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La méditation biblique à l’ère numérique : Quelques réflexions théologiques supplémentaires en dialogue avec deux ouvrages récents

La méditation biblique à l’ère numérique
Quelques réflexions théologiques supplémentaires
en dialogue avec deux ouvrages récents

Dominique ANGERS*

Nous avons déjà eu l’occasion d’aborder la thématique énoncée dans l’intitulé du présent article[1] [1]. Nous avions alors abordé la problématique en question dans une perspective à la fois pastorale et susceptible d’intéresser les non-chrétiens. Nous avions notamment tenté, dans cet ouvrage de vulgarisation, de distinguer la méditation biblique des autres types de méditation proposés dans la société et de fournir aux chrétiens des pistes pratiques pour mieux vivre la méditation biblique (tant sur le plan de la motivation que sur le plan du comment). Nous avions eu l’occasion de définir ce que nous entendons par « méditation biblique » et de présenter les atouts et les dangers qui semblent inhérents à l’ère numérique en ce qui concerne la pratique de la méditation.

Le présent article interagit avec deux ouvrages théologiques importants, parus après notre contribution, qui abordent également la thématique en question. Ce dialogue nous permettra, d’une part, de souligner quelques enjeux théologiques en rapport avec la méditation biblique à l’ère numérique et, d’autre part, d’aller plus loin dans la réflexion sur certains de ces enjeux. L’interaction avec le premier ouvrage constituera l’essentiel de notre propos.

I. Meditation and Communion With God. Contemplating Scripture in an Age of Distraction, de John Jefferson Davis

Les chrétiens parlent souvent de méditation. Ce thème est régulièrement abordé dans la littérature chrétienne et dans la prédication. Tous s’entendent pour affirmer que la méditation est une discipline indispensable à la vie chrétienne. Mais de quoi parlent-ils exactement ? D’une technique particulière ? D’une pratique exclusivement individuelle, favorisée par le calme et le silence, à laquelle il convient de s’adonner en fermant les yeux ?

En matière de méditation, plusieurs points font débat. Pour les uns, l’objet de la méditation doit être l’Ecriture ; pour les autres, méditer sur la création est tout aussi important. Pour les uns, la méditation est alimentée par les mots, par les paroles qui sortent de la bouche de Dieu ; pour les autres, elle naît surtout du silence, de l’absence de paroles, et elle correspond à une contemplation détachée du langage humain.

De nombreux auteurs protestants évangéliques ont écrit sur la méditation biblique. Force est de constater que, sur les questions qui viennent d’être évoquées, les avis divergent. Dans les développements qui suivent, nous nous intéresserons à la monographie de John Jefferson Davis, professeur de théologie systématique et d’éthique chrétienne au Gordon-Conwell Theological Seminary. Cet ouvrage a paru, en 2012, sous le titre : Meditation and Communion With God. Contemplating Scripture in an Age of Distraction [La méditation et la communion avec Dieu. Contempler l’Ecriture à une époque caractérisée par les distractions]. On retrouve dans ce titre toute la problématique de la méditation biblique à l’ère numérique ; en effet, lorsqu’il évoque une « époque caractérisée par les distractions », Davis fait référence à l’ère numérique.

A certains égards, la démarche de l’auteur est semblable à celle que nous avons proposée dans notre ouvrage. Premièrement, les deux livres ont pour thème central la méditation biblique. Deuxièmement, ils situent la pratique de la méditation biblique dans le contexte de l’ère numérique, qui sert donc de toile de fond au propos. Troisièmement, chaque auteur tente de réfléchir à la méditation biblique à la lumière de la théologie biblique. Par « théologie biblique », nous entendons, ici, une présentation de la théologie en fonction du progrès de l’histoire du salut à travers l’Ecriture, avec un accent particulier mis sur les différences entre l’Ancienne Alliance et la Nouvelle. En d’autres termes, les deux auteurs s’intéressent à la question suivante : de quelles ressources particulières disposent les croyants de la Nouvelle Alliance pour pratiquer la méditation biblique ?

Pourtant, des différences importantes existent entre les deux présentations. Notons d’emblée l’écart de registre : alors que La méditation biblique à l’ère numérique est un ouvrage de vulgarisation, Meditation and Communion With God est rédigé dans une perspective académique.

Nous présenterons, en deux étapes, notre appréciation des travaux de Davis.

A. Quelques aspects remarquables de l’ouvrage de Davis

A plusieurs égards, la contribution de Davis est de grande qualité. Nous nous limiterons à en relever cinq forces.

