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« S’édifier les uns les autres » : la dimension communautaire de l’édification chrétienne

« S’édifier les uns les autres » :
la dimension communautaire de l’édification chrétienne

Donald COBB*

Dans de nombreux courants de piété chrétienne, la spiritualité se conçoit comme une démarche essentiellement personnelle et individuelle. Certes, il ne faut pas oublier son prochain, notamment quand il s’agit d’un frère ou d’une sœur dans la foi. Mais au risque de caricaturer les choses, nous pourrions dire que la spiritualité se définit avant tout dans cette perspective en rapport avec « ce que je vis avec mon Sauveur ». Conception de la vie chrétienne qui s’accompagne bien souvent d’un présupposé : le vrai moteur de l’édification se trouve dans le face-à-face intime du croyant avec Dieu. Par conséquent, pense-t-on, il m’incombe à moi – et, d’une certaine manière, à moi seul – de veiller à mes progrès dans la foi.

Osons tout de suite une question : cette façon de se représenter l’édification chrétienne est-elle juste ? Ou véhicule-t-elle une compréhension de la spiritualité qui, sans être totalement erronée, est pourtant profondément déséquilibrée ? Pour tenter d’y répondre, je propose de passer en revue un certain nombre de textes de l’apôtre Paul, puis, dans un deuxième temps, de livrer quelques réflexions plus générales et plus personnelles.

I. L’Eglise comme temple de Dieu

Paul parle souvent de l’Eglise (ekklêsia). Des 114 occurrences du terme dans le Nouveau Testament, plus de la moitié (62 fois) se trouve sous sa plume. C’est dire déjà l’importance de la communauté pour l’apôtre des païens. Cependant, Paul a aussi d’autres termes pour décrire l’Eglise. Le premier est celui de « temple », que l’on trouve surtout dans les deux épîtres aux Corinthiens et dans celle aux Ephésiens[1] [1].

En 1 Corinthiens, l’image figure dans le contexte d’une vie communautaire où des clans ou factions, s’agglutinant autour de certains responsables chrétiens – Apollos et Paul, notamment –, risquent de déchirer l’Eglise[2] [2]. Chose intéressante, la toute première question que Paul pose face à cet esprit de « tribalisme » est : « Christ est-il divisé ? » (1Co 1.13) En introduisant des fractures au sein de la communauté, on porte atteinte, suggère-t-il, au Christ lui-même, du moins d’une certaine façon. Paul précise, ensuite, le vrai rôle des responsables autour desquels ces factions se sont formées, mettant en avant l’idée d’architectes et d’ouvriers qui édifient un bâtiment et travaillent pour un résultat commun (2.9-15). C’est dans ce contexte qu’il identifie le bâtiment en question – c’est-à-dire la communauté – au temple : « Ne savez-vous pas que vous êtes le temple de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? » (1Co 3.16) L’Eglise, dans sa collectivité, est le lieu où l’Esprit a élu résidence. Elle constitue, d’une façon particulière – analogue au Temple de Jérusalem dans l’Ancien Testament – le lieu où l’on accède à la présence de Dieu, où l’on trouve la bénédiction et la vie[3] [3].

Notons de même la sévérité dans les propos de Paul à l’égard de celui qui s’élèverait contre l’Eglise. L’édifice, dit-il, peut être, par moments et par endroits, mal construit ; chaque ouvrier devra répondre de son travail – s’il a bâti avec de l’or, de l’argent et des pierres précieuses ou avec du bois, du foin et du chaume (v. 12-15). Mais celui qui oserait s’en prendre à l’Eglise et œuvrer à sa destruction encourt une condamnation sans appel : « Si quelqu’un détruit le temple de Dieu, Dieu le détruira ; car le temple de Dieu est saint, et c’est ce que vous êtes. » (V. 17) C’est une des menaces les plus sévères chez Paul et, ce qui est saisissant, c’est de voir qu’il le dit, non comme un avertissement général contre la désobéissance, mais à l’égard, précisément, de ceux qui porteraient atteinte à la communauté en y encourageant un esprit de parti pris. Nous constatons par là l’importance extrême que Paul reconnaît à l’Eglise en tant qu’Eglise.

