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L’espérance d’une réconciliation universelle

L’espérance d’une réconciliation universelle

Henri BLOCHER*

Je propose comme sous-titre, ou comme titre de rechange : « La paix et l’épée ». L’allusion au dit de notre Seigneur, « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée » (Mt 10.34), est transparente. Je ne prends pas, cependant, les mots dans le même sens. Là où Jésus opère une disjonction, opposant la paix à l’épée (comme il entend alors les termes), je plaide pour la conjonction : la paix et l’épée.

La paix et l’épée peuvent évoquer commodément deux thèmes capitaux de l’Ecriture, deux vérités, ou constellations de vérité – antagonistes. L’antagonisme ne doit pas nous faire peur ! Il existe des antagonismes de complémentarité bienfaisante (pensons aux muscles « antagonistes » sans lesquels nous serions incapables de mouvement), et la Bible nous en propose. Calvin se signale, j’ai eu naguère l’occasion de le faire ressortir, par son respect de ces tensions ou équilibrages internes, par son tact très sûr qui épouse la texture du vrai. Il montre aussi, par son exemple, que l’antagonisme n’est pas si facile à penser !

La paix, la grâce pour tous : quel message serait plus biblique ? Paix sur la terre ! Il est notre paix ! Il récapitule tout en lui-même ! Il est le Sauveur du monde ! Il envoie proclamer la Bonne Nouvelle à tous les humains. L’ultime perspective est celle de « Dieu tout en tous ». Et pourtant, aussi l’épée. L’insistance sur la décision est également scripturaire (le mot « décision » vient de la racine signifiant « couper », cf. incision, ce qui se rattache aisément au symbole de l’épée). Pour bénéficier du salut, il faut prendre la décision de la repentance et de la foi, de la rupture avec une « génération perverse » (préposition apo pour indiquer cette exigence de coupure en Ac 2.40) ; tous ne le font pas ; c’est le choix de la porte étroite et du chemin resserré. Et première comme dernière, au-dessus de la décision humaine et fondatrice : la décision divine ! La décision du Juge final séparera les « brebis » et les « boucs ». La décision élective, dès avant la fondation du monde, distingue les individus. Il n’est pas correct, bibliquement, de ramollir le thème de l’élection dans l’idée d’une bienveillance indifférenciée ; le préfixe latin e dans é-lection comme le préfixe grec ek dans le mot néotestamentaire ek-logè reflètent la notion biblique d’un choix qui tire de la massa damnata, de la pâte commune selon Romains 9.21, ceux que Dieu prépare à partager sa gloire.

Comment traiter l’antagonisme ? Je commencerai par dénoncer des « solutions » qui me semblent illusoires, ou pires, pour aboutir à quelques propositions positives. La confiance en la vérité de la Bible, Parole de Dieu, en sa supérieure sagesse, c’est la disposition que j’espère garder – sans prétendre, malgré l’effort pour comprendre, en atteindre la maîtrise.

A) Ne pas conclure à la contradiction réelle

La solution la plus simple – aux yeux de certains la plus honnête – serait d’imputer à l’Ecriture deux thèses rationnellement incompatibles, deux théologies qui s’excluent mutuellement. Son discours mêlerait le Oui et le Non (cf. 2Co 1.18), son esprit soufflerait le froid et le chaud, tantôt la paix pour tous, tantôt la décision qui divise.

Il y a deux façons d’adopter cette (pseudo)solution. La plupart se pensent supérieurs, dans leur jugement, aux auteurs bibliques, ou, du moins, à plusieurs d’entre eux. Ils recourent, certes, à l’Ecriture, et même pour y entendre la Parole de Dieu, mais sans laisser le texte régir leur pensée ; ils taxent de « fondamentalisme » ceux qui en restent à la bibliologie traditionnelle. Quelques-uns, cependant, plus émouvants, font de la contradiction qu’ils croient constater (entre la paix et l’épée) une contradiction que leur impose Dieu lui-même, une contradiction à embrasser dans la foi. La raison éclate : le sacrifice rend hommage à la transcendance ineffable, impensable. Ils se réclameraient de Tertullien, qui n’a pas dit Credo quia absurdum, mais bel et bien l’équivalent : « Le Fils de Dieu est mort : il faut le croire, absolument, parce que c’est absurde [ineptum]. Et il a été enseveli, puis est ressuscité : c’est certain, parce que c’est impossible[1] [1]. »