1. La démarche de Davis est située dans le contexte actuel.

D’entrée de jeu, Davis identifie six facteurs qui, selon lui, soulignent la pertinence, à notre époque, du sujet qu’il développe : a) la redécouverte des disciplines spirituelles dans les cercles protestants évangéliques, au cours de la dernière génération, à la suite de l’influence de Richard Foster ; b) la croissance du pluralisme religieux dans la culture américaine et l’intérêt grandissant pour les religions asiatiques et les pratiques bouddhistes et hindouistes de méditation ; c) la sécularisation de la société américaine et l’analphabétisme biblique dans la société et dans l’Eglise ; d) le caractère préoccupant de l’impact de l’internet et des médias numériques sur les habitudes de lecture, la capacité à se concentrer, le niveau de distraction et le stress (voilà quelques-uns des grands enjeux de l’ère numérique) ; e) de nouvelles avancées scientifiques, dans les domaines de la neuroscience et de la science cognitive, concernant les effets de la méditation sur le cerveau et sur la santé personnelle ; f) de nouveaux développements en théologie biblique et en théologie systématique, en particulier l’intérêt renouvelé pour la théologie trinitaire et la doctrine de l’union avec le Christ.

Nous ajouterons à cette liste convaincante un septième facteur brièvement évoqué dans l’introduction de cet article : la confusion qui règne, dans nos milieux, au sujet de la véritable nature de la méditation biblique.

2. La démarche de Davis est pluridisciplinaire.

Davis a raison de dénoncer la dichotomie classique qui existe entre l’étude académique de la Bible et la méditation[2] [2], ou entre la théologie et la spiritualité :

Depuis sept cents ans, nous semble-t-il, la théologie et la « spiritualité » se sont orientées dans des directions opposées. Les théologiens académiques se sont peu intéressés à la vie de l’âme, et les personnes qui se sentent concernées par cette vie de l’âme et par la piété personnelle n’ont été que peu alimentées par la théologie académique[3] [3].

Pour Davis, une telle fragmentation des domaines théologiques débouche sur une espèce de schizophrénie chrétienne à laquelle il tente de remédier[4] [4].

Mais Davis va plus loin. En plus de jeter des ponts entre la théologie et la spiritualité, il a recours à plusieurs disciplines théologiques et scientifiques : a) la théologie biblique : il considère, par exemple, ce qu’une eschatologie inaugurée en Jésus (le « déjà » du royaume), y compris l’union du chrétien avec le Christ, peut changer à la pratique de la méditation ; b) la théologie systématique : il explore les implications d’une théologie trinitaire pour la méditation chrétienne, il s’intéresse à l’épistémologie (la théorie de la connaissance) et à l’anthropologie (la doctrine de l’être humain) ; c) l’histoire du christianisme et de la spiritualité : il puise dans les riches témoignages anciens en matière de méditation ; d) les religions comparées : il n’hésite pas à rapprocher, à certains égards, la méditation chrétienne de la méditation bouddhiste et hindouiste, tout en soulignant des différences importantes ; e) la neuroscience et la science cognitive : il s’appuie sur les recherches récentes pour mettre en avant les bienfaits de la méditation sur le cerveau et pour proposer une technique de méditation qui stimule les deux hémisphères du cerveau (whole-brain meditation).

L’étendue des disciplines convoquées et des recherches effectuées par l’auteur est impressionnante. Fort heureusement, il ne met pas toutes ces sources sur un pied d’égalité. Il dit s’appuyer, d’abord, sur la théologie biblique et chrétienne, tout en intégrant, dans une moindre mesure, des découvertes scientifiques et des éléments de religions comparées qui vont dans le même sens[5] [5].

3. La démarche de Davis accorde une large part à la théologie biblique.

Il s’agit, sans doute, de la discipline la plus déterminante pour le projet de l’auteur. On ne peut que saluer la prise en compte magistrale, par Davis, des grandes réalités du nouveau régime instauré par le Christ. La venue du Christ et son œuvre de rédemption signalent l’inauguration des derniers temps. Le royaume est « déjà » partiellement mis en place. L’union avec le Christ est dorénavant une réalité pour le croyant. Le Saint-Esprit vit en lui. C’est à la lumière de telles réalités propres à la Nouvelle Alliance que la méditation doit être abordée et pratiquée.

Comme le rappelle Davis, chaque croyant de la Nouvelle Alliance, de l’ère de l’Esprit, a la possibilité d’être plus près de Dieu que ne l’était Moïse sous l’Ancienne[6] [6].