Il serait possible de répliquer qu’ailleurs cette image de temple s’applique plutôt à l’individu. C’est vrai. En 1 Corinthiens 6.19, Paul dit au sujet de ceux qui considèrent le corps de si peu d’importance qu’ils pourraient, en bons chrétiens, s’unir à des prostituées : « Ne savez-vous pas ceci : votre corps est le temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu, et vous n’êtes pas à vous-mêmes ? » Il y a là un élément qu’il ne faut pas négliger. Cependant, il s’agit certainement, dans ce passage, de l’application secondaire d’une métaphore qui est d’abord collective, et ceci pour deux raisons. La première est que dans tous les autres passages où le temple sert d’image pour la vie chrétienne, c’est l’aspect communautaire qui est en vue[4] [4]. A ce titre, 1 Corinthiens 6 constitue l’exception à la règle : le temple, c’est d’abord l’Eglise[5] [5]. Deuxièmement, dans l’Ancien Testament et le judaïsme de l’époque, il y avait un seul temple, celui de Jérusalem. Cette remarque nous fait, en fait, toucher du doigt un élément fondamental de la théologie de Paul. Dans la prophétie biblique, chez Ezéchiel en particulier, nous trouvons l’affirmation que lorsque Dieu interviendra pour le salut, il établira son Messie et renouvellera son alliance ; il enverra son Esprit et son sanctuaire sera au milieu de son peuple (cf. Ez 37.25-28)[6] [6]. Or, pour Paul, dire que le Messie est venu en la personne de Jésus de Nazareth et que l’alliance nouvelle a été établie à la croix (1Co 11.24-26), dire encore que l’Esprit a été versé sur le peuple de Dieu[7] [7], tout cela implique que le sanctuaire promis pour la fin des temps – le lieu où Dieu habitera avec son peuple – est devenu, lui aussi, une réalité actuelle… mais qu’il l’est devenu dans l’existence même de l’Eglise. De la sorte, la thématique du Temple eschatologique, bien plus qu’une simple métaphore, se trouve au cœur même de l’enseignement biblique au sujet de la nouvelle alliance, et ce temple, c’est tout le peuple[8] [8].

Cette identification avec le temple a des implications majeures pour la vie chrétienne. L’idée que c’est d’abord l’Eglise, en tant que communauté, qui est le lieu de rencontre avec le Dieu vivant suggère que c’est, en tout premier lieu, dans le cadre du culte chrétien, dans la vie partagée avec nos frères et sœurs que nous rencontrons et cheminons avec le Dieu de Jésus-Christ, le Dieu de l’alliance. Nous chercherons plus loin à tirer quelques conséquences pratiques de ce constat. Mais relevons déjà que, dans la perspective de l’apôtre, la vie communautaire semble en tout cas revêtir une importance théologique beaucoup plus grande que celle que nous avons parfois tendance à lui accorder.

II. La vie chrétienne et le corps du Christ

Paul parle de l’Eglise comme « corps du Christ » dans trois écrits surtout : l’épître aux Romains, la première aux Corinthiens et la lettre aux Ephésiens. Si, dans le passage bien connu de 1 Corinthiens 12, l’image décrit avant tout l’unité et la complémentarité des membres de la communauté locale[9] [9], dans l’épître aux Romains elle définit, en grande partie, le comportement éthique des croyants. Il est intéressant de le noter, d’ailleurs : dès que Paul passe de la partie « doctrinale » de sa lettre aux implications pratiques, il soulève la question de la vie en Eglise :

3 Par la grâce qui m’a été donnée, je dis à chacun d’entre vous de ne pas avoir de prétentions excessives et déraisonnables, mais d’être assez raisonnables pour avoir de la modération, chacun selon la mesure de foi que Dieu lui a départie. 4 En effet (gar), comme nous avons plusieurs membres dans un seul corps, et que tous les membres n’ont pas la même fonction, 5 ainsi, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps en Christ et nous sommes tous membres les uns des autres (Rm 12.3-5).

Nous pourrions être tentés de prendre le v. 3 comme une description générale de l’humilité, les v. 4-5 rapprochant ensuite – et dans un deuxième temps – de la vie communautaire ce qui est essentiellement une attitude personnelle[10] [10]. En réalité, le « en effet » (gar) du v. 4 montre que c’est précisément en rapport avec les autres membres de l’Eglise que doit s’exercer la « modération ». De la sorte, lorsque l’apôtre aborde la vie chrétienne dans sa réalité de tous les jours, il le fait, non pas dans le contexte d’individus isolés, mais en la référant au corps[11] [11].