La première manière est ruineuse. Si l’Ecriture mêle lumière et ténèbres, elle cesse d’être lumière pour guider nos pas. Si elle empoisonne le miel de la Parole du fiel d’une sagesse trop terrestre, voire démoniaque (Jc 3.15), elle rend vulnérable à tous les mensonges du monde. L’état d’une théologie qui en prend et qui en laisse dans la Bible ne l’honore plus comme la norme normante et le principe externe de connaissance le montre assez. Une mode idéologique chasse l’autre, jusqu’à la mode du déni des idéologies. L’opposition est flagrante avec l’attitude de Jésus lui-même à l’égard de l’Ecriture et le traitement qu’il lui donnait[2] [2].

La seconde manière est sympathique, mais elle n’a pas non plus de caution biblique. Faire le sacrifice de l’intelligence (sacrificium intellectus) ? Oui, mais au sens vrai du sacrifice : de consécration, de purification. La grâce du Christ produit la transformation et le renouvellement de l’intelligence (métamorphousthé, Rm 12.2), de telle sorte que le fidèle peut s’approprier la parole de l’apôtre : « Nous avons la pensée [nous, raison, intelligence] du Christ. » (1Co 2.16) Les auteurs du Nouveau Testament à la suite du Seigneur lui-même ne cessent d’argumenter à partir de la cohérence du vrai. Admettre la contradiction, amalgamer le Oui et le Non, fait non seulement sombrer toute démarche de pensée (on peut dire n’importe quoi puisqu’on peut aussi bien dire son contraire) mais rend impossible l’obéissance – comment obéir à la fois à deux ordres contradictoires ? Une maison divisée contre elle-même ne peut subsister (Mt 12.25) : la complaisance pour la réelle contradiction ferait s’effondrer sur elle-même la maison de la Vérité.

Mais il n’y a pas lieu de s’alarmer, comme si l’évidence rendait fort difficile de nier la contradiction. C’est être bien imprudent – superficiel, voire arrogant – que de conclure à la contradiction réelle quand on a du mal à comprendre. Le réel nous apprend souvent que sont vraies ensemble, et tout à fait compatibles, des choses qui paraissaient d’abord s’exclure (l’exemple souvent cité en physique est la double nature corpusculaire et ondulatoire de la lumière, théorisée par Louis de Broglie). La paix et l’épée n’opposent pas les auteurs bibliques entre eux : le même auteur atteste les deux. Quand on refuserait de reconnaître l’inspiration divine de ces auteurs, qu’on leur accorde la puissance intellectuelle ! Elle a traversé les siècles, et rend invraisemblable une sotte incohérence. Pascal l’a écrit souverainement : « Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent ou n’a pas de sens du tout. On ne peut pas dire cela de l’Ecriture et des prophètes : ils avaient assurément trop de bon sens. Il faut donc en chercher un qui accorde toutes les contrariétés[3] [3] », qui traite adéquatement les « antagonismes ».

B) Ne pas laisser l’« épée » mettre en pièces la « paix »

On ne pourra pas parler de solution adéquate, sauf élucidation éclatante de rigueur et recoupements confirmatoires, si l’antagonisme se résout par l’exténuation de l’un des termes. Les présomptions ne sont pas favorables à la thèse qui subordonne radicalement le « tous » à la « décision ». L’universalité de la paix est comme absorbée par la particularité du choix humain et divin, si bien que la « contrariété » au sens pascalien se dissipe.

On reproche cette stratégie à certains calvinistes rigoureux – on a imputé à John Owen la négation de l’amour de Dieu pour tous les hommes (l’Ecriture dit elle-même : « J’ai haï Esaü »). Il me semble qu’il s’agit essentiellement d’embarras de langage, et la grande tradition calviniste a maintenu l’affirmation de l’amour pour tous, avec vigueur[4] [4]. Le problème est plus sûrement présent chez ceux qu’on dénomme « hypercalvinistes ». Ils ont pratiqué l’absorption de la paix englobante par le pôle de l’élection particulière : le sens de « tous » a été réduit à celui des « élus ». Ils objectaient pour cette raison à l’offre universelle du salut. Harcelant, avec leur publication The Earthen Vessel, le jeune Spurgeon, ils restreignaient l’offre aux sensible sinners, aux pécheurs donnant quelque signe de leur élection. En anglais d’aujourd’hui, sensible signifie plutôt « sensé, raisonnable », mais je suppose que le sens ancien, plus proche du français, est en cause dans la formule : ils pensaient aux pécheurs qui ont manifesté la sensibilité de leur conscience au jugement de la Loi, et peut-être quelque pressentiment de la miséricorde divine.

