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Le développement de la théorie du droit en Occident de la Réforme à la Révolution française

Le développement de la théorie du droit
en Occident
de la Réforme à la Révolution française

Huib KLINK*

Il est remarquable que, dans la préface de ses commentaires sur les Psaumes, Calvin parle de sa conversion dans le cadre de ses études de droit. A un moment donné, celles-ci ont perdu beaucoup d’attrait pour lui.

Dans mon enfance, mon père avait décidé que j’étais destiné aux études de théologie. Pourtant, après quelque temps, il a changé d’avis ; il avait appris que les études de droit pourraient m’apporter plus d’argent que les études de théologie. J’ai dû arrêter mes études de philosophie et j’ai commencé les études de droit. J’ai obéi à la volonté de mon père. Mais grâce à la providence de Dieu, ma vie a pris un autre tournant. Au début, j’étais si fidèle à l’idolâtrie papiste qu’il était difficile de me libérer d’une boue si profonde. Puis, par une conversion subite, Dieu apprivoisa mon cœur et le rendit docile, bien qu’à l’âge que j’avais, il fût déjà très endurci face à ces choses. Ayant donc reçu la connaissance de la vraie piété, je fus tout de suite enflammé d’un si grand désir d’en user que je n’abandonnais pas entièrement les autres études mais travaillais beaucoup moins intensément. 

Calvin s’est converti au moment où il avait presque fini ses études de droit. Il a étudié à Bourges et à Orléans, où se trouvaient des facultés de droit très cotées. Il a assisté aux cours de juristes célèbres comme Alciatus et Budeaes, qui représentaient l’école de droit humaniste. Là-bas, Calvin a étudié des sujets de droit très contemporains. Il a terminé ses études en écrivant une étude sur le livre De la clémence de Sénèque, qui avait certainement produit, sur lui, une forte impression. Il a commenté ce livre avec beaucoup d’élégance, en restant toujours fidèle au style humaniste de cette époque. C’était en 1532. Il est remarquable que, dans cette étude, Calvin ne cite que quatre fois la Bible. Peu de temps après, Calvin a commencé à consacrer toute sa vie à l’étude des Ecritures. Cela explique pourquoi, après sa conversion, les études de droit aient perdu beaucoup d’attrait pour lui.      

Pourtant il est erroné de croire qu’après sa conversion Calvin se soit dérobé avec dédain des études de droit. C’est tout le contraire. En fait, Calvin a indiqué que les études de droit lui plaisaient beaucoup moins que les études de l’Ecriture. Il a continué de s’intéresser au droit après sa conversion. On voit cela très clairement dans son Institution de la religion chrétienne, qu’il publiera trois années plus tard à Bâle, où il vivait comme exilé. Calvin a été un grand théologien, mais aussi un grand juriste, comme on peut le voir, notamment, dans le livre IV qui traite le sujet du droit et de l’Etat.

Nous devons comprendre que Calvin n’a pas écrit l’Institution pour décrire seulement la religion chrétienne en général. Il est bien vrai qu’il a essayé d’édifier l’Eglise de Christ. Mais, à côté de cela, il importe de savoir que ce livre était adressé au roi de France pour deux raisons :

Le livre IV comme miroir pour le roi ! Calvin y traite, implicitement, la discussion du droit constitutionnel, qui était d’une grande actualité au XVIe siècle. Suscitée par la réception du droit romain, elle était au zénith aux XVe et XVIe siècles. Elle bousculait le droit coutumier. Devant les difficultés provoquées par la réception du droit romain, les juristes humanistes ont essayé de suivre leur propre voie. Calvin intervient aussi sur ces sujets qui étaient capitaux. Les réponses apportées aux questions de cette époque seraient décisives pour le futur de la France et pour toute l’Europe, en définitive pour une grande partie du monde ! Tel est l’intérêt du livre IV !

Le droit romain et le droit coutumier

Pour mieux comprendre le droit romain, nous devons retourner en Italie. Au XIe siècle, on a redécouvert le Corpus Iuris Civilis qu’Irnerius a étudié avec passion. Le surnom d’Irnerius était la « lanterne du droit ». Il était tellement passionné par ce livre de droit du VIe siècle apr. J.-C., écrit à l’instigation de l’empereur byzantin Justinien, qu’il a su transmettre cette passion à ses étudiants.

Justinien demanda au juriste Tribonius de rassembler tous les édits des anciens empereurs romains, surtout ceux de l’empereur Adrien, qui constituent les Codex Justinianus, ou le droit de l’empereur. Il le chargea, ensuite, de réunir tous les écrits juridiques contenant la jurisprudence de la justice romaine au cours des siècles. Cette collection devait porter le nom de Pandects ou Digests. Au bout de quelques années seulement, Tribonius avait terminé ce travail dont le but était de permettre à Justinien de régner sur son pays à l’aide de ces livres. Afin que la justice règne, il devait y avoir de la clarté et de l’ordre dans la multiplicité des traditions de l’Empire romain d’autrefois.

Dans la partie est de l’Empire romain, ces livres ont pris, dès le début, une place importante. En Europe, ce ne fut guère le cas. Jusqu’à sa mort, Justinien a régné encore sur certaines parties de l’Italie, mais ensuite la situation a changé : à partir du VIe siècle, l’Europe a suivi sa propre voie, à la suite du schisme entre les parties est et ouest de l’Empire romain. Le Codex du Corpus y était quelque peu connu. Les Digests, la jurisprudence romaine, y étaient totalement tombés dans l’oubli.

Au XIe siècle, les Digests ont été redécouverts. A Bologne – où les glossators écrivaient des annotations pour ces textes –  apparaît une école de droit florissante qui attirait des étudiants de toute l’Europe. Ces étudiants ne se plongeaient pas seulement dans les Digests, mais aussi dans les annotations de leurs professeurs, qui gagnaient ainsi une bonne réputation. A la longue, ces annotations ont acquis la même importance que les Digests. Dans les livres de droit, on commentait aussi bien les annotations que les Digests. L’école dite des commentateurs effectuait ce travail. Les plus célèbres d’entre eux étaient Barthole et son élève Balde – deux juristes éminents –, qui attiraient beaucoup de jeunes gens de toute l’Europe.

Différents facteurs ont rendu le droit romain attrayant dans toute l’Europe. En voici quelques-uns :

A Rome, on était tellement attaché au droit romain que même le droit de l’Eglise – le droit canonique – en a été fortement influencé. Dans les tribunaux de l’Eglise de toute l’Europe, on jugeait selon ce droit. Or, ce droit romain opprimait le droit coutumier ou bien l’ancien droit européen.

Le droit coutumier est constitué par l’ensemble des usages et coutumes nés à l’époque féodale en Europe. Ce droit est apparu au début du Moyen Age, vers 600 apr. J.-C., au moment où les tribus franches avaient pris le dessus sur les Romains. Cette société a institué son propre système de droit, dont l’origine se trouvait dans les usages germains et celtes. Ces usages étaient entrés en contact avec la foi chrétienne et, pour cette raison, s’étaient partiellement transformés. La foi chrétienne marquait l’âme du peuple et constituait un cadre pour les usages et les mœurs. L’usage est le tissu fin et fragile de ce que l’on trouve normal. En Israël, cela était résumé comme suit : « On n’agit pas ainsi en Israël. » Ces usages présents dans la justice étaient profondément enracinés dans les âmes des Européens.

La société du haut Moyen Age a été fondée sur la fidélité ou fides annoncée par le déclin de la société gallo-romaine. Cela a entraîné la chute de la sécurité juridique et de la protection du peuple, qui a cherché protection chez les chefs de tribu ou chez les grands propriétaires. Un contrat comportant un vœu/promesse ou une alliance était passé : le peuple pouvait compter sur la protection de son suzerain à condition de continuer à habiter sur sa propriété et de cultiver ses champs. Les deux parties faisaient un vœu/promesse.  

