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Idéologie et idolâtrie dans l’Ancien Testament

Idéologie et idolâtrie dans l’Ancien Testament

Gert KWAKKEL[1] [1]*

Idéologie et idolâtrie vont souvent de pair. Selon l’Ancien Testament, le peuple d’Israël s’est laissé séduire par l’idolâtrie dans bien des périodes de son existence dans la terre promise. Pourquoi cette idolâtrie a-t-elle eu tant d’influence sur la vie religieuse du peuple ?

Je crois que l’idéologie qui se cachait derrière l’idolâtrie et qui la motivait a été un facteur important. Ici, j’entends par « idéologie » un système d’idées générales, qui se trouve à la base d’un comportement individuel ou collectif[2] [2]. Dans le cas du peuple d’Israël à l’époque vétérotestamentaire, il ne s’agit pas d’idées exprimées de façon explicite. Il s’agissait plutôt d’idées cachées derrière ce qu’on disait, parfois d’idées dont on n’était même pas conscient, mais qui étaient néanmoins partagées par la majorité des membres du peuple.

L’objectif de cet article est d’analyser l’idéologie qui était à la base de l’idolâtrie à laquelle le peuple d’Israël s’est livré tant de fois. Tout d’abord, je décrirai brièvement le rôle de l’idolâtrie dans l’histoire d’Israël telle qu’elle est relatée dans l’Ancien Testament. Ensuite, je ferai l’exégèse d’un passage particulier, à savoir Osée 10.1-8, qui est, me semble-t-il, très instructif pour notre sujet. Pour terminer, j’essaierai de comparer l’idéologie en vogue à l’époque du prophète Osée avec celle en vigueur de nos jours afin d’en tirer quelques conclusions utiles pour la vie chrétienne dans la société moderne.

I. L’idolâtrie dans l’histoire d’Israël

L’idolâtrie a été la raison principale pour laquelle Dieu a décidé de chasser le peuple d’Israël de la terre promise et de l’envoyer en exil. Il en est ainsi aussi bien pour l’exil assyrien, qui mit fin au Royaume du Nord (dit « Israël » ou « le royaume des dix tribus ») au VIIIe siècle av. J.-C., que pour l’exil babylonien qui a concerné le Royaume du Sud (dit de « Juda » ou « le royaume des deux tribus ») au VIe siècle av. J.-C. Le jugement de Dieu a été provoqué par beaucoup d’autres péchés que l’idolâtrie proprement dite. Les prophètes ont également reproché au peuple une désobéissance générale aux lois de Dieu, qui se traduisait, entre autres, par de l’injustice sociale. Mais ils présentent l’idolâtrie comme étant le péché central et dominant auquel tous les autres étaient liés (voir par exemple 2R 17.7-23, 21.1-15 ; Jr 2 ; Ez 8 à 11).

L’idolâtrie pratiquée par Israël était de nature polythéiste. Le peuple rendait un culte à des dieux divers, comme Kémoch, Milkom et Astarté (voir par exemple 1S 7.3 ; 1R 11.33). Mais le nom qu’on trouve le plus souvent et presque partout était celui du dieu cananéen Baal. C’est, en effet, la vénération de Baal qui a, tant de fois, éloigné le peuple d’Israël de son propre Dieu, l’Eternel.

La première fois qu’Israël s’est laissé séduire par le culte d’un dieu nommé Baal se situe justement avant l’arrivée au pays de Canaan. En Nombres 25.1-3, on lit qu’Israël « s’accoupla avec Baal-Peor », à l’invitation des filles de Moab. Le lieu et le moment où cela s’est produit sont révélateurs. Baal n’était pas un dieu du désert. Il était le dieu des terres cultivables de Canaan. On croyait que Baal procurait la fécondité et la pluie dont les agriculteurs avaient besoin (cf. 1R 17 et 18 ; Os 2). Apparemment, son culte était tellement séduisant que les Israélites, arrivés devant la terre promise (avec son agriculture), se laissèrent séduire immédiatement (cf. aussi Os 9.10).