Il n’est d’ailleurs pas sans intérêt de noter le propos précis de Paul : l’aspect collectif de notre vie de foi est nécessaire, affirme-t-il, car l’œuvre du Christ ne nous rapproche pas seulement les uns des autres, elle crée encore – que nous le voulions ou non – des liens réciproques, qui sont ceux d’une appartenance mutuelle. Comme il le dit au v. 5 : « Nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps en Christ et nous sommes tous membres les uns des autres[12] [12]. »

L’apôtre développe une perspective proche en 1 Corinthiens 10, en rapport avec la sainte cène. Face à un comportement qui risque de provoquer la « rechute » des croyants nouvellement sortis du paganisme[13] [13], il rappelle les implications du repas commun : « Puisqu’il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous sommes un seul corps ; car nous participons tous à un même pain. » (1Co 10.17) Le lien ici entre participation au repas et appartenance mutuelle peut surprendre, car Paul va bien plus loin que certaines de nos conceptions « horizontales » du repas du Seigneur. Il est, en tout cas, permis de dire, eu égard à la formulation de Paul, que l’œuvre du Christ et la communion avec lui qui est représentée et offerte au moyen du repas ne fondent pas seulement notre relation personnelle avec Dieu ; elles établissent encore un lien d’unité les uns avec les autres, lien qu’il ne s’agit pas de créer dans la mesure où Dieu l’a déjà fait, mais qu’il faut veiller à maintenir par notre comportement et notre style de vie.

Un troisième passage sur l’Eglise comme corps montre mieux encore toute la profondeur et, en même temps, les suites pratiques de cet enseignement. En Ephésiens 2, l’apôtre parle de l’œuvre du Christ et de ses conséquences pour les relations entre Juifs et païens, à l’intérieur de l’Eglise :

Car c’est lui notre paix, lui qui des deux n’en a fait qu’un, en détruisant le mur de séparation, l’inimitié. Il a dans sa chair annulé la loi avec ses commandements et leurs dispositions, pour créer en sa personne, avec les deux, un seul homme nouveau en faisant la paix, et pour les réconcilier avec Dieu tous deux en un seul corps par sa croix, en faisant mourir par elle l’inimitié (Ep 2.14-16).

Retenons surtout de ces versets la description de l’œuvre du Christ, qui n’a pas effectué la réconciliation du pécheur individuel avec Dieu seulement, mais encore celle de deux groupements humains l’un avec l’autre, au sein d’un même corps. En parlant « des deux » que Christ a fait un, c’est, bien sûr, de deux « peuples » que l’apôtre parle : Juifs et païens, autrefois aliénés les uns des autres, sont maintenant unis dans leur appartenance au Christ[14] [14]. Du reste, cette unité entre le corps physique du Christ et le corps ecclésial constitué de ceux qui sont au bénéfice de la croix est si intime que l’un fait figure, en quelque sorte, de l’autre[15] [15].

Il faut souligner que ce passage sur la réconciliation des uns avec les autres n’est pas une simple « pièce rapportée » dans le développement de l’épître, sans rapport avec ce qui précède ou ce qui suit. Au contraire, le rappel des effets de la croix sur le plan horizontal est à la base de toute une série d’exhortations pratiques de l’épître[16] [16]. Ainsi, lorsque Paul passe de la partie proprement didactique à la partie « parénétique »[17] [17], l’unité entre croyants constitue le fondement même de la vie chrétienne. « Marcher de façon digne de l’appel » qui a été adressé aux croyants (4.1) implique, en effet, de « se supporter les uns les autres dans l’amour », de « s’efforcer de garder l’unité de l’Esprit par le lien de la paix » (4.2-3). Pourquoi cela est-il important ? Parce que, poursuit le texte, « il y a un seul corps et un seul Esprit, comme aussi vous avez été appelés à une seule espérance, celle de votre vocation » (v. 4). Le comportement des croyants les uns envers les autres est primordial, car il rend visible l’unité de l’Eglise – et l’unité de Dieu lui-même (v. 5-6)[18] [18].

Une chose, en tout cas, transparaît dans ces passages : lorsque Paul parle du corps du Christ, il ne fait pas référence à un aspect de la vie chrétienne qui s’ajouterait à ce que l’on fait en tant que croyant. Plus profondément, il parle de la manière dont l’existence chrétienne se construit, se fortifie et prend forme concrètement. Il serait erroné d’affirmer, à partir de ces textes, que la vie en Christ est uniquement une réalité communautaire. Mais il serait tout aussi faux de reléguer la vie de la communauté à un domaine secondaire, voire optionnel, de la vie du croyant.