L’accent « particulariste » convient, il faut le reconnaître, à nombre de passages bibliques mal compris de beaucoup. Ainsi d’Hébreux 2.9, souvent invoqué dans une perspective d’indifférenciation : le Christ « a goûté la mort pour tout homme ». Le mot « homme » n’est pas dans le texte original ! Le contexte favorise la concentration sur les seuls futurs croyants, cette multitude de fils (et filles) conduits à la gloire et sanctifiés par leur Chef (v. 10s.) ; surtout le verset 16 précise la catégorie particulière de ceux que le Seigneur vient secourir : non pas les anges, mais « la postérité d’Abraham », expression particularisante pour les seuls croyants. De telles corrections d’exégèses rapides (ou infléchies par des préférences préalables) ne suffisent pas, cependant, pour étouffer le puissant témoignage à l’amour de Dieu pour l’humanité entière, pour le monde. Cet amour est tel que Dieu ne souhaite pas qu’aucun périsse, qu’il ne veuille pas la mort du pécheur, qu’il ordonne de prêcher l’Evangile à toute créature sous le ciel… Fidèle à l’Ecriture, écrit Donald MacLeod, « la théologie réformée n’a jamais exclu des affirmations comme celles de la mort du Christ et de l’amour de Dieu pour tous les hommes. Pour elle, telle a été son insistance, il y a un amour spécial qui n’a pas seulement ‹racheté tous les hommes à condition qu’ils croient›, mais a résolu de leur conférer cette foi elle-même[5] [5]. » L’offre de l’Evangile sans discrimination, souligne encore MacLeod, est restée au cœur de l’orthodoxie calviniste[6] [6] ; sous cet angle, les « hypercalvinistes » ne sont pas de vrais calvinistes.

Les enjeux pour la pensée de la foi ne sont pas minces. L’ampleur cosmique des effets de la réconciliation/rédemption opérée par Jésus-Christ – que nous évoquerons plus loin – risque de se tristement rétrécir dans la vision qu’on en garde. Plus encore, la victoire de Dieu sur le mal est sérieusement réduite si l’on imagine l’humanité, sauf quelques-uns, persévérant à jamais dans la haine de Dieu ; l’éclat du triomphe est terni si l’on sait une grande province toujours révoltée.

C) Ne pas émousser l’« épée » au nom de la « paix »

La fausse solution symétrique de la précédente est beaucoup plus populaire. On l’appelle couramment « universalisme », bien que les théologiens préfèrent le terme plus technique d’« apokatastase » (décalque du mot grec signifiant « rétablissement »). La tradition l’a imputée à Origène, mais il est douteux qu’il l’ait vraiment professée (il ne l’a pas toujours fait, le fait est avéré). Sa diffusion aujourd’hui est assez liée à l’influence de Karl Barth du côté protestant et de Karl Rahner du côté catholique, le plus conservateur Hans Urs von Balthasar ayant, lui aussi, incliné dans ce sens. Tous trois ont pris soin d’arrêter la machine quelques centimètres avant le fossé – ils n’enseignent pas formellement l’apokatastase[7] [7] – mais leurs disciples, le plus souvent, n’ont pas cette retenue ; certains évangéliques accueillants pour leur influence, cependant, choisissent la station intermédiaire du non-savoir, « espérant » que l’enfer, à la fin, soit vide.

Dans la mesure où l’autorité biblique pèse encore d’un bon poids, malgré l’écart avec la bibliologie orthodoxe, le plaidoyer se déploie d’abord selon l’axe exégétique. L’universalisme invoque les passages qui célèbrent la « paix » obtenue par le Christ, les textes totalisants. N’est-il pas écrit que tous revivront en Christ (1Co 15.22), et qu’à tous les hommes advient la justification donatrice de vie (Rm 5.18) ? Dieu n’a-t-il pas enfermé tous [les hommes] dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous (Rm 11.32) ? Dieu n’a-t-il pas réconcilié par le Christ, avec lui-même, tous les êtres, aussi bien terrestres que célestes (Col 1.20) ? Au premier regard, ce langage paraît très fort.