4. La démarche de Davis met en avant certains éléments incontournables de la méditation biblique.

Plusieurs aspects du propos de Davis, distillés tout au long de sa monographie, nous paraissent refléter une conception biblique de la méditation.

Premièrement, l’objet de la méditation biblique, c’est le texte biblique. Or, ce qui est évident pour Davis (et nous partageons son avis sur ce point) ne l’est pas pour tous. Davis n’est pas très enthousiaste à l’égard d’une méditation qui se passerait de mots, même s’il reconnaît que l’Ecriture parle aussi de « silence » dans des contextes précis.

Deuxièmement, la méditation, pour Davis, participe de la communion avec Dieu. Il n’est pas question, ici, d’expérimenter une fusion avec le divin. La méditation est profondément relationnelle : elle permet au chrétien d’entrer en contact étroit avec le Dieu trinitaire. Davis énonce d’ailleurs la thèse centrale de son livre dans les termes suivants : « La thèse centrale de ce livre est qu’une lecture croyante, empreinte de prière et réceptive de l’Écriture, est un acte de communion avec le Dieu trine, qui est réellement présent avec le lecteur par et avec le texte biblique[7] [7]. »

Troisièmement, la méditation a pour objectif suprême l’adoration, qui n’est pas seulement un moyen, mais qui constitue plutôt une fin en soi. Adorer Dieu et trouver en lui sa joie, par l’intermédiaire de la méditation, sont des bienfaits intrinsèques[8] [8]. Comme l’affirme Davis :

Si le fait de prendre plaisir en Dieu et d’être en sa présence est l’ultime visée de mon existence, alors l’adoration et la méditation biblique n’apparaissent pas au bas, mais tout en haut de ma liste de priorités. Ces activités méritent le meilleur de mon temps, de mon énergie et de mon attention. Garder bien à l’esprit le dessein suprême de l’existence humaine – la communion joyeuse avec Dieu –, voilà une excellente source de motivation pour la pratique de la méditation[9] [9].

Quatrièmement, Davis n’oppose pas Parole et Esprit, comme le font certains. Au contraire, il va jusqu’à adopter une épistémologie « logopneumatique » (de logos, Parole, et pneuma, Esprit)[10] [10]. Nous connaissons la réalité et, en particulier, la vérité de la Parole de Dieu, grâce à la Parole, illuminée par le Saint-Esprit. Dans un passage empreint de sagesse pastorale, Davis écrit :

Les mots seuls sans l’Esprit peuvent nous dessécher ; l’Esprit seul, sans les paroles de l’Ecriture (et la communion de l’Eglise), peut nous faire exploser ; mais quand la Parole et l’Esprit sont maintenus dans un juste équilibre, nous pouvons grandir dans notre connaissance et dans notre expérience de la présence aimante de Dieu. En conséquence, l’Esprit est d’une importance vitale lorsque nous nous approchons des Ecritures pour méditer[11] [11].

5. La démarche de Davis débouche sur des exercices pratiques et des témoignages concrets.

De toute évidence, l’auteur a enseigné ce matériel à ses étudiants et leur a proposé des « devoirs pratiques ». Un certain nombre d’entre eux témoignent d’ailleurs des expériences fortes qu’ils ont vécues à partir de certains passages bibliques.

B. Quelques points plus discutables

Malgré sa grande qualité, l’argumentation de Davis peine parfois à convaincre. Cinq aspects, à notre avis, auraient mérité davantage de précisions, ou auraient gagné à être formulés autrement.

1. Davis propose de longs développements qui ne servent pas directement la cause de la méditation biblique et peuvent même remettre en question sa nécessité.

Relevons deux exemples qui illustrent notre propos. Davis affectionne particulièrement la doctrine de l’union du chrétien avec le Christ[12] [12]. Or, selon lui, les chrétiens ont tendance, d’une part, à repousser la réalisation d’une telle union jusqu’à l’horizon ultime de l’achèvement eschatologique. A cela, il répond que, dans une perspective d’eschatologie réalisée, le chrétien est déjà uni au Christ. En outre, les chrétiens ont tort, selon Davis, d’assimiler l’union du croyant avec le Christ à une métaphore[13] [13] ; il s’agit plutôt d’une réalité métaphysique non métaphorique qu’il explique en élaborant une théorie fort complexe de l’extension des personnes.