On parle parfois de l’époque féodale d’une manière méprisante. On la met sur le même plan que l’esclavage et l’oppression. Pourtant, on oublie que les paysans de cette société étaient protégés et qu’ils pouvaient vivre hors de danger. Il est vrai qu’ils n’avaient pas le droit de quitter les terres qu’ils habitaient, mais ils pouvaient y vivre et créer une famille, notamment. C’était impossible dans la société romaine, où existait la possibilité de racheter sa liberté.

La société de cette époque – du haut en bas – était fondée sur la fidélité mutuelle. Les suzerains n’étaient pas des autocrates comme l’empereur romain. Leur pouvoir était partiellement basé sur leur supériorité naturelle comme, par exemple, le fait de pouvoir résister aux ennemis. En même temps, le suzerain devait reconnaître les droits des autres suzerains. Il n’avait pas seulement des droits, il avait aussi des devoirs face à ses vassaux. Il n’avait pas le droit de se mêler des propriétés des comtes et des ducs : il avait le devoir de les protéger en cas de conflits. En cas de trouble, le suzerain avait le droit d’arbitrer. Pour faire preuve d’autorité, il ne devait pas nécessairement être plus riche que ses vassaux ou avoir des champs plus grands. Le vœu/la promesse de fidélité et l’autorité qui découlait de son onction (sa vocation) étaient assez grands pour se les attacher. Le suzerain était plutôt suzerain que souverain. Le fait que l’Eglise l’ait sacré « suzerain » signifiait qu’elle le considérait à la lumière de l’Ancien Testament. Le suzerain était comme David, qui devait garder les commandements de Dieu et gouverner pour le bien du peuple et en défenseur de la foi.  

Plus tard, au Moyen Age, cette structure féodale a été mise en cause. Plusieurs facteurs y ont contribué. Un de ces facteurs a été la redécouverte et la naissance du droit romain. Cet événement a été une des raisons pour lesquelles le roi de France Philippe le Bel s’est abstenu du droit féodal au XIIIe siècle. Il se présentait comme legibus solutus sollicitant une règle du droit romain. Ceci signifiait qu’il n’avait pas de devoirs vis-à-vis de ses sujets, comme les empereurs romains. Il n’avait que des devoirs moraux face à Dieu, parce qu’il avait été oint en son Nom. Il était au-dessus des lois, il était souverain. Il avait le droit de faire des lois et de les abroger.

Le roi se considérait comme un « empereur sur son propre territoire », faisant appel à ses juristes. De cette façon, il était aussi l’égal de l’empereur qui avait été oint à Rome et qui se considérait pleinement comme étant le successeur des anciens empereurs romains. Cela lui permettait de marquer sa position face à l’empereur et face au pape, le chef séculier et le chef religieux de tout le christianisme, donc aussi de la France.

L’action du roi de France appelait une réaction. La noblesse, le clergé et surtout les villes étaient opposés aux idées du roi. La même situation existait en Angleterre et aussi en Flandre, où les rois étaient obligés d’attribuer des privilèges aux villes. Ils se devaient de maintenir l’ancien droit, le droit coutumier. De cette façon, l’édit célèbre, le Magna Carta (1215), a pris effet en Angleterre. En Flandre, un privilège de libertés a été attribué en 1356.

Les juristes qui soutenaient l’opposition contre le roi cherchèrent, à leur tour, un appui dans le droit romain. A noter qu’au moment où ils se référaient à ce système de droit, Rome était encore une république et non pas un empire. L’autorité y appartenait donc au sénat et au peuple. La réception du droit romain commencé au XIe siècle et à son zénith au XVIe siècle a eu un effet polarisant. Le roi comme les magistrats invoquaient le droit romain pour souligner que la souveraineté se trouvait chez eux. Le droit coutumier était de plus en plus négligé, ce droit qui reconnaissait les devoirs mutuels entre le roi et ses sujets et le respect mutuel des droits et devoirs !

Durant toutes ces évolutions, les écoles de droit de Bourges et d’Orléans ont pris une grande place. Les juristes humanistes qui y enseignaient s’intéressaient à l’arrière-plan historique du droit romain. Ils s’inspiraient du Corpus Juris Civilis et ils constataient que le Corpus n’avait pas tenu compte de l’évolution du droit des nations en Europe. De plus, on commençait à apprendre la langue grecque, ce qui permettait de découvrir directement l’Antiquité (gréco-romaine) ! Un accès direct aux sources ! Pourquoi chercher dans le « droit étrange » de Bologne, qui était enseigné d’une façon scolastique, ce qui était insupportable aux yeux des humanistes ? Ceux-ci souhaitaient une revalorisation du droit de leur propre pays !

Ainsi, en France, l’école de droit se distinguait des écoles de droit d’Italie. Le mot gallicus et le mot italicus étaient opposés. De plus, Alciatus et Budeaus portaient un grand intérêt à la doctrine des mœurs et à la philosophie des grands humanistes comme Platon, Cicéron et Sénèque ! Calvin a été formé dans cette école et il s’en est senti très proche pendant sa vie. Cela apparaît dans sa première étude sur le livre De la clémence de Sénèque, qu’il a écrite en 1531-1532.

Calvin humaniste et le droit

Certains pensent qu’avec cette étude Calvin a voulu prendre position dans le débat du XVIe siècle. En choisissant Sénèque comme exemple, Calvin a prouvé non seulement qu’il connaissait la tradition du droit humaniste, mais aussi qu’il pouvait dire quelque chose sur la façon correcte de régner. Il est remarquable que, dans son plaidoyer pour la générosité du roi (clementia), Calvin ait à peine traité le sujet du legibus solutus de l’empereur, à savoir que  l’empereur était au-dessus des lois. Il est également remarquable que Calvin suive encore les traces d’Erasme et de Budé. Il est un humaniste chrétien ; autrement dit, il est fidèle à l’Eglise catholique romaine.

Mais les changements sont là ! Via le groupe de Meaux, Calvin commence à étudier, de façon approfondie, les Ecritures et les écrits de Luther. C’était en 1533. Il fait ses premiers pas sur la voie protestante et cela a entraîné d’importantes conséquences. C’est ainsi qu’on a pensé qu’il y avait un lien entre lui et le recteur de l’université de Paris, Nicolas Cop, qui était aussi le médecin du roi. Le discours de celui-ci fit sensation parce qu’il contenait des éléments relatifs à la Réforme. Calvin se sentit obligé de quitter Paris. Après l’affaire des Placards où des proclamations contre la messe sont diffusées dans tout le pays, Calvin fuit à Bâle. Là, il suit attentivement les événements survenant en France. Il apprend les mesures sévères que le  gouvernement met en place, notamment l’apparition des bûchers. Le sort de ses frères touche fortement Calvin et il prend sa plume. Il écrit son Institution de la religion chrétienne dans laquelle il explique la doctrine chrétienne. Les premières pages s’adressent au roi pour attirer sa bienveillance en faveur des disciples de cette nouvelle doctrine. L’atmosphère de ce livre est tout à fait différente de celle de son livre De Clementia. C’est évident ! Il n’écrit plus comme un juriste humaniste, mais comme quelqu’un qui a été saisi par les Ecritures. Il est devenu un théologien des Ecritures !

Que se passe-t-il avec le droit au moment où Calvin fait la connaissance des Ecritures ? Quelles sont les nouvelles perspectives pour lui ? Que dit-il dans son Institution, surtout dans le livre IV, le miroir du roi ? Nous allons voir que Calvin, qui est devenu le réformateur de l’Eglise, aurait pu être celui de l’Etat.

