob, La logique du vivant. Une histoire de l’hérédité, Paris, TEL Gallimard, 1970/1976. « On s’indigne aujourd’hui de voir aux États-Unis des militants religieux soutenir le dogme créationniste contre les sciences de la vie, mais on ne s’émeut pas qu’une théorie de la sexualité, réduite à la question du plaisir et des orientations sexuelles, fasse la même chose en suspectant en bloc les sciences de la vie. Car c’est bien la logique du vivant qui se trouve renvoyée par Butler au statut d’idéologie politique suspecte. » S. Agacinski, Femmes, entre sexe et genre, Paris, Seuil, 2012, p. 63-64. A contrario, l’anthropologue Françoise Héritier montre comment fécondité et génération fondent la différence des sexes. Cf. F. Héritier, Masculin/féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996, p. 230. [70]

  21. J. Butler, C. Malabou, Sois mon corps, Bayard, 2010, p. 13. On reconnaîtra la tentation de l’angélisme. [71]

  22. Par exemple, et sans avoir peur du ridicule, considérer que les formes du corps féminin (hanches, seins) soient attachées au sexe féminin serait un préjugé. C’est ce qu’enseigne la brochure typiquement queer, téléchargeable sur la ligne Azur du Ministère de l’éducation nationale, sous le titre délicat de tomberlaculotte, pour initier les adolescentes au lesbianisme et pour les inciter à goûter à toutes formes de sexualités, en érigeant la pornographie en modèle sexuel. Dans le même ordre d’idée, laisser les petits garçons uriner debout quand les filles doivent s’asseoir, c’est discriminant, comme l’enseignent l’école maternelle Egalia (Suède, 2010) et la crèche Bourdarias, à Saint-Ouen (France, 2009). [72]

  23. Th. Collin, Le mariage gay, les enjeux d’une revendication, Paris, Eyrolles, 2005, p. 146. [73]

  24. « L’avènement de sujets individuels exige d’abord la destruction des catégories de sexe », J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 1990/2005, p. 88. [74]

  25. Cf. Th. Collin, « Genre : les enjeux d’une polémique », revue Communio, n° XXXVI, 6, novembre-décembre 2011, « De la critique à l’intégration », p. 116-125. [75]

  26. C’est précisément pour cette raison qu’une authentique éducation à l’amour et à la sexualité est si importante, spécialement chez les adolescents et les jeunes adultes. Cf. Sacrée congrégation pour l’éducation catholique, Orientations éducatives sur l’amour humain, Rome, 1983. [76]

  27. Cf. J. Dewite, « Le déni du déjà-là. Sur la posture constructiviste comme manifestation de l’esprit du temps », Revue du MAUSS, 2001/1 (n° 17), p. 397-409. [77]

  28. Pour qualifier la posture constructiviste, Jacques Dewite recourt à des oxymores significatives : « euphorie du désenchantement », « ivresse du dégrisement » (J. Dewite, ibid., p. 398). L’exaltation vient de cette certitude que rien de ce qui se donne immédiatement n’est évident ou naturel, mais est toujours construit, produit par l’esprit humain. Cette certitude place le constructiviste dans une enivrante supériorité sur les autres. Mais, ce faisant, il se coupe du réel lui-même, de l’être qui se donne, puisque tout est manipulé par l’esprit, et fabriqué par le discours. L’être qui se donne dans la fragile contingence se voit piétiner par la lourde rationalité déconstructrice, qui prétend savoir que rien ne demeure, puisque tout est construit. Pour s’arracher au conditionnement aliénant de la nature, le constructiviste lui préfère « la lourde positivité de l’arbitraire », d’autant que sa « préoccupation principale est de mettre en relief la supériorité de l’esprit qui effectue cette opération, qui jubile et triomphe de son savoir et de son pouvoir » (J. Dewite, ibid., p. 400). [78]

  29. On ne saurait ignorer – mais pas plus majorer – la dimension militante de la question. Par principe de méthode, on ne partira pas de là pour poser les problèmes de fond, on refusera de s’y engager dans le cadre d’un travail universitaire. Cependant, la lucidité exige de reconnaître que ce courant, issu principalement mais pas exclusivement des milieux féministes homosexuels anglo-saxons, tente d’imposer progressivement un changement structurel des normes anthropologiques fondamentales. Dans sa version radicale et militante, sa logique intrinsèque est d’en finir avec la différence sexuelle, et par là d’en finir avec le mariage et la famille. Si l’objectif inavoué de la gender theory est bien de détruire l’ordre anthropologique de la différence des sexes, ordre sur lequel repose l’institution du mariage, acte fondateur de la famille et de la société, la première question qui vient est : comment avons-nous pu en arriver là ? Comment une théorie aussi artificielle, et éloignée des préoccupations de l’immense majorité des hommes et des femmes, a-t-elle pu progressivement s’imposer, au point de peser de tout son poids dans les instances internationales ? Cela étant dit, il est prudent de ne pas sous-estimer ce que le combat militant peut avoir de réducteur, entravant une exploration sereine de la question. [79]