Nul besoin de répondre, ici, à une telle conception de l’union avec le Christ. Contentons-nous de souligner ce qui, pour Davis, est décisif : une telle union est vraiment réelle et elle assure au chrétien d’être continuellement dans la présence réelle du Christ.

Or, si tel est vraiment le cas – si la notion de « présence réelle du Christ » est définie dans les termes de Davis –, il est alors permis de se demander à quoi sert la méditation biblique. En effet, le chrétien se trouvant déjà, à tout moment, dans la présence du Christ – non seulement dans une perspective principielle ou positionnelle, mais sur le plan du vécu –, que lui apporte de plus la méditation de l’Ecriture ?

Il serait plus encourageant (et davantage conforme à la réalité), pour les chrétiens, d’apprendre que le Christ demeure en eux (Jean 15.4) lorsque ses paroles y demeurent (Jean 15.7). La mise en relation de ces deux versets indique que le Christ demeure en nous d’une manière particulière (v. 4) lorsque ses paroles demeurent en nous (v. 7) ; elle induit que, dans une certaine mesure, sa présence accompagne ses paroles. Par la méditation de l’Ecriture, nous faisons donc l’expérience de la présence agissante du Christ. Pour Davis, cette présence agissante semble se manifester de toute manière, que la Parole soit méditée ou non[14] [14].

Le second exemple se rapporte à l’anthropologie. Pour Davis, le chrétien est un être « trinitaire-ecclésial » (trinitarian-ecclesial), c’est-à-dire relationnel. Parce qu’il est l’image de Dieu, il reflète le caractère relationnel du Dieu trinitaire. Il est également profondément « ecclésial » dans la mesure où son identité propre se manifeste dans le contexte relationnel de l’Eglise.

Or, dans l’ensemble de son livre, jamais Davis ne parle de méditation communautaire. Pour lui, la méditation est un exercice purement individuel, et ce, malgré des déclarations telles que :

La demeure naturelle de la Bible est (…) l’Eglise et la communauté de foi[15] [15].

Au cours des quelque mille cinq cents premières années de l’histoire de l’Eglise chrétienne, avant l’invention de l’imprimerie, le seul accès aux Ecritures que pouvaient avoir la plupart des chrétiens passait par l’écoute de la lecture publique de l’Ecriture dans le cadre de la liturgie de l’Eglise[16] [16].

De telles réalités devraient, semble-t-il, nous interroger sur la légitimité de confiner la méditation à une pratique strictement individuelle.

2. Davis accorde parfois trop de poids aux recherches en neuroscience.

C’est le cas, semble-t-il, lorsqu’il cherche à encourager une forme de méditation qu’il intitule « whole-brain meditation » (qui signifie non pas qu’il faut méditer « avec toute sa tête », mais plutôt que, dans l’acte de méditation, il est important de stimuler les deux hémisphères de son cerveau). Cette approche, qui correspond à la deuxième des trois étapes de l’apprentissage de la méditation proposées par Davis, débouche sur une pratique peu recommandable d’un point de vue herméneutique. Davis invite les chrétiens à méditer simultanément à partir de deux textes bibliques : l’un plutôt dense sur le plan verbal et conceptuel, l’autre plus imagé, comme un récit narratif. D’après lui, l’impact de cette double méditation sur le cœur (et le cerveau) sera plus important que si un seul passage est choisi.

Une telle proposition nous laisse perplexe. Elle semble induire que c’est le genre littéraire d’un texte qui le rendrait plus à même de stimuler l’hémisphère gauche ou droit de notre cerveau, selon le cas. Pourtant, une épître ne fait pas l’économie des images, des riches métaphores ; et un récit narratif joue fréquemment sur les mots.

Surtout, on explique rarement un texte biblique par un autre, d’un genre littéraire différent, qui en est rapproché sur la simple base d’un rapport venu spontanément à l’esprit en cours de méditation. C’est là où le bât blesse : Davis ne met jamais en avant l’importance de bien comprendre un texte biblique afin de le méditer de manière bénéfique.

L’exemple qu’il donne est parlant : notre méditation sur les lieux célestes du texte d’Ephésiens 1.3, en elle-même, est trop abstraite ; elle doit être associée à une méditation simultanée du passage se trouvant en Apocalypse 21-22, censé décrire le ciel de manière beaucoup plus concrète[17] [17]. Or, l’une des premières règles d’herméneutique souligne l’importance qu’il y a à interpréter un texte à partir de son contexte, en particulier à partir de l’ensemble du livre biblique auquel il appartient. Le recours trop rapide à un tout autre passage ne contribue pas nécessairement à la juste compréhension – et, par conséquent, à la méditation utile – d’un premier texte.