III. L’édification « les uns par les autres »

Un terme étonnamment fréquent chez l’apôtre est le mot grec allêlous que nous traduisons par « les uns les autres ». On le trouve en rapport avec la vie chrétienne pas moins de 37 fois dans les épîtres[19] [19]. Paul l’emploie pour mettre en avant l’importance qu’il y a pour les membres du corps à avoir « un même souci les uns pour les autres » (1Co 12.25), d’estimer, avec humilité, les autres comme supérieurs à eux-mêmes (Ph 2.3), à croître dans l’amour les uns à l’égard des autres (1Th 4.9), à s’encourager et à s’édifier les uns les autres (1Th 4.18 ; 5.11), et ainsi de suite. Relevons, à ce sujet, deux faits significatifs.

A) « Les uns les autres » dans l’épître aux Romains

Le premier concerne l’épître aux Romains, écrit régulièrement considéré comme un traité sur la justification du pécheur par la foi seule (Rm 1.16-17) et, éventuellement aussi, sur la sanctification par l’Esprit[20] [20]. Or, il est étonnant de constater que, dès que l’apôtre achève de parler des « mécanismes » de la justification et de la sanctification – en quoi consistent ces deux choses et quelle en est la source (Rm 1-8) –, il entre directement dans des questions explicitement communautaires, à savoir la relation entre Juifs et non-Juifs et leur rapport au peuple de Dieu messianique (Rm 9-11). Le souci communautaire est plus frappant encore en Romains 12-16, car dès qu’il s’agit de montrer comment la justice de Dieu et l’œuvre transformatrice de l’Esprit se manifestent pratiquement dans la vie des croyants (Rm 12-16), nous trouvons la plus forte concentration de l’expression « les uns les autres » que l’on observe dans toutes les lettres de Paul[21] [21]. Quelques exemples :

La liste pourrait s’allonger encore, mais l’insistance de Paul est claire : grâce à l’œuvre du Christ, des hommes et des femmes autrefois aliénés de Dieu et dont le comportement se caractérisait par la violence et l’hostilité[22] [22] sont maintenant réconciliés avec Dieu et participants de l’Esprit (Rm 5.1-11 ; 8.1-4). Et cette réconciliation prend forme pratiquement dans des relations réconciliées les uns avec les autres.

B) « Les uns les autres » et le fruit de l’Esprit

La deuxième remarque concerne l’épître aux Galates et plus précisément le « fruit de l’Esprit »[23] [23], mis en rapport d’ordinaire avec le croyant individuel et sa vie de foi. Pourtant, lorsqu’on regarde le contexte de ces versets, il est difficile de ne pas être frappé par les avertissements et encouragements formulés à l’aide de l’expression « les uns les autres ». Paul ouvre l’ensemble de cette section par une exhortation qui résume, en même temps, le propos qu’il entend développer : « Frères, vous avez été appelés à la liberté ; seulement ne faites pas de cette liberté un prétexte pour vivre selon la chair, mais par amour, soyez serviteurs les uns des autres » (Ga 5.13). Suit un enchaînement d’avertissements illustrant le comportement contraire à celui que suscite l’Esprit :

L’exhortation de Galates 6.2 pourrait résumer l’ensemble de la section : « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. » (Ga 6.2) En réalité, l’enseignement de Paul sur le fruit de l’Esprit, encadré comme il est par des exhortations construites avec le terme allêlous, se rapporte en tout premier lieu à la communauté. Comme le font remarquer certains commentateurs, la plupart des facettes de ce « fruit » sont même des qualités qui s’exercent de façon prioritaire dans le contexte des relations humaines[24] [24].