Dans sa préface des commentaires sur les Psaumes, Calvin dit qu’il est devenu sensible à la voix de Dieu. La Bible a pris la première place dans sa vie. Qu’a-t-il trouvé dans la Bible ? Serait-il excessif de dire : la source du droit ? Telle est la grande différence avec l’humanisme qu’il a connu à Bourges et à Orléans, où il a appris le droit de l’Etat humaniste selon, entre autres, Cicéron et Sénèque. Il est vrai que ces hommes étaient pleins de talent et percevaient les principes de droit éternels de la création (à partir de l’école du Portique).

Ce que Theodore Haecker (1879-1945) dit dans son livre Was ist der Mensch ? est d’importance : il y a deux pôles auxquels nous pouvons nous rattacher dans une période de confusion, à savoir le principe de droit naturel, qui a été découvert dans l’Antiquité, et la Bible. Quel est le rapport entre les deux ? On pourra le découvrir dans le livre de La Sagesse de Salomon, écrit à Alexandrie à l’époque de Cicéron. Ce livre suscite plus d’intérêt ces derniers temps. L’auteur honore la quête des païens, il adapte leur langue et respecte leur pensée. Néanmoins, il nous mène peu à peu de la pensée gréco-romaine – pour laquelle on voyait l’ordre dans la nature – aux principes du droit de l’Ecriture, la Septante, la révélation faite à Moïse et aux prophètes d’Israël auxquels Dieu a parlé directement. Tel est le chemin que Calvin a suivi. Ce qu’il a trouvé chez Sénèque et d’autres n’est pas contraire à la Bible, mais la Bible est plus claire, plus explicite, plus directe. Ce que les scientifiques stoïques ont vu d’une manière floue est clairement expliqué dans la Bible ! Dieu ne s’est pas tenu dans les coulisses de la création, mais il s’est avancé et il a proclamé sa volonté. Il a mis en place le fondement juridique éternel sur lequel la création même repose. Il l’a fait en donnant les Dix Commandements.

Calvin s’est incliné devant Dieu. Et il est devenu sensible à sa voix. Cela a changé sa conception du droit et l’a déterminé pour le futur. La Bible est devenue la seule source du droit pour lui ! Calvin, comme Luther, a vu que négliger les principes de droit de l’Ecriture a de grandes conséquences sur le droit de l’Etat. Là où le roi s’écarte de Dieu, l’anarchie ou une dictature est inévitable. Là où il reconnaît Dieu, le roi se voit comme un serviteur du droit. Il sait faire respecter le droit et il punit l’impie ; il s’oppose au mal. De plus, le roi qui respecte le droit de Dieu se sent responsable de respecter aussi les droits de ses sujets. Il se perçoit comme un élu de Dieu chargé de stimuler le bien et de s’opposer au mal. Il n’est pas legibus solutus. Il doit rendre des comptes à Dieu et, en même temps, il respecte les droits des autres au fil de leur  évolution dans l’histoire ! En respectant les Dix Commandements comme principes de droit, les droits historiques ont été garantis et le roi connaît les limites de son pouvoir. On retrouve tous ces aspects dans le livre IV de l’Institution, où Calvin les unit d’une manière remarquable : les droits naturels de la justice et du droit, selon Cicéron et Sénèque, les Dix Commandements et le droit coutumier, le droit qui avait évolué au cours de l’histoire :

Je ne suis point d’advis qu’on doive reputer pour loix je ne sçay quelle loix barbares et bestiales, comme estoient celles qui remunieroient les larron par certain pris. (…) Ce que j’ay dict s’entendra clairement si en toutes loix nous contemplons les deux choses qui s’ensuivent : c’est à sçavoir l’ordonnance de la loy et l’équité, d’autant qu’elle est naturelle, est tousjours la mesme à tous peuples. Et pourtant toutes les loix du monde de quelque affaire que ce soit doivent revenir à une mesme équité. Touchant des constitutions ou ordonnances, d’autant qu’elles sont conjoinctes avec circonstances, dont elles dependent en partie, il n’y a nul inconvenient qu’elles soient diverses ; mais qu’elles tendent toutes pareillement à un mesme but d’équité. Or comme ainsi soit que la Loy de Dieu, que nous appellons morale, ne soit autre chose sinon qu’un tesmoignage de la loy naturelle, et de la conscience, laquelle nostre Seigneur a imprimée au coeur de tous les hommes; il n’y a nulle doubte que ceste équité, de laquelle nous parlons maintenant, ne soit en icelle équité du tout déclairée. Pourtant il convient que icelle équité seule soit le but, la reigle, et la fin de toutes loix.

Calvin se révèle ici un juriste excellent en développant brièvement une doctrine chrétienne de l’Etat qui ne sera pas égalée ! Il parle de la nature, de la justice, de la morale, de la conscience, des Dix Commandements et il montre que tous ces éléments sont en rapport naturel les uns aux autres.

J’insiste particulièrement sur le fait que le respect du droit coutumier a été garanti. Calvin dit : « Touchant des constitutions ou ordonnances, d’autant qu’elles sont conjoinctes avec circonstances, dont elles dependent en partie, il n’y a nul inconvenient qu’elles soient diverses ; mais qu’elles tendent toutes pareillement à un mesme but d’équité. »

Calvin laisse une marge pour un développement particulier des droits dans les différentes nations du monde. Il y prête beaucoup d’attention. Il ne veut surtout pas que la Parole de Dieu soit lue comme un code, comme si toutes les ordonnances de la Torah avaient été prescrites aux nations en dehors d’Israël. Alors que c’est le contraire ! Il est même stupide de l’imaginer possible. Calvin souligne que la Parole de Dieu n’est pas un code, mais qu’elle est la source du droit. On y retrouve les principes du droit qui doivent être reconnus parce qu’ils sont à la base de la création et ils ont été donnés à ce moment-là. Voici un exemple : commettre un vol doit être interdit partout. C’est un principe. Mais l’application de ce principe peut varier d’un pays à l’autre. Dans un pays où la fraude est très répandue, le gouvernement sera dans l’obligation de prendre des décisions plus sévères que dans un pays où elle l’est moins. Chaque pays a sa propre évolution du droit, même si la loi naturelle et morale, résumée dans les Dix Commandements, s’applique partout !

Calvin sur les traces de Luther 

Luther a affirmé que de grandes parties de la Torah ne s’appliquaient qu’au peuple d’Israël. Il en est de même pour certains commandements du Décalogue, par exemple celui qui traite du repos du sabbat. C’est ainsi que Luther parle du livre Der Juden Sachenspiegel. Il visait le droit coutumier de la Saxe, où on utilisait encore le système du droit coutumier. Luther a voulu montrer ainsi qu’Israël a aussi son propre système de droit qui n’a pas été prescrit aux autres peuples, comme le Sachenspiegel ne l’a pas été aux autres principautés en Allemagne. Chaque pays connaît sa propre évolution du droit, qui est liée à des environnements différents. Il en est de même pour des arbres identiques qui poussent différemment par suite de circonstances météorologiques différentes. Le droit naturel, les Dix Commandements offrent l’espace nécessaire pour cette évolution particulière. Voilà ce que Calvin a voulu dire.

Il s’agit, pour Calvin, d’une évolution qui a été énormément contestée au XVIe siècle ; elle était en faveur du droit canonique et de la réception du droit romain. Calvin a la même opinion que Luther dans ce domaine. Cela n’est pas dû au hasard. La Bible était, en effet, la source du droit pour Calvin comme pour Luther, plus que le droit canonique et le droit romain. Et la Bible permet une telle poussée organique du droit.  