Ensuite, après la conquête, peu de temps après la mort de Josué et des gens de sa génération, les Israélites commencèrent à rendre un culte aux Baals et aux Astartés. Cela arriva plusieurs fois pendant la période des juges (cf. Jg 2.7-13, 3.7, 6.10,25-32, 8.33, 10.6). Après que Samuel fut intervenu pour y mettre fin (voir 1S 7.3-4), les récits bibliques ne font plus mention de la vénération de Baal jusqu’à l’époque du roi Achab (c’est-à-dire au IXe siècle av. J.-C. ; cf. 1R 16.31-32). Malgré les efforts du prophète Elie, cette idolâtrie a persisté jusqu’à ce que Jéhu, chef de l’armée de Yoram, fils d’Achab, la fasse disparaître d’une manière sanglante (voir 2R 10.18-28). Pourtant, il semble que sous le règne de Jéroboam II, l’arrière-petit-fils de Jéhu (c’est-à-dire au VIIIe siècle), le culte de Baal se soit introduit de nouveau dans le Royaume du Nord[3] [3]. En tout cas, Osée, appelé par Dieu au ministère prophétique à cette époque-là (cf. Os 1.1), accuse le peuple d’infidélité envers l’Eternel, le Dieu d’Israël, infidélité qui se manifestait, entre autres, par le culte des Baals (cf. Os 1.2, 2.4-15, 3.1).

On peut, cependant, se poser la question de savoir si, en ce temps-là, il s’agissait bien du culte de Baal au sens strict du terme. Selon Osée 2.18, le peuple d’Israël appelait l’Eternel « Mon Baal ». De plus, en Osée 4, le culte est pratiqué par Israël en des termes qui semblent être caractéristiques du culte de Baal sans que, cependant, le prophète fasse référence à son nom. C’est pourquoi il est permis de penser qu’il s’agissait plutôt d’un « jahvisme baalisé ». Autrement dit, le culte rendu à l’Eternel comprenait tant d’éléments syncrétistes empruntés à la religion cananéenne qu’Osée le dénonçait comme étant ni plus ni moins du baalisme[4] [4].

Selon toute probabilité, un tel syncrétisme existait déjà durant le séjour du peuple d’Israël près du mont Sinaï, lorsqu’il a fabriqué un veau d’or pour lui rendre un culte. Le taureau jouait alors un rôle important dans plusieurs religions du Proche-Orient ancien, y compris dans celles d’Egypte et de Canaan. Ainsi, El, dieu suprême de la ville d’Ougarit, dont la religion était proche de celle des Cananéens, était désigné comme « le taureau El[5] [5] ». Au cours des siècles suivant la chute d’Ougarit (±1200 av. J.-C.), Baal a largement remplacé El comme dieu suprême des Cananéens. C’est sous cette forme-là que, après la conquête de la terre promise, le peuple d’Israël a fait connaissance de leur religion. Il est vrai qu’il existe moins de preuves indiquant que Baal était lui aussi associé au taureau. Cependant, il est clair qu’une idole représentant un taurillon s’accordait vraiment avec le culte et la religion des peuples de Canaan. C’est pourquoi on peut clairement discerner des éléments syncrétistes, empruntés du culte des Cananéens, dans les deux veaux d’or qui ont été installés à Béthel et à Dan sur l’ordre du roi Jéroboam (1R 12.28-29 ; Xe siècle av. J.-C.).

Comme le petit aperçu ci-dessus le montre, la religion des peuples de Canaan, dans laquelle Baal jouait un rôle principal, a assez souvent attiré les Israélites, soit sous sa forme pure, soit par l’introduction d’éléments syncrétistes dans le culte rendu à l’Eternel. Pourquoi cette religion était-elle tellement séduisante ?

L’influence des voisins cananéens a évidemment été un facteur important. Comme c’est souvent le cas parmi nous, les Israélites voulaient aussi être « comme les autres ». Moïse avait, à juste raison, déjà averti le peuple de ce danger (cf. Dt 7.3-4). De plus, la religion des Cananéens comportait des aspects sexuels marqués. Plusieurs passages bibliques en témoignent, comme par exemple Osée 4.13-14. Il va sans dire que tout cela était tentant pour les Israélites.

Dans les développements suivants, je n’insisterai plus sur ces facteurs qui ont certainement contribué à la popularité de la religion cananéenne et du syncrétisme. Je vais maintenant me concentrer sur un facteur seulement, c’est-à-dire sur l’idéologie dont l’idolâtrie était l’expression. J’analyserai cette idéologie sur la base d’Osée 10.1-8, car ce passage peu connu est très révélateur à cet égard.