3. Davis tire des glorieuses réalités de la Nouvelle Alliance des conséquences injustifiées en matière d’herméneutique.

De manière assez étonnante, Davis tient à réhabiliter la conception ancienne de la quadruple signification de l’Ecriture : le sens littéral ou historico-grammatical ; le sens moral ou éthique ; le sens christologique (qu’il préfère ne pas appeler « allégorique ») ; et le sens analogique ou céleste.

Des développements plus importants seraient nécessaires pour répondre convenablement à une telle proposition. En ce qui concerne, par exemple, l’interprétation christologique de l’Ancien Testament, nous serions prêt à arguer que les auteurs du Nouveau Testament n’ont pas perçu, dans tel ou tel texte de l’Ecriture, une pluralité de sens, mais plutôt une pluralité de référents (assez souvent un premier référent appartenant à une époque précise de l’Ancien Testament, qu’il s’agisse d’un personnage ou d’un événement, et un second se rapportant à l’ère nouvelle inaugurée par le Christ). Quoi qu’il en soit, là n’est pas notre plus grande difficulté avec la proposition de Davis.

Ce qui trouble davantage, c’est que Davis semble raisonner ainsi : parce que nous sommes réellement unis au Christ, nous devrions interpréter l’Ecriture de façon « christologique ». Et parce que le Royaume est déjà inauguré (ce qui implique que nous participons déjà aux réalités célestes), nous devrions accéder au « sens céleste » du texte[18] [18].

Davis met ainsi en relation directe la nouvelle condition du chrétien et la manière dont il est censé comprendre le texte biblique. Parce qu’il est en Christ, il doit percevoir le Christ dans le texte. Parce qu’il est dans la sphère céleste, il doit méditer sur le ciel, ce qui implique, concrètement (d’après les exemples donnés), d’utiliser son imagination pour se voir lui-même dans le ciel.

Nous recommandons plutôt l’association de la méditation de l’Ecriture à sa juste compréhension. Que dit le texte ? Quel est son message ? Qu’est-ce que cela implique pour nous ? Quelle était l’intention de l’auteur ? Ces questions ne valent pas que pour les cours d’herméneutique. Elles débouchent également sur la méditation et permettent d’approfondir notre communion avec Dieu. Si le texte annonce le Christ de manière typologique, méditons volontiers sur le Christ. S’il décrit les réalités célestes, prenons-y plaisir. Mais plaquer sur le texte une lecture artificiellement christologique ou céleste, sous prétexte que nous sommes déjà unis au Christ et bénis dans les lieux célestes, c’est confondre les réalités grandioses de la Nouvelle Alliance et l’herméneutique de celle-ci. C’est aussi, dans bien des cas, faire dire au texte ce qu’il ne dit pas. Or, Dieu nous invite à méditer sur ce que le texte dit vraiment et objectivement.

4. Davis prodigue certains conseils pratiques qui semblent aller à l’encontre de sa conception de la méditation.

Il recommande, par exemple, de méditer toujours au même endroit et de faire de celui-ci un lieu exclusivement ou principalement réservé à cet usage. On peut y disposer des symboles religieux ou des œuvres d’art qui renforcent l’impression qu’il s’agit d’un lieu sacré[19] [19].

Ici, Davis se contredit. Si nous sommes constamment et réellement dans la présence du Christ et dans les lieux célestes, comment peut-on dire qu’une pièce de notre maison ou de notre appartement est particulièrement « sacrée » ou « sainte » ?

5. Davis ne fournit pas de définition satisfaisante de la méditation biblique.

Jamais Davis ne définit la méditation de façon explicite[20] [20]. Il prend pour acquis que le lecteur sait ce qu’est la méditation et il ne cherche pas à la définir bibliquement. Or, un tel présupposé est fragile, comme nous l’avons suggéré en introduction.

De quoi parlons-nous exactement ? De quoi parle Davis ? Pour répondre à cette question, le lecteur doit lire entre les lignes. Aucune tentative n’est faite pour tirer de l’Ecriture même une définition de la méditation. Or, celle-ci doit être « biblique » dans un double sens : méditation de la Bible et méditation telle que la Bible la présente.

Pour Davis, la méditation est clairement un exercice distinct des autres formes de réception de la Parole (comme l’étude ou l’écoute de la prédication)[21] [21], et elle est toujours pratiquée individuellement. Cette conception s’inspire, d’une part, de la pratique de la méditation dans certaines traditions chrétiennes et dans des contextes précis de l’histoire du christianisme, et, d’autre part, de conceptions non chrétiennes de la méditation.