Luther l’a remarqué déjà en 1520. Dans son livre Von der babylonischen Gefangenschaft der Kirche, il a écrit au sujet du droit canonique : « Nous devons bien constater qu’il n’y a pas de justice plus scandaleuse que le droit religieux et laïque actuel ; il n’y a aucune couche de la société qui suive le droit naturel ou même la Sainte Ecriture. » On comprend pourquoi, quelques mois après, Luther a brûlé le livre du droit canonique et la bulle du pape devant les portes de Wittenberg. Il affirme : « L’esprit malin qui a été libéré par le droit spirituel a occasionné des plaies cruelles dans le christianisme, et cela n’a mené les gens qu’à leur perte ; les âmes ont été torturées. » Luther s’élève aussi contre la réception du droit romain qui « a mené les gens au désert » ! Il est vrai que ce droit est plus spirituel, plus ingénieux, plus raisonnable. Pourtant, on en dira peu de bonnes choses. Luther dit :

 

Il me semble le mieux de préférer le droit d’un pays et ses coutumes au droit de l’empereur et au droit général ; et s’il y a des situations où on ne pourra pas l’utiliser, qu’on applique à ce moment-là le droit de l’empereur. Comme chaque pays a son propre caractère et ses propres talents, on souhaiterait que chaque pays soit gouverné selon ses propres droits brièvement décrits. Cela a aussi été le cas à l’époque avant que ces droits soient découverts et aujourd’hui, il y a encore plusieurs pays qui sont gouvernés comme ça. Les lois détaillées et circonstanciées qu’on a cherchées dehors ne sont qu’une charge lourde pour les gens. Ces lois sont plus un obstacle qu’une stimulation des choses. J’espère qu’il y aura d’autres personnes qui mettront en avant cela, mieux que moi.  

 

Ce que Calvin dit dans l’Institution a la même portée. Il y justifie le droit coutumier, qui est l’évolution normale, presque ordinaire, du droit. Dire cela ne rend pas nécessaire de rejeter complètement le droit romain. Calvin est assez équilibré pour ne pas le dire. Mais le droit romain ne doit pas être dominant. La législation doit être déterminée par la justice naturelle – qui a été découverte aussi par les humanistes, par Cicéron et par d’autres personnes –, la Bible et les Dix Commandements. Cette justice est « naturelle ». De plus, elle a été gravée dans la conscience de tous les hommes si bien que chacun, au fond de son cœur, la reconnaît. Chaque homme connaît les notions du bien et du mal. Calvin a raison. Cela a été prouvé, il y a quelque temps, aux Pays-Bas, dans une émission de la télévision où on a présenté un psychiatre et une femme intoxiquée qui commettait des vols pour obtenir de l’argent. « Comment puis-je arrêter cela ? » demanda-t-elle. Le psychiatre lui répondit d’une façon lapidaire : « Vous savez que voler est mal ; au plus profond de votre cœur, il y a une voix qui vous le dit. Ecoutez cette voix et ne l’étouffez pas ! »

La Bible contient aussi des principes de droit  – des baromètres – pour l’Etat. Nous les retrouvons dans les lois, dans l’histoire d’Israël, mais aussi dans le Nouveau Testament. Pensons à Romains 13.1 : « Car il n’y a pas d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées par Dieu. » L’autorité est un instrument de Dieu pour faire le bien, pour faire régner la justice et pour châtier ceux qui font le mal. En écrivant ces phrases, Paul devait penser à l’histoire d’Israël et à ce qui a été écrit sur les gouverneurs et les rois dans l’histoire ultérieure d’Israël. En Israël, le roi était le serviteur oint de Dieu. Dieu le donnait au peuple pour qu’il le gouverne comme un berger. Le roi n’est pas souverain ; Dieu est souverain et le roi est à son service comme « magistrat ». Il est davantage conducteur que législateur et juge que créateur du droit. Sa vocation consiste à faire respecter le droit par tout le monde. Il est évident qu’en Romains 13 Paul visait aussi le gouvernement romain de l’époque, l’empereur. L’empereur représente le gouvernement donné par Dieu et il est responsable de l’ordre civil, ce qui est la tâche du roi de France à l’époque de Calvin. Les gouvernements existants ont été choisis par Dieu pour maintenir l’ordre civil, le droit. Telle est leur vocation !

C’est pourquoi les gouvernements doivent être respectés. Ils sont comme la pierre angulaire de l’Etat. Ceux qui ébranlent cette pierre mettent en danger le bâtiment de l’Etat. Calvin craignait l’anarchie. Il est vrai que le roi peut se détourner de sa vocation. Il peut advenir une crise dans laquelle la tâche du gouvernement, à savoir s’opposer au mal et stimuler le bien, n’est plus accomplie. Il se peut aussi que le roi ne se considère plus comme serviteur du droit. Néanmoins, parce que Dieu l’a élu pour être le représentant du gouvernement, il doit être respecté. Certaines personnes ont pour mission de rappeler sa vocation au roi : garantir le droit pour servir Dieu et pour édifier l’Etat. Impossible de destituer le roi. Il est l’oint de Dieu. Mais, selon l’usage en Israël, le roi a fait des promesses. Lors de son couronnement et de son onction, il a conclu une alliance avec Dieu et il a promis de respecter les droits des autres. C’est là que les monarchomaques découvrent un droit d’Etat dans la Bible qui attribue une place particulière au roi.  

Ils se référent aussi, avec Calvin, à un usage important : en Israël, le roi était acclamé par le peuple. Le peuple acceptait le roi, qui lui avait promis de respecter ses droits ! L’alliance conclue par le roi avec Dieu était confirmée par l’alliance de fidélité du peuple envers Dieu ! Ensuite, le roi devait se conformer au livre de l’alliance dans lequel était prescrit le droit à respecter. Ce livre était placé dans le sanctuaire et non dans le palais. Calvin voit là une preuve que le roi, élu de Dieu, est le serviteur de la justice dans l’intérêt du peuple. On ne retrouve guère ces notions dans le droit romain : soit le roi est souverain, soit le peuple est souverain ; la voix vivante de Dieu, la voix réelle de la Loi de Dieu était inconnue. C’est là encore la différence entre le droit romain et le droit coutumier européen. Il est remarquable que Calvin explique le passage de Romains 13, qui traite du devoir du roi, en développant le droit d’Israël et le droit coutumier et prenne du recul face au principe legibus solutus. A propos du  texte qui affirme que l’autorité est un instrument de Dieu pour conduire au bien, il précise même que les magistrats sont « responsables pour Dieu comme pour les hommes dans l’exercice de leur ministère ». Il est à noter que Calvin ajoute ici l’expression « comme pour les hommes ». Il a pensé ici aux règles de droit qui avaient évolué historiquement, surtout en Europe. Le roi est souverain grâce à sa relation à Dieu, mais il n’est pas absolu pour autant. Il n’avait pas le droit d’être au-dessus du droit, il n’était pas la source du droit, il était serviteur de Dieu. Les monarchomaques développeront ces aspects plus tard.

En présentant ces choses au roi François Ier dans l’Institution, Calvin suit les traces de Luther qui, fondé sur les principes de droit de l’Ecriture, a incité la noblesse allemande à introduire une réforme. En fait, le but de Calvin est de proposer au roi le droit biblique. Comme Luther, il demande au roi de respecter ce droit à l’égard du peuple et donc d’introduire aussi une réforme dans le domaine de la justice. N’est-il pas remarquable que, seulement une année après sa découverte de l’Evangile, Luther écrive sur la réforme du droit, du mariage, de l’école et ainsi de suite ? Telle a été la conséquence de la redécouverte de l’Ecriture. Elle a agi comme « le levain qui fait lever toute la pâte » ! Calvin suit ce chemin.