II. Osée 10.1-8

1. Structure

A première vue, Osée 10.1-8 est composé de plusieurs parties dont il est difficile de discerner pourquoi elles sont groupées. Aux versets 1 et 2, le prophète parle du culte. Les Israélites ont construit beaucoup d’autels et de stèles, mais l’Eternel va les détruire. Aux versets 3 et 4, le thème change. Là, le prophète se concentre plutôt sur des affaires politiques telles que l’absence d’un roi et la conclusion d’alliances. Il accuse le peuple de tromperie. Aux versets 5 et 6, il s’élève de nouveau contre le culte. Là, il ne fait pas mention d’autels ou de stèles, mais seulement de la statue du veau qui se trouvait à Beth-Aven (= Béthel). Au verset 7, il revient sur le sujet du roi tandis que le culte et les autels réapparaissent à la fin du passage, au verset 8.

En même temps, cet aperçu montre qu’on peut découvrir la forme structurelle d’un chiasme, sur la base de quelques éléments rencontrés plusieurs fois. Il s’agit des autels cités dans les versets 1, 2 et 8 et du roi mentionné dans les versets 3 et 7. Ensemble, ils encerclent le veau figurant aux versets 5 et 6, selon la représentation schématique suivante :

1-2 autels (culte)

3-4 roi (politique, tromperie)

5-6 veau de Béthel

7 roi

8 autels (culte)[6] [6]

Ce schéma ne comprend pas tous les éléments du passage. Pourtant, la structure esquissée suggère que des éléments qui semblent être divers sont, néanmoins, liés d’une façon ou d’une autre. De plus, la structure autorise à penser que le prophète considérait le culte du veau d’or comme le cœur du comportement du peuple d’Israël qu’il critique en Osée 10.1-8.

2. Traduction

Celui qui lit Osée 10.1-8 dans différentes versions françaises et les compare s’aperçoit qu’elles divergent sur de nombreux points. Cela est dû avant tout à la nature compliquée de l’hébreu utilisé par le prophète. Les savants ont longtemps pensé qu’Osée, en tant qu’originaire du Royaume du Nord, s’exprimait dans un patois nordique que nous comprenons mal. Aujourd’hui, on préfère considérer les mots peu connus ainsi que les tournures de phrases très spéciales comme des jeux de mots et des expressions à double sens[7] [7]. Cette perspective est aussi adoptée dans la traduction ci-après qui, pour le reste, se base sur plusieurs traductions françaises, comme la Traduction œcuménique de la Bible et la version dite La Colombe.

1 Israël est (semblable à) une vigne florissante (sous-entendu : une vigne envahissante),
   il produit du fruit pour lui-même (sous-entendu : il rend son fruit futile).
   Plus ses fruits se multipliaient,
   plus il multipliait les autels ;
   Plus sa terre était belle,
   plus il embellissait les stèles.

2 Leur cœur est hypocrite/rusé
   maintenant ils vont payer (leurs fautes).
   Lui-même (c’est-à-dire : l’Eternel) va briser leurs autels
   et détruire leurs stèles.

3 Vraiment, maintenant ils vont dire :
   « Nous n’avons pas de roi ;
   en effet, nous ne craignons pas (ou : nous n’avons pas craint) l’Eternel ;
   alors, le roi, que pourrait-il faire pour nous ? »

4 Ils prononcent des paroles (vaines)
   ils font des serments faux,
   ils concluent des alliances (c’est-à-dire : l’une après l’autre)
   et le droit (ou : le châtiment) pousse comme une plante vénéneuse
   dans les sillons des champs.

5 Les habitants de Samarie sont consternés
   au sujet de ce veau efféminé de Beth-Aven (= Maison du mal).
   Oui, son peuple est en deuil à son sujet
   et sa prêtraille hurle à son sujet
   en raison de sa gloire,
   car elle lui a été enlevée, pour être déportée.

6 Lui aussi (c’est-à-dire : le veau ou ce qui en reste) sera emporté en Assyrie,
   (pour servir de) présent pour le (prétendu) grand roi (qui est en fait un semeur de discorde).
   Ephraïm récoltera la honte
   et Israël rougira de ses desseins.