L’inspection plus rigoureuse des textes dissipe un tel sentiment. C’est pourquoi, par contraste avec des versions plus naïves typiques du XIXe siècle, l’argument exégétique se fait timide parmi les partisans de l’apokatastase. Comme le notait N.T. Wright, « beaucoup d’avocats de l’universalisme abandonnent toute tentative de plaider leur dossier à partir de la Bible[8] [8] ». Le « tous » de Romains 5 et 1 Corinthiens 15 intervient dans le parallélisme des deux « Adam », et le contexte montre qu’il désigne, du côté du Christ, tous les membres de la nouvelle humanité, dont il est le Chef, ceux qui lui appartiennent (1Co 15.23), ceux qui reçoivent (présent) sa grâce et le don de la justice (Rm 5.17), et non pas tous les membres de l’humanité naturelle. Le « tous » de Romains 15.32 ne désigne pas, pour ceux qui suivent la pensée de l’apôtre, les individus additionnés, mais les deux catégories des Juifs et des Gentils, selon leurs masses majoritaires (peut-être le sens de plèrôma) : successivement en situation d’inimitié contre Dieu (les Gentils idolâtres avant Jésus-Christ, les Juifs qui refusent le Messie dans l’ère présente), puis d’accès à la grâce du salut (les Gentils aujourd’hui, les Juifs dans la réintégration que Paul attend[9] [9]). Bien compris, ces passages ne soutiennent pas la thèse universaliste : ils la rendent improbable.

Colossiens 1, lui, déchaîne l’orchestre pour chanter la réconciliation universelle, sans exception, et non seulement des humains mais aussi, intérêt prononcé de cet hymne à la plénitude, des êtres célestes révoltés contre Dieu, principautés et puissances invisibles. La question, cependant, est celle de la réconciliation proclamée. Comment la concevoir ? On va trop vite si on présuppose que le texte vise la réconciliation salvifique, comme habituellement dans les épîtres néotestamentaires. Le mot lui-même ne le dit pas. « Le Bailly », le gros dictionnaire du grec classique, donne pour premier sens au verbe employé : « changer, échanger » (la racine est allos, « autre »). La réconciliation change la relation, qui était (entre Dieu, les puissances et l’humanité pécheresse) d’hostilité, de guerre ; ce changement, dans l’offre de l’Evangile, instaure l’amitié qui entraîne le salut – d’où le sens habituel dans le Nouveau Testament ; mais il peut n’impliquer, après tout, que la cessation de l’hostilité, la restauration de l’ordre voulu par Dieu, la reconnaissance de sa souveraineté. Le dernier sens convient ici, et l’application aux puissances spirituelles rend ce choix nécessaire, comme l’a bien vu un exégète aussi prestigieux que F.F. Bruce : la réconciliation est « pacification »[10] [10], par l’entière soumission des ennemis. Il est intéressant de noter que le verbe grec (katalassô) n’est employé qu’une seule fois dans la LXX, en Jérémie 31 (= 48 en hébreu et dans nos Bibles françaises). 39 : « Comme il a changé ! » Il s’agit, dans l’hébreu original, de la déroute et soumission de Moab (Nouvelle Bible Segond : « Comment ! Il est terrifié. » Traduction œcuménique de la Bible : « Comment ! Il s’est effondré ! »), et l’on n’est pas si loin de la victoire de Dieu sur tous ses ennemis en Colossiens 1 ! Un écho possible mérite mention : Hippolyte, dans sa Réfutation de toutes les hérésies, parle des croyances des Naasséniens, secte gnostique ; ils disent de l’homme primordial Papas, qui semble identifié à Attis : « Le nom de Papas est de tous les [êtres] célestes, terrestres et sous-terrestres ensemble qui disent : Fais cesser, fais cesser, la discorde du monde…[11] [11] » L’épître aux Colossiens, en tout cas, vise bien la cessation de la discorde, la restauration de l’harmonie par la soumission des rebelles « pacifiés », et non l’extension du salut à tous les individus : le verset 23 marque vigoureusement la condition, pour le salut, d’une foi ferme jusqu’au bout.