  30. Colette Chiliand, « Sexe : polyphonie ou cacophonie ? », Res Publica, n° 26 (septembre 2001). [80]

  31. Cherche-t-on vraiment et positivement à susciter les conditions d’une rencontre réelle des sexes, au-delà des peurs et des rapports de force ? Vise-t-on une reconnaissance sereine du bienfait de la différence homme-femme dans toute sa radicalité, ce qui supposerait au minimum une reconnaissance profonde de la valeur de l’identité féminine et de la valeur de l’identité masculine ? Nous en sommes sans doute encore loin. Tout se passe comme si le contexte induisait un évitement de la question éprouvante et révélante de la différence des sexes. Dans un tel contexte, on comprend par exemple que la mixité scolaire connaisse un véritable malaise, quand elle n’est jamais parlée, exprimée culturellement et symboliquement. Le constat accablant de Michel Fize (M. Fize, Les pièges de la mixité scolaire, Presses de la Renaissance, 2003, voir notamment les p. 77, 111-115, 172, 179, 184, 190-191) dans un livre récent est que la mixité systématisée à l’école mais non gérée, non parlée, accentuerait les clichés, les stéréotypes, la domination masculine, le sexisme, l’inégalité, la violence sexuelle. [81]

  32. Nathalie Sarthou-Lajus, « La guerre des sexes : la revanche ou la trêve ? », Études, avril 2008, p. 437-440. [82]

  33. Du début à la fin de la vie, des différences irréductibles : à 22 semaines, une petite fille prématurée survit, pas un petit garçon (24 semaines). Notre espérance de vie varie de sept ans (en 2006 : 77 ans pour les hommes, 84 ans pour les femmes). [83]

  34. René Girard, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 261. [84]

  35. Emmanuel Levinas, Le temps et l’autre, PUF, 1979, p. 14. [85]

  36. J. Guitton, Le travail intellectuel, Aubier, 1986. L’homme comme la femme doivent vivre ce que Freud appelait une « castration symbolique » : renoncement au phallus pour la femme, mais aussi renoncement à l’utérus pour l’homme. [86]

  37. Autres dissociations en jeu : corps-personne, amour-sexualité-fécondité, différence des sexes/différence des générations. Christian David, ancien délégué national de la LICRA (Ligue contre le racisme et l’antisémitisme), écrivait : « La famille ne peut plus désormais prétendre se fonder sur des liens naturels mais suppose le geste supplémentaire d’un amour consenti librement, c’est-à-dire sans référence à aucun préalable, fût-il le préalable de la différence biologique entre l’homme et la femme, qui n’est peut-être que le dernier nom de nos superstitions. » Le Monde, 20 septembre 1995. [87]

  38. L’Église catholique est régulièrement accusée à tort de naturalisme. Le dernier cas en date étant Luc Ferry, qui reproche à l’Église catholique de confondre loi biologique et norme morale, « Tribune », Le Figaro, 8 septembre 2011. [88]

  39. Cf. Françoise Héritier (dir.), Hommes, femmes, la construction de la différence, Éditions Le Pommier/Cité des Sciences et de l’Industrie, 2005. Titre éloquent pour illustrer une telle position unilatérale. [89]

  40. Xavier Lacroix, Homme et femme. L’insaisissable différence, p. 142. [90]

  41. J’ai développé cette perspective dans Fr. de Muizon, Homme et femme. L’altérité fondatrice, Cerf, 2008, p. 239-255. [91]

  42. Ibid., p. 223 (c’est l’auteur qui souligne). [92]

  43. Si bien que Jean Lacroix a pu écrire : « C’est par le mariage que l’homme devient pleinement homme et la femme pleinement femme. » (Jean Lacroix, Forces et faiblesses de la famille, Seuil, 1948, p. 64) Le propos est sans doute excessif, car il laisserait entendre qu’un célibataire ne serait jamais pleinement homme ou femme. [93]

  44. Certes, à l’adolescence où les identités sont encore incertaines, cette rencontre en vérité est rare. Aussi est-il utile de proposer des temps et des lieux non mixtes repérables pour qu’ose peu à peu s’exprimer librement et sans peur l’identité sexuée, aussi bien entre filles qu’entre garçons. Néanmoins, n’est-ce pas dans la rencontre elle-même que l’un et l’autre sexe auront le plus de chance de se libérer de ce que chacun peut avoir d’enfermant ou de caricatural ? Dans une mixité réussie, l’autre sexe me révèle qui je suis en vérité et m’aide à accueillir mon corps sexué. Plus cette rencontre de l’autre sexe en vérité a lieu, plus la différence se manifeste comme une source inépuisable de sens. [94]

  45. Nous sommes donc conduits à distinguer entre des qualités qui se réduisent souvent à des stéréotypes, simples clichés enfermant l’homme et la femme dans des rôles précis, des fonctions inhérentes, et des charismes ou une vocation de l’homme et de la femme. Le charisme est un Don qui renvoie à un Donateur, la vocation renvoie à une Parole, donc à une Origine qui vient de plus loin que l’humain et vise un véritable universel. Plus prosaïquement, on pourrait parler de style ou de génie, termes qui ont l’avantage de ne pas dissocier entre charnel et spirituel, et de n’être jamais totalement identifiables. [95]

  46. Julia Kristeva emprunte à Jean-Paul II (exhortation Mulierem dignitatis, sur la dignité de la femme, 1988), le titre de sa trilogie sur la femme, Le génie féminin, Fayard, 1999-2002. [96]

  47. Denis Vasse, La chair envisagée, Seuil, 1988, p. 297. [97]

  48. Christiane Singer, Du bon usage des crises, Albin Michel, p. 57. [98]

  49. Xavier Lacroix, Homme et femme. L’insaisissable différence, Cerf, 1999. [99]

  50. Jean-Paul II, La théologie du corps. L’amour humain dans le plan divin, traduction d’Yves Semen, Cerf, 2014. [100]