Il est vrai que la position de Calvin est différente de celle de Luther. Calvin, jeune homme, ne peut pas faire plus que rappeler le droit d’Etat selon la Bible au roi, qui a été lié étroitement à Rome et influencé par la Renaissance. Avec l’Institution, Calvin se place entre l’évolution commencée en France, à savoir une collaboration étroite avec Rome, et l’absolutisme royal nourri par des idées importées d’Italie. Il va même encore plus loin et rappelle au roi, une fois de plus, qu’il n’est pas souverain. Le roi a été appelé à respecter Dieu et, comme serviteur du droit, à protéger et à respecter les droits de ses sujets. Il ajoute que s’il arrivait que le roi ne respecte plus les droits de ses sujets –  et le danger était grand que l’affaire des Placards pousse le roi à persécuter les protestants d’une manière sanglante –, les magistrats étaient appelés à défendre les droits des sujets et à rappeler sa fonction au roi. Dans certains cas exceptionnels, il leur est même permis de forcer le roi à respecter les droits de ses sujets. Dans l’Antiquité, c’était la tâche des éphores (Sparte) ou des tribuns populaires (Rome). Vu l’époque, Calvin estime qu’il est possible de les comparer à des Etats.

Le roi doit être très conscient de cela, dit Calvin. La Bible et l’histoire – dans lesquelles on voit les actes et les jugements de Dieu – montrent qu’il n’est pas permis à un simple homme de se révolter (Calvin conserve cette opinion stricte jusqu’à sa mort), mais que Dieu peut appeler, dans certains cas exceptionnels, quelqu’un pour établir le droit et l’ordre en dépit du roi. Personne n’a le droit de faire cela de sa propre autorité. On peut remarquer que Dieu a montré plusieurs fois qu’il règne en appelant explicitement quelqu’un pour défendre le droit face au roi. Calvin se réfère à Moïse et à Othniel, mais aussi aux rois d’autres pays, à qui cette tâche pourrait être confiée.

Trois conclusions provisoires

Plus tard, les monarchomaques ont mis en évidence, de façon plus nette, la vision de Calvin, ce qui a eu une énorme influence aux Pays-Bas, en Angleterre et aux Etats-Unis.

La philosophe du droit Blandine Kriegel a publié une œuvre remarquable en 1979, L’Etat et les esclaves[1] [1]. Le titre est significatif. Il évoque le grand dilemme du XVIe siècle. Sous l’influence du droit romain, le roi avait tendance à absolutiser son pouvoir. Il était souverain et s’estimait au-dessus de la loi. Il n’avait de comptes à rendre à personne, sauf à Dieu. C’est Bodin qui a élaboré cette thèse plus tard. Résultat, sous l’Ancien Régime, le roi régnait d’une façon absolue, ce qui a permis à Louis XIV de dire : « L’Etat, c’est moi. » A cela s’ajoute la crise due à l’apparition du protestantisme, qui a constitué, pour le roi, une chance exceptionnelle de profiter de la situation et de gouverner en roi absolu. C’est ainsi que, pour rétablir l’ordre après les guerres de Religion dans les années 60, le roi a pris de plus en plus de pouvoir. Et ainsi, l’Ancien Régime est né. Or, dit Blandine Kriegel, on aurait pu choisir un autre chemin, sans anarchie, à savoir le chemin que montre la Bible. Ce chemin longeait le Sinaï où Israël a été libéré de l’esclavage et où est né l’Etat de droit. C’est le chemin de la Bible comme source du droit. C’est le chemin que Calvin a indiqué au roi.

Calvin, les autorités et la tyrannie

Selon Calvin, le roi n’est pas roi legibus solutus ; autrement dit, le roi n’est que moralement tenu de chercher le bien de son peuple. Il n’est pas obligé de rendre des comptes à ses sujets et il posséderait tous les pouvoirs législatifs. Calvin se distancie clairement de cette idée. « Sûrement, c’est une arrogance de dire qu’il n’est assujetti à aucune loi », dit-il dans une de ses prédications sur Samuel. Au sujet de Romains 13.4, il dit même que le roi, dans l’exercice de son pouvoir, est responsable devant Dieu et devant le peuple !

Dans ses prédications sur 1 et 2 Samuel, Calvin approfondit cette idée : Dieu a limité les pouvoirs des rois et ne leur accorde pas la liberté d’agir à leur guise. « Les rois doivent prendre à cœur les choses qu’ils doivent à leurs sujets selon le commandement de Dieu. » S’ils n’ont pas cette conception et « ne règnent pas avec légitimité, le peuple doit supporter avec patience cette tyrannie ». Pourtant, dit Calvin : « J’avoue qu’il existe certains remèdes légitimes à cette tyrannie, dans le cas où d’autres autorités et états puissent obliger le roi de remplir ses obligations. Le soin du bien commun leur est confié (…) si le roi essaie d’entamer quelque chose qui ne contribue pas à ce bien commun, c’est leur devoir d’agir contre sa tyrannie. »

Dans l’Institution, Calvin dit même que les magistrats peuvent se montrer déloyaux envers le roi s’ils sont obligés de trahir la liberté du peuple dont ils étaient censés être les tuteurs. Pour savoir qui sont exactement ces autres autorités, Calvin renvoie aux éphores et tribunaux populaires du temps de l’Antiquité. Ils sont « magistrats constitués pour la défense du peuple, pour freiner la trop grande cupidité et licence du roi (…) de la même façon nous avons aujourd’hui dans chaque royaume les trois états quand ils sont assemblés ». Puis Calvin garde ouverte la possibilité que « Dieu suscite manifestement un de ses serviteurs, et les armes de son amendement, pour faire punition d’une domination injuste, et pour délivrer de calamité son peuple iniquement affligé ».

Même s’il semble clair à ce sujet, Calvin ne précise pas jusqu’où les magistrats inférieurs peuvent aller dans leur résistance au roi, ni la forme de cette résistance ; il ne dit rien de concret. Il se sert de tournures comme : « le [c’est-à-dire le roi] garder auprès de son devoir » et « le contrôler ». Dans l’Institution, il parle de « s’opposer à » et de « résister à l’intempérance ou crédulité des Roys, selon le devoir de leur office ». Ce sont des paroles fortes. Pourtant, elles restent vagues, délibérément. Il sait très bien que les mandats et les droits des autorités inférieures sont différents dans chaque pays et y ont évolué différemment. Il veut prendre cet aspect en considération. De plus, il ne veut surtout pas donner de l’espace aux esprits excités qui pourraient discerner dans ses paroles une excuse pour se révolter illégitimement. Calvin n’a pas voulu donner des directives précises. Mais une chose est claire : s’il est question de révolte et si Dieu appelle quelqu’un pour défendre le peuple, et « qu’il a une vocation légitime à entreprendre telles affaires en se rebellant contre les rois », c’est pour que le roi soit corrigé. Un pouvoir inférieur, dit Calvin, peut se faire corriger par un pouvoir supérieur. Donc : Dieu (étant le pouvoir suprême) intervient en se servant des autorités inférieures, et il corrige le monarque (pouvoir inférieur). Cette correction rétablit des libertés légitimes, l’ordre public, l’ordre légal, menacés par les autorités suprêmes du pays,  pour que le peuple ne subisse pas la tyrannie. Ces autorités inférieures sont tuteurs de ces droits et de ces libertés, « par le vouloir de Dieu ».

Calvin n’incite, en aucun cas, le peuple à la révolution. Au contraire, si les autorités inférieures n’agissent pas selon leurs devoirs, le peuple doit supporter la tyrannie des monarques. Calvin a été conséquent à ce sujet dans les années 1560, quand la guerre civile menace d’éclater. Calvin a le souci constant de rester dans le cadre du droit public en vigueur, aussi bien dans ses conseils à la noblesse que vis-à-vis du peuple. D’ailleurs, le  roi était tenu de respecter également ce droit.