Les données elles-mêmes de l’Ecriture paraissent moins restrictives. Dieu a parlé par l’Ecriture et il continue de le faire. En réponse, il attend de son peuple qu’il accueille cette Parole favorablement, qu’il la médite, qu’il y place sa confiance et qu’il la mette en pratique. Dans ce processus de réception et d’appropriation de la Parole divine, la méditation est une étape déterminante. Méditer la Bible, c’est réfléchir, avec le secours du Saint-Esprit, à ce qu’elle affirme et à ce que cela implique pour nous.

Cela peut et devrait se faire tantôt individuellement, tantôt avec d’autres chrétiens. Et la méditation – qui est réflexion – n’est pas toujours une activité à part. Quand nous écoutons ensemble une prédication biblique, nous méditons la Parole de Dieu en Eglise. Quand l’un d’entre nous chante un cantique empreint de vérités bibliques, il médite par le biais de cette activité. Quand nous étudions un texte de l’Ancien Testament dans la salle de classe d’une faculté de théologie, nous le méditons. L’étude parfois plus technique du texte hébraïque ouvre de nouvelles possibilités de méditation.

Réduire la méditation à une activité trop précise et exclusivement individuelle, c’est la priver de son essence : la méditation est tout simplement réflexion. Une réflexion qui n’évacue pas les principes habituels d’herméneutique, mais qui insiste tout particulièrement sur l’étape indispensable de l’appropriation.  

II. TheoMedia. The Media of God and the Digital Age, d’Andrew Byers

De manière intuitive, il nous a semblé bon d’adopter, dans cet article, une attitude ni trop optimiste ni trop pessimiste à l’égard des nouvelles technologies. Sur le plan positif, reconnaissons que l’accès au texte biblique n’a jamais été aussi grand dans toute l’histoire du christianisme, ce qui peut favoriser la méditation. Pensons également aux prédications chrétiennes qui circulent librement en format audio, ce qui est une véritable bénédiction (du moins quand il s’agit de sermons fidèles à l’Ecriture). Sur le plan négatif, les chrétiens ont raison d’évoquer leur difficulté croissante à se concentrer sur un seul et même texte pendant de longues minutes, ainsi que sur les nombreuses distractions numériques auxquelles ils font face.

Apparemment, Davis prône aussi une approche équilibrée. Il affirme que son livre encourage non pas le refus des technologies numériques et de l’internet (une posture qui serait d’ailleurs intenable et contre-productive), mais plutôt un usage sensé, réfléchi et intentionnel de ces nouveaux outils, et une lecture plus lente, plus contemplative de l’Ecriture[22] [22].

Ce positionnement modéré à l’égard des nouvelles technologies, le plus souvent intuitif dans nos milieux, peut dorénavant se défendre bibliquement et théologiquement grâce à l’excellent ouvrage d’Andrew Byers, doctorant en Nouveau Testament à l’Université de Durham. Evangélique engagé dans un ministère auprès des étudiants, Byers est également « consultant théologique » au sein du CODEC (Christian Communication in the Digital Age), un institut de recherche au Collège St John’s de l’Université de Durham. Son livre, paru en 2013, s’intitule TheoMedia. The Media of God and the Digital Age [Les théomédias. Les médias de Dieu et l’ère numérique][23] [23].

Nous ne commenterons pas ici, dans le détail, les travaux de Byers, l’ère numérique ne constituant que la toile de fond de notre sujet principal, qui est la méditation biblique.

Nous tenterons, cependant, de résumer à grands traits l’approche de Byers. Il propose une théologie des médias, et même une théologie biblique des médias. De la Genèse à l’Apocalypse, il trace l’évolution de ce thème dans l’Ecriture, tout en étant sensible au progrès de la révélation.

La Bible ne parle certes pas ouvertement de l’internet ou de twitter. L’intérêt de la contribution de Byers est justement qu’elle situe ces nouveaux médias dans un cadre plus large. Pour Byers, un médium est tout simplement un moyen de communication ou de révélation. Depuis sa création, l’homme en utilise de toutes sortes. Et surtout, Dieu fait usage de médias, quand le terme est compris dans ce sens-là : Dieu emploie divers moyens de communication et de révélation que Byers appelle les « théomédias », les médias de Dieu, les moyens d’expression divins. L’un de ces théomédias se démarque des autres : la Parole, celle qui provient de Dieu, celle qui se fixe dans l’Ecriture, celle qui s’incarne en Jésus-Christ. Pour Byers, le Christ est le théomédium par excellence.