Nous touchons là à un point essentiel car, en parlant de la « sanctification » ou de l’« édification », nous sommes avant tout, dans la pensée de Paul, dans le domaine de l’Esprit – de l’Esprit de sainteté, qui transforme en l’image du Christ ceux qui lui appartiennent. Or, d’après ces versets, le lieu privilégié où cette transformation s’opère n’est pas tant l’individu pris isolément que la communauté avec ses relations multiples, riches… et souvent difficiles, voire conflictuelles. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les commandements formulés avec l’expression « les uns les autres » touchent souvent à l’idée du « support mutuel » : « Supportez-vous les uns les autres et faites-vous grâce réciproquement ; si quelqu’un a à se plaindre d’un autre, comme le Christ vous a fait grâce, vous aussi, faites de même. » (Col 3.13)[25] [25] C’est, en effet, dans une réalité communautaire, avec ses encouragements et ses défauts, que nous grandissons dans notre capacité d’accueillir l’autre dans l’amour, le pardon… et dans la perception concrète de l’accueil que le Christ lui-même nous a fait.

IV. Quelques réflexions globales

En jetant un regard sur l’ensemble des épîtres, on est frappé de constater que Paul parle, en fait, très peu du « comment » de l’édification individuelle, des choses précises que le croyant doit faire ou mettre en œuvre pour assurer sa croissance spirituelle. C’est vrai à tel point que nous pourrions même nous demander si cela fait réellement partie de ses préoccupations. En revanche, nous découvrons une abondance d’éléments pratiques sur l’édification dans le cadre de la communauté. Même un verset comme Colossiens 3.16, qui parle du rôle de la musique – sujet éminemment pratique – vise, en réalité, l’ensemble de l’Eglise : « Que la parole du Christ habite en vous avec sa richesse, instruisez-vous et avertissez-vous réciproquement, en toute sagesse, par des psaumes, des hymnes, des cantiques spirituels. »[26] [26] Ce constat fait surgir une question : n’existe-t-il pas un lien entre ces deux faits, l’absence quasi totale de directives concrètes en ce qui concerne l’édification individuelle et la mise en avant constante de la communauté ? N’y a-t-il pas là une indication discrète mais éloquente, à savoir que le moyen par excellence de la sanctification du croyant, c’est le corps ?

Remarquons, du reste, que le mot même d’édification, en dehors de son acception première – la construction d’un édifice matériel – s’emploie, le plus souvent, dans le Nouveau Testament, non en rapport avec l’individu mais avec l’Eglise[27] [27]. Les passages où le terme « édification » ou encore le verbe « édifier » s’appliquent à individu sont, sinon inexistants, du moins extrêmement rares[28] [28]. Il ne serait peut-être pas excessif de nous demander si, dans le contexte du Nouveau Testament, le titre même du présent article – « la dimension communautaire de l’édification chrétienne » – n’est pas une lapalissade !

Ayant dit tout cela, reconnaissons que, dans notre société actuelle, profondément façonnée par la primauté de l’individu, l’enseignement du Nouveau Testament peut paraître décalé, pour ne pas dire saugrenu. Par rapport à nos cultures occidentales du XXIe siècle, il a, en tout cas, quelque chose de « contre-culturel ». L’individualisme radical est un trait constitutif de la modernité et, tout autant sinon davantage, de son « successeur », l’ultramodernité. D’ailleurs si, en tant qu’évangéliques, nous passons si facilement à côté de l’importance de la communauté pour notre édification, c’est, à n’en pas douter, parce que, beaucoup plus que nous ne le pensons, nous sommes influencés par la culture ambiante avec son individualisme exacerbé.

Ce constat appelle, à mon sens, deux remarques : d’une part, il convient de souligner que, dans l’esprit du Nouveau Testament, il n’y a pas d’opposition entre individu et collectivité. Ce serait tordre les textes que de vouloir remplacer l’individualisme moderne et ultramoderne par un collectivisme où l’individu perdrait sa valeur et sa responsabilité devant Dieu en ce qui concerne, justement, la sanctification. L’Ecriture tient les deux choses en équilibre, pour ne pas dire dans une tension dynamique et féconde.

Mais, d’autre part, les sociologues reconnaissent de plus en plus le besoin ressenti, en particulier chez les plus jeunes, de relations plus approfondies[29] [29]. L’individualisme avec ses corollaires, un subjectivisme et un scepticisme radicaux, fragilise paradoxalement les individus qu’il était censé affranchir, et crée des isolements souvent difficilement supportables[30] [30]. Et il ne serait pas inintéressant de nous poser la question : un Evangile présenté exclusivement en termes d’individu et concevant l’édification avant tout sur ce plan-là s’il peut, sans doute, exercer un certain attrait par sa proximité avec l’individualisme ultramoderne, ne risque-t-il pas, pourtant, de passer à côté aussi bien du message de l’Ecriture que de ce que recherchent de plus en plus de personnes autour de nous ?