Un régime idéal ?

Calvin a donc voulu prendre en considération le régime tel qu’il existait à ce moment-là, ce qui ne veut pas dire qu’il n’avait pas de préférence pour telle ou telle forme de gouvernement. La monarchie présentait l’inconvénient de pouvoir dégénérer en tyrannie. La république présentait moins ce danger. Pourtant, ce n’est pas une république que Calvin préfère, comme on le voit dans ses prédications sur le Deutéronome.

Calvin a un avis très positif sur le temps des Juges. A cette époque-là, Israël forme une sorte de fédération d’Etats, de confédération. L’alliance entre Dieu et le peuple est essentielle. De temps en temps, cette confédération est gérée par un juge suscité par Dieu en temps de danger. Ce juge protège le peuple et, une fois le danger écarté, il garde son autorité ; il rend la justice et règle des conflits. Le juge est l’ambassadeur temporaire de Dieu, son « lieutenant » chargé de veiller sur la justice et sur la sécurité du peuple.

Les disciples de Calvin en France, les monarchomaques, ont développé cette idée biblique[2] [2]. Pour eux, dans la relation entre le monarque et le peuple, deux alliances sont concernées : une alliance entre, d’une part, Dieu et, d’autre part, le monarque et le peuple, et une seconde entre le peuple et le monarque. Cette dernière alliance est basée sur la reconnaissance commune que c’est Dieu qui a constitué le peuple.

Hugo de Groot et le droit au XVIIe siècle

Au cours des décennies qui ont suivi l’abdication de Philippe II, les études du droit public national sont en grand essor aux Pays-Bas. On y trouve même une école de droit hollandais – appelée l’« école élégante de droit » –, qui est fortement influencée par des juristes protestants venant de Bourges et d’Orléans. Le droit romain y est étudié sans être dominant, le droit coutumier y étant le plus important. Des personnalités au nom illustre ont suivi les cours de cette école. Les études du droit coutumier ont connu une expansion grâce, entre autres, à Hugo de Groot (1583-1643), promu docteur à Orléans à l’âge de 15 ans.

Cet enfant prodige de Delft, nommé en France le « miracle de la Hollande », écrit à l’âge de 27 ans le De aniquitate reipublicae Batavicae, ouvrage dans lequel il rend intelligible le droit coutumier tel qu’il existe dans les provinces.  Quelques années plus tard, De Groot entre en conflit avec Maurits van Nassau, fils de Guillaume d’Orange. Ce conflit a pour origine le penchant de Maurits pour l’arminianisme et son approche rationaliste de la doctrine de la grâce. Nous retrouvons cette approche également dans les œuvres de De Groot sur le droit, devenues célèbres dans le monde entier. De Groot n’est plus tellement attiré par le droit coutumier, mais plutôt par le droit de la nature. Il est très important de bien discerner comment de Groot voit ce droit naturel, qui peut être connu en dehors de la foi « même lorsque nous supposons que le Dieu d’Israël n’existe pas ». C’est un droit autonome ; chaque homme y a donc accès en dehors de la révélation. De Groot est devenu ainsi le précurseur de ce qui est appelé le Vernunftrecht, qui suppose l’existence d’un droit autonome.

Ce trait rationaliste visible chez Hugo de Groot est perceptible dans l’ensemble du XVIIe siècle, qui inaugure l’époque du rationalisme et du déisme. Le monde change. A ce propos, on peut lire La crise de la conscience européenne au XVIe siècle. C’est l’époque de Pascal et de Descartes. Même des juristes calvinistes ne restent pas à l’écart de ce courant rationaliste. Christof Strohm, dans  son Calvinismus und Recht (Tubingue 2008), montre une deuxième génération de juristes calvinistes qui suivent les rationalistes en ne faisant appel qu’aux auteurs classiques romains. La Bible est à peine citée. Eux aussi traitent le droit en dehors de la révélation et semblent suggérer que le droit peut être enseigné en dehors de la Bible et qu’il est accessible à tout un chacun.

Le rationalisme entre ainsi en conflit avec la foi chrétienne. Personne ne l’a exprimé  plus clairement que Pascal : « Abaissez-vous, raison puissante », et « soumission et usage de la raison, en quoi consiste toute la religion chrétienne ». La modestie, l’attitude d’écoute plus ou moins passive que l’on trouve dans le Psaume 119 et dans la littérature de sagesse d’Israël, est à chercher à la loupe durant cette période. Tous ont accès à la loi naturelle, raisonnent et agissent sur la base de cette loi. C’est l’époque de Newton et de Nieuwenhuis, l’époque des découvertes et des lois naturelles, qui fonctionnent apparemment de façon autonome… tout cela rend l’homme plus optimiste dans son projet de construire – par la raison humaine – un monde meilleur, mieux structuré. C’est l’arrivée de l’optimisme et du progrès. La révélation peut être remplacée par la raison. Kant n’a-t-il pas dit « Ose te servir de ton intelligence » ? Et ainsi, petit à petit, Dieu est remplacé par la raison. Pour Kant, ce n’était pas encore le cas. Pourtant, lui aussi, qui a décrit les limites de la raison, partage cet appel et magnifie, pour cette raison, la Révolution française.

La Révolution française

La Révolution française remplace Dieu par la déesse Raison (qui a eu sa statue à Paris en 1789). Voltaire, déiste pur et dur, ne va pas aussi loin. Il a besoin de Dieu pour expliquer le raisonnable et aboutit ainsi à la conclusion terrible que si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. Voltaire n’a ni respect ni reconnaissance envers la révélation de Dieu. Il a ainsi contribué à la Révolution française inspirée par l’incrédulité. Pourtant, ce n’est pas Voltaire, mais Rousseau qui est le vrai prophète de la Révolution.

Pour comprendre Rousseau, il convient de considérer le contexte. Au milieu du XVIIIe siècle, on commence à douter de la toute-puissance de la raison. C’est David Hume surtout qui souligne le peu de choses que la raison peut prouver. Même les lois naturelles ne peuvent pas l’être. C’est l’expérience et non la raison qui fait connaître à l’homme la réalité. Rousseau partage cette idée et souligne l’importance de la nature, qu’il met en concurrence avec la raison. Cette dernière aurait supprimé le côté naturel de l’homme. Retour à la nature ! L’homme s’est éloigné de son état naturel, état de liberté et d’égalité. Rousseau idéalise l’état naturel de l’homme et se joint aux idées philosophiques de lord Bolinbroke, dont la thèse était que la puissance de l’Etat était le fondement de la guerre et de l’oppression.

Rousseau s’interroge : comment est-il possible qu’une société d’hommes libres ait pu se retrouver avec un Etat dictateur ? Et surtout : comment l’homme peut-il reconquérir sa liberté ? Pour trouver la réponse, il spécule sur l’état naturel originel de l’homme, d’où il tire des conséquences pour le droit public. Il est à la mode, depuis le milieu du XVIIe siècle, de raisonner de cette façon. Le premier à le faire a été Thomas Hobbes.

Spéculations sur le droit naturel

Pour Hobbes, c’est dans son état naturel que l’homme vit une liberté complète. N’étant intéressé que par son intérêt personnel, il ne tient compte de personne. Cela engendre des conflits entre les individus et, pour finir, une situation de guerre. Lorsqu’il est clairement apparu que cette situation anarchique n’était de l’intérêt de personne, les hommes ont fait alliance. Même si la théorie de Hobbes a un composant religieux, l’Etat reste pour lui une institution humaine. L’autorité de l’Etat tire son origine d’un mandat venant du peuple. John Locke, contemporain de Hobbes, inspiré par lui, le contestait aussi : pour lui, l’Etat soi-disant « naturel » ne connaît pas de guerre. Pourtant, les gens ont ressenti le besoin d’une autorité pour bien gérer leurs affaires et pour garantir leur propriété. Une autre différence importante entre Hobbes et Locke est que, pour Hobbes, le mandat que le peuple donne au gouvernement est irrévocable. Le pouvoir du roi est absolu et le peuple a décidé de lui obéir en toutes circonstances. Pour Locke, en revanche, le peuple peut retirer son mandat lorsque le roi a failli.