7 Samarie est ruinée (c’est-à-dire : son roi),
   comme un éclat de bois (ou : comme de l’écume) à la surface de l’eau.

8 Les hauts lieux du mal (hébreu : Aven) seront détruits,
   ce péché d’Israël.
   Les ronces et les épines croîtront
   sur leurs autels.
   Et ils diront aux montagnes : « Couvrez-nous ! »
   et aux collines : « Tombez sur nous ! »

Osée 10.1-2

La première phrase d’Osée 10.1 présente déjà deux mots dont le sens est discuté. Il s’agit du participe traduit par « florissante » et du verbe traduit par « produit ». Traduits de cette façon, ces deux mots expriment la prospérité du peuple d’Israël. Les champs, les vignes et les vergers produisaient de belles récoltes. Mais celui qui aurait bien écouté les expressions utilisées par le prophète aurait compris probablement qu’en même temps celui-ci faisait allusion à un désastre qui menaçait le peuple. La vigne florissante était aussi une vigne malfaisante et ses nombreux fruits seraient rendus nocifs !

Selon la suite du verset 1, les belles récoltes ont stimulé les Israélites à construire de nombreux autels et à fabriquer de belles stèles. Le prophète n’explique pas s’il s’agissait d’autels et de stèles consacrés au culte de l’Eternel ou à celui d’autres dieux, comme Baal. Il dit tout simplement que le succès de l’économie agricole et la fabrication de ces objets de culte allaient de pair.

On peut se demander si la présence de plusieurs autels et de stèles, même si ceux-ci étaient voués à l’Eternel, au Dieu d’Israël, n’allait pas à l’encontre de la volonté de Dieu[8] [8]. Pourtant, le zèle pour le culte de l’Eternel pouvait sembler positif, surtout si les Israélites voulaient ainsi exprimer leur reconnaissance pour les belles récoltes qu’ils avaient faites. A l’inverse, le verset 2b affirme manifestement que ces autels et ces stèles déplaisaient l’Eternel. Il va les briser !

La première phrase du verset 2 dévoile la raison de cette intervention de Dieu : le cœur des Israélites est hypocrite ou rusé. Il y avait donc une grande différence entre l’aspect extérieur de leurs actes et leurs motifs. Les Israélites donnaient l’impression de vouloir adorer l’Eternel, leur zèle étant motivé par l’amour de Dieu. Mais, en réalité, ils ne voulaient que se servir eux-mêmes. Ils fabriquaient beaucoup d’autels et de stèles parce qu’ils croyaient que cela contribuerait à l’expansion de leur économie et à leur prospérité. Autrement dit, les récoltes ainsi que la construction des objets de culte étaient devenues des « finalités en elles-mêmes ».

Osée 10.3-4

En Osée 10.3, le prophète formule la plainte de ses compatriotes. L’Eternel est prêt à détruire leurs autels et leurs stèles (v. 2). Alors, ils se plaignent de ce qu’il leur manque un roi. Il se peut que cette plainte relève de la réalité historique durant le règne du dernier roi du Royaume du Nord, Osée, fils d’Ela (±732-722 av. J.-C.). Selon 2 Rois 17.3-4, le roi d’Assyrie a enchaîné le roi Osée dans une prison, après avoir découvert qu’il conspirait. Comme Osée n’avait pas été remplacé par un autre roi, les Israélites n’avaient, depuis lors, qu’un roi théorique qui ne pouvait rien faire pour eux.

Quoi qu’il en soit, la plainte des Israélites révèle qu’ils ont toujours la même mentalité que quelques siècles auparavant, à la fin de la vie de Samuel. A ce moment-là, ils avaient désiré avoir un roi pour les juger et les conduire dans les guerres contre leurs ennemis, « comme toutes les nations » (cf. 1S 8.5,19-20). Que l’Eternel lui-même soit leur roi et leur procure toute la protection nécessaire ne les satisfaisait plus (voir 1S 8.7). De la même manière, les Israélites de l’époque d’Osée, tout en reconnaissant leurs fautes, n’ont pas recours à l’Eternel. Bien au contraire, ils croient encore que le bien-être de la nation dépend d’un roi humain.