Une dernière réflexion. Etablir une opposition entre communauté et individu, ou encore, parler de la primauté de l’individu par rapport à la communauté en matière d’édification ne relève-t-il pas, finalement, d’une déficience dans notre compréhension de Dieu lui-même ? En effet, l’insistance sur la place de l’individu aux dépens de la communauté – comme aussi sur l’importance de la communauté aux dépens de l’individu – est la conséquence d’une vision de l’homme qui n’est pas image du Dieu trinitaire. En Dieu, l’« être-en-communauté » est tout aussi central, tout aussi constitutif, que l’existence de chaque personne, car le Dieu trine, Père, Fils et Saint-Esprit, vit et agit en tant que communauté et en vue de glorifier l’autre : le Père glorifie le Fils, le Fils glorifie le Père, l’Esprit rappelle les paroles du Fils. Transposé à l’Eglise, cela implique non seulement que notre action vise l’édification des autres, mais encore que notre propre édification se doit de prendre forme aussi dans ce contexte-là, et grâce à ceux qui, comme nous et avec nous, sont membres d’un même corps. Il y a là, sans aucun doute, un élément à développer et à mettre en valeur dans nos communautés – dans nos communautés soucieuses de rendre visible le caractère du Dieu que nous servons, dans le cadre de la société où nous vivons[31] [31].


* D. Cobb est professeur de Nouveau Testament à la Faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence.

[1] [32]1Co 3.16-17 ; 6.19 ; 2Co 6.16 ; Ep 2.21.

[2] [33] Outre les clans qui se forment autour d’Apollos et de lui-même, Paul mentionne ceux qui se réclament « de Céphas », voire « de Christ » (1Co 1.12 ; cf. 3.22). La suite de l’épître montre pourtant que les rivalités devaient se situer essentiellement entre Paul – qui se distancie de toute « sagesse humaine », c’est-à-dire de tout artifice rhétorique (1.17-18, 22-23 ; 2.1-5) – et Apollos, judéo-chrétien d’Alexandrie, doué pour la parole d’après les Actes (Ac 18.24). L’exclamation « moi, je suis […] de Céphas » ne reflète donc probablement pas l’existence d’un groupe à part (encore moins l’affirmation « et moi de Christ ! »). Ailleurs dans l’épître, c’est presque exclusivement d’Apollos et de Paul qu’il sera question (3.4-6 ; 4.6). Cf. G. Fee, The First Espistle to the Corinthians (coll. NCNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1997, 57-59. Précisons que les mentions d’Apollos ailleurs montrent que le différend ne porte pas sur un conflit entre Paul et son collaborateur alexandrin, mais entre ceux qui s’étaient attachés à des styles d’enseignement différents (1Co 16.2 ; Tt 3.13).

[3] [34] Cf., par exemple, Ps 133.2-3.

[4] [35] Cf. 2Co 6.16 ; Ep 2.21. Cf. aussi, en dehors des épîtres pauliniennes, 1P 2.4-7.

[5] [36] Comme l’affirme H. Conzelmann, A Commentary on the First Epistle to the Corinthians (coll. Hemeneia), Philadelphie, Fortress Press, 1975, 112, « ce qui a été dit en 3.16 au sujet de la communauté, à savoir qu’elle est le temple de Dieu et que l’Esprit de Dieu l’habite, est ici transféré à l’individu ». Le livre important de G. Fee, Empowering Presence, Peabody, Hendrickson, 1994, 135s, va dans le même sens, ainsi que les commentaires de A.C. Thiselton, The First Epistle to the Corinthians (coll. NIGTC), Grand Rapids-Carlisle, Eerdmans-Paternoster, 2000, 474-475, Ch. Senft, La première épître de Saint Paul aux Corinthiens (coll. CNT), Genève, Labor et Fides, 1979, 85, et d’autres. Notons que d’après J.R. Levison, « The Spirit and the Temple in Paul’s Letters to the Corinthians », Paul and His Theology (éd. S.E. Porter), Leyde-Boston, Brill, 2006, 202-206, même dans ce passage, Paul ne sortirait pas totalement d’une conception collective du temple.

[6] [37] Cf. Ez 47.1-12 ; 48.35 et comparer Za 12.10 et 14.8-11,20-21.