Rousseau s’est penché également sur l’origine de l’Etat. Pour lui aussi, il y eut un temps où l’homme était libre. L’homme originel vivait dans la nature sans être lié à qui que ce soit. Il suivait ses désirs. Cet état « heureux » a pris fin le jour où un homme a eu le courage d’appeler sien un bout de terre. Moment fatal : tels sont l’origine de l’inégalité et le début de l’agressivité. Résultat : dispute et violence. Et voilà la naissance de l’Etat. Rousseau reconnaît l’impossibilité de retourner à l’état naturel originel où tous les êtres sont égaux et heureux. Le mieux, pour lui, serait de rétablir l’égalité originelle d’une autre façon, à savoir dans un contrat social qui garantisse l’égalité de tous. Les hommes décident alors que le peuple doit être gouverné à la majorité des voix. Tous sont appelés à accepter la décision prise par la majorité, simplement parce que la majorité ne peut pas se tromper.

Ces idées ont préparé les esprits à la Révolution française. Le Dieu qui a l’autorité a disparu chez Rousseau. Son dieu est représenté par un sentiment individuel que la nature suscite en nous. Mais la nature de Rousseau ne correspond plus à la création. La révélation de la Parole dans la création a disparu complètement.

Où situer Calvin dans cette évolution ? Faut-il penser que Rousseau est l’aboutissement des idées de Calvin, comme l’affirment certains ? C’est pure imagination ! Pour Calvin, Rousseau aurait eu des idées plus dangereuses que celles de Rabelais. Calvin l’aurait qualifié d’esprit chaotique d’un genre dangereux, perdu dans des spéculations. Lucien Febvre, dans son beau livre L’incroyance au XVIe siècle, a expliqué la nature de l’incrédulité contre laquelle a lutté Calvin. Celle-ci était d’un tout autre ordre que l’incrédulité moderne, qui ne veut plus prendre en considération la révélation de Dieu dans les Ecritures.

Or, Rousseau, adepte typique de l’incrédulité moderne, s’est forgé une réalité rétrécie et normative, éloignée de la tradition dans laquelle la révélation de la Parole a sa place. Cette réalité rétrécie est répandue à l’époque moderne. Attention : la vie sentimentale de Rousseau est diverse et vivante. Ce qui lui manque est un point d’ancrage. Il se perd dans les sensations du moment et devient sentimental. Il a, également, un côté arrogant et vaniteux. Il n’a pas d’autre mesure que lui-même et le reflet de la nature dans son âme.

Ainsi nous distinguons deux mouvements au XVIIIe siècle. D’un côté, la raison absolue, la nature abstraite et, de l’autre, une accentuation de l’importance du sentiment et de la nature. C’est entre les deux qu’un maillon manque.

Johann Georg Hamann

Le penseur chrétien Johann Georg Hamann (1730-1788) a clairement décelé ce maillon manquant. Le maillon qui lie la raison à la nature est la parole en tant que principe spirituel. C’est elle qui est à la base de toute réalité. L’ignorance de cette parole a enlevé la clé de la connaissance : celle de la nature, en tant que création, et de l’homme, en tant qu’image de Dieu, de l’histoire en tant que théâtre de Dieu, de l’avenir en tant qu’apocalypse du bien et du mal et de la gloire du Christ. La façon dont Hamann peint les conséquences de cette ignorance est incomparable.

Toutes les couleurs du plus beau monde pâlissent lorsque vous étouffez cette lumière, ce premier-né parmi la création. Si le ventre est votre dieu, même les cheveux de votre tête sont sous sa tutelle. Chaque créature sera à  tour de rôle votre victime ou votre idole. Contre sa volonté, mais dans l’espoir, elle est soumise, elle soupire sous votre servitude ou votre vanité. Elle fait de son mieux  pour échapper de votre tyrannie, de sous vos embrassades passionnées elle désire cette liberté, par laquelle les animaux faisaient hommage à Adam, lorsque Dieu les amena à l’homme pour qu’Il voie le nom que celui-ci allait leur donner. Parce que c’est selon le nom qu’il leur donna qu’ils s’appelleraient.

Hamann parle des conséquences importantes de l’abandon de la Parole. « Essayez de lire la première phrase de l’Iliade sans connaître l’alpha et l’oméga. Regardez si vous comprenez toujours la phrase, ou si elle garde toujours sa musicalité. » Autrement dit, la voix de Dieu, en nous parlant de l’origine de toute chose et de la fin de l’histoire, nous fait comprendre la volonté de Dieu. C’est à ce moment-là que la création et l’histoire trouvent leur couleur.

Il est remarquable que Hamann mentionne plusieurs fois Genèse 1-3 pour s’opposer à la doctrine du droit naturel. Ces chapitres de l’histoire de l’humanité font justice à ce qu’a été l’état naturel de l’homme. Ils sont la réponse à toutes les spéculations sur le droit naturel qui ont causé tant de mal puisqu’elles dégénèrent en idéologies.

Plus que d’autres, Hamann a discerné jusqu’où l’idéologie de la raison et du sentiment pouvait conduire dans le domaine du droit public. Le rationalisme, embarrassé par l’unité entre l’âme, le corps, la matière et l’esprit, n’a pas su non plus que faire de la relation entre l’Eglise et l’Etat. La conséquence a été un Etat fondé sur l’expérience de la ratio/raison, tel que Frédéric le Grand a voulu le réaliser. Frédéric le Grand, le roi-soldat et l’admirateur de Voltaire, se distancie de la chrétienté traditionnelle et sépare l’Eglise de l’Etat. Ainsi, dit Hamann, on transforme l’Eglise en fantôme, pouvant faire peur un moment, mais qui n’a pas de pouvoir réel. L’Etat devient une carcasse sans âme. Hamann compare un tel Etat avec le paysage de la mer Morte ; tout est conservé, mais conservé grâce une tolérance qui met tout dans la saumure, c’est-à-dire qui tolère tout, mais qui, dans les faits, tue tout!

Lorsque le gouvernement, en la personne du roi, se détache de la révélation, l’Etat qu’il représente perd de sa vitalité et présentera des traits totalitaires. Pour y maintenir le droit, il faudra instaurer de plus en plus de règles, puisque l’ordre divin est mis de côté et parce que la morale du peuple est minée et qu’elle n’est pas maintenue par la législation. L’Etat devient une carcasse, une association, sans âme.

A ce type d’Etat, Hamann oppose l’Etat qui est formé historiquement, dont l’origine se trouve, selon la révélation de Dieu, dans une alliance. Dans Golgotha et Scheblimini, une de ses œuvres les plus riches, Hamann compare l’homme naturel du XVIIIe siècle à l’égoïste Nimrod braillant et enragé, et il l’oppose au roi de l’ancienne Europe qui dit : « Nous régnons par la grâce de Dieu. » Ce roi savait que son pouvoir lui venait de Dieu et qu’il pouvait le recevoir et l’exercer dans la reconnaissance. L’alliance s’oppose au droit du plus fort. Le droit de l’homme naturel qui se réalise finalement trouve sa forme avec Nietzsche. Les paroles de Hamann ont été prophétiques.