Le verset 3b témoigne d’un sens de la réalité beaucoup plus profond : si l’on ne craint pas Dieu, la présence d’un roi humain ne sert à rien. Toutefois, il est peu probable que les compatriotes du prophète Osée aient reconnu qu’ils ne respectaient pas l’Eternel et que cela était la cause de leur misère. Il s’agit peut-être d’une conviction du prophète qui espère que les Israélites la partageront après que Dieu ait achevé son jugement (cf. Os 5.15). Selon une autre interprétation, qui est également possible, c’est plutôt le prophète lui-même qui parle au verset 3b. En disant « nous ne craignons pas l’Eternel », il révèle la réalité à laquelle ses compatriotes ne voulaient pas faire face[9] [9]. A la fin du verset, il en tire les conséquences : s’il en est bien ainsi, même la présence d’un roi ne changera pas la situation, puisqu’il serait incapable d’aider ses sujets.

En Osée 10.4, le prophète revient à la réalité nationale du moment. Dans la première partie du verset, il critique les paroles trompeuses dont se servaient les Israélites, notamment les leaders politiques. Ceux-ci n’hésitaient pas à abuser du nom de Dieu car, en prêtant serment ou en concluant une alliance, on invoquait son nom. Les serments et les alliances dont Osée fait mention peuvent être liés à la politique tant intérieure qu’extérieure du Royaume du Nord. L’époque du prophète n’a pas manqué de coups d’Etat (voir 2R 15.8-31 ; Os 7.3-7). Au moment où les conspirateurs préparaient un attentat, ils pouvaient s’engager les uns envers les autres par des serments ou des alliances. Le coup d’Etat une fois réussi, on proclamait sa loyauté au nouveau roi. Puis on rompait ces serments aussitôt que la situation semblait le demander.

Il en était de même pour les alliances conclues avec d’autres nations. Osée démasque, à plusieurs reprises, le caractère douteux de la politique extérieure des dernières décennies de l’existence du Royaume du Nord. Il se rangeait tantôt du côté des Egyptiens, tantôt du côté des Assyriens (voir Os 5.13, 7.11, 8.9-10, 12.2). Une nouvelle alliance était toujours confirmée par des serments prêtés aux noms des dieux. Après un peu de temps, il s’avérait que ces paroles solennelles n’avaient aucune valeur. Les chefs politiques les oubliaient et ils changeaient de coalition selon leur gré.

Les divergences de vues sur la politique extérieure à suivre étaient, sans doute, un des motifs des coups d’Etat. Les fausses paroles prononcées concernant la politique intérieure étaient donc étroitement liées aux mensonges formulés en politique extérieure[10] [10]. Dans chaque domaine, les Israélites essaient de se maintenir par leurs propres forces et, avant tout, par la ruse et la tromperie (cf. aussi Os 10.13).
   Si la mentalité est telle, il va sans dire que les chefs ne respectent pas non plus le droit de leurs compatriotes. C’est ce que dit le verset 4b : « (…) le droit pousse comme une plante vénéneuse. » La société était empestée, parce que l’administration de la justice était devenue un instrument dans les mains des puissants pour opprimer les autres. La juridiction, qui devait protéger les intérêts de tous et surtout ceux des faibles, était tellement corrompue qu’elle ne produisait que du malheur et de la ruine. En fin de compte, même les puissants en endureront les effets désastreux, eux aussi. L’auditeur attentif peut découvrir ce message dans l’expression à double entente utilisée par le prophète : ce n’est pas seulement le droit qui pousse comme une plante vénéneuse, c’est également le châtiment que Dieu fera subir à son peuple. Plutôt que d’offrir le spectacle de vignes florissantes (cf. v. 1), les champs d’Israël ne produiront que des récoltes nuisibles.

Osée 10.5-6

En Osée 10.5-6, le prophète aborde un nouveau sujet : la statue du veau d’or que le roi Jéroboam avait installée dans le sanctuaire de Béthel (surnommé Beth-Aven = Maison du mal, comme en Os 4.15, 5.8, 10.8). A la fin du verset, il constate que la gloire de ce veau a été enlevée pour être déportée, comme s’il s’agissait d’une exilée. Ce que le prophète entend par là n’est pas tout à fait clair. Il fait peut-être allusion à quelque chose qui est intervenu à la suite des confrontations avec l’empire assyrien. Ladite gloire du veau pourrait être alors la garniture d’or couvrant la statue en bois du veau, qu’on a été contraint de gratter pour l’offrir, comme présent ou comme tribut, au roi assyrien. Ou bien il s’agirait des trésors du sanctuaire que les Assyriens avaient emportés.