Le deuxième axe du plaidoyer universaliste est herméneutique. Il s’agit d’écarter la masse des textes sur la perdition finale des impénitents, formidable réfutation de la thèse. La stratégie choisie, dont on trouve l’amorce dès Origène[12] [12], revient à interpréter comme pur avertissement ce qu’on a pris comme une prédiction. L’Ecriture brandit la menace de l’enfer éternel, mais elle ne s’exécutera, heureusement, pour personne. Le choix herméneutique se consolide par des considérations générales sur la « vérité » dont est porteuse l’Ecriture : non pas factuelle, doctrinale, objective, mais existentielle, pratique, relationnelle ; la géhenne ne saurait être un fait dont la permanence future serait objectivement vraie ; elle sert d’interpellation vive pour nous faire sortir de nous-mêmes et projeter en Dieu…

L’idée de proclamation menaçante proférée dans l’intention que la menace ne se réalise pas n’est pas absurde (cf. Jon 3.4ss). Il ne suffit pas, cependant, qu’une parole ait fonction d’avertissement pour qu’elle cesse d’être une prédiction objective : c’est quand le désastre est sûr qu’on sonne le tocsin avec le plus de fièvre ! L’examen des passages sur la perdition finale, particulièrement nombreux sur les lèvres de Jésus, rend invraisemblable l’interprétation non prédictive. Certains sont très loin de la fonction d’avertissement (cf. 2Th 1.6ss ; l’Apocalypse souvent). Il faut vouloir imposer au texte le sens réduit pour ne pas voir son intention de dire ce qui sera. Dieu a voulu que nous sachions le sort de Judas, « fils de perdition », de l’antichrist, du faux prophète… Quant à la disjonction entre vérité existentielle et vérité objective, elle est perverse : typiquement moderne, elle est vulnérable à la critique et ne trouve aucun appui dans la Bible ! La stratégie détourne l’épée de la Parole.

Le troisième axe est celui du motif le plus fort, à la fois spirituel et théologique. Incline à l’universalisme le sentiment que l’amour de Dieu n’est pas compatible avec le châtiment éternel – le châtiment éternel d’individus réprouvés depuis la fondation du monde par un Dieu souverain. Qui ne partage ce sentiment ? Se branche sur cette considération une considération subordonnée sur l’amour devenu parfait que les élus éprouveront et exerceront dans leur éternité bienheureuse : comment cet amour supporterait-il béatement de savoir le tourment simultané d’autres humains, nos voisins, nos amis, nos parents… Richard Bauckham relève qu’une mutation de la sensibilité s’est produite, à partir du XVIIe siècle : « Avec Schleiermacher, nous ressentons maintenant [au contraire de générations antérieures] que nous n’avons pas à jouir de la souffrance justement infligée à d’autres mais à les prendre en pitié[13] [13]. » A nous croire moralement supérieurs à nos pères, nous risquons de nous enferrer dans une vilaine illusion – mais j’ose estimer, quand même, que la mutation en cause a été saine et rapproche de l’esprit de la Bible : Dieu lui-même ne veut pas la mort du pécheur, il n’y prend pas plaisir (Ez 18.23, 32 ; 33.11, avec écho, pour le judaïsme intertestamentaire, en Sg 1.13)… Timothy George cite un « cantique » de baptistes « particuliers » (c’est-à-dire calvinistes) qu’on pourrait imaginer une horrible caricature :

We are the Lord’s elected few,
Let all the rest be damned;
There’s room enough in hell for you,
We won’t have heaven crammed! [14] [14]

Rarement s’est exprimée une piété plus nauséabonde, dont je souhaite me désolidariser totalement. D’où la force de l’objection universaliste à la doctrine de la perdition finale d’êtres humains aimés de Dieu et que Dieu nous appelle à aimer à son image.

Attention, cependant ! Une présomption malodorante peut se cacher sous l’invocation de l’amour. Elle s’y cache, dès que les misérables égoïstes que nous sommes se croient de tels experts en amour qu’ils peuvent juger la Parole de Dieu. Ce que nous savons, en vérité, de l’amour, nous le devons à l’Instruction divine – reçue dans l’humilité de la foi. Sachant ma condition, je ne présumerai pas quels corollaires se déduisent de l’amour de Dieu. Je crois, sans le voir, que le châtiment prédit ne se révélera pas contraire à l’amour de Dieu. Je crois que Dieu ne laissera à ses élus aucune occasion de regret, aucune ombre pour altérer la lumière qui les baignera. La révélation que l’attachante mystique Julian de Norwich semble avoir reçue du Christ lui-même n’est pas canonique, mais je la crois fidèle à l’Ecriture : « Tout sera bien, et tout sera bien, et tout, à tous égards, sera bien[15] [15]. »

D) Penser ensemble la « paix » et l’« épée »

Il semble possible, sans escamoter l’enseignement très clair sur l’élection et le jugement, de mettre en valeur le message de plénitude, de réconciliation universelle, c’est-à-dire de restauration englobante de l’harmonie comme effet de l’œuvre du Christ. Plus que ne l’a fait, dans sa majeure part, la tradition qui nous a nourris. L’interprétation du sort final des impénitents, de la « seconde mort » qui les attend, est logiquement part de cette entreprise théologique ; je la laisse cependant de côté, puisque j’en ai traité il n’y a pas si longtemps[16] [16].