Si Dieu lui-même est à ce point « médiatique », est-ce à dire que les chrétiens peuvent accueillir à bras ouverts tous les médias créés par l’homme, y compris ceux qui prolifèrent à l’ère numérique ? Pas forcément. Intervient ici la tension théologique entre, d’une part, la doctrine de la création de l’homme en image de Dieu et, d’autre part, celle de la chute et de la déformation de cette image. Comme le fait Dieu lui-même, l’homme crée des médias et les utilise pour s’exprimer. Voilà qui devrait encourager un certain optimisme à l’égard des nouvelles technologies. C’est en tant qu’image de Dieu que l’être humain les invente. Utilisons donc ces nouveaux outils à des fins constructives, par exemple pour propager l’Evangile !

Cela étant, la doctrine du péché invite, de son côté, à la prudence : elle affecte non seulement les contenus transmis par les médias (ce qui est une évidence), mais encore, dans certains cas, la nature des médias qui sont mis en place. Parfois, il est vrai, le médium est bien plus qu’un simple canal de transmission d’un message ; il communique lui-même, de manière inhérente, un message fort. C’est le principe emblématique de Marshall McLuhan, philosophe des médias canadien : « Le message, c’est le médium » (The medium is the message). Or, le médium, duquel se dégage toujours un message, peut être bon (car l’homme est l’image du Dieu créateur de médias), ou moins bon (car l’homme est pécheur). Le discernement est donc de mise.

Conclusion

Pourquoi est-il important de mettre en relation ces deux thèmes – la méditation biblique et l’ère numérique ?

On peut, d’abord, rappeler certaines raisons évidentes, déjà évoquées. L’internet et les jeux vidéo changent notre manière de lire. La capacité d’analyser en profondeur un texte donné et l’usage de l’imagination sont souvent diminués[24] [24]. Mentionnons également la dimension chronophage des divertissements numériques : ils ne nous laissent pas toujours suffisamment de temps pour méditer l’Ecriture.

Il existe, ensuite, une raison encore plus fondamentale de mener une réflexion conjointe sur la méditation biblique et sur l’usage des nouvelles technologies ; elle s’inspire des travaux d’Andrew Byers. Si l’Ecriture, comme ce théologien le suggère, peut être qualifiée de « théomédium », l’enjeu est donc le bon usage de ce théomédium dans une société qui ne cesse d’inventer de nouveaux médias, de nouveaux moyens de communication. Comment bien gérer cette surexposition aux médias en tout genre ? Comment maintenir la primauté du théomédium alors que nous sommes entourés d’anthropomédias (de médias créés par l’homme), bombardés par leurs contenus et attirés par leur aspect toujours plus attractif ?

Une approche simpliste de la question, qui consisterait, par exemple, à opposer sans cesse le théomédium qu’est l’Ecriture aux médias tout humains (le courriel, Facebook), nous conduirait dans une impasse. Il s’agirait alors de choisir perpétuellement entre le bien et le mal, entre le moyen divin de révélation et de communication et les moyens de communication qui reflètent la déchéance humaine, entre méditer la Parole de Dieu et méditer les contenus numériques.

Les choses ne sont pas aussi simples. Quand nous méditons la Parole à partir d’une appli biblique, nous utilisons un anthropomédium numérique (l’appli en question) pour accéder au théomédium (la Parole écrite de Dieu). L’homme invente donc des moyens de communication qui peuvent servir à la diffusion du moyen de révélation privilégié par Dieu : des médias numériques au service du théomédium. Profitons-en et investissons-nous dans la « théomédiatisation » des médias numériques ! Ecrivons sur les blogs théologiques ! Faisons entendre la voix de Dieu – et écoutons-la nous-mêmes – par tous les moyens technologiques possibles !

Mais faisons-le en reconnaissant que, dans bien des cas, il nous faut effectivement choisir. Les voix qui se font entendre ne disent pas toutes la même chose. Laquelle écouter ? Dans la mesure où les messages de ce monde nous parviennent à un rythme effréné et par des fenêtres multiples, le meilleur gage de protection et de discernement reste la méditation biblique ou, pour le dire autrement, la saturation biblique (Byers).