En tout cas, l’état lamentable du veau d’or était un sujet de grande consternation pour les habitants de Samarie, la capitale du Royaume du Nord. Cela montre quelle grande valeur ils attachaient à cette idole. Apparemment, ils étaient en deuil parce que la démolition du veau mettait fin à leur espoir. Osée exprime cette idée en les appelant « son peuple », c’est-à-dire le peuple du veau d’or. Au lieu d’être le peuple de l’Eternel et de vivre comme tel, ils se révélaient comme le peuple de cette idole !

Pour mieux comprendre pourquoi tant de valeur était reconnue au veau de Béthel, il faut connaître la fonction des statues sculptées dans les cultes païens et syncrétistes. La fonction primaire d’une statue n’était pas de représenter de façon visible le dieu en question. Il ne s’agissait pas d’une photo. On ne croyait évidemment pas que le dieu avait vraiment l’apparence d’un taurillon ! La statue symbolisait plutôt la force et le pouvoir spécifique de la divinité : celui de la procréation. En outre, la statue garantissait, pensait-on, la présence du dieu sur terre, au milieu de ses adorateurs. Ainsi, elle leur donnait la possibilité non pas seulement de contacter la divinité, mais aussi de manipuler ses pouvoirs à leur propre bénéfice[11] [11].
   Cette conception explique assez bien la popularité et l’attrait du culte du veau d’or, aussi bien au moment du séjour du peuple d’Israël auprès du mont Sinaï que, plus tard, parmi les dix tribus du Nord. On comprend également pourquoi le culte du veau et la politique de tromperie dénoncée au verset 4 allaient de pair. Ces choses étaient étroitement liées parce qu’elles relevaient, toutes les deux, de la conviction que, pour se maintenir, il fallait user de ses propres forces et, surtout, pratiquer la manipulation.

Au verset 6, Osée proclame la futilité de ces démarches. Le veau d’or de Béthel a déjà été amputé de sa gloire (c’est-à-dire de sa garniture d’or ou des trésors du sanctuaire ; voir ci-dessus). Dans un avenir proche, même ce que les Assyriens n’ont pas encore pris disparaîtra du temple de Béthel. Même la statue (ou son noyau de bois, la seule chose qui lui restait après l’enlèvement de la garniture d’or) sera emportée en Assyrie. Les Israélites la présenteront au roi des Assyriens sur son ordre ou bien dans le cadre d’une ultime tentative pour gagner sa faveur et sauver la vie de la nation.

En tout cas, cette action n’aura aucun succès. Ledit « grand roi » d’Assyrie se révélera, de nouveau, comme un partenaire qui ne suscite que le malheur de ses alliés et des peuples qui lui sont assujettis. A l’humiliation résultant de la perte du veau d’or s’ajoutera la honte totale du peuple d’Israël. Pour les gens de cette époque, une existence privée d’honneur ne valait pas la peine d’être vécue. La honte égalait la mort. Si cela était vrai pour tout le monde, cela l’était, à plus forte raison, pour une nation désireuse de se maintenir par ses propres forces et pas les ruses. Le résultat d’une telle politique ne peut être rien d’autre qu’une déception totale et un fiasco sans limites.

Osée 10.7

Au verset 7, Osée reparle du roi. Au moyen de l’image d’un objet éphémère emporté par l’eau, il décrit la chute de la capitale et celle du souverain. La description peut concerner l’état actuel du pays. Il est également possible qu’il s’agisse de l’annonce de la ruine finale, qui arrivera bientôt. Dans ce dernier cas, l’avènement du jugement est tellement sûr que le prophète en parle comme de quelque chose qui s’est déjà réalisé sous ses yeux.

Osée 10.8

Si l’on peut reconnaître la référence temporelle du verset précédent, la péricope du dernier verset se rapporte clairement à l’avenir. Le prophète annonce que les hauts lieux, les endroits où Israël pratiquait son culte syncrétiste, seront détruits. Le sanctuaire de Béthel est, évidemment, inclus dans ces « hauts lieux » ; Osée, en effet, y fait allusion en utilisant encore une fois le mot Aven « mal ». C’est bien avec ce mot-là qu’il a désigné Béthel au verset 5.