[7] [38] Cf. Rm 5.5 ; 2Cor 3.3-6 ; Ga 3.2-4 ; Tt 3.4-5, etc.

[8] [39] Il serait intéressant de se poser la question du « pourquoi » de cette identification chez Paul entre temple et Eglise. Cela vient certainement de la conviction que l’Esprit – souvent associé dans le judaïsme à la présence de Dieu qui habite le temple – se trouve désormais au sein de la communauté. Dans les documents de Qumrân, il semble y avoir une perspective analogue puisque la Règle de la communauté identifie les hommes fidèles à « la maison de sainteté pour Aaron […] pour faire des offrandes d’agréable odeur » (1QS VIII.5-10 ; IX.5-6). Cf. aussi 4Q511 Frag. 35.

[9] [40] Cf. 1Co 12.6, 11, 12, 14, 19, 25. La Colombe traduit, en 1 Co 12.7 : « Or, à chacun la manifestation de l’Esprit est donnée pour l’utilité commune (sumpheron). » L’important BDAG de W. Bauer (F.W. Danker [éd.], A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, Chicago-Londres, Chicago University Press, 2000), propose pour ce terme le sens général de « ce qui est profitable, avantageux » mais note que, dans la littérature extrabiblique, sumpheron est « un terme courant en référence à des contributions au bien de la cité par des personnes ayant le souci du civisme ». C’est probablement en ce sens qu’il faut le prendre ici. C’est ainsi que la BJ traduit « en vue du bien commun » et la TOB (cf. BFC) « en vue du bien de tous ».

[10] [41] Ainsi A. Viard, Saint Paul. Epître aux Romains (coll. SC), Paris, Gabalda, 1975, 259-260.

[11] [42] Cf., par exemple, S. Légasse, L’épître de Paul aux Romains (coll. LD), Paris, Cerf, 2002, 771, T.R. Schreiner, Romains (coll. BECNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1998, 654. Le caractère communautaire de tout ce passage est bien relevé par J.D.G. Dunn, Romans 9-16 (coll. WBC), Waco, Word, 1988, 718-720, et F.J. Leenhardt, L’épître de Saint Paul aux Romains (coll. CNT), Genève, Labor et Fides, 1995 (3e édition), 173 s.

[12] [43] La formulation est d’ailleurs frappante : to de kath’heis allêlôn melê ; « [en ce qui nous concerne] chacun individuellement, [nous sommes] membres les uns des autres ». L’insistance sur l’individu vise précisément à souligner l’appartenance commune.

[13] [44] Cf. 1Co 8.9-12.

[14] [45] A.T. Lincoln, Ephésiens, Nashville, Thomas Nelson, 1990, 140, souligne bien le caractère relationnel de la paix dont il est question au v. 14 en le rapportant au shalôm de l’Ancien Testament : il s’agit, dit-il, « […] d’un concept relationnel qui présuppose le dépassement de l’aliénation (cf. v. 12-13) et de l’hostilité entre Juifs et païens […]. Ce n’est ni la paix avec Dieu (Rm 5.1) ni la paix cosmique (Col 1.20) qui est en point de mire dans ce verset, bien que, comme le montreront les v. 16-18, la paix avec Dieu en constitue le fondement. »

[15] [46] Le rapprochement entre le corps (physique) du Christ et l’Eglise est vraisemblablement la conséquence du rôle représentatif que Paul reconnaît ailleurs au Christ comme Second Adam (1Co 15.22 ; Rm 5.12ss). Cf. ibid., 143.

[16] [47] Au chapitre 3, Paul souligne que les deux groupes, Juifs et païens, ont désormais un même héritage, ils forment « un même corps » (sussôma) et participent, l’un et l’autre, à la même promesse, en Christ. Cette unité relève du mystère tenu en secret « de toute éternité » mais révélé maintenant par l’Evangile, tel qu’il a été donné à Paul de le comprendre et de l’annoncer (Ep 3.3-9). C’est cette même réconciliation entre groupements humains, poursuit Paul, qui permettra aux hommes et aux puissances invisibles de reconnaître « la sagesse de Dieu dans sa grande diversité » (v. 10).

[17] [48] La « parénèse » = l’exhortation.

[18] [49] Cf. v. 5 : « Il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, parmi tous et en tous. » C’est, de fait, l’unicité de Dieu et de la foi chrétienne qui fonde et oblige l’unité chrétienne, celle-ci devenant à son tour manifestation de la réalité du Dieu unique.