Formons la nouvelle génération – celle des « natifs numériques » (digital natives), qui sont nés et ont grandi dans un environnement numérique – à la méditation biblique avec et sans les outils numériques. Encourageons-la à stocker la vérité de Dieu sur ses divers appareils et à la consulter régulièrement, mais également à la mémoriser (pour l’heure, on ne peut toujours pas télécharger la Bible en soi !). Que les jeunes de nos communautés ne se conforment pas au monde actuel, mais qu’ils soient transformés par le renouvellement de l’intelligence pour discerner, à l’ère numérique, quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait.


* D. Angers est professeur de Nouveau Testament à l’Institut biblique de Genève.

[1] [25] D. Angers, La méditation biblique à l’ère numérique. Une expérience à vivre, Marne-la-Vallée, Farel/GBU (Question suivante), 2012.

[2] [26] J.J. Davis, Meditation and Communion with God. Contemplating Scripture in an Age of Distraction, Downers Grove, IVP Academic, 2012, 12.

[3] [27] Ibid., 29 : «For over seven hundred years, it would seem, theology and ʻspiritualityʼ have been going their separate ways, with academic theologians paying scant attention to the life of the soul, and those concerned with the life of the soul and personal devotion finding little sustenance from academic theology.»

[4] [28] Ibid., 33.

[5] [29] Ibid., 18.

[6] [30] Ibid., 39.

[7] [31] Ibid., 34 : «The central thesis of this book is that a believing, prayerful and receptive reading of Scripture is an act of communion with the triune God, who is really present to the reader through and with the biblical text.»

[8] [32] Ibid., 87 : «The worship of God and the enjoyment of God in worship and meditation are not merely instrumental, they are intrinsic goods.»

[9] [33] Ibid., 87 : «If enjoying God and being in the presence of God is the highest purpose for which I exist, then worship and biblical meditation are not low priorities but high priorities ; they are worthy of my best time, energy and focused attention. Keeping this highest purpose of human existence–joyful communion with God–clearly in mind should be an excellent motivator for our meditative practice.»

[10] [34] Ibid., 98.

[11] [35] Ibid., 99 : « Words alone without Spirit can dry us up ; Spirit alone without the words of Scripture (and the fellowship of the church), can blow us up ; but with Word and Spirit in proper balance, we can grow up in our knowledge and experience of the loving presence of God. Consequently, the Spirit is always of vital importance as we come to the Scriptures to meditate. »

[12] [36] Ibid., 41.

[13] [37] Ibid., 43 : « Union with Christ is not just a metaphor ; because the Holy Spirit is real, the bond between Christ and the believer by the Spirit is real–a real ʻumbilical cordʼ by which Christ pours his life and his love into us. »

[14] [38] Davis n’est pas clair sur ce point ou n’ose pas aller au bout de son propre raisonnement. En effet, certains passages, malgré son argumentation principale, semblent suggérer que c’est la méditation de l’Ecriture qui permet d’être dans la présence du Christ. Voir, en particulier, ibid., 41, 48.

[15] [39] Ibid., 104 : « The natural home of the Bible is not the university or the classroom, but the church and the community of faith. »

[16] [40] Ibid., 104 : « For the first fifteen hundred years or so of the history of the Christian church, prior to the invention of the printing press, the only access to the Scriptures that most Christians would have had would have been hearing them publicly read in the church during the liturgy. »

[17] [41] Ibid., 149 : « Paul’s reference in Ephesians 1.3 to the ʻheavenly realmsʼ may seem a bit thin and abstract, taken by itself ; but read in the light of Revelation 21-22, it takes on vivid meaning. »

[18] [42] Ibid., 9-10.

[19] [43] Ibid., 131.

[20] [44] Malgré ce qu’il affirme, ibid., 8, où il dit proposer «a new understanding of the nature and practice of biblical meditation as communion with God who is really present to the reader – based on a biblical and theological framework focusing on the doctrines of union with Christ and inaugurated eschatology”. Une telle affirmation ne précise pas la nature de la méditation ; elle en indique simplement le fondement et la visée (la communion avec Dieu), et en souligne un élément fondamental : la présence réelle de Dieu.

[21] [45] Ibid., 32-33 : « the meditative use of Scripture can offer the following very real benefits : 1) a pathway to a more personally transformative engagement with the Word of God, which does not replace sermons or Bible study but enhances both (…) »

[22] [46] Ibid., 24.

[23] [47] A. Byers, TheoMedia. The Media of God and the Digital Age, Eugene, Cascade Books, 2013.

[24] [48] Voir, à ce sujet, Davis, op. cit., 23.