Pour ne pas se contenter de l’attention au seul salut des individus, il est bon de rappeler d’abord l’ampleur cosmique de l’œuvre réconciliatrice : universelle parce qu’elle renouvelle l’univers. La résurrection des corps participe, en quelque sorte, à la résurrection du monde (le corps est participation au monde) : la nouvelle création des cieux et de la terre, après le déluge de feu (2P 3). Un verset trop négligé présente les croyants sauvés comme « les prémices des créatures » (Jc 1.18). On relève une précieuse promesse : toute valeur produite par la culture humaine (ce qui fait « la gloire et la valeur des nations ») sera recueillie, sans perte aucune, dans la Jérusalem finale (Ap 21.24, 26).

Le thème de l’universalité, cependant, intéresse surtout dans son rapport à l’humanité. A cet égard, on peut déplorer que la seule perspective habituellement retenue (et qui garde sa mesure de validité) soit celle d’une humanité perdue, de laquelle sont prélevés les rachetés comme des tisons arrachés à l’incendie. Une autre, symétrique, a été déployée avec puissance par Abraham Kuyper[17] [17]. Elle se construit sur cette donnée de l’anthropologie biblique : l’humanité possède une unité plus forte qu’aucune espèce animale, elle constitue un grand corps, sous un Chef, capable d’engager les destinées collectives. Il est juste de parler de l’homme au singulier. Si on le fait, on peut dire que « l’homme est sauvé ». Le Christ, nouveau Chef, rend à la vie ce corps qui mourait « en Adam » ; il l’assume en en prenant la tête, et les individus qui n’en bénéficient pas se retranchent du corps à titre individuel – refusant l’offre du salut, ils se débranchent de la transition rédemptrice assurée par le Nouvel Adam.

Abraham Kuyper pose que le sujet de cette transition « n’est pas la personne individuelle mais le ‹je› général [het generale ik] de l’humanité croyante » et il poursuit :

(…) il est faux de penser que le tronc même de l’humanité va à la perdition et que seul un agrégat d’individus élus sera sauvé. Plutôt l’inverse : il faut confesser que seul un agrégat d’individus perdus se trouve en enfer, individus qui ont été retranchés du tronc de l’humanité, tandis que ce tronc comme tout organique a été racheté et, comme tel, forme le sôma tou Christou [le corps du Christ]. Par ‹humanité croyante›, nous entendons le genre humain comme tout organique, pour autant qu’il est vivant, c’est-à-dire pour autant que l’apistia [incrédulité] s’est renversée ou se sera renversée en pistis [foi][18] [18].

Kuyper développe ailleurs l’image qu’implique le mot « tronc » [stam] dans le paragraphe :

Si nous comparons l’humanité, comme elle est procédée d’Adam, à un arbre, les élus ne sont pas des feuilles arrachées de l’arbre pour composer une guirlande à la gloire de Dieu, tandis que l’arbre serait abattu, déraciné, jeté au feu ; mais justement le contraire, les perdus sont les branches, rameaux et feuilles détachés du tronc de l’humanité, tandis que les élus seuls y subsistent. Le tronc lui-même n’est pas détruit, pour ne laisser que quelques brins dorés parsemant les champs de la lumière éternelle, mais, au contraire, le tronc, l’arbre, le genre humain, demeure ; est perdu ce qui est retranché et perd sa liaison organique[19] [19].

Cette vision se dessine déjà chez saint Augustin, quand il dit des prédestinés : « tout le genre humain est en eux[20] [20] ». Elle permet de confesser la réconciliation du monde (2Co 5.19), le triomphe du Seigneur par le sang de sa croix, que toute langue confessera (Ph 2.10s.), la paix universelle.