[19] [50] Ces occurrences se trouvent dans dix des quatorze lettres du corpus paulinien. Le terme est particulièrement bien représenté dans l’épître aux Romains où il figure onze fois.

[20] [51] L’appréciation de F. Godet, Commentaire sur l’épître aux Romains, t. 2, Neuchâtel, Sandoz, 1879, 128, au XIXe siècle, est typique de cette tendance. En parlant du « […] thème du traité tout entier », Godet affirme que « l’apôtre se propose de montrer que le salut de tout homme, quel qu’il soit, réside dans la justice que procure la foi » (italiques dans le texte).

[21] [52] Les onze occurrences du terme allêlous dans l’épître aux Romains se trouvent toutes dans ces chapitres.

[22] [53] Cf. Rm 1.18-32.

[23] [54] Cf. Ga 5.22 : « Mais le fruit de l’Esprit est : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, fidélité, douceur, maîtrise de soi ; la loi n’est pas contre de telles choses. »

[24] [55] Cf., par exemple, G. Fee, Empowering Presence, 425 : « La préoccupation, du début à la fin, est la vie chrétienne en communauté et non la vie intérieure du chrétien individuel. […] Le ‘fruit de l’Esprit’ engendre ‘l’amour, la joie et la paix’ au sein d’une communauté, et non d’abord dans le cœur du croyant (v. 22). Une telle personne remplie de l’Esprit sera de celles qui redresseront un autre qui est ‘surpris en quelque faute’ (6.1). Et l’expression ultime de ‘semer pour l’Esprit’ est de ‘pratiquer le bien envers tous, et surtout envers les frères en la foi’ ».

[25] [56] Cf. Rm 12.10 ; 14.13, 19 ; 15.17 ; Ep 4.2, 32.

[26] [57] Le terme grec ici n’est pas allêlous mais heautous ; la portée est cependant clairement communautaire. Cf., par exemple, F.F. Bruce, The Epistles to the Colossians, to Philemons, and to the Ephesians (coll. NICNT), Grand Rapids, Eerdmans, 1984, 157-158.

[27] [58] Cf. Mt 16.18 ; Mc 12.1 ; Ac 9.31 ; Rm 14.19, 15.2 ; 1Co 3.9, 8.1, 10.23, 14.3, 5.12, 17.26 ; 2Co 10.8, 12.19, 13.10 ; Ep 2.21, 4.12, 16.29 ; 1Th 5.11 ; 1P 2.5.

[28] [59] Le verbe oikodomeô se trouve trois fois seulement dans le Nouveau Testament avec une référence à l’individu (1Co 8.10 ; 14.4 ; Ga 2.18). Il faut noter d’ailleurs que, dans leurs contextes respectifs, ces emplois ont chaque fois un sens négatif ou, en tout cas, ambigu. 1Co 8.10 est ironique : « Car si quelqu’un te voit, toi qui as de la connaissance, à table dans un temple d’idoles, sa conscience, à lui qui est faible, ne sera-t-elle édifiée (…) au point de manger des viandes sacrifiées aux idoles (oikodomêthesetai eis to ta eidôlothuta esthiein) ? » L’affirmation de 1Co 14.4 est volontairement ambivalente, Paul concédant que la glossolalie peut être source d’édification personnelle mais – et c’est tout le sujet des chapitres 12-14 de la lettre – non un moyen d’édification de l’Eglise. Mt 7.24, 26 et Lc 6.48-49, les seuls autres passages dans le Nouveau Testament où oikodomeô s’emploie en rapport avec l’individu, ne peuvent entrer en ligne de compte car il s’agit d’une parabole, celui qui écoute les paroles étant comparable à un homme qui a « bâti » (ôkodomêsen) une maison sur le roc.

[29] [60] L’importance du relationnel se voit, par exemple, dans les statistiques rapportées par P. Bréchon et J.-F. Tchernia (dir.), La France à travers ses valeurs, Paris, Armand Colin, 2009, 13, selon lesquelles le « palmarès des valeurs des Français » va d’abord à « la famille » puis, après le travail, aux « amis et relations ».

[30] [61] Cf. A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

[31] [62] Ce dernier paragraphe a été inspiré par des réflexions de T. Keller, dans son livre récent, The Reason for God. Belief in an Age of Skepticisme, New York, Riverhead Books, 2008, 295, n. 4 en particulier.