Le prophète définit les hauts lieux comme étant « le péché d’Israël ». Etant donné le rôle central du veau d’or de Béthel dans la péricope, il est légitime de dire que le culte du veau était le cœur du péché de la nation. Mais Osée ne se limite pas à ce qui se passait dans le sanctuaire royal (cf. Am 7.13). Au verset 1, il a dit que ses compatriotes multipliaient les autels en fonction des résultats de l’économie agricole. Ici, il annonce la démolition de tous les autels et de tous les hauts lieux où ils étaient placés. Une fois abandonnés, les autels seront couverts de mauvaises herbes, comme les ronces et les épines. Ces propos sont d’autant plus choquants que le peuple croyait que la multiplication des autels garantissait l’augmentation des bonnes récoltes !

Par une intervention brutale contre les lieux et les objets du culte païen ou syncrétiste, Dieu mettra fin au péché de son peuple. Mais les Israélites n’en seront point reconnaissants. Au contraire, au moment du jugement, ils montreront clairement la nature de l’idéologie qui contrôle leurs actes et leur vie. Ils feront appel aux montagnes et aux collines, afin que celles-ci les couvrent de leur poids incommensurable. A leur avis, il valait mieux subir une telle mort terrible que de survivre sans autels, ni hauts lieux, ni veau d’or. On voit ainsi combien était grand l’espoir qu’ils avaient mis dans le culte construit de leur propre initiative !

Conclusion

Comme l’analyse d’Osée 10.1-8 le montre, l’idolâtrie du peuple d’Israël (soit sous forme pure, soit sous forme de syncrétisme) était étroitement liée à la vie politique de l’époque. Le culte idolâtre et la politique étaient tous les deux des éléments d’un vaste système dont on croyait qu’il pouvait assurer la sécurité et la prospérité de la nation. Ce système était commandé par une idéologie dont la péricope étudiée révèle les traits principaux assez clairement. Le cœur de cette idéologie était l’idée qu’il fallait compter sur ses propres forces humaines pour réaliser la survie et le bien-être du peuple et celui de l’Etat. Sur le plan religieux, ces forces humaines comprenaient la mise en œuvre de moyens financiers pour l’embellissement des sanctuaires et celui des objets de culte, ainsi que la manipulation des pouvoirs divins par l’intermédiaire de la statue du veau d’or. Sur le plan politique, il s’agissait de la protection que l’on attendait du roi et des coalitions avec d’autres nations. De plus, pour atteindre ses buts, on comptait sur les possibilités offertes par la tromperie et les ruses pratiquées aussi bien dans la politique que dans la vie sociale.

Cette idéologie rappelle bien des choses caractéristiques, de nos jours, de la société occidentale. Bien sûr, le polythéisme n’est plus en vigueur, Baal est largement oublié et on ne construit guère d’autels ou de stèles et, encore moins, de statues représentant un veau d’or. Pourtant l’idéologie qui s’exprimait par ces activités cultuelles est toujours bien vivante. De la même façon qu’à l’époque d’Osée, on se fie aux possibilités humaines comme les ressources financières, les forces militaires et les ruses. Et, comme aux jours du prophète, on compte dessus pour atteindre le même objectif : assurer sa prospérité, sa sécurité et son bien-être.

Ce qui est choquant dans le message du prophète, c’est qu’il ne s’adresse pas aux « autres », aux païens ou aux non-croyants. Il s’adresse au peuple de Dieu ! C’étaient bien, en effet, les enfants de Dieu qui avaient accepté cette idéologie et qui la concrétisaient. Les chrétiens de nos jours ne doivent pas s’interroger moins que les autres, pour savoir si cette idéologie domine leurs vies à eux. Osée nous rappelle la possibilité effrayante d’accomplir de grands efforts dans le service de Dieu, d’y investir une grande partie de nos moyens, et en même temps d’accepter que tout cela fasse partie d’un système dans lequel nous voulons assurer notre bien-être et nous servir nous-mêmes. Si c’est le cas, tout peut bien fonctionner pendant une longue période. Mais, finalement, au moment où Dieu détruira, par son jugement, tout le système que nous aurons construit, il nous fera sentir que nous nous sommes trompés nous-mêmes.