Edmund Burke et les origines de l’Etat

Dans ce contexte, il convient d’évoquer également le parlementaire Edmund Burke (1729-1797), qui a remarqué et contesté les conséquences terribles des spéculations de Rousseau. Burke, comme Calvin, déteste ceux qui veulent chercher les origines de l’Etat pour en tirer des conséquences pour le présent. Les paroles de Burke témoignent d’un sens beaucoup plus développé de la réalité ; il respecte ce qui a évolué à travers l’histoire. Pour lui, l’origine de l’Etat est voilée. Elle remonte à la volonté de Dieu qui l’a fait naître avec la première histoire de l’humanité. Sous des milliers d’influences, elle s’est forgée à travers l’histoire. Il est possible qu’à certains moments, il ait été question d’une association, d’une alliance entre personnes. Mais cela a toujours fait partie d’un tissu plus grand : « Le grand contrat de la société éternelle, qui lie les créatures inférieures aux créatures supérieures, le visible avec l’invisible, selon la composition qui tient à leur place tout ce qui est physique et toutes les créatures morales. Cette loi n’est pas soumise à la volonté de ceux qui ont le devoir de soumettre leur volonté à cette loi. »

L’Etat trouve donc ses racines dans la volonté créationnelle de Dieu ; il est ainsi soumis à sa justice créationnelle. Cette vision de l’Etat permet de témoigner de façon pratique et vivante dans les débats politiques, sans se perdre dans un conservatisme ou dans des réflexions progressistes. Ainsi Burke agit activement contre la Révolution française, et incite le roi et le Parlement à s’armer contre les révolutionnaires. En même temps, il défend les colonies américaines et critique sévèrement le roi pour son attitude inflexible à l’égard de ses sujets américains.

John Quincy Adams

L’influence de Burke a été importante. Je cite, à titre d’exemple, Groen van Prinsterer qui, dans sa jeunesse, s’est inspiré de Burke. N’est-il pas remarquable que le livre de celui-ci,  Reflections on the Revolution in France, ait été traduit en allemand très rapidement par Friedrich von Gentz, diplomate important du début du XIXe siècle ? Par von Gentz, les idées de Burke ont pu atteindre les Etats-Unis. En 1800, von Gentz écrit un livre comparant la Révolution française à la Révolution américaine. Ce livre est traduit en anglais la même année par John Quincy Adams  (1767-1848). Celui-ci voulait sans doute rendre service à son père, John Adams, alors président des Etats-Unis. John Adams est un des « Pères fondateurs » des Etats-Unis. Parfois il s’oppose à Jefferson, qui a des tendances plutôt révolutionnaires, et il est ami de Tom Paine, admirateur de la Révolution française. A une époque qui demande une prise de position par rapport à la révolution, le livre de von Gentz est le bienvenu.

L’antirévolutionnaire von Gentz explique la différence qui existe entre les deux révolutions. La Révolution française met un terme non seulement à un système de gouvernement, mais aussi aux droits de la noblesse, de l’Eglise et du peuple. Tel n’est pas le cas aux Etats-Unis. Malgré les imperfections et les injustices de cette révolution, « les Américains n’ont pas franchi la ligne de l’inadmissible ». Ils étaient conscients d’être attachés au droit et à la légitimité. Ils ne touchaient pas au droit privé. Ils cherchaient non pas à bousculer un système entier, mais à rétablir des droits ancrés dans l’histoire.

Ici, on retrouve des éléments importants de la réflexion calvinienne sur l’Etat. Sans doute, d’autres esprits ont-ils influencé également la société américaine, pour ne citer que Tom Paine – grand admirateur de la Révolution française – et Thomas Jefferson. Mais face à eux se trouvait John Adams, deuxième président américain. Celui-ci prend du recul vis-à-vis de la Révolution française et se rend compte qu’elle a sa source dans un esprit tout autre ! Il est soutenu par son fils, John Quincy Adams, qui se réfère aux ordres créationnels de Dieu et au vieux droit public européen. Jusqu’à ce jour, l’Amérique oscille entre Jefferson et Adams.

Le droit public, selon Adams et von Gentz, est traditionnel au bon sens du mot ; il se joint à la tradition chrétienne dont Calvin, au début de l’époque moderne, est le porte-parole le plus puissant. Fondés sur ce droit public, Hamann, Burke, von Gentz, Quincy Adams et Groen van Prinsterer peuvent lutter contre l’incrédulité que manifestent le déisme et le rationalisme. Tous sont enracinés dans les Ecritures et connaissaient le droit divin, droit qui se trouve à la base de la création et qui se manifeste à travers l’histoire. Ce sont ces deux entités qui, pour Groen van Prinsterer, doivent être opposées aux canons de la révolution : « Cela a été écrit, cela s’est réalisé dans l’histoire. » La Bible est une source de droit et l’alliance est enracinée dans la création et dans l’action de Dieu dans l’histoire. Cité de Dieu en face de la cité de l’homme. Même Platon en est conscient : « sans divinité, la société est sans fondement », dit-il dans un dialogue des Lois. C’est Calvin qui a souligné cet aspect.

L’actualité de Calvin

Ce droit public est toujours actuel. Signalons deux savants français, qui, chacun à sa façon, touchent du doigt la problématique dans leur réflexion sur le droit et l’Etat d’aujourd’hui : Michel Villey et Pierre Manent. En 1980, Villey discerne un grand malaise dans la réflexion sur le droit et l’Etat. Il se plaint de ce qu’on ne cherche plus la source du droit, mais qu’on se perd dans des théories sociologiques et idéologiques sans fin censées servir de fondement au droit. « Qui nous rappelle, dit Villey, que le droit doit être trouvé, et qu’il est ancré dans la réalité », chose dont les Romains étaient très conscients. Qui mettra fin à toutes ces spéculations qui ne font pas justice au droit ? Spéculations qui sont aussi à la base des droits de l’homme, même si ceux-ci ont beaucoup de valeur. Pierre Manent continue dans la même direction en disant qu’en Europe il y a une tendance à voir tout à la lumière des droits de l’homme, en laissant de côté la réalité politique. Ces droits fonctionnent en tant qu’idéologie, en tant que religion, mais ce qui est caractéristique d’un Etat et l’Europe sont oubliés. On pense ainsi pouvoir faire face au monde, ce monde dans lequel l’islam, entre autres choses, prend de plus en plus de place. On oublie ce qui nous est propre, ce qui est devenu historiquement notre enracinement dans la foi chrétienne. La force de l’Europe est finalement – en pratique – sa faiblesse. L’idéologie mine la réflexion concrète politique.

Peut-être Calvin pourrait-il nous sortir de  l’impasse dont parlent Villey et Manent ? Calvin souligne la source du droit que cherche Villey, car, pour lui, ce qui a évolué historiquement est essentiel, contrairement à la spéculation. Seul celui qui voit dans l’histoire la cohérence qui existe entre la création et l’alliance de Dieu – dont les Ecritures nous parlent – et qui connaît ainsi l’origine du droit est capable de lutter contre toute forme d’idéologie, et d’honorer les droits et les libertés, le droit coutumier.

Telle était l’Europe. Pourquoi nous détourner de cette source du droit et nous fabriquer des citernes percées qui ne retiennent pas l’eau ?


* H. Klink est pasteur aux Pays-Bas. Cette étude a été donnée au Colloque biblique francophone en 2009. 

[1] [3] B. Kriegel, L’Etat et les esclaves, Paris, Payot, 1979, 2003.

[2] [4] Un monarchomaque (du grec ancien machomai, combattre, « ceux qui combattent le monarque ») est un libelliste qui s’élève contre l’absolutisme royal qui s’établit à la fin du XVIe siècle. Certains sont catholiques (Juan de Mariana, Jean Boucher), mais la plupart sont protestants (Philippe de Mornay, François Hotman, Théodore de Bèze, Hubert Languet, George Buchanan).