Le profit pour la foi, et pour l’intelligence de la foi, me paraît incontestable. On ne doit pas cacher, pourtant, que subsiste le problème des rameaux retranchés, des individus qui ne bénéficient pas du salut en Christ, Nouvel Adam (nous ne spéculerons pas sur leur nombre, qui n’est pas révélé). Leur existence fait la différence entre l’universalité déployée et l’universalisme qu’interdit l’Ecriture – l’écart reste douloureux. Si l’unité organique de l’humanité joue dans la rédemption, sa condition n’est plus la même qu’en Adam, justement parce qu’il s’agit de racheter la vieille humanité, devenue en sa « nature » corrompue et condamnée (Ep 2.3) : elle n’est plus naturelle (ce qu’elle est en Adam, par filiation) mais surnaturelle, opérée par l’Esprit de Dieu et du Christ qui œuvre par la foi. Or tous n’ont pas la foi…

Je n’ai pas de solution. Je n’en tirerai pas de mon chapeau, comme un prestidigitateur éblouissant les spectateurs. Que le Dieu souverain, dont les yeux sont trop purs pour voir le mal, le Dieu qui est amour, ne donne pas la foi à tous demeure mystère opaque. C’est, appliqué au mal particulier de l’incrédulité telle qu’elle persiste, chez certains, jusqu’au terme de leur vie, c’est le mystère opaque de la permission souveraine du mal. Il demeure – et doit demeurer, ai-je plaidé – l’écharde dans la chair de notre raison.

L’opacité humilie l’intelligence théologienne. L’humiliation est bonne, car elle nous rappelle notre dépendance entière et nos limites. L’humiliation est bonne, car elle dissipe tout rêve de maîtrise et fait de la théologie un exercice de la foi. Parce que Dieu a tout réconcilié par le sang de la croix, nous croyons qu’en Jésus-Christ, par Jésus-Christ et pour sa gloire, tout sera bien – tout, à tous égards, sera bien.

 


* H. Blocher est professeur de théologie systématique, responsable du cycle doctoral à la Faculté libre de théologie évangélique de Vaux-sur-Seine.

[1] [21] De la chair du Christ, chap. 5 (j’accède au texte de l’Ante-Nicene Christian Library).

[2] [22] Les arguments de la riposte ne tiennent pas. « Accommodation » plus ou moins kénotique du Christ à l’opinion de son environnement ? Il n’a pas hésité, sur bien des points, à défier les croyances courantes à son époque, et s’il a reproché quelque chose aux docteurs contemporains, c’est d’ignorer les Ecritures et de saper leur autorité (Mt 22.19 et 15.6, et parallèles). La seigneurie de Jésus serait-elle religieuse-existentielle, sans pertinence pour autoriser les énoncés factuels ou doctrinaux ? Cette dissociation typiquement moderne doit être combattue, et n’a aucune caution biblique. La vérité de l’Ecriture serait-elle « dialectique », jouant du Oui et du Non ? Cette thèse est la plus difficile à réfuter, parce qu’elle profite de l’ambiguïté du mot « dialectique » : il ne veut pas dire la même chose chez Platon, Kant, Hegel ou Bachelard ! Si on use du terme pour les « antagonismes » que nous mettons en valeur, il ne s’agit pas du Oui et du Non (du même point de vue, sur le même objet) ; si la dialectique embrasse le Oui et le Non, elle est radicalement étrangère à la Révélation et nous la combattrons résolument. (Lucien Goldmann, Le Dieu caché…, Paris, NRF Gallimard, 1955, 187, rappelait : « Engels a un jour écrit que dire ‹oui, oui› ou bien ‹non, non›, c’est faire de la métaphysique, et on connaît le sens hautement péjoratif que ce mot revêtait sous sa plume. » L’allusion à Mt 5.37 est évidente.) Même la dialectique de frappe hégélienne, d’ailleurs, n’admet pas simplement la contradiction.

[3] [23] Pensées, n° 684 selon Brunschvicg (257 Lafuma).

[4] [24] Un article m’a été d’un grand secours autrefois sur ce sujet : Andrew Swanson, « The Love of God for the Non-Elect », Reformation Today n° 31, mai-juin 1976, 2-13.

[5] [25] « Amyraldus redivivus : A Review Article », Evangelical Quarterly 81/3, 2009, 218. MacLeod, en parlant d’un rachat de tous à condition qu’ils croient, ne souscrit pas à l’universalisme hypothétique de Moïse Amyraut ; la condition de la foi délimite, dans le projet divin, la catégorie des bénéficiaires de la substitution.