La prophétie d’Osée 10.1-8 annonce le jugement par lequel Dieu montrera le fiasco de notre idéologie du « aidez-vous vous-mêmes par vos propres forces ». A première vue, cela ne semble pas être une bonne nouvelle. La péricope se termine par un cri de désespoir. Il est bien vrai, et pourtant on peut y découvrir un aspect très important de l’Evangile. Au verset 8, le prophète dit que Dieu va détruire « le péché d’Israël ». La bonne nouvelle, en effet, est que Dieu ne s’inclinera point devant la nature corrompue de son peuple. Il y mettra vraiment fin !

Dieu démasque assez souvent l’idéologie qui nous éloigne de lui et de son Evangile. Il le fait dans le but de nous montrer la seule voie qui mène vers la vie : la soumission totale à sa grâce, à son amour et à tout ce qu’il fait pour nous sauver, par son Fils Jésus-Christ. C’est la voie que l’Agneau de Dieu a fait voir à l’apôtre Jean en Apocalypse 6. Ce chapitre se termine par le même cri de désespoir qu’on trouve en Osée 10.8 (cf. aussi Lc 23.27-30). Mais il ne nous révèle pas moins la seule perspective : à savoir que nous nous consacrions à Dieu en attendant le moment où il restaurera les différents aspects de ce monde où nous vivons tous (voir Ap 6.9-11).


[1] [12]* G. Kwakkel est professeur d’Ancien Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence et à la Faculté de théologie des Eglises réformées (libérées) de Kampen, Pays-Bas.

[2] [13] Selon l’encyclopédie Larousse, une idéologie est un « système d’idées générales constituant un corps de doctrine philosophique et politique à la base d’un comportement individuel ou collectif ». Voir http://www.larousse.fr/encyclopedie/rechercher/idéologie [14], consulté le 8 mars 2013.

[3] [15] En ce qui concerne le Royaume du Sud, voir par exemple 2R 11.18, 21.3, 23.4-5.

[4] [16] Cf. Th.C. Vriezen, A.S. van der Woude, Oudisraëlitische en vroegjoodse literatuur, Kampen, Kok, 102000, 288 : d’après Osée, le peuple d’Israël adore l’Eternel comme s’il était un Baal.

[5] [17] Cf. N. Wyatt, ‘Calf’, Dictionary of Deities and Demons in the Bible, éd. K. van der Toorn, B. Becking, P.W. van der Horst, Leiden, Brill, 21999, 180-181.

[6] [18] Cf. C. van Leeuwen, ‘Meaning and Structure of Hosea x 1-8’, Vetus Testamentum 53 (2003:3), 367-378.

[7] [19] Cf. par exemple les commentaires (d’ailleurs très divergents en ce qui concerne les convictions des auteurs) de E. Ben Zvi (Hosea, The Forms of the Old Testament Literature, Grand Rapids, Eerdmans, 2005) et de J.A. Dearman (The Book of Hosea, The New International Commentary on the Old Testament, Grand Rapids, Eerdmans, 2010). Voir aussi G. Kwakkel, ʻParonomasia, Ambiguities and Shifts in Hos 5:1-2ʼ, Vetus Testamentum 61 (2011:4), 603-615.

[8] [20] Cf. Dt 12 et 1R 3.2-3 en ce qui concerne les autels. Quant aux stèles, quelques textes (par exemple Lv 26.1 et Dt 16.22) semblent imposer une interdiction catégorique de l’usage de stèles. Cependant, il y a aussi des textes qui présupposent un usage légitime. Voir Gn 28.18,22 ; Ex 24.4 ; Es 19.19.

[9] [21] Cf. Dearman, The Book of Hosea, 262.

[10] [22] Cf. G. Kwakkel, ‘Hosea, Prophet of God’s Love’, The Lion Has Roared, éd. H.G.L. Peels, S.D. Snyman, Eugene, Pickwick, 2012, 27-28.

[11] [23] On peut comparer avec la façon dont les Israélites croyaient profiter de la présence du coffre de l’alliance dans le combat contre les Philistins et avec la réaction de ces derniers à la nouvelle de son arrivée dans le camp d’Israël, selon 1S 4.1-9. Voir aussi E.M. Curtis, ‘Idol, Idolatry’, Anchor Bible Dictionary, éd. D.N. Freedman, volume 3 H-J, New York, Doubleday, 1992, 377-379 ; J. Douma, The Ten Commandments, Phillipsburg, P&R, 1996, 38-40.