[6] [26] Ibid., 220.

[7] [27] Typiquement barthienne, cette confidence à Eberhard Jüngel sur l’apokatastase : « Je ne l’enseigne pas, mais je ne dis pas non plus que je ne l’enseigne pas », que Jüngel livre dans son étude (traduite par Paul Corset) « La vie et l’œuvre de Karl Barth », in Karl Barth. Genèse et réception de sa théologie, sous dir. Pierre Gisel, « Lieux théologiques » 1, Genève, Labor et Fides, 1987, 86.

[8] [28] « Towards a Biblical View of Universalism », Themelios 4/2, janvier 1979, 55. La théologie de N.T. Wright, aujourd’hui l’un des théologiens les plus en vue, a évolué depuis son œuvre de jeunesse, mais il résiste toujours à l’universalisme.

[9] [29] Le nun, « maintenant », des meilleurs manuscrits au v. 31b, et qui rompt la symétrie (quelques manuscrits tardifs, de peu de poids, ont « ultérieurement » selon la symétrie) suggère que l’événement fait encore partie de l’actuelle dispensation.

[10] [30] The Epistles to the Colossians, to Philemon and to the Ephesians, New International Commentary on the New Testament, Grand Rapids, Eerdmans, 1993réimp, 74-76 (le mot « pacification », 76).

[11] [31] Texte grec cité par Martin Dibelius, Die Briefe des Apostels Paulus an die Kolosser, Epheser, an Philemon, Handbuch zum Neuen Testament, Tubingue, J.C.B. Mohr, 1912, 73 (la triade est exactement celle de Ph 2.9, épouraniôn, épigéiôn, katachtoniôn ; le mot traduit « discorde » est asumphônia). Traduction anglaise de J.H. MacMahon dans l’Ante-Nicene Christian Library, vol. VI, 143 (livre V, chap. 3).

[12] [32] Contre Celse (Kata Kelsou), livre V, chap.15 : « La Parole use de ménagements [oikonomouménos] par des choses adaptées aux multitudes qui ont commerce avec l’Ecriture : avec sagesse, elle dit de façon cachée les choses sombres pour faire peur [eis phobon] à ceux qui ne peuvent pas autrement se convertir du flot de leurs actes pécheurs. »

[13] [33] « Universalism : A Historical Survey », Themelios 4/2, janvier 1979, 51.

[14] [34] Theology of the Reformers, Nashville, Broadman Press, 1994réimp, 233. On pourrait traduire approximativement : C’est nous la petit’ troupe élue,/ Et qu’ils soient damnés tous les autres !/ L’enfer pour vous et pour les vôtres,/ Au paradis, pas de cohue !

[15] [35] « All shall be well, and all shall be well, and all manner of things shall be well. » La traduction (partielle) des Révélations en français rend la dernière clause « et absolument tout sera bien » : Révélations de l’amour divin à Julienne de Norwich, textes choisis et traduits par des moniales de la Congrégation de Solesmes, Paris, Téqui, 1986, 49. La parole répond à l’inquiétude de Julian (Julienne) concernant le châtiment éternel, sans effacer celui-ci.

[16] [36] « Les peines éternelles », La Revue réformée 51/n°206, janvier 2000, 21-38. Je signale qu’un jeune théologien anglican a soutenu une thèse de doctorat qui valide et qui développe mes propositions. Un article de lui introduit le sujet : Andy Saville, « Hell without Sin – a Renewed View of a Disputed Doctrine », Churchman 119/3, 2005, 243-261.

[17] [37] Je l’ai découvert, jadis, grâce à Benjamin B. Warfield qui l’approuve, « Are They Few That Be Saved ? », Biblical and Theological Studies, édité par Samuel G. Craig, Philadelphie, Presbyterian & Reformed, 1952, 336s. Warfield cite aussi dans le même sens Herman Bavinck.

[18] [38] Encyclopædie der heilige godgeleerdheid, vol. II, Amsterdam, J.A. Wormser, 1894, 233. Kuyper est mû par le souci de la théodicée (232) : la victoire de Dieu doit être entière.

[19] [39] E voto dordraceno II, 178, comme cité, en anglais, par Warfield, 336.

[20] [40] De correptione et gratia, XIV, 44 : omne genus hominum